Sade moraliste

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Sade moraliste
Sade moraliste. Le dévoilement de la pensée sadienne à la lumière de la
réforme pénale au XVIIIe siècle, par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer.
Préface de Maurice Lever, Genève, Droz, 2005, 575 pages.
Compte rendu par Michel Brix, Facultés Universitaires Notre-Dame de la
Paix, Namur.
Les spécialistes de Sade n’ont pu ignorer la publication, durant l’été
de 2005, du Sade moraliste de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer. À l’époque,
l’auteur fit en effet mener grand son de trompe au devant de son volume,
qui allait — si on devait l’en croire — révolutionner la critique sadienne : à
écouter M. Jeangène Vilmer, Sade moraliste était le premier ouvrage à faire
la preuve que l’interprétation dominante des œuvres de Sade, qui donne le
marquis pour un apologiste du libertinage et du Mal, est en réalité un
contresens. Ces annonces ont résonné curieusement à certaines oreilles, et
particulièrement aux miennes, puisque — au risque de passer pour
immodeste, il me faut le signaler — je pensais avoir moi-même fait la
lumière sur ce contresens dans mon livre Sade et les félons, paru en 2003
(Éditions de la Chasse au snark), et donné à connaître mes convictions en la
matière dans un ouvrage antérieur (L’Héritage de Fourier, 2001, même
éditeur) ainsi que dans plusieurs communications de colloques et articles.
M. Jeangène Vilmer s’est donc montré, à tout le moins, imprudent, voire
présomptueux, dans ses annonces. Mais soit. Faisons, puisque l’auteur de
Sade moraliste le veut, comme si mes travaux (et peut-être ceux d’autres
critiques, encore) n’existaient pas.
Une deuxième surprise, pas beaucoup plus agréable, m’attendait à la
lecture de l’ouvrage prétendument fondateur de M. Jeangène Vilmer. La
caste des « littéraires », à laquelle j’appartiens humblement, se fait
copieusement chapitrer au fil des pages de Sade moraliste. L’auteur a de
toute évidence un œuf à peler avec nous et il nous le fait savoir en nous
remontant sans arrêt les bretelles. À ses yeux, les « littéraires » sont les
responsables des « mauvaises » interprétations de Sade, qui se sont
déposées sur l’œuvre comme des strates opaques. On met au pilori notre
« lecture [de Sade] [...] fainéante, paresseuse, allant au plus facile » (p.
288), on nous accuse de « supercherie » (p. 288), de « bêtise » (p. 331),
d’avoir des « œillères » (p. 325) et d’être passés maîtres « dans l’art
d’esquiver les questions essentielles » (p. 288) ; à l’estime de M. Jeangène
Vilmer, nous sommes par surcroît des « caricaturistes » (p. 438), des
« simplificateurs » (p. 316), à l’occasion même des « pervers » (p. 322), en
tout cas des ignorants. (Signalons à ce propos, et avant d’en reprendre une
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louche, qu’on parle d’« ignorance crasse des textes » et non « grasse » [p.
331].) Le temps de retrouver son souffle, la pénitence continue, notée sur
une partition qui ne varie guère du début à la fin de cet épais volume :
nous, les littéraires, débitons « les mêmes platitudes depuis deux siècles »
(p. 19) — « La bêtise suit son cours ! » (p. 41) —, notre critique est
« redondante et paraphrastique » (p. 182), nos « centaines de publications
annuelles » sur le marquis véhiculent toutes une « grotesque erreur
méthodologique » (p. 46) et elles sont de surcroît « stériles et [...]
médiocres » (p. 23) ; enfin notre approche de l’œuvre sadienne est
« masturbatoire », « arrogante et égocentrique » (p. 24). C’est notre faute,
notre très grande faute, si l’auteur de Justine est enfermé dans la « camisole
littéraire » (p. 23) et prisonnier « d’un ghetto littéraire jalousement gardé
par quelques cerbères [qui sont-ils ?] — les autres suivent et opinent
sagement » (p. 23). M. Jeangène Vilmer nous interpelle sans ménagement
sur ce « gâchis » [p. 47] (« ... vous, messieurs les interprètes ... » [p. 289 ;
et les dames ?]) et il nous relègue tous dans le vaste « troupeau de la lecture
dominante, figée par le consensus mou et l’axiome d’un Sade
immoraliste » (p. 295), — axiome qui est qualifié d’« imbécile » (p. 293).
On n’est pas plus diplomate.
M. Jeangène Vilmer, de surcroît, ne s’en tient pas à des généralités :
de nombreux sadiens, plus ou moins connus, sont traînés à la barre et leurs
épaules ont à tâter des douceurs de la cravache et du martinet administrées
par une main sûre. Il n’est pas certain qu’ils aiment Sade jusque là. Et il y a
tout lieu de craindre qu’avec un tel livre, M. Jeangène Vilmer ne se fera pas
que des amis...
Ces gracieusetés sont réservées, on l’a dit, aux « littéraires ». La
lecture « littéraire » de Sade, c’est, à en croire l’auteur de Sade moraliste,
celle « où l’on ne juge une œuvre qu’au tribunal d’autres œuvres, où l’on
reste prisonnier d’un monde de fictions, sans trop se soucier de leur
génération et de leur enracinement dans la vie de l’auteur » (p. 30). Toute
inféodée qu’elle serait au principe de la transcendance de l’art, la critique
littéraire refuserait notamment de poser la question de la pensée de Sade, et
de la morale chez Sade. Pareil refus — pour ne prendre qu’un exemple
entre cent, voire entre mille — apparaîtrait notamment chez Catherine
Cusset, dont les travaux sont stigmatisés en ces termes : « [...] au pied du
mur, forcé de prendre position et de répondre à la question délicate de la
pensée de Sade, l’interprète [C. Cusset] va aussitôt noyer le poisson dans la
flaque littéraire, postuler, avec Barthes, qu’il n’y a rien de réel chez Sade,
que tout n’est que littérature — même la correspondance. Au diable le bon
sens ! Au diable la rigueur ! » (P. 272.)
On notera que M. Jeangène Vilmer cède, lui aussi, à la
simplification, en regroupant sous l’étiquette de « littéraire » une pluralité
d’interprétations qui se réduisent malaisément à une formule unique. Tels
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exégètes ont pu voir, par exemple, en Sade l’apologiste du crime
précisément parce que l’écrivain avait commis, dans sa vie, certains des
actes évoqués dans son œuvre. Plus largement, le présent ouvrage confond
en une seule « lecture dominante » les essais dérivés des thèses surréalistes
(Sade est le grand négateur, l’éternel rebelle ; il plaide pour une révolution
des corps souverains et ses héros libertins sont ses porte-parole), les études
qui assimilent les descriptions sadiennes d’orgies à des figures de
rhétorique et ignorent effectivement la question du « référent » (ainsi les
articles du n° 28 de Tel Quel en 1967, et le texte de Barthes dans Sade,
Fourier, Loyola), ou encore les analyses qui font de l’œuvre une simple
transcription de fantasmes destinée à soulager l’auteur et à exciter le lecteur
(dans cette hypothèse, les récits sont un matériau onirique et on n’a pas, ici
non plus, à poser la question du « référent »). De surcroît, les choses ne
sont pas aussi tranchées que l’écrit M. Jeangène Vilmer : à preuve
notamment le fait qu’il se recommande lui-même, pour sa démonstration
de « Sade moraliste », d’un certain... André Breton, dont est citée une
intervention au procès Pauvert de 1956 (voir p. 59). On observe d’ailleurs
au passage que l’auteur, curieusement, ne semble pas conscient du
caractère paradoxal d’un tel parrainage.
Mais trêve de chicanes. La gent « littéraire » n’a que trop longtemps
donné le spectacle de son incompétence. Le temps est venu, selon M.
Jeangène Vilmer, de laisser la place aux philosophes, aux historiens et aux
juristes « tenus à l’écart [par qui ?] durant deux siècles » et dont la
« contribution est nécessaire, précieuse et infiniment plus utile aux études
sadiennes que les platitudes de la littérature ordinaire » (p. 498). Sade
moraliste, dont l’auteur est précisément philosophe et historien du droit, est
donc censé faire se lever le premier soleil de cette ère nouvelle, qui doit
voir l’auteur de Justine sortir du ghetto littéraire où on avait fait de lui un
apôtre du Mal.
L’auteur nous emmène sur le territoire du droit, et emprunte sa
méthodologie à la logique et à la philosophie. À suivre M. Jeangène Vilmer
sur ces lignes de crête, il en coûtera, non peut-être ce qu’un sadien
malicieux pourrait suggérer, mais au moins plusieurs tasses d’un café bien
tassé. Nous entrons en effet dans un domaine où les obscurs ressortissants
du « troupeau » littéraire se trouveront bien souvent menacés de perdre
pied. C’est au demeurant ce qu’on peut craindre à lire la déclaration
d’intention de M. Jeangène Vilmer, avant qu’il ne nous appelle sur ses
traces :
La forme de la démonstration est classique : nous concevons le raisonnement
comme une chaîne d’idées. Mais, par sécurité, et plutôt que de laisser la possibilité de
briser la chaîne entière à celui qui couperait ne serait-ce qu’un seul maillon, les
propositions sont liées les unes aux autres par plusieurs arguments. C’est l’ordre, en
somme, qui démontre à lui tout seul. Aussi conseillons-nous au lecteur, outre d’être
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attentif à chacune des étapes, en voyant comment elle hérite sa légitimité de plusieurs
voies précédentes, de respecter scrupuleusement l’ordre de la démonstration, pour en
mieux saisir la force. / Il sera bientôt difficile, au beau milieu d’une partie toujours
dense, d’avoir une vue d’ensemble, de sorte que l’unité de l’ouvrage pourrait
n’apparaître qu’à la fin. Le lecteur, pour se guider, peut garder en tête cette forme
triangulaire d’une dialectique ascendante préparant trois prémisses jusqu’au chapitre II
de la deuxième partie, moment de la démonstration, pivot et levier du mouvement
général, et d’une dialectique descendante, ensuite, en troisième partie, tirant les
conséquences des résultats obtenus. / Cette méthode d’exposition, qui peut sembler très
naturelle à certains et difficile à d’autres, est celle de Descartes dans les Méditations.
On se croirait dans le boudoir ! Nous voilà en tout cas prévenus.
Le parcours épouse, dans un premier temps, la biographie sadienne
et la démonstration s’attache d’abord aux démêlés du marquis avec la
justice de son temps, qui ont abouti à l’incarcération à Vincennes, en
septembre 1778 : l’affaire Testard (1763), l’affaire Rose Keller, ou affaire
d’Arcueil (1768), l’affaire de Marseille (1772), le « scandale des petites
filles » (1775) et le procès d’Aix (juin-juillet 1778). Le lecteur note
d’emblée que l’essayiste se soumet à son tour à un des préjugés favoris des
sadiens « littéraires » : il minimise la gravité de ces affaires et la
« noirceur » du libertinage pratiqué par le marquis. À l’instar de beaucoup
de ses prédécesseurs, Monsieur Jeangène Vilmer ergote sur les coups de
fouet, sur la réalité des empoisonnements (à Marseille) ou encore sur le fait
qu’en 1772 la sodomie n’était quasiment plus punie en pratique (voir p.
139). L’ouvrage nous remémore ensuite le contenu des lettres écrites de
prison, qui montrent que Sade supportait très mal, non seulement
l’incarcération, mais surtout l’ignorance où on l’a toujours laissé du terme
de sa peine. Cette ignorance constituait pour lui, et on se l’explique
aisément, une quotidienne et implacable torture. Sauvé à plusieurs reprises
par l’arbitraire, qui avait notamment joué en sa faveur lors des affaires
Testard et Keller, le marquis a vu l’arbitraire se retourner contre lui (voir p.
173). Et une fois qu’elle a trouvé à se saisir de l’écrivain, la justice n’a plus
relâché sa proie. — On arrive à la Révolution. M. Jeangène Vilmer remet
en question, à bon droit, la thèse de « Sade jacobin » : dans la situation où
il se trouvait, l’écrivain était obligé de composer avec la nouvelle donne
politique en France, et ses faits et gestes de l’époque sont effectivement des
« gesticulations civiques » (p. 164), dans le but de se protéger. Convaincu
cependant d’« un état perpétuel de démence libertine » (p. 169), il
retrouvera les murs des prisons parisiennes : Sainte-Pélagie, Bicêtre, et
enfin l’hospice de Charenton.
Selon M. Jeangène Vilmer, Sade aurait été tenaillé par la volonté de
dénoncer ses bourreaux et de se venger des souffrances de sa détention et
de l’arbitraire qu’il endurait. Ainsi ses œuvres, où de grands criminels
développent leurs noires activités dans des lieux carcéraux, seraient
d’abord destinées à montrer que la prison ne guérit pas. Plus encore :
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l’œuvre donnerait à voir un monde où tout est toujours sanctionné, mais de
façon délirante. Le despotisme libertin singerait le despotisme judiciaire,
sous lequel a été broyé le prisonnier Sade : dans les récits, la punition est
arbitraire, incohérente, imprévisible et généralement affreuse (voir p. 252).
Mais cette imitation de la vie par la fiction est aussi un renversement : c’est
la vertu qui est châtiée et le vice qui est récompensé ; le puni — dans
l’ordre de la réalité — devient, dans les romans, celui qui sanctionne, et le
punisseur devient lui-même le puni.
À partir de l’hypothèse — que bien peu de gens contesteraient sans
doute — selon laquelle l’œuvre sadienne est une réponse à l’incarcération,
M. Jeangène Vilmer établit des passerelles entre la vie et les romans. Pour
« bien » lire ceux-ci, il faudrait des « clés », qui dévoilent, par exemple, tel
magistrat réel derrière tel personnage, ou Mme de Montreuil derrière le
masque de Juliette. Les libertins des fictions feraient le portrait de ceux que
Sade considérait comme ses bourreaux. Quant à l’écrivain lui-même, il se
serait représenté lui-même à travers le personnage de Justine, « allégorie »
de l’innocence persécutée (voir p. 279).
On pourrait rétorquer à M. Jeangène Vilmer que pareille
« vengeance » — qui ne trouve à s’exprimer que dans des ouvrages dont
l’auteur est obligé de cacher qu’ils sont de lui — semble de bien peu
d’effet. Ne retomberait-on pas ici, à nouveau, dans l’« ornière » d’une
lecture de l’œuvre comme ressassement infini d’une révolte, où Sade
apparaît finalement aussi puéril que lorsqu’on le fait s’obstiner dans ses
« erreurs » et marteler des appels incessants à la révolution des corps
souverains ? De surcroît, l’assimilation de Sade et de Justine, et
l’autoportrait que l’écrivain ferait de lui-même en victime injustement
persécutée, nous rappellent que M. Jeangène Vilmer a tenu à « minimiser »
les forfaits du marquis. Mais est-ce que Sade a réellement consacré son
œuvre à répéter, sur un mode détourné, de continuelles protestations
d’innocence, ou est-ce que cette œuvre s’attache plutôt à mettre au jour ce
qui a conduit l’écrivain dans l’impasse où il se trouve ? C’est lui, tout de
même, qui s’est fourré dans ce guêpier. Et ses romans montrent comment la
logique interne du libertinage — qui se nourrit de transgressions toujours
plus fortes — condamnait le libertin à commettre un jour le pas de trop, le
forfait sur lequel la société ne fermerait plus les yeux. Quant à prétendre
que Justine incarne Sade, c’est à mon avis donner à ce personnage de
fiction une épaisseur qu’il n’a pas : Justine représente la naïveté
indécrottable des « gentils » vis-à-vis du Mal en général et vis-à-vis de
ceux qui ont le projet de nuire en particulier ; Justine se trouve exactement
dans la situation des personnages des Liaisons dangereuses qui sont en
relation avec la marquise de Merteuil et avec Valmont et imaginent
aveuglément que ces deux individus sont, comme la majeure partie de
l’humanité, indifférents au bonheur ou au malheur d’autrui. Le principal
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avantage des « méchants » sur les « gentils », c’est la consternante candeur
des « gentils ».
Mais revenons aux développements proposés par Sade moraliste. Si
Justine est Sade, si les romans sont des plaidoyers contre l’arbitraire enduré
par l’écrivain, alors certains discours des personnages fictionnels doivent
être attribués au marquis. Ainsi quand les héros libertins critiquent les lois
et les punitions établies. Mais comment faire la part des choses ? M.
Jeangène Vilmer a reproché aux « littéraires » d’interpréter, de façon
caricaturale, les discours des héros comme des confessions de Sade. Sade
moraliste, nous promet-on, fera le tri, « selon des critères méthodologiques
aiguisés » (p. 290), entre ce qui revient à l’auteur et ce qui ne doit pas lui
être imputé comme un aveu : tâche des plus délicates, qui consiste à mettre
au jour la « logique » des discours, dans les fictions sadiennes. À l’examen,
il est permis de douter de la pertinence des critères méthodologiques
utilisés par M. Jeangène Vilmer dans cet exercice de funambule. Ainsi, la
troisième partie de l’ouvrage (« L’Ordre sadien, ou ordre corrigé. Principes
de philosophie pénale »), où Sade devient une espèce de réformateur à la
Beccaria, ne convainc guère. On se prend même à chercher ce qui reste de
la thèse initiale lorsque M. Jeangène Vilmer nous demande de croire que
Sade militait, en fait, pour une organisation rationnelle et contrôlée de la
prostitution dans les villes (voir p. 423-424), et aussi pour que des « crimes
sexuels » comme la sodomie et l’adultère (crimes au regard du Code pénal
de l’Ancien Régime) soient « dépénalisés » (voir p. 425-426). Par surcroît,
le lecteur de Sade moraliste s’entend un peu plus loin expliquer qu’à
travers des personnages comme Saint-Fond ou Noirceuil, Sade ne
s’égratignerait nullement lui-même, parce que son libertinage à lui serait
« véniel » et que l’œuvre de fiction en prônerait la reconnaissance (voir p.
490). On se perd dans toute cette casuistique et on note que pareil « Sade
réformateur » flatte, curieusement, nos idées modernes, ainsi que le culte
que nous rendons aujourd’hui à une licence partagée « entre adultes
consentants », selon la formule bien connue. Le lecteur ici se défend mal de
l’impression que M. Jeangène Vilmer lui a fait faire cet immense détour
par l’histoire du droit pour finalement lui présenter un Sade très banal, qui
aurait « gentiment » annoncé notre « gentille » libération sexuelle. Un Sade
de Club Med...
Décréter que Saint-Fond n’est pas Sade, c’est oublier que Saint-Fond
pousse à la limite les principes dont se prévalait le jeune aristocrate avant
de se voir jeter sur la paille des cachots. Saint-Fond, c’est le Sade d’Arcueil
que l’on aurait laissé aller, de transgressions en transgressions, au bout de
l’engrenage libertin, i. e. jusqu’à la négation délirante d’autrui.
L’originalité des romans du marquis est de nous faire ressentir quasi
physiquement l’horreur de cette montée vers l’indicible, qui commence
dans une atmosphère de licence amusée et sous le masque du droit au
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plaisir. On connaît le passage célèbre, au début des Cent Vingt Journées de
Sodome, où, s’adressant au lecteur, Sade lui annonce la peinture d’écarts
« qui [l’]échaufferont [...]. » Prévenu, on glisse dans la forteresse de Silling
un œil égrillard, sans se sentir plus coupable qu’un libertin faisant
l’expérience de lubricités « mineures ». Le libertinage est un chemin qu’on
ne suit « que sur des fleurs ; un excès amène l’autre, l’imagination toujours
insatiable nous amène bientôt au dernier terme, et comme elle n’a parcouru
sa carrière qu’en endurcissant le cœur », celui-ci a depuis longtemps fait un
sort à toutes les vertus qu’il contenait et ne s’émeut plus de rien. Les
grandes fictions sadiennes illustrent toutes cette logique infernale. Si M.
Jeangène Vilmer n’a pas compris que la mise à nu d’un tel engrenage
constituait le projet fondateur de l’œuvre du marquis, alors, qu’il nous
pardonne de le lui dire franchement, c’est que les enjeux essentiels du
propos sadien lui sont restés étrangers.
Il y a cependant, dans ce Sade moraliste, des pages auxquelles on ne
peut qu’applaudir : ainsi celles où on nous explique que Sade peint le vice
pour le faire détester (voir p. 294-330) et que la critique rejette, à tort, les
déclarations publiques de l’écrivain qui vont dans ce sens. Mais on fera
observer, au risque de se répéter, que le projet sadien est moins de peindre
l’horreur du Mal que de le faire voir en face, d’analyser la facilité avec
laquelle on le commet, une fois qu’on a mis le doigt dans l’engrenage, et de
montrer jusqu’à quelles extrémités il mène les individus. — On peut suivre
à nouveau M. Jeangène Vilmer quand il fait observer que Baudelaire avait
perçu l’intention profonde de Sade (voir p. 457-458) et avait compris après
lui que combattre le Mal impliquait d’abord de lutter contre ceux qui
refusent de le regarder face à face — car ils considèrent déjà ce savoir
comme une faute — et, de ce fait, s’exposent à lui être un jour ou l’autre
livrés. Mais M. Jeangène Vilmer a tort ensuite de céder aux sophismes —
que dénonce pourtant Sade — sur la nécessité du Mal, sur le fait « qu’une
vertu peut cacher un vice, et un vice une vertu » (p. 460) ou sur le fait que
le Mal est parfois un moyen d’arriver au Bien. À l’instar du relativisme
moral (ce qu’on appelle « crime » varie d’un bout à l’autre de l’univers),
ces sophismes tendent à faire accepter le Mal, à le rendre présentable, à le
donner pour inévitable, donc à endormir les consciences et les cœurs. On
ne respecte pas du tout la pensée du marquis en écrivant qu’il fondait sa
réflexion morale sur ce genre de prémisses. Les philosophes des Lumières,
par contre, ont une grande responsabilité, que Sade a soulignée, dans la
diffusion de tels sophismes. Il est regrettable, à cet égard, que M. Jeangène
Vilmer ne consacre que quelques maigres développements à « Sade et les
lumières » (p. 476-483). Contrairement à ce qu’affirme en ces pages trop
brèves l’essayiste, ce sont les critiques qui parlent de Sade comme d’une
réfutation vivante des Lumières, ou comme l’ombre des Lumières, qui sont
dans le vrai.
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En conclusion, on s’accordera avec M. Jeangène Vilmer pour ne plus
voir en Sade un apôtre du vice et de la négation d’autrui. Mais l’œuvre
sadienne n’est pas pour autant une sorte de plaidoyer pro domo pour un
« gentil » libertinage ; c’est plutôt une analyse, une introspection, dans
lesquelles l’auteur s’attache à mettre au jour les « illusions » qui ont
entraîné à la fois sa propre déchéance et l’ostracisme que la société n’a plus
cessé, à partir d’un moment donné, de lui manifester. — Un dernier mot
concernant « l’un des plus formidables contresens de l’histoire des idées »
— M. Jeangène Vilmer dixit —, celui qui fait voir en Sade un apologiste du
Mal. Y avait-t-il vraiment matière à emboucher les clairons ? Pareils
contresens s’avèrent très fréquents en histoire littéraire, où on assimile
régulièrement les écrivains à ce qu’ils racontent, et tout particulièrement à
ce qu’ils dénoncent. Ainsi Rabelais est souvent considéré comme un
outremangeur ; de même, on pense spontanément que Laclos est Valmont,
que Goethe est Werther, que Chateaubriand est René, que Benjamin
Constant est Adolphe, que Baudelaire prônait la consommation de drogues,
etc. Sade en personne était bien conscient de la banalité de ce genre
d’assimilations : « Il est si à la mode [...] de prétendre juger les mœurs d’un
écrivain d’après ses écrits, cette fausse conception trouve aujourd’hui tant
de partisans, que l’on n’ose presque plus, de nos jours, essayer une idée
hardie [...]. » (Notes littéraires, cit., p. 57.) Gageons que l’auteur de Justine
eût été plus indulgent que M. Jeangène Vilmer avec le « troupeau
littéraire » formé par ses exégètes des « deux derniers siècles ».
Michel Brix
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