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Tendances de l’innovation sociétale La Lettre de Youphil - 1ère source d’information des décideurs engagés | www.youphil.com | N° 9 – 11 février 2011 Actualités Dossier Spécial Protocole BoP 2.0 Finance Solidaire : la BPE couple son mécénat d’une carte bancaire | 2 Impact Investing : l’offre de financement s’étoffe | 3 Fraude : le Fonds Mondial renforce ses contrôles | 4 De l’idée au Protocole 2.0 : le tour de la question en 7 interrogations | 8-10 Initiatives Eau : les cas Grameen Veolia | 14 Water et Suez Environnement Entretien : Masterclass avec Stuart Hart | 11-13 Initiatives Énergies : Schneider Electric | 15 mise sur le BipBop Idées : rat de bibliothèque et pauvreté | 5 LE MOT DE LA QUINZAINE Consommation Durable Consommer. Du latin consumere : détruire, miner… La consommation, par essence “épuisable”, s’attache à devenir durable et l’oxymore s’impose du business aux médias. Le 27 janvier, le Centre d’analyse stratégique (CAS) remettait d’ailleurs à la ministre de l’Écologie, un rapport déclinant 25 mesures “Pour une consommation durable”. Soulignant les limites du simple “verdissement”, réfutant la “décroissance”, l’ambitieux document s’interroge sur la définition de la croissance durable. Apparue en 1992, au Sommet de la Terre, la notion demeure, vingt ans après, “floue et fourre-tout” selon le CAS, qui s’attache donc à poser sa définition, en trois évolutions. Celle des finalités de la consommation, “trop souvent vue comme la voie d’accès au bonheur”. Celle des comportements de consommations, à “réorienter vers des biens et services plus économes en ressources, moins polluants et plus favorables au progrès social”. Celle des modes de vie enfin, pour un “équilibre entre valeurs matérielles et immatérielles”. Une révolution plus qu’une définition. - 8 pts C’est la baisse de notoriété de “l’entreprise sociale” en 2010 (baromètre CSA-AVISE), malgré les efforts menés par le secteur de l’Économie Sociale et Solidaire pour s’affirmer. Seuls 43 % des sondés affirment aujourd’hui avoir déjà entendu parler d’une entreprise sociale, contre 51 % en janvier 2010. Après explications, 74 % des sondés se disent prêts à acheter un produit ou un service issu d’une entreprise sociale (77 % en janvier). Resterait la “foi”, en légère hausse : 81 % de taux de confiance contre 79 % il y a un an… Édito Gentils vs Compétents, les stéréotypes ont la peau dure... Amateurs, idéalistes ou gauchistes… d’un côté. Suppôts du capital, requins, apôtres du court terme… de l’autre. Tous les consultants en relations ONG entreprises ont leurs bons mots pour stigmatiser les stéréotypes que les potentiels conjoints de ces alliances “contre nature” projettent les uns sur les autres. Cette perception empirique du décalage entre les deux univers s’appuie désormais sur des preuves scientifiques. Alors que les frontières entre profit et non-profit deviennent floues, que des modèles hybrides émergent aux quatre coins du globe, que les deux univers entrent de plus en plus souvent en concurrence, une équipe incluant des chercheurs de Stanford a mené une étude pour savoir comment chacun des univers était perçu par les consommateurs, entre “chaleur” et compétence. “Cette question de la ‘chaleur’ est révolutionnaire, notent les chercheurs. Depuis toujours l’homme a eu besoin de savoir s’il avait à faire à un ami ou à un ennemi avant de définir son mode d’engagement”. Au cœur de l’étude, un test simple : l’achat d’une sacoche d’ordinateur, proposée sur deux sites internet parfaitement similaires (Mozilla). À un détail près : le premier revendique le . org du non-profit tandis que le second affiche le . com du profit. Le résultat de l’étude, résumé sur le site de Stanford, est sans appel. “Les consommateurs stéréotypent les non-profits comme chaleureuses, généreuses et attentionnées mais moins douées pour les affaires que leurs pairs à vocation commerciale. Les entreprises sont stéréotypées comme plus compétentes avec un bilan mais sans nécessairement de conscience sociale”. Et au final, les consommateurs achètent donc plus au . com qu’au . org… Si elle ne semble pas vraiment offrir de scoop, l’étude a le mérite de formaliser pour la première fois cette affaire de stéréotypes. Et surtout de poser des pistes de réflexions sérieuses. Comment construire une caution “compétence” sans pour autant perdre en chaleur pour les “non-profit” qui s’embarquent dans des aventures commerciales. Comment descendre du piédestal de la compétence pour embrasser chaleureusement (et avec crédibilité) les préoccupations sociales pour un univers “profit” en quête de soutenabilité ? Que ces questions, au cœur de l’innovation sociétale, soient désormais gravées dans le marbre de la recherche académique réjouit plutôt cette Lettre qui s’attache à décrypter les nouvelles stratégies de l’empathie-compétence. En témoigne le Dossier Spécial “Base de la Pyramide” de ce numéro, qui explore les efforts du business pour lutter contre la pauvreté. Le profit en mode cocréation avec le non-profit… N’en déplaise à nos grands-mères, trop bon n’est pas toujours trop con. N° 9 - 11 février 2011 | 1 Tendances de l’innovation sociétale Actualités Finance Solidaire La BPE couple son mécénat d’une carte bancaire Une nouvelle carte bancaire vient grossir les rangs des produits de finance solidaire, une carte à l’effigie de Louis Pasteur, émise par la Banque Privée Européenne (BPE), filiale du Crédit Mutuel Arkea. Cette carte “de partage” invite ses souscripteurs à faire un don automatique (50 cts, 1 € ou 2 €) pour chaque achat supérieur à 20 €. “Cela correspond à environ 180 achats par an, nous tablons donc sur 150 € de don annuel moyen par souscripteur”, affirme Erwan Quere à la BPE. Si l’ambition de 1 000 porteurs de cartes “Pasteur” pour 2011 est atteinte, l’Institut pourrait ainsi collecter 150 000 €. Un joli coup de pouce pour lui comme pour l’ensemble des dons français via carte bancaire : 300 000 € donnés pour 50 000 porteurs en 2009, selon Axylia Conseil. Dix fois moins que les fonds ou les livrets bancaires de partage. Un coup de pouce du petit poucet : avec 32 agences, la BPE est loin des “grands” du sujet, le Crédit Coopératif en tête, historiquement et en volume de dons, suivi par la Société Générale et le Crédit Mutuel… Contrairement aux autres banques, la BPE laissera l’intégralité du “partage” à ses clients. En revanche, elle financera l’Institut Pasteur dans le cadre d’un mécénat sur cinq ans, remplaçant ainsi sa politique de sponsoring sportif. Ce recentrage sur une cause humaine viserait à mieux fédérer le personnel et la clientèle de la BPE. Avec la volonté de dépasser “la bonne conscience et le symbolique”, le mécénat soutenant une unité de recherche précise. Les clients, eux, pourront affecter leurs dons à cette unité ou choisir de soutenir une autre action de Pasteur. RSE LEAD, le Pacte Mondial en Business Class Pour amener l’ensemble des entreprises signataires du Pacte Mondial vers plus de responsabilité, Ban Ki-Moon, secrétaire général des Nations Unies, a lancé à Davos sa “business class” : LEAD. Cette plateforme réunit 54 entreprises dont une seule française, Total, pour une phase pilote de deux ans. Les entreprises participant à LEAD s’engagent à une implication sur trois axes : le développement des réseaux locaux, le Blueprint, une feuille de route qui complète les 10 principes de business responsable du Pacte, et la participation à des groupes de travail thématiques. Incarnant l’exemple à suivre pour les 6 000 signataires du Pacte restés en “classe éco”, LEAD, fait partie d’une série de mesures destinées à redorer le blason du Pacte Mondial. Son aspect non contraignant, fondé sur une communication volontaire et annuelle sur les progrès réalisés par les entreprises (CoP) est souvent critiqué par la société civile. En début d’année, le Pacte Mondial avait ainsi annoncé l’exclusion de près de 200 entreprises en raison des lacunes de leur reporting. Un chiffre portant à plus de 2 000 le nombre de signataires ainsi exclus depuis la naissance du Pacte en 2000. 54 M d s € , soit dix fois plus qu’en Chine : c’est le montant des actifs sous gestion “responsable” dans la zone Moyen-Orient/Maghreb. L’Investissement Socialement Responsable (ISR) représenterait ainsi 2,13 % des actifs de la région, contre 1 % en Chine et 0,57 % en Inde, selon une étude de l’International Fund Corporation (IFC), un organe de la Banque Mondiale. L’investissement islamique “shari’ah compatible”, qui intègre dans ses objectifs la lutte contre la pauvreté, représente 70 % du total. L’étude évalue par ailleurs le potentiel de développement de l’ISR, sur la base des réglementations en vigueur. Plus performant par exemple qu’un pays comme le Brésil, le trio Oman, Qatar et Tunisie seraient ainsi en tête concernant l’application des lois sur l’environnement. Parmi les acteurs régionaux les plus à même de porter la soutenabilité financière dans la zone : l’Arab Sustainability Leadership Group et son équivalent à Abou Dhabi. Reporting Bien décidée à ne pas laisser les entreprises US bouder sa méthodologie de reporting social et environnemental, la Global Reporting Initiative vient d’ouvrir un bureau en plein Wall Street. En 2010, le GRI était utilisé par 67 % des grandes entreprises produisant un rapport RSE, dont 12 % d’entreprises US seulement. Les grandes entreprises américaines sont globalement peu mobilisées sur le reporting RSE : selon PwC, 40 % d’entre elles produiraient un rapport, contre 80 % des européennes. Éolien Le gouvernement français a donné son feu vert à la construction du premier programme éolien offshore de l’hexagone : 600 éoliennes installées le long des côtes et destinées à produire 3 000 Mw d’ici 2020. L’appel d’offres est annoncé pour mai 2011 et les conditions techniques font l’objet d’une consultation en ligne sur le site du ministère de l’Écologie. Ce chantier représente la moitié des objectifs éoliens du Grenelle et l’équivalent de deux réacteurs nucléaires. Efficacité énergétique Barack Obama lance la Better Buildings Initiative pour accélérer la rénovation énergétique des bâtiments commerciaux, des universités et hôpitaux aux États-Unis. Au menu, l’amélioration des exonérations fiscales existantes, un système de prêts garantis et un “challenge” entre donneurs d’ordres. Objectif : réduire de 20 % en 10 ans la consommation énergétique d’un secteur qui pèse 20 % dans la consommation nationale d’énergie. ISR Alors que le débat mondial sur la microfinance se poursuit, le secteur réagit en établissant des lignes de responsabilité : les Principes pour l’investissement dans la finance inclusive. Les sept idées retenues mettent notamment l’accent sur la protection des clients pauvres et la diversification des offres de microfinance, épargne et micro-assurance… Les Principes viennent d’être signés par un groupe d’investisseurs et d’ONG de microfinance, associés au Consultative Group to Assist the Poor (CGAP) et Principes pour l’Investissement Responsable de l’ONU. N° 9 - 11 février 2011 | 2 Tendances de l’innovation sociétale Actualités Impact Investing L’offre de financement s’étoffe Pour la première fois, deux entreprises sociales ont bouclé leur financement grâce à Mission Markets, une plateforme de financement du social business lancée l’été dernier aux États-Unis : Hotfrog LLC, média en ligne responsable et Lumni Inc qui entend aider les étudiants à bas revenus à financer leurs études. Forte de ce premier succès et face aux difficultés que traversent entrepreneurs et investisseurs sociaux pour se rencontrer, Mission Markets entend s’imposer comme une place de marché de référence de l’impact investing, cette forme d’investissement qui cherche à la fois retour financier et retour social sur investissement. Le site – qui se rémunère uniquement sur les transactions – met en relation des projets d’entreprises responsables, dûment sélectionnés, et des investisseurs potentiels. Mais son atout réside surtout dans la mise en place de standards d’évaluation de l’impact de l’activité, afin d’informer les investisseurs sur le retour social de chaque entreprise (en plus des classiques indicateurs financiers). Une information rare et cruciale pour le développement de ce que beaucoup considèrent déjà comme une nouvelle classe d’actifs. Si MissionMarkets s’adresse aux investisseurs “professionnels” – 25 000 $ d’investissement minimum – la plateforme 33needs, tout juste lancée, permet cette fois aux particuliers de financer le capital d’amorçage des start-ups à vocation sociale à coups de 10, 100, 1 000 $ ou plus… Plus qu’une “bourse sociale” c’est ici le principe de crowdfunding (financement par la foule) qui est mis en œuvre. Pour se financer, 33needs prélève 5 % des sommes investies dans les projets, à condition que ceux-ci atteignent le financement nécessaire pour voir le jour (15 000 à 20 000 dollars en moyenne). Les investisseurs récupèrent, eux, le droit à un dividende financier sur les bénéfices réalisés pendant un certain temps. Ces deux initiatives rejoignent ainsi les quelques pionniers du secteur. Au RoyaumeUni, ClearlySo permet déjà à des investisseurs et à des entrepreneurs sociaux de se rencontrer. Idem pour Nexii Global en Afrique du Sud. Et d’autres “bourses sociales” ne devraient pas tarder à suivre, notamment celle qui devrait être lancée en 2011, à l’initiative du Groupe SOS, en partenariat avec Nexii Global. Crowdsourcing Le WWF et Sony distinguent un “magazine responsable dont vous êtes le héros” Sony Europe et le WWF ont lancé en septembre dernier un grand concours en ligne intitulé Open Planet Ideas. L’objectif : trouver une façon innovante, ingénieuse et viable d’utiliser les technologies Sony existantes afin de résoudre des problèmes environnementaux. Les internautes étaient invités à proposer leurs idées ou à enrichir celles des autres à travers leurs commentaires. Ce nouvel appel à l’innovation via le crowdsourcing a porté ses fruits : 400 projets ont été proposés. Grand gagnant, le Greenbook a été sélectionné par les internautes et un jury d’experts. Il s’agit d’un “magazine en ligne dont vous êtes le héros” qui utilise les GPS, puces RFID et consoles PSP de Sony. Il diffuse des informations environnementales, lesquelles sont censées déclencher une envie d’agir chez le lecteur. Si c’est le cas, celui-ci peut accéder à plusieurs propositions d’actions en rapport avec le sujet. La suite fonctionne comme une sorte de jeu vidéo, avec plusieurs niveaux. Le premier consiste par exemple à acheter des produits durables. Puis, cela se corse avec des petites actions bénévoles, comme nettoyer un parc, avant de s’attaquer au niveau final qui consiste à lancer son projet et négocier avec de grosses entreprises ou ONG… Eau potable L’entreprise américaine Hydration Technology ajoute une innovation à la liste des solutions “eau” mondiales : un petit sac plastique. Il suffit de le remplir dans une flaque d’eau ou un petit ruisseau pour qu’il génère de l’eau potable. En une dizaine d’heures, il filtre les bactéries et injecte également dans l’eau des sucres et des nutriments. L’ “HydroPack” pourrait, lors de catastrophes, remplacer les bouteilles d’eau, très contraignantes à transporter. Selon l’entreprise, un hélicoptère rempli de ces sacs fournirait la même quantité d’eau que quinze hélicoptères remplis de bouteilles. Réseaux sociaux Pour répondre à la coupure d’internet en Égypte, Twitter et Saynow, une entreprise rachetée par Google au début du mois, se sont associées pour permettre aux Égyptiens de s’exprimer en ligne grâce à leur téléphone. Il leur suffit de dicter vocalement un message à Saynow, un service disponible par téléphone, qui le retranscrit directement sur Twitter. Ce système pourrait s’avérer très utile également lors de catastrophes naturelles, afin de rester connecté et de diffuser certaines informations. 38 %, c’est l’ampleur de la chute des profits de SKS, leader du marché de la microfinance en Inde, au 4e trimestre 2010 par rapport à l’année précédente. Dans l’État de l’Andhra Pradesh, où se trouvent plus d’un quart de ses clients, le taux de remboursement des microcrédits s’est par ailleurs écroulé de 95 % à 43,6 %. Au cœur de la polémique générale sur le microcrédit, SKS est particulièrement accusée de pousser ses clients au surendettement et d’user de méthodes de recouvrement abusives. Textile H & M lance sa première collection de vêtements fabriqués à partir d’invendus. L’an dernier, l’entreprise suédoise avait fait l’objet d’une polémique en détruisant les stocks qu’elle n’avait pas réussi à écouler. Cette nouvelle collection, baptisée Waste (gaspillage), comprend une dizaine de pièces issues des invendus de la collection réalisée en partenariat avec Lanvin. N° 9 - 11 février 2011 | 3 Tendances de l’innovation sociétale Actualités Fraude Dans la tourmente médiatique, le Fonds Mondial renforce ses contrôles En 2010, un audit publié par l’Inspecteur Général du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme mettait à jour le détournement de 34 millions de dollars d’aide dans quatre pays africains. Fraude significative mais aussi relative au regard du gigantisme du fonds : 1 % détourné sur les 3,5 milliards de subsides audités (13 milliards d’aide versés depuis 2002). En comparaison, le secteur associatif britannique verrait chaque année 1,3 milliard de livres détournées, soit 2,4 % de ses revenus totaux (Annual Fraud Indicator 2011). Le Fonds se serait vite saisi de l’affaire. Selon lui, 19 millions auraient déjà été recouvrés et divers accords de subventions auraient été suspendus ou résiliés. L’affaire serait peut-être passée inaperçue si l’Associated Press ne l’avait récemment “redécouverte”, révélant par exemple que 67 % de l’aide allouée à la lutte contre le Sida ont été détournés en Mauritanie. La tempête devient inévitable. Articles assassins, analyses en tous genres, réponses du Fonds, questionnements sur la contribution des marques au Fonds via le programme (RED)… Le débat ne reste pas philosophique. La Suède suspend – pour le moment – sa contribution au Fonds. Suivie par l’Allemagne, troisième plus gros donateur avec 200 millions de dollars par an. L’Irlande réfléchit à la possibilité de les imiter tandis que les États-Unis haussent le ton. Pour apaiser les esprits, le Fonds Mondial publie une liste de mesures destinée à améliorer les contrôles : renforcement des instances locales et de l’attention face aux activités à “haut risque” (la formation par exemple), mise en place d’un groupe d’experts pour revoir les procédures. Dans la foulée, le Programme des Nations Unies pour le Développement annonçait également des mesures anti-corruption sur le secteur de l’aide. Indispensable puisqu’il n’achemine pas moins de 12 % des subventions du Fonds dans des pays souvent instables. Crowdfunding Le mécénat culturel aussi “On l’a fait”. C’est le nom d’un site internet de mécénat culturel qui vient de voir le jour en Grande-Bretagne. WeDidThis permet à tout un chacun de participer financièrement à la mise en place de projets artistiques, même sans disposer de gros moyens. Il est par exemple possible d’aider la Classical Opera Company à enregistrer le premier opéra de Mozart, en lui donnant 5 ou 20 livres. Si le projet obtient suffisamment d’argent pour voir le jour, les mécènes seront récompensés en fonction du montant de leur don. Les plus petits donateurs verront leur nom apparaître dans une liste de remerciements sur un site internet. Pour 160 livres, ils recevront un CD de l’enregistrement, une série de photos et des facilités pour assister aux représentations. En dépassant les 1 000 livres, ils seront invités à une réception, recevront des dédicaces des musiciens et la possibilité d’assister aux enregistrements. 58,4 M$. Record battu en 2010 pour eBay qui a généré 54,8 millions de dollars de dons à des associations caritatives, soit 7 % de plus qu’en 2009. Le site offre une multitude de façons de donner. Il est par exemple possible pour les vendeurs de donner une partie de leur recette à une ONG (650 000 objets bénéficient de ce système, repérable par un petit ruban bleu et jaune). Les acheteurs peuvent aussi choisir une organisation caritative à laquelle ils donnent automatiquement 1 dollar à chaque achat effectué. Ebay a également fait appel aux stars pour récolter des dons. Un dîner avec Warren Buffet a par exemple été vendu 2,6 millions de dollars, reversés à la fondation Glide. En moyenne, un don a été fait toutes les 24 secondes sur eBay. Santé animale L’ONG FarmAfrica d’aide aux agriculteurs africains va ouvrir ces quatre prochaines années 150 cabinets vétérinaires, qui bénéficieront à plus de 300 000 éleveurs kenyans. Jusqu’ici, l’accès aux soins et aux vaccins pour le bétail était difficile, souvent très lent et les médicaments parfois périmés. Ce nouveau projet, rendu possible grâce à une dotation de 5 millions de dollars de la fondation Gates, devrait améliorer la situation, et permettre l’embauche de vétérinaires locaux. Campagne La dernière campagne de Save the Children est axée sur l’idée qu’ “aucun enfant n’est né pour mourir”. “Et vous, pour quoi êtesvous nés ?” demande l’ONG, incitant le public à user de ses talents pour récolter de l’argent. Pour diffuser la campagne, Save the Children mise particulièrement sur les blogueurs, “nés pour écrire”. Afin de les inspirer, elle organisera un séminaire spécialement conçu pour eux le 26 février. Au programme : des formations et une session sur le “pouvoir de l’écrit”. 68 %. C’est la part de salariés anglais qui préféreraient un système opt-out de dons sur salaire via les systèmes de paie, selon un sondage Workplace Giving UK. Opt-out où le choix de sortir d’un programme de don appliqué systématiquement plutôt qu’une approche volontariste de souscription (opt-in). Depuis vingt ans, de nombreuses entreprises anglaises ont mis en place des systèmes de dons sur paie à des ONG souvent choisies par elles. Selon l’étude 64 % aimeraient d’ailleurs pouvoir définir eux-mêmes à quelle organisation l’argent sera donné. Fondations L’Union des Constructeurs Immobiliers de la Fédération Française du Bâtiment (FFB) crée la Fondation pour un Habitat Solidaire, en partenariat avec Cimbéton, GrDF, l’Institut Technique de l’Union des Constructeurs Immobiliers et Vinci Construction France. L’objectif : permettre aux plus démunis d’accéder à un logement, voire à la propriété, et lutter contre la précarité énergétique. Pour cela, la fondation compte soutenir des projets novateurs pour mettre à disposition de nouveaux logements tout en favorisant la mixité sociale. N° 9 - 11 février 2011 | 4 Tendances de l’innovation sociétale Melting pot Idées Rat de bibliothèque et pauvreté Comment mesurer la pauvreté ? Sortant de la statistique économique, Martin Ravallion, directeur du groupe de recherche sur le développement de la Banque Mondiale, s’est penché sur la statistique littéraire en publiant une étude sur l’évolution des occurrences du terme “pauvreté” (en français et en anglais) dans les livres digitalisés de Google Books, de 1700 à 2000. Ses trouvailles ? Il existe sur cette période deux pics d’occurrence du mot. Le premier se trouve à la fin du XVIIIe siècle. Après 40 ans de croissance en flèche, il culmine juste avant les révolutions française et américaine. Ensuite, la fréquence du mot décline lentement pendant près de deux siècles. Une période, selon Martin Ravallion, où la pauvreté était considérée comme une fatalité et donc un non-sujet. Vers 1960, la tendance s’inverse et les occurrences commencent à remonter. C’est alors une société florissante qui “redécouvre” le concept. Révulsée, elle en refait un sujet et discute des mesures à prendre. Des solutions que la littérature attend toujours à en croire la montée vertigineuse des occurrences jusqu’à 2000, dernière année d’étude et second pic… Reste à définir la “pauvreté”. Le sens derrière le mot a dû bien changer en trois siècles. Il varie d’ailleurs selon les pays aujourd’hui, oscillant entre niveau de revenu, pouvoir d’achat, précarité sociale ou exclusion. Si l’on se fixe sur le seuil de pauvreté, la barre est à 50 % du revenu médian en France. L’Union Européenne se base sur 60 %. La Banque mondiale a quant à elle fixé en 2008 le seuil de pauvreté international à 1,25 dollar US par jour. Autant dire que le “pauvre” français, avec ses 733 euros mensuels n’a rien à voir avec celui qui doit se contenter de 37,50 dollars par mois. Pour finir de brouiller les cartes, l’Inde a décidé il y a quelques années de définir le seuil de pauvreté en fonction… du nombre de calories par personne. Mais là, Google ne digère pas la différence. LE LIVRE DE LA QUINZAINE La révolution numérique offre des perspectives à l’Afrique Un ouvrage publié en janvier apporte un éclairage saisissant sur la façon dont les technologies de l’information et de la communication (TIC), comme la téléphonie mobile, tentent de réduire les inégalités en Afrique. Elles se déploient dans le commerce électronique, la cyber-santé, la cyber-agriculture et l’enseignement. Les projets éclosent dans tout le continent, promus par toutes les parties prenantes. L’auteur, Jacques Bonjawo, dirige une start-up de télémédecine au Cameroun. Il a également présidé l’Université virtuelle africaine. Il estime que la réussite de l’Inde dans le numérique montre la voie. Facile à lire, ce livre regorge d’initiatives concrètes et insiste sur l’importance de l’éducation et de la gouvernance comme facteurs de succès et de soutien à la démocratie. Pour en savoir plus, avant de vous plonger dans la lecture de l’ouvrage, rendez-vous sur le blog ONG-Entreprises, le choc des valeurs. Révolution numérique dans les pays en développement : l’exemple africain, Dunod, 2011. Revue de Web Centenaire. La générosité prend-elle des rides ? Forbes décrypte un article du New York Times analysant la philanthropie, et daté du 1er janvier… 1911. L’occasion de voir ce qui, en un siècle, a changé dans les pratiques des riches Américains. Pas grand-chose en vérité, puisque la liste des organisations favorites des grands donateurs n’a quasiment pas changé. Avec en tête l’université de Princetown, en 1910 comme en 2010 ! L’éducation en général a toujours fait partie de leurs priorités, tout comme les organisations religieuses et les hôpitaux. Quant à leurs ONG préférées, elles non plus, n’ont pas bougé avec en tête la Croix Rouge et l’Armée du Salut. Les services à la communauté et les organisations d’aide aux minorités restent, elles, plutôt à l’écart. Outre l’introduction des incitations fiscales au don, la plus importante évolution réside en fait dans le regard porté sur la philanthropie. Là où en1911, on se contentait d’applaudir les chèques accumulant les zéros sans se poser de question, en 2011 on s’interroge désormais sur les motivations des donateurs et sur l’usage fait de ces zéros… Théologie. Débattre de l’existence “réelle” de l’entreprise sociale revient à discuter de celle de Dieu selon le blog de Craig Dearden-Phillips, spécialiste britannique du secteur social. Au final : on y croit ou on n’y croit pas. Et même parmi les croyants, le débat fait rage. Entre les “catholiques” préférant “une stricte interprétation des Écritures disant que seules les structures qui ne sont pas détenues par des capitaux privés ont vraiment la foi”. Et les protestants qui “ouvrent la porte à tous ceux qui croient en l’idée d’un business à multiples buts et que l’état d’esprit compte plus ce que de vieux prêtres peuvent raconter”. Kidnapping. Ronald McDonald a été enlevé ! La Food liberation Army a dérobé une de ses statues et, dans une vidéo tournée façon preneurs d’otages, exige des réponses à huit questions. Pourquoi McDo refuse-t-il de parler de ses méthodes de fabrication ? Combien de tonnes de déchets non recyclés sont produites chaque année ? Ultimatum des ravisseurs : sans réponse de l’entreprise avant le 11 février, le célèbre clown sera “exécuté”. NoFuture.org. Google a-t-il échoué à révolutionner la philanthropie ? C’est la conclusion vers laquelle tend le New York Times qui revient, cinq ans plus tard, sur la création de Google. org, la branche caritative du géant américain. Très ambitieux à l’origine, ce portail n’a, selon le journal, rien réinventé. Si l’entreprise affirme avoir atteint son objectif de donner chaque année 1 % de ses profits à des organisations caritatives, Google. org resterait très centrée sur ellemême, développant principalement des projets en rapport avec ses technologies. Ecosexisme. “Le sexisme n’est pas cool, même au nom de l’énergie renouvelable”. C’est le titre d’un article du site TriplePundit, s’élevant contre la sortie d’un calendrier de pin-ups posant devant des panneaux solaires… L’article dénonce la classique utilisation mercantile du corps des femmes mais surtout, il souligne l’effet pervers d’une telle campagne, qui ne semble cibler que les hommes et exclure la possibilité que les femmes soient des acheteuses potentielles de panneaux solaires. Contre-productif. N° 9 - 11 février 2011 | 5 Tendances de l’innovation sociétale À suivre… En partenariat avec Agenda VU SUR YOUPHIL.COM 15 au 18 février Salon des Énergies Renouvelables ENR 2011. Rendez-vous de la construction durable et de l’énergie propre. Lieu Eurexpo Lyon. 16 et 17 février International Conference on Community and Complementary Currencies 2011. Lieu Lyon. 1er mars Les Mardis du Génie par L’Agence nouvelle des solidarités actives. En France comme en Europe, les innovations sociales contribuent-elles à lutter contre la pauvreté ? Lieu Au comptoir général à Paris. 23 au 24 mars Produrable, le salon des professionnels Développement durable et RSE. Lieu CNIT Paris La Défense. 21 au 27 mars Climate week. Une semaine d’échanges et de débats autour du climat organisée par la fondation GoodPlanet, la fondation Nicolas Hulot, le Réseau action climat, la Société météorologique de France et le WWF. Nominations Jean-Michel Mépuis est nommé directeur du développement durable de la Société générale. Il sera en charge de la politique de responsabilité sociale et environnementale du groupe bancaire. Il succède à Philippe Laget qui a quitté le Groupe. Emmanuel Touzeau est nommé directeur communication et responsabilité d’entreprise du groupe AXA (prise de fonction le 1er avril 2011). Depuis 2003, il a notamment été en charge de la relation avec les analystes, les investisseurs et les agences de notations au sein de la direction de la communication financière, puis directeur des relations presse (2008) et directeur de la communication externe du groupe (2009). Fabrice Heyries est nommé directeur des affaires publiques, économiques et du développement durable de Groupama. Laurent Doublet est nommé directeur international, économie sociale et coordinateur santé prévoyance collectives d’Allianz France. V incent Godebout a été nommé Responsable Insertion par l’Activité Économique au Secours Catholique. Après la création du département mécénat et partenariats, il sera en charge du développement du pole IAE. Anne Coudrain est nommée directrice de la Mission de l’Évaluation scientifique de l’IRD. Hydrologue, chercheuse à l’École nationale supérieure des mines de Paris puis au CNRS, spécialiste des changements hydrologiques et climatiques, Anne Coudrain a publié plus d’une soixantaine d’articles et dirigé ou co-encadré 14 thèses. François Thierry, est élu à la présidence du conseil d’administration de l’Agence BIO, Groupement d’Intérêt Public dont les missions sont de contribuer au développement et à la promotion de l’agriculture biologique française. Mark Monroe est nommé directeur exécutif de The Green Grid Association, consortium d’entreprises du secteur informatique dont la vocation est d’améliorer le rendement énergétique des datacenters et des écosystèmes informatiques professionnels. Sylvie Smaniotto a rejoint le cabinet de Marie-Luce Penchard, ministre de l’OutreMer, comme conseillère auprès de la ministre, en charge des sujets de cohésion sociale et d’égalité des chances. Philippe Darmavan est nommé président du Comité environnement du Medef. Jean-Claude Detilleux a été nommé président du directoire de l’Agence régionale de développement Ile-de-France. Il a débuté sa carrière à la direction du Trésor en 1968 avant d’entrer à la Caisse centrale du Crédit Coopératif en 1980. Il en est devenu directeur général en 1982 et président-directeur général en 1992, fonction qu’il a exercée jusqu’en 2007. Thierry Bert est nommé délégué général de l’Union sociale pour l’habitat. Il prendra ses fonctions en mars. Pour vous abonner à cette veille Merci d’envoyer un mail à [email protected] et vous recevrez cette lettre tous les 15 jours dans votre boîte mail. Cette offre inclut également des alertes mail en cas d’actualité importante et la participation à deux événements professionnels dans la période. Entreprises/Collectivités Abonnement (12 mois) Jusqu’au 13 mars 2011, bénéficiez de 30 % de 975 €HT 682,50 € HT Associations/Enseignement 500 €HT 350,00 € HT réduction sur le prix de votre abonnement. Au Sahel, l’aide internationale face à la menace d’Aqmi Au Mali, au Niger et en Mauritanie, AlQaida au Maghreb islamique menace l’action de l’aide internationale. ONG, associations et coopérations s’adaptent comme elles le peuvent à la situation. Les e-volontaires, avenir du volontariat ? À l’occasion du lancement de l’année européenne du volontariat et du bénévolat, Youphil a interviewé Susana Szabo, membre de l’Alliance European Year Volunteering France. Paroles de manifestants : “Je suis fier d’être Égyptien” Le temps d’un diaporama sonore, revivez la manifestation de soutien au peuple égyptien à Paris, le 5 février. Volontaire, pourquoi pas moi ? Si le volontariat séduit les Français, ils sont encore peu à “passer à l’acte”. Une bonne résolution à mettre en œuvre en 2011, à l’occasion de l’année européenne du volontariat et du bénévolat. Quand business et lutte contre la pauvreté vont de pair Une voie existe entre le social et le business, comme le prouve l’émergence d’un marché “BoP”, qui désigne les “Base of the Pyramid”, à savoir les clients pauvres. Oscar Lalo, un prof derrière la caméra À 45 ans, cet enseignant en droit a reçu le prix du public “Huit-Le Temps Presse” pour son premier court-métrage, Dimanche. Le Forum social mondial de Dakar pour les nuls Les enjeux de ce rendez-vous social incontournable. À quoi servent les rapports d’activité des ONG ? Ces outils de communication sont devenus indispensables pour séduire les bailleurs. Pour contacter la rédaction : [email protected] Publication de YOUPHIL SAS, société au capital social de 163 200 €, RCS : 504 747 668 (Paris) – siège social et abonnements 5 rue Nicolas Chuquet, 75017 Paris. Téléphone + 33 (0) 9 79 50 03 03 www.youphil. com//Directeur de la publication : Angela de Santiago : adesantiago@youphil. com// Journalistes : Noémie Wiroth - [email protected], Morgane Tual - mtual@youphil. com, Julie Schneider - jschneider@youphil. com, Thibault Lescuyer - [email protected], Cédric Teychené [email protected]// Marketing et publicité : S y l v i e F e r n a n d e s , s f e r n a n d e s @ y o u p h i l . c o m Pour tout renseignement et s’abonner : [email protected], Catherine Bidet - [email protected] N° 9 - 11 février 2011 | 6 EN PARTENARIAT AVEC DOSSIER SPÉCIAL PROTOCOLE BoP 2.0 Tendances de l’innovation sociétale | www.youphil.com Édito “Le BoP atteint aujourd’hui un Sommaire De l’idée au Protocole 2.0 : le tour de | 8-10 la question en 7 interrogations Entretien : Masterclass avec Stuart Hart N° 9 – 11 février 2011 | 11-13 Initiatives Eau : les cas Grameen Veolia | 14 Water et Suez Environnement Initiatives Énergies : Schneider Electric | 15 mise sur le BipBop Riche d’enseignements… Ce dossier spécial de la Lettre des Tendances de l’Innovation Sociétale fait écho à la sortie en version française du Protocole BoP 2.0 co-écrit par Stuart Hart et Erik Simanis, de l’Université de Cornell. Traduit – pour en faciliter l’appropriation – par l’équipe de l’Institut de l’Innovation et de l’Entrepreneuriat Social (IIES) de l’ESSEC, ce protocole repense la méthodologie visant à créer des marchés à destination des plus pauvres, dans une logique participative. Il a été présenté le 7 février 2011 lors d’une conférence organisée par l’IIES et IMS-Entreprendre pour la Cité, en présence de Stuart Hart, et intitulée “Quand business et lutte contre la pauvreté vont de pair”. Pour le parterre d’entreprises, d’universitaires et d’étudiants, cette demijournée a été riche d’enseignements : leçons du BoP 1.0 et ambitions du BoP 2.0, rôle des diverses parties prenantes, logique de co-construction de marché, enjeux environnementaux du BoP, maturité des entreprises françaises pour ces approches, rôle des ONG, problématiques spécifiques au secteur de l’eau, échecs, expérimentations et succès… C’est un long périple que certaines entreprises et ONG ont voulu entreprendre depuis quelques années, en faisant le choix d’une démarche apprenante sur le long terme. Youphil était le partenaire média de cet événement et à cette occasion a concocté un Numéro Spécial que nous vous invitons à faire circuler sans modération, pour contribuer à faire connaître ces nouvelles approches de réduction de la pauvreté… par le business et avec les plus pauvres. nouveau palier : faire du dialogue avec les communautés le point de départ de modèles économiques réinventés” BoP, social business, inclusive business, entrepreneuriat social… Tous ces mots reflètent une évolution majeure et un questionnement en profondeur des business models des entreprises. Michael Porter lui-même, LA référence en stratégie d’entreprise, s’en est récemment fait l’écho dans la Harvard Business Review : “le temps est venu, écrit-il, de revoir nos modèles économiques pour créer de la valeur partagée entre l’entreprise et la société”. Les démarches adaptées aux clients pauvres – la Base de la Pyramide ou BoP – rejoignent pleinement cette approche. Après avoir été perçu, un peu trop rapidement, comme une simple adaptation de produits existants, après avoir transité par une approche plus inclusive permettant aux communautés les plus démunies d’accroître leurs revenus, le BoP atteint aujourd’hui un nouveau palier : faire du dialogue avec ces communautés le point de départ de modèles économiques réinventés. Et ainsi inscrire, au cœur de la logique de marché, les préoccupations de réduction de la pauvreté. Cette nouvelle étape, celle de la participation, de la co-création de L’enjeu est bien d’inscrire la marché, pour et avec les clients démarche BoP au cœur de sa pauvres, nécessite du temps. Celui stratégie pour être pleinement d’apprendre, de travailler ensemble, dans la création de construire la confiance… Un temps de valeur partagée. qui en fait gagner in fine sur l’extension de ces initiatives prometteuses tant pour la société que pour les entreprises. Cette étape offre aussi un gigantesque espace d’innovation économique et sociétale aux entreprises. Un champ d’expérimentation sans précédent pour tester de nouvelles façons d’opérer dans les marchés délaissés. Les travaux emblématiques de Stuart Hart, professeur à la Cornell University, à la tête d’un réseau de recherche international sur ce BoP de “seconde génération” (BoP 2.0), l’ont mis en évidence : entre le pur social et le pur business, une voie médiane existe, notamment celle de l’entrepreneuriat et de l’intrapreneuriat social. Nous pensons que cette voie est le croisement, hybride, des démarches de solidarité et des innovations métier. La question reste de savoir où placer le curseur entre exigences économiques et attentes sociétales. Quel temps se donner pour expérimenter et quel retour sur investissement espérer ? Que l’on se prévale d’un esprit “social business” ou “BoP”, que l’on opère au Nord ou au Sud, l’enjeu est bien d’inscrire la démarche BoP au cœur de sa stratégie pour être pleinement dans la création de valeur partagée. Face à l’ampleur des besoins de la société, au contexte de crise et à la montée de la précarité, cette question est plus que jamais d’actualité. Thierry Sibieude, Professeur directeur de l’Institut de l’Innovation et de l’Entrepreneuriat Social (IIES) à l’ESSEC Henri de Reboul, Délégué Général, IMS-Entreprendre pour la Cité Olivia Verger-Lisicki, Responsable Business Inclusif, IMS-Entreprendre pour la Cité N° 9 - 11 février 2011 | 7 DOSSIER SPÉCIAL PROTOCOLE BoP 2.0 Protocole 2.0 De l’idée de BoP au Protocole 2.0 Le tour de la question en 7 interrogations… Qu’est ce que le BoP ? Tout dépend du point de vue… Le BoP c’est d’abord un regard social : les quatre milliards de personnes en situation de grande pauvreté, à la base de la pyramide mondiale. Ces quatre milliards de personnes, soit plus de la moitié de l’humanité, vivent avec moins de quelques dollars par jour et ne consomment pas grand-chose. Elles peuvent donc aussi être envisagées comme une “cible” de consommateur sous-investie. Par extension, le BoP est donc aussi la manière dont une entreprise peut répondre aux besoins de ces consommateurs potentiels. L’idée de ce marché “BoP” a été lancée au tournant du millénaire par le Professeur C.K. Prahalad, avec le Professeur Stuart Hart, dans des publications sur la “Fortune à la Base de la Pyramide” en 2002 et 2004 (à noter que l’expression initiale “bottom of the pyramid” a été depuis remplacée par le plus correct “base of the pyramid”). Dossier Spécial Est-ce bien raisonnable ? Tout dépend à nouveau de la manière dont on approche ces marchés. Le BoP, tel que conçu par C.K. Prahalad et Stuart Hart, est autant un outil de lutte contre la pauvreté qu’une stratégie de business. C’est la lutte contre les inégalités par le marché. L’idée reste indécente, ou à la limite de l’hérésie, pour bon nombre d’entreprises et d’acteurs de la société civile (“au début, on nous a pris pour des fous, personne ne voulait nous publier” raconte Stuart Hart), notamment au regard de tous les “dégâts” environnementaux et sociaux causés par ailleurs par les entreprises. Mais, inscrite dans l’élan général de la responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE) ou de l’entrepreneuriat social, elle a sans conteste fait beaucoup de chemin en dix ans. La participation des entreprises à la réalisation des Objectifs du Millénaire pour le Développement n’est plus perçue comme une option mais comme un impératif. Les Nations Unies par exemple, promeuvent largement l’entreprise inclusive, avec une plateforme dédiée au PNUD : Growing Inclusive Markets (voir encadré page suivante). Du côté des entreprises, le World Business Council for Sustainable Development en a fait un de ses premiers chevaux de bataille. Aujourd’hui, la vraie question n’est plus de savoir “si” mais “comment” le BoP doit et peut être mis en œuvre. Pourquoi un “Protocole” ? Justement pour répondre à la question du “comment”. Face aux questionnements que posent les premières expérimentations, Stuart Hart, désormais accompagné du Professeur Erik Simanis, publient un Protocole en 2005. Ce document cherche à poser un cadre d’application et des processus autour de ce concept de BoP qu’il faut “manier avec prudence, car il peut être dévoyé plutôt plus vite que d’autres modèles”, reconnaît Thierry Sibieude, Professeur directeur de l’Institut de l’Innovation et de l’Entrepreneuriat Social (IIES) à l’ESSEC. Et un Protocole 2.0 ? Dans la ruée sur le BoP, les entreprises se contentent souvent de ne créer que des extensions de gammes “pour les pauvres” et oublient un peu au passage la dimension sociale de lutte contre la pauvreté. Les échecs et errances du BoP 1.0 amènent Stuart Hart et Erik Simanis à récidiver en 2008 en proposant un nouveau protocole, dit 2.0 ou “nouvelle génération”. Ce nouveau cadre insiste sur la nécessité de co-créer des marchés en partenariat avec les communautés à la base de la pyramide dans une logique de “soutenabilité” (sustainability) et de création de valeur mutuelle. Pour y parvenir, le Protocole guide les entreprises pas à pas dans la refonte totale de leurs business models, dans la mise en œuvre d’une logique d’innovation libérée des systèmes existants et désormais “socialement encastrée” (embedded innovation). Une innovation née à la base de la pyramide pour en remonter vers le haut. BoP 1.0 BoP 2.0 Une population BoP constituée de consommateurs Une population BoP constituée de partenaires commerciaux Écoute approfondie Dialogue approfondi Réduction du niveau des prix Développer la créativité Adaptation du packaging et extension du mode de distribution Combiner les compétences, construire un engagement commun Des relations de proximité avec la population par l’intermédiaire des ONG Des relations directes et interpersonnelles, facilitées par les ONG “Vendre aux pauvres” “Co-créer un marché” N° 9 - 11 février 2011 | 8 DOSSIER SPÉCIAL PROTOCOLE BoP 2.0 Protocole 2.0 (suite) Pourquoi une traduction française du Protocole ? À l’origine de cette traduction, il y a une rencontre entre la chaire d’Entrepreneuriat Social de l’ESSEC et les équipes de Stuart Hart à l’université de Cornell en 2007, alors même que le Protocole 2.0 est en voie de finalisation. “La philosophie et un certain nombre d’approches étaient cohérentes avec nos travaux et avec l’entrepreneuriat social, se souvient Thierry Sibieude. Il s’agit de répondre aux besoins des plus précaires, de faire un profit sans chercher pour autant sa maximisation avant tout, de co-construire avec la société, de générer de l’innovation sociale…”. Les deux équipes se rapprochent et l’ESSEC-IIES portera ainsi naturellement le développement en France du BoP Learning Lab, réseau mondial lancé par Stuart Hart afin de créer un espace de partage d’expérience entre les entreprises. Dans le cadre de la diffusion du concept entreprise par l’ESSEC-IIES, traduire le Protocole semblait indispensable. “Même si le public concerné parle plutôt convenablement l’anglais, affirme Thierry Sibieude, il nous a semblé que la compréhension et les subtilités de ce champ d’innovation complexe seraient mieux encouragées par une lecture en français. Par ailleurs, le français est la langue de nombreux pays d’Afrique, intéressés au premier chef par ce type d’approche. Enfin, le BoP relève de l’action combinée d’une multitude d’acteurs, notamment publics et parapublics ou associatifs, ayant parfois moins l’habitude de travailler en anglais”. Qui peut se lancer dans le BoP 2.0 ? Toutes les entreprises qui veulent survivre à la transition vers le Capitalisme 2.0 peuvent et doivent se lancer, pourrait répondre Stuart Hart, convaincu que celles qui ne prendront pas en compte les besoins de la base de la pyramide dans cette logique de co-création “ne seront plus là pour en parler” d’ici quelques décennies. L’homme prêche certes pour sa paroisse mais, renchérit Thierry Sibieude, “aucune entreprise, ne peut envisager de rester durablement dans un pays où elle creuse les écarts. Le BoP, c’est une question de pérennité.” Quant à la forme et à la taille de l’entreprise, si le protocole semble parfois plus s’adresser aux multinationales qu’aux PME ou aux entreprises sociales, chacun peut y trouver sa part de lignes directrices. Stuart Hart revendique d’ailleurs un travail avec les plus grandes compagnies autant qu’avec des start-ups. Dossier Spécial Le BoP, ça se passe où ? De fait, la plupart des expérimentations et des projets menés se déroulent dans les pays en développement, au Sud, là où l’ampleur des besoins et l’urgence des solutions sont les plus criantes. L’Inde et le Bangladesh sont ainsi parmi les premiers à avoir vu s’implémenter des stratégies BoP. Mais la montée de la pauvreté au Nord amène de plus en plus d’entreprises à s’interroger sur des expériences dans les pays développés. En France, Emmaüs et SFR testent une offre de téléphonie sociale. Blédina veut favoriser l’accès à ses produits pour les familles démunies (voir notre Lettre N° 5). Mais les premiers pas sont hésitants. “Nous avons notamment mis en place une recherche-action sur le sujet du BoP avec la MACIF autour de Mantes-la-Jolie, explique ainsi Fabienne Riom, Responsable France du BoP Learning Lab. Mais pour le moment nous avons plus de questions que de réponses. Quels sont les besoins fondamentaux auxquels il faut répondre ? Comment appliquer la notion de co-construction à la société française ?”. Au Nord comme au Sud, il faudra donc prendre du temps. Celui de lever les résistances à l’idée même de BoP, celui d’avancer prudemment, celui d’innover. Et peut-être, pour commencer, celui d’assumer que la pauvreté est une réalité urgente. Prendre le temps donc, mais pas trop. INCLUSIVE BUSINESS L’autre vision du BoP C’est la vision portée par les Nations Unies, entre autres, celle d’une entreprise “inclusive”, au service de la lutte contre la pauvreté. Une approche par la chaîne de valeurs (ou chaîne d’approvisionnement). Elle est définie par l’initiative Growing Inclusive Markets (GIM) du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) comme “cherchant à démontrer comment le business peut significativement contribuer au développement humain en incluant les pauvres dans les chaînes de valeurs en tant que consommateurs, producteurs, entrepreneurs ou salariés ”. L’initiative recense ainsi des dizaines de cas de quêtes simultanées de profit et d’impact social menées par des acteurs privés, des entrepreneurs sociaux aux PME locales, des grandes entreprises nationales aux multinationales, des entreprises publiques aux ONG. Si le BoP et l’Inclusive Business se rejoignent sur la nécessité d’une implication des populations défavorisées à tous les stades de la chaîne de valeur, le BoP s’avère in fine un peu plus drastique dans sa conception de cette implication en prônant la co-création plus que l’inclusion, avec tout ce que cela implique en terme de changement de business model. Concernant le champ d’application du principe, le BoP s’avère également un brin plus précis que l’Inclusive Business. Les initiatives BoP visent à mettre en place un produit ou un service bénéficiant directement aux communautés locales. Le statut de consommateur est donc au cœur de la définition. Une entreprise qui n’opérerait contre la pauvreté que via le statut de “producteur”, “entrepreneur” ou “salarié” ne rentrerait donc pas dans le cadre du BoP mais dans celui de l’Inclusive Business. N° 9 - 11 février 2011 | 9 DOSSIER SPÉCIAL PROTOCOLE BoP 2.0 Protocole 2.0 (suite) Mettre en place un Protocole BoP 2.0 La mise en œuvre d’un protocole BoP comporte 3 phases, après un premier temps – appelé “processus amont” – qui doit permettre à l’entreprise de s’approprier le contexte BoP local aux plans économique, culturel et social. Malgré le schéma séquentiel proposé par le Protocole BoP, une entreprise peut choisir d’intégrer “la feuille de route” à la phase qui lui convient en fonction de son historique et de ses liens avec les communautés BoP. (Simanis, Hart, 2005). Processus amont Se donner les moyens de mener une stratégie BoP Au départ, la sanctuarisation d’un “espace vierge” (approche R & D ) dans l’entreprise multinationale permet de créer un contexte propice au développement du projet et de le doter de ressources et compétences tout en gardant une certaine indépendance par rapport à la pression du business de l’entreprise. Ensuite, viennent : la sélection d’un endroit approprié pour “nicher” le projet ; la constitution d’une équipe pluridisciplinaire en amont qui sera ensuite en partie ou totalement intégrée dans l’entreprise BoP ; sa formation au concept BoP et aux méthodes participatives ; l’identification et la sélection du ou des partenaires dans la communauté locale. Dossier Spécial Phase I “OUVERTURE” Mise en place d’une équipe communautaire la communauté locale : l’immersion “chez l’habitant” participation à la vie quotidienne, observation, entretiens, ateliers participatifs, etc. ; la constitution de l’Équipe Projet formée d’individus issus de l’entreprise multinationale et de la communauté locale ; la stimulation d’un “entrepreneuriat collectif” pour mener la réflexion sur l’idée de business ; la cocréation de l’idée de business “business concept” capable de créer un marché. Phase II “CONSTRUCTION DE L’ÉCOSYSTÈME” Du concept à l’opérationnel L’objectif de la phase II est de construire et tester un prototype du business. Cette étape suppose : la transformation de l’Équipe Projet en organisation formelle ; la construction de l’engagement commun de cette équipe autour du futur business ; le développement de nouvelles compétences dans cette équipe ; la cocréation d’un prototype du business et son test auprès de la communauté. Cette phase vise à établir des relations de confiance et de collaboration entre l’entreprise multinationale et la communauté afin de créer un espace commun de réflexion et d’organisation, l’objectif final étant d’établir une première idée commune de “business” en réponse à des besoins et attentes identifiées au sein de la communauté BoP. Cette phase suppose : l’acculturation et la création d’un dialogue avec Cette synthèse des process couverts par le protocole BoP 2.0 a été établie par l’ESSEC-IIES dans le cadre de la traduction du Protocole BoP 2.0. Phase III “CRÉATION DE L’ENTREPRISE BOP” sur le terrain La phase III met en place l’entreprise BoP en s’appuyant sur la demande locale qui a été co-construite avec la population. Les points clés sont : la professionnalisation des membres de l’Équipe qui acquiert les compétences nécessaires à la gestion de l’entreprise ; la documentation et codification des connaissances acquises afin de les institutionnaliser pour être en mesure de former les nouvelles recrues ; le maintien d’une grande flexibilité au niveau de l’organisation de la structure et du business model ; la sanctuarisation du suivi du projet BoP pour garantir le maintien de la cible BoP. Enfin, la réplication (c’est-à-dire développer le business dans d’autres communautés) s’effectue, selon le principe de “pollinisation”, via des ambassadeurs qui adaptent le business model BoP à chaque nouvelle zone géographique. Phase 1 Ouverture Phase 3 Phase 2 Création de l’entreprise Construction de l’Ecosystème N° 9 - 11 février 2011 |10 DOSSIER SPÉCIAL PROTOCOLE BoP 2.0 Entretien BoP 2.0 Masterclass avec Stuart Hart De la polémique et des expériences peu probantes des débuts du BoP… à l’intégration progressive de l’idée de co-création de marchés avec la Base de la Pyramide. De l’importance du “saut vert”… à celle de la notion de profit. Cours magistral avec Stuart Hart, co-auteur du Protocole BoP 2.0. Quand est née l’idée de se pencher sur les marchés “à la Base de la Pyramide” ? C.K. Prahalad et moi avons commencé à travailler sur le sujet dès 1998. À l’époque, il y avait de nombreux travaux en cours sur la pauvreté et les entreprises, la microfinance, l’entrepreneuriat social… Mais c’est, je crois, notre travail qui a fait rentrer cette idée dans les préoccupations des entreprises. Cela n’a pas été sans mal. Au départ, aucun éditeur ne voulait de nos travaux ! Nous n’avons publié notre premier article, La Fortune à la Base de la Pyramide, qu’en 2002. D’ailleurs, notre publication devait initialement s’appeler “Élever le bas de la pyramide”. Notre éditeur avait souhaité changer le titre pour donner du “cachet” à l’article, attirer l’attention sur le sujet… Dossier Spécial Essai réussi ! Ce titre a en effet fait couler beaucoup d’encre… Entre cette idée de “fortune” et le manque de résultats des premières expérimentations menées par les entreprises – je me souviens notamment un article marquant sur l’Infortune à la base de la Pyramide ! – les gens ont effectivement fini par voir dans ce titre une signification qu’il n’avait pas. Mais sur le fond aussi, nous avons eu du mal à convaincre. Les entreprises pensaient que nous étions fous, les ONG nous accusaient de promouvoir une nouvelle forme d’impérialisme économique, d’organiser la dernière conspiration du business pour tirer parti des plus démunis… Mais ce n’est pas ça le BoP. Ou alors il faut le faire piquer très vite ! Comment a progressé le BoP depuis cette première publication ? Nous sommes dans un processus d’apprentissage. Chaque initiative pour résoudre des problèmes en crée de nouveaux. C’est une constante inévitable de l’effort humain. L’objectif, du point de vue de la soutenabilité, est que les problèmes résolus soient plus significatifs que ceux qui émergent. En ce qui concerne le BoP, je pense, j’espère, que nous sommes sur cette voie. En dix ans, nous avons vu un élan se former. Une des manières de le mesurer est de voir le nombre de mots inventés pour parler essentiellement de la même chose : Sustainable Livelihoods, Business Against Poverty, Inclusive Markets, Hybrid Value Chains, Social Business, Creative Capitalism… Et du côté des entreprises ? Tout comme la terminologie s’étoffe, nous ne sommes pas non plus en manque d’expérimentations chez les entreprises. Je pourrais aligner des dizaines de powerpoints avec des logos de grandes compagnies, relatant des expériences concentrées sur cette idée de BoP. Mais pour être honnête, je pense que le seul travail à avoir fait ses preuves jusqu’à présent ne vient pas tant des multinationales que d’entreprises locales et de structures non-profit. Les grandes entreprises n’ont pas encore été capables de “cracker le code”. C’est l’un de leurs grands défis, c’est aussi l’une de leurs grandes opportunités. Pourquoi cet “échec” initial du BoP ? Beaucoup d’expériences ont été tirées par un mauvais postulat de base. Assainissement, eau potable, malnutrition, énergie, hébergement… Il y a des dizaines de problèmes à résoudre dans le monde. Une foultitude d’études le prouve. Face à ces besoins évidents et insatisfaits, donc face à ces marchés encore inexploités, des entreprises se sont dit : “saisissons-nous vite de cette fortune qui dort à la base de la pyramide” ! C’est ce qu’elles ont déduit du titre de notre article. Ce n’était pas un bon postulat de départ. Non pas qu’il n’y ait pas des besoins à satisfaire, mais il s’agit en réalité bien plus de créer des marchés que de faire fortune sur des marchés prêts à être saisis. Professeur Stuart Hart Auteur de l’article Beyond Greening : Strategies for a Sustainable World, gagnant du Prix McKinsey du meilleur article de la Harvard Business Review en 1997, Stuart Hart a participé à l’émergence du mouvement de la RSE. Avec C.K. Prahalad, souvent considéré comme le “père” du BoP et prématurément décédé au printemps 2010, il co-publie en 2002 l’article “The Fortune at the Bottom of the Pyramid” (à l’époque la terminologie – moins polémique – de Base of the Pyramid, n’est pas encore utilisée). Cette publication est la première à formaliser l’idée que le business peut à la fois générer du profit et servir les besoins des quatre milliards de personnes défavorisées de la planète. En 2005, Stuart Hart publie son bestseller Capitalism at the Crossroads. En 2008, il co-publie la seconde version de son protocole BoP, Toward Next Generation BoP Strategy, tout juste traduite en français. Cette nouvelle version de l’approche BoP est également au cœur du récent livre Next Generations Business Strategies for the Base of the Pyramid, que Stuart Hart a co-écrit. Récompensé par de multiples distinctions, Stuart Hart est professeur à l’Université de Cornell et Président fondateur de Enterprise for a Sustainable World qui accompagne les entreprises dans leurs stratégies de soutenabilité. Les grandes entreprises n’ont pas encore été capables de “cracker le code”. N° 9 - 11 février 2011 |11 DOSSIER SPÉCIAL PROTOCOLE BoP 2.0 Entretien (suite) Quelques exemples de ces approches peu probantes ? Parmi les plus célèbres, on trouve notamment le cas de Nike qui a voulu lancer en Asie une chaussure de sport pour les personnes à faibles revenus vers la fin des années 90. La chaussure a été dessinée, produite dans les usines déjà en place, propulsée dans les circuits de distribution existants… et le projet s’est complètement écroulé. Autre exemple notoire, Procter et Gamble et son sachet de traitement de l’eau PUR. L’entreprise a fait diverses tentatives pour le lancer de manière commerciale, mais a finalement échoué. Le projet a fini par être transféré à leur branche philanthropique sous l’appellation The children safe water program. Il y a encore le cas Wheel, lancé dans les années 90. L’idée était de distribuer des sachets de détergent monodose, donc à bas prix. L’initiative a connu un certain succès mais s’est ensuite essoufflée… Dossier Spécial Pas franchement la fortune à la base de la pyramide… Non, pour ce qui est de ces modèles BoP 1.0. Ce qui sous-tend leur échec – outre se baser sur un mauvais postulat – c’est de s’être focalisés surtout sur le business model, sur une innovation "push" qui néglige la participation des communautés locales. Rogner les coûts en mettant son produit dans des petits contenants. Étendre un réseau de distribution existant à des défavorisés. Ne s’allier à des ONG que pour s’ouvrir une porte… Tout cela ne porte pas les résultats espérés. C’est même parfois contre-productif. Je ne veux pas tout peindre en noir. Pour une grande entreprise, ce résultat est déjà un grand pas en avant. Mais il y a une leçon à en tirer : l’innovation sur le business model est nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. Comment dépasser ce premier stade, ce BoP 1.0. ? C’est à cela que répond le protocole 2.0. en mettant en avant la participation des communautés, la co-création de marchés, l’innovation sociale encastrée… Il ne s’agit pas de trouver la fortune à la base de la pyramide mais de la créer avec la base de la pyramide. Pour cela les clés du succès sont de s’engager avec les communautés défavorisées dans une logique de partenariat, de construire des relations de long terme avec elles, d’être créatif dans l’alliance des technologies de l’entreprise et de leurs compétences… pour faire émerger un modèle ex nihilo. C’est le premier défi. Le second réside dans la capacité des approches BoP à être soutenables pour la planète. En plus de l’impact social, l’impact environnemental est donc au cœur du BoP 2.0 ? Comment penser autrement ? Du fait de l’activité humaine, tous les systèmes vivants de la planète sont déjà en repli : les sols, le climat, les écosystèmes forestiers ou aquatiques… Dans les années 70, une formule simple pour déterminer l’impact de l’activité humaine sur l’environnement a été établie : I = P x A x T. L’impact humain (I) est égal à la population (P) multipliée par le niveau de richesse (A) multiplié par le niveau de technologie (T). La population mondiale compterait déjà 6,7 milliards d’humains. Trois fois plus qu’il y a 60 ans. C’est déjà phénoménal, mais ce chiffre pourrait encore rapidement doubler, portant le “P” de l’équation à un facteur deux. Pour stabiliser la population, il faut améliorer sa qualité de vie, notamment l’éducation de femmes et des jeunes filles, et créer une activité économique sans précédent, particulièrement à la base de la pyramide. Et donc faire augmenter le facteur richesse, le “A” de l’équation… Le type de croissance dont nous avons besoin pourrait effectivement porter ce facteur à 5. Pas besoin d’être un génie des mathématiques pour voir qu’au final l’impact humain sur la planète serait multiplié par 10… Une option inenvisageable. Mal conduit, le BoP pourrait générer un krach environnemental global. Mais il pourrait aussi être une source importante de réduction de l’impact. Comment le BoP peut-il réduire l’impact humain ? En jouant sur la technologie, le “T” de l’équation, pour l’amener à diviser l’impact plutôt que de le multiplier. Et en poussant sa valeur à 10, 30, 50… Il y a une opportunité incroyable CAS D’ÉCOLE Chaud et froid sur le frigo… Il y a cinq ans, le conglomérat indien Godrej & Boyce veut tenter l’aventure BoP. Son projet : un réfrigérateur à petit prix mais à gros potentiel compte tenu du sous-équipement de la population et des bénéfices produit évidents sur la santé, la nutrition… Appliquant les techniques qui lui ont réussi sur d’autres marchés, Godrej mène une enquête marketing, fixe un prix, soumet la production à cette Photo : Godrej & Boyce contrainte, redirige une partie de sa force de vente sur son frigo… et se lance. “Ils avaient un produit – assez laid – proche d’un réfrigérateur classique, commente Stuart Hart, ils avaient un bon prix et même des partenariats avec des ONG… mais cela a été un échec total”. La douche froide. Syndrome BoP 1.0, en l’absence d’un réel partenariat avec les communautés, le frigo a tout simplement loupé sa cible. “À son crédit, l’entreprise n’a pas pour autant renoncé”. Mais cette fois, elle s’applique à co-construire son système BoP avec les communautés. Équipe de design participatif, immersion dans les villages, réseau de distribution appuyé sur les femmes des communautés et espace ouvert de créativité donnent finalement naissance au ChotuKool, “petit frais” en hindi. Ce petit réfrigérateur a des allures de grande glacière rouge vif, couleur choisie par les femmes pour agrémenter leur intérieur, et est vendu pour 69 $. Outre son prix et son design, Chotukool a d’autres atouts sur mesure. S’ouvrant par le haut, il est muni de poignées pour pouvoir être facilement déplacé et utilisé par les vendeurs ambulants. Il fonctionne sur batterie, peut résister aux variations de tension comme aux coupures de courant et garder des aliments au frais pendant plusieurs heures, sans alimentation. Il est distribué par un réseau de femmes issues des communautés. Testé, le produit a reçu un accueil chaleureux. Ne lui reste plus qu’à faire ses preuves dans le défi de la duplication. N° 9 - 11 février 2011 |12 DOSSIER SPÉCIAL PROTOCOLE BoP 2.0 Entretien (suite) pour les technologies vertes dans le BoP. Un véritable “saut vert”, ou comment le BoP peut devenir la plateforme à partir de laquelle nous sautons vers une nouvelle génération de technologies capables de rendre le système soutenable. Réussir ce “saut vert” n’est pas un problème de marketing. Ni de technologie… Des centaines de technologies dorment déjà sur les étagères des entreprises ou des universités. Réussir ce “saut vert” est avant tout une question de capacité à imaginer, à inventer des modèles de business autour de ces technologies. Ce qui marchera ne ressemblera probablement à rien de ce que nous connaissons. Dossier Spécial On en revient au fameux “espace vierge” R & D souligné dans le protocole ? Pour mettre en place et dupliquer ces modèles à grande échelle, il faut effectivement créer un espace neutre, loin des systèmes habituels de création de business. Les panneaux solaires, les véhicules électriques semblent par exemple être des produits de niche et de “riches”, avec des perspectives limitées. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles bon nombre d’entreprises du secteur n’ont pas encore vraiment réussi. Mais ces technologies peuvent parfaitement être envisagées “à rebours”, via le BoP. Cela demande de faire un bond vers le bas de la pyramide. De laisser derrière soi sa vision du business, des process et des produits. Nos idées préconçues nous bloquent. Nous vivons dans la tyrannie des catégories de produits, mais savons-nous vraiment à quoi un panneau solaire ou une voiture électrique peuvent ressembler ? Comment faire émerger cet espace débarrassé de préjugés ? Il faut prendre le temps d’une réelle co-construction. Créer les conditions de l’émer gence d’une réel le innovation socialement embarquée en s’immergeant dans les communautés, en s’alliant aux ONG. Il ne faut pas concevoir un nouveau produit ou une extension du business courant mais fonder une entité dédiée pour faire grandir les produits BoP. Cet espace doit être protégé des réflexes et des données usuelles, ce qui implique le soutien des Présidents. Mais il doit aussi être conçu comme un espace qui reste protégé en cas de changement de Président ! “Classique” ou sociale, quelle entreprise est la plus apte à mettre en œuvre le changement ? Le social business tel que conçu par Muhammad Yunus est avant tout une initiative pour servir les plus pauvres. Différente de la philanthropie et des programmes subventionnés par les États, elle offre une troisième voie, celle de l’entreprise, pour aider les communautés défavorisées. Son ambition est d’arriver à l’équilibre. Et – si profit il y a – il est réinvesti. Dans cette vision “social business”, toutes les parties prenantes sont gagnantes… sauf les investisseurs ! Ils récupèrent leur mise et une récompense morale mais pas de profit. Je ne pense pas qu’il y ait suffisamment de capitaux prêts à être investis dans cette approche pour pouvoir développer des initiatives à grande échelle… Des entreprises comme Danone ou Veolia ont pourtant mis en place des social businesses avec la Grameen Bank de Muhammad Yunus… Je ne sais pas à quel point c’est assumé mais je crois que quand une entreprise comme celles-là lance une joint-venture avec Grameen, c’est simplement un laboratoire. Une manière d’initier correctement le programme, de s’allier pour trouver un bon modèle, de s’assurer de la valeur sociale créée. Ce n’est certes pas une question de profit dans un premier temps. Mais cette question arrivera sur la table lorsqu’il s’agira de changer d’échelle. Il n’est pas possible de dupliquer largement de tels projets s’ils ne génèrent pas de profit. Ou alors, tout le senior management prend le risque de se retrouver à la porte ! Le BoP 2.0 peut donc toujours générer une certaine “fortune” ? Certains pensent que “profit” est un mot malsain. En l’occurrence, je ne crois vraiment pas que ce soit le cas. Même s’il y a des manières malsaines de faire du profit. C’est très différent. Le vrai défi à relever c’est d’être capable de produire un profit “sain”, un profit soutenable. De créer de la valeur pour tous : la société, l’environnement… et aussi les investisseurs. TECHNOLOGIE L’écoulement vers le haut Quand l’innovation du bas de la pyramide remonte vers le haut… C’est le phénomène de reverse innovation ou trickle up (littéralement écoulement ou infiltration vers le haut). En économie, la théorie du trickle up a été développée en réponse à celle du trickle down qui induisait que dans un marché libre la richesse des plus nantis “arroserait” naturellement les plus pauvres. Le trickle up, proche du BoP, amène, lui, l’idée que la société dans son ensemble peu bénéficier d’une amélioration de la vie des plus pauvres. Côté technologie, cette approche en flux du bas vers le haut commence déjà à porter ses fruits. En témoignent les échographes et électrocardiogrammes portatifs que GE a incubés et développés pour le BoP en Inde ou en Chine et qui sont aujourd’hui des gros succès dans les pays du Nord. Autre manifestation, chère à Stuart Hart, “les chauffe-eau solaires à bas prix développés en Chine par Tsinghua Solar. Incubés dans les zones rurales défavorisées, ils ont désormais investi les zones urbaines et connaissent un taux de croissance de 100 % par an… Ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils ne conquièrent la planète…”. Photo : Un chauffe-eau solaire de Tsinghua Solar. Réussir ce “saut vert” est avant tout une question de capacité à imaginer. N° 9 - 11 février 2011 |13 DOSSIER SPÉCIAL PROTOCOLE BoP 2.0 Initiatives EAU L’eau, un droit fondamental Alors que les Nations Unies ont reconnu l’accès à l’eau et à l’assainissement comme un droit fondamental fin juillet 2010, près d’un milliard de personnes n’auraient toujours pas accès à l’eau potable dans le monde. Et plus de 2,5 milliards de personnes à la base de la pyramide n’auraient pas non plus accès à l’assainissement. Dans un contexte international de raréfaction de la ressource, des géants comme Veolia Water ou Suez Environnement tentent d’apporter l’eau à tous, des mégapoles aux zones rurales reculées. Zones rurales Grameen Veolia Water aromatise son eau potable d’un soupçon d’anthropologie Dans les années 90, le Bangladesh découvre qu’une grande majorité de ses vastes nappes phréatiques, et donc les millions de puits creusés dans les décennies précédentes, sont naturellement contaminés à l’arsenic. Un drame de santé publique : près de 30 millions de Bangladais auraient été empoisonnés, les cas de cancers se multiplient. Pour lutter contre ce fléau, en 2008, Veolia Water et la branche “santé” de la Grameen Bank de Muhammad Yunus, créent une jointventure. Le but : vendre de l’eau potable à un coût accessible aux populations rurales. À Veolia la compétence technique, à Grameen celle du terrain et des réseaux de distribution… Dossier Spécial Tout va très vite. Face à l’ampleur du besoin, l’activité est lancée dès l’été 2009 dans le village pilote de Goalmari. L’ambition est de pouvoir dupliquer le projet, quitte à corriger le tir entre deux phases. Le système mis en place repose sur une usine de traitement de l’eau, un réseau de distribution via des bornes-fontaines tenues par des femmes et un système de jetons prépayés. L’eau est vendue 2,5 takas les dix litres (environ 2,5 cts d’euros, la moitié du prix d’une cigarette). Si tout semble bien démarrer, assez rapidement, le projet est “confronté à des courants complexes, explique Éric Lesueur, directeur de projet pour Veolia Water. L’accueil de la population était plutôt favorable mais le volume des ventes ne suivait pas. Nous sentions bien qu’une partie de la logique nous échappait, particulièrement la complexité des rapports sociaux autour de la vente d’eau”. La copie est donc révisée, et la nouvelle version ne repose plus uniquement sur les perceptions de Grameen – qui n’est au final pas un expert des problématiques d’eau – mais aussi sur les communautés. “Nous avions posé les premières bornesfontaines dans une logique d’ingénieurs… Nous avons mis les suivantes là où la population nous a dit de les poser, dans des lieux de réunion par exemple” commente Éric Lesueur. Le système de prépaiement est aussi modifié : des cartes prennent le relais des jetons. Et l’écoute paie, la seconde partie du réseau multiplie le ratio des ventes par cinq. Pour encore mieux structurer sa compréhension des enjeux, Grameen Veolia Water se tourne parallèlement vers les sciences humaines, en partenariat avec l’ESSEC, et vers une recherche-action menée par une anthropologue. “L’étude sera terminée en mars, mais les premières remontées sont déjà passionnantes, note Éric Lesueur. Elles nous ont par exemple révélé qu’il y avait des malades de l’arsenic dans la région, une centaine de personnes atteintes de cancers de la peau mais cachées par leurs familles, totalement rejetées. De fait, notre eau était perçue non pas comme un produit sain mais comme un médicament, d’où la peur de se montrer en train d’en acheter, le risque de stigmatisation”. Au-delà de cette délicate question, l’étude anthropologique aborde divers sujets : les relations hommes/femmes, les liens avec les institutions locales, la perception de la grande entreprise européenne… autant de remontées qui seront intégrées à la suite du projet. En attendant que le système s’affine, Grameen Veolia Water s’attaque à la rentabilité de sa “source” par un autre biais : la vente de l’eau de Goalmari sur un marché classique. Embouteillée dans des bonbonnes plastiques de 20 litres, elle sera vendue aux entreprises de Dhaka, la ville la plus proche. À un prix dix fois supérieur. SUEZ ENVIRONNEMENT L’eau pour tous, un défi urbain Buenos Aires. 12 millions d’habitants, dont 20 % dans des quartiers pauvres ou des bidonvilles, des zones non cadastrées, sans existence juridique… Comment apporter l’eau à tous dans cette ville ? C’est à cette délicate question qu’est confrontée Suez Environnement quand l’entreprise en remporte la concession “eau et assainissement” en 1993. À partir de 1999, sa réponse s’incarne dans le programme “Eau pour Tous”, reproduit ensuite dans divers pays émergents. Ce programme est avant tout fondé sur un modèle participatif de gestion des services d’eau, sur un modèle tripartite entreprise – représentants des communautés – municipalité. Ce modèle est d’autant plus important qu’il permet la diffusion de messages d’hygiène et de bon usage du service aux communautés. Il encourage également leur développement économique et social : formation, création d’emplois directs et indirects. Si le “modèle” existe, pas question pour autant de le dupliquer bêtement. “Buenos Aires, La Paz, Casablanca… si l’on veut que le système participatif fonctionne, il faut chaque fois partir d’une démarche ‘bottom-up’ et coconstruire une solution sur mesure, sans dogme ni pré- requis” soutient Alexandre Brailowsky, directeur de l’Ingénierie Sociétale chez Suez Environnement. Gare également à ne pas sortir de son rôle. “L’eau est un service essentiel, la question de sa disponibilité ne se pose pas : c’est un impératif. Notre métier consiste à assumer une fonction, la gestion du service d’eau et d’assainissement, via le principe de la délégation de service public. Ce n’est pas une activité marchande traditionnelle, il ne s’agit pas d’ouvrir un marché mais d’assurer l’accès à un droit fondamental. Dans ce contexte, le ‘social business’ peut se révéler dangereux en amenant à sortir de la délégation pour aller vers une véritable privatisation…” N° 9 - 11 février 2011 |14 DOSSIER SPÉCIAL PROTOCOLE BoP 2.0 Initiatives ÉNERGIE Des énergies propres et rentables pour éclairer le bas de la pyramide Un quart de la population mondiale a des problèmes d’accès à l’électricité, avec des conséquences lourdes sur le développement économique mais aussi l’éducation (possibilité d’étudier le soir) ou de santé (dangerosité des installations alternatives : charbon, fuel, bougie…). Comment fournir de l’électricité propre et sûre, mais aussi rentable donc pérenne, à la base de la pyramide ? Du BipBop de Schneider Electric à l’initiative d’un village chinois, quelques solutions… Interview Schneider Electric mise sur le BipBop Gilles Vermot-Desroches, directeur Développement Durable de Schneider Electric, revient sur le programme Business Innovation & People at the Base of the Pyramid, décliné dans une vingtaine de pays. Comment est né le programme BipBop ? À l’arrivée du Président Jean-Pascal Tricoire, il y a trois ans, la question s’est posée : en tant que leader mondial des solutions de management de l’énergie, comment marquer notre engagement auprès du milliard et demi de personnes privées d’électricité dans le monde ? C’est ainsi qu’est né BipBop. Ce programme incarne notre rôle d’entreprise partie prenante des Objectifs du Millénaire. Il s’inscrit également dans notre réflexion globale sur les économies d’énergies. Enfin, il participe à l’esprit d’entreprise : fierté d’appartenance, cohésion des équipes. Qu’y a-t-il derrière le “Bip” de BipBop ? Le “P” porte la dimension People : formations permettant à des jeunes d’avoir un emploi, développement de compétences locales dans des pays sans écosystème énergétique. Le “I” fait référence à l’Innovation, aux nouvelles solutions, impensables il y a encore cinq ans, développées pour l’accès à l’électricité. Enfin, le “B” de Business, montre que nous inscrivons ce programme dans notre activité ordinaire. Les solutions développées pour le BoP pourraient très bien être étendues à d’autres usages. La cohérence, c’est la dimension social business. BipBop, c’est par exemple l’installation d’un réseau électrique dans un village isolé au Vietnam, avec l’objectif d’améliorer le niveau de vie. Dossier Spécial Quelles sont les ressources allouées à ce projet ? Vingt personnes sont mobilisées à temps plein à la direction de la stratégie et du développement durable. Nous demandons aussi au Président de chaque pays d’inventer un programme BipBop. Nous en avons ainsi lancé 21 en trois ans. Ce sont par ailleurs les équipes locales qui montent les projets, des salariés de Schneider Electric qui ont souvent eux-mêmes connu dans leur passé des conditions de vie sans électricité. Sur le plan financier, il est très difficile d’évaluer le coût global. À lui seul, le volet "formation" représente un investissement de 10 millions d’euros par an. C’est un projet important. Jean-Pascal Tricoire, Président du directoire, lui-même, a dans ces critères CSR (15 % de sa rémunération variable) d’évaluation annuelle un indicateur sur l’activité BipBop. Quels projets BipBop vous semblent les plus exemplaires ? La solution d’éclairage In-Diya – Prix de l’Innovation Citoyenne – lancée il y a un an en Inde, est très intéressante. C’est un système d’éclairage écoénergétique pour les populations sans électricité ou sans approvisionnement électrique fiable. Il a été pensé pour éclairer entièrement une maison rurale typique indienne. Le modèle de base coûte à peine 550 roupies, soit 8,50 €, la moitié des bénéfices du projet étant réinvestie dans notre fondation indienne pour continuer à financer le programme. Quels résultats et quelles perspectives pour ce projet ? En un an, nous avons vendu environ 100 000 lampes, dont 20 % à des communautés rurales et isolées. Après ce succès, nous sommes prêts à étendre In-Diya au-delà de l’Inde. D’ici fin 2011, les lampes seront distribuées ailleurs en Asie du sud-est et en Afrique. De nouveaux modèles seront développés, notamment une version portative, et les coûts seront réduits. En Inde, d’ici 2012, nous offrirons une formation d’électricien à 4 000 jeunes ayant abandonné leurs études, en partenariat avec différents partenaires, l’association Aide et Action, le réseau Don Bosco. Nous aiderons aussi 300 nouveaux électriciens à lancer leur affaire. Nous inventons dans ces démarches de nouveaux business modèles. C’est aussi pour cela que nous sommes co-fondateurs de la Chaire Business et Pauvreté d’HEC pour mieux réfléchir à ces pratiques et évaluer leurs contributions pour les clients pauvres. CHINE Yulitun prend son destin électrique en main Le village de Yulitun, au centre de la Chine, à peine desservi par une route et bien loin des réseaux électriques, n’a pas attendu le BoP Business et les multinationales pour auto-entreprendre dans le secteur énergétique. En 1992, le chef du village mobilise ses 24 foyers afin de créer une microstation hydroélectrique. La communauté, qui vit sous le seuil de pauvreté chinois, ne bénéficie d’aucune assistance et doit s’organiser : chaque foyer contribue mensuellement et les villageois assurent la main-d’œuvre. En un an, la somme nécessaire est réunie. Et en un an et demi, la station est construite. Gérée par deux villageois salariés, la station fournit de l’électricité au village qui est donc à la fois financeur, gestionnaire et consommateur du système. Elle a également permis la mise en place d’un système hydrique : robinets d’eau claire, système d’écoulement des eaux usées. INDE Des cosses de riz pour de l’électricité à grande échelle Région de Bihar, en Inde. Une zone particulièrement défavorisée où 85 % de la population n’a pas accès à l’électricité. Né dans la région, le fondateur de Husk Power Systems (HPS) cherche à y apporter la lumière. Après avoir échoué dans les solutions high-tech, en 2007, il se tourne plus “basiquement” vers les déchets de la culture du riz, seule véritable filière agricole de la région, et met en place un système de transformation des enveloppes de grains de riz en énergie. Trois ans et une soixantaine de mini-usines électriques plus tard, HPS – notamment soutenu par la Fondation Shell et l’Acumen Fund – aura apporté une électricité verte et économique à plus de 25 000 foyers et créé 300 emplois. D’ici dix ans, HPS ambitionne de s’étendre dans une quinzaine de pays et de fournir de l’électricité à 15 millions de personnes. N° 9 - 11 février 2011 |15