cinq métiers inattendus

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cinq métiers inattendus
Témoignages
cinq
femmes
cinq métiers
inattendus
Barbara, Monique, Sandrine,
Claire et Natalia ont en commun
d’exercer des métiers qui
intriguent et un caractère bien
trempé, qui les fait avancer sans
se soucier du regard des autres.
Par Anne Ulpat
Photos Mathieu Zazo / Pasco and Co
pour Femme Majuscule
À 21 ans, Barbara menait déjà plusieurs
privilégié de cette artiste éclectique et
pyrotechnicienne
existences. Elle récupérait des meubles
boulimique. « Le feu transcende le danger
qu’elle vendait dans des brocantes ; elle
ressenti. C’est un partenaire à part endirigeait une galerie d’art, « un fiasco sur
tière. Lorsque je suis entourée des
le plan commercial mais une aventure
flammes ou de feux d’artifice, je ne suis
humainement passionnante » ; elle chanplus seule. C’est une vraie présence. »
tait de la java rock dans les rues de Paris
Barbara finit par intégrer la compaet dans les festivals partout en France :
gnie K, qui allie théâtre, musique,
« J’allais là où mon cheval me menait… »
masques, flammes et pyrotechnie, et
Barbara, 45 ans
Artiste dans l’âme, elle éprouve le besoin
monte un spectacle basé aussi sur le feu,
de tout essayer. Elle chante pour la
Les Femmes flammes, pour sa propre
compa­gnie Naphtaline, grimpe sur des échasses dans celle des compagnie, Lala. Il y a deux ans, elle passe un permis en artiNuits Blanches… « J’avais un appétit de créativité insatiable. »
fices. Elle en a appris le maniement depuis longtemps mais le
C’est à cette époque qu’elle découvre avec ravissement les per- permis officialise ses compétences, surtout en termes de régleformances de Fura dels Baus – une troupe catalane déjantée qui, mentation. « Je pourrais être chef de tir sur des feux d’artifice
entre autres, détruit des voitures dans un déluge de musique comme ceux du 14-Juillet, mais je préfère intégrer le feu et la pyrock – ou encore d’Archaos, qui a réinventé l’univers du cirque rotechnie à des spectacles de rue. Vous arrivez dans un endroit
en y incluant de l’acrobatie à moto. Et c’est aussi toute jeune, à assez banal, et tout à coup, avec le feu, la musique, le bruit, la fu23 ans, qu’elle chante entourée de feux d’artifice et danse avec mée, l’odeur, vous êtes ailleurs, c’est féerique, explique-t-elle, tandes massues enflammées. Une révélation ! « Monter sur scène, dis que son visage s’illumine. Pour moi, toutes ces flammes sont
c’est déjà une prise de risque. Mais le feu ajoute une part de dan- poétiques, elles nourrissent l’âme, comme les feux de cheminée de
ger que j’aime, même si ces spectacles sont montés dans des condi- mon enfance… » Même si elle songe à monter un nouveau spections de sécurité draconiennes, évidemment. » Le feu et le manie- tacle burlesque, Barbara continuera donc de jouer avec le feu,
ment des artifices constituent désormais le mode d’expression « parce que ça m’est vital, comme une respiration ».
« Les flammes ont
une poésie qui
nourrit mon âme »
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Témoignages
« Lorsque je me suis installée comme
chargés de sens. Dans la vie, il faut faire
voyante
ce que l’on aime et s’amuser dans son travoyante, à 35 ans, ma mère était effondrée. Elle m’a suggéré de changer de nom,
vail, sinon cela ne vaut pas la peine de se
ajoutant que mon père devait se retourner
lever le matin. » Mais en fait, en quoi
dans sa tombe. Quant à mes amis, ils
consiste ce métier à la fois archiconnu
m’ont seulement dit : “On se rappelle ?” Je
et auréolé de mystère ? « Quand
ne les ai jamais revus. » Évidemment très
quelqu’un est assis en face de moi, je vois
affectée par ces réactions, Claire ne dévie
des choses comme quand on vient de rêClaire, 57 ans
pourtant pas de sa route. « J’ai toujours
ver et que l’on raconte son rêve. Pendant­
fait les choses avec mon cœur, en m’écouune heure, je me glisse dans le peau de la
tant. Et la voyance, c’était ce pourquoi j’étais faite. » Petite, elle a personne qui consulte, j’utilise même ses expressions sans m’en
ce qu’elle appelle « des intuitions ». Un matin, elle se réveille et rendre compte. Cela demande une très grande concentration et
sait que sa grand-mère mourra le lendemain, ce qui se révèle c’est assez épuisant. » Mais Claire insiste, ce métier, elle l’a
exact. Elle prévoit aussi la mort de son père. « Mais je suis issue choisi et elle l’aime. Comme elle aime les gens – et cela se sent–
d’un milieu BCBG et collier de perles, j’ai donc fait des études de condition absolue pour exercer la voyance. « Je ne me contente
commerce », explique-t-elle en riant. Puis elle se tourne vers pas de dire ce qui va arriver. La voyance est une forme d’art : je
l’enseignement, pendant 15 ans. « J’étais persuadée que j’étais dessine la couleur de l’existence des personnes qui viennent
une bonne enseignante car je préparais toujours mes élèves aux consulter. La plupart du temps, je les accompagne dans leur
sujets qui tombaient le jour de l’examen. J’ai compris plus tard que changement de vie, de métier. Vous n’imaginez pas le nombre de
ce n’était que mon intuition. »
personnes malheureuses dans leur existence parce qu’elles ne
À 35 ans, donc, elle s’installe, à Paris et à Cannes. « Mon activité l’ont pas choisie. Je les révèle à elles-mêmes en quelque sorte… »
n’a jamais cessé depuis, sans publicité ni carte de visite. Je ren- Il revient ensuite aux personnes qui la consultent de suivre ses
contre plein de monde qu’aucune autre vie ne me permettrait de
conseils… ou pas. « Je les aide à s’écouter, à conserver leur libre
croiser. Nous abordons tout de suite des sujets profonds, intimes, arbitre et surtout à ne pas avoir peur. »
« Je révèle les gens
à eux-mêmes
en quelque sorte »
dirigeante d’une entreprise
Cela fait maintenant quatre ans que
sa propre patronne pour exercer son
de pompes funèbres
Sandrine dirige sa propre entreprise
métier tel qu’elle l’entend. « Cerde pompes funèbres, à Amance, en
taines entreprises sont là pour faire
Haute-Saône. Quand on lui dedu business et oublient un peu trop
mande quel est son métier, elle rél’aspect humain de notre profession. »
pond « croque-mort », tout simpleAidée par sa banque et par une énerment. « Vous n’imaginez pas alors le
gie propre à soulever des montagnes,
flot de questions qui jaillit, y compris
Sandrine rachète les Pompes Fude la part de personnes que je ne
nèbres de Séquanie, qui comptent
Sandrine, 48 ans
connais pas. On me demande des présept salariés et dix vacataires. Bien
cisions sur l’incinération, la dispersûr, elle doit gérer la partie adminission des cendres, les obsèques… Cela ne me dérange pas ; je peux trative et développement de sa société… mais elle continue de
parler de mon métier pendant des heures. » Dans une vie précé- recevoir les familles. « C’est ce que j’aime par-dessus tout. Dans les
dente, elle a été femme de ménage, nounou, ouvrière. Elle dé- périodes de deuil, les gens ne mentent pas. Les faux-semblants ne
couvre les métiers funéraires à l’occasion de la mort de sa belle- sont plus possibles. Je vis des moments extraordinaires. Et j’aime
mère. « Elle est restée au funérarium pendant cinq jours. J’étais
savoir que les familles peuvent se reposer entièrement sur moi : je
en première ligne pour recevoir la famille et les amis car mon suis à leur service, tout doit être parfait, je n’ai pas le droit à l’ermari et mon beau-père étaient trop éprouvés pour le faire. J’ai reur. » Elle le jure : jamais elle n’a ressenti la moindre lassitude à
trouvé que ces moments d’échange et de partage étaient magni- exercer une profession qui pourrait en rebuter plus d’une. Cerfiques. » Une vocation est née.
taines journées sont plus difficiles que d’autres, c’est vrai. Mais
Elle commence en 2004 comme hôtesse d’accueil dans un funé- elle ne s’en plaint pas. D’ailleurs, lorsqu’elle a dit à ses amies
rarium, puis intègre plusieurs entreprises de pompes funèbres. qu’elle voulait travailler dans le funéraire, toutes l’ont encouraÀ chaque fois elle apprend, s’investit à fond et se forme aux diffé- gée. C’est un métier où il faut être vrai, en empathie avec les
rentes facettes du métier. Très vite, elle ressent le besoin d’être autres, tout en restant à sa place : tout le portrait de Sandrine !
« Je suis au service
des familles,
tout doit être parfait »
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Témoignages
« Quand je serai grande, je serai peintre
formation, elle c­ ommence sur un premier
grutière
en bâtiment ! », s’écrie Monique, alors
chantier. « Au début, les gars étaient un
qu’elle n’a que 10 ans. Nous sommes en
peu méfiants. Mais j’ai été plutôt bien re1973. La petite fille adore jouer aux voiçue. » Dans sa grue, à 50 mètres du sol, elle
tures, se réfugier dans les arbres et sausait qu’elle a trouvé ce qu’elle cherchait.
ter de branche en branche, jusqu’à ce
« Comme quand j’étais petite, dans les
arbres… »
qu’elle se casse quelques vertèbres. Ce
qui ne l’empêche pas de continuer à rêChaque chantier lui donne l’occasion de
Monique, 51 ans
ver lorsqu’elle voit les peintres en bâtidécouvrir de nouveaux paysages. « C’est
ment grimper sur les façades. Dans sa
magique… et différent de la vie de bureau !
tête d’enfant, ce sont des aventuriers plus que des artisans. Le décor change en permanence. » Son travail demande une
« Personne ne voudra embaucher une femme dans le bâtiment »,
concentration extrême. Ce n’est pas fatigant physiquement
lui rétorquent ses parents. Mariée à 17 ans, elle s’oriente finale- mais épuisant nerveusement. « Nous manœuvrons souvent à
ment vers le secrétariat. « À 42 ans, je me suis retrouvée au chô- l’aveugle, car nous ne voyons pas ce que nous faisons au fur et à
mage. Je suis tombée sur une pub à la télé qui disait : “Femmes mesure que l’immeuble monte. Nous sommes guidés par un pardans le bâtiment, pourquoi pas vous ?” » Monique se souvient tenaire au sol, par radio ou par des gestes codés. Il ne faut avoir
alors qu’elle pousse un « ouf ! » de soulagement, comme si son ni le vertige ni le mal de mer car la grue bouge énormément sous
heure était venue. Elle postule auprès de plusieurs entreprises, le poids des charges soulevées trop rapidement. Et quand elle
dont trois cherchent des grutiers. La troisième l’appelle dès le bouge, elle met du temps à se stabiliser ». Quand quelqu’un lui
lendemain et lui propose de partir en formation sur-le-champ.
demande quel est son métier, il lui fait parfois répéter plusieurs
« Se former à ce métier, c’est un peu comme passer le permis de fois pour être sûr d’avoir bien compris. Mais ses amis ne
conduire. On apprend une sorte de code de la route, avec des
s’étonnent pas de cette reconversion. Adepte de moto, Monique
règles de sécurité, comment entretenir et manier une grue, aller est aussi fan d’escalade et de parapente. Toujours ce goût pour
sur un point précis pour lever des charges énormes… » Après sa
l’aventure, en hauteur de préférence…
« C’est magique,
le décor change
en permanence »
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Après son bac, Natalia s’est mariée à un chauffeur de grande remise retard alors qu’il a rendez-vous 30 miingénieur aéronautique. Elle aurait pu se
nutes plus tard ; le trajet que vous compcontenter de le suivre dans les diffétiez emprunter est encombré… Il faut
rentes villes où il a été muté et élever
trouver la solution rapidement, sans
s’énerver, et le client doit pouvoir boire son
leurs quatre enfants, dont l’aîné a aujourd’hui 21 ans et la cadette 15 ans. D’ailcafé, trouver sa bouteille d’eau, passer ses
leurs, elle l’a suivi et a, en effet, élevé les
coups de fil dans un confort total. »
Natalia a perfectionné sa connaissance
enfants, mais sans jamais oublier sa vie
des langues (anglais, espagnol, italien) et
de femme très active. À Bordeaux, elle
poursuit des études entamées à ­Paris sur
a aussi reçu une formation sur l’histoire
Natalia, 43 ans
la psychologie du travail tout en intéde l’art. « Si le client a envie de parler, il
grant une entreprise de recrutement. À
faut être capable de soutenir la conversaAix-en-Provence, elle passe un BTS force de vente. « J’aime entre- tion, sur l’art, l’actualité mondiale ou locale. S’il désire être au
prendre, le contact humain, et je me sens très à l’aise dans les mé- calme, il faut être discret. En un temps très court, il faut être capable
tiers de service… », explique-t-elle. Logiquement, de retour à Paris, de sentir l’ambiance dans laquelle il désire voyager. » Chauffeur,
elle cherche une activité en accord avec ses goûts. Et elle se forme
c’est aussi être capable d’attendre longtemps – devant les bou– encore – aux métiers de la conciergerie, à près de 40 ans. Ce qui tiques par exemple –, sans savoir à quelle heure la journée se terl’intéresse, elle, ce n’est pas la conciergerie classique, derrière le minera ; de partir précipitamment pour Londres car le client a
comptoir d’accueil des grands hôtels. Elle vise autre chose : raté son train… C’est passer dans la petite rue d’où les passagers
conduire des voitures de luxe pour une clientèle haut de gamme.
pourront voir le Sacré-Cœur comme ils ne l’ont jamais vu. « Dans
Chauffeur de grande remise, du nom de la remise dans laquelle les ma voiture, je me sens libre. Je suis mon propre patron. Et puis c’est
cochers entreposaient les carrosses. Elle postule chez Chabé Li- un métier très valorisé car je croise des dirigeants économiques, des
mousines, le numéro un des chauffeurs privés, et décroche le job. acteurs, des mannequins… » Mais Natalia garde la tête froide, sou« C’est un métier très intuitif. Le client arrive avec 15 minutes de cieuse avant tout d’offrir un service de qualité, irréprochable.
« Il faut pouvoir
parler art
ou actualité
avec le client »