Le Cirque Tzigane

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Le Cirque Tzigane
Le Cirque Tzigane
« Ce soir, dans votre ville, il n’y aura pas de spectacle ! »
Le nez noir de suie et le visage larmoyant de peinture blanche, un petit homme remontait
l’avenue en hurlant son slogan. Il n’avait pas besoin de porte-voix, et encore moins de microphone : à
soixante-huit ans, Pépé « La Brique » avait gardé une voix de baryton. Ses chaussures à pompon
rouge, qui lui faisaient des pieds gigantesques, claquaient sur les dalles abîmées. Les passants lui
jetaient un regard où se mêlaient curiosité et pitié, condescendance et raillerie : « Ce petit vieux ne
doit plus avoir toute sa tête » supposaient-ils. Pourtant, le bon sens de Pépé n’enviait rien à tous ces
écrivains, ces philosophes et ces poètes qui se pavanaient sur les écrans de télévision. Du bon sens, il
en avait peut-être trop.
Le vieil homme traversa un passage clouté, manquant de se faire renverser par une Ferrari
agacée de ne pas avoir pu passer au feu orange, et entra dans le centre-ville. Le samedi, il y avait
toujours beaucoup de monde. Sous un ciel parsemé d’inquiétants nuages noirs, Pépé reprit son
souffle en observant d’un œil las les familles heureuses, les amourettes lycéennes et les voleurs à-latire. Personne dans cette ville, ni dans aucune autre, n’aurait plus l’occasion d’assister à leur
spectacle. Abawa « La Castagne », Alice « La Pirouette », Gertrude « La Mouette », Néphi
« L’Acrobate », Pedro « La Torche », Raoul « Le Jongleur » avaient, d’un commun accord, abandonné
leurs rêves et leurs espoirs : plus jamais le Cirque Tzigane n’assurerait de représentations en France.
Pépé chassa ses idées noires d’un haussement d’épaules et arpenta les rues étroites et
sinueuses du centre. Rapidement, la compassion des passants se mua en agacement. Mais il ne
renoncerait pas à son projet de clamer la nouvelle à tous ceux en capacité de l’entendre, et non pas
seulement à ceux disposés à l’écouter. De nouveau, il hurla avec l’intention de faire trembler les
murs en pierre de la cité historique :
— Ce soir, dans votre ville, il n’y aura pas de spectacle !
— Hé ! Qu’est-ce qui vous arrive, monsieur ? interrogea une voix.
Surpris, le vieillard stoppa sa marche et agita la tête en cherchant celui qui l’avait interrompu.
Deux mètres plus loin, le store bordeaux d’un bar-tabac abritait plusieurs tables en terrasse et, sur le
pas de l’entrée, un serveur se tenait immobile. Une dizaine d’ouvriers en salopette bleue discutaient
autour de bières blondes dont la mousse pétillante fit envie à Pépé. Lorsque celui-ci approcha, le
serveur s’exclama à nouveau :
— Et alors ! On n’a pas peur de se déchirer les cordes vocales, à votre âge ?
— On a plus peur de rien lorsqu’on défend une cause perdue.
— J’imagine que vous allez m’en apprendre plus.
— Offrez-moi donc à boire et je vous dirai tout... répliqua Pépé, plein de malice.
Son interlocuteur éclata d’un rire sonore puis fit volte-face. Pépé le trouva gras et laid, il
aurait pu faire un bon clown. En jetant un œil critique sur les clients, il était certain que plusieurs
d’entre eux avaient manqué leur vocation : le cinquantenaire jovial, à sa droite, aurait fait un
excellent présentateur ; le gamin sur sa gauche, un très bon acrobate ; et la ménagère, à l’intérieur
du bar, une parfaite cavalière. Le serveur revint bientôt avec une pinte si fraîche que l’empreinte de
ses doigts boudinés avait laissé des traces sur le verre. Le vieillard but deux longues gorgées, toussa
un peu puis exprima un râle de soulagement.
— Laissez-moi deviner, vous manifestez pour la hausse de votre pension de retraite et ce
costume ridicule est censé attirer l’attention.
— Je ne touche pas de retraite mais vous n’avez pas tort en ce qui concerne le costume,
soupira Pépé en buvant davantage de bière. Je me bats pour le cirque…
— Sans blague, vous bossez encore comme clown à votre âge ?
— La mairie a interdit le cirque parce que tous les membres de la troupe sont tziganes.
Enfin, sauf moi, évidemment.
A l’annonce de Pépé, plusieurs clients se turent et le serveur, embarrassé, marmonna :
— Euh... Vous savez, par ici, on ne pense pas beaucoup de bien de ces gens-là…
— Comment ça, « ces gens-là » ? De qui parlez-vous ?
— Ben les gitans, quoi, lâcha-t-il.
En dépit de son costume de Pierrot, on lisait facilement la fureur sur le visage du vieil
homme : la veine de son cou battait une mesure trop rapide, ses doigts tremblaient et ses rides,
creusées par l’âge, se froissaient. Pépé prit une profonde inspiration puis jeta brusquement ce qui
restait de sa bière sur le serveur. La mine sévère, il trancha :
— Voilà qui fait sans doute de vous un gitan… Au sens où vous l’entendez.
— Mais vous êtes un grand malade ! hurla l’autre. C’est à l’asile que vous avez votre place,
pas au cirque !
Mais déjà, le vieil homme avait tourné les talons et clamait son slogan. « Les gens sont idiots,
se dit-il, terriblement idiots ». Il savait que si la mairie n’aimait pas les tziganes, c’était d’abord parce
que les habitants les craignaient sans pourtant en avoir jamais rencontré un seul. Ils n’appréciaient
pas beaucoup plus les africains, les chinois ou les magrébins mais eux, au moins, voyaient leurs droits
protégés par une dizaine d’associations différentes. Les tziganes n’avaient personne, sauf les derniers
amateurs de Django Reinhardt. Pourtant, au bout de trente ans de voyage avec cette troupe
atypique, Pépé avait vu de ses propres yeux combien les gens pouvaient apprécier la beauté de leur
cirque. Il ne s’était jamais lassé du regard émerveillé de ces bambins qui découvraient, pour la
première fois, le spectacle de ses pitreries.
« La Brique », dont la conviction se fissurait lentement, s’installa sur un banc en laissant
échapper un soupir éreinté. Une femme ne tarda pas à s’asseoir à son tour. Elle portait une coupe au
bol, un tailleur noir et des petites lunettes qui lui donnaient un air sévère. Ainsi côte à côte, on aurait
pu peindre le tableau d’une institutrice ayant mis au coin son élève. Tout à coup, l’inconnue prit la
parole :
— Je ne pensais pas que les clowns tristes étaient aussi sinistres.
— D’habitude, ce n’est pas moi qui joue ce rôle, répondit-il sans la regarder. J’ai toujours
préféré porter le nez rouge, la perruque fluo et le costume d’arlequin.
— Ca explique les chaussures.
— Les souliers blancs n’étaient pas à ma taille.
Lorsque Pépé croisa son regard, tous deux éclatèrent de rire. Cette femme paraissait moins
prude qu’il n’y paraissait et, en quelques répliques, elle lui avait redonné du courage. Il se leva et,
sans prévenir, cria aux passants :
— Ce soir, dans votre ville, il n’y aura pas de spectacle !
— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? interrogea la femme.
— Je fais partie du Cirque Tzigane et, malheureusement, la mairie a refusé de nous laisser
jouer… Apparemment, elle craint que nous ne fassions du « grabuge ».
— C’est insensé ! Racontez-moi en détails.
Etonné par le contraste saisissant entre le serveur du bar et son interlocutrice, le vieil homme
afficha un large sourire puis raconta le début de sa carrière dans la troupe. Un soir d’hiver 1984, la
directrice du Cirque Tzigane l’avait repêché dans la rivière où il s’était jeté. Les artistes lui
prodiguèrent des soins, le nourrirent et le logèrent. Ils jouèrent du jazz manouche, dansèrent autour
du feu de camp et lui racontèrent leur histoire. Mais chaque jour, aussi, la troupe travaillait dur car
« le cirque, lui répétait la directrice Paulette, ne s’improvise pas ». Pépé tomba éperdument
amoureux de sa bienfaitrice et intégra bientôt le cirque en tant qu’auguste, le clown joyeux, car tout
le monde lui trouvait un sens de l’humour formidable.
— Mais les années ont passé, reprit le vieil homme. Le cirque n’attire plus les foules comme
avant, le matériel est devenu plus cher, les tziganes sont considérés comme des gens peu
fréquentables. Et enfin, ma chère Paulette est tombée malade.
— Elle va s’en sortir ?
— On ne soigne pas la vieillesse. Mais j’aurais tant aimé, une dernière fois, lui prouver que
le cirque n’a rien perdu de sa splendeur. Vous ne savez pas à quel point la faire rire me
manque.
La femme qui l’avait écouté se leva et, après l’avoir salué, s’en alla. « Ce sont tous les mêmes,
finalement… » soupira Pépé, laissé seul sur son banc. A son tour, il se leva et, dépité, quitta le centreville pour rejoindre le chapiteau du cirque, à la périphérie de la ville. Une fois sur place, il s’enferma
seul dans sa roulotte, se démaquilla puis se laissa aller aux sanglots de celui qui n’espère plus rien de
la vie. Il n’était qu’un vieil homme, impuissant et sans le sou. Plusieurs heures s’écoulèrent lorsque,
tout à coup, on vint frapper à sa porte. Pépé remarqua qu’au-dehors, la nuit était tombée. Comme il
se refusait à répondre, on entra sans lui demander son avis. C’était Néphi « L’Acrobate », la plus
jeune artiste de la troupe, qui apparut. Elle semblait affolée et ordonna :
— Dépêche-toi ! Viens sous le chapiteau !
— Pourquoi ?
— Une femme qui se dit préfet veut te voir. Vite !
Craignant qu’il ne soit arrivé quelque chose à Paulette, il sortit en trombe et la suivit en
courant. Parvenu à l’intérieur, l’homme fut submergé par l’émotion : il y avait des gamins turbulents,
des parents impatients et des solitaires curieux dans le public. Tout en haut, il remarqua la femme
qui l’avait écouté sur le banc et la gratifia d’un sourire sincère. Mais surtout, à côté de lui, il y avait
Colette dans son fauteuil roulant, un foulard rouge sur la tête, qui le regardait d’un œil comblé. Celleci lui tendit un nez rouge en plastique.
Immédiatement, Pépé « La Brique » prit une grande inspiration et annonça à la foule :
— Ce soir, messieurs-dames, il n’y aura pas de spectacle dans votre ville !
— C’est vrai, clown joyeux, pas de spectacle ? demanda le clown blanc qui l’avait
rapidement rejoint au milieu de la scène.
Pépé laissa planer un doute dans le public.
— Mais non, triple idiot ! Ce soir, le Cirque Tzigane est là pour vous ! hurla-t-il d’une voix
nasillarde à l’assistance.