Le cinémade Frank Capra : une certaine idée de l`Amérique

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Le cinémade Frank Capra : une certaine idée de l`Amérique
dossier
Frank Capra :
certaine idée de l’Amérique
Le cinéma de
une
Par Karim émile Bitar
Cyrano de Bergerac 1999
Directeur de recherche à l’Iris
Président de KB Consulting Group
« Un grand homme et un grand Américain, une inspiration pour
ceux qui croient dans le rêve américain. »
John Ford à propos de Frank Capra
« Vous étiez le navigateur qui connaissait le mieux l’art d’entraîner
ses personnages au plus profond des situations humaines
désespérées, avant de redresser la barre et de faire s’accomplir
le miracle qui nous permettait de quitter la salle en reprenant
confiance dans la vie. »
François Truffaut à Frank Capra
« Je chanterai la complainte du travailleur, du pauvre gars qui se
fait rouler par la vie, et celle de la veuve et de l’orphelin. Je prendrai
le parti de ceux qui risquent le tout pour le tout, des désespérés ;
je prendrai le parti de ceux qui sont maltraités en raison de la
couleur de leur peau ou de leurs origines. Que d’autres que moi
fassent des films sur les grands mouvements de l’histoire – moi,
je ferai des films sur le type qui balaie. Et si ce type est un amas
d’impulsions contradictoires, et si ses gènes le poussent à survivre,
à dévorer son prochain, alors que sa raison, sa volonté et son
A
vec Stanley Kubrick, Alfred Hitchcock,
Ingmar Bergman, Otto Preminger, John
Huston, Ernst Lubitsch, Akira Kurosawa,
Charlie Chaplin, Orson Welles et quelques
autres, Frank Capra fait partie de cette
petite quinzaine de grands cinéastes dont
on peut dire qu’ils ne se sont pas contentés
de marquer l’histoire du septième art, mais
qu’ils ont également réussi à bouleverser
les représentations culturelles et sociales
dominantes, à avoir un impact considérable
sur la vision du monde des spectateurs.
L’immigré sicilien dépositaire
et porte-drapeau des valeurs
américaines
Ce réalisateur de génie né en en 1897 au sein
d’une famille de paysans modestes, dans
un petit village reculé de Sicile1, allait aussi
devenir l’un plus brillants porte-drapeaux
du rêve américain. Avant de percer dans le
cinéma, il a vendu des journaux à la criée, il
âme le poussaient à aimer son prochain, je me sens capable de
comprendre son problème. Voilà le genre de films que je cherche,
un sujet où le « tu aimeras ton prochain comme toi-même » entre
en conflit ouvert avec l’agitation sociale ».
Frank Capra
« It’s a Wonderful Life (« La Vie est belle »), n’était fait ni pour
les critiques blasés ni pour les intellectuels fatigués. C’était mon
type de film pour les gens que j’aime. Un film pour ceux qui se
sentent las, abattus et découragés. Un film pour les alcooliques,
les drogués et les prostituées, pour ceux qui sont derrière les
murs d’une prison ou des rideaux de fer. Un film pour leur dire
qu’aucun homme n’est un raté. »
Frank Capra
« Face à l’angoisse humaine, au doute, à l’inquiétude, à la lutte
pour la vie quotidienne, Capra avait été une sorte de guérisseur,
c'est-à-dire un adversaire de la médecine officielle, et ce bon
docteur était aussi un grand metteur en scène. »
François Truffaut
a été plongeur dans un restaurant, il a exercé
sans honte des dizaines de petits métiers
sans jamais compter ses heures. Mieux que
beaucoup d’autres œuvres littéraires ou
artistiques, les films de Capra ont incarné
une certaine idée de l’Amérique éternelle et
ont illustré des valeurs américaines comme
l’optimisme, l’individualisme, l’ardeur au
travail, la poursuite entêtée du bonheur et
de l’épanouissement personnel, l’idéalisme,
la soif de liberté, l’esprit entrepreneurial,
la simplicité, la générosité, l’attachement
aux valeurs familiales et le refus de la
résignation.
Capra, comme beaucoup d’immigrés, a
tant aimé son pays d’adoption qu’il s’est
profondément imprégné de ses valeurs
et les a fait siennes, jusqu’à en devenir le
garant et le propagateur. Un peu comme
un autre Italien, Emile Zola, dans la France
des quelques années qui ont suivi la
naissance de Capra. Alors que les militants
nationalistes, les antidreyfusards et les
Ligues antisémites défilaient dans Paris aux
cris de « Mort aux juifs » et de «Mort à Zola
l’Italien », c’est ce « Zola l’Italien » qui est
devenu, comme l’a bien dit son ami Georges
Clemenceau, le dépositaire des plus belles
valeurs de la République française. C’est
« Zola l’Italien » qui a incarné « la conscience
humaine »2 et sauvé l’honneur d’un pays
profondément divisé.
Souvent, lorsqu’un pays est livré à ses vieux
démons, ce sont des nouveaux venus qui
deviennent les gardiens d’un certain état
d’esprit national. Trois ans après l’arrivée
de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour
1 - Frank Capra a raconté son enfance et son adolescence dans les premiers
chapitres de son autobiographie intitulée The Name above the Title, Da Capo
Press, 1997.
2 - Voir l’excellente série télévisée en 4 épisodes de Stellio Lorenzi, Emile Zola
ou la conscience humaine, diffusée sur Antenne 2 en 1978 et basée sur le
livre Bonjour Monsieur Zola d’Armand Lanoux. Elle est disponible en DVD et
sur le site internet de l’INA.
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dossier
France États-Unis
de l’élection présidentielle de 2002, le
regretté écrivain mexicain Carlos Fuentes me
confiera : « Les bas instincts sont présents
partout, dans tous les pays, et il se trouvera
toujours des politiciens qui feront carrière
en les exploitant. Mais la France que j’aime,
c’est aussi celle de Picasso l’Espagnol, de
Chagall le juif, de Kateb Yacine l’Arabe, de
Ionesco le Roumain, celle de Max Ernst
l’Allemand, de Diaghilev le Russe... »3.
Dans ce même esprit, on peut dire que c’est
Capra le Sicilien qui a le mieux incarné,
illustré et défendu l’esprit américain, tout
en mettant en garde contre les nombreuses
dérives possibles, notamment celle de
la ploutocratie, des manipulations du
populisme, de l’écrasement des plus faibles
par une classe politique asservie aux intérêts
privés et catégoriels. Pour Michel Cieutat,
professeur de civilisation américaine,
longtemps critique de cinéma à la revue
Positif, et auteur d’un des rares livres publiés
en France sur l’œuvre de Capra4, tous ses
films peuvent être analysés comme une
réflexion sur les valeurs américaines et sur
la façon de les préserver dans un monde
de plus en plus cruel.
Le refus du renoncement et
l’éternel retour de l’optimisme
américain
Les films de Capra sont en effet truffés
d’hommages aux pères fondateurs des ÉtatsUnis et le cinéaste cherche à puiser dans
cet héritage historique et philosophique des
leçons permettant d’affronter les difficultés
contemporaines. Des personnages de Capra
portent le prénom Jefferson ou le nom de
famille Paine. Dans Mr Smith Goes to
Washington, le héros retrouve une âme
d’enfant devant la tombe du général Grant,
et va plus tard se recueillir au Jefferson
Memorial pour reprendre courage après
avoir été calomnié. Le héros de Mr Deeds
Goes to Town est extatique lorsqu’il aperçoit
pour la première fois les monuments de
Washington qui avaient fait rêver le jeune
patriote qu’il était. Dans American Madness
(« la Ruée »), Walter Huston s’adresse à
des banquiers pusillanimes et hésitants à
octroyer des prêts en disant : « Vous dites
que les banques ne doivent prêter de l’argent
qu’à ceux qui peuvent produire des biens
matériels à titre de garantie. Sans doute,
Messieurs, ne vous apprendrai-je rien en
vous disant que la Dépression a balayé
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assez complètement les biens matériels
des gens. Mais elle n’a pas encore détruit
ce qu’Alexander Hamilton appelait le bien
le plus précieux de l’Amérique : la force de
caractère ! Nous devons faire confiance à
cette force, consentir des prêts sur cette
force. »
En effet, aucun des héros de Frank Capra
n’a jamais baissé les bras. Certes, beaucoup
d’entre eux ont traversé des périodes
de tristesse, de désenchantement voir
de désespoir absolu, ils ont contemplé
le suicide, mais ils ont fini par retrouver
l’espoir, reprendre le collier, travailler encore
plus dur pour atteindre leurs objectifs.
Comme Jefferson Smith, le héros de Mr
Smith Goes to Washington (« M. Smith au
Sénat »), comme George Bailey le héros de
It’s a Wonderful Life (« La vie est belle »),
tous deux incarnés par James Stewart, le
président Abraham Lincoln avait lui aussi
été confronté, selon ses biographes, à des
phases de dépression sévère, avant de
poursuivre la lutte.
L’humanisme « capraesque » face
à ses détracteurs
Si elle a suscité l’engouement de millions de
spectateurs, la Capra Touch, cette marque
distinctive du cinéma de Capra, n’en a
pas moins eu de cinglants critiques, qui
reprochaient au cinéaste de succomber à un
certain manichéisme et au sentimentalisme.
Alors que certains célébraient l’humanisme
« capraesque », d’autres ricanaient en
évoquant le « Capracorn », pour eux
synonyme de populisme et de mièvrerie.
Ces critiques se recrutaient aussi bien chez
quelques cyniques aux États-Unis que
dans les milieux postmodernes européens.
Alors même que Capra avait été l’un des
premiers à faire ce qu’on appellera plus
tard du « cinéma d’auteur », à revendiquer
la liberté absolue du créateur (« One Man,
One Film »)5, il sera parfois incompris par
certains cinéastes européens des années
1960 et 1970, pour lesquels le cinéma
était avant tout un moyen de réaliser des
prouesses techniques, que les effusions
d’émotion que l’on retrouve chez Capra
risquaient de venir occulter.
Pour ce qui est des accusations d’idéalisme,
un idéalisme puéril aux yeux des blasés,
Capra ne s’en est jamais défendu. Il assumait
totalement et se flattait d’avoir toujours gardé
une âme d’enfant et un regard innocent sur
un monde dont il n’était pourtant pas dupe.
Il voyait parfaitement toute la noirceur de
la comédie humaine, le bûcher des vanités
et toutes les hypocrisies ambiantes, mais
il voulait continuer de croire en l’homme
et en ses possibilités de s’amender, de
se racheter et de donner le meilleur de
lui-même. Cette valeur américaine par
excellence qu’est la rédemption, le devoir de
donner à chacun une seconde chance, est
au cœur de l’œuvre de Capra. Tocqueville
écrivait que la grandeur de l’Amérique ne
consistait pas à être plus éclairée que les
autres nations, mais plutôt en sa capacité
à réparer ses fautes. Dans le même esprit,
Capra offre toujours à ses héros la chance
de faire amende honorable.
Quant au populisme supposé de Frank
Capra, il faut, là aussi, rappeler que l’on
est bien loin chez Capra de ce populisme
basé sur l’exclusion et le rejet de l’autre
dont parlent aujourd’hui les politologues.
Le populisme de Frank Capra est bien au
contraire un refus de voir les petites gens
humiliés, méprisés, broyés par le système.
C’est une défense de l’égalité des chances à
une époque où les inégalités se creusaient.
C’est un plaidoyer en faveur du respect
de la dignité humaine face au pouvoir
débridé des grands conglomérats et de la
finance. C’est un éloge de la sincérité, de la
simplicité et de la fraternité. Capra voulait
défendre le message originel de Jésus
Christ face aux institutions susceptibles
de le dénaturer. Les héros de Capra ont
d’ailleurs souvent une dimension christique
et ces hommes intègres sont souvent
« crucifiés ». Capra croyait en la résilience
de l’individu mais savait aussi jusqu’à
quel point la condition humaine pouvait
être douloureuse. Sa défense du « peuple »
était donc aux antipodes de celles des
populistes qui flattent les bas instincts
à des fins politiques. On peut même lire
certains films de Capra, notamment Meet
John Doe (« L’Homme de la rue ») comme
une brillante dénonciation de ce populismelà, et comme une mise en garde contre
le risque de dérives fascisantes. Meet
John Doe mérite d’être revu aujourd’hui,
à l’heure où triomphe le Tea Party et alors
que les intégrations verticales menacent
la sacro-sainte liberté de la presse. Ce
film est à la fois une brillante réflexion
sur le journalisme 6, les manipulations
politiciennes et la montée du fascisme7.
dossier
Un homme de droite animé d’une
forte sensibilité sociale
Cet homme parti de rien devenu une légende
américaine, ayant réussi à transformer un
studio jusqu’alors marginal, Columbia, en
une « major company », fleuron du cinéma
américain, cet homme qui croyait aux vertus
du travail et à celles de la famille, a été
tout au long de sa vie un homme de droite,
même s’il eut une certaine admiration pour
le président démocrate Franklin Roosevelt.
Mais la droite dans laquelle se reconnaissait
Frank Capra était bien différente de la
droite américaine d’aujourd’hui, acquise au
darwinisme social, obnubilée par l’identitaire
et totalement soumise au pouvoir de
l’argent. Capra a toujours pris le parti des
agneaux contre les loups, des David contre
les Goliath. Quiconque revoit les films de
Frank Capra dans le contexte actuel est
tenté de faire le parallèle entre les hommes
d’affaires avides de pouvoir dénoncés par
Capra (notamment le Jim Taylor incarné
par Edward Arnold dans de M. Smith au
Sénat) et le personnage du milliardaire
excentrique Sheldon Adelson, qui s’efforce
aujourd’hui, à coups de dizaines de millions
de dollars de faire basculer les élections en
faveur de son candidat favori, celui qui sera
le protecteur de ses intérêts financiers et qui
relayera ses fixettes idéologiques, quand
bien même celles-ci seraient foncièrement
antidémocratiques voir racistes.
Frank Capra était à des années-lumière de
cette droite-là. La vertu cardinale était pour
lui celle de l’honnêteté. « Que l’honnêteté
est une qualité puissante ! » écrit-il dans ses
Mémoires. « Quelle que soit la couleur de
leur peau, quelle que soit la langue qu’ils
parlent, les hommes honnêtes bénéficient
de l’amour et de la confiance des autres.
L’homme honnête promène avec lui son
propre magnétisme, sa propre armée, sa
propre richesse, son propre bonheur et son
propre standing. Tout est contenu dans le
plus noble de tous les titres : celui d’homme
■
honnête. »
Filmographie sélective :
Pocketful of Miracles (« Milliardaire d’un jour »), 1961, avec Glenn Ford, Bette Davis,
Hope Lange, Arthur O’Connell
State of the Union (« L’Enjeu »), 1948, avec Spencer Tracy, Katharine Hepburn, Van
Johnson
It’s a Wonderful Life (« La Vie est belle »), 1946, avec James Stewart, Donna Reed,
Lionel Barrymore
Arsenic and Old Lace (« Arsenic et vieilles dentelles »), 1944, avec Cary Grant,
Priscilla Lane, Raymond Massey
Why We Fight (« Pourquoi nous combattons »), 1942, 1943, 1944, 1945 : films
antinazis coproduits par le Ministère de la guerre.
Meet John Doe (« L’Homme de la rue »), 1941, avec Gary Cooper, Barbara Stanwyck,
Edward Arnold
Mr Smith Goes to Washington (« M. Smith au Sénat »), 1939, avec James Stewart,
Jean Arthur, Claude Rains
You Can’t Take It With You (« Vous ne l’emporterez pas avec vous »), 1938, avec
Jean Arthur, James Stewart, Lionel Barrymore
Lost Horizon (« Horizons perdus »), 1937, avec Ronald Colman, Jane Wyatt, Edward
Everett Horton
Mr Deeds Goes to Town (« L’extravagant M. Deeds »), 1936, avec Gary Cooper, Jean
Arthur, George Bancroft
It Happened One Night (« New York-Miami »), 1934, avec Clark Gable, Claudette
Colbert
Lady for a Day (« La Grande dame d’un jour »), 1933, avec Warren William, May
Robson, Guy, Kibbee
The Bitter Tea of General Yen (« La Grande muraille »), 1933, avec Barbara Stanwyck,
Nils Ashter, Toshia Mori
American Madness (« La Ruée »), 1932, avec Walter Huston, Pat O’Brien, Kay Johnson
Forbidden (« Amour defendu »), 1932, Barbara Stanwyck, Adolphe Menjou, Ralph
Bellamy
Platinum Blonde (« Blonde platine »), 1931, avec Robert Williams, Jean Harlow,
Loretta Young
The Miracle Woman (« La Femme aux miracles »)1931, avec Barbara Stanwyck,
David Manners, Sam Hardy
Ladies of Leisure, 1930, avec Barbara Stanwyck, Ralph Graves, Lowell Sherman
The Donovan Affair (« L’Affaire Donovan »), 1929, avec Jack Holt, Dorothy Revier,
William Collier Jr.
The Power of the Press, 1928, avec Douglas Fairbanks Jr, Jobyna Ralston, Mildred
Harris
3 - Réflexions sur les intellectuels, la culture française et la littérature, Entretien
avec Carlos Fuentes, in Regards sur la France, de Karim Emile Bitar et Robert
Fadel (Seuil, 2007)
4 - Michel Cieutat, Frank Capra, Editions Payot et Rivages, 1994
5 - Voir à ce sujet le livre de Leland Poague, Frank Capra Interviews, University
Press of Mississipi, 2004, et notamment l’entretien avec James R. Silke et Bruce
Hentsell, qui a pour titre « One Man, One Film ».
6 - Thomas Jefferson disait : "I would rather have a free press and no government,
than a government and no free press." Dès 1928, dans l’un de ses premiers
films d’importance, The Power of the Press, Capra s’est efforcé de defendre
ce métier et d’illustrer les risques de dérive lorsque les appareils politiques
mettent la main sur les médias.
7 - Le livre dirigé par Charles Wolfe, Meet John Doe, Rutgers University Press,
1989, offre plusieurs chapitres d’analyse et contient le scénario intégral.
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