Le statut de la femme marocaine dans la « réforme constitutionnelle

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Le statut de la femme marocaine dans la « réforme constitutionnelle
Le statut de la femme marocaine
dans la « réforme constitutionnelle globale »
Pr. Florence JEAN
Maître de conférences, directrice des études de droit à l'Université de Corse
Dans la « réforme constitutionnelle globale » annoncée par Sa Majesté le Roi
Mohammed VI dans son discours du 17 juin dernier, le statut de la femme occupe une
place non négligeable même si ce qui est le plus généralement souligné par les média est
un rééquilibrage des pouvoirs au sein de l’appareil d’Etat.
Dès le préambule, il est proclamé que le Royaume du Maroc s’engage à « bannir
et combattre toute discrimination à l’encontre de quiconque, en raison du sexe ». Il est
remarquable que dans cet alinéa relatif à l’élimination des discriminations, celle qui est
relative au sexe est mentionnée en premier, avant celle relative à la couleur, aux
croyances, à la culture, à l’origine sociale ou régionale, à la langue ou au handicap.
Après ce préambule qui fait explicitement partie du bloc de constitutionnalité,
pour reprendre une expression chère à un constitutionnaliste français puisqu’il est précisé
in fine qu’il « fait partie intégrante de la présente constitution », le statut de la femme fait
l’objet de l’article 19 de la constitution. Cet important article est le premier du titre II
intitulé Libertés et droits fondamentaux.
Cet article dispose que « l’homme et la femme jouissent, à égalité, des droits et
libertés à caractère civil, politique, économique, social, culturel et environnemental,
énoncés dans le présent titre et dans les autres dispositions de la Constitution ainsi que
dans les conventions et pactes internationaux dument ratifiés par le Royaume, et ce, dans
le respect des dispositions de la constitution, des constantes et des lois du Royaume.
L’Etat marocain œuvre à la réalisation de la parité entre les hommes et les femmes. Il est
créé à cet effet, une Autorité pour la parité et la lutte contre toute forme de
discrimination ».
Un autre article du même titre concerne de manière incidente le statut de la
femme. C’est l’article 34 qui énonce que « les pouvoirs publics élaborent et mettent en
œuvre des politiques destinées aux personnes et aux catégories à besoins spécifiques. A
cet effet, ils veillent notamment à : traiter et prévenir la vulnérabilité de certaines
catégories de femmes et de mères ».
Avant d’essayer de mesurer l’apport de ces nouvelles dispositions
constitutionnelles quant au statut de la femme marocaine, il convient de rappeler que l’on
ne part pas de rien et qu’il existait déjà des acquis tant au niveau du droit constitutionnel
que du droit civil. L’égalité en matière de droits civiques et politiques entre l’homme et la
femme est déjà affirmée par l’article 8 de la constitution en vigueur qui proclame que
1
« l’homme et la femme jouissent de droits politiques égaux » et que « sont électeurs tous
les citoyens majeurs des deux sexes jouissant de leurs droits civils et politiques ». Par
ailleurs, la femme marocaine, en sa qualité de citoyenne, bénéficie déjà implicitement des
garanties constitutionnelles prévues aux articles suivants : liberté de circulation,
d’opinion, d’association, d’accès aux fonctions et emplois publics et à l’éducation…
Le statut de la femme marocaine n’est cependant pas jusqu’ici consacré dans sa
globalité par le texte constitutionnel actuel, tant s’en faut. Une part substantielle des
acquis de l’émancipation de la femme se trouve dans la Mudawwana réformée en 2003.
On se souvient que ces avancées consacrées par la réforme de la Mudawwana n’ont pas
été obtenues sans difficulté. Le code de statut personnel a été rédigé sous le règne de
Mohammed V dans les années 56-57 et le texte originel contenait déjà quelques
dispositions plus favorables à la femme que celle du droit musulman traditionnel par
exemple, la tutelle matrimoniale est un droit de la femme selon l’article 12 de l’ancienne
Mudawwana).
A la fin du règne précédent en 1998, un plan d’action pour l’intégration des femmes au
développement comprenant environ deux cents mesures visant une amélioration de la
condition de la femme au Maroc (éducation, santé, droit civil…) avait été présenté par un
collectif féministe1. Ce plan, soutenu par le gouvernement du premier ministre socialiste
Abderrahmane Youssoufi, n’avait pu aboutir en raison d’une très forte opposition
conservatrice animée par des éléments islamistes. Le 12 mars 2000, s’étaient opposées à
Casablanca et Rabat deux manifestions. L’une conservatrice, voire réactionnaire, avait
regroupé près d’un demi million de personnes dénonçant la désagrégation de la famille et
la perte d’identité de la femme tandis que celle des défenseurs des réformes n’avait
compté tout au plus qu’une centaine de milliers de manifestants. Il était surtout reproché
à cette réforme de faire prévaloir l’influence occidentale sur la tradition musulmane, en
d’autres termes, d’être le fruit d’une acculturation. Il a fallu attendre encore plusieurs
années pour envisager une évolution du statut juridique de la femme marocaine.
Ce statut de la femme tel qu’il résulte des différentes dispositions du droit positif
marocain est actuellement relativement avancé s’il l’on se cantonne tout au moins au
plan juridique. Il est en effet significatif que les bilans qui sont dressés périodiquement des
conséquences de la réforme de la Mudawwana depuis sa mise en application en 2004
évoquent beaucoup plus des manquements dans l’application des textes qu’une déficience
des normes.
Par exemple, malgré l’insuffisance de données statistiques, la règle du relèvement
de l’âge minimum pour le mariage des filles de 15 à 18 ans paraît bien largement
contournée : les exceptions sont très nombreuses et facilement obtenues souvent après un
simple examen médical.
Autre exemple, l’article 49 de la nouvelle Mudawwana a établi un dispositif
équitable dans les rapports patrimoniaux des époux : « les deux époux disposent chacun
d’un patrimoine propre. Toutefois, les époux peuvent se mettre d’accord sur les
conditions de fructification et de répartition des biens qu’ils auront acquis pendant le
mariage. Cet accord fait l’objet d’un document distinct de l’acte de mariage ». Or, cet acte
qui est éminemment protecteur des intérêts de l’épouse est souvent considéré par les
familles et une partie des praticiens comme une complication inutile. En effet, certains
‘adul-s l’écartent car ils estiment qu’il peut faire obstacle à la conclusion d’une union
matrimoniale et qu’il constitue une gêne dans la conduite des affaires privées du ménage.
1
MOHSEN-FINAN K, « La réforme de la Moudawwana » in « L’évolution du statut de la femme dans les pays
du Maghreb », Note de l’IFRI, programme Maghreb, juin 2008, pp 8-10.
2
Cette disposition de la nouvelle Mudawwana était pourtant l’un des éléments
essentiels de la réforme du code en 2003. Elle faisait partie des onze points importants
énoncés par Sa Majesté le Roi Mohammed VI dans son discours mémorable du 10
octobre 2003, dont huit d’entre eux constituaient directement des avancées considérables
du statut de la femme marocaine2. Les avancées du statut de la femme issues de la
réforme de la Mudawwana établissent un équilibre entre l’homme et la femme dans le
droit du mariage, des rapports patrimoniaux des époux, du divorce et de la répudiation,
ainsi que dans le droit de la filiation, de la garde des enfants et dans certaines dispositions
du droit successoral.
Au présent statut de la femme marocaine tel qu’il ressort de la constitution en
vigueur et de la Mudawwana, qu’apporte la nouvelle constitution ? On peut donner à cette
question une réponse d’évidence fondée sur les définitions bien connues du terme
constitution : « loi fondamentale et suprême que se donne un peuple libre » selon la
définition donnée par Elizabeth Zoller, la constitution, norme supra légale est un moyen
de conforter l’acquis législatif, « règle qui organise la production d’autres règles » selon la
définition de Michel Troper, la constitution devrait permettre de faire progresser le statut
de la femme.
I – La nouvelle constitution, garante des acquis en matière de statut de la femme
Comme cela a été rappelé, le texte actuel de la constitution ne mentionne
explicitement dans son article 8 que l’égalité des droits politiques et spécialement en
matière d’électorat et recouvre aussi, mais de façon implicite, l’éligibilité. Cependant, on
sait bien qu’au Maroc comme en France, le nombre de femmes élues aux différents
niveaux et particulièrement au Parlement, est nettement plus faible que celui des
hommes.
Au cours de la première décennie de ce siècle, des dispositions législatives ont été
prises pour pallier ce déficit. En France, c’est la loi du 6 juin 2000 sur la parité, au Maroc,
c’est l’introduction en 2002 d’une liste nationale réservée aux femmes qui a permis
l’arrivée de trente-cinq d’entre elles à la Chambre des Représentants où elles occupent
donc plus de 10% des sièges. Au Maroc comme en France, ces dispositions qui ne sont
que des éléments de la législation électorale sont encore parfois l’objet de contestations et
pourraient être remises en question par un revirement, même momentané, de l’opinion
publique ou l’accès au pouvoir d’une mouvance réactionnaire.
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1° placer la famille sous la responsabilité conjointe des deux époux ; 2° faire de la tutelle (wilaya) un droit de la
femme majeure ; 3° assurer l’égalité entre l’homme et la femme pour ce qui concerne l’âge du mariage, et
permettre aussi bien à la fille qu’au garçon confiés à la garde d’un adulte, de choisir au même âge, la personne
qui en aurait la charge ; 4° restreindre la polygamie et même la rendre exceptionnelle en la soumettant au
contrôle du juge et en donnant à la femme la possibilité de ne contracter mariage que sous condition actée que
son mari s’en abstienne et d’obtenir le divorce si le conjoint prend une nouvelle épouse ; 5° limiter le droit de
divorcer du mari en en prévenant l’usage abusif, en mettant en œuvre des procédures de médiation et de
conciliation, en ne validant qu’exceptionnellement le divorce verbal et en veillant à ce que le divorce ne soit
prononcé qu’après s’être assuré que la femme bénéficiera de tous les droits qui lui sont reconnus ; 6° en
élargissant les cas d’ouverture de divorce pouvant être invoqués par la femme en y incluant le manquement du
mari aux conditions stipulées dans l’acte de mariage ou le préjudice subi par l’épouse tel que défaut d’entretien,
abandon du domicile conjugal, sévices, violence ; 7° donner aux petits-enfants par leur mère les mêmes droits
successoraux à l’égard du grand-père que les enfants du fils du de cujus ; 8° permettre aux époux de convenir des
modalités de gestion des biens acquis par les époux pendant le mariage comme cela a déjà été évoqué.
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Il en est de même d’autres progrès constatés ces dernières années en matière
d’accession des femmes marocaines aux fonctions politiques, administratives et
diplomatiques. Lors des dernières élections communales, près de 20 500 femmes se sont
portées candidates, plus de 3400 ont été élues, alors qu’en 2003, elles n’étaient que 127.
Depuis 2006, la charge de gouverneur n’est plus un monopole masculin. Par ailleurs, une
dizaine de femmes sont ambassadrices du Royaume. Au plus haut de l’appareil d’Etat,
sept femmes font partie du gouvernement, soit près de 5%, ce qui n’est certes pas
beaucoup mais comparable à la situation de pays qui se targuent d’une émancipation de
la femme plus ancienne que celle du Maroc.
En 2006 encore à l’occasion de la journée de la femme, le Royaume du Maroc
avait déjà levé plusieurs réserves qui avaient été formulées sur les dispositions de
conventions internationales relatives au Code de la nationalité et aux droits de la femme,
au moment de l’adhésion ou de la ratification. Il s’agissait d’une vieille revendication des
associations féministes et de diverses ONG à laquelle il était opposé jusque là une
apparente contradiction avec certains principes de la chari’a. Il en résultait que la femme
dispose dans tous les cas du même droit que l’homme en matière de nationalité de ses
enfants, qu’elle bénéficie du droit de décider à égalité avec l’homme du planning familial,
qu’elle ne puisse pas être valablement fiancée ou mariée avant un âge minimum et pour
finir, que soit consacré le principe d’égalité entre l’homme et la femme.
Il est certain que ces acquis relevant tant du droit public que du droit privé sont
confortés et pérennisés par le premier alinéa de l’article 19 de la nouvelle constitution. De
même, les droits de la femme consacrés par la réforme de la Mudawwana de 2003 et tous
ceux qui avaient été acquis depuis la fin du règne de Mohammed V sont garantis contre
toute régression par un solide ancrage dans les articles 19 et 34 du nouveau texte
constitutionnel.
Il sera peut-être objecté par exemple que la proclamation de principes de droit civil
encombre inutilement le texte constitutionnel sans avoir de portée pratique immédiate et
que la Mudawwana se suffit à elle seule. Après tout, n’a-t-il pas été dit que le Code
Napoléon était la véritable constitution des Français sans que ses principes soient
incorporés dans les nombreuses constitutions dont la France s’est dotée ? Une première
réponse à cette objection a été donnée en soulignant la garantie que constitue la
consécration constitutionnelle. Il s’y ajoute une valeur symbolique non négligeable. En
plaçant l’émancipation de la femme marocaine au plus haut de la hiérarchie des normes
du droit national, cela montre de façon éclatante qu’il s’agit de l’un des axes principaux
de l’évolution du droit du Royaume. Cela pourrait d’ailleurs avoir un intérêt pratique si
le Maroc adoptait une institution comparable à celle de la question prioritaire de
constitutionnalité établie en France par la loi organique de décembre 2009, appliquée
depuis 2010. Mais j’aborde là le second volet de l’intérêt de la consécration
constitutionnelle du statut de la femme.
II – La nouvelle constitution, génératrice de progrès du statut de la femme
Le premier progrès issu du nouveau texte constitutionnel est de substituer aux
éléments disparates constituant jusqu’ici la condition féminine3 au Maroc, un véritable
3
BENYAHYA M. , « Recueil des documents et textes juridiques relatifs à la condition de la femme au Maroc »,
REMALD, n°48, Rabat, 2001.
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statut de la femme marocaine, c’est-à-dire un ensemble de principes normatifs cohérents.
Et ce progrès est lui-même générateur de progrès.
Au-delà de cette avancée formelle, le préambule et les articles 19 et 34 de la
nouvelle constitution contiennent de véritables innovations et ouvrent d’importantes
perspectives. « Le Royaume du Maroc, membre actif au sein des organisations
internationales, s’engage à souscrire aux principes, droits et obligations énoncés dans
leurs chartes et conventions respectives ». Celles-ci comprennent évidemment les charges
relatives à la condition de la femme et donc en particulier la Convention sur l’élimination
de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes adoptée le 18 décembre 1979
par l’assemblée générale des Nations Unies. Et même si cette volonté d’adhérer aux
conventions internationales relatives aux droits de la femme avait commencé
ponctuellement depuis plusieurs années comme nous l’avons déjà signalé, cette prise de
position générale est une avancée indéniable.
Nous avons déjà vu par ailleurs que dès le préambule, la nouvelle constitution
s’érige contre toute discrimination en raison du sexe. Or, la principale discrimination
dont souffre la femme, en tous cas la plus commune, tant au Maroc que dans le reste du
monde, est celle qui affecte des droits économiques et spécialement professionnels de la
femme. Pour diverses raisons, les droits économiques de la femme sont plus réduits que
ceux de l’homme, son accès aux emplois est plus restreint. Elle est généralement moins
rémunérée à égalité de travail et de compétences, il est exigé d’elle plus de qualification
pour accéder aux responsabilités. Elle accède plus rarement aux postes de décision tant
dans le secteur public que privé…
Le premier alinéa de l’article 19 de la nouvelle constitution, énumérant les droits
dont « l’homme et la femme jouissent à égalité », cite ceux qui ont un caractère
économique. Le dernier alinéa du même article établit un dispositif pour réaliser la parité
entre l’homme et la femme et lutter contre « toute forme de discrimination ». C’est dans
ce domaine que pourrait et devrait se manifester le plus d’avancées féministes secrétées
directement ou indirectement par les nouvelles dispositions constitutionnelles.
Pourrait, parce que sur ce point, la norme constitutionnelle, ce qui est
exceptionnel, ne se borne pas à l’édiction d’un principe mais en prévoyant une Autorité,
avec un grand A, elle se donne les moyens d’assurer l’effectivité de ce principe.
Devrait, parce que d’abord, il s’agit là pour le Maroc d’être l’agent d’une cause
mondiale mais aussi de manière plus spécifique, parce que le Maroc se doit dans ses
innovations d’être en cohérence avec les principes de l’islam.
En effet, la référence à l’islam est conservée et d’ailleurs, dans la constitution en
vigueur, il est bien établi qu’il s’agit d’un point non révisable. Le Roi reste Amir al
Mu’minin et comme il l’avait rappelé dans son discours mémorable du 10 octobre 2003,
annonçant les réformes de la Mudawwana, il ne peut en cette qualité « autoriser ce que
Dieu a prohibé, ni interdire ce que le Très Haut a autorisé ». La promotion de la femme
marocaine à une égalité complète avec l’homme ne peut être légitimée que dans une
démarche d’ijtihâd comme cela avait été le cas pour la réforme de la Mudawwana. Or,
l’une des justifications de la subordination de la femme à l’homme selon le verset 34 de la
sourate des Femmes, ce sont « les dépenses qu’ils font pour assurer leur entretien ». La
suppression de la dépendance économique passe par l’égalité dans toutes les rubriques de
ce secteur : profession, crédit, participation aux différentes instances décisionnelles, à la
direction des entreprises et des administrations, etc. Elle a un préalable qui est l’égal
accès à l’enseignement et à la formation professionnelle.
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L’égalité économique est donc bien la clef des autres droits et libertés que l’article
19 de la nouvelle constitution accorde « à égalité » à l’homme et à la femme : ce qui
relève du droit civil, politique, social, culturel et environnemental.
Le caractère délibérément exhaustif de l’énumération du premier alinéa de l’article
19 que l’on retrouve dans les autres alinéas et auparavant dans le préambule, concrétise
cependant, inévitablement, une rupture avec la tradition et c’est à ce titre d’ailleurs, que
cette constitution restera dans les mémoires comme l’une des étapes les plus significatives
de l’évolution de la femme au Maroc et même au-delà du Royaume.
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