Français dans le monde

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Français dans le monde
COUVERTURE-BAT_COUV.TR.DOS.V2 21/02/11 09:53 Page1
REVUE DE LA FÉDÉRATION INTERNATIONALE DES PROFESSEURS DE FRANÇAIS
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N° 374 MARS-AVRIL 2011
// MÉTIER //
Le français,
langue d’héritage
aux États-Unis
L’institut Wenzao
à Taïwan,
campus numérique
magnétophone numérique
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// ÉPOQUE //
Sofiane Hadjadj,
le renouveau de
l’édition en Algérie
// MÉMO //
FIPF
www.fdlm.org
13 €
-
ISSN 0015-9395
ISBN 978-2-090-37065-2
Un écrivain
pour la
postérité
MARS-AVRIL 2011 ■ DOSSIER Irène Némirovsky : un écrivain pour la postérité
ressource multimédia
Irène Némirovsky
N°374
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Extrait du manuel numérique LIGNE DIRECTE
niveau 1 - séquence 1
// DOSSIER //
D’Haïti, la croisée
romanesque de
deux destins africains
SOMMAIRE-BAT_SOMMAIRE.B.A.T 16/02/11 16:15 Page1
numéro 374
Sommaire
ÉPOQUE
2. Contribution
À vos plumes ! Le français dans le monde a 50 ans
6. Portrait
Sofiane Hadjadj : éditeur à Alger, éditeur engagé
8. Regard
« Le multiculturalisme se paie très cher »
10. Tendance
La générosité au secours de la solidarité
11. Sport
Filmer le foot, c’est raconter une histoire…
12. Économie
La grande distribution refait surface
14. Évènement
La gastronomie française, nouveau trésor
de l’humanité
Métier / expérience
Quand le français
sort de la classe
pour entrer au
36
musée...
Les fiches pédagogiques à télécharger
fiches pédagogiques
à télécharger sur :
www.fdlm.org
●
Graphe : « Femmes »
●
Économie :
La grande distribution
refait surface
●
Une journée dans la vie de… :
René, bénévole aux Restos
●
Clés : La notion d’autonomie
●
Nouvelle : Aminata Sow Fall,
« La fête gâchée »
●
Tests et jeux
Dossier
Irène Némirovsky
Un écrivain pour
la postérité
Biographie Origine : russe / Langue : française ....50
Réception Récit d’une renaissance littéraire ....52
Édition Des manuscrits
à l’histoire très romanesque ...........................54
Analyse Des romans d'analyse teintés
de mélancolie slave ......................................56
48
16. Une journée dans la vie de…
Le français dans le monde sur Internet : http://www.fdlm.org
René, bénévole aux Restos, la main sur le cœur
MÉTIER
20. L’actu
32. Reportage
22. Focus
Le français sur objectif universitaire,
un programme et un chantier
Opération Colibri :
le succès des échanges éducatifs franco-japonais
MÉMO
60. À écouter
62. À lire
34. Innovation
24. Mot à mot
66. À voir
Dites-moi Professeur…
L’institut Wenzao, au cœur des nouvelles
technologies
26. Clés
36. Expérience
INTERLUDES
4. Graphe « Femmes »
La notion d’autonomie
Quand le français sort de la classe
pour entrer au musée...
18. Poésie Randonnée
« J’ai appris à travailler sans moyen,
sans méthode »
38. Enquête
44. Nouvelle Aminata Sow Fall, « La fête gâchée »
30. Savoir-faire
40. Initiatives
Apprendre en action : une affaire de mode
Aux États-Unis, le français trouve un nouveau public
28. Zoom
Nouvelle orthographe : une évolution silencieuse
Couverture : Denise Epstein - Imec
56. BD Martin Vidberg, « La récré»
68. Jeux Brise de printemps, etc.
Le français dans le monde, revue de la Fédération internationale des Professeurs de français - www.fipf.org, éditée par CLE International – 9 bis, rue Abel Hovelacque – 75 013 Paris
Tél. : 33 (0) 1 72 36 30 67 – Fax. 33 (0) 1 45 87 43 18 – Service abonnements : 33 (0) 1 40 94 22 22 – Fax. 33 (0) 1 40 94 22 32 – Directeur de la publication Jean-Pierre Cuq (FIPF)
Directeur de la rédaction Jacques Pécheur (ministère de l’Éducation nationale – FIPF) Secrétaire général de la rédaction Sébastien Langevin Relecture/correction Marie-Lou Morin
Relations commerciales Sophie Ferrand Conception graphique Miz’enpage - www.mizenpage.com – Commission paritaire : 0412T81661. 50e année.
Comité de rédaction Dominique Abry, Isabelle Gruca, Valérie Drake, Pascale de Schuyter Hualpa, Chantal Parpette, Jacques Pécheur, Florence Pellegrini, Nathalie Spanghero-Gaillard.
Conseil d’orientation sous la présidence d’honneur de M. Abdou Diouf, secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie : Jean-Pierre Cuq (FIPF),
Pascale de Schuyter Hualpa (Alliance française), Raymond Gevaert (FIPF), Michèle Jacobs-Hermès (TV5), Xavier North (DGLFLF), Soungalo Ouedraogo (OIF), Florentine Petit (MEN),
Jean-Paul Rebaud (MAEE), Madeleine Rolle-Boumlic (FIPF), Vicky Sommet (RFI), Jean-Luc Wollensack (CLE International).
Le français dans le monde //n° 374 //mars-avril 2011
1
2-3 Autopromo-BAT_N°374- 230X270 17/02/11 15:25 Page2
50e anniversaire // contribution
À vos plumes !
Le français dans le monde a 50 ans
Le français dans le monde lieu de
mémoire, lieu de votre mémoire
E
n juin 2011, Le français dans le monde
fêtera sa cinquantième année de parution. Pour certains d’entre vous qui
sont fidèles à la revue depuis le premier numéro, c’est cinquante ans de
votre histoire que raconte cette complicité entretenue numéro après numéro.
Pour les plus nombreux, c’est un moment de leur
histoire professionnelle. Pour d’autres encore, ça
aura été une brève rencontre peut-être fortuite,
parfois déterminante.
Bref, il y a eu dans la vie professionnelle de nombre d’entre vous des moments « français dans le
monde »…
Nous voudrions à l’occasion de ce numéro anniversaire tisser ces cinquante ans de mémoire individuelle et collective. Faire le grand récit de cette
solidarité qui relie chaque lecteur, quelles que
soient sa condition d’enseignement et sa situation
d’enseignant.
Pour fêter ensemble cet anniversaire, à vous
maintenant de prendre la plume et de nous apporter votre témoignage sur un moment de
votre histoire commune avec la revue.
Parce que Le français dans le mondeest véritablement
un lieu de mémoire, au sens où l’entend l’historien
Pierre Nora : un lieu d’élection où s’est incarnée la
mémoire collective de tous ceux qui ont eu et qui ont
à cœur d’enseigner le français, où s’est manifestée de
manière continue la volonté de promouvoir une
langue chargée autant d’universalité que de diversité, où s’est construit au fil du temps ce « lien », réclamé, dès l’origine « entre tous ceux qui enseignent le
français dans le monde et dont beaucoup – dans leur
activité professionnelle – se sentent isolés ».
2
Envoyez vos textes :
n par courrier électronique
objet « Le français dans le monde
a 50 ans » à : [email protected]
n par voie postale, à l’adresse suivante
Le français dans le monde
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9 bis rue Abel Hovelacque
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Langues françaises : chaque mois,
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Le français dans le monde // n°374 // mars-avril 2011
Les enseignants de l’Alliance
française Paris Île-de-France
prodiguent des conseils sur le blog
dédié aux nouveaux enseignants,
partagent leurs expériences sur le
blog consacré à l’enseignement aux
enfants et aux adolescents, explorent les dernières innovations pédagogiques sur le blog du multimédia,
lancent des débats, avec le concours
de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris sur le Français sur
objectifs spécifiques.n
3
4-5 GRAPHE-BAT_N°373- 230X270 16/02/11 16:17 Page4
interlude //
« On ne naît
pas femme :
on le devient. »
Simone de Beauvoir,
Le Deuxième Sexe
« L'avenir de l'homme est la femme
Elle est la couleur de son Âme
Elle est sa rumeur et son bruit
Et sans Elle, il n'est qu'un blasphème. »
Louis Aragon, Le Fou d'Elsa
Femmes
« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même,
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend. »
Paul Verlaine, Poèmes saturniens, « Mon rêve familier »
© Marcus Lund/cultura/Corbis
« La seule chose
qu'on puisse tenir
pour certaine quand
une femme vous dit :
“Je serai prête dans
cinq minutes”, c'est
qu'elle parle français. »
La fiche pédagogique
à télécharger sur :
www.fdlm.org
4
« Dieu n'a pas fait
d'aliments bleus.
Il a voulu réserver
l'azur pour le
firmament et
les yeux de
certaines femmes. »
Alphonse Allais
Pierre Dac
Le français dans le monde // n°374 // mars-avril 2011
4-5 GRAPHE-BAT_N°373- 230X270 16/02/11 16:17 Page5
« Je suis
contre
les femmes,
tout contre. »
Sacha Guitry
« [...] ce nom que toutes
les femmes pourraient
donner à leur mari :
le loin-près. Ni jamais là
ni jamais ailleurs.
Ni vraiment absent
ni vraiment présent. »
Christian Bobin,
Le Très-Bas
« L'admission des femmes
à l'égalité parfaite serait
la marque la plus sûre de
la civilisation, et elle doublerait
les forces intellectuelles
du genre humain. »
« On a toujours
assez vécu,
quand on a eu le
temps
d'acquérir
l'amour
des femmes
et l'estime
des hommes. »
Pierre Choderlos
de Laclos,
Les Liaisons
dangereuses
« Il faut deux
mois pour qu'une
femme connaisse
son homme et
deux vies pour
qu'un homme
connaisse
sa femme. »
Lewis Trondheim,
Pour de vrai
Stendhal, De l’amour
Le français dans le monde // n°374 // mars-avril 2011
5
6-7 Portrait-BAT_N°374- 230X270 16/02/11 16:18 Page6
époque // portrait
© Ferrante Ferranti
Dans un pays où le livre
reste souvent difficile
d’accès, publier a valeur
d’engagement.
Dans les années 2000, « l’Algérie se reconstruisait, tout comme le réseau de
distribution de livres. Dans ce pays, la lecture et le livre sont un combat ».
Sofiane Hadjadj :
éditeur à Alger, éditeur engagé
Par Nicolas Dambre
L
À l’occasion de leurs 10 ans, les
Éditions Barzakh sortaient un recueil
de nouvelles et de photos sur Alger.
6
’entre-deux, c’est ce que
signifie le nom de sa maison, les Éditions Barzakh.
« C’est un terme issu
du Coran, qui désigne
l’isthme, les limbes, un non-lieu où
errent les âmes. La littérature est un
entre-deux, un territoire d’ambiguïté,
un lieu complexe de l’imaginaire », explique Sofiane Hadjadj. Cet homme
élégant au regard pénétrant et sa
compagne, Selma Hellal, ont en
commun une passion : la littérature.
Ensemble, en 2000, ils créent à Alger
les Éditions Barzakh. Et pourtant ce
n’est pas par la littérature que Sofiane
Hadjadj est entré dans la vie active,
mais par l’architecture. Il aurait préféré faire de la philosophie ou des
sciences humaines, mais ses parents
ne le voyaient pas d’un très bon œil.
L’architecture, avec sa dimension
créative, lui semble alors un bon
« entre-deux ». Né à Alger en 1970,
petit dernier d’une fratrie de cinq
frères et sœurs, Sofiane Hadjadj commence vers l’âge de 10 ans à se passionner pour les romans de Charles
Dickens, Alexandre Dumas ou Marc
Twain. Au lycée, ce sont Kafka et
Dostoïevski qui le touchent, parce
qu’ils font écho à la situation de l’Al-
Sofiane Hadjadj en six dates :
1970 : naissance à Alger.
1989 : études d’architecture en
France.
2000 : création des Éditions
Barzakh à Alger.
2002 : première coédition avec les
Éditions de l’Aube, puis les Éditions
du Bec en l’air et Actes Sud.
2010 : grand prix de la Fondation
néerlandaise Prince Claus.
2011 : publication en France, chez
Actes Sud, du premier roman de la
jeune auteure Kaouther Adimi.
Le français dans le monde // n°374 // mars-avril 2011
© Jean-François Rollinger / ANA
6-7 Portrait-BAT_N°374- 230X270 16/02/11 16:18 Page7
« Il y a un réel désir d’expression, un bouillonnement
social que l’on trouve en Tunisie, en Égypte ou ici. Les
auteurs traduisent toujours l’état d’une société [...].
Lorsque l’on exerce le métier d’éditeur, c’est forcément un
engagement politique dans des pays comme les nôtres,
où l’autocensure prend le pas sur la censure... »
gérie d’alors, à son régime bureaucratique et totalitaire. Le baccalauréat obtenu à Alger, le jeune homme
part alors en France en 1989 effectuer des études d’architecture qu’il
termine en 1997. À Paris, Sofiane
rencontre Selma, étudiante en
sciences politiques.
Un projet un peu fou
Entre deux époques, celle de la décolonisation et celle de l’ouverture actuelle de l’Algérie au reste du monde,
Sofiane Hadjadj fait partie de ce qu’il
appelle la « génération sacrifiée »,
celle des Algériens de son âge.
Entre deux rives de la Méditerranée,
devenu architecte, Sofiane Hadjadj
continue à être aussi partagé entre
son métier et la littérature qui
occupe le reste de son temps. Revenu
à Alger, il organise alors des rencontres dans une librairie voisine de son
cabinet, crée avec un ami une revue
artistique et littéraire. Selma, elle,
est journaliste.
C’est la fin des années 1990, la fin
d’une période sombre en Algérie. La
situation de l’édition dans le pays est
alors désolante, quelques gros éditeurs publient des ouvrages essentiellement pratiques. La littérature
algérienne existe surtout hors d’Algérie, avec de grands auteurs publiés
en France, au Liban ou en Syrie. Certains de ces auteurs se sont exilés,
sous peine d’être assassinés par les
islamistes. Quand Sofiane et Selma
décident de créer les Éditions Barzakh, ils gardent leur métier respectif. Leur argent et celui de la
famille ou d’amis financent ce projet
un peu fou. « Nous étions complètement inconscients, sans expérience
dans le domaine de l’édition, ce qui
nous a fait perdre beaucoup de temps.
Le français dans le monde // n°374 // mars-avril 2011
L’Algérie se reconstruisait, tout comme
le réseau de distribution de livres. Dans
ce pays, la lecture et le livre sont un
combat. Ce sont pour nous une passion
au sens plein : un engagement. »
Avec la fin du terrorisme et l’afflux de
la manne financière du pétrole, la
situation économique algérienne
s’améliore : l’État met alors en place
un programme d’aide à l’édition. Les
nouveaux auteurs sont de plus en
plus nombreux, des maisons d’éditions se créent. « Il y a un réel désir
d’expression, un bouillonnement social
que l’on trouve en Tunisie, en Égypte ou
ici. Les auteurs traduisent toujours
l’état d’une société, comme l’expliquaient Deleuze et Guattari dans
Kafka. Pour une littérature mineure,
un ouvrage qui m’a profondément
marqué lorsque j’étudiais à Paris.
Quand on exerce le métier d’éditeur,
c’est forcément un engagement politique dans des pays comme les nôtres,
où l’autocensure prend le pas sur la
censure. Il y a un triangle interdit :
politique, religion et sexe, mais ce sont
des lignes rouges avec lesquelles les
créateurs jouent. »
Le choix de l’indépendance
Entre deux langues, l’arabe et le
français, les Éditions Barzakh ont
publié depuis une dizaine d’années
une centaine de livres dont les deux
tiers en français. Le catalogue de la
jeune maison d’édition entremêle littérature classique ou plus expérimentale, rééditions et nouveautés,
écrivains consacrés et jeunes auteurs
(Hajar Bali, Sid Ahmed Semiane…)
et réserve une place de choix à une
poésie arabe d’une grande vitalité.
Le souhait de Selma Hellal et de
Sofiane Hadjadj est de créer un
patrimoine littéraire, ici, en Algérie,
et d’y faire émerger de nouvelles
voix. « Nous avons racheté les droits
éditoriaux de certains auteurs publiés
en France ou au Liban, comme par
exemple Rachid Boudjedra. Désormais, nous demandons aux auteurs
algériens qui publient à l’étranger de
réserver leurs droits pour l’Algérie,
pour que nous n’ayons pas à acheter
des droits à un éditeur étranger pour
un auteur algérien. C’est une des
conditions de notre indépendance »,
observe Sofiane Hadjadj, qui développe par ailleurs des coéditions, en
particulier avec Actes Sud.
Malheureusement, le livre reste cher
pour la plupart des Algériens, l’offre
est peu diversifiée et le pays compte
seulement 30 librairies pour 35 millions d’habitants. Le Salon international du livre d’Alger – avec ses
700 000 visiteurs – est donc le rendez-vous incontournable de l’édition, qui s’ajoute aux nombreux évènements organisés dans des salons
plus modestes ou dans des universités. Une bonne vente se situe entre
4 000 et 5 000 exemplaires. Depuis
2008, le couple se consacre entièrement aux Éditions Barzakh, vivant
d’un seul salaire, avec quatre employés. Quand ils ne sont pas au milieu des livres, nos deux éditeurs
consacrent une bonne partie de leur
temps libre à leur seconde passion :
le cinéma américain des années
1930. « Nous sommes fascinés par ces
comédies sociales de Capra, Cukor ou
Wilder, nées après la crise de 1929 et
la fin de la prohibition. Elles expriment une joie de vivre qui nous
manque aujourd’hui. » n
Le livre reste cher
pour la plupart des
Algériens, l’offre est peu
diversifiée et le pays
compte seulement
30 librairies pour
35 millions d’habitants.
© Marc Garanger / Epicureans
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époque // regard
Comment gérer
la diversité ?
Les réflexions de
Philippe d’Iribarne
au croisement
de l’ethnologie,
de la sociologie et
de la philosophie
politique…
© Shutterstock
« Le multiculturalism e
Avec Philippe d’Iribarne
Comment est née l’idée de ce livre
sur Les Immigrés de la République ?
Philippe d’Iribarne : J’ai été très
surpris par la violence du débat sur
« l’identité nationale » qui a agité la
France en 2009. Il a montré les tensions entre deux conceptions de la
vie en société : d’une part, le principe d’une société de citoyens, fondée sur l’égalité républicaine et la
non-discrimination, qui remonte à
la Révolution française ; d’autre
part, une attention forte portée à ce
qu’est chacun – sa famille, son parcours, ses origines… Ces deux vi-
© H.Triay
Philippe d’Iribarne, directeur de recherche au CNRS
à Paris et auteur de L’Étrangeté française (2006),
vient de publier Les Immigrés de la République.
8
sions coexistent parfois au sein d’un
même individu, avec un hiatus entre
l’idéal et le comportement.
Ces deux conceptions se
retrouvent dans la question de
l’immigration…
Ph. d’I. : Pendant longtemps a prévalu l’idée d’une assimilation des immigrés. La France était convaincue
que ses valeurs étaient universelles :
elle était la patrie des droits de
l’homme. L’assimilation se trouvait
justifiée : elle signifiait accéder à
l’universel. Avec la fin de la Seconde
Guerre mondiale, la chute du nazisme, la décolonisation et le recul
de l’influence française, le principe
du respect des cultures a pris le pas
sur l’assimilation. Il s’agit d’assumer
la diversité, et de la gérer, dans une
société qui se veut multiculturelle1.
On a donc abandonné l’idée d’une
assimilation ?
Ph. d’I. : L’assimilation est devenue
idéologiquement inacceptable en
France, mais elle demeure encore
dans les faits : l’interdiction de
la burqa ou des signes religieux
à l’école relève de cette logique.
La France est loin du modèle multiculturel anglo-saxon : elle est attachée à la non-ségrégation, elle
défend le principe de la solidarité
et de la mixité sociale et refuse les
classifications ethniques. Ce qui
n’empêche pas d’autres classifications, notamment toute une hiérarchie sociale, qui est, elle, totalement
assumée.
Ce modèle français n’est-il pas en
panne ?
Ph. d’I. : L’intégration des vagues
d’immigration italienne, polonaise,
espagnole s’était faite progressivement. En tout cas avec la deuxième
génération. À l’heure actuelle, les enfants ou petits-enfants d’immigrés
de pays du Sud sont moins bien intégrés que leurs parents ! Ils connais-
Le français dans le monde // n°374 // mars-avril 2011
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Erratum
compte rendu
« Toute société a besoin d’un socle commun »
En France, la législation permet de
modifier un nom pour qu’il sonne
plus français. Mais l’inverse n’est
pas vrai : impossible pour ceux qui
le souhaiteraient de reprendre le
nom de famille de leurs parents ou
grands-parents, francisé après la
Seconde Guerre mondiale pour
effacer une consonance juive !
Pour Philippe d’Iribarne, l’exemple
est révélateur des contradictions de
la société française qui, malgré ses
idéaux universalistes, cherche à
créer un univers de noms familiers,
destiné à faciliter l’intégration.
L’intégration est pourtant en
panne à l’heure actuelle. Entre un
idéal affiché de société multiculturelle et un attachement dans les
faits à l’assimilation, la France a du
mal à gérer sa diversité. À travers
l’analyse notamment des discours
politiques et des médias, l’auteur
des Immigrés de la République s’intéresse au fossé qui s’est creusé
entre intégration politique d’un
côté et manque d’intégration dans
le corps social de l’autre. Pour lui,
le vrai multiculturalisme est une
utopie, semblable à celle de la société sans classes voulue par Marx :
toute société a besoin d’un socle
commun. À commencer par une
langue partagée par tous. n
Dans la conclusion de l’entretien avec Antonio Casilli,
paru dans cette même rubrique dans le n°373 du
Français dans le monde, il
fallait lire : « D’un autre côté,
le web change effectivement les comportements.
[Certes,] les Tea Parties
américaines, rassemblées
par le biais des réseaux sociaux, sans qu’elles aient
de chef de file reconnu
[sont un exemple des dérives populistes de ces
usages. Mais les expériences citoyennes des dernières années, tels les collectifs de militants du web
en Europe et en Asie,] ont
donné aux hommes politiques de belles leçons de
démocratie participative. » n
m e se paie très cher »
sent un taux de chômage élevé, une
délinquance plus forte. L’intégration
dans le corps politique – la nationalité française avec les droits et les devoirs qui l’accompagnent – ne signifie pas l’intégration dans le corps
social.
Pour vous, le multiculturalisme
n’est pas une solution à la
gestion de la diversité.
Ph. d’I. : Le multiculturalisme se paie
très cher. Par la ségrégation et les
inégalités, comme on le voit en
Grande-Bretagne ou aux États-Unis.
En Europe du Nord, où ont été mises
en place des politiques intermédiaires entre le modèle anglo-saxon
et le modèle français, le vote populiste xénophobe fleurit, notamment
aux Pays-Bas et en Suède. En France,
le multiculturalisme n’a pas non plus
que des défenseurs : Fleur Pellerin,
la présidente d’origine coréenne du
Club XXIe siècle, se veut exclusivement française ; l’imam de Bor-
deaux, Tareq Oubrou, recommande
lui aussi une forte intégration…
Voyez-vous une issue à l’impasse
actuelle ?
Ph. d’I. : On assiste à un début d’interrogation. La Ligue internationale
contre le racisme et l’antisémitisme,
par exemple, ne paraît pas insensible
à un questionnement sur le multiculturalisme.Les choses commencent à bouger.n
1. Société qui fait coexister plusieurs cultures.
Propos recueillis par Alice Tillier
Le français dans le monde // n°374 // mars-avril 2011
extrait
« Pour des générations d’immigrés,
l’allégeance à la société française, à son
histoire, à ses valeurs, est pour l’essentiel allée de soi. […] S’assimiler, c’était
faire oublier que l’on était différent en
se comportant comme un “vrai Français”, pas seulement en étant respectueux des lois de la République, mais
en adoptant les manières d’être qui
prévalaient au sein de la société […]
Mais les temps ont changé. Nombre
de descendants d’immigrés venus du
Sud ne suivent pas les traces de leurs
prédécesseurs. Les uns ne se sentent
guère français, d’aucune façon. D’au-
tres, tout en affirmant haut et fort leur
état de citoyen français, donc leur
allégeance au corps politique, sont
prêts à affronter le corps social et entendent bien le faire plier, face à leurs
exigences de reconnaissance, au nom
du respect de leurs droits. […]
L’idée d’une intégration gommant les
différences, d’une “assimilation”, est
maintenant repoussée, jugée contraire
au respect de l’autre. »
Philippe d’Iribarne, Les Immigrés de la République.
Impasses du multiculturalisme, Seuil, coll. La couleur
des idées, 2010, p. 85-87.
9
10-11 tendance et sport-BAT_N°374- 230X270 16/02/11 16:22 Page10
époque // tendance
© Vincent Isore / Apercu Presse
L’édition 2010
a récolté plus de
84 millions d’euros
de promesses de
dons.
Du Téléthon à la Journée de
la gentillesse, les sollicitations
caritatives révèlent un
nouveau comportement
social des Français.
La générosité
au secours de la solidarité
Par Jacques Pécheur
M
ontant total des
dons déclarés par
les Français en
2009 : 1,7 milliard
d’euros ; contribution moyenne par foyer fiscal :
335 euros. Certes, ce ne sont pas les
chiffres du Royaume-Uni ou des
États-Unis, mais la générosité publique a connu en France en l’espace
d’une quarantaine d’années une progression spectaculaire. Et ce, dans
un pays qui faisait jusqu’alors plutôt
confiance à la fonction de redistribution de son État-providence.
Mais voilà, l’État-providence manque
de moyens et ne peut plus palier à
tout. Alors l’exclusion, la précarité, la
pauvreté sont devenues affaire de
générosité. Une générosité aussi bien
sollicitée par les associations qui s’occupent de précarité comme Les Restos du cœur, de santé publique
comme le célèbre Téléthon ou de
pandémie comme le Sidaction ; par
l’émotion télévisuelle suscitée par les
10
grandes catastrophes, que celles-ci
touchent les Français de près (le
tremblement de terre à Haïti) ou de
loin (le tsunami en Asie du Sud-Est) ;
ou encore par les grandes ONG
comme Médecins du monde ou les
associations incontestables comme
le Secours populaire, le Secours
catholique et surtout la fondation
Emmaüs, attachée à la figure la plus
emblématique et la plus populaire de
France, l’abbé Pierre.
Une question d’empathie
Quant au spectre des motivations,
disons qu’il est large : le désir de s’occuper des autres, la motivation première des 14 millions de bénévoles
que regroupe en France l’ensemble
du monde associatif, ou les douloureuses épreuves infligées par les
drames personnels, les maladies de
proches conduisent à entrer dans les
mouvements associatifs.
Sur toutes ces motivations, le psychanalyste Serge Tisseron a mis un
nom : l’empathie. Dans un ouvrage
récent, L’Empathie au cœur du jeu
Donner en ligne
Le don en ligne représente aujourd’hui
1,8 % de l’ensemble des dons des particuliers : un chiffre modeste, même s’il a
une bonne image et est considéré
comme un bon outil de collecte. C’est
surtout dans les situations d’urgence
que les particuliers ont recours au don en
ligne : 60 % des dons recueillis pour le
tremblement de terre à Haïti ont été faits
via Internet.
De nouvelles formes de collecte apparaissent comme celles portées par le site
Aiderdonner.com qui permet à chaque
internaute d’organiser une collecte de
fonds, d’abord auprès de ses proches,
pour une cause qui lui est chère.
social (Albin Michel), il définit l’empathie comme « la capacité à s’acclimater au paysage intérieur de l’autre,
à accepter de comprendre les choses –
au moins partiellement – de son point
de vue ».
Mais cette générosité peut aussi
avoir d’autres motivations, notamment chez les grands mécènes, qui
contribuent tout de même pour près
de la moitié (45,5 %) à l’ensemble
des dons déclarés par les Français.
À côté de l’intérêt fiscal, le don est
souvent envisagé par les grands
mécènes comme un tribut, une
contrepartie à la réussite sociale.
Mais une contrepartie qui génère des
attitudes ambivalentes : soit que ces
mécènes laissent agir les associations, soit au contraire qu’ils s’engagent et ciblent des projets particuliers. Si l’on en croit les chercheurs
du Laboratoire d’Anthropologie des
Institutions et des Organisations
(Laios), c’est, semble-t-il, affaire autant de génération que de réussite
sociale. Ce qui est sûr, c’est que ça
reste une affaire de discrétion. ■
Le français dans le monde // n°374 // mars-avril 2011
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© BPI / Panoramic
époque //sport
« On est là pour magnifier
ce qui se passe, tout en
conservant un aspect objectif. »
Filmer le foot,
© Léo Ridet
Depuis le début des années
2000, la réalisation
française pour filmer
un match de football est
reconnue pour son savoirfaire. Enquête.
c’est raconter une histoire…
Par Pierre Godfrin
O
nze juillet 2010 en
Afrique du Sud. Dans
la régie du stade de
Johannesburg, le Français François-Charles
Bideaux a le privilège de réaliser pour
la télévision la finale de la Coupe du
Monde entre l’Espagne et les PaysBas. Sur les sept équipes de réalisation
du Mondial sud-africain, trois étaient
françaises. Selon Dominick Brette, qui
réalise des matchs de football depuis
sept ans, cette prééminence du modèle français s’explique principalement par un savoir-faire certain, mais
également par la toute-puissance de
HBS, la société suisse productrice des
trois dernières Coupes du Monde
et des matchs de la ligue 1 française
depuis l’été 2008.
Si la façon de filmer les matchs de
ligue 1 est reconnue pour sa qualité,
c’est en grande partie grâce à un
cahier des charges, appelé « process »,
qui ne laisse rien au hasard : « La manière de filmer en France se rapproche
de celle des pays majeurs comme l’Angleterre ou l’Espagne, mais le “process”
édicté par HBS rend notre travail uniforme. Tous les réalisateurs ont le même
nombre de caméras positionnées au
même endroit. Seuls quelques détails
dans la façon de mettre en images changent », affirme Dominick Brette.
Mettre l’accent sur l’émotion
La création de Canal+ en 1984 a en
tout cas été l’élément déclencheur de
l’émergence de l’école française, affirmée ensuite par la qualité de la réalisation du Mondial 1998 en France.
Au point que la réalisation italienne
apparaisse aujourd’hui désuète :
« Concrètement, c’était ce qu’on faisait
il y a dix ans. Il n’y a aucune structure
dans la mise en images. »
Pourtant la façon de réaliser un match
ne diffère pas fondamentalement
d’un pays à un autre, mais quelques
disparités subsistent : « Par exemple, en
Angleterre, la manière de travailler est
un peu différente car elle est liée à la
configuration des stades et à l’essence
même du jeu britannique [beaucoup
Le français dans le monde // n°374 // mars-avril 2011
de va-et-vient avec un jeu très direct].
Ils sont donc plus sur du plan large avec
des groupes de joueurs. »
Cependant, la finalité est la même
partout en Europe : « On est là pour
raconter une histoire et magnifier ce qui
se passe, tout en conservant un aspect
objectif. » En effet, la manière actuelle
de filmer les matchs de football met
l’accent sur l’émotion. Le téléspecta-
« Pendant un match, le dialogue se fait
avec des mots simples, voire des regards, et la moindre erreur est rédhibitoire », confirme Dominick Brette
pour qui la pire crainte est de manquer un but en direct. Ce qui ne lui est
encore jamais arrivé… ■
Le match est une
musique. Les joueurs
écrivent la partition
et le réalisateur est
en face d’un piano avec
des touches devant lui.
teur doit se sentir au centre de l’action
et le réalisateur se mue alors en véritable chef d’orchestre pour diriger son
équipe : « Le match est une musique. Les
joueurs écrivent la partition et le réalisateur est en face d’un piano avec des
touches devant lui. Le but est l’alchimie
technique et humaine », s’emballe celui
qui réalise aussi du handball.
11
12-13 Economie BAT_N°374- 230X270 16/02/11 16:23 Page12
© Maugendre / Andia.fr
© Philippe Turpin / Belpress / Andia
époque // économie
70 % des ventes du groupe Carrefour en Europe s’effectuaient dans les hypermarchés en 1970.
Aujourd’hui, c’est seulement 30 %.
Les consommateurs ne disposent pas des mêmes moyens que la génération précédente.
La grande distribution
refait surface
Par Marie-Christine Simonet
L
a consommation de masse
est en pleine mutation.
Restructurations logistiques, vente par Internet,
apparition de produits
« ethniques »… Il faut innover dans
tous les domaines. Pour les grandes
enseignes, c’est ça ou mourir.
Deux chiffres pour comprendre le défi
auquel doivent répondre les grandes
surfaces : en 1970, les ventes dans les
hypermarchés représentaient 70 %
des ventes totales du groupe Carrefour en Europe. Actuellement, à peine
30 %. Même s’ils tombent de haut, les
« hypers » ne manquent pas pour autant de ressort. Certains ont même
une capacité de rebond assez étonnante, telle la société japonaise Aeon,
fondée il n’y a pas moins de deux cent
cinquante ans et qui fait toujours surface. Sur un marché nippon sclérosé
(vieillissement de la population et déclin démographique), Aeon n’a cessé
12
de se réinventer en créant de nouveaux formats, en développant sa
marque distributeur et en se déployant
à l’international.
Le changement de mentalité
des consommateurs
En Europe, il a fallu faire de même,
tant le comportement des consommateurs a changé. Ils ne disposent pas
des mêmes moyens, ni des mêmes envies, que la génération précédente. Le
recul de leur pouvoir d’achat s’est traduit par celui des dépenses alimentaires, qui est passé du premier au
troisième poste de dépenses . Et ce,
dans un contexte de multiplication
des enseignes et des hard-discounters, qui permettent d’acheter plus
pour moins cher.
Afin de « ferrer » le client et de le dissuader de se disperser ailleurs, il a fallu
innover et inventer : centres commerciaux avec l’hypermarché au cœur du
dispositif, outils de fidélisation tels que
des cartes de fidélité ou même des
Ces « magasins
dans le magasin »
ont pour but de
fournir une offre
plurielle et non
plus un espace
uniforme de
consommation
qui finit par
déprimer les
clients.
cartes de paiement délivrées par l’enseigne, services de voyages organisés,
de vente de billets de spectacles, de
cinéma… Trait de génie, les « hypers »
ont lancé leurs propres marques
– elles représentent près de 30 % de
part de marché désormais –, alternatives crédibles et d’un meilleur rapport qualité-prix que les marques nationales. Autre secteur en plein essor,
celui des produits alimentaires halal,
longtemps relégués au fond des
magasins. Un marché de niche ? Il
pèse près de 5 milliards d’euros ! Les
marques, internationales (comme
Nestlé) ou de distributeur (Casino),
ont investi ce segment en proposant
une multitude de références.
Les « hypers » Carrefour
rangent le bazar
À l’été 2010, le directeur général de
Carrefour Lars Olofsson a inauguré
près de Lyon un Carrefour Planet, un
nouveau type d’hypermarché assez
décoiffant, il faut bien le dire. Estimant
Le français dans le monde // n°374 // mars-avril 2011
12-13 Economie BAT_N°374- 230X270 16/02/11 17:20 Page13
en bref
La Fédération de l’E-commerce et de
la Vente à Distance (Fevad) indique
que le commerce en ligne a
progressé de 24 % en France en
2010. Le nombre d’acheteurs en
ligne a progressé de 12 % pour
atteindre 27,3 millions de personnes
et pour des dépenses qui ont atteint
31 milliards d’euros.
© Vincent Isore/Apercu
Les marques de
distributeur représentent
30% de part de marché.
© Florence Levillain / Signatures
Les hypers ont dû
se réinventer : création
de leur propre marque,
développement des
produits halal et bio…
que « le concept “tout sous le même toit”,
l'esprit bazar, appartiennent au passé »,
il entend positionner son groupe « plutôt comme un multi-spécialiste que
comme un généraliste ». Qu’on en juge :
le rayon fruits et légumes s’adjoint d’un
sushi bar et d’un fumoir à saumon, le
bio est développé, une conseillère maquillage officie au rayon beauté, les
mamans profitent des conseils d’un nutritionniste pour bébé… De tout – garderie d'enfants, cours de cuisine,
séances de massage… on en oublie –
pour (presque) toutes les bourses.
Et, merveille des merveilles, le chariot
se dote d’un GPS. Le consommateur
tourne dans les rayons sans s’y perdre
grâce à son chariot parlant. Ces « magasins dans le magasin » ont pour but
de fournir une offre plurielle et non
plus un espace uniforme de consommation qui finit par déprimer les
clients.
Une sensibilité nouvelle
au développement durable
La grande distribution a saisi un autre
moyen pour redorer son blason : le
développement durable. Elle y était
d’ailleurs fortement incitée par les
instances de l’Union européenne.
C’est ainsi que l’on a vu fleurir les écolabels, que les emballages ont été
réduits, les produits bio multipliés
(y compris dans les hard discount),
que la consommation énergétique des
grandes surfaces a reculé…
Dans le domaine de la santé, les
Le français dans le monde // n°374 // mars-avril 2011
© Lahcène Abib / Signatures
contrôles sanitaires se sont développés (la grande distribution a été sévèrement mise en cause dans plusieurs
crises alimentaires, notamment la
La conquête du
consommateur passe aussi
par Internet. Sur les sites
des hypers, le client peut
créer son espace personnel,
effectuer des courses en
ligne et être livré à domicile.
maladie de la vache folle).
Enfin, la conquête du consommateur
passe aussi par Internet et le téléphone
mobile. De plus en plus d’enseignes
disposent à la fois de magasins physiques et d’un site Internet. Le client
peut créer son espace personnel,
s’abonner à une newsletter, souscrire
à une carte de fidélité, obtenir des bons
de réduction, effectuer des courses en
ligne et être livré à domicile. Et lors de
son passage en caisse, il peut régler via
son portable. Ces mutations sont irréversibles. Les entreprises sont présentes sur les cinq continents, le marché se déploie à une échelle globale.
Les grandes mutations sociales, environnementales, sanitaires font désormais partie intégrante des politiques
commerciales de développement. ■
La fiche pédagogique
à télécharger sur :
www.fdlm.org
La Banque mondiale va accorder
un prêt de 250 millions de dollars
et un don de 35 millions de dollars
pour aider les pauvres touchés par
les conflits contre les islamistes
radicaux près de la frontière afghane.
Cousus d’ampoules ou libérant
du parfum, les tissus techniques ont
généré en 2010 un chiffre d’affaires
de 4 milliards d’euros en France.
Le secteur emploie ainsi 20 000 personnes dans 380 entreprises.
Le ministre saoudien du pétrole
a affirmé que les pays de l'Opep
pourraient augmenter leur production en 2011, « mais à des niveaux
moindres que les années
précédentes », afin de « répondre à
la demande mondiale en hausse ».
Un rapport publié par le ministère
chinois de la Protection de l’environnement indique que la dégradation de
l’environnement par les industries a
fait perdre à la Chine l’équivalent de
145 milliards d’euros, soit 3,9 % de
son produit intérieur brut (PIB).
13
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époque // évènement
Le repas gastronomique des Français
est désormais inscrit au patrimoine
culturel immatériel de l’humanité
par l’Unesco. De quelle gastronomie
s’agit-il ? Est-elle menacée ?
Par Nicolas Dambre
I
© Jacques Gavard
l est 9 heures à Paris. Dans
son bureau des ChampsÉlysées, Pierre Gagnaire est
au téléphone avec le chef de
son restaurant de Séoul, en
Corée. Crabe, navet, homard, patate
douce, foie gras… Il lui précise le
menu qu’il veut voir proposé dans
l’un de ses 12 restaurants répartis sur
la planète. Tel un chef d’État, évoquant sa politique étrangère à l’un de
ses ambassadeurs, le cuisinier étoilé
ne laisse rien au hasard, avec une
idée très précise de chaque menu,
de chaque plat. Ses restaurants de
Tokyo, Dubai ou Las Vegas sont
autant de représentants de la gastronomie française.
Mais les chefs étoilés par le Guide
La gastronomie française, nouv e
Michelin* représentent-ils la gastronomie française ? Hors de France,
ils incarnent pour beaucoup une certaine conception de la cuisine,
sophistiquée, imaginative, mais parfois un peu élitiste. Pierre Gagnaire
avoue : « Je n’aime pas trop le terme de
gastronomie, avec sa connotation
bourgeoise, mais je n’ai pas d’autre
mot… Évidemment, notre métier
engage de l’énergie, des produits de
très grande qualité, beaucoup de personnel, de la mise en scène : tout cela
a un coût. Nous naviguons toujours
14
entre l’aspect commercial et l’aspect
créatif. Mais nos restaurants restent
des lieux démocratiques, comme les
théâtres ou les salles de concert. »
Passerelles entre cuisine
Ces chefs sont les héritiers des cuisiniers des cours royales, lieux de surenchère dans des produits toujours
plus prestigieux pour une noblesse
étalant des goûts de plus en plus
raffinés afin de se différencier socialement. L’historien britannique
Stephen Mennell analyse ainsi la
sophistication de la cuisine française
comme une survivance de l’Ancien
Régime*. Les étoiles, délivrées par le
Guide Michelin, font subsister ce système hiérarchique.
Avec des menus de 100 à 300 euros,
la « grande cuisine » de ces chefs n’est
souvent pas accessible au commun
des mortels. Également chef étoilé,
Guy Savoy se défend : « Si nous en
sommes arrivés là, c’est bien parce qu’il
existe une gastronomie populaire.
Un peu comme dans le sport, tout le
monde commence avec les mêmes
Le français dans le monde // n°374 // mars-avril 2011
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française, la transmettent et la réinventent.
bases. Et parmi tous ces amateurs, on
trouvera les sportifs de haut niveau. »
Il y aurait donc un socle commun et
des passerelles entre la « grande cuisine » et celle de tous les jours.
Pierre Gagnaire ajoute : « À travers
ce que nous faisons, nous défendons
aussi un art de vivre avec ses codes,
Une Cité de la gastronomie ?
Jean-Robert Pitte, ancien président de
la Sorbonne, défend le « repas gastronomique des Français » depuis 2007
pour qu’il soit finalement inscrit en
novembre 2010 par l’Unesco au patrimoine immatériel de l’humanité. Il
analyse : « La gastronomie est un
concept trop large pour l’Unesco, nous
avons donc présenté le repas gastronomique des Français, qui est plus celui des
fêtes, avec son décorum, ses plats, ses
vins, ainsi que l’art de la conversation
autour du repas. Cela nous semble être
un élément fondamental de l’identité
des Français. Ce sont des savoir-faire : de
Hors de France, les chefs
étoilés incarnent pour
beaucoup une certaine
conception de la cuisine,
sophistiquée, imaginative,
mais parfois un peu
élitiste.
Lexique
Lucía Iglesias Kuntz, de l’Unesco.
L’inscription par l’Unesco engage désormais la France à appliquer des mesures de sauvegarde et de mise en valeur de ce patrimoine. Cela passe
notamment par le projet de la Cité de
la gastronomie, défendu par la mission de Jean-Robert Pitte, « qui ne
serait pas un musée mais la vitrine
d’un patrimoine vivant ».
Guide Michelin : annuaire gastronomique de référence qui recense et
note les restaurants et les hôtels,
créé au début du XXe siècle.
Ancien Régime : nom donné à la
période de l’histoire de France allant
de la fin de la Renaissance à la
Révolution française.
Récupération commerciale
Chef du restaurant berlinois Maremoto, Cristiano Rienzner est un
adepte de la cuisine moléculaire*, il
est circonspect quant à cette reconnaissance internationale : « Pour moi,
la cuisine chinoise devance la cuisine
française : elle existe depuis 3 000 ans,
Cuisine moléculaire : elle vise à utiliser ce que font chimiquement les
ingrédients ensemble pour que les
processus soient mieux maîtrisés.
Piano : grand fourneau professionnel d’un restaurant.
❷
❸
navet au colombo, par Pierre Gagnaire.
❷ Guy Savoy entouré de son équipe.
❸ Pierre Gagnaire au piano*.
© Jacques Gavard
❶ Canard laqué, poivron rouge, feuille de datte,
© Laurence Mouton
© Laurence Mouton
❶
v eau trésor de l’humanité
ses rituels… qui peuvent être appliqués dans le quotidien par une jolie
nappe ou un effort de présentation
d’un plat.Certains légumes oubliés,
les céréales, l’huile d’olive, le design,
la mise en scène de la table sont remis
en avant par le monde de la cuisine.
Nous donnons envie aux gens. Ceux
qui ne viennent pas dans nos restaurants achètent par exemple des livres
de cuisine ou regardent des émissions
télévisées, l’on n’a jamais autant
parlé de cuisine en France ! » Ces
chefs, ambassadeurs de la cuisine
production, de choix, de mise en œuvre
et de présentation. »
En novembre dernier, à côté du repas
gastronomique, ont été par exemple
inscrits le flamenco espagnol, l’acupuncture chinoise ou la fauconnerie.
« Les États peuvent proposer une fois
par an des éléments pour les inscrire
sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Un comité intergouvernemental,
formé de représentants de 24 pays,
examine les candidatures au regard
de cinq grands critères », précise
Le français dans le monde // n°374 // mars-avril 2011
utilise une impressionnante variété
d’épices, elle est très diversifiée selon les
régions de Chine. La caractéristique
première de la cuisine française, c’est la
tradition, que les chefs doivent perpétuer de toute urgence. La gastronomie
est menacée par les fast-foods et les
plats préparés, c’est la chose la plus
triste qui soit ! »
Gilles Fumey, enseignant-chercheur
autour des cultures alimentaires,
estime dans son ouvrage Les Radis
d’Ouzbékistan que « le plaisir que les
Européens, les Chinois et les popula-
tions du Moyen-Orient mettent dans
leur assiette est une construction sociale que reprennent à leur compte les
responsables de marketing en tentant
de le privatiser : “ se faire plaisir”, tel serait le nouveau diktat. Rien de moins
certain si le plaisir est d’abord quelque
chose qui se partage. »
Guy Savoy demeure néanmoins optimiste : « Il suffit de faire un tour sur les
marchés de France ou de constater l’intérêt des Français pour la cuisine. Et les
fast-foods aussi participent à la diversité culinaire ! » n
15
16-17 Dans le vie-BAT2_N°374- 230X270 16/02/11 17:11 Page16
époque // une journée dans la vie de… (1/6)
© Sarah Nuyten
© Sarah Nuyten
9 h 15
8 heures
Les bénévoles arrivent au centre de
distribution de Liévin pour charger les
produits.
René vérifie les stocks de son
« Resto », hébergé dans une
salle municipale.
René, bénévole aux Restos
La main sur le cœur
La commune de Lens, dans le Pas-deCalais, est l’une des villes les plus
pauvres de France. Chaque semaine,
des bénévoles des Restaurants du cœur
y distribuent des paniers de nourriture
aux plus démunis. René Bailliez, ancien
chauffeur-livreur à la retraite, dirige
l’un de ces « Restos ».
I
Par Sarah Nuyten
lest à peine 8 heures.
Dans le nord de la France, la
ville de Lens s’éveille. René
Bailliez, 58 ans, arrive place
Saint-Léonard, déjà fringant.
À ses côtés, son épouse MarieJeanne. Un tour de clé, et les voilà entrés dans la salle municipale aux murs
rose saumon, le quartier général des
Restos du cœur de Lens. « Café ? »,
lance René, un grand sourire aux
lèvres. Un sourire qui, de toute la jour-
16
née, ne désertera pas le visage de cet
homme à l’air débonnaire.
Durant la demi-heure suivante,
les bénévoles arrivent au comptegouttes. Christiane, Marie-Thérèse,
Stéphane, Martine, Patricia, Vany…
Ils sont 18 à s’occuper de l’antenne de
la place Saint-Léonard. On bouge les
tables, on s’affaire dans le gardemanger, on examine les stocks…
Lorsqu’un camion arrive : « Allez les
hommes, on va chercher les provisions,
s’exclame René, le café, ce sera après. »
9h15. Stéphane, Claude, Guillaume et René arrivent au centre de
distribution de Liévin. Les garçons
s’occupent de charger le camion des
Restos. René, lui, rejoint le petit bout
de femme qui l’attend tout sourire :
« Alors, on va pouvoir donner des bébés
aujourd’hui ? » lui demande-t-il, assortissant sa question de quatre bises.
« Oh que oui ! » lui répond MarieThérèse, dite « Madame Bébé ». Cette
bénévole de 77 ans gère les couches,
le lait maternisé, les pyjamas, et autres indispensables de l’enfant de 0 à
2 ans, distribués une fois par mois.
« Bébés », produits frais, puis légumes : René fait le tour du dépôt.
10h30. « Ah, enfin ! » De retour
place Saint-Léonard, le camion vidé,
René s’assied autour de la grande
table, une tasse de café-chicoré entre
les mains. Patricia, une des bénévoles, vient le trouver : « J’ai deux
dames là. Regarde, ça, c’est leurs revenus… » Ensemble, Patricia et René
examinent le dossier, tandis que dans
l’entrée, une jeune femme blonde,
longiligne, attend son tour, l’air ailleurs. Le mardi matin, c’est le jour des
admissions. Ce centre lensois compte
303 bénéficiaires et, chaque semaine,
trois nouveaux inscrits en moyenne.
11 heures. « Oh là, il y a du boulot
LES RESTOS
EN CHIFFRES
830 000
personnes accueillies.
58 000 bénévoles.
103 millions de repas
distribués.
2 056 centres et
annexes dans toute la
France.
30 000 bébés de
moins de douze mois
aidés.
530 000 donateurs,
pour 65 000 000 €
de dons et legs.
avec les chicons ! », s’exclame René.
Le français dans le monde // n°374 // mars-avril 2011
16-17 Dans le vie-BAT2_N°374- 230X270 16/02/11 17:12 Page17
© Sarah Nuyten
© Sarah Nuyten
13 h 30
15 h 30
Les gens continuent à arriver pour bénéficier
d’un panier complet. Au total, 130 personnes
viendront ce jour-là.
Une demi-douzaine de bénévoles
s’activent autour de caisses d’endives.
Le don d’une grande surface, qu’il
faut minutieusement trier pour ne
conserver que les légumes les plus
frais. Jusqu’à midi, les petites mains
sont à l’œuvre. René va et vient, il
supervise tout : « On fait notre inventaire pour savoir ce que l’on va pouvoir
distribuer aux gens », explique-t-il.
« Et les spaghettis, ils sont où ? » Lancée début décembre, la campagne de
distribution dure un peu plus de quatre mois. Aujourd’hui, les bénéficiaires lensois auront droit à un
panier complet : produits laitiers,
madeleines, carottes, haricots,
pommes, côtelettes ou poisson…
© Sarah Nuyten
Pendant la distribution,
René a toujours un
chocolat pour les enfants.
Une fois par mois, des produits pour les
nourrissons, récoltés par Marie-Thérèse,
sont distribués aux familles.
pouce, René profite d’un moment
d’accalmie pour avancer dans les dossiers. Dehors, les bénéficiaires sont
déjà nombreux à patienter. Un dernier petit café, et c’est parti pour la
distribution. René va ouvrir la porte :
« Allez, entrez ! On ne va pas vous manger ! » René rejoint sa table de produits bébés. Sandrine, la trentaine,
est une des premières à être servies.
Au fil des tables, ses sacs se remplissent. La jeune femme est venue avec
deux de ses enfants. Laurent, 14 ans,
suit sa mère en silence, un sac à la
main ; Yohan, 4 ans et une bouille
d’ange, ouvre grand le sien. Sandrine
vient ici chaque mardi depuis cinq
ans : « Ça aide vraiment bien. » Chez
elle l’attendent son mari et leurs trois
autres fils. « Il a quel âge, votre bébé ? »
demande René. La jeune maman
repartira avec du lait deuxième âge,
des petits pots, des couches… « Et toi,
mon bonhomme, tu veux une pièce en
chocolat ? » Le retraité s’accroupit,
tend une boîte au blondinet. Après
Yohan, la petite Leïla, 2 ans, aura elle
aussi droit à son chocolat. Et ils ne
seront pas les seuls. René le sait, « ils
aiment bien ça, les gosses ».
« Et toi, mon bonhomme,
tu veux une pièce en
chocolat ? » Le retraité
s’accroupit, tend une boîte
au blondinet.
15h30. Pendant plus de deux
heures, les gens et les Caddie colorés
défilent. Parfois, la misère est visible.
Bien souvent, elle est insoupçonnable. Certains bénéficiaires ont le
visage fermé, mais la plupart d’entre
eux sourient, apprivoisés par la cha-
13h30. Après un déjeuner sur le
Le français dans le monde // n°374 // mars-avril 2011
« Aujourd’hui, on n’a plus le
droit, ni d’avoir faim ni d’avoir
froid »
Les Restaurants du cœur ont été fondés en 1985 par Coluche, humoriste
et comédien français. Cette association loi de 1901, reconnue d'utilité
publique, devait être éphémère : elle
avait pour objectif de lutter contre la
pauvreté sous toutes ses formes et
d'aider les personnes les plus démunies, notamment par l'accès à
des repas gratuits. Vingt-cinq ans
plus tard, Les Restos du cœur existent toujours et ont servi plus d’un
milliard de repas depuis leur création.
Aujourd’hui, la pauvreté a pris un
autre visage : travailleurs pauvres,
retraités disposant d’une pension
insuffisante, jeunes chômeurs… L’action des Restos, toujours principalement soutenue par les dons, a été
étendue : elle vise désormais à aider
les plus démunis à se réinsérer socialement et de manière durable.n
leur de l’accueil, ou peut-être, aussi,
à force d’habitude. De temps en
temps, les bises claquent. « Avec le
temps, il y en a qu’on finit par très bien
connaître », justifie René. Vers 16h30,
tout le monde a été servi. Ou presque.
Dans l’équipe, trois sont à la fois
bénévole et bénéficiaires. Elles font
le tour des denrées, comme 130 personnes avant elles ce mardi-là.
18 heures. La salle rose saumon
est propre et rangée. Peu à peu, les
bénévoles repartent. René, lui, est loin
d’avoir terminé sa journée. « J’ai
encore deux heures de paperasse
devant moi, explique-t-il.Mais ce sera à
la maison ! » Être responsable d’un
Resto, une tâche trop lourde ? « J’aime
bien ça. Je me suis engagé, quoi », dit-il
simplement. Avant d’ajouter, avec un
clin d’œil : « Il y en a une qui râle de me
voir si occupé… » Derrière lui, MarieJeanne sourit. Lorsqu’il referme la
porte de la petite salle municipale, le
soleil est déjà couché. Et la place SaintLéonard est à nouveau déserte.n
La fiche pédagogique à
télécharger sur :
www.fdlm.org
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