Sept secondes (In God we trust) de Falk Richter

Transcription

Sept secondes (In God we trust) de Falk Richter
Sept secondes (In God we trust) de Falk Richter
Traduction d’Anne Monfort
SACD n° 158607
Les voix de 4 à 8 personnes, hommes et femmes.
Les comédiens sont assis à une table, devant des micros, comme pour une conférence de
presse, ils s’adressent directement au public. Ce sont les signaux acoustiques qui importent :
des bruits récurrents de détonations, qui parfois « bombardent », c’est-à-dire couvrent
complètement les voix.
(voix très rapide et tendue ; des manières de parler différentes, qui alternent fréquemment, il
faut exactement copier et exagérer le ton de ces émissions télé de propagande ; parfois des
sons immédiats ; les acteurs ne cessent de changer d’attitude et de perspective)
-
un choc
-
un crash
-
une explosion
-
fort très fort
On entend un choc, une explosion très très fort, pendant sept secondes.
-
stooop
Puis une bande enregistrée est arrêtée et rembobinée, on entend le choc en accéléré, le texte
aussi est dit à l’envers jusqu’à « un choc ».
-
un choc
-
un crash
-
une explosion
-
quelque chose a pris feu juste sept secondes après le dernier contrôle informatique
-
et il a dit que tout allait bien
-
je ne comprends pas : qu’est-ce qui se passe
-
je brûle
-
je dévie
-
il regarde par la fenêtre
-
la piste d’atterrissage c’est la piste d’atterrissage?
-
il est quelque part
-
dix mille mètres au-dessus de la mer
-
de l’Antarctique
1
-
du désert
-
de l’océan ?
-
du désert
-
des cavernes, c’était pas des cavernes ? si bien sûr un désert des cavernes dix mille mètres
au-dessus du désert s’il regarde en bas il ne voit rien absolument rien
-
quel pays ? c’est quel pays ici ? j’ai juste la lattitude et la longitude
-
quelques points en couleur sur mon écran on dirait ce nouveau jeu vidéo de Sega
Megasearch 2 : Behind Enemy Lines
-
ce n’est pas une piste d’atterrissage dix mille mètres au-dessus de la mer ou du désert il
n’y a évidemment pas de piste d’atterrissage
-
évidemment non
-
il n’y a rien rien du tout tout est sombre
-
des cavernes des déserts de la glace de la poussière un peu de poussière il y a des gens qui
vivent ici ? on les connaît, ces extra-terrestres enterrés dans leurs cavernes, ils pensent
quoi en voyant nos avions dans le ciel ?
-
ils ne nous voient pas, ils nous entendent seulement
-
j’ai un sentiment bizarre, comme si on n’avait rien à faire ici en fait
-
parce qu’on n’est pas à notre place ici
-
à cette hauteur à cet endroit à ce moment, juste un sentiment bizarre
-
ces bruits fuck il y a un truc qui déconne fuck fucking Jesus Christ il y a quand même un
truc qui déconne
-
le moteur ? la propulsion ? Plus de contact radio avec la base son avion déconne ça a l’air
très fuck un peu fuck fuck fuck merde c’est faux ça déconne
-
il regarde par la fenêtre
-
il regarde le moniteur de contrôle
-
rien rien rien
-
fuck merde au secours
-
il ne sait absolument pas où il est
-
behind enemy lines
-
c’est là que vivent ces hommes des cavernes, qui ne croient pas à notre dieu, ils croient
juste à un autre dieu, pas au notre, et ils menacent notre mode de vie, ils ne veulent pas
vivre comme nous, ils vivent dans des cavernes et ils nous détestent
-
soudain un choc
-
un crash
2
-
une explosion
On entend un choc, une explosion très très fort, pendant sept secondes.
-
stooop
Puis une bande enregistrée est arrêtée et rembobinée, on entend le choc en accéléré, le texte
aussi est dit à l’envers jusqu’à « il regarde le moniteur de contrôle » ; cela enchaîne ensuite
sur de la musique country, le débit de paroles ralentit.
-
il regarde le moniteur de contrôle
-
rien rien rien
-
dix mille mètres au-dessus de la mer je sais pas je ne vois rien tout est sombre
-
et il ne sait absolument pas où il est
-
il pense à ses enfants à la maison
-
en Illinois Colorado Texas
-
Amy Paul et Bill
-
ensemble dans la maison de banlieue idyllique le tuyau d’arrosage le petit canard en
plastique et le chien Penny
-
Amy sur la balançoire et sa femme Marge en train de déchirer un sachet de donuts qu’elle
renverse sur la table
-
la table à côté du petit étang à poissons avec les têtards que Bill aime tant parce qu’il les
trouve si mignons, et qu’il élève, examine au microscope et dissèque avec ses amis scouts
Dick et George et Jeff sous la direction du prof de bio Mr Jones dans le cadre du projet
d’études suivies du lycée Roosevelt
-
gros plan du têtard que le petit Dick éventre et dissèque avec joie
-
gros plan de l’ordinateur de bord qui n’affiche que quelques points lumineux ainsi que
l’ordre : « launch missile now »
-
gros plan de Marge qui mord dans un donut à la cerise enrobé de chocolat à côté du
drapeau planté près de l’étang elle pense à son mari : où il peut être, qu’est-ce qu’il peut
faire en ce moment ?
-
Brad regarde son moniteur
-
ça déconne
-
pourquoi cet ordinateur dit « launch missile now », je veux me poser
-
des bruits bizarres
-
tout seul là haut tout seul
-
soudain un choc un crash une explosion. C’était quoi ? putain, c’était quoi ? mais j’ai rien
fait
3
-
mais l’ordinateur est autonome
-
si le pilote ne réagit pas, l’ordinateur se met en pilote automatique et il largue l’ogive tout
seul
-
quelque chose explose quelque chose dix mille mètres sous lui
-
il regarde par la fenêtre : aucune idée d’où c’était, mais ce qu’il y avait là n’existe plus
-
des cris ? il entend des cris ?
-
non très faible une détonation se mêle aux bruits de son avion doucement tout doucement
et il ne voit rien
-
la nuit nuit noire nuit profonde il fait sombre il n’y a rien absolument rien
( On entend l’hymne national des Etats Unis joué à la guitare en style country)
-
Amy Paul Bill et Marge sont assis au soleil c’est une belle journée
-
une très très belle journée un peu chaude mais agréable car ils sont à l’ombre et mangent
des donuts
-
des donuts du Dunkin Donuts Drive Thru à côté de l’hypermarché, tout près de la filiale
Mc Donald dans le Drive Thru Mall près de la voie d’accès à l’autoroute, au bord du
désert
-
leur joli petit chez eux pour lequel ils ont accumulé toutes leurs économies, et il n’y en
avait pas beaucoup, qu’ils ont construit eux-mêmes, avec l’aide de leurs parents, de leurs
amis, du reste de la grande famille, qui est solidaire dans ce genre de situations, et pas
juste pour Noël
-
non pas juste pour Noël
-
la voie d’accès à l’autoroute au bord du désert, où il n’y a rien absolument rien
-
c’était quoi ça ? putain fuck merde ? qu’est-ce que j’ai touché là ? on ne reconnaît rien, ça
pourrait être tout et n’importe quoi là en bas, est-ce que je me suis perdu ? c’est le bon
pays ?
-
ou bien est-ce qu’il survole le mauvais désert ?
-
est-ce qu’il se rapproche d’Amy Bill Paul et Marge ?
-
qui mangent des donuts et pensent à Papa et n’ont aucune idée, absolument aucune de tout
ce qui se passe dans des pays lointains, hors de leur petit monde ?
-
ils savent que Papa va chasser
-
des méchants
-
des méchants qu’on ne connaît pas
-
mais à part ça ils ne savent pas grand chose
-
fuck je suis où ?
4
-
c’est quoi, ce putain de bruit de moteur ? ça déconne, putain merde, fuck, ça déconne
-
et les indications du moniteur sont maintenant complètement absurdes
-
est-ce qu’il dit « fuck » ?
-
« est-ce qu’il dit fuck ? »
-
non je veux dire est-ce qu’il ne dit pas « Jésus aide-moi » ou « mon seigneur Dieu sois à
mes côtés » je veux juste dire, je pense, oui, je pense juste que Brad ne dirait pas « fuck »,
parce qu’en tout cas Brad sait que le bon Dieu n’aime pas qu’on dise des méchants mots
-
exactement, quand on chasse les méchants, on ne devrait pas utiliser soi-même des
méchants mots
-
exactement car il faut que le bon Dieu comprenne qu’on est un des gentils et c’est
pourquoi on ne doit pas dire de méchants mots sinon le bon Dieu risque de vous prendre
pour un des méchants et alors fuck putain merde alors ce putain d’avion risque de se
crasher dans ce putain de désert de glace
-
caverne
-
caverne de désert pas de glace
-
dans cette caverne désertique parce qu’alors le bon Dieu n’envoie pas de bons anges qui
raccompagnent l’avion sur leurs ailes d’ange et qu’alors on tombe sans avoir attraper ce
méchant qu’on cherche tous
-
ce méchant avec une bombe à la main
-
avec la petite lettre pleine d’anthrax
-
avec la petite éprouvette pleine d’uranium qu’il va lancer quelque part dans le métro de
New York dans la clim de Seattle ou Los Angeles
-
exactement nous montrons ce méchant qui court dans New York la sueur au front le coran
à la main il chante il chante des litanies arabes très étranges ou ce qu’ils chantent là-bas
aucune idée il court dans la foule il pense : « je vais tous vous tuer fucker » il déteste tout
le monde il est impie totalement impie et il cherche l’endroit approprié pour mettre la
petite lettre pleine d’anthrax dans la clim du World Trade Center de la banque mondial du
Pentagone de la Maison Blanche du ranch du Président et
-
l’interrompt et pendant ce temps Brad est dans son avion. Il parle à Dieu et Dieu lui
indique bien l’endroit exact où il doit lancer sa bombe Daisy Cutter pour éviter que
d’autres fous de ces cavernes désertiques remontent à la surface et provoquent le désordre,
et il dit « aide-moi Jésus il faut que je libère le monde de tout ce mal qui existe, it’s a bad
world out there don’t forget there is an evil world out there »
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-
il faut qu’il l’attrape, ce fou qui est introuvable et qui ne cesse de changer d’endroit avec
tout son réseau qui veut nous détruire parce qu’il nous déteste parce qu’il déteste notre
civilisation et voilà pourquoi il faut qu’on envoie nos chasseurs bombardiers pour
l’attraper, pour que lui et tout son réseau qui n’arrête pas de croître chaque jour qui
devient toujours plus grand et plus menaçant soient enfin quoi d’ailleurs ?
-
anéantis
-
mais il ne reste déjà presque plus rien hors de notre monde, pense Brad, et peu à peu je
n’ai plus de vue d’ensemble sur les missions il y a de plus en plus de missions et non pas
moins, et cela fait pourtant des décennies que nous volons avec Dieu à nos côtés pour
libérer le monde du mal, mais on n’arrive pas à trouver ce type, à peine a-t-on vaincu un
pays qu’un autre surgit ailleurs, et tout recommence
-
le but ce serait des campagnes noires, aplaties, le but ce serait qu’il n’y ait plus de monde
hors de notre monde
-
hors du joli petit monde tranquille d’Amy Paul et Bill et Marge qui sont couchés au soleil
à manger des donuts et qui maintenant vont lentement traîner la télévision dans le jardin
parce que bientôt va passer une de ces émissions vraiment instructives qui expliquent
comment on peut plastifier toutes les choses vraiment importantes, la nourriture
évidemment, mais aussi des documents importants, ou des souvenirs, des vieilles photos,
oui enfin comment on peut construire soi-même un super instrument à plastifier
-
au soleil au bord du désert près de l’autoroute
-
qui les relie à la prochaine grande ville
-
où tous les dimanches après l’Eglise, parce qu’évidemment ils n’ont pas peur de faire
deux heures de route pour être à l’heure à l’Eglise pour ah j’en sais rien c’est intéressant
cette famille ? cette pauvre famille avec ses têtards et sa télé ? ça nous intéresse ? ça
intéresse quelqu’un ce que pense ce type juste avant de s’écraser ?
-
il va s’écraser ?
-
il ne trouve pas la piste d’atterrissage
-
et sa famille ?
-
il va bientôt mourir, de toutes façons, et cette famille qui dit une prière tous les matins,
hisse le drapeau dans son jardin et chante l’hymne national près de l’étang avec les têtards
là où ils ont mis une photo de Papa sur son porte-avions, pour ne jamais oublier qu’ils
pensent toujours à lui, parce que Bill et Paul sont chez les scouts et veulent évidemment
devenir pilotes de porte-avions comme leur père George et aussi leur oncle Franklin et
leur grand-père Vernon et aussi le père de ce dernier ils étaient tous pilotes d’avions, toute
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une armée de pilotes d’avions cette famille qui sont tous nés dans le désert au Colorado ou
en Utah ou au Texas et quand ils se retrouvent pour Noël ou pour Thanksgiving alors ils
échangent des informations techniques et stratégiques ils sont tous autour du feu de camp
chantent des chansons scoutes tous en uniforme et parle du président des armes de Dieu et
des tentes en plein air et de la soirée nationale de la chapelle militaire sur le porte-avions
et du survol des cavernes, et que le monde est méchant et qu’il faut nous défendre parce
qu’il faut protéger nos femmes et laisser la voie libre dans le monde pour Dieu l’argent et
notre conception de la démocratie.
Une détonation.
-
Gros plan : Marge traverse le supermarché en courant, paniquée, stressée, la peur sur le
visage, le scotch, il faut vite que j’achète ces rouleaux de scotch, j’espère que le scotch
n’est plus en rupture de stock, on va tous mourir de faim, elle entasse dans son caddie tout
ce qu’elle peut attraper
-
ils vont nous attaquer
-
ils vont nous attaquer
-
oh mon Dieu
-
que Dieu nous vienne en aide
-
l’alerte a été donnée
-
depuis quelques minutes ça passe sur tous les postes de télé de la patrie, toutes les
émissions ont été interrompues : quelque chose va se passer, on ne sait pas quoi, mais
c’est dangereux, ça va être dangereux, on appelle la population à acheter autant de
provisions qu’on peut en mettre chez soi, de consolider les fenêtres, et de ne plus quitter
les maisons
-
les supermarchés sont vidés
-
les rues sont vides
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Amy Bill et Marge sont assis dans le jardin, la peur, la peur sur le visage, dans le ciel des
patrouilleurs font des cercles, ça pourrait se passer n’importe quand à n’importe quel
endroit du pays
-
une attaque empoisonnée dans le métro
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un avion détourné
-
une valise inoffensive explose sur un tapis mécanique
-
un shopping mall vole en fumée
-
un camion plein d’explosifs se précipite dans un hall d’hôtel
-
une pompe à essence explose près d’une usine
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-
Le ministre des Affaires Etrangères déclare : on a trouvé des enregistrements, qui
prouvent de façon certaine que
-
on a trouvé des vidéos qui prouvent de façon certaine que
-
ça devient dangereux, on ne sait pas exactement quand et où, on sait juste que ça va se
passer et que cela pourrait concerner n’importe lequel d’entre nous, n’importe lequel, on
est tous en grand danger
-
que Dieu nous vienne en aide
-
il faut nous défendre
-
il faut nous attaquer avant qu’ils nous attaquent
-
nous somme en danger
-
Let’s pray for peace and meanwhile we kick their ass
-
Je ne quitterai pas cette maison, Brad, jusqu’à ce que tu aies rétabli l’ordre, pense-t-elle en
regardant vers l’Orient, tue-les, tue-les enfin, pour que nous puissions vivre en paix ici,
nous n’avons rien fait à personne, nous ne voulons rien d’autre qu’un peu de bonheur sur
cette terre, c’est tout, et elle continue de regarder vers l’Orient, parce qu’elle sait, que
quelque part à l’horizon, quelque part loin d’ici, il est là, son mari, et il vole quelque part
dans les airs et il combat dans les airs pour elle ses enfants et
-
il ne sait plus où il est
-
son ordinateur débloque complètement
-
Brad est un de ces types qui bombardent les mariages ou les ambassades de pays amis,
juste parce qu’il a appuyé sur la mauvaise touche
-
nous savons tous comment ça se passe : l’ordinateur se crée sa propre existence, et fait
juste ce qu’il veut
-
un choc un crash une explosion
-
un hôpital
-
un choc un crash une explosion
-
une crèche
-
un choc un crash une explosion
-
le camp de la Croix-Rouge
-
mais il y a des gens qui crient, il y a des gens qui crient ?
-
il entend quelque chose
-
est-ce que c’est des cris ? est-ce qu’ils sont encore vivants ?
-
non il n’entend rien là haut
-
il ne voit rien non plus, personne ne voit rien
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-
il n’y a pas d’images qui montrent ce que fait Brad il appuie sur une touche c’est tout on
ne voit rien il ne voit pas dans sa patrie personne ne voit personne ne voit ces images ces
images restent invisibles
-
il n’entend pas de cris ?
-
ils ne crient pas ils sont morts sur le coup
-
non ils brûlent lentement pendant sept secondes des cris puis le silence
-
il voit un message sur son moniteur : Mission completed et c’est la panne
-
retour à la base
Une détonation, puis une coupure nette : une fanfare, de la musique de film à la Hollywood,
une voix comme dans une pub au cinéma :
-
IN GOD WE TRUST
-
Marge allume la télé
-
sa série préféré
-
tous les mardis : les nouvelles du front
-
en direct depuis le porte-avion IN GOD WE TRUST
-
c’est ainsi que s’appelle ce porte-avion « IN GOD WE TRUST » et c’est aussi écrit gros
en grosses lettres sur les côtés de l’immense tank qui transporte 2000 hommes et femmes
« IN GOD WE TRUST » et dans leurs petites cabines ces 2000 hommes et femmes
attendent leur mission
-
IN GOD WE TRUST
-
ces pilotes sont des stars dans leur pays tout le monde les connaît
-
on les voit courir sur le pont
-
visser des trucs sur leurs avions pour qu’ils soient le plus performants
-
on les connaît bien, on les aime bien, ils nous protègent, ils risquent leur vie
-
il faut que tout soit parfait
-
IN GOD WE TRUST ce n’est pas seulement un nom, c’est un état d’esprit
-
ils sont mobiles
-
ils peuvent être envoyés partout dans le monde en moins de quelques heures
-
si ça brûle quelque part dans le monde, nous sommes prêts
-
c’est incroyablement trippant et excitant, tous ces hommes qui savent exactement de quoi
il retourne, avec leurs grands corps très musclés, quelque part sur les rives secrètes des
océans de ce monde, qui ne font jamais une erreur, Marge adorait déjà « Urgences » mais
ces hommes-là, ils sont encore meilleurs, tous les jours ils mettent leur vie en jeu pour
notre santé
9
-
pour notre vie
-
pour notre foi
-
IN GOD WE TRUST
-
ça dépasse vraiment tout, ce truc, d’abord parce que c’est vrai, parce que c’est en live,
parce que c’est réel en quelque sorte et parce qu’ils pourraient vraiment mourir à chaque
seconde
-
ce porte-avions est un petit village flottant avec cinéma église, shopping mall salle de gym
et tout le tralala, Burger Kings, MacDonalds, Wendys, Pizza Hut, Starbucks, Nike-Town
et Diesel, et évidemment Dunkin Donuts tout en miniature, pour qu’on puisse les mettre
sous le pont, et cinq pistes d’atterrissage et un parc d’attraction, il y a plus de gens qui
vivent sur ce porte-avion que dans le village de Bill et Marge près de l’échangeur
d’autoroute
-
ils chantent l’hymne national
-
ils hissent le drapeau chantent l’hymne national disent ensemble la prière remercient Dieu
parce qu’ils combattent du bon côté et pas du mauvais
-
merci mon Dieu parce que je combats du bon côté et pas du mauvais
-
merci
-
merci
-
merci
-
ensuite ils nettoient leurs avions
-
il faut que tu sois attentif à ne pas faire d’erreur, je veux dire si tu laisses traîner un chiffon
sur la piste de décollage ça peut être une question de vie ou de mort tout est
incroyablement trippant ici tout est incroyablement excitant
-
nous sommes prêts
-
ce qui se passe ensuite c’est que Tom qui a laissé son chiffon sur la piste, et tout le monde
est en ébullition : où est ce chiffon, au nom du ciel où est ce chiffon
-
et Lucy est à nouveau là, son mari a été envoyé sur un autre porte-avion dans une autre
guerre et son enfant attend tout seul à la maison et regarde alternativement l’émission sur
le tank de Maman le mardi et celle sur le tank de Papa le mercredi
-
la guerre est partout la guerre est dans le monde entier nous sommes tout le temps en
mission ces foyers de crise ne veulent pas rester tranquilles, à peine un conflit s’achève
qu’un autre éclate, c’est tellement trippant et excitant, c’est vraiment génial
-
we must free the world from all the evil doers and freedom haters in the world
-
united we stand
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-
in God we trust
-
puis ils font des exercices
-
dans la salle de sport après le petit-déjeûner
-
des abdos
-
trois cents abdos chacun
-
et on vérifie qu’ils font bien les exercices
-
des abdos des pompes et ensuite ces battements sur le côté ou peu importe le nom
-
ils ont tous l’air bien chauds
-
ils pourraient tous ensemble jouer le rôle principal dans un film porno
-
ce qu’évidemment
-
non bien sûr
-
ils ne feraient jamais
-
parce qu’ils croient en Dieu
-
oui c’est ça la blague ces mecs croient vraiment en Dieu
-
et au président
-
et à Dieu qui a institué personnellement le président
-
un peu comme le pape
-
ou Touthankhâmon ou quelqu’un comme ça
-
exactement ils croient que Dieu élit le président, on leur a expliqué ça et ils y croient
-
après le sport ils vont tous dans la salle télé grande comme trois églises, ils prient encore
tous ensembles, et regardent les deux cent cinquante ordinateurs où leur président tient un
discours
-
il dit menaces peur effroi danger légitime défense
-
terreur
-
terrreur
-
terrrreur
-
terrrreur
-
terrrrrreur
-
terrrrrrreur
-
terrrrrrrreur
-
terrrrrrrrreur
-
peur
-
menaces danger méchants
-
terrrrrrrrrreur
11
-
terrrrrrrrrrrrreur
-
we must defend our country from
-
terrrrrrrrrrrrrrrrreur
-
ils enfournent silencieusement leur nourriture high tech à grands coups de cuillères et
observent fascinés les lèvres du président
-
dont le père était lui aussi déjà président
-
et dont le père était lui aussi déjà président
-
et dont le fils sera très vraisemblablement bientôt président et dont le frère est ministre des
Affaires Etrangères et dont la sœur est conseillère pour les questions de sécurité
-
exactement le peuple élit son président dans de grands shows télévisés excitants où tout
est tout plein de couleurs et trippant des courses à un cheveu près duels télévisés mais les
candidats viennent tous de la même famille
-
du même clan
-
on compte les voix selon un système bizarre que personne ne comprend
-
et le pouvoir reste toujours dans la même famille dans le même clan
-
c’est bizarre on a toujours l’impression que personne ne les a élu mais ces appareils à
compter les cartes crachent toujours les mêmes résultats
-
on ne peut pas démettre ce clan peu importe ce qu’on vote ils restent toujours au pouvoir
-
à faire des intrigues la guerre le sang
-
terrrrrrrrrrrrrrreur
-
maintenant ils répètent tous
-
2000 hommes et femmes sont assis ensembles dans l’immense salle télé grande comme
trois églises et ils répètent ce que le président leur dicte
-
terrreur
-
terrrreur
-
terrrrreur
-
terrrrrreur
-
terrrrrrreur
-
il faut qu’ils retiennent ce mot, c’est un mot important
-
terrrrrrrrreur
-
we must fight
-
terror
-
we must defend
-
our way of living
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-
quoi que ce soit, c’est difficile à dire, mais c’est pas grave
-
un choc
-
un crash
-
une explosion
-
fort très très fort
On entend une détonation.
-
parfois je rêve que tout est différent, que tout n’est pas comme ça, que tout est différent
-
différent comment ?
-
je ne sais pas : Brad serait avec moi et
-
elle a oublié
-
elle a oublié le temps d’avant que n’éclate cette guerre
-
à un moment elle a éclaté et
-
et
-
il y avait un temps avant un temps différent
-
cette guerre commence à durer vraiment longtemps
-
et tous les jours les alliances changent
-
nos amis peuvent devenir nos ennemis du jour au lendemain
-
je ne comprends pas
-
ne fais confiance à personne plus de dix minutes et à personne qui parle une autre langue
que la tienne
-
on voit des photos où notre président est assis amicalement à côté des présidents d’autres
pays
-
ils négocient quelques contrats et rient face aux caméras
-
peu après ils nous attaquent
-
à moins que ce ne soit nous ?
-
et ensuite apparaissent des gens dont on n’a jamais entendu avant et
Une détonation.
-
et Wagner maintenant ou Strauss
-
un avion décolle
-
go
-
trois secondes et il fend la nuit comme l’épée de la vengeance
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start and go
-
le prochain
-
c’est toutes les trois secondes
13
-
go
-
toutes les trois secondes il y a un nouvel avion qui décolle
-
dans le ciel clair et étoilé la traînée au-dessus de la mer comme un essaim d’oiseaux
rapides et fiers il part au combat pour notre pays
-
pour notre liberté
-
pour notre mode de vie
-
deux milles oiseaux volent fièrement à travers la nuit
-
c’est merveilleux c’est beau cette force de précision
-
Je ne suis pas un guerrier ou quoi, je trouve que tout le monde a le droit de vivre sa vie
comme il l’entend, et je trouve que tout le monde devrait avoir le droit d’être heureux,
c’est ma devise : si tu t’approches pas trop de moi, je ne m’approche pas trop de toi
-
C’est pour ça qu’il aime ce boulot : survoler des pays étrangers la nuit, seul dans son
avion, un son rassurant, tu as beaucoup de temps pour toi avant je travaillais dans un
bureau ces gens toute cette merde c’était pas mon truc
-
parfois ils regardent des vidéos
-
des pays vers lesquels ils volent
-
dont ils n’arrivent pas à prononcer les noms
-
ces dictateurs c’est impossible de se souvenir de leurs noms ils sonnent tous pareil
-
c’est la quinzième fois qu’il part en mission
-
il a trente-deux ans
-
il n’est plus tout jeune
-
ça fait déjà un bout de temps
-
dans sa carrière il a déjà rasé
-
neutralisé
-
un peu plus de soixante dix kilomètres carrés
-
personne ne peut plus s’y cacher, il le sait et il en est fier. Il sait que son travail a un sens :
depuis ce territoire qu’il a libéré, personne ne prévoira plus d’attaque, aucun danger n’en
surgira plus pour Marge et les enfants
-
ne me parle pas de système politique, je ne m’y connais pas, ça ne m’intéresse pas
d’ailleurs, je ne suis pas un intello, je suis pas le mec qui veut tout savoir exactement,
quelle est notre religion ici, comment s’appelle la capitale, quelle langue ils parlent ici ,
aucune idée, mais c’est pas mon boulot, on ne m’a pas engagé comme philosophe
-
on est une famille
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IN GOD WE TRUST
14
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ici tout le monde est solidaire
-
et c’est important quand on ne peut plus faire confiance à personne
-
Travailler dans un bureau ? je suis pas le mec qui passe toute sa journée à pirater un
ordinateur, à prendre du ventre, et ils ne pensent tous qu’à l’argent et à baiser la stagiaire,
c’est pas mon truc, je suis concret, je suis un combattant, et oui j’ai élu ce président, c’est
lui que je veux, il est un peu comme moi, c’est pas un vieux professeur dans la lune sorti
d’un dîner-débat, mais quelqu’un qui est capable de s’imposer, qui intervient quand il
faut, qu’on comprend sans fouiller dans un dictionnaire des mots étrangers
Une détonation.
-
évidemment on a de temps en temps besoin de tranquillisants du prozac
-
un choc
-
un hôpital
-
un crash
-
quatre cents civils
-
une explosion
-
une voie d’accès nettoyée
-
le sport c’est super important, ça te détourne l’attention
-
terreur
-
quand le président dit que c’est la guerre, c’est la guerre
-
terreur
-
la politique mondiale, c’est pas un dîner- débat pour des vieux barbus ennuyeux, il faut
agir
-
terrrrrrreur
-
je n’arrive pas à dormir ça fait longtemps que je n’arrive plus à dormir
Une détonation.
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un choc
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ici on mobilise tous les nouveaux types d’armes
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c’est si excitant tout ça c’est hyper excitant
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un crash
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rien que parce qu’il faut tous les essayer
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Tout est effacé dans un périmètre de six cents mètres
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une explosion
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Marge ne voit rien de ces images, personne ne voit ces images, on ne les diffuse pas,
même les pilotes ne voient que quelques points lumineux, une courbe sur leur moniteur
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ce sont des surfaces grosses comme un ballon de foot qui s’effacent en quelques secondes
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nous sommes prêts, nous nous tenons prêts, nous attendons juste d’être mobilisés
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nous pouvons attaquer à tout moment et partout
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terrrror
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IN GOD WE TRUST
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il ne faut jamais montrer ces images
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et c’est pour cela que nos héros volent de nuit
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il fait sombre
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la nuit
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la photo dans le journal est une sorte de graphique impossible de reconnaître quoi que ce
soit
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la vidéo de cette intervention ressemble à un jeu
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et ils ne savaient rien du tout ?
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moi je ne savais pas non
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que c’était des hôpitaux des écoles des crèches
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non ça, je ne savais pas, personne n’en savait rien
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les alliances changent tellement vite je n’arrive pas à suivre
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Tu n’as qu’à ne faire confiance à personne plus de dix minutes c’est un bon conseil
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trois mille enfants, vous le saviez ?
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non
-
et c’était une usine où on fabriquait de l’aspirine, pas des armes, vous vous en êtes rendus
compte ?
-
non
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trois mille civils rien qu’en deux jours
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je suis désolé ce n’était pas ça que je voulais
Une lourde détonation, puis la bande est rembobinée, ensuite des bruits de moteur comme à
l’intérieur d’un avion.
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quelque chose a pris feu juste sept secondes après le choc
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je dévie
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je ne sais pas où je suis…mon ordinateur n’en fait qu’à sa tête, j’ai perdu le contrôle
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et là ça se déclenche tout seul, un choc, un crash, une explosion, un choc, un crash, une
explosion, ça ne s’arrête plus, je ne peux plus rien faire, mon ordinateur n’en fait qu’à sa
tête, missile launched, missile launched, on a tellement d’armes ici, on doit s’en
débarrasser, on doit balancer ces putains de trucs, qu’on le veuille ou non, ils n’arrêtent
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pas de nous faire de nouvelles livraisons depuis chez nous, et bientôt on ne saura plus où
balancer ça, il n’y a plus rien là-dessous, maintenant on en lance la moitié dans la mer,
juste parce qu’on n’a plus de quoi les stocker à bord il faut que tout disparaisse ça ne sert
à rien il faut se débarrasser de ces trucs
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non après une mission je n’ai jamais voulu voir ces pays je ne voulais pas sentiment
bizarre de rencontrer ces gens qui vivent là où on est venus en mission non je suis heureux
de ne rien savoir d’eux au fond je ne veux rien savoir d’eux en fait
Une détonation.
-
quatre mille ?
Une détonation.
-
encore quatre mille, une entreprise chimique ? une église ? je ne sais pas
Une détonation.
-
deux mille cinq cent trente trois
Une détonation.
-
qui est cet ennemi contre qui on se bat ? nous-mêmes ?
Une détonation.
-
un choc un crash une explosion
Une détonation au ralenti.
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encore sept secondes avant le choc
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Le temps qu’il faut pour effacer complètement cet endroit sur un périmètre de huit cents
mètres
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pour la première fois il sent passer ce temps
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il fait le compte à rebours sept six cinq quatre trois
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il ralentit il pense aux enfants à la maison au bord du désert
-
je m’écrase où je vois rien deux un
Silence.
-
Venez me chercher s’il vous plaît
Une détonation au ralenti en même temps le bruit d’un avion qui s’écrase, la bande est
rembobinée et des détonations ne cessent de retentir :
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un crash
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un choc
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quatre mille
-
un crash
-
un choc
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une explosion
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trois mille sept cent cinquante
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quel pays ? c’est quel pays ici ?
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un crash un choc une explosion
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trois mille sept cent quatre vint treize
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un crash un choc une explosion
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trois mille quarante neuf
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un crash un choc
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quatre mille trois cent vingt-deux
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un crash un choc une explosion
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deux
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un crash un choc
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sept cent quinze
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un crash un choc
(les détonations durent maintenant une minute)
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à vrai dire
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oui
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ce film je veux dire dans votre film
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oui
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je ne sais pas mais
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oui
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il ne se passe rien
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en même temps trois millions de personnes meurent dans ce film et c’est montré
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on voit des graphiques
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oui
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on entend des détonations
(silence)
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je veux dire c’est sombre et on entend tout le temps des détonations mais
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oui
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il n’y a pas d’action
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des pères de famille partent de nuit en avion balancent tous les nouveaux types d’armes
qu’ils ont à bord reviennent à l’aube se mettent devant la télé vont à la salle de gym
écrivent des mails à leur famille à la maison puis repartent en avion
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je ne sais pas mais oui….c’est ennuyeux
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la manière dont ces gens meurent ?
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oui je dois dire c’est monotone toujours pareil
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oui mais c’est exactement le sujet : cette monotonie de la destruction massive
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peut-être que ça m’aurait plus emballé si on avait vu un seul enfant mourir très lentement
mais toutes ces masses ça ne me touche pas il y avait aussi non enfin ça n’a pas de souffle
désolé
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mais ce n’était pas fait pour
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oui mais
-
oui
-
c’est pourtant le sujet : l’ennui de l’éternel recommencement cette bêtise et
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oui mais non je désolé mais non ça ne m’a pas non…non ça ne m’a pas touché tous ces
gens que je ne connais absolument pas je ne les vois même pas avant qu’ils meurent
non…désolé mais non
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