14. Dégagisme versus anarchie
Transcription
14. Dégagisme versus anarchie
14. Dégagisme versus anarchie Contre la ponctualité du dégagement, la révolte anarchique ou anarchiste veut la permanence de l’état anarchiste, c’est-à-dire la disparition et la critique de toute forme d’autorité. La distance entre dégagisme et anarchisme, bien que faible, n’en est pas moins fondamentale : le dégagiste sait trop bien que l’absence d’autorité ne dure jamais longtemps et se propose, lui, non pas un refus de toute autorité, mais bien une méfiance par rapport à chaque singularité autoritaire, gardant comme simple mot d’ordre le possible ou l’effectif et nécessaire « Dégage! » : voie de la vacuité temporaire, mais dynamique, du temps vide (et non temps mort) où s’organisent les nouveaux devenirs. Ainsi la distance se joue face à la programmatique anarchiste dont témoigne l’étendue des différences entre orientations anarchiques : anarcho-communisme, anarcho-syndicalisme, anarcho-socialisme, anarcho-punk, anarcho-féminisme, etc. L’anarchisme pur, qui n’affirme que le néant de pouvoir ou d’autorité, semble s’être sans cesse raccroché aux figures gauches et fascinantes des grands programmes révolutionnaires. Doit-on rappeller combien le dégagisme en est aux antipodes, n’ayant ni programme ni obsession de vacuité, mais simple conscience assise de ces passés révolutionnaires systématiquement révolus dans l’autoritarisme, bourgeois ou révolutionnaire, fasciste ou communiste, anarchiste ou directoriste, capitaliste ou démocrato-colonialiste, et dont la conjugaison ne cesse d’accorder révolution avec prise de pouvoir. L’U-topos anarchiste a tout à envier à l’A-topos dégagiste, qui affirme cette universelle possibilité, sans lieu propre, de rupture dans le champ politique : le dégagement du pouvoir, la mise en lumière de la chaise vide. Le dégagtiste, au contraire de l’anarchiste, ne prétend pas posséder de solutions, il tire toutes les conséquences du fait qu’il n’y en pas de définitives. L’anarchisme, c’est du dégagisme permanent, c’est-à-dire une utopie petitebourgeoise autosatisfaite aux effluves romantiques louches. C’est le vide pour le vide, le vide par amour du vide, le vide par passion pour le vertige, le vide par fascination du néant. L’anarchiste est une catégorie de révolutionnaire, en cela que son action est précédée par un programme : remplacer le détenteur du pouvoir par du néant, 120 14. Dégagisme versus anarchie mieux : mettre au pouvoir l’absence de pouvoir. Dans la pirouette, le pouvoir n’est pas interrogé, sondé, questionné, mis à distance, mais bien révéré. C’est le contraire du dégagisme. Bref, dans cette infantile politique de la chaise perpétuellement vide s’exprime une fascination / répulsion pour le pouvoir dont les ressorts traumatiques sont assez transparents pour préférer leur traitement sur un divan capitonné plutôt que son étalement sur la place publique. L’anarchisme est une boutade, un pied de nez, une entourloupe. L’anarchisme, c’est un discours, une posture, une provocation. L’anarchiste feint de croire qu’il détient la solution. Le dégagiste tente de tirer toutes les conséquences du fait qu’il n’y en a pas. L’anarchiste joue avec le feu dans son salon. Le dégagiste est un grand brûlé à qui on ne la fera plus. Par où l’on comprend en quoi l’apologie anarchiste du tirage au sort est aux antipodes du tirage au sort tel que conçu par les Grecs1. Dans leur fantasme, les anarchistes s’emparent comme d’un fétiche de la chaise du chef démis de ses fonctions. C’est leur trophée de guerre, l’objet impensé de leur plus intime désir. Au moment où il le nie, c’est le pouvoir que l’anarchiste convoite désespérément. Reconnaissons toutefois qu’au départ de cette geste chimérique et puérile on trouvera, à bien y regarder, un fond de générosité, certes infantile, prépubère et non dénué de fougue; qu’il y a de la jeunesse dans toute cette impétuosité, incontrôlée mais joyeuse. On y devinera même, peut-être, une graine dégagiste ignorée qui sommeille, qui n’a pas trouvé encore son terreau fécond pour éclore. Certes, cela bourgeonne, mais cela n’éclot pas. Sachons reconnaître, en deux mots, qu’il peut y avoir, quelquefois, un bon fond chez nos anarchistes nubiles qui du moins les tient résolument éloignés de la tentation réactionnaire et des lieux du pouvoir. Non, ces tendres brebis ne sont peut-être pas perdues. Le dégagisme ne les condamne pas, et dans sa mansuétude et sa magnanimité, voudra bien pardonner ses errements à ces jeunes pousses balayées par les vents, leur offrir un tuteur au besoin et même les aider à grandir. 1 Voir chapitre 7, Une Antiquité qui dégage, L’Ostracisme grec : le cas de Thémistocle à Athènes et Le Pétalisme de Syracuse. 121