AVERTISSEMENT Le texte proposé au téléchargement gratuit est
Transcription
AVERTISSEMENT Le texte proposé au téléchargement gratuit est
AVERTISSEMENT Le texte proposé au téléchargement gratuit est celui du livre imprimé en mai 2004. Toutefois les pages blanches ont été supprimées, ce qui provoque une discontinuité dans la pagination, mais réduit la taille du fichier. En outre quelques coquilles ou erreurs de détail qui avaient échappé aux nombreuses relectures sont signalées. 18 octobre 2007 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 3 QUATRE MILLIONS D’EUROS BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 5 PIERRE BILGER QUATRE MILLIONS D’EUROS Le prix de ma liberté 5, rue Royale 75008 Paris BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 6 © Bourin Éditeur, 2004 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 7 À Éliane BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 9 SOMMAIRE OUVERTURE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 FIN DE PARTIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 ÉPREUVES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 ORIGINES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 À L’OMBRE DU POUVOIR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 APPRENTISSAGES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213 ALSTOM : LA CRISE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259 FINAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 301 ANNEXES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 309 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 11 « Il ne faut jamais oublier de prévoir l’imprévu. » Auguste Detoeuf 1 « Il y a des jours où il faut distribuer son mépris avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux. » François René de Chateaubriand 1. Auteur des Propos de O.L. Barenton Confiseur et fondateur d’Alsthom en 1928, Auguste Detoeuf en a été l’administrateur délégué, puis le vice-président, jusqu’en 1940. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 13 OUVERTURE ÉCRIT-ON POUR SOI-MÊME ou pour les autres, les lecteurs, « virtuels » en l’espèce ? C’est la question que je me pose alors qu’après avoir quitté mes fonctions de directeur général d’Alstom le 1er janvier 2003 et celle de président du conseil d’administration le 11 mars 2003, je me dis que, décidément, je ne peux pas m’installer dans l’oisiveté et que, pour y échapper, je ne vois d’autre solution, au moins à court terme, que de prendre la plume. Si je ne songe qu’à satisfaire ces hypothétiques lecteurs, je n’irai pas très loin dans mes efforts. Comment pourrais-je considérer que mon existence professionnelle, faite de quinze ans de service de l’État et de plus de vingt ans d’industrie, puisse susciter l’intérêt d’autrui ? Il y a tellement d’expériences analogues dont il a été rendu compte dans des mémoires, des entretiens ou des articles de journaux ou de revues. De surcroît, bien qu’ayant désormais des loisirs, je me souviens du conseil d’Auguste Detoeuf selon lequel « un véritable homme d’affaires ne perd pas son temps à écrire des pensées sur les affaires ». Pourtant j’éprouve le besoin de m’expliquer. Essentiellement parce que je ressens, à tort ou à raison, que mon ou mes expériences ont eu un caractère singulier, original et aussi inachevé, et que le fait d’en rendre compte par écrit mettra fin au sentiment de frustration que les circonstances de mon départ, jour après jour, ont alimenté et amplifié. Je me dis aussi que tous ceux que j’ai rencontrés et appréciés au cours de cette longue vie professionnelle, collègues, collaborateurs, BilgerBAt 14 11/05/04 9:43 Page 14 QUATRE MILLIONS D’EUROS amis de Rivoli, de la CGE, d’Alsthom, de Gec Alsthom et enfin d’Alstom trouveront intérêt à connaître ma version de ce parcours alors que les médias l’ont obscurci et travesti. Cependant qu’ils n’attendent pas de moi de faire œuvre d’historien, d’économiste, de comptable, d’analyste financier ou de théoricien du management. Ce que je leur propose, c’est de suivre un homme qui se veut libre et responsable dans une approche subjective et impressionniste d’un itinéraire individuel atypique de l’autre siècle. Les Romains avaient coutume de dire « qu’il est peu de distance de la roche Tarpéienne au Capitole »2 . Bien des hommes illustres ont eu l’occasion de vérifier cette assertion. À mon tour, toutes proportions gardées, j’aurai connu et le Capitole et la roche Tarpéienne. J’ai connu le pouvoir, le succès et la considération au service de l’État et à la tête d’une grande entreprise multinationale et j’ai connu l’échec, la disgrâce, l’épreuve judiciaire et le lynchage médiatique. Du jour au lendemain, on peut être aux yeux des puissants comme des gens ordinaires, le chef respecté et quasi infaillible et « ce maudit animal, ce pelé, ce galeux, d’où vient tout le mal 3 ». Les étapes contrastées qui se sont ainsi succédé ne trouvent leur sens et leur cohérence que dans l’enchevêtrement chronologique d’expériences et de circonstances qui, avec le recul, sont devenues indissociables. Je crois néanmoins préférable de commencer par la fin afin de retrouver, avant toute chose, le regard serein indispensable pour raconter sans amertume mon existence. 2. Mirabeau, Discours, 22 mai 1790. 3. Jean de La Fontaine. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 15 FIN DE PARTIE LA DERNIÈRE MATINÉE MARDI 11 MARS 2003, 10 h 55. Je suis sur le palier du septième étage du 25 avenue Kléber. Nous avons traversé la rue un peu moins de quatre ans auparavant pour occuper en location cet immeuble transparent et fonctionnel qui a succédé à la forteresse du 38. Alsthom avec un H a construit cette dernière dans les années trente, mais en a transféré la propriété à Alcatel au moment de la formation de Gec Alsthom en 1989. Un soleil printanier éclaire les boiseries blondes que nous avons choisies pour réchauffer la fonctionnalité des lieux. J’attends que le comité des nominations et des rémunérations que préside Sir William Purves – Willie pour ses collègues – ait achevé de siéger pour que nous rejoignions ensemble la salle où se réunit le conseil d’administration au huitième étage, en principe à onze heures. De l’ascenseur sort Jean-Paul Béchat qui n’est plus membre du comité, mais qui fait étape au septième avant de rejoindre le conseil. Nous nous saluons. Il me dit : « La situation est grave. » Je le sais ! Et il ajoute sans intention maligne : « Le mieux que vous ayez à faire, c’est de vous faire oublier ! » Certes, mais est-ce vraiment aussi simple ? Il poursuit sa route vers le huitième étage. Willie – un Écossais qui, à la tête de la Hong Kong and Shanghai Banking Corporation Limited pendant plus de vingt ans, a fait de BilgerBAt 16 11/05/04 9:43 Page 16 QUATRE MILLIONS D’EUROS cette banque ce qu’elle est devenue – sort de la petite salle du comité et me suggère quelques instants d’entretien dans le bureau de passage que j’occupe au même étage. J’ai en effet laissé l’usage de mon ancien bureau à Patrick Kron dès sa nomination comme directeur général le 1er janvier précédent. Willie m’informe que, à son grand regret, le comité me refuse le maintien du bénéfice des options de souscription d’actions, point qui a été oublié de part et d’autre lors du règlement des modalités de mon départ à la fin de 2002. L’effet concret est limité, tant les conditions et les prix d’exercice de ces options, en particulier sous l’influence de mon interlocuteur, sont strictes, même si la période de huit ans qui reste à courir pour celles dont le prix d’exercice est le plus faible peut laisser un espoir. Néanmoins, sur le moment, cette ultime et inhabituelle décision, même si elle ne constitue pas une surprise pour moi, me blesse profondément et me laisse un goût amer en raison non de la perte d’un avantage, mais de la volonté de rupture et de séparation qu’elle semble traduire entre le conseil d’administration de l’entreprise et le président-directeur général qui part. Après avoir dirigé pendant douze ans cette entreprise, je me sens brutalement rejeté dans les oubliettes de l’histoire et, en quelque sorte, interdit de m’intéresser à Alstom. Je réconforte néanmoins Willie en lui disant que je sais qu’il n’est pas à l’origine de cette décision. Nous rejoignons ensemble la salle du conseil. J’ouvre la séance que je préside encore et procède aux formalités, approbation du procès-verbal de la séance précédente, rapport de Willie au nom du comité des rémunérations et des nominations qui accepte ma proposition de quitter mes fonctions de président avant le 31 décembre 2003 au motif que, « dans les circonstances présentes, il serait préférable de donner à Patrick Kron pleine autorité, responsabilité et visibilité pour agir au nom de la Compagnie », acceptation de ma double démission comme président et comme administrateur et nomination de Patrick Kron comme président. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 17 FIN DE PARTIE Willie prend la parole pour rendre hommage au travail que j’ai accompli et pour me remercier de l’esprit de coopération dont j’ai fait preuve depuis le moment où mon départ a été décidé, notamment pour le choix de mon successeur. Patrick Kron y ajoute quelques mots sympathiques pour souligner qu’il n’a pas demandé mon départ anticipé, et pour rappeler la force de mon engagement au service de l’entreprise, thème qu’il reprendra dans le communiqué 4 qu’il publie le lendemain aux côtés du mien 5 pour saluer mon départ avec une élégance ignorée par la presse, mais appréciée par les employés d’Alstom. J’écris tout cela de mémoire, car je n’ai jamais reçu le procèsverbal de cette dernière séance du conseil à laquelle j’ai participé brièvement et je ne sais donc pas ce que mes deux anciens collègues ont voulu laisser comme traces écrites de leurs interventions, ni ce que les autres ont voulu ou pu dire après mon départ. 4. Extrait du communiqué du 12 mars 2003 : Patrick Kron a déclaré : « Pierre Bilger a fait d’Alstom un des leaders mondiaux sur le marché des infrastructures pour l’énergie et le transport. Sous sa présidence, la société a enregistré de nombreux succès industriels et commerciaux dans le monde entier et s’est construit une solide réputation d’innovation. Avec les membres du conseil d’administration et l’ensemble des collaborateurs de la société, je rends hommage à Pierre pour son engagement. » Patrick Kron aurait pu se taire ou faire moins ; il n’aurait pas pu faire plus ! Ce geste confirme, s’il en est besoin, la qualité de l’homme. 5. Extrait du communiqué du 12 mars 2003 : Pierre Bilger a déclaré : « Depuis près de trois mois, Patrick Kron a pris en mains avec énergie et détermination la conduite opérationnelle d’Alstom en tant que directeur général. Prolonger davantage la période de transition n’est donc pas nécessaire. Dans un souci de clarté et d’efficacité, j’ai donc proposé au conseil d’administration, qui l’a accepté, qu’il en devienne également, et dès à présent, le président. Au moment de quitter définitivement cette entreprise que j’ai dirigée pendant douze ans, je suis convaincu que sous la direction de Patrick Kron, l’exceptionnel potentiel humain, technique et industriel d’Alstom ainsi que les positions acquises sur l’ensemble des marchés mondiaux lui permettront de surmonter avec succès ses difficultés actuelles et de regagner la confiance de ses actionnaires. » 17 BilgerBAt 18 11/05/04 9:43 Page 18 QUATRE MILLIONS D’EUROS Ces paroles dites, laissant la place à Patrick Kron, je me lève pour quitter la séance. Candace Beinecke, la chairwoman de Hughes Hubbard & Reed, une grande firme d’avocats de New York, que j’ai fait entrer au conseil deux ans auparavant, suggère, seule à le faire, que la séance soit suspendue un instant pour que mes désormais anciens collègues puissent me dire au revoir. Je l’embrasse, elle qui m’a toujours soutenu avec clairvoyance et efficacité. Je serre quelques mains et je rejoins au septième étage mes deux collaborateurs les plus proches des dernières semaines, Jean-Daniel Lainé, directeur du bureau du président, et Patricia Baillon, la secrétaire que je partage avec lui depuis que Martine Morel, mon assistante de longues années, a quitté le siège, en plein accord avec moi, à la fin de 2002. Je leur dis au revoir sans autre forme de procès en percevant leur émotion réelle, mais heureusement contenue. Au rezde-chaussée, je retrouve Francis Chodan, mon fidèle chauffeur, tout aussi ému, qui est désormais devenu celui de mon successeur et qui me ramène chez moi. Rien d’autre. Pas de déjeuner du conseil, pas de déjeuner du comité exécutif, pas de cocktail de départ, pas de discours, rien. Je l’aurais souhaité ainsi, si quelqu’un avait proposé autre chose, mais personne ne l’a fait. Douze années de responsabilité à la tête de cette entreprise ont ainsi été oblitérées en un instant. Les circonstances critiques qu’Alstom traverse peuvent à la rigueur justifier cette touche de discrétion finale. Elle est en tout cas à l’image, chaotique, des deux années et demie de processus successoral qui ont précédé. UNE SUCCESSION AU LONG COURS Tout a commencé trois ans auparavant. Entreprise nouvellement cotée en Bourse, Alstom, sous mon impulsion autant que sous celle de Willie qui, depuis le début, préside le comité des nominations et des rémunérations, a le souci d’opérer en conformité avec la lettre et l’esprit du gouvernement d’entreprise. Ainsi, dès le départ, les plans BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 19 FIN DE PARTIE de succession des membres du comité exécutif sont revus deux fois par an par ce comité 6. Dans ce contexte, en juillet 2000, je rencontre pour la première fois Patrick Kron au cours d’un déjeuner. C’est François Newey, à l’époque directeur financier d’Alstom, qui a organisé cet entretien au 25 avenue Kléber. Il a connu et apprécié Patrick Kron quand ils étaient tous deux employés par Péchiney. Tout de suite l’homme me séduit. J’apprécie son intelligence aiguë, son engagement pour l’industrie, sa dimension internationale acquise à travers des positions de responsabilité de longue durée en Grèce et aux États-Unis et, surtout, ses qualités humaines, que je pressens, faites de courage et de simplicité. Je lui offre d’entrer au conseil, ce qu’il accepte d’emblée. Ma proposition en ce sens est approuvée par l’assemblée générale en juillet 2001. Mon arrière-pensée est que Patrick Kron pourra être, le moment venu, un candidat externe à ma succession. Je la partage uniquement à ce stade avec Willie. La perspective de mon départ est évoquée pour la première fois devant le comité de nominations et des rémunérations en septembre 2000. J’explique à l’instigation de Willie qu’à mon sens une solution convenable serait que je me retire de la fonction de directeur 6. En fait, ma réflexion personnelle a commencé beaucoup plus tôt. Je retrouve dans mes notes le commentaire suivant, daté du 15 juillet 1998, trois semaines après la première cotation d’Alstom : « Il va donc falloir qu’au cours de l’été, je réfléchisse à tout cela, que je réaligne mes repères et que je définisse un nouveau schéma de comportement compatible avec cette nouvelle position. Plus de distance, plus d’autorité, plus de sérénité, plus de vision. Stratégie plus que tactique. Penser aux hommes, penser au futur. Car j’accède à cette responsabilité ultime alors que les années commencent à compter. Certes je pourrais imaginer d’avoir sept ans devant moi jusqu’à soixante-cinq ans, mais je n’imagine pas aller jusqu’au bout de ce parcours et j’espère au contraire que les circonstances me permettront de prendre du champ – harmonieusement, c’est-à-dire dans le cadre d’une succession organisée – avant cette échéance. Il peut paraître paradoxal d’avoir de telles idées en tête au moment où cette nouvelle période commence à peine. Mais sans doute est-ce la loi de la vie qu’à peine une page est-elle tournée qu’il faut déjà penser à tourner la suivante. » 19 BilgerBAt 20 11/05/04 9:43 Page 20 QUATRE MILLIONS D’EUROS général après l’assemblée générale de juillet 2003 en restant président non exécutif jusqu’en 2005. Cette initiative peut paraître précipitée alors que je viens tout juste de fêter mes soixante ans, au mois de mai précédent, bien que j’aie la responsabilité complète de l’entreprise, sous des titres divers, depuis près de dix ans. En fait, elle résulte de trois éléments convergents. D’abord mon propre souhait est de ne pas conserver la responsabilité opérationnelle de l’entreprise, en toute hypothèse, jusqu’au terme de la limite fixée par les statuts, c’est-à-dire soixante-cinq ans. Ensuite l’influence britannique au sein du conseil (trois administrateurs sur huit) milite pour une limite d’âge de la fonction exécutive plus précoce que ce qui se pratique habituellement sur le « continent ». Enfin il y a le sentiment diffus, non formulé explicitement, mais très présent dans nos esprits, que l’intérêt de l’entreprise peut rendre nécessaire un changement avant l’échéance normale à la suite du sinistre de grande ampleur que nous venons d’identifier en juillet sur les turbines à gaz de grande puissance, héritées d’ABB quatre mois auparavant. Quoi qu’il en soit, je commence une réflexion avec le directeur des ressources humaines, Kees Kruit, un collaborateur néerlandais, sur les candidatures internes et externes susceptibles d’être envisagées. Nous avons également en tête la nécessité prévisible de remplacer le président du secteur production d’énergie, Claude Darmon, qui souhaite faire une offre de rachat du secteur entreprise que nous avons décidé de céder. Dans ce dernier cas, avec Alexis Fries, c’est une solution interne qui sera retenue. Cependant, en novembre 2001, un an plus tard, prenant essentiellement en considération les conséquences de la faillite de notre client Renaissance qui s’est déclenchée à la fin de septembre à la suite de la tragédie du 11, le comité des nominations et des rémunérations sous l’impulsion de Willie propose au conseil d’accélérer et d’élargir le processus. À mon propre remplacement comme directeur général s’ajoute désormais la volonté de recruter un nouveau directeur financier BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 21 FIN DE PARTIE pour remplacer François Newey, ceci en dépit de mon opposition. Je considère en effet que convaincre un directeur financier de qualité de nous rejoindre sans que soit connu le directeur général auquel il sera associé relève de la gageure, sauf à retenir la solution interne qui existe, excellente, mais dont je devine qu’elle sera récusée au motif qu’elle n’est pas de nature à « satisfaire les marchés ». En janvier 2002, le comité constate le peu de succès de la recherche d’un nouveau président. Conscient de la situation critique dans laquelle se trouve Alstom et de la nécessité d’une action énergique et continue dans ce contexte, je propose deux options : soit me prolonger, comme initialement prévu, jusqu’à fin 2003 pour mener à son terme le plan de redressement, soit me remplacer immédiatement par une solution interne. Le comité écarte cette alternative, mais accepte formellement que les candidatures internes soient sérieusement considérées. Il retient également, sur ma proposition, Patrick Kron comme une option externe possible. Il me mandate enfin pour prendre contact avec un autre candidat externe de grande envergure que j’ai identifié. Celui-ci examinera sérieusement l’opportunité qui lui est offerte, mais finalement la déclinera, préférant conserver la position qui est la sienne. Comme je l’ai prévu, la recherche externe du directeur financier se révèle extrêmement décevante, deux excellents candidats ayant refusé, notamment pour les raisons que j’ai anticipées. L’opposition à la candidature interne que je propose demeure. Je ressens que, quelle que soit l’élégance de François Newey qui sait que son départ est souhaité, cette situation d’incertitude ne peut durer et risque de compromettre la présentation et l’exécution de Restore Value, plan de redressement qui doit être lancé en mars 2002. C’est alors que je conçois l’idée de faire appel à mon ami, Philippe Jaffré. Je connais ses talents financiers, pour les avoir appréciés lorsqu’il a supervisé la privatisation de la CGE à la direction du Trésor et lorsqu’il a dirigé Elf. J’ai d’ailleurs fait partie du conseil d’administration de cette entreprise. Je sais qu’il n’est que très modérément occupé par la gestion de son site Internet Stock-options.fr et par 21 BilgerBAt 22 11/05/04 9:43 Page 22 QUATRE MILLIONS D’EUROS ZeBank dont il préside le conseil de surveillance et qu’il est en train de vendre. Je lui propose, le lundi 12 février au matin, la position de conseiller du président d’Alstom dans le domaine financier avec la perspective de prendre, le 1er juillet suivant, celle de directeur financier au terme d’une période de transition avec François Newey. Le mardi matin, il me confirme son acceptation. Je recherche l’accord du conseil d’administration que j’obtiens après quelques péripéties surprenantes, nées de l’incapacité de certains membres à accepter les explications et justifications données, pour ce qu’elles sont, lorsqu’elles sont directes et sans malice. Il est évident en effet et totalement clair avec Philippe Jaffré qu’il ne vient pas m’aider dans l’intention de me succéder, bien qu’il connaisse, dès le début, la perspective de mon départ proche. Enfin, en mai 2002, je soumets au comité et au conseil une candidature interne et celle de Patrick Kron (en son absence). C’est la seconde qui est retenue avec mon total accord, même si je regrette que les circonstances aient en fait compromis l’excellente candidature interne. En juillet 2002, Patrick Kron qui a accepté, entre-temps, d’examiner l’opportunité qui lui est offerte, est interviewé par le comité. Puis, en compagnie du comité d’audit, pour se faire une idée plus précise sur le problème que posent les turbines à gaz de grande puissance GT24/GT26, il participe à une réunion de travail dans notre usine de Birr en Suisse où elles sont développées et fabriquées. Un accord définitif est trouvé durant l’été non sans que j’intervienne pour le faciliter et l’accélérer. Le 11 septembre 200, le comité et le conseil approuvent le principe de son recrutement comme directeur général à partir du 1er janvier 2003 et ensuite comme président à partir du 1er janvier 2004, moimême restant président pendant l’année 2003. Cette décision ne peut être formalisée et annoncée que le 5 novembre 2002 pour laisser à Patrick Kron le délai nécessaire pour avertir les actionnaires d’Imerys dont il est encore le président et y organiser sa propre succession. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 23 FIN DE PARTIE Dès sa prise de fonction, le 1er janvier 2003, le nouveau directeur général exerce immédiatement la totalité de la responsabilité exécutive à laquelle il a eu le temps de se préparer en fait depuis novembre en circulant librement dans l’entreprise et élabore son plan d’action. Très vite, la détérioration de la situation des marchés et de la trésorerie d’Alstom ainsi que le contenu de ce plan me convainquent que, plus que jamais, l’unité de commandement et de responsabilité est nécessaire pour en assurer le succès. Je propose donc de quitter ma fonction de président et de la confier à Patrick Kron, en plus de celle de directeur général, le jour du lancement de ce plan. Ainsi, deux ans et demi à l’avance, je connais l’échéance probable de mon départ. Après l’accélération de ce calendrier, que je n’ai pas souhaitée, j’ai accepté pendant dix-huit mois de diriger Alstom comme si j’avais l’éternité devant moi. J’ai recherché en fait moimême mon successeur et régler pour un temps la question du directeur financier tout en lançant le plan de redressement et en animant l’action commerciale et industrielle. Seules, la loyauté à toute épreuve des équipes d’Alstom et, je l’écris sans fausse modestie, ma propre abnégation ont permis de gérer convenablement cette situation complexe. Rétrospectivement je ne regrette pas le souhait que j’ai formulé de quitter deux ans avant terme la position de directeur général. Je demeure en effet convaincu, aujourd’hui comme hier, que les fonctions de Chief Executive Officer d’un groupe de la taille et de la complexité d’Alstom ne doivent pas être exercées au-delà d’une certaine durée (dans mon cas, en définitive, près de douze ans)7. Elles requièrent en effet des capacités physiques et psychologiques qui se 7. Une étude de Booz Allen Hamilton, publiée en septembre 2002, constate sur la base d’un échantillon de 2 500 cas de renouvellement de CEO que « entre 1995 et 2001, la longévité moyenne au poste de CEO s’est réduite de 9,5 ans à 7,3 ans » et que « la performance des CEO est globalement meilleure au cours de la première moitié de leur mandat, tendance encore plus marquée pour les CEO qui ont été remerciés en cours de mandat ». 23 BilgerBAt 24 11/05/04 9:43 Page 24 QUATRE MILLIONS D’EUROS déploient à leur maximum entre quarante-cinq et soixante ans. En outre elles ne doivent pas buter sur une date-limite, connue à l’avance et dès lors propice aux manœuvres et intrigues de succession. En revanche ce que je regrette, c’est qu’il n’ait pas été possible de faire le changement un peu plus tôt ou un peu plus tard. En effet, si tel avait été le cas début 2002, le même responsable aurait conçu et exécuté de bout en bout le plan Restore Value, indispensable pour redresser le bilan d’Alstom. Il en aurait été de même si mon remplacement avait été reporté fin 2003. La solution que les circonstances ont imposée, janvier 2003, complique en effet, pratiquement à partir de l’été 2002, la mise en œuvre du plan et en particulier de certaines des initiatives indispensables pour l’adapter à l’évolution des choses, dès lors qu’elles engagent à l’excès l’avenir, qu’elles concernent les cessions ou les changements de personnes. Je rentre donc chez moi sans tambour ni trompettes, avec déjà la nostalgie de mes douze années d’exercice intense de la responsabilité de conduire une entreprise mondiale et simplement l’amertume que suscite en moi l’injustice du destin qui a assombri la dernière période. Je pense aussi que cette page qui se tourne marque le début d’une vie paisible et anonyme, rythmée par quelques activités marginales qui me donneront l’illusion que la retraite n’est pas trop rapidement synonyme d’enterrement prématuré. C’est sans compter avec la justice et les médias. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 25 ÉPREUVES LA GARDE À VUE NAÏVEMENT SANS DOUTE, j’ai longtemps espéré terminer ma vie professionnelle sans faire l’objet ni d’une garde à vue, ni d’une mise en examen, sentiment qui, rétrospectivement, ne peut apparaître que comme la confirmation de l’optimisme congénital qui m’a souvent été reproché. Depuis le moment, en mars 1991, où j’ai pris la responsabilité d’Alstom, à l’époque Gec Alsthom, je me suis efforcé d’éliminer toutes les pratiques douteuses que l’histoire de l’entreprise m’a léguées. Je crois que j’y suis progressivement parvenu. En outre chaque fois qu’un épisode ancien a attiré l’attention de la justice en France ou à l’étranger, j’ai donné instruction sans hésitation de coopérer pleinement avec les autorités concernées dans la transparence la plus complète en essayant néanmoins et souvent avec succès de les convaincre d’éviter par des initiatives inappropriées d’affaiblir les positions commerciales de l’entreprise. Enfin, faut-il que je l’écrive, je n’ai jamais utilisé des fonds de l’entreprise à des fins d’enrichissement personnel et j’ai toujours fait sanctionner et, le cas échéant, poursuivre ceux de nos employés, heureusement peu nombreux, qui s’étaient laissés tenter par de telles facilités. Cependant, bientôt, à la suite de l’annonce par mon successeur d’une nouvelle provision exceptionnelle pour les turbines à gaz de grande puissance GT24/GT26, la presse fait état du dépôt d’une BilgerBAt 26 11/05/04 9:43 Page 26 QUATRE MILLIONS D’EUROS plainte contre Alstom, donc notamment contre son président-directeur général précédent et actuel, pour diffusion de « fausses informations », par une association de petits actionnaires. Je n’ai aucune inquiétude sur le fond. Aussi bien l’établissement des comptes que la communication financière d’Alstom ont toujours été d’une rectitude absolue même si, à mon avis, en grande partie à tort, nous avons pu être taxés parfois de maladresse dans l’expression. En revanche, je crains que, dans le contexte médiatique que subissent actuellement les entreprises, les autorités et magistrats concernés n’aient pas la possibilité ou le courage de donner la suite qui convient à cette démarche, si elle est confirmée, c’est-à-dire un classement pur et simple, de manière à éviter d’engager l’argent du contribuable dans une cause sans fondement. Aussi je m’attends qu’une procédure soit néanmoins initiée tout en imaginant que, s’agissant d’un débat essentiellement technique, elle n’impliquera pas nécessairement la mise en branle de tout l’arsenal policier et judiciaire, mais qu’elle procédera par voie d’auditions et d’analyses de documents. Le lundi 12 mai 2003, vers sept heures du matin, la sonnerie d’abord du téléphone mobile que je n’ai pas le temps de décrocher, puis du téléphone fixe, met fin à cette douce quiétude. Éliane, mon épouse, et moi venons à peine de nous réveiller dans notre chambre à la campagne où, pour la première fois, nous prolongeons le weekend, tirant avantage de ma nouvelle situation de retraité. Je pense que c’est Shaun, notre gendre britannique, qui appelle pour nous annoncer la naissance de notre septième petit enfant, Camille, qui est imminente et qui d’ailleurs intervient le lendemain soir. Mais au bout du fil, il y a un lieutenant de police qui m’annonce qu’en exécution d’une commission rogatoire, il a mission de perquisitionner mon domicile, qu’en mon absence, il a obtenu du gardien de l’immeuble, mes numéros de téléphone et que si je peux rejoindre rapidement Paris, il attendra, avec ses deux collègues, mon arrivée pour opérer. Deux heures et demie plus tard, je les ai rejoints sans téléphoner à personne, avocat ou Alstom, dans l’intervalle, comme il l’a souhaité. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 27 ÉPREUVES La procédure commence. Je suis convaincu qu’elle concerne la plainte supposée de l’association des petits actionnaires. On me détrompe et on m’explique qu’il s’agit de Gec Alsthom Transport, ce qui, dans l’instant, à la surprise des enquêteurs, n’évoque rien dans mon esprit. Ce n’est que lorsqu’ils parlent du déménagement du siège de la division transport à Saint-Ouen en 1994 que mes souvenirs commencent à ressurgir. Et la perquisition débute. Il n’y a rien à trouver, rien n’est donc trouvé. L’attention des enquêteurs se concentre sur les relevés de comptes bancaires et les agendas. Comme je n’ai jamais archivé d’agendas, même lorsqu’ils sont devenus électroniques dans les dernières années, ce point est vite réglé. Beaucoup de temps est consacré à la rédaction du procès-verbal de perquisition. Puis le lieutenant de police me notifie avec une certaine solennité que je suis mis en garde à vue, que je peux réclamer un examen médical, que je peux exiger de voir immédiatement un avocat, que si je ne le fais pas, je peux le réclamer à nouveau à l’issue de la vingtième heure, puis de la trente sixième heure et que, tout au long de la garde à vue, je ne serai jamais seul. Il est précisé qu’Éliane est libre de ses mouvements et peut contacter qui elle juge utile et se préoccuper d’un avocat. Le lieutenant de police lui donne son numéro de téléphone pour qu’elle puisse l’appeler pour se renseigner sur l’avancement de la procédure. N’emportant avec moi que ma carte d’identité et 70 euros et chaussé de mocassins pour éviter d’être privé de lacets, j’accompagne les trois enquêteurs dans leur 206 jusqu’au 122 rue du Château des Rentiers dans le treizième arrondissement où est situé le siège de la brigade financière. J’ai oublié à quel étage se trouve le bureau dans lequel je suis conduit pour les interrogatoires. Il est équipé d’un ordinateur qui deviendra l’intermédiaire obligé entre le lieutenant de police et moi jusqu’au lendemain après-midi. Pourtant l’interrogatoire débute par une déclaration non enregistrée de mon interlocuteur. Il m’indique que la police et le juge d’instruction savent « tout » des conditions dans lesquelles l’agrément de 27 BilgerBAt 28 11/05/04 9:43 Page 28 QUATRE MILLIONS D’EUROS la délégation générale à l’aménagement du territoire (Datar) a été donné pour le transfert du siège opérationnel de la division transport de Gec Alsthom en 1994 de la tour Neptune à la Défense vers un nouvel immeuble destiné à être construit à Saint-Ouen sur un site où sont déjà installées deux de nos usines. En particulier, dit-il, ils ont connaissance des détails d’un versement qui aurait été effectué in fine au profit de Charles Pasqua et qui aurait conditionné cet agrément. Ce qui est attendu de moi, ce n’est pas seulement de dire la vérité puisque je suis entendu sous serment, mais aussi que je dénonce le « système » qui a été organisé par l’ex-ministre d’État. Mon attitude est simple. Je l’ai d’ailleurs arrêtée dans mon esprit pendant le trajet entre mon domicile et le siège de la brigade financière. Elle correspond à celle que j’ai toujours adoptée en tant que responsable d’Alstom lorsque j’ai été confronté à une procédure judiciaire de quelque nature qu’elle soit. J’ai l’intention de rendre compte, avec la plus grande exactitude possible et au mieux de mes souvenirs, des faits dont j’ai eu connaissance, mais me garder de toute interprétation ou d’expression d’opinion qui, n’étant pas été corroborées par des faits connus de moi, feraient appel à ma subjectivité. Je crois avoir respecté correctement la première de ces règles, mais sans doute moins parfaitement la seconde, tant l’objectif des interrogatoires que je subis est de mettre au procès verbal non seulement les raisons et les circonstances qui ont conduit au versement incriminé, mais aussi des spéculations sur son ou ses bénéficiaires ultimes que je suis hors d’état de documenter. Au cours des trois interrogatoires policiers successifs, deux le lundi, un le mardi matin, et lors de la présentation au juge d’instruction le mardi après-midi, mon analyse des faits, et pour cause, ne varie pas. Durant le deuxième semestre de 1993, Claude Darmon qui est à l’époque le directeur général de la division transport m’a présenté le projet de transfert de son siège de la tour Neptune à la Défense à Saint-Ouen. Après analyse et examen, la direction générale du groupe (l’executive central management dans notre jargon de BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 29 ÉPREUVES l’époque, formé de Paul Combeau, Jim Cronin et moi-même) donne son accord sur le principe de cette opération immobilière. L’exécution en est confiée au principal intéressé, à savoir le directeur général de la division transport. Début 1994, Claude Darmon me rend compte une première fois des difficultés rencontrées pour obtenir l’agrément de la Datar. Il fait état du fait qu’une « contribution politique » d’un montant de 10 millions de francs, destinée à être versée à un certain Étienne Léandri proche de l’entourage du ministre chargé de la tutelle de la Datar, peut permettre de débloquer le dossier. Je lui fais part d’une réaction très négative tant sur le principe que sur le montant. Plus tard, Claude Darmon évoque à nouveau la question en expliquant que le projet est essentiel pour sa division, que le blocage, à défaut d’un versement, sera difficile à surmonter et qu’il a pu obtenir qu’il soit réduit à 5 millions de francs. C’est alors que je me résigne à ne pas y faire opposition, étant entendu que l’exécution de cette décision est assurée par la division transport et notamment par son directeur financier, Bernard Lebrun. À ce point s’arrêtent mes souvenirs sur ces faits vieux de neuf ans. J’ai cependant du mal à faire accepter au lieutenant de police qu’à la tête d’une entreprise comme Gec Alsthom, je n’ai pas négocié personnellement cette « transaction », ni supervisé le paiement, ni veillé à ce qu’il ne soit effectué que si l’agrément est obtenu de manière certaine. Sans chercher à me dérober à ma responsabilité que j’assume pleinement et sans ambiguïté, je tente de lui expliquer notre mode de fonctionnement raisonnablement et nécessairement décentralisé compte tenu de la taille de l’entreprise. Je mets en évidence que le directeur général d’une division de Gec Alsthom est un responsable de premier rang qui a pleine capacité à agir dès lors que les décisions justifiant d’être soumises à l’échelon central ont été approuvées. Dans la suite des interrogatoires, j’obtiens quelques informations supplémentaires. Par exemple les investigations ont établi que le paiement a été effectué en mai 1994 à travers une société, située hors 29 BilgerBAt 30 11/05/04 9:43 Page 30 QUATRE MILLIONS D’EUROS de France, en cours d’extinction, dont je confirme, grâce à ce souvenir ravivé, qu’elle a été très certainement gérée dans le périmètre de responsabilité de la division transport. J’apprends également que l’origine de cette procédure remonte à 1998. Dans le cadre d’un autre dossier, ne concernant pas Gec Alsthom, un témoin proche de la Datar et, apparemment, du ministre d’État en charge en 1994, un certain Michel Carmona, professeur d’université en géographie, a révélé, parmi d’autres, cette affaire à la justice en m’impliquant aux côtés de Darmon, Lebrun, Roos et Paillet (le délégué général de la Datar à l’époque). Les années suivantes, la justice a lancé des commissions rogatoires pour établir la matérialité des mouvements de fonds. Le cheminement du versement de 5 millions de francs jusqu’au compte bancaire d’Étienne Léandri, décédé entre-temps, a été précisé. Les enquêteurs ont mis l’accent sur la coïncidence de ce versement, effectué le 11 mai 1994, avec un versement de 700 000 dollars qui aurait été effectué quelques jours plus tard à partir de ce même compte au profit de Pierre Pasqua, le fils de Charles Pasqua. Dans la nuit, un commissaire de police vient renforcer le lieutenant pour « durcir » l’interrogatoire sans d’ailleurs que cela contribue à une manifestation supplémentaire de vérité puisque j’ai dit tout ce que je sais dès le départ. Puis notamment, sur la fin, quelques questions additionnelles précises sont posées à l’instigation de personnes, policier de grade plus élevé ou juge d’instruction, qui, je l’imagine, suivent l’interrogatoire de leur bureau. Je devine que le procès-verbal, tapé et validé avec lenteur, mais en temps réel, leur est communiqué par fax, page par page, au fur et à mesure de leur finalisation et signature. Les dernières questions portent sur des documents qui ont été saisis lors de la perquisition dont a fait l’objet le siège d’Alstom au 25 avenue Kléber au moment même où Claude Darmon et moimême étions interpellés et alors que l’entreprise se prépare à publier ses comptes annuels deux jours plus tard. Mon successeur, Patrick Kron qui est évidemment incapable de fournir une quelconque BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 31 ÉPREUVES lumière sur des événements de 1994 alors qu’il a été nommé directeur général le 1er janvier 2003, puis président le 11 mars 2003, a même eu droit à la visite du juge d’instruction dans son bureau. Le mardi 13 mai 2003, en fin de matinée, alors que la France fait grève et défile sur la question des retraites, l’interrogatoire policier s’achève et la fin de ma garde à vue m’est notifiée, après avoir été prolongée de vingt-quatre heures la veille au soir. Pourquoi cette prolongation alors que ce que j’ai à dire l’a été complètement dès la matinée et le début de l’après-midi précédent ? La raison est simple. Claude Darmon a été perquisitionné et mis en garde à vue le lundi matin dès sept heures parce que contrairement à moi il a dormi dans son domicile parisien. En revanche, Bernard Lebrun, le directeur financier du secteur transport à l’époque, se trouve à l’étranger et, contacté par téléphone, ne peut être à Paris que le lendemain matin mardi. Du coup, me dit le lieutenant de police, nous ne pouvons mettre fin à votre garde à vue et vous présenter au juge d’instruction immédiatement, car nous ne pouvons prendre le risque que vous vous entreteniez avec Bernard Lebrun avant que nous ayons pu l’entendre. De surcroît, Claude Darmon, par loyauté à mon égard et par souci de protéger l’entreprise, a passé, me dit le lieutenant de police, les premières heures de sa propre garde à vue à exaspérer son collègue qui l’interroge en feignant de tout ignorer de l’agrément en question et de ses conditions d’octroi. Il ne change d’attitude que quand il lui est donné connaissance de mon propre témoignage et, pour autant que je le sache puisque le contrôle judiciaire m’interdit de m’entretenir avec lui, à partir de ce moment, fournit toutes les informations que sa mémoire lui restitue. Ainsi Claude Darmon et moi passons la nuit à deux cellules de distance au quatrième étage de la brigade financière sans qu’évidemment nous soyons autorisés à nous parler. Ma cellule fait à peu près un mètre sur deux. Elle est dotée d’un banc sur lequel il est impossible de m’allonger compte tenu de ma corpulence et de son étroitesse. Pour aller aux toilettes, il faut appeler le gardien qui passe la 31 BilgerBAt 32 11/05/04 9:43 Page 32 QUATRE MILLIONS D’EUROS nuit avec nous et vient périodiquement s’assurer de notre comportement. Je reste assis toute la nuit, ne dors jamais et somnole quelque peu. Curieusement, mon téléphone portable m’a été laissé, mais soupçonnant que c’est intentionnel, je me garde bien de passer le moindre coup de téléphone. En revanche les circonstances sont propices à un retour sur moimême. Aurais-je pu et dû faire autrement ? Pourquoi me suis-je laissé entraîner à une démarche tellement contraire à mes principes et à mon attitude générale en la matière ? Est-ce mon amitié pour Claude Darmon et une importance excessive accordée au jugement de l’homme qui a brillamment redressé la division transport et qui peut à bon droit exiger de moi le soutien que justifient les services rendus à Gec Alsthom ? Ou bien n’ai-je vu tout simplement que l’intérêt de l’entreprise et de ses actionnaires qui, à l’évidence, ont avantage au gain de temps et d’efficacité, et donc aux économies, que favorise ce versement ? Insensiblement mes réflexions me conduisent à m’interroger sur le destin qui, après les succès enregistrés jusqu’en juillet 2000 à la tête de Gec Alsthom, puis d’Alstom et qui ont été reconnus comme tels par l’environnement économique et médiatique, fait place désormais à une véritable « descente aux enfers ». Ne reste pour me réconforter au terme de cette nuit blanche que le soutien de ma famille, mais dont l’inconditionnalité que j’apprécie atténue néanmoins la portée. La suite me montrera que j’ai d’autres soutiens, y compris quelques-uns inattendus, qui s’exprimeront à titre privé, en même temps, il faut bien le dire, que je constate quelques silences surprenants. Éliane a usé de la faculté que lui offre la connaissance du numéro de téléphone du lieutenant de police, s’enquérant périodiquement de mes perspectives de sortie, de la possibilité – exclue – de m’apporter du linge, des affaires de toilette ou de la nourriture et de l’avancement de la procédure. S’agissant de l’alimentation, le café est offert ; en revanche, sandwichs, salades, croissants doivent être achetés sur nos propres deniers. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 33 ÉPREUVES Comme je l’ai souhaité, je vois mon avocat, Pierre CornutGentille, à huit heures du matin. Je lui raconte brièvement ce que je sais de l’affaire. Il me dit comment il voit le reste de la journée et nous nous donnons rendez-vous, si j’ose dire, pour nous rencontrer à nouveau quelques minutes avant la présentation au juge d’instruction. Entre-temps la loi lui donne la possibilité d’accéder au dossier. Au tout début de l’après-midi du mardi, le lieutenant de police et l’un de ses adjoints s’équipent de leur pistolet et m’encadrent pour nous embarquer à bord de la 206. Cette fois-ci le gyrophare est apparent et nous permet de traverser sans encombres les cortèges de manifestants qui sont nombreux sur notre parcours pour rejoindre le pôle financier qui siège dans l’ancien immeuble du Monde boulevard des Italiens. Une porte et un sas blindés ainsi que des gendarmes puissamment calibrés et armés le protègent désormais au point que je ne serais pas surpris que le libéral Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde, n’en ressente quelque inconfort posthume dans sa tombe. Les gendarmes à l’évidence plus soucieux du formalisme de la procédure que leurs collègues – à tout le moins c’est ce que m’explique le lieutenant de police, lui-même ancien gendarme, pour me préparer à ce changement de style –, me traitent au début avec les précautions que peut justifier le futur détenu que je puis être, faute pour eux d’être informés de qui je suis réellement. Une fois que je suis installé à nouveau dans une cellule, leur comportement s’humanise au point de m’offrir de la lecture pour meubler ce temps mort, ce dont je n’ai bénéficié à la brigade financière qu’à l’issue formelle de ma garde à vue. Au bout d’une heure, mon avocat me rejoint et, après quelques minutes d’entretien où il me rend compte des derniers éléments introduits dans le dossier, nous indiquons aux gendarmes que nous sommes prêts à être déférés devant le juge. Il y a encore plusieurs dizaines de minutes d’attente, puis un gendarme m’accompagne jusqu’au cabinet du juge d’instruction. Les policiers m’ont prévenu que, pour ce parcours, je serai menotté, car c’est la règle. Le gendarme, sous le contrôle de son adjudant-chef, me dit cependant que j’en suis dispensé, mais qu’il faut en conséquence 33 BilgerBAt 34 11/05/04 9:43 Page 34 QUATRE MILLIONS D’EUROS essayer d’éviter les journalistes qui stationnent en général à proximité. Ceux-ci, explique-t-il, pourraient être scandalisés par l’absence de menottes du prévenu que je suis, tant, me dis-je, il est patent que la classe médiatique dans ce pays se fait plus facilement procureur, surtout à l’égard d’hommes à terre, que défenseur des droits de l’Homme comme le veulent la tradition et l’honneur de la presse. Je suis donc « présenté » au premier juge d’instruction du tribunal de grande instance de Paris. À ma gauche, mon avocat. Derrière moi, si j’ose dire, « mon » gendarme, prêt à me maîtriser de son mètre quatre-vingt-dix et de ses quatre-vingt-dix kilos (approximatifs) si je m’avise de me jeter sur le juge d’instruction pour lui régler son compte. Formalisme glacé : Vous êtes Pierre Bilger, fils de Joseph Bilger et de Suzanne Gillet, né le 27 mai 1940… Formalisme glacé, mais vite expédié ! L’audition a deux objectifs : mesurer, grâce à mon témoignage, l’implication de Charles Pasqua, s’informer plus en détail sur la société qui a effectué le paiement Je tente de répondre le mieux possible à ses interrogations sur le second point, mais sur une structure qui a été constituée bien avant ma prise de fonction et que de surcroît je n’ai jamais eu vocation à gérer, les éléments dont j’ai pu disposer et encore plus les souvenirs qui me reviennent sont extrêmement limités. Je crois tout au plus me rappeler qu’elle a été apportée à Alsthom, le prédécesseur de Gec Alsthom, en des temps reculés à l’occasion d’acquisition de sociétés ferroviaires ayant des activités en Amérique du Sud. Quant au premier point, je ne peux que répéter la manière dont les choses m’ont été présentées: l’agrément sera débloqué rapidement si 5 millions de francs sont versés à Étienne Léandri, homme d’influence, proche de Charles Pasqua, cet argent étant destiné, selon cette personne, à financer l’action politique de cette personnalité. Point final. Pour ma part, j’entends, au cours de cette audition, faire valoir trois éléments. D’abord, cela va sans dire, que cette opération n’a donné lieu à aucun enrichissement personnel, ni de ma part, ni, à ma connaissance, de celle de mes collaborateurs. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 35 ÉPREUVES Ensuite que je n’ai eu en tête en me résignant à ce versement que l’intérêt exclusif de l’entreprise qui est de réaliser sans perdre de temps ni d’argent supplémentaire ce projet de construction et de déménagement qui apporte des économies de fonctionnement, génère une productivité accrue et couronne heureusement le projet d’entreprise de la division transport dont le succès est indispensable à la performance de Gec Alsthom. Enfin que pour justifiée que me soit apparue cette décision dans le contexte de l’époque, avec le recul d’aujourd’hui, je regrette de l’avoir prise, convaincu, rétrospectivement après ce que j’ai appris au cours de l’instruction, que probablement le projet se serait fait sans le paiement de cette commission, il est vrai, au prix d’efforts, de délais et de coûts supplémentaires. Les intérêts financiers des actionnaires auraient donc été lésés, mais l’entreprise et ceux de ses dirigeants qui étaient concernés auraient évité de céder à un racket moralement et juridiquement inacceptable. La seule explication, qui n’est pas une excuse, à cette erreur de jugement est que, dans l’expansion frénétique que connaît l’entreprise à ce moment-là, cette décision a été noyée parmi des centaines d’autres alors que de nombreuses affaires commerciales mobilisent l’attention et l’énergie du management en Asie, en Amérique du Sud et même en Europe. Je ne suis pas certain d’avoir pu structurer, comme il aurait fallu, ma démonstration. En revanche je suis convaincu que, quelle qu’ait été ma force de conviction, l’issue de l’audition n’en aurait pas été modifiée. À l’évidence, le juge d’instruction a décidé, avant de m’entendre, sur la base de ses investigations préalables et des interrogatoires de police, de me mettre en examen, cette étape représentant un élément important dans sa « traque » de Charles Pasqua. Il y ajoute un contrôle judiciaire qui ne mérite pas la publicité qui lui est donnée puisqu’il m’interdit simplement tout contact avec les cinq protagonistes de l’affaire. Il fixe également une caution à un niveau absurde, 150 000 euros, sans doute pour accréditer l’idée de la gravité de l’infraction qui m’est reprochée et peut-être aussi pour 35 BilgerBAt 36 11/05/04 9:43 Page 36 QUATRE MILLIONS D’EUROS contribuer à donner plus de substance à cette procédure inspirée des mœurs américaines et que certains entendent étendre en France 8. L’audition est terminée. Mais, dans les minutes qui suivent, commence la logorrhée médiatique, sur la base d’une dépêche qui reproduit « de source judiciaire », entre guillemets un membre de phrase exact, mais tronqué et isolé de son contexte, qui est le seul moyen trouvé pour m’utiliser contre Charles Pasqua. Cette violation délibérée du secret de l’instruction à des fins de manipulation médiatique n’émeut personne et, en tout cas, pas les autorités judiciaires. Mon avocat me confirme que ce délit, bien que patent, n’a aucune chance d’être éclairci, instruit et jugé si je dépose une plainte. Ainsi le système judiciaire accepte sans vergogne des accommodements avec la loi pour mieux servir les fins qu’il poursuit. Cette attitude est-elle réellement différente de celle qui m’est reprochée, sans doute à juste titre, à savoir, m’être résigné à un racket pour le bien de l’entreprise dont j’ai eu la responsabilité. Mais le mot de la fin de ces deux journées, c’est à « mon » fidèle gendarme qu’il revient. Me reconduisant à travers les couloirs et les ascenseurs vers la « souricière » où sera opérée ma levée d’écrou, il me demande gentiment, cherchant sincèrement une réponse à une question qui le trouble : mais comment une affaire aussi ancienne et d’une importance aussi limitée peut-elle justifier une garde à vue et une mise en examen aussi tardives ? Devant cette expression de simple bon sens, je n’ai pas eu le cœur de prendre la défense du processus que je viens de subir. Je lui dis qu’effectivement, l’argent de la justice et de la police, investi dans ce dossier depuis que l’informateur a parlé, aurait gagné à être dépensé ailleurs. 8. Caution qui sera annulée par la chambre d’accusation de la cour d’appel sur requête de ma part. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 37 ÉPREUVES Il aurait été tellement plus simple que Gec Alsthom soit sommé de s’expliquer dès 1998 par le canal d’une simple enquête policière ou d’une audition, comme d’autres juges d’instruction l’ont fait, en France ou à l’étranger, dans des circonstances similaires avec tout autant, sinon davantage, d’efficacité. Je peux garantir, ayant été en charge à l’époque, que la politique bien établie de coopération de l’entreprise avec la justice aurait permis d’obtenir exactement les mêmes informations et de faire la lumière de manière simple et rapide. Mais pour qu’on en vienne à une conduite plus sereine de la justice dans de telles circonstances, il faudrait que les juges cessent de considérer les entreprises et leurs dirigeants, d’emblée, comme des délinquants potentiels et qu’ils leur accordent tout simplement la présomption d’innocence ! Plus concrètement, comment un juge ou un policier, spécialisés dans les affaires financières et supposés avoir une certaine connaissance des entreprises, peuvent-ils imaginer qu’une société comme Alstom, soumise aux règles boursières de Paris, Londres et New York en raison de sa cotation simultanée sur ces trois places et à des règles de gouvernement d’entreprise extrêmement strictes, héritées de son ascendance franco-britannique, puisse ne pas coopérer pleinement avec les autorités judiciaires, une fois une procédure engagée ? C’est tout simplement impossible. Même si la bonne foi et la bonne volonté du dirigeant suprême ne sont pas acquises (elles le sont à Alstom hier comme aujourd’hui), le corps social de l’entreprise ne supporterait pas une volonté de dissimulation, inévitablement vouée à l’échec, dès lors qu’une investigation serait en cours. C’est la raison pour laquelle il est possible de faire sortir du Moyen Âge les méthodes d’investigation policières et judiciaires, appliquées à de telles entreprises, en faisant appel à la bonne foi, à l’intelligence et à la raison. En effet les entreprises ne prennent jamais l’initiative de la corruption (car ce serait contraire à leur logique profonde qui est de maximiser leur bénéfice), mais sont les victimes de rackets dont le seul souhait est d’en être débarrassés. 37 BilgerBAt 38 11/05/04 9:43 Page 38 QUATRE MILLIONS D’EUROS L’INDEMNITÉ REMBOURSÉE Reste pour compléter mon profil de chef d’entreprise maudit que s’engage un débat public sur mon indemnité de départ. Le détonateur est, comme il est fréquent, un article du journal Le Monde du 7 juin 2003 9 qui développe l’information contenue dans le rapport annuel 2002-2003 d’Alstom qui vient juste d’être publié. Celui-ci est extrêmement elliptique. Un tableau fait apparaître le « montant (qui m’a été) versé au titre de l’exercice 2002-2003 », soit 5 113 524 euros. Ce montant est « qualifié », si j’ose dire, dans une note en bas de page comme « rémunération brute et avantages en nature y compris indemnités de départ ». Rien de plus ! En fait, il inclut, notamment, en chiffres ronds, 1 million d’euros pour mes salaires et congés payés relatifs à la période du 1er avril 2002 au 11 mars 2003 où j’étais encore en fonction et 1 million d’euros de préavis. Ainsi, quelle que soit l’approche que l’on ait envie de retenir, je n’ai jamais bénéficié d’une indemnité de 5,1 millions d’euros, comme cela a été répété par la suite à satiété. Le chiffre correct est 3 millions d’euros ou 4 millions si l’on tient à y inclure le préavis. Et si l’on veut être véritablement honnête, en particulier si l’on fait des comparaisons internationales, il serait convenable de rappeler qu’il s’agit d’un montant avant impôt. 9. Le Monde du 7 juin 2003 : « Les indemnités de Pierre Bilger contestées. Ancien PDG démissionnaire d’Alstom, Pierre Bilger quittera le groupe fin décembre 2003 avec 5 113 524 euros. Ce montant inclut 4 millions d’euros d’indemnités de départ : 3 millions étaient spécifiés dans son contrat d’origine Alcatel-CGE, qu’il dirigeait (sic) avant de prendre la direction d’Alstom, et 1 million d’euros seront versés au titre de préavis. Communiquée dans le rapport d’activité 2002-2003, cette décision, entérinée par le conseil d’administration, a renforcé la colère des salariés mobilisés le 5 juin. M. Bilger est en particulier critiqué pour sa gestion, qui aboutit à la crise actuelle d’Alstom. Par ailleurs, il a récemment été mis en examen pour « abus de biens sociaux » dans une affaire de versement de commission occulte lors du transfert du siège de Gec Alsthom, en 1994 (Le Monde du 15 mai). » BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 39 ÉPREUVES Le plus désagréable sera cependant la publication d’une lettre d’un lecteur belge, toujours par Le Monde, le 18 juin 2003, qui résume parfaitement la polémique dont je vais faire l’objet 10 et qui se demande à mon propos, « Cet individu n’a-t-il pas honte ? » 11, tout en considérant comme « raisonnable », « qu’un PDG d’un certain âge abandonne son emploi avec une pension confortable ». Bien que même l’observateur le plus bienveillant puisse avoir du mal, sur la base des seules informations publiées, à se former une opinion équilibrée, je pourrais faire l’impasse sur cet épisode et compter sur l’oubli pour en effacer le désagrément. Mais au terme de mes quarante-deux années de vie professionnelle, je considérerais une telle dérobade comme indigne et je préfère m’expliquer sur le fond. Je n’ai pas l’ambition de convaincre la plupart de ceux qui me liront, car je sais bien qu’au-delà du raisonnement, l’amplitude des écarts de rémunération qui est associée à l’économie de marché suscite, chez beaucoup, un sentiment de scandale et de rejet que je respecte. Je vais donc essayer d’expliquer la décision dont j’ai bénéficié, mais pour ne pas ennuyer ceux qui ne trouvent pas leur satisfaction dans la contemplation du patrimoine des autres, je renvoie pour les détails à mon témoignage devant la mission d’information de la commission des lois de l’Assemblée nationale de décembre 2003 dont le texte figure en annexe 12. 10. Voir page 54. 11. Je cite intégralement cette lettre, telle qu’elle a été publiée par Le Monde : « Je lis que la société Alstom va supprimer des emplois. Et dans la même page je lis qu’un PDG démissionnaire quittera le groupe en décembre 2003 avec une indemnité de départ de 4 millions d’euros, dont 1 million versé à titre de préavis… Qu’un PDG d’un certain âge abandonne son emploi avec une pension confortable me paraît raisonnable, mais qu’une indemnité soit versée me semble appeler à crier vengeance au ciel, alors que d’autres travailleurs Alstom perdent leur emploi sans faute de leur part. Cet individu n’a-t-il pas honte ? La fureur et l’indignation des licenciés me paraissent parfaitement justifiées. » Signé : J.-P. Ryckmans, Sprimont (Belgique). 12. Voir page 311. 39 BilgerBAt 40 11/05/04 9:43 Page 40 QUATRE MILLIONS D’EUROS Pour apprécier une rémunération, quelle que soit la position concernée, il faut d’abord se faire une opinion sur le profil du bénéficiaire. En ce qui me concerne, après six années de service militaire et d’École nationale d’administration (y compris un arrêt d’un an pour raison de santé), j’ai passé quinze ans au ministère des Finances et vingt et un ans dans l’industrie électrotechnique à laquelle j’ai consacré la majeure partie de ma vie professionnelle d’une manière continue et persévérante. Cette carrière industrielle s’est effectuée sur la base d’un « contrat de travail », soumis à la convention collective de la métallurgie et complété, le 28 juillet 1988, par une lettre du président-directeur général de la CGE, à l’époque Pierre Suard, me garantissant au moins deux années de traitement brut comme indemnité en cas de licenciement. Le 15 février 1999, quelques mois après la mise en Bourse d’Alstom, le comité des nominations et des rémunérations du conseil d’administration prend acte de ce dispositif en le confirmant et le précisant. En 2002, la décision de le mettre en œuvre a été prise avec soin. Il n’a pas fallu moins de quatre séances au comité des nominations et des rémunérations et de trois séances au conseil d’administration pour examiner, analyser et finaliser les conditions financières de mon départ. Même si cette décision n’a été motivée publiquement que par référence à l’application du contrat 13, je peux déduire de ce qui m’a été dit que trois raisons essentielles l’ont inspirée. 13. LCI le 3 juillet 2003 : Patrick Kron : « (…) il est exact que le conseil d’administration a, à la fin de l’année 2002, convenu des indemnités à verser à Pierre Bilger qui, outre la rémunération qu’il a touchée pendant l’exercice, correspond donc à une indemnité supplémentaire de fin de contrat de 4 millions. Il s’agit simplement du respect des obligations contractuelles prévues dans son contrat de travail. Je n’ai pas d’autre commentaire à faire, sinon qu’Alstom respecte vis-à-vis de ses clients, de ses salariés et de ses dirigeants, ses obligations contractuelles. » BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 41 ÉPREUVES D’abord, l’esprit de coopération dont j’ai fait preuve pendant les deux années où s’est organisée ma succession a probablement exclu, dans l’esprit de ceux qui avaient à en connaître, que le contrat ne soit pas appliqué. Ensuite, le sentiment a dû prévaloir que ma rémunération a déjà reflété, à trois reprises, l’insuffisance de la performance d’Alstom par la réduction de mon bonus en 2000-2001, puis sa suppression pure et simple pour 2001-2002 et 2002-2003, le tout sur ma proposition, mon salaire annuel étant lui-même stabilisé à 880 000 euros. Enfin, s’agissant d’un départ deux ans et demi avant l’échéance statutaire, le comité a pu constater que ma future retraite, toutes sources confondues, y compris ma pension d’ancien fonctionnaire, représenterait moins du quart de mon dernier salaire de base hors bonus, ce qui au regard de tous les éléments comparatifs disponibles en France et à l’étranger et en considération des vingt et une années passées au service de l’entreprise sous des formes diverses, a pu lui paraître faible. C’est sur la base de ce diagnostic qu’il lui a sans doute semblé légitime de m’allouer, quelles qu’en soient les modalités juridiques ou la présentation financière, un capital qui me procurerait après impôts des intérêts, susceptibles de porter mon revenu de retraité à environ un tiers de mon dernier salaire de base… Le lecteur belge du Monde 14, qui, au tout début de la polémique, concède qu’il est normal que je bénéficie d’une pension « confortable », aurait-il considéré cet ordre de grandeur comme « raisonnable » ? Au regard des salaires et des retraites de la plupart des ouvriers et employés d’Alstom, il s’agit à l’évidence d’un montant démesuré. Au regard de ce dont ont bénéficié ou bénéficient par un canal ou un autre des dirigeants ayant eu des responsabilités et des performances équivalentes à l’étranger ou en France, il s’agit de 14. Voir page 39, note 11. 41 BilgerBAt 42 11/05/04 9:43 Page 42 QUATRE MILLIONS D’EUROS manière tout aussi évidente d’un niveau, j’allais écrire ridicule 15, en tout cas modeste. Dernier élément : pourquoi ne pas avoir donné directement à cette décision la forme d’un avantage retraite ? Essentiellement parce que, à tort ou à raison, les membres, notamment anglo-saxons du conseil, ont considéré qu’une indemnité de départ est plus transparente, plus claire, plus compréhensible et plus défendable du point de vue du gouvernement d’entreprise. Cependant, le 14 août 2003, par une lettre adressée à mon successeur et rendue publique le 18 août 2003, je renonce à cette indemnité 16. Contrairement à ce qui a été écrit, ce geste ne m’a été inspiré ni par un souci tardif de justice, ni par un sentiment de panique. Pour moi, la décision du conseil d’administration d’Alstom a été fondamentalement juste. Non seulement elle a honoré mon contrat, mais elle a été naturelle au terme de ma carrière dans l’industrie et au regard de ce que j’ai accompli pendant douze ans à la tête de cette entreprise. Quant à la panique, elle est hors de propos puisque personne ne peut m’imposer cette renonciation, tant la décision prise et sa mise en œuvre sont juridiquement incontestables. Pourtant, je me suis interrogé dès le mois de janvier 2003 sur le point de savoir si, en dépit de mon bon droit, l’éthique ne doit pas me conduire de mon propre chef à réduire cette indemnité ou même à y renoncer totalement. J’ai mis du temps à me résoudre à cette dernière initiative. 15. En particulier, par rapport aux chiffres qui ont défrayé la chronique pendant cette période : Barnevik : 87 millions de dollars dont 32 millions ont été conservés in fine – Lindahl : 51 millions de dollars dont 22 millions ont été conservés in fine – Messier : 20 millions de dollars arbitrés, réclamés en justice, avant d’être abandonnés dans le cadre d’une transaction avec la SEC-Grasso : 140 millions de dollars. 16. Le fait que j’aie « conservé » le salaire qui m’était normalement dû pour la période du 1er avril 2002 au 11 mars 2003 où j’ai exercé effectivement mes fonctions ainsi que les reliquats de congés payés correspondants a paru surprendre certains journalistes. À ma propre surprise, je dois le dire ! BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 43 ÉPREUVES J’ai consacré de longues années à cette entreprise industrielle dans ses incarnations successives à raison d’au moins soixante heures par semaine sans parler des week-ends et des voyages commerciaux aussi nombreux qu’éreintants, privant ainsi les miens, ma femme et mes cinq enfants trop souvent de ma présence. Certes, diront certains, ces sujétions professionnelles ont eu pour contreparties le niveau élevé du salaire ainsi que la satisfaction que procure l’exercice de responsabilités importantes. Néanmoins, ayant le sentiment d’avoir toujours agi dans l’intérêt de l’entreprise sur la base des données dont j’ai disposé, je ne vois pas ce qui aurait justifié que je sois privé d’une compensation et d’une retraite « convenables » au regard des usages de l’industrie et conformes aux engagements contractuels pris à mon égard. Je n’ai pas non plus vu de fondement logique à une renonciation partielle qui n’aurait d’ailleurs pas désarmé les critiques. Après tout, le fait que j’aie été, après Claude Bébéar, le premier président-directeur général à publier ma rémunération avant même que la loi ne le rende obligatoire, le fait que je n’aie bénéficié d’aucun bonus et d’aucune augmentation de salaire au cours de mes deux derniers exercices de responsabilité en raison de la performance d’Alstom et de la suppression du dividende, le fait que j’aie investi l’essentiel de mon épargne en actions Alstom, n’ont été retenus à mon crédit ni par les « petits » actionnaires qui se sont exprimés, ni par les médias, ni a fortiori par l’« establishment » qui y a vu une nouvelle expression de cette forme de naïveté qui m’en a toujours séparé. Ce qui en définitive a motivé ma décision, c’est l’impossibilité où je me trouve, dans ma nouvelle situation, d’expliquer et de justifier cette indemnité de manière audible alors que, et je ne leur en fais pas le reproche, ni le conseil d’administration, ni le président-directeur général n’ont pu ou voulu, dans les circonstances du moment, donner d’autre explication que l’application du contrat. Du coup je suis devenu un motif de scandale pour beaucoup de salariés d’Alstom, désinformés à outrance par des médias opérant en meute sans tenter à aucun moment d’analyser honnêtement la 43 BilgerBAt 44 11/05/04 9:43 Page 44 QUATRE MILLIONS D’EUROS question et par certains groupes politiques et syndicaux qui y trouvent un argument d’autant plus facile qu’ils ne s’exposent à aucune contre-communication. Or le jugement de ceux avec lesquels j’ai travaillé pendant de nombreuses années est ce qui compte le plus pour moi. En outre, je devine que, dans le combat dans lequel Patrick Kron est engagé pour assurer le redressement de l’entreprise, la question de l’indemnité, sans qu’à aucun moment il m’en ait fait le reproche, revient, notamment dans son dialogue avec les syndicats, comme un thème lancinant, distrayant l’attention de l’essentiel. Devenir un handicap pour l’entreprise que j’ai dirigée pendant douze ans m’est également insupportable. Enfin quand j’apprends le 6 août 2003 que l’État envisage d’entrer au capital, la politisation du dossier devient irréversible. Je comprends que cette indemnité va être utilisée par certains, comme cela n’a pas manqué, pour déstabiliser les initiatives qui sont prises et pour pratiquer des amalgames et anathèmes abusifs qui ne peuvent que nuire à l’élan de solidarité nationale dont fait désormais l’objet cette entreprise et dont elle a souvent manqué pendant les douze années où je l’ai dirigée. C’est pourquoi j’ai parlé, dans un entretien avec Le Monde 17, de sens de l’honneur 18, concept que certains peuvent trouver désuet, démodé, voire ridicule, mais auquel j’attache de l’importance. Et au risque de donner une nouvelle fois au Canard enchaîné l’occasion d’ironiser sur mon état de « catholique pratiquant », je ne résiste pas au plaisir de mentionner que, par une coïncidence que je n’ai pas prévue, l’Évangile du jour de l’annonce, le 18 août 2003, est celui de l’histoire du jeune homme riche (Mathieu, 19, 16-22) : 17. Le Monde du 19 août 2003. 18. Littré : l’honneur est entre autres « le sentiment qui fait que l’on veut conserver la considération de soi-même et des autres » et « la qualité qui nous porte à faire des actions nobles et courageuses ». BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 45 ÉPREUVES « Le jeune homme lui dit : “Tout cela je l’ai observé : que me manque-t-il encore ? ” Jésus lui répondit : “Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi.” À ces mots, le jeune homme s’en alla tout triste, car il avait de grands biens. » Mais ni Éliane, ni nos enfants, ni moi ne sommes tristes ce soir du 18 août 2003, car avec leur soutien indéfectible, j’ai fait ce qui est juste. Si je fais l’autopsie de cet épisode, trois interrogations ou regrets me viennent à l’esprit. D’abord : ai-je prêté assez d’attention à cette question quand les décisions ont été prises ? En fait, obsédé par les impératifs de la bonne gouvernance, je m’en suis remis au résultat de la réflexion commune du comité des nominations et des rémunérations et du directeur des ressources humaines sans y appliquer suffisamment mon propre jugement. De sorte que le montant, les modalités et la présentation du dispositif retenu, largement influencés par la culture anglo-saxonne dominante de ce groupe de personnes (deux Britanniques, une Américaine, un Néerlandais pour un Français), n’ont pas suffisamment tenu compte de la sensibilité française. Ensuite, je regrette de n’avoir pas rendu publics en 1998, au moment de ma nomination comme président-directeur général d’une société cotée, les termes de mon contrat et les dispositions arrêtées par le conseil en cas de séparation. Une telle initiative n’a, à cette époque aucun caractère obligatoire. Mais j’ai déjà pris celle de publier tous les éléments de ma rémunération, second président de société cotée à le faire avant que cela ne devienne une obligation légale, et j’aurais dû aller au bout de cette logique. Ce point m’a échappé sur le moment, sans doute parce que, engagé dans l’action, je ne m’interroge pas sur son issue. Enfin j’aurais dû demander que, pour éviter la confusion, la décision prise soit soigneusement et publiquement détaillée et motivée, et mieux encore qu’on donne à l’avantage consenti la forme de ce qu’il a voulu être, c’est-à-dire un complément de revenu pour la retraite. 45 BilgerBAt 46 11/05/04 9:43 Page 46 QUATRE MILLIONS D’EUROS Mais, au-delà de ces regrets et considérations relatifs à mon cas particulier, cet épisode m’inspire plusieurs réflexions de caractère plus général que j’ai évoquées devant la mission d’information de la commission des lois de l’Assemblée nationale 19. D’abord il est essentiel que les chefs d’entreprise, notamment, mais pas seulement, lorsqu’ils dirigent des sociétés cotées, soient rémunérés convenablement et que leur tranquillité d’esprit soit assurée par des règles claires qui s’appliqueront à leur départ dans les différents cas de figure qui peuvent se présenter, départ normal à la retraite, départ forcé ou départ volontaire. De ce point de vue, il faut prendre garde que la combinaison de la publicité de leur rémunération et de l’agitation médiatique ne se traduisent pas par un traitement moins favorable que celui de leurs principaux collaborateurs français ou internationaux tout aussi responsables de la performance de l’entreprise en fait, sinon en droit. En sens inverse, il n’est pas non plus souhaitable que la rémunération du président-directeur général soit massivement supérieure à celle de ces collaborateurs. Pour ma part, j’estime normale une situation dans laquelle leur salaire de base est supérieur de 30 à 50 % à la moyenne des salaires de base du comité exécutif et où le bonus peut s’élever jusqu’à l’équivalent du salaire de base sous réserve d’en subordonner le calcul à des critères opérationnels très exigeants. J’hésite à aller au-delà en évoquant un ordre de grandeur convenable en valeur absolue, d’une part parce que la référence à la moyenne des rémunérations des principaux dirigeants de l’entreprise me paraît à la fois la seule pertinente et pratique, d’autre part parce que la décision des conseils d’administration ne peut pas ne pas tenir compte des caractéristiques spécifiques de chaque entreprise. Je souscris cependant à l’opinion selon laquelle, en toute hypothèse, la contribution d’un chef d’entreprise, quel que soit son 19. Voir en Annexe, page 311. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 47 ÉPREUVES talent et quelle que soit la taille de son entreprise, ne peut jamais justifier les chiffres astronomiques qui ont été et continuent d’être alloués, surtout hors de France. Il n’y a pas de tels écarts de « valeur » entre les actions des dirigeants et je fais mien le commentaire de Warren Buffett selon lequel il y a toujours, disponible sur le marché, un dirigeant capable d’une performance satisfaisante sans requérir une rémunération exorbitante. Mais j’ajoute aussitôt que ce jugement s’applique de la même manière à d’autres catégories professionnelles que le public ignore, tels, par exemple et sans prétendre à l’exhaustivité, certains opérateurs de marché ou banquiers d’investissement, dont les rémunérations, notamment en France, sont souvent très supérieures à celles des dirigeants d’entreprise les plus favorisés. Ensuite – au-delà de la question du niveau des rémunérations, même si l’on peut regretter que leur transparence totale ne s’applique qu’aux dirigeants d’entreprises cotées ainsi que, il est vrai, à certaines catégories d’hommes politiques –, dès lors que cette transparence est exigée, elle doit être totale et, à mon avis, relever directement de la responsabilité des commissaires aux comptes. Une de leurs « notes comptables », plutôt que le « rapport de gestion », établi sous la responsabilité du management, devrait donner le détail des rémunérations et avantages divers dont bénéficie le président-directeur général. En outre, un rapport du comité des nominations et des rémunérations, approuvé par le conseil d’administration, devrait donner les motifs des décisions prises. En revanche, ne compliquons pas les choses. Le vote en assemblée générale n’a aucun sens, sinon de donner prétexte à la démagogie du bouc émissaire et à priver le conseil d’administration d’un élément essentiel de son pouvoir de nomination, de révocation et de recrutement du président-directeur général. Ce doit rester la responsabilité du conseil de fixer de manière définitive les rémunérations, qu’il s’agisse du salaire de base, du bonus, des options de souscription d’actions, de l’éventuelle indemnité de départ ou de tout autre avantage. 47 BilgerBAt 48 11/05/04 9:43 Page 48 QUATRE MILLIONS D’EUROS Il y a également la question de la relation entre le conseil et le comité des nominations et des rémunérations et le président-directeur général. Quiconque a l’expérience de la vie des entreprises sait qu’il est essentiel, pour l’efficacité, que le chef d’entreprise ait autorité, responsabilité et durée. Il est également clair qu’il est nécessaire que le conseil puisse mettre fin à son mandat sans que cela provoque nécessairement une crise grave et que cela ne tourne pas au drame psychologique et financier pour l’intéressé, le poussant ainsi à des manœuvres de résistance préjudiciables à l’entreprise. J’ai suggéré devant la mission d’information de la commission des lois de l’Assemblée nationale d’explorer la piste du système allemand. Il s’agit d’un contrat en quelque sorte à durée déterminée, cinq ans en général, qui fixe la rémunération totale pour solde de tout compte pour la période. Cette méthode a le double avantage d’obliger le conseil à se poser périodiquement et officiellement la question de la pertinence de la poursuite de la mission du présidentdirecteur général et évite tout débat sur ses conditions de départ. Rien n’empêche d’inclure un système d’incitation dans ce contrat. Pourtant quels que soient les efforts de transparence, les précautions de procédure et la modération nécessaire des décisions de rémunération, il est probable que persistera le sujet essentiel de controverse que constitue et qu’a constitué, dans mon cas particulier comme dans beaucoup d’autres, la coïncidence de l’attribution d’une indemnité de départ ou d’un avantage quelconque avec la mise en œuvre de plans de restructuration, l’effondrement du cours de Bourse ou l’évidence supposée d’une mauvaise gestion. La prise en considération des deux premiers éléments en tant que tels est évidemment inappropriée. Ou bien les restructurations et l’évolution du cours de Bourse ont pour origine la mauvaise gestion du management, et c’est celle-ci qu’il faut, le cas échéant, apprécier et sanctionner ou bien ces faits sont la conséquence d’autres facteurs et, en ce cas, il n’y a pas de raison que les dirigeants en soient pénalisés. L’essentiel est donc d’évaluer la gestion et, du même coup, de savoir qui est qualifié pour en juger. Certainement pas les banques BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 49 ÉPREUVES que le souci légitime de protéger leurs propres intérêts et, le cas échéant, d’éluder leurs responsabilités, ne prédispose pas à l’impartialité. Certainement pas non plus les syndicats dont le rôle, tout aussi légitime, ne confère pas l’objectivité nécessaire pour juger les dirigeants de l’entreprise. Est-ce le tribunal médiatique, est-ce le Parlement, est-ce l’opinion publique ? Poser ces questions, c’est y répondre, tant, faute d’informations suffisantes, la conduite d’une entreprise privée ne peut être évaluée honnêtement et sereinement, de l’extérieur, dans sa complexité et dans sa durée. Dès lors, est-ce l’assemblée générale des actionnaires ? Sans doute, de manière ultime. Mais cette institution a-t-elle les moyens de former directement son jugement ou doit-elle, conformément au droit des sociétés, s’en remettre au conseil d’administration qui a, à la fois le pouvoir, la responsabilité et la possibilité concrète de nommer, de contrôler, bien sûr d’évaluer et, si nécessaire, de révoquer les présidents-directeurs généraux ? En toute hypothèse, l’évaluation elle-même est un exercice particulièrement difficile. Faut-il restreindre son jugement à une période particulière de la gestion concernée, la dernière peut-être ou au contraire évaluer l’ensemble de la période d’exercice des responsabilités ? Comment faire la part entre ce qui relève de l’action effective des dirigeants et ce qui résulte de la force des choses, dans les deux sens bien entendu ? Dans mon cas, le conseil d’administration, formé de personnes expérimentées et indépendantes avec lesquelles je n’ai eu aucune relation d’intérêts croisés, a considéré, après mûre réflexion, que la combinaison de la réduction, suivie de la suppression, de mes bonus pendant trois ans, de l’annulation de mes options de souscription d’actions et de l’attribution d’une indemnité de départ a constitué, compte tenu de mes succès et de mes échecs, un traitement approprié pour le dirigeant que j’ai été pendant mes douze années de responsabilité. Certes il aurait pu ou même dû le dire et l’expliquer. Mais qui pouvait être mieux placé que lui pour en juger ? 49 BilgerBAt 50 11/05/04 9:43 Page 50 QUATRE MILLIONS D’EUROS UN PROCÈS EXPÉDITIF Sans la caisse de résonance des médias, le débat relatif aux circonstances de mon remplacement et à l’indemnité qui m’a été attribuée aurait sans doute conservé plus d’objectivité et de sérénité. Pourtant, jusqu’aux semaines qui ont suivi mon départ d’Alstom, je n’ai pas été maltraité par la presse. Que ce soit pendant mes quinze années de service public ou mes vingt et une années de vie industrielle, les journalistes ont ou ignoré ou rapporté favorablement mes actions. Bien sûr il y a eu ici ou là quelques exceptions, mais le plus souvent elles ont été inspirées par des circonstances particulières comme les plans de restructuration en France. Cette situation peut apparaître comme privilégiée si je me réfère au fait que j’ai été le directeur de cabinet de Maurice Papon, l’un des collaborateurs proches de Georges Pébereau et que j’ai fait partie du cercle des dirigeants d’Alcatel à l’époque de Pierre Suard, autant d’épisodes parmi d’autres qui auraient pu donner prétexte, il est vrai de manière injustifiée, à des commentaires désagréables. Si cela n’a pas été le cas, c’est sans doute parce que de manière délibérée, j’ai toujours voulu éviter les feux de la rampe, souvent contre l’avis de mes collaborateurs spécialisés dans la communication qui m’auraient voulu plus actif dans ce domaine, et aussi parce que, dans les occasions peu fréquentes où j’ai parlé aux journalistes, j’ai essayé de le faire de la manière la plus honnête possible et que ceux-ci généralement s’en sont rendu compte. Même l’annonce de mon départ progressif et les explications que j’ai données dans un entretien avec Le Monde 20 ont été accueillies convenablement et retenues comme correspondant à la réalité. Ainsi, dans la plupart des commentaires, mon départ n’a-t-il pas été considéré comme relevant de la même catégorie que les remplacements 20. Le Monde du 6 novembre 2002. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 51 ÉPREUVES faits dans l’urgence d’autres patrons qui ont défrayé la chronique à ce moment-là. Cependant, dès cette période, il commence à y avoir des exceptions 21. Mais le véritable procès médiatique ne commence qu’en mars 2003. La plupart des commentaires qui l’ont alimenté ont aujourd’hui été emportés par l’écume des jours et ceux qui feront l’effort d’analyser les faits, d’un point de vue d’historien de l’entreprise, n’auront pas de mal à se convaincre de leur manque de substance et de pertinence. Mais, avant que je ne revienne sur le fond du débat au fil de mes souvenirs, je crois néanmoins utile d’en résumer l’essentiel pour illustrer les cheminements tortueux et pernicieux du dénigrement. Trois chefs d’accusation, assortis de circonstances aggravantes, sont articulés. La défense est réduite à la portion congrue. Et le verdict est sans circonstances atténuantes et sans appel. À la suite de la présentation, le 12 mars 2003, par mon successeur, de son plan d’action et, le 14 mai 2003, des comptes 2002-2003 d’Alstom qui en sont issus 22, l’accusation se concentre d’abord sur mes « multiples » ou « grossières » erreurs de gestion qui sont censées expliquer la situation où se trouve l’entreprise à ce moment-là. Le premier élément du réquisitoire consiste à mettre en doute que la cause centrale, sinon exclusive des difficultés d’Alstom a été le sinistre technico-commercial d’une dimension sans précédent que les défauts techniques des turbines à gaz de grande puissance GT24/GT26 ont provoqué. Même si le coût de ce sinistre, de 4 à 5 milliards d’euros, selon les journaux 23, et le montant de la dette, 21. Par exemple Le Point (édition Affaires) du 29 novembre 2002 : « Bilger et (…) ont démérité parce qu’ils rataient tout ce qu’ils entreprenaient. » 22. Trois articles dans le Nouvel Observateur du 3 avril 2003, Les Echos du 14 mai 2003 et Le Monde du 20 mai 2003 sont particulièrement représentatifs de cette première vague. 23. Le coût global, tel qu’il résulte du rapport annuel 2002-2003, publié sous la responsabilité de mon successeur, s’élève, à la date de ce rapport, à 4,3 milliards d’euros, réduits à 3,8 milliards si l’on soustrait la provision de 519 millions d’euros, constituée avant la prise de contrôle complète d’ABB Power par Alstom. 51 BilgerBAt 52 11/05/04 9:43 Page 52 QUATRE MILLIONS D’EUROS 5 milliards d’euros 24, sont rappelés, le lien de causalité n’est pas établi, est négligé ou est sous-estimé. Du coup il devient possible contre toute logique d’attribuer la responsabilité de la crise d’Alstom à une série d’autres actions ou attitudes, réelles ou supposées, du management, sans lien avec les turbines à gaz de grande puissance. Ainsi le prélèvement d’un dividende exceptionnel, opéré avant l’introduction en Bourse serait le «péché originel», source de toutes les difficultés, sans que cette décision soit jamais replacée dans le contexte de l’époque où elle a été prise. La revente d’une partie de Cegelec aurait provoqué, invention pure et simple, une «lourde perte». Une véritable frénésie d’acquisitions, de surcroît, financée «à crédit» aurait résulté d’une volonté d’Alstom de s’affirmer très vite sur tous ses métiers sans que soient pris en compte l’étalement sur quinze années de l’action stratégique de l’entreprise ni les multiples désinvestissements réalisés pour la financer. Par ailleurs s’abritant «abusivement» derrière la conjoncture et accumulant les «choix industriels désastreux», le management aurait été laxiste dans les prises de commandes, imprégné d’une culture du chiffre d’affaires plus que de la rentabilité et signant avec légèreté des clauses contractuelles risquées, par exemple dans le cas des financements fournisseurs du secteur marine, notamment au profit de Renaissance, toutes affirmations qui ne sont ni documentées, ni plausibles au regard d’une dizaine d’années de performance ininterrompue et convenable. Les Anglo-saxons, quant à eux, préfèrent mettre l’accent tout à la fois sur l’ampleur insuffisante et la supposée non-exécution 25 de 24. D’après le rapport annuel 2002-2003, la dette économique au 31 mars 2003 s’est établie à 4,9 milliards d’euros en réduction de 372 millions par rapport aux 5,3 milliards d’euros, constatés au 31 mars 2002. 25. Ainsi, selon le Financial Times du 13 mars 2003, « Alstom is paying for the timidity of its Restore Value programme, unveiled just twelve months ago ». Critique complétée plus tard, le 24 juin 3003, par le Wall Street Journal Europe : « Mr Bilger was replaced earlier this year after Alstom was forced to admit that it wouldn’t achieve the targets set out in his Restore Value corporate-revamp plan, despite Mr Bilger’s repeated claims throughout last year that the plan was on track. » BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 53 ÉPREUVES Restore Value, ignorant que, tel que je l’ai conçu à l’origine, le plan a été en fait exécuté fin avril 2003, six semaines après mon départ et avec un retard de seulement quatre semaines sur l’échéance prévue. Mais il est vrai que douze mois après le lancement de Restore Value, le changement des circonstances a imposé un effort supplémentaire que j’ai d’ailleurs engagé avant mon départ en préparant la cession du secteur transmission et distribution. Dans un autre registre, on met à mon débit l’absence de noyau dur et plus généralement la faiblesse de la structure de l’actionnariat, sans qu’on se pose la vraie question qui est de savoir si le démantèlement du portefeuille d’activités d’Alcatel Alsthom était souhaitable, s’il était possible de faire autrement ou si un substitut à ce modèle pouvait être trouvé pour Alstom. Enfin on achève de peindre ou d’expliquer la médiocrité supposée de ma gestion par une série d’appréciations subjectives sur ma manière d’être et d’agir, auxquelles je n’ai à opposer que ma propre subjectivité qui ne va évidemment pas dans le même sens… Les difficultés d’Alstom seraient ainsi venues de « l’inexpérience de son équipage », de ma tendance supposée « à voir grand » et à n’avoir vu « dans l’indépendance que les charmes de la liberté », de ma « solitude de plus en plus grande » et du « peu d’intérêt que les élites françaises attachent à l’industrie » de sorte, touche finale, que « pour l’instant, le seul espoir des actionnaires tient au fait qu’il ait suffi de trois mois au nouveau président pour démarrer le chantier là où Pierre Bilger avait tourné autour pendant près de trois ans 26 ». Le deuxième chef d’accusation médiatique sera « judiciaire ». Le 12 mai 2003, deux dépêches de l’AFP annoncent successivement la perquisition d’un juge d’instruction au siège d’Alstom et la mise en examen de deux responsables dont l’identité n’est pas révélée. Louable mais fugace souci de respecter le secret de l’instruction et la présomption d’innocence ! 26 Les Echos du 13 mars 2003. 53 BilgerBAt 54 11/05/04 9:43 Page 54 QUATRE MILLIONS D’EUROS Quelques heures plus tard, mon identité et celle de Claude Darmon, en attendant celle de Bernard Lebrun, sont divulguées par tous les médias écrits, électroniques, radiophoniques et télévisuels. Et les 14 et 15 mai 2003, mon nom, grâce à ceux qui violent le secret de l’instruction est, pour une longue période, associé à celui de Charles Pasqua. Compte tenu du fait que les anciens responsables d’Alstom interrogés sur cette affaire ont expliqué sans détour, malice, ni délai, ce qu’ils en savent, ce qu’ils auraient d’ailleurs également fait sans perquisition, ni garde à vue, sur simple convocation, la machine médiatique manque de carburant. Il y a bien trois tentatives de relance à travers la mise en examen de Pierre-Henri Paillet (délégué général de la Datar) quelques jours plus tard, puis la constitution de partie civile par Alstom et enfin, figure obligée de ce type de scénario, l’évocation le 1er juin 2003 par Charles Pasqua d’une « manipulation ». Mais la couverture médiatique reste relativement mince. Néanmoins, dans la plupart des articles qui me sont consacrés par la suite – et il y en aura beaucoup –, figurera désormais systématiquement le rappel de ma « mise en examen pour abus de biens sociaux », expression commode, techniquement inattaquable, mais lourde de soupçon de malhonnêteté et d’enrichissement personnel 27. Mon indemnité de départ constituera le troisième chef d’accusation. Le 7 juin 2003, je l’ai dit, Le Monde a planté le décor et allumé la mèche. Le décor, c’est un article sur les restructurations qui va le fournir et la mèche, c’est un encart sur « les indemnités de Pierre Bilger contestées ». Ces dernières sont présentées de manière relativement exacte 28, puisque chiffrées à 4,1 millions d’euros et non 5,1 millions, comme cela sera ensuite répété à satiété, y compris par Le Monde. 27. Une lettre de lecteur que Les Echos du 4 novembre 2003 ont éprouvé le besoin de publier, en se référant à ma « mise en examen pour des opérations immobilières douteuses » (sic) illustre le mécanisme de propagation du soupçon. 28. Voir note 9, page 38. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 55 ÉPREUVES Dès lors et jusqu’à l’assemblée générale du 2 juillet 2003, les articles et les déclarations se succèdent pour « chauffer la salle ». Cela commence avec le lecteur belge du Monde 29, et se poursuit avec Pierre-Henri Leroy, président de Proxinvest qui choisit le Wall Street Journal Europe du 24 juin 2003 pour déclarer que mon indemnité « is shocking », avec l’association des salariés actionnaires d’Alstom qui, nous dit Le Figaro Économie du 2 juillet 2003, compte demander la restitution des indemnités de départ et avec le Financial Times du même jour qui anticipe un « noisy protest » au cours de l’assemblée. Et effectivement, nous apprendrons le lendemain, sur tous les tons, par Libération, Le Figaro, Le Monde, Les Echos et beaucoup d’autres, toutes les interpellations et insultes qu’une poignée d’agitateurs professionnels des assemblées générales ont proférées à mon égard, le script variant selon les journalistes : « Ouh ! Scandale ! En prison », « En prison comme Messier », « Voleurs en prison », « Il a laissé des pertes abyssales. Cela justifie un licenciement sans frais ! », « Pourquoi, interpelle un président d’association d’actionnaires à l’adresse de Patrick Kron, ne portez-vous pas plainte, comme nous, pour divulgation de fausses nouvelles ? », « C’est scandaleux ! » Une déclaration de Bertrand Tavernier, cinéaste, dans Le Parisien du 16 juillet 2003, apportera une touche finale, en stigmatisant la passivité de Seillière « qui ne fait rien vis-à-vis de patrons comme Messier, Jaffré, Bilger, Tchuruk et d’autres, qui s’offrent des indemnités de départ mirifiques et exonérées d’impôt (sic), au moment où leur groupe se débat dans les pires difficultés, licencie et ruine les actionnaires ». À ces trois chefs d’accusation, l’intervention de l’État, annoncée le 6 août 2003, dans le plan de refinancement d’Alstom viendra ajouter des circonstances aggravantes. Du coup la violence des commentaires purement médiatiques monte d’un cran supplémentaire. 29. Voir note 11, page 39. 55 BilgerBAt 56 11/05/04 9:43 Page 56 QUATRE MILLIONS D’EUROS Mais je n’insisterai pas davantage sur la presse, car le moment est venu de la « grosse artillerie » politicienne. Curieusement, le signal est donné par Francis Mer qui déclare le 8 août 2003, encore dans Le Monde, interrogé sur mes indemnités de départ : « Cette décision relevait des actionnaires et des administrateurs de l’entreprise. Je garderai pour moi mes opinions personnelles. Chacun a sa conception des responsabilités. » Je préfère oublier ce commentaire, ne retenant dans ma mémoire de cet ancien ministre que sa décision courageuse d’engager l’État pour se substituer aux banques internationales et françaises incapables d’assurer le financement de l’entreprise dans les circonstances exceptionnelles mais transitoires où elle s’est trouvée, même si la méthode qu’il a choisie peut être discutée. J’aurai beaucoup moins d’indulgence pour les trois politiciens UDF ou ex-UDF qui ont participé à la curée 30, que ce soit Jean Arthuis, président de la commission des finances du Sénat, Pierre Méhaignerie ou Alain Madelin. On peut en effet attendre des membres du Parlement, chargés de faire la loi, encore plus quand ils s’affirment centristes ou libéraux, qu’ils s’informent avant de s’exprimer et qu’ils s’interdisent d’attaquer nommément les personnes, ne serait-ce que pour respecter la présomption d’innocence. Ceux-là n’ont pas eu cette décence. Sans surprise, les vannes ayant ainsi été grand ouvertes, les jours qui suivent voient, en dépit de la torpeur estivale ou peut-être à cause d’elle, les flux médiatiques à la fois déborder et déraper, parfois aux limites de la diffamation 31. Cerise sur le gâteau, dans Le Parisien du 14 août 2003, un banquier anonyme explique que « Dès le second semestre 2002, nous 30. Aucun homme politique ex-RPR ne s’est exprimé, peut-être parce que, héritage du général de Gaulle, la démagogie est moins spontanée dans ces cercles-là ! 31. À titre d’exemples : Libération du 8 août 2003, Le Canard enchaîné du 13 août 2003, la Vie Française du 15 août 2003 ou Marianne du 18 août 2003. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 57 ÉPREUVES nous sommes mis à la recherche d’un successeur à Pierre Bilger (…) Nous avons assez vite pensé à Patrick Kron pour le remplacer (…) Il ne fallait pas que les banquiers soient une nouvelle fois critiqués pour leur manque d’anticipation. ». Ce morceau d’anthologie, dont j’abrège l’extrait, aurait gagné en crédibilité si le processus conduisant à mon départ n’avait été engagé par le conseil d’administration d’Alstom dès novembre 2001 et si mon successeur n’avait été proposé par moi dès le début de 2002 ! Face à ce déferlement accusatoire, la défense est réduite à la portion congrue. Je n’ai pas trouvé pendant cette période de cinq mois entre mars et août 2003, un seul commentaire qui rappelle une quelconque action positive que j’aurais pu mener à bien pendant les douze années où j’ai dirigé Alstom. Les mêmes journalistes qui, au fil des années, n’ont pas hésité à publier des appréciations sympathiques sur tel ou tel épisode, n’ont pas cherché à équilibrer leurs articles en s’y référant fût-ce marginalement. Curieusement et par exception, Le Parisien encore se singularise en citant un patron anonyme qui est le seul pendant cette période à esquisser une forme de défense solidaire, peut-être intéressée par le précédent que mon cas représente : « Bilger qui se trouve dans le groupe depuis quinze ans a perçu ce que prévoit le droit du travail en la matière, défend un de ses pairs. Un mois par année de présence, une indemnité d’ancienneté et son préavis. Cela peut paraître énorme, au final, mais il a été traité comme n’importe quel salarié. » Bien entendu, ma décision de renoncer à ces indemnités, confirmée par une lettre du 14 août à Patrick Kron et rendue publique et expliquée le 18 août, notamment par un entretien circonstancié avec Le Monde 32, va changer partiellement la donne. 32. Extrait : « Il y a une raison fondamentale : je ne veux pas être un motif de scandale pour la centaine de milliers de salariés d’Alstom que j’ai eu l’honneur de diriger depuis douze ans, ni pour les actionnaires (suite de la note à la page suivante) 57 BilgerBAt 58 11/05/04 9:43 Page 58 QUATRE MILLIONS D’EUROS Un éditorial de ce même journal, intitulé « L’exemple Bilger » analyse ma décision à la fois comme « un geste individuel » d’« ancien patron atypique (…) prenant une décision sans y être aucunement contraint » et le signe que le climat de “l’argent fou” est en passe d’être révolu. Et que commence celui de la modération ». Les premières réactions sont d’abord individuelles. Pierre Lescure, star médiatique que certains espèrent voir suivre mon exemple, confie à l’AFP « louer mon attitude », mais explique à juste titre que la différence de nos situations respectives n’exige pas de sa part un geste analogue. Colette Neuville qualifie, toujours pour l’AFP, cet événement de « tournant » et complète plus tard le 21 août 2003 dans Challenges sa réaction en déclarant : Pierre Bilger « a bien réagi et il a eu raison de parler d’honneur ». Le président d’une autre association d’actionnaires moins représentative, toujours selon l’AFP, salue le geste, mais le trouve « insuffisant », réclamant dans un style d’ayatollah qui lui est propre, que « des sanctions soient prises » à mon égard. À partir du lendemain, 19 août 2003, toutes les interprétations se déploient : « une jurisprudence Bilger » (La Tribune), « Accident de parachute » (Les Echos, Crible), mais aussi « Honneur patronal » (des mêmes Echos sous une autre plume anonyme, Favilla, cette fois-ci assimilant mon geste à une nouvelle nuit du 4-août !), remboursement par « peur du scandale », « l’ex-patron d’Alstom a rendu son magot. Il était lâché par ses bons amis » (Le Canard enchaîné), « L’honneur existe et il a un prix » (Journal des Finances), « Pierre Bilger a rendu l’argent. (…) voilà encore un facteur encourageant, en tout cas pour ce qui participe du retour à la moralité » (Investir). (suite de la note 32.) qui m’ont accordé leur confiance depuis 1998. Subsidiairement, je ne veux pas que le management d’Alstom continue d’être embarrassé par cette controverse, alors qu’il se bat pour surmonter la crise que connaît le groupe. – Pourquoi avoir attendu pour annoncer votre décision ? – Parce qu’évidemment la décision n’était pas simple à prendre. Vous connaissez la formule d’Albert Camus à propos de l’Algérie : “Je crois en la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice”. Si j’ose une telle comparaison, j’avais à choisir entre ma famille et une certaine conception de l’honneur. » BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 59 ÉPREUVES Un peu plus tard, encore des commentaires sympathiques. Par exemple un article de l’Usine Nouvelle du 28 août 2003, « L’honneur de Pierre Bilger », le seul à relever que j’ai conservé l’essentiel de mes actifs mobiliers en actions Alstom, subissant ainsi, comme les autres actionnaires, la chute du cours de Bourse. Ou encore la déclaration de Sophie de Menthon, la présidente d’Ethic, salue par le canal de l’AFP, le 20 août 2003, mon geste « nécessaire, mais courageux », ajoutant : « Il n’est pas facile de renoncer à une telle somme dont le montant représente l’aisance et la sécurité pour toute une famille pendant de longues années ! » Le Point du 21 août 2003 qui m’a déclaré « en panne » la semaine précédente, constate mon retour « en forme » et Paris Match, soucieux d’informer en temps réel les chaumières et peut-être aussi de se faire pardonner sa dénonciation peu élégante du « scandale » la semaine précédente, constate « l’honneur retrouvé de la famille Bilger » dans un style people qui met en valeur à la fois mes cinq enfants et les effets bienfaisants de la campagne normande. D’autres commentaires s’efforcent de relativiser ou de ridiculiser le geste accompli. Par exemple, Le Canard enchaîné, toujours à la pointe du combat anticlérical, attribue à « la mère de Dieu », cette démarche qui a pris place le 14 août, veille de la Fête de l’Assomption, véritable « opération du Saint-Esprit ». Mais cette revue de presse serait incomplète sans la presse anglosaxonne. Après tout peu de Français ont eu droit à un éditorial du Financial Times qui, le 19 août 2003, sous le titre « French lesson », me donne son satisfecit, « Pierre Bilger has done the right thing ». Le Times du même jour, plus nuancé, écrit : « (…) you could applaud the Frenchman for doing the decent thing. English readers may even be a little embarrassed to be upstaged in this way by a Frenchman. Honour, and its protection, are concepts deeply ingrained in those hailing from both sides of the Channel. » Mais c’est Business Report du 2 septembre 2003 que j’affectionne le plus : « The Bilger story got editorials in the Financial Times, while the Messier story was relegated to the news-in-brief columns. Acts of 59 BilgerBAt 60 11/05/04 9:43 Page 60 QUATRE MILLIONS D’EUROS honour by senior businessmen are now so rare they are deemed newsworthy, while greed are so common place they are hardly noted. (…) a traditional sense of honour must be restored. The corporate class will have to reconnect with what ordinary people regard as right and wrong for themselves, someone will eventually do it for them. » La presse allemande n’est pas en reste, le Handelsblatt du 19 août 2003, parlant de « Eine ehrenhafte Geste ». Le mouvement de sympathie qu’a suscité dans l’instant mon geste ne conduit pas pour autant à un début de réévaluation de mon action passée. Certes, un article des Echos, le 23 septembre 2003, tout à fait involontairement il est vrai, a laissé suinter quelques éléments de vérité. Pour la première fois, depuis que cette campagne médiatique a commencé, trois de ses correspondants à l’étranger ont rassemblé quelques faits – enfin, uniquement des faits ! – sur la présence considérable et reconnue d’Alstom en Grande-Bretagne et en Allemagne, fruit de longues années d’efforts. Le crédit n’en est attribué à personne, mais le lecteur attentif et honnête peut se dire qu’après tout, ce qui a été accompli pendant cette période n’est pas totalement négatif. La Croix, qui, tout au long de la campagne, n’évoque jamais la question des indemnités, pour moi, ni pour qui que ce soit d’autre, quand il revient sur l’affaire Alstom, est le seul journal à oser reconnaître un effet positif de ma gestion en écrivant le 6 octobre 2003 : « La “stratégie de leadership”, préconisée par Pierre Bilger, a réussi sur le plan industriel puisque le groupe est numéro 1 dans presque tous les métiers où il intervient. Les résultats financiers sont en revanche moins éloquents… » À partir de fin septembre, le nombre et l’intensité des articles me concernant se raréfient. Pierre Suard dans Le Monde du 3 octobre 2003 se charge, avec un certain retard dans la polémique, de porter un coup ultime. Sa démonstration qui se veut implacable d’un « enchaînement diabolique » est néanmoins considérablement affaiblie par l’affirmation deux fois répétée que tout aurait pu être évité si un juge n’avait pas écarté l’auteur de l’article de sa fonction à la tête BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 61 ÉPREUVES d’Alcatel Alsthom ! D’autant que cette démonstration n’échappe pas aux erreurs de fait et d’interprétation que l’on peut commettre quand on est écarté des affaires depuis huit ans et que l’on prétend réécrire l’histoire à la lumière d’une expérience obsolète. Deux autres patrons 33 prendront position de manière différente. Claude Bébéar d’abord qui, dans Capital d’octobre 2003, exprimera publiquement un sentiment non de solidarité, mais de sympathie à mon égard: «Je salue le geste de l’ancien patron d’Alstom, Pierre Bilger, qui a remboursé ses 4 millions d’euros d’indemnités. (…) Son exemple devrait faire réfléchir certaines personnes et les inciter à modifier leurs habitudes. » Georges Pébereau ensuite, mon ancien patron qui, dans Le Monde des 2-3 novembre 2003, sous le titre « Alstom ou le confort du bouc émissaire » rappelle les erreurs commises par son successeur, Pierre Suard, notamment lors de son repli dans Framatome et qui « s’est résolu à prendre la plume aujourd’hui (…) aussi pour défendre l’honneur d’un homme qui, quelles que soient les erreurs que, comme beaucoup, il a certainement commises, ne mérite pas le procès expéditif qui lui est fait ». 33. Beaucoup se sont interrogés ou m’ont interrogé sur ce qu’ont pu être les réactions du patronat à mon égard pendant cette période. Comme chacun le sait, il n’y a eu aucune expression de soutien public, ce qui en soi n’a pas de caractère inhabituel. Moins conformes à la décence ont été certaines critiques exprimées par quelques patrons ou représentants du patronat à titre privé à l’intention de journalistes et dont j’ai eu l’écho. Cette attitude ne m’a pas surpris. La plupart des chefs d’entreprise sont par définition peu enclins à la manifestation collective et évitent toute action ou toute prise de position qui ne seraient pas directement motivées par l’intérêt de leur entreprise et qui pourraient compliquer leur tâche. Cette péripétie me remet en mémoire un conseil de Lord Weinstock que j’aurais peutêtre dû écouter. Se référant au retrait de GEC de la « Confederation of British Industries », il m’a recommandé de suivre cet exemple, soulignant que cela procurerait une économie substantielle (Alstom est en effet un des cotisants les plus importants des organisations patronales), que cela m’éviterait d’être déçu le jour où, en ayant besoin, je constaterais l’absence de soutien et qu’il n’y aurait aucun effet négatif à une telle décision. Cela étant dit, quelques patrons ont néanmoins tenu à m’exprimer à titre privé leur sympathie et je garde en mémoire leur geste. 61 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 62 QUATRE MILLIONS D’EUROS 62 Pour l’opinion cependant la cause est entendue. Rien ne le résume mieux que ce propos, extrait d’une déclaration par ailleurs mesurée 34 de Marcel Gignard, secrétaire général de la fédération CFDT-Métallurgie : « La démonstration est faite que, directement ou pas, il est responsable de la faillite de son entreprise. » De démonstration, il n’y en a pas eu, mais le verdict est rendu : sans circonstances atténuantes et sans appel. REPÈRES Ainsi de novembre 2002, date de l’annonce de mon départ, à octobre 2003, j’ai vécu douze mois de pression intense qui, à leur terme, me laissent encore stupéfait et abasourdi et dont je n’ai pu protéger mes proches et mes amis. Je n’ai jamais imaginé polariser sur moi autant d’événements adverses, susciter autant de polémiques, de critiques et d’attaques et devenir, à un tel degré, le bouc émissaire et la victime expiatoire de toutes les difficultés d’Alstom. Avec le recul, les explications de ce déchaînement à mon égard paraissent évidentes : la gravité de la situation de l’entreprise à mon départ, l’inconfort des banques, l’absence de communication convenable sur mon indemnité de départ, l’implication de l’État, l’accident judiciaire. Pourtant, la rationalité de ces explications me laisse insatisfait. Je n’échappe pas à la paranoïa qui submerge les caractères les mieux trempés en de pareilles circonstances. La convergence, l’unilatéra- 34. Déclaration de Marcel Gignard, secrétaire général de la fédération CFDTMétallurgie dans Le Parisien du 19 août 2003 : « Pierre Bilger se comporte avec beaucoup de décence. Il pouvait conserver ses indemnités légales. Cela dit qu’un patron s’en aille avec des indemnités qui lui assurent un avenir doré, alors que ses salariés se demandent de quoi sera fait leur propre avenir, c’eût été scandaleux. Surtout, lorsque la démonstration est faite que, directement ou pas, il est responsable de la faillite de son entreprise. » BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 63 ÉPREUVES lisme et la violence des attaques me font songer à une forme d’orchestration pour laquelle j’imagine, plusieurs « chefs » possibles. La « révélation » tonitruante de mes indemnités n’a-t-elle pas des sources judiciaires ou policières auxquelles mon audition a donné accès à leur existence et à leur montant ? Plus classiquement certains syndicats d’Alstom, sans doute plus attentifs lecteurs que d’autres du rapport annuel de l’entreprise, ont-ils considéré que clouer au pilori médiatique leur ancien président-directeur général leur donnerait un argument dans leur combat contre les restructurations ? Ne suis-je pas la victime de « bavardages » bancaires inconsidérés et malheureusement fréquents au cours de dîners en ville, au mépris du « secret des affaires », comme l’expérience m’en a souvent donné des exemples en d’autres circonstances ? Je ne chercherai jamais à approfondir ces hypothèses ou d’autres, plus complexes, mais j’ai du mal à me résigner à croire au caractère totalement « spontané » du lynchage dont j’ai fait l’objet. D’autres questions me viennent à l’esprit. Pourquoi, alors que je reçois de nombreux messages privés de soutien, personne n’a-t-il imaginé de s’exprimer publiquement, dans les moments les plus difficiles, ne serait-ce que pour appeler à la mesure et à l’équilibre dans la critique 35 ? Pourquoi aucun journaliste, à l’exception de deux journalistes anglo-saxons et une journaliste française, n’a-t-il pris directement contact avec moi, avant que je renonce à mes indemnités de départ, pour être en état de mettre mon point de vue en regard des analyses exclusivement négatives qui étaient propagées ? Pourquoi ai-je fait l’objet d’attaques politiques de caractère personnel aussi violentes ? 35. Le 16 août 2003, dans Le Monde, des amis de Bertrand Cantat, Hélène Chatelain, Claude Faber et Armand Gatti ont osé courageusement prendre la défense de celui que la mère de Marie Trintignant devait qualifier plus tard de « meurtrier ». Lisant cet article, au moment où la polémique fait rage, je ne peux m’empêcher de mettre en parallèle cette initiative et l’absence totale d’une quelconque expression de soutien public à mon égard, à l’exception, bien entendu, de Georges Pébereau en novembre. 63 BilgerBAt 64 11/05/04 9:43 Page 64 QUATRE MILLIONS D’EUROS Je ne vois qu’une seule réponse logique : le fait que j’aie pris le parti de ne pas m’exprimer pour me défendre. Le silence face au lynchage médiatique vaut aveu de culpabilité. Les journalistes n’ont le temps et les moyens que de prendre en compte l’événement, l’information ou la déclaration instantanés. Il leur est impossible d’analyser et de comprendre en profondeur les faits qu’ils commentent, voire de remonter dans le temps pour relire leurs propres articles qui leur permettraient de renouer le fil et de donner à leurs lecteurs une grille d’analyse honnête. Ils en sont donc réduits à leur propre subjectivité, considérablement influencée par la mode et la sensibilité du moment et sujette au panurgisme et à l’effet de meute. Ceux qui m’entourent ont souhaité que je m’engage dans la polémique et que je rende coup pour coup. Je ne me suis pas résolu à une telle démarche. Certains penseront que ce refus a été cohérent avec mon peu de goût pour la communication. Cependant, comme je l’ai montré à l’occasion de mon départ ou au moment où j’ai renoncé à mon indemnité, je ne suis pas plus maladroit qu’un autre pour m’exprimer avec précision quand j’ai quelque chose à dire. En fait, je considère que la situation de l’entreprise et les difficultés que doit gérer mon successeur justifient que je me tienne, pendant un délai de décence suffisant, à la réserve qu’on attend en pareille circonstance du prédécesseur. Naïvement, je me dis aussi que ceux des observateurs qui, dans le passé, ont applaudi beaucoup de mes initiatives, sauront faire la part des choses dans les manipulations et les rumeurs qui entourent inévitablement les entreprises en crise et éviteront les analyses excessivement unilatérales, espoir qui évidemment a été déçu. Au fur et à mesure que le temps passe, je prends plus de distance avec l’événement et je commence à m’interroger sur mon action passée. La convergence et l’unanimité des critiques ne sont-elles pas justifiées par des fautes que j’aurais commises personnellement et dont seule ma myopie m’empêcherait de voir la réalité et la gravité ? Pourtant l’accumulation des erreurs de fait que commettent ces mêmes critiques et leur incapacité ou leur refus d’analyser mon BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 65 ÉPREUVES action dans sa durée affaiblissent grandement à mes yeux la pertinence de leurs analyses. Oui, alors que la partie est terminée, pour l’histoire, pour ceux qui pendant douze ans ont participé et contribué à ce que j’ai entrepris pour Alstom, pour ceux qui m’ont accompagné et soutenu à toutes les étapes de ma vie professionnelle, pour les miens et pour l’honneur, le moment est venu de dire comment les choses se sont passées. Réellement. Et tout simplement. Et pour que la compréhension soit complète et parce que l’action d’un homme ne s’explique que par ses racines, je vais raconter toute mon histoire depuis le début, c’est-à-dire depuis ma naissance. Ce sera la meilleure manière pour moi de faire la paix avec moi-même et les autres et peut-être d’apporter un modeste témoignage à l’histoire de l’autre siècle, une petite cicatrice dans un océan d’événements. 65 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 67 ORIGINES FRAGMENTS JE SUIS NÉ, TROIS OU QUATRE JOURS AUPARAVANT, le 27 mai 1940. Je suis maintenant dans les bras de ma mère. Elle me pose sur le siège à côté d’elle dans la Chenard Walker. Elle fait démarrer la voiture. Nous quittons la clinique Sainte-Thérèse au centre de Colmar en Alsace. Pas très loin, nous entendons les chars allemands entrer dans la ville. Nous rejoignons la grande maison de mes grands-parents à Ingersheim juste après le pont qui enjambe la Fecht. Ma mère m’a si souvent raconté l’histoire que j’ai l’impression de la vivre dans mon souvenir et que je ne distingue plus ce qui relève de la reconstitution ou de la réalité vécue. Je n’ai même jamais vérifié si c’est bien ce jour-là que les Allemands sont entrés dans Colmar ou si ma mère a « corsé » les choses dans sa propre mémoire. Une autre réminiscence. Quelques jours ou semaines plus tard, devant la maison de mon grand-père, des milliers de soldats français, des divisions entières, dit ma mère, faits prisonniers, à peine gardés, se succèdent, marchant en direction de la captivité, ma famille et leurs employés s’affairant à leur donner à boire et à manger autant qu’ils le peuvent, le défilé se terminant par quelques dizaines de généraux écrasés de honte et de tristesse. D’autres souvenirs sont plus concrets. Près de Rosendaël, on me l’a dit après, ma mère arrête la voiture sur la route et se jette avec moi BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 68 QUATRE MILLIONS D’EUROS 68 dans le fossé alors que des avions alliés lâchent leurs bombes sans que, miracle, ni nous ni la voiture ne soyons touchés. Toujours à Metz, dans la nuit, nous descendons dans une cave où nous sommes nombreux tandis qu’à l’extérieur les bombes tombent. Uniquement des images fugaces, je n’ai que trois ou quatre ans. Une autre image. La maison de mon grand-père au bord de la Fecht n’est plus qu’un tas de cendres. Une bombe l’a détruite. Nous ramassons une cuiller en argent encore toute chaude. Ma mère l’a conservée longtemps. C’est tout ce qui reste de richesses bourgeoises accumulées au fil des siècles en ce lieu. Plus tard, je me souviens du parc de la maison de mon parrain et de ma tante à Turkheim. Mon parrain dirige la fabrique de papier. Dans le parc il y a une petite maison en bois – je crois qu’elle existe toujours – où nous jouons des heures et des heures, ma cousine et moi. Ensuite, nous nous retrouvons dans une villa de Wintzenheim le long de laquelle passe un tramway, puis avec ma grand-mère maternelle dans une maison dans les Vosges où chaque jour je vais attendre au bout du chemin dans la forêt le retour de ma mère. C’est au cours de l’une de ces journées que je vois revenir mon frère aîné, François, qui a déjà onze ans et qui est allé dans la vallée à la rencontre des soldats américains qui lui ont donné du chocolat et du chewing-gum qu’il apporte dans son petit sac à dos. Et puis un jour enfin, au bout du chemin, arrive ma mère. Bien entendu, je ne sais pas qu’elle sort de prison et que mon père y est toujours et y sera pour six ans encore. ENGRENAGES Leur histoire mériterait d’être racontée en détail. D’ailleurs ma mère a laissé des notes éparses qu’il faudrait exploiter un jour et j’ai une partie du verbatim du procès de mon père. Mon père, Joseph Bilger, est le fils d’un paysan du Sundgau de Seppois-le-Haut près de la frontière suisse. Il n’a jamais eu que le certificat d’études, mais son BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 69 ORIGINES intelligence brute et son goût de la contestation et de la controverse l’ont conduit à s’engager très jeune dans le syndicalisme paysan et à prendre à vingt-cinq ans la direction de l’Union paysanne. Ce mouvement de défense des agriculteurs, d’abord alsaciens, puis aussi lorrains, a pris progressivement, dans l’esprit du temps, une couleur politique autoritaire, en même temps que «régionaliste» par opposition à «autonomiste», jamais pro-allemande et même in fine, juste avant la guerre, une vocation nationale sous l’étiquette de «Front national des travailleurs». Les «Chemises Vertes» que Henri Dorgères, un dirigeant paysan de l’entre-deux guerres, récupérera ensuite au plan national ont été inventées par lui et il sera le premier à utiliser la Croix de Lorraine comme le signe distinctif de son mouvement. Ma mère, Suzanne Gillet, est la fille d’un viticulteur d’Ingersheim, président de la coopérative vinicole et notable du village comme ses ancêtres l’ont été depuis longtemps. La légende familiale et notre arbre généalogique veulent que Dominique Gillet, soldat (sergent ?) de l’armée de Turenne, ait été blessé à la bataille de Turkheim, abandonné dans les vignes et sauvé par une jeune fille du village tout proche d’Ingersheim qu’il épouse et avec qui il donne naissance à cette lignée. Ces racines franc-comtoises expliquent sans doute pourquoi mon grand-père restera toujours irréductiblement attaché à la France et maintiendra l’usage de la langue française et la référence à sa culture comme des valeurs fondamentales de la famille. Au point qu’en 1918, quand Raymond Poincaré revient prendre possession de Colmar, c’est ma mère, habillée en petite alsacienne, qui a l’honneur de lui remettre le traditionnel bouquet de fleurs et de se faire embrasser par ses moustaches. La rencontre entre ma mère et mon père correspond à l’archétype du coup de foudre. Cela se passe à Ingersheim où mon père jeune syndicaliste la subjugue par son éloquence au grand dam de mon grand-père qui n’est pas un contestataire et qui aurait préféré un gendre plus conventionnel, mais qui ne sait rien refuser à l’aînée de ses deux filles. Puis ma mère s’engage, sans recours, aux côtés de mon père. Son soutien est décisif pour la création des coopératives laitières qui est 69 BilgerBAt 70 11/05/04 9:43 Page 70 QUATRE MILLIONS D’EUROS l’un des chevaux de bataille de mon père. Elle lui apporte le sens des réalités et de l’organisation dont il manque cruellement, lui dont les armes sont exclusivement la parole et l’écrit. Elle participe à tous les combats, mobilisant ses partisans pour manifester à Strasbourg pour exiger sa libération lorsqu’il sera arrêté pour trouble à l’ordre public par une République excédée par les désordres paysans. La guerre, faite au Quatrième Cuir, vaut à mon père d’être fait prisonnier. Libéré comme tous les Alsaciens-Lorrains, il est alors confronté au choix décisif : partir, ce qui, dans son cas, veut dire passer en Suisse pour attendre d’autres développements ou rester pour aider tous les paysans qui lui ont fait confiance et qui, eux, n’ont pas d’autre choix que de rester et qui, en son absence, risquent de tomber sous la coupe d’autres responsables, proches des Allemands et de leurs idées. Bien qu’il ait discuté longuement avec ma mère l’option du départ, mon père choisit de rester pour « composer pour décomposer », comme il l’expliquera par la suite. Ambiguïté et choix fatals qui l’entraînent dans une forme de collaboration dégradée. Nombreux sont les témoins à décharge au procès qui viennent expliquer ce que mon père a fait pour les protéger, voire même les sauver, y compris des Juifs persécutés. Mais face à ces actes, il y a l’apparence, les responsabilités confiées au début par l’appareil nazi dans l’organisation paysanne, les rencontres avec le gauleiter Bürckel en Lorraine pour négocier et arracher pied à pied des concessions, l’utilisation contre son gré de son nom, cette histoire ubuesque d’une photo de ma mère reproduite sans même qu’elle le sache par Der Stürmer, l’organe antisémite par excellence, pour symboliser la pure femme allemande aryenne alors que ma mère, dotée d’une dense chevelure brune, aurait mieux passé pour une belle italienne ou moyen-orientale que pour la blonde nordique idéale ! Ne pèsera pas non plus très lourd le fait que mon père indispose tellement les Allemands que le gauleiter décide de l’assigner à résidence à Hambourg pour en débarrasser l’Alsace-Lorraine et son bureau. Mais ce n’est pas une déportation au sens où l’histoire l’a retenu. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 71 ORIGINES L’arrestation de mon père à la Libération est donc inévitable. Il a la chance qu’elle soit effectuée par l’armée du général de Lattre de Tassigny, bénéficiant ainsi d’un traitement convenable dans les circonstances de l’époque. Moins évidente rétrospectivement est l’arrestation de ma mère à laquelle rien n’a jamais été reproché, mais qui passe néanmoins trois mois en prison, ce qui lui permet d’apporter son soutien et son aide à des femmes qui se trouvent avec elle, moins pour des incriminations politiques que pour des délits plus classiques, prostitution, vols etc. et pour qui elle écrit des lettres à leurs familles, à leurs avocats, à leurs juges. Vient le procès. Le président du tribunal initialement prévu, n’ayant, dit-on, rien trouvé de «sérieux» dans le dossier, est remplacé par un autre magistrat, plus sensible à l’air du temps et aux injonctions de la presse communiste. Le procureur se prépare à requérir la peine de mort. Pourtant, la succession des témoins que ma mère, combattante inlassable, mobilise sans trêve (Pierre Pflimlin, futur président du Conseil de la IVe République est l’un d’eux) et les explications éloquentes de mon père ébranlent le jury, au point qu’un acquittement ne devient plus impossible aux dires de jurés dont le temps déliera les langues. L’affaire focalise cependant tellement l’attention qu’une telle issue ne peut être tolérée. Le président du tribunal fait en sorte que les jurés mesurent la responsabilité qui serait la leur et peut-être les risques personnels qu’ils prendraient s’ils se résolvaient à une telle décision. Le verdict est donc, non la mort, ni l’acquittement, mais dix ans de travaux forcés. SURVIE Nous sommes en 1945 et il revient à ma mère, désormais seule, d’assurer la survie et l’éducation de ses quatre enfants. Comme, interdite de séjour, elle n’a plus le droit de vivre en Alsace, la première étape est Nancy pour réfléchir et décider de l’avenir. J’y découvre pour la première fois l’école, mais en raison de la surpopu- 71 BilgerBAt 72 11/05/04 9:43 Page 72 QUATRE MILLIONS D’EUROS lation des classes, au moins au début, on me met dans une classe de philosophie où je vais présenter mes premiers « bâtons » à un professeur que ma présence distrait de la tâche plus ingrate d’enseigner la sagesse à des adolescents déstabilisés par la guerre. Grâce à mon grand-père, ma mère peut, en association à quarante-neuf pour cent avec un ami de mon père, propriétaire en Algérie, acquérir le domaine de La Jacqueminière près de Courtenay dans le Loiret. Il est convenu qu’elle l’exploitera, aidée par des anciens de l’Union paysanne que mon père mobilise de sa prison et même d’un ancien jeune inspecteur de la BST (l’ancêtre de l’actuelle direction de la Surveillance du territoire) qui a participé à l’enquête et qui considère la condamnation comme une injustice. C’est un domaine de quatre cents hectares qui a été laissé à l’abandon pendant la guerre et qu’il faut défricher avant de le remettre en culture. Tout commence mal. La veille de notre arrivée, le château du domaine, un château du dix-neuvième siècle de taille modeste, brûle. Au lieu du château, nous nous installons donc dans le pavillon de chasse que nous ne quitterons jamais avant notre départ du domaine, ma mère n’ayant eu que les moyens pour refaire la toiture, mais pas pour le réaménager. Cependant, grâce au maire de Courtenay, ma mère peut utiliser une vingtaine de prisonniers de guerre allemands pour mener à bien le défrichage, certains d’entre eux décidant de rester au domaine même après leur libération. L’exploitation, petit à petit, trouve son équilibre grâce notamment, sur l’initiative de ma mère, à un élevage de porcs à grande échelle, grâce aussi à des expédients comme la vente de beurre, transporté dans des valises, à des prix défiant toute concurrence, à des restaurateurs de Montargis. Pour nous, les enfants, c’est une période heureuse. Certes nous sommes tous en pension, sauf mon jeune frère Philippe, au début, qui va à l’école maternelle et primaire de Montcorbon. Ma sœur, Marie-Christine, est en pensionnat à Sens dont, peu réceptive aux études, elle s’enfuit régulièrement pour rejoindre La Jacqueminière. Mon frère aîné, François, est pensionnaire au collège Stanislas à BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 73 ORIGINES Paris. Quant à moi, âgé de sept ans à peine, je deviens pensionnaire au collège Saint-Louis à Montargis où Philippe, me rejoint au bout de quelques années et où je resterai près de dix ans avant d’intégrer en « mathématiques élémentaires » 36 le lycée Louis-le-Grand à Paris. Le domaine est un champ permanent de découverte et d’exploration. Près du château, il y a deux étangs que ma mère a fait drainer. Quand l’abbé Ingrain, l’un des prêtres du village, vient nous rendre visite, au moins une fois par semaine, à la fois pour nous servir de répétiteur et pour dîner, il plonge d’abord dans l’étang. Nous suivons cet exemple avec prudence en bons continentaux, peu familiers avec l’eau, que nous sommes. Nous faisons aussi des promenades dans la barque qui est, en temps normal, amarrée à la gloriette. L’abbé Ingrain a d’autres ressources et notamment un appareil de projection grâce auquel il nous montre des vieux films muets. À vrai dire le seul dont je me souvienne est une bande d’actualités où on voit le roi Zog d’Albanie ! C’est à Courtenay que je vois mon premier vrai film, L’ Aigle à deux têtes de Jean Cocteau. Je n’y comprends rien, mais la magie opère, renforcée par les séances de cinéma du mercredi auxquels nous nous rendons au collège dans le cinéma paroissial de Villemandeur dont la programmation comporte encore les grands films du muet, par exemple le prodigieux Ben Hur avec Ramon Novarro. Plus tard nous voyons des films parlants. Et les pères prennent même le risque – audacieux à l’époque – de nous emmener voir Le Défroqué avec Pierre Fresnay non sans de nombreuses explications préalables. La Jacqueminière, ce sont aussi les longues promenades à bicyclette dans la forêt et la nature avec ses risques. De temps en temps, ma mère organise des battues de sangliers, nombreux sur la propriété. Je me souviens aussi de la foudre tombant à quelques mètres de moi alors que nous attendons, en famille, le véhicule jaune 36. Dernière classe du secondaire à l’époque pour ceux qui privilégiaient les mathématiques. 73 BilgerBAt 74 11/05/04 9:43 Page 74 QUATRE MILLIONS D’EUROS des « Autocars de Bourgogne » pour aller rendre visite à mon père à Oermingen, un ancien camp de concentration allemand où il est détenu. C’est encore l’époque des calèches et, pour aller à la messe, nous attelons « Bijou », un beau cheval noir, que nous attachons à un anneau de fer à l’église pendant que nous participons à l’office. Au domaine, ma mère a trouvé une vieille et imposante Chrysler d’avant-guerre qu’un mécano, prisonnier de guerre allemand, a réussi à remettre en état, mais qui consomme des quantités considérables d’essence, point qui préoccupe suffisamment mon frère Philippe pour le conduire à remplir le réservoir d’eau, croyant ainsi avoir trouvé la solution du problème ! Il y a les soirées de Noël où Français et Allemands se retrouvent à l’unisson et se rendent ensemble à la messe de minuit, accueillis indifféremment avec générosité et ouverture d’esprit par nos voisins qui, pourtant, comme tous les autres, ont souffert de la guerre. Ce bonheur tranquille ne dure pas. Au bout de quelques années, des dissensions apparaissent avec les collaborateurs qu’a fait venir mon père, puis excité par eux, avec l’autre actionnaire du domaine qui a la majorité. Le fait que ma mère ait réussi à redresser l’exploitation et qu’elle soit au centre de l’attention locale les exaspère. Il n’y a bientôt d’autre solution que la séparation. Ma mère – mon grandpère qui ne lui a jamais mesuré son soutien est malheureusement mort entre-temps – ne réussit pas à trouver l’argent nécessaire pour racheter les cinquante et un pour cent qui lui manquent et doit vendre ses quarante-neuf pour cent. Nous devons donc quitter La Jacqueminière pour nous installer à titre provisoire à Fontainebleau. Le seul à nous suivre dans cet exode est l’ancien inspecteur de la BST. Il faut tout recommencer et les ressources sont limitées alors que les pensions coûtent cher et que les enfants grandissent en même temps que leurs besoins. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 75 ORIGINES ENTREPRISE Ma mère hésite plusieurs mois sur l’orientation à prendre. Elle visite des domaines dans plusieurs régions de France sans jamais retrouver ce qui l’a enthousiasmée dans La Jacqueminière. À l’époque, l’une des priorités du pays est de remettre l’agriculture en état de produire suffisamment. L’un des moyens est de rattraper le retard qu’a provoqué la guerre dans la mécanisation agricole. La France ne dispose ni des technologies ni des entreprises permettant de satisfaire rapidement ce besoin. Ma mère comprend qu’une opportunité existe dans l’importation de machines agricoles modernes que d’autres pays européens, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Italie, moins bien pourvus que nous par la nature, développent rapidement. Ce n’est pas facile, car la France vit encore sous le régime des licences d’importation destinées à contrôler la balance commerciale, qu’il n’est pas aisé d’obtenir. Mais le besoin existe et ma mère pense pouvoir convaincre si elle est à même d’offrir de bons produits. Le tout est de les trouver et de s’en assurer l’exclusivité. Ma mère rencontre un marchand-réparateur de machines agricoles de l’Est de la France qui consolide sa conviction et lui propose de l’aider à commercialiser une presse botteleuse qu’il importe d’Allemagne. C’est sur la base de cette opportunité qu’elle crée le 28 février 1950 le Comptoir général pour l’équipement agricole et industriel qui devient plus tard en abrégé le Cogeai et que le 4 mars suivant, elle sous-loue en catastrophe cinquante mètres carrés à un exposant du premier Salon de la machine agricole, Porte de Versailles, pour y présenter cet unique produit. Je ne raconterai pas le détail de cette aventure qui fait de cette entreprise, au fil des années, un importateur important et respecté de machines agricoles avec une part de marché régulièrement croissante et significative. Quelques épisodes m’ont cependant suffisamment marqué pour me donner le goût de l’entreprise sans pour autant m’éviter ses pièges. Chaque année, nous rendons visite à ma mère au Salon de la 75 BilgerBAt 76 11/05/04 9:43 Page 76 QUATRE MILLIONS D’EUROS machine agricole, ce qui nous permet de mesurer les progrès accomplis à l’effectif des employés, à la superficie du stand et au nombre de clients qui s’y pressent. Dans les débuts, cependant, ces chiffres sont très modestes et nos visites ne sont pas simplement de courtoisie. Nous sommes là pour aider. Les uns distribuent des prospectus et s’efforcent de répondre aux questions. D’autres, dont je suis, sont réquisitionnés pour s’installer sur une planteuse de pommes de terre qui fait l’objet d’une démonstration sur un dispositif circulaire et tournant, permettant aux clients de se rendre compte en grandeur réelle de la manière dont elle fonctionne. Ma tâche consiste à mettre des pommes de terre entre les deux disques qui ensuite les positionnent de manière régulière et à la profondeur adéquate dans un sol de terre végétale. Ces expériences me donnent aussi l’occasion de découvrir les difficultés qui peuvent résulter de machines commercialisées avant d’être au point. Au début, nous avons peu d’argent et il n’est pas question de nous payer des vacances coûteuses. Celles-ci se passent donc parfois, quand l’opportunité se présente, à accompagner des agents de maintenance dans leurs tournées chez les clients. Une année, ma mère a décidé d’importer des moissonneusesbatteuses bavaroises qui ont une bonne réputation en Allemagne. Ses talents de commerçante ont fait qu’un nombre significatif d’entre elles a été vendu quand soudain, en juillet-août, en pleine saison de moissonnage, les moteurs se mettent à tomber en panne les uns après les autres. J’accompagne l’agent technique allemand du constructeur qui doit à la fois affronter la colère des paysans concernés et s’efforcer de remettre en route la machine. Dure leçon pour le garçon de quatorze ans que je suis ! Priorité absolue à la satisfaction du client par tous les moyens imaginables, avant toute considération financière, c’est l’obsession de tous dans cette petite entreprise ! Une autre expérience significative est celle des relations avec les banques et les créanciers. Dès l’emprisonnement de mon père, ma mère a engagé les démarches pour obtenir sa grâce, soutenue par les jurés et notamment leur président. Ces derniers n’hésitent pas à BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 77 ORIGINES écrire le fond de leur pensée, à savoir que les services rendus aux Lorrains qui auraient pu justifier un acquittement, rendent en tout cas injuste le maintien en détention. Avec le temps et l’apaisement des esprits, ces arguments finissent par porter et René Mayer, Garde des Sceaux, décide l’élargissement, six ans s’étant écoulés depuis la condamnation. Au retour de mon père, loyale jusqu’à l’extrême, même si cette loyauté n’a pas toujours été payée de retour, ma mère décide de lui remettre les clés de l’entreprise qu’elle a créée et de s’effacer derrière lui. Malheureusement mon père n’a pas les qualités d’un chef d’entreprise. Ni son rapport à l’argent, ni sa manière de juger les hommes, ni ses aptitudes de commerçant ou de gestionnaire, ne le qualifient pour exercer ce métier avec succès. Et ce qui doit arriver arrive : dépenses de fonctionnement somptuaires, recrutements hasardeux et nombreux, plans sur la comète avec d’anciens compagnons des luttes syndicales ou de prison. Très vite l’entreprise est au bord de la cessation de paiement, et le fonds de commerce en péril. Banquiers et créanciers se réunissent et exigent le retour immédiat de ma mère à la tête de l’entreprise et le retrait simultané, complet et définitif de mon père en échange d’un salaire dont la seule condition est qu’il n’y remette plus les pieds ! Avec rapidité et énergie, ma mère, soutenue par tous ses enfants, dans la mesure des moyens de chacun, met en œuvre les mesures de redressement nécessaires et l’entreprise retrouve la santé et prospère. Mais son couple ne résiste pas à cette épreuve même si elle essaye encore quelques années de le sauver sous prétexte que ses enfants sont encore trop jeunes pour supporter le choc d’une séparation. Il nous faut la convaincre que nous préférons une telle issue plutôt que la persistance de l’ambiance méphitique qui prévaut entre les époux et dont nous sommes les témoins impuissants. Après le divorce se rompent aussi progressivement les liens entre le père et les enfants, soudés autour de leur mère. Nous apprenons par la suite qu’il a repris des activités politiques et journalistiques et qu’il a été notamment secrétaire général du MP13, éphémère 77 BilgerBAt 78 11/05/04 9:43 Page 78 QUATRE MILLIONS D’EUROS Mouvement populaire du 13 mai, créé par Charles Martel, un homme politique algérois, pour perpétuer le combat pour l’Algérie française. Il est décédé en 1975. De ma mère, chef d’entreprise, j’ai retenu plusieurs leçons dont je resterai imprégné pour la vie : l’engagement total pour la tâche que l’on s’est fixée, le fait qu’on obtienne plus de ses collaborateurs et de ses interlocuteurs par l’enthousiasme, la transparence et la simplicité que par la terreur, l’opacité et l’arrogance et puis, le travail et encore le travail, quels que soient les obstacles, les contre-temps, les déceptions, faire face, continuer, rester debout. Au bout du parcours, ma mère ne sait pas s’arrêter et trouver d’autres centres d’intérêt. Elle conserve la direction de l’entreprise jusqu’à soixante-seize ans, âge auquel elle la vend, en 1985, à l’un de ses fournisseurs, hollandais, qui lui-même a été racheté par Thyssen Bornemisza. Ces acquéreurs ne font pas une bonne affaire, car avec la création de l’espace unique européen, le rôle et l’importance de la fonction d’un importateur ont beaucoup diminué. Cependant, infatigable, ma mère recrée une nouvelle entreprise dans un domaine d’avenir – celui des légumes frais et notamment des salades sous vide – qui ne perd pas d’argent et en gagne même quelque peu, avant qu’une attaque cérébrale, six ans plus tard, ne l’empêche de continuer. Elle disparaît en 1996. Mais, grâce à ses efforts inlassables, elle a atteint son but : assurer la sécurité financière à ses enfants et petits-enfants pour leur permettre d’accomplir leurs destins sans affronter les incertitudes et les difficultés qu’elle-même a connues. Paradoxalement, elle n’a jamais regretté qu’aucun de ses enfants ne suive sa voie ou prenne sa suite, car pour elle, réminiscence de ses années de jeunesse, faites d’engagement syndical et politique, servir l’Université comme mon frère François, la Justice comme mon frère Philippe et l’État comme moi est une activité plus noble. Son véritable regret est qu’aucun d’entre nous ne s’engage à fond, pour y réussir, dans la politique même si chacun d’entre nous à des moments divers s’y frotte. Elle aurait aimé avoir un fils, ministre ou président de la République. Nous ne lui donnerons pas cette satisfaction ! BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 79 ORIGINES ÉDUCATION Ma mère veut que ses enfants aient la meilleure éducation possible. Dans la situation où elle se trouve, géographiquement et financièrement, l’internat est la seule option possible même si elle est extrêmement coûteuse. Pour ce qui me concerne, je l’ai dit, je passe dix années scolaires au collège Saint-Louis de Montargis. Même si ce mode d’éducation est plus commun à l’époque, notamment pour la jeunesse bourgeoise, qu’il ne l’est aujourd’hui, il est plus ou moins bien supporté ou fructueux. Ainsi mon jeune frère Philippe ne s’y est jamais fait et s’est toujours senti mal à l’aise et rebelle au collège. Tel n’a pas été mon cas. Certes la première fois quand, à sept ans, je vois ma mère me dire au revoir à travers la vitre du réfectoire des petits, à peine éclairée par une lampe à pétrole, l’électricité étant encore incertaine dans cette France de l’immédiate après-guerre, l’enfant que je suis alors, ressent une émotion qui aujourd’hui encore reste au fond de moi. D’autant qu’émergeant à peine de mon Alsace natale, après un bref détour par La Jacqueminière, je pratique beaucoup plus l’alsacien que le français. Je l’écris sans fausse modestie, il ne me faut qu’un trimestre pour maîtriser convenablement notre langue, pour prendre la tête de ma classe de neuvième et pour perdre la connaissance indirecte de l’allemand qui n’est pas enseigné au collège. Ce n’est pas en effet la priorité de notre père supérieur, le Chanoine Danthon, particulièrement impressionnant dans un corset de cuir qui lui est imposé par une blessure de guerre qu’il a subie dans les eaux de Salonique pendant la première guerre mondiale. Cet homme a des allures d’Erich von Stroheim dans Les Disparus de Saint-Agil, film qui reflète bien l’ambiance qui règne dans notre collège, mais sous ces dehors austères, c’est un religieux pour lequel la charité, la rectitude et la foi sont « naturelles ». Patriote authentique, il veille personnellement à ce que jamais mon frère et moi ne souffrions du passé supposé de nos parents d’une manière ou d’une autre. 79 BilgerBAt 80 11/05/04 9:43 Page 80 QUATRE MILLIONS D’EUROS Grâce à lui et grâce à d’autres éducateurs, prêtres exemplaires ou laïcs, à l’époque, moins nombreux que les premiers, nous bénéficions d’une éducation qui, rétrospectivement, ne peut être qualifiée que de luxe. Peut-être ai-je été aveugle, mais je n’ai jamais été confronté à aucune de ces turpitudes qu’aujourd’hui les romans et les films, reconstituant artificiellement le passé, associent à ce type d’institutions. Le plus grand scandale a été l’exclusion du collège de trois « grands », trouvés en possession d’une revue, reproduisant des photographies de femmes dénudées qu’à l’époque la morale réprouve ! En revanche, au cours de ces années, j’acquiers le sens de notre langue, la pratique des classiques, le goût de l’histoire, le respect des mathématiques et l’amour de notre patrie. Les connaissances de nos professeurs sont limitées, mais ils savent nous inculquer ce qui est essentiel. Je suis un bon élève, discipliné et travailleur, mais, à mes yeux, pas exceptionnel, même si mes maîtres me rangent au nombre des meilleurs. Je ne suis pas mauvais juge de moi-même si je me réfère à mes performances aux examens officiels : succès sans problème au BEPC, mais déjà, à l’époque, c’est facile ; premier baccalauréat A’, combinaison de lettres classiques et de mathématiques, sans mention ; « mathématiques élémentaires » à Louis-le-Grand ensuite, à la session de septembre. Plus laboureur que cavalier, j’avance régulièrement et solidement, mais jamais avec facilité. Un autre acquis de ces dix années est la confirmation de ma foi catholique. Je l’ai héritée de mes parents et de tous ceux qui les ont précédés. J’ai le bonheur de n’avoir jamais douté, même et surtout dans les circonstances les plus difficiles de la vie, et de trouver dans la prière la force et l’espoir. A cette conviction innée et inaltérable, les années de collège ont ajouté la « culture » religieuse, faite de références bibliques et historiques ainsi que le respect de l’Église que j’ai toujours perçue, grâce à l’exemple et à la pédagogie des prêtres qui ont accompagné ma jeunesse, comme transcendant les hommes qui la servent avec leurs faiblesses et leurs incertitudes. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 81 ORIGINES Néanmoins, je suis toujours resté un « catholique de base », s’efforçant de vivre sa foi au quotidien sans engagement formel d’Église et sans m’afficher comme catholique autrement que par la participation à l’eucharistie et aux manifestations collectives qui naissent des circonstances, telles que les visites du Pape, les journées mondiales de la jeunesse ou la défense de l’école libre. Sur mes cinq enfants, deux ont fait leurs études dans un collège catholique et trois dans un lycée. Je suis donc un « catholique pratiquant » comme beaucoup, mais pas plus que d’autres, et si je ne prends pas, bien au contraire, le fait de me qualifier comme tel comme une insulte, j’ai néanmoins trouvé surprenant et même bizarre que très fréquemment des journalistes éprouvent le besoin d’accoler à mon nom cette caractéristique, surtout quand ce qu’ils y ajoutent est désagréable. Qualifie-t-on fréquemment d’autres personnages publics systématiquement de « juif pratiquant », de « musulman pratiquant », de « protestant pratiquant », d’« athée militant » ou de « franc-maçon notoire » ? POLITIQUE Pendant cette période, d’autres événements me marqueront particulièrement. Dien Bien Phu en 1954 : le Père Supérieur réunit un matin tout le collège pour nous annoncer la chute des dernières positions françaises, cette défaite sonnant le glas de notre présence en Indochine, et pour nous demander de prier pour notre pays et pour ceux de nos anciens – il y en a quelques-uns – tombés là-bas. À quatorze ans, cet événement est l’occasion de ma première prise de conscience politique. L’année suivante, par suite d’un hasard dont j’ai oublié les circonstances, je me trouve un après-midi au fond de la salle des fêtes de Montargis avec quelques camarades, écoutant brièvement un personnage qui commence à faire parler de lui, Pierre Poujade, et dont le talent oratoire, exaltant la France et l’Algérie française, et pourfendant les « sortants », me subjugue. Quelques semaines plus 81 BilgerBAt 82 11/05/04 9:43 Page 82 QUATRE MILLIONS D’EUROS tard, il crée la surprise aux élections législatives le 2 janvier 1956 en récoltant cinquante sièges de députés parmi lesquels Jean-Marie Le Pen, élu à vingt-cinq ans au Quartier latin. C’est l’époque où, par loyauté à l’égard de mon père et pour combattre les gaullistes qui, à nos yeux, sont responsables de toutes les bavures de l’épuration, avec mon frère aîné, nous lisons Rivarol, l’hebdomadaire où tous les rescapés du passé entretiennent la flamme du ressentiment, nous nous passionnons pour Brasillach, à nos yeux, véritable martyr qui nous émeut par ses Poèmes de Fresnes, écrits avant son exécution et dont le beau-frère, Maurice Bardèche, entretient envers et contre tous le souvenir. Nous avons hérité de notre mère lucidité et patriotisme. Aussi jamais ce culte nostalgique ne tourne-t-il à l’apologie ou au regret du national-socialisme ou du fascisme. Nous ne sommes pas de ce bordlà ! Et il nous faut des causes nouvelles. L’histoire nous les fournit. En effet, 1956 c’est aussi l’année de la révolte hongroise. Le siège du Parti communiste, rue de Chateaudun, est proche de l’endroit où nous habitons, rue Condorcet, et François participe à l’assaut qui permettra à la jeunesse solidaire des Hongrois en révolte d’en incendier symboliquement le rez-de-chaussée. Mais l’histoire, c’est aussi et surtout à ce moment-là la guerre d’Algérie. Pour nous, il n’y a pas de doute : elle est et doit demeurer française, selon le slogan fameux, « de Dunkerque à Tamanrasset ». Nous ne voulons plus d’une nouvelle humiliation de type indochinois. C’est ce qui me conduit à militer quelques mois dans le mouvement poujadiste. Je fais de l’affichage avec mon beau-frère, un ancien d’Indochine, ce qui me vaut d’être emmené au poste de police et répertorié comme un militant engagé. Durant l’été 1957, je vais jusqu’à participer pendant plus d’un mois au tour de France de Pierre Poujade qui nous conduit de ville en ville à organiser des meetings et faire du porte-à-porte, notamment auprès des commerçants et artisans, dans des bourgs de la province profonde, écrasés par la torpeur estivale. Je n’ai jamais regretté cette expérience qui me met au contact de gens simples, honnêtes et attachants. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 83 ORIGINES Cependant mai 1958 approche, qui va m’obliger à choisir entre mon engagement pour l’Algérie française et mon rejet du gaullisme. Le fameux « Je vous ai compris » du général de Gaulle ne trompe pas seulement les soldats perdus et les harkis, mais aussi, avec beaucoup d’autres, le jeune enthousiaste que je suis. Mais, par ce détour qui me conduit à soutenir l’accession au pouvoir du général de Gaulle, j’engage une conversion intellectuelle et morale qui me fait progressivement reconnaître ce qu’il apporte au pays et surmonter le jugement négatif hérité du passé. Pour autant, je ne deviens jamais un « gaulliste » au sens classique du terme, mais je rejoins, à travers ce processus paradoxal, ma vraie famille, la démocratie chrétienne qui combine les aspirations européennes et sociales qui sont encore les miennes aujourd’hui avec le sens de l’État et de la grandeur du pays qu’incarne désormais pour moi le général de Gaulle. Ce parcours n’a rien d’original, mais il explique, probablement, pourquoi, au terme de ces années d’apprentissage, je vais être mûr pour le destin qui doit être le mien. NOSTALGIES Ces années de collège prolongées par l’année de « mathématiques élémentaires » au lycée Louis-le-Grand justifient de temps à autre des bouffées nostalgiques, correspondant à des moments de rire, de joie ou tout simplement de bonheur et pratiquement jamais, et en cela j’ai eu beaucoup de chance, de regrets ou de tristesse. Je me souviens par exemple de ce jour où, en première, le Chanoine Goerung demande à l’un de nos camarades (nous étions six en classe de grec) – il s’appelle Poulain si je me souviens bien et est doté d’une force physique certaine –, de «prendre la porte» et celui-ci de se diriger vers la porte, de la prendre à bras-le-corps en la sortant de ses gonds et de l’apporter au professeur d’abord médusé, puis éclatant de rire. Instant de joie indicible des potaches que nous sommes! 83 BilgerBAt 84 11/05/04 9:43 Page 84 QUATRE MILLIONS D’EUROS Autres moments forts: les séances de théâtre. Dès mon plus jeune âge, peut-être parce que j’ai une bonne mémoire, je suis voué aux rôlestitres! Ainsi, je dois avoir douze ans, je joue «le petit ramoneur», affublé d’une gigantesque échelle sur la scène de la salle paroissiale de Montargis où nous nous produisons devant nos camarades rigolards, mais surtout les filles du pensionnat Saint-Joseph. C’est l’occasion de mon premier émoi amoureux devant la beauté d’une jeune élève au visage virginal et à la chevelure blonde tombant sur ses épaules. Je ne l’ai jamais revue et je n’ai même jamais su son nom. Mais j’ai longtemps rêvé d’elle et un peu plus tard je l’ai transcendée en Marianne de ma jeunesse, un film dont le romantisme me met longtemps en extase. Rétrospectivement, je crois qu’elle devait ressembler à ce qu’est aujourd’hui ma petite fille Margaux qui a en ce début de siècle à peu près l’âge qu’elle devait avoir ! Je joue aussi un chef suisse, Arnold de Mechtal, dans des scènes, inspirées du Guillaume Tell de Schiller et retraçant le moment décisif de la création de cette nation. Pourquoi la Suisse, parce que nous avons un couple de maîtres auxquels nous devons beaucoup, monsieur et madame Devaud, qui sont de nationalité suisse et qui réussissent à nous mobiliser pour honorer leur pays. Que de temps ont-ils passé pour concevoir et réaliser les costumes grandioses et colorés que nous arborons sur la terrasse du château dans la douceur d’une soirée de juin en présence de nos parents ! Il doit rester quelque part dans mes archives une photo en couleur de cet événement – la couleur, à elle seule, un autre événement en ce temps-là ! Parlant des soirées de printemps, comment ne pas se souvenir des cérémonies du rosaire devant la statue de la Vierge qui domine la ville à partir de la terrasse du collège. Je ne sais pas si nous étions authentiquement pieux, mais je suis certain que nous étions sensibles au charme vespéral, doux et tranquille de ces moments de recueillement comme nous le sommes à la torpeur qui nous gagne le dimanche soir dans la chapelle au retour de notre promenade dans la forêt de Montargis au moment du traditionnel « Tantum ergo », bercé d’un encens odorant. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 85 ORIGINES Il y a aussi le sport assez primitif avec notre professeur de gymnastique, Monsieur Machicoine, les matchs de football dans la deuxième cour et les épreuves d’athlétisme où nous nous affrontons, dans les championnats régionaux, avec les élèves des lycées et collèges publics et où j’ai l’occasion de remporter la course de vitesse des soixante mètres des minimes à la grande joie de mes professeurs. À cette époque, les piscines sont rares et ni Philippe, ni moi n’avons bénéficié de cours de natation. Ce qui nous vaut, pour combler cette lacune, sur l’initiative de notre frère François, au cours d’un été à Paris, de prendre, déjà adolescents très avancés, des leçons à la piscine Molitor sous les yeux goguenards de jeunes gens ou jeunes filles, déjà entraînés et qui trouvent dans nos ébats au bout d’une perche ou soutenus par une sorte de portique un sujet de divertissement plaisant. Durant le service militaire, plus tard, alors que je n’ai pas réellement progressé, un examen que je dois passer prévoyant une épreuve de natation, l’adjudant responsable use d’une méthode plus expéditive en me jetant purement et simplement à l’eau et en me faisant progresser en maintenant une perche à cinquante centimètres devant moi comme une bouée inaccessible. Le colonel qui surveille l’épreuve considère cependant très vite, que le sous-officier qui me stimule de cette manière altère les conditions de l’épreuve et la perche est retirée. J’ai survécu et j’ai surnagé suffisamment cependant pour ne pas être éliminé ! J’évoque l’apprentissage de la politique. La classe de « mathématiques élémentaires » me donne l’occasion de participer pour la première et jusqu’à présent la dernière fois à une compétition électorale. Aujourd’hui encore je ne sais pas pourquoi je m’y suis engagé, sinon que c’est, dans ce cas, littéralement et authentiquement sous la pression de mes amis dont avec le temps, deux seuls noms me reviennent, Yann Briancourt et Bertrand Giraud. Par contre le nom dont je me souviens, c’est celui de mon concurrent pour cette élection des délégués de classe. Il s’agissait de Christian Sautter qui devient par la suite un inspecteur général des finances au tour 85 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 86 QUATRE MILLIONS D’EUROS 86 extérieur, un éphémère ministre des Finances et aujourd’hui l’adjoint aux finances du maire de Paris. C’est lui qui est élu, non sans que mes partisans se promènent pendant une longue période avec mon nom inscrit à la craie sur leurs blouses grises – notre « uniforme » habituel – dans leur dos. La classe de « mathématiques élémentaires », c’est aussi le cinéma, le cinéma à haute dose. Actua Champo, le cinéma de la rue des Écoles, avec son système de projection indirect grâce à un miroir et ses piliers qui rendent souvent la vision particulièrement inconfortable, est ma base avancée. En dépit de ces inconvénients, je me laisse facilement submerger par la magie des images en noir et blanc et des acteurs. En fait toute salle nous est bonne, les Cineac qui commencent tôt le matin, le Déjazet, le Lynx, le Gaumont-Palace, le Wepler. Nous pouvons voir trois ou quatre films dans la même journée, westerns, policiers, drames romantiques, comédies, tout y passe. Fascination du cinéma américain et du cinéma français de la grande époque avec Louis Jouvet, Pierre Fresnay, Madeleine Robinson, Danielle Darrieux et beaucoup d’autres… Je l’ai dit, cette période d’adolescence se termine pour moi par un échec. Je dois repasser en septembre l’épreuve de mathématiques pour obtenir ce qui s’appelle à l’époque le deuxième baccalauréat et cet incident m’écarte définitivement des études scientifiques pour m’orienter vers Sciences po et ultérieurement l’École nationale d’administration. VACANCES L’évocation de cette période de ma vie ne peut être complète si je ne parle pas des vacances. C’est évidemment pour nous un moment d’autant plus important que c’est le seul où nous voyons nos parents. Pensionnaires, nous ne rentrons à la maison que lors des vacances, grandes ou petites, mais il n’y a jamais de week-ends pour interrompre les longues semaines de présence au collège. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 87 ORIGINES Quand nous sommes à La Jacqueminière, nos vacances consistent à y revenir et cela nous suffit. Ensuite il y a Barmont, une propriété beaucoup plus modeste, louée près de Mehun-sur-Yèvre dans le Cher où nous passons un ou deux étés, je ne sais plus, juste avant que notre mère ne crée son entreprise de machines agricoles. Ensuite cela devient plus compliqué, nous ne pouvons passer toutes les grandes vacances à Paris et notre mère s’efforce de trouver les solutions les moins coûteuses possibles, car, pendant ces années, l’argent manque. Je me souviens d’un Noël où il y a tout juste de quoi acheter deux poulets et un peu de vin rouge pour faire du vin chaud. Nous étions tous les cinq, les quatre enfants et ma mère autour de la table dans un petit rez-de-chaussée du neuvième arrondissement. Il n’y a rien d’autre et nous sommes heureux. Aussi nos vacances se passent-elles à Seppois-le-Haut chez ma grand-mère paternelle sous la responsabilité de François, mon frère aîné, dont nous acceptons avec difficulté l’autorité. L’un de ces séjours a eu lieu l’été 1953, période pendant laquelle la France est totalement paralysée par une grève générale. Je vais au cinéma à Altkirch à vélo, le relief rendant cette expédition particulièrement pénible. La ferme grand-paternelle – notre grand-père est mort en tombant d’une échelle alors qu’il cueillait des cerises – est particulièrement rustique. Aussi faisons-nous souvent notre toilette dans la rivière qui coule à l’arrière de la maison. Nous allons aussi dans une ferme d’un ami de mes parents à Grüssenheim dans le Haut-Rhin et nous y cueillons du tabac, tâche pénible entre toutes. Une autre fois, toujours sous la responsabilité de François, nous allons à BerckPlage où les joies de la mer se transforment pour moi en plaisirs de la lecture grâce à l’usage intensif de la bibliothèque locale. Ce n’est que beaucoup plus tard, alors que notre adolescence est terminée, en 1964, que ma mère a les moyens nécessaires pour acquérir dans l’Aisne une propriété, à Rozières-sur-Crise, qualifiée de château par les gens du village, mais qui est en réalité, un charmant petit manoir. J’y retrouve ma mère, ma sœur, mes frères et leurs 87 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 88 QUATRE MILLIONS D’EUROS 88 épouses pour des discussions passionnées sur la politique, la philosophie et la littérature… Nos enfants avec leurs cousins y grandissent, y font leurs racines et y construisent leurs souvenirs et leurs regrets. C’est leur Jacqueminière, mais ce n’est pas la nôtre. Sans doute est-ce la raison pour laquelle nous avons eu la cruauté de la vendre, aucun des enfants n’ayant eu le courage de prendre la suite de ma mère pour cette propriété où nous avons tout de même été heureux pendant près de trente ans. Plus tard, l’histoire a recommencé avec La Grange, dans l’arrièrepays cannois, que nous avons conservée une dizaine d’années, et continue aujourd’hui avec l’acquisition que j’ai faite, juste après, d’une propriété en Normandie. Je sais déjà que cet autre petit manoir tout agréable qu’il soit ne nous permettra pas non plus, tel qu’il est situé et structuré, de nous enraciner même s’il nous a procuré, au fur et à mesure que nos petits-enfants ont grandi, dans les journées et les heures qui se sont succédé, des moments de bonheur. Sans doute faut-il voir dans la répétition de ces épisodes avortés l’effet d’une destinée familiale, victime des chaos de l’histoire et des ruptures de cheminement. Nulle part, je ne me sens réellement chez moi parce que mes vraies racines, celles du Florimont à Katzenthal près d’Ingersheim, couvert de vignes dans le soleil, je n’y ai plus accès, sauf quand de temps en temps je vais me recueillir sur la tombe de ma mère dont il constitue l’arrière-plan. Pourtant à dix-sept ans, sorti de l’adolescence et des études secondaires, à l’automne 1957, je suis prêt à affronter la vie pour mon propre compte et à rentrer dans l’action. REPÈRES Avec le recul du temps, il y a discordance, pendant ces années d’enfance et d’adolescence, entre le caractère dramatique des événements historiques et politiques, la gravité des circonstances familiales et le souvenir toujours présent des jours heureux qui efface celui des moments difficiles. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 89 ORIGINES Sans doute faut-il y voir un trait caractéristique de la condition humaine et surtout de la jeunesse qui privilégient généralement les raisons d’espérer plus que les motifs de désespoir. Je crois aussi que la manière dont ma mère a su protéger ses enfants des tourmentes de l’histoire et des conflits familiaux y est pour beaucoup. Mais je pense également que les générations dont j’ai fait partie se sont habituées aux tragédies. Pendant les vingt-deux premières années de mon existence, la France a toujours été en guerre d’une manière ou d’une autre et a vu tomber tous les jours nombre de ses soldats. La page n’a été réellement tournée qu’à partir de 1963 avec la fin de la guerre d’Algérie et la réconciliation franco-allemande, initiée par Robert Schuman, mais que, seul, le général de Gaulle a pu rendre définitive, permettant ainsi la poursuite et l’amplification de la construction européenne. Il me semble aussi que pendant cette période, notre pays a été fondamentalement optimiste. Le dynamisme démographique, la croissance économique, l’absence de chômage ont donné le sentiment que sinon tout, en tout cas, beaucoup était possible. L’État est l’institution à travers laquelle tout se fait ou peut se défaire. Certes il suscite déjà des réactions de rejet, comme l’a montré le mouvement poujadiste, mais le progrès, la modernisation, l’adaptation au monde passent par lui. Les jeunes gens qui souhaitent agir, créer et marquer leur temps, et pas seulement les Rastignac, n’imaginent pas d’autre voie royale que celle de servir l’État, soit comme soldat s’ils en ont la vocation, soit comme haut fonctionnaire s’ils en ont les capacités, soit comme homme politique s’ils en ont l’ambition. Devenir riche rapidement par le commerce de l’argent, la réussite médiatique ou les stock options n’est pas encore l’idéal d’accomplissement personnel offert à la jeunesse. L’État reste la référence. 89 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 91 À L’OMBRE DU POUVOIR VOCATION JE CROIS ME SOUVENIR que le journal a traîné sur une table de classe de « mathématiques élémentaires » du lycée Louis-le-Grand où m’a conduit, au cours de l’année scolaire 1956-1957, mon ambition de préparer le concours de l’École polytechnique. Il s’agit de ce qui s’appelle à l’époque France Observateur, le prédécesseur du Nouvel Observateur d’aujourd’hui, et je lis une référence assez elliptique à l’Inspection des finances et au pouvoir dans l’État des inspecteurs des finances. Il n’y a guère plus, et rien en particulier qui donne un tour concret à ce que peuvent être le rôle de ces personnages et le contenu de leur activité. Pourtant, par une alchimie assez mystérieuse et totalement fortuite, mon attention est retenue et, me renseignant sur la manière dont on peut devenir inspecteur des finances, je découvre que le chemin le plus simple est de faire Sciences po, d’entrer par concours à l’École nationale d’administration et d’en sortir dans les tout premiers. Aussi, quand après avoir entendu mon professeur de mathématiques me dire que mes chances de réussir Polytechnique ne sont pas nulles, mais certainement marginales et que mon ignorance en cosmographie m’oblige à repasser le baccalauréat de « mathématiques élémentaires » en septembre, je décide que ma voie est ailleurs BilgerBAt 92 11/05/04 9:43 Page 92 QUATRE MILLIONS D’EUROS et j’entreprends le long parcours dont j’espère sans complexe qu’il me conduira à l’Inspection des finances. Échaudé par cet échec, je renonce à passer l’examen d’entrée à Sciences po Paris que je n’ai pas préparé et je postule à l’entrée directe à l’Institut d’études politiques de Strasbourg dont la renommée moindre, comme l’est à l’époque celle de tous les Instituts similaires de province, justifie moins d’exigence dans le recrutement. Mais, néanmoins, l’enseignement, animé par son directeur, l’éminent historien, Félix Ponteil, y est de grande qualité. Et surtout, je trouve dans ce séjour à Strasbourg l’opportunité de renouer avec mes racines alsaciennes. J’y découvre avec intérêt l’ambiance des Compagnons du devoir qui, ayant quelques chambres disponibles, accueillent des étudiants peu nombreux au milieu des apprentis qui font leur Tour de France. Je suis également assidu aux conférences du Frère Médart qui contribue à consolider les références démocrates-chrétiennes et européennes que j’ai en moi sans les avoir encore extériorisées. Cet environnement est stimulant et, alors que le pays connaît des heures cruciales – le coup d’État du 13 mai 1958 qui est censé sauver l’Algérie française et l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle –, je termine premier de cette première année de Sciences po. En outre je réussis brillamment la propédeutique, à l’époque la première année de la licence de lettres, que j’ai menée de front grâce notamment à une copie sur « l’Ancien Régime et la Révolution » qui m’a convenu d’autant plus que la lecture d’Alexis de Tocqueville m’a enthousiasmé tout au long de cette année. Grande est la déception de Félix Ponteil quand je vais lui demander de consentir à mon entrée directe en deuxième année de Sciences po à Paris, comme, compte tenu de mes résultats, la possibilité en existe pour peu qu’il décide de la favoriser. Il fait le nécessaire, non sans me dire qu’il n’a pas compris pourquoi je suis venu à Strasbourg pour cette première année alors que j’aurais pu intégrer Paris sans difficulté et qu’il regrette mon départ, tant il est convaincu que j’aurais pu être le premier étudiant de cet institut de Strasbourg à réussir l’ENA. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 93 À L’OMBRE DU POUVOIR Les deux années suivantes sont studieuses. Il faut dégrossir le provincial que je suis resté en dépit de mon année de Louis le Grand, il faut aussi gagner mon argent de poche, car ma mère n’a pas les moyens de financer les dépenses que requiert la vie d’un jeune homme à Paris, cinémas à haute dose, pièces de théâtre d’Anouilh, de Marcel Aymé, de Sartre…, livres en quantité innombrable, longues stations dans des bistrots et restaurants variés, notamment La Bûcherie, que la manière de courtiser une jeune fille – Éliane, en l’espèce – exige à une époque où les choses se passent avec plus de contraintes et aussi plus de romantisme qu’aujourd’hui. De l’avant-guerre et de l’immédiat après-guerre, ma mère connaît Pierre Pflimlin, le dernier président du Conseil de la IVe République, qui dirige encore le Mouvement républicain populaire (MRP), le grand parti démocrate-chrétien français, l’ancêtre de l’actuelle UDF. Cela me vaut l’opportunité d’un emploi de journaliste à mi-temps à Forces Nouvelles qui est l’hebdomadaire du MRP et surtout dans une lettre hebdomadaire économique et sociale, vendue à prix d’or pour contribuer au financement du parti. C’est du journalisme en chambre qui consiste surtout à exploiter, le plus intelligemment possible, les dépêches d’agence et toute documentation disponible, y compris chez les confrères, pour rédiger des synthèses trés précises dans un délai extrêmement court. Cette expérience renforce mes capacités rédactionnelles et m’oblige progressivement à porter sur le monde et les problèmes politiques et économiques des jugements plus nuancés et plus équilibrés que ceux que m’ont inspiré mes engagements partisans précédents et ma volonté de rester fidèle au passé familial. Sans doute faut-il que je passe par ce « sas » pour acquérir l’état d’esprit du futur haut fonctionnaire que j’ambitionne toujours de devenir. Cette vocation est encore renforcée par une rencontre particulièrement stimulante avec François Bloch-Lainé, à l’époque l’archétype emblématique – avec Paul Delouvrier – du grand haut fonctionnaire, dont cet intermède journalistique me fournit l’occasion. 93 BilgerBAt 94 11/05/04 9:43 Page 94 QUATRE MILLIONS D’EUROS Pour l’anecdote, je mentionne aussi que je suis durant cette période le correspondant à Paris d’un journal suisse, la Solothurner Zeitung, dont la rubrique politique est assurée par le beau-père de mon frère aîné, l’ancien député autonomiste, Marcel Stürmel, qui, sorti lui aussi de prison, a trouvé cette activité en Suisse. Je lui envoie un article par semaine qu’il traduit en allemand. Mon titre de gloire, dans cette activité, est que la Solothurner Zeitung est probablement le seul organe de la presse mondiale à faire état un mois à l’avance d’une perspective de coup d’État en France, initiée par le général Raoul Salan et qui a lieu le 21 avril 1961, pseudo-information que j’ai imaginée à la suite de la lecture attentive des hebdomadaires et que Marcel Stürmel publie après moult hésitations ! Entre-temps j’ai terminé Sciences po dont je suis sorti, dans la section service public, dans le peloton de tête. Et selon une démarche qui me devient habituelle, peu sûr de moi, j’ai décidé de faire l’année de préparation à l’ENA avant de présenter le concours pour la première fois et en même temps de m’inscrire au cycle supérieur d’études politiques où je côtoie des « gourous » universitaires aussi prestigieux que Maurice Duverger, Jean Touchard et Raoul Girardet et des anciens de justesse, à l’époque, encore débutants, comme Alain Lancelot ou Michèle Cotta. Poursuivant dans ma veine éclectique, j’ai soutenu à Sciences po un volumineux mémoire de fin d’études de près de 300 pages dactylographiées sur « Les nouvelles gauches, janvier 1956-mai 1958, étude de stratégie politique » sous la direction de Maurice Duverger. Au cycle supérieur d’études politiques, j’engage un travail de fond sur la Défense nationale et les forces politiques dans l’avantguerre sous la direction de Raoul Girardet. Cette étude qui me plonge notamment dans la lecture de tous les débats parlementaires entre 1930 et 1939 sur la Défense nationale, n’aboutit jamais, car, au terme de l’année de préparation, menée simultanément, je suis reçu vingtième, si je me souviens bien, au concours d’entrée à l’ENA. Jean Touchard veut un moment m’encourager à rester au cycle supérieur d’études politiques pour poursuivre une carrière dans la science BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 95 À L’OMBRE DU POUVOIR politique et je suis même tenté brièvement d’accepter une offre de devenir professeur de science politique en Australie, mais, la cause est entendue dans mon esprit, j’entre au service de l’État. Henry Bourdeau de Fontenay, le « commissaire de la République » (il tient à ce titre correspondant à la fonction qu’il a occupée au lendemain de la Libération), directeur de l’École nationale d’administration depuis l’origine, me reçoit, comme tous les autres élèves avant le départ au service militaire qui s’effectue avant la scolarité. Cette entrevue est conçue pour impressionner, et elle m’impressionne. C’est ma première rencontre avec l’État, l’État tel qu’on l’entend au temps du général de Gaulle. À l’évidence, mon interlocuteur sait tout de moi, mes origines et mes pérégrinations politiques d’adolescence, mais n’en laisse transpirer que ce qui est nécessaire pour inspirer au jeune homme de vingt et un ans que je suis, la volonté de servir l’État avec détermination, courage et loyauté en lui manifestant sans hésitation une confiance sans réserve qui fonde mon engagement sans faille pour le bien du pays pendant les vingt années qui suivront. MILITAIRE En janvier 1962, je rejoins le centre de sélection de Commercy pour être incorporé dans l’infanterie. Il y a incertitude sur le point de savoir si nous irons en Algérie alors qu’après l’échec du putsch, le processus conduisant au retrait français est engagé. J’ambitionne de devenir officier de réserve : sera-ce Cherchell ou Saint-Maixent ? En fait les choses se passent différemment. Je suis affecté au e 24 groupe de chasseurs portés à la fourragère jaune, stationné à Tübingen en Allemagne d’où je rejoins un peloton d’élèves officiers de réserve à Berlin à l’issue duquel, à ma grande déception, je ne suis pas sélectionné et je vois mes camarades partir pour Cherchell. Les critères qui m’éliminent ne sont pas limpides. Le sous-lieutenant qui commande le peloton ne m’aime pas et n’aime pas l’ENA, mais 95 BilgerBAt 96 11/05/04 9:43 Page 96 QUATRE MILLIONS D’EUROS je me suis toujours demandé si, à une mauvaise «note de gueule» qui, à l’époque, est beaucoup plus déterminante que les résultats des épreuves physiques ou militaires, ne s’est pas ajoutée une influence de la sécurité militaire, rémanence de mes origines et de mon passé politique chaotique alors que la tentative de putsch est encore toute récente dans les mémoires et exige des précautions préventives. Ce soupçon trouve une certaine consistance par la suite. Car, à mon retour à Tübingen, mon commandant de corps et surtout son adjoint « Opérations » qui se résigne à mon élimination encore moins que moi, me renvoie à Berlin pour que je fasse un deuxième peloton dont je sors premier et qui aurait dû me conduire à SaintMaixent si le ministère des Armées n’avait considéré, me dit-on, un tel rattrapage comme inacceptable. Je reviens donc à nouveau à Tübingen où le commandement qui, décidément, n’accepte pas le cours des choses, me fait faire à marches forcées, successivement, les pelotons de caporaux et de sergents, avant de m’envoyer, fait exceptionnel pour un appelé, faire le peloton de chefs de sections, réservé habituellement aux sousofficiers d’active, à Besançon. J’en sors potentiellement adjudant, ce qui me permet d’achever ma carrière militaire comme adjudant-chef dans la réserve, grade dont je suis extrêmement fier, car chacun sait que les adjudants et adjudants-chefs constituent l’ossature des armées, ceux qui permettent de gagner les combats. De retour de nouveau à Tübingen, le commandement juge que je mérite pour les six derniers de mes dix-huit mois de service un peu de repos et me confie la sinécure de sergent photographe, tâche pour laquelle je n’ai aucune prédisposition, mais à laquelle je prends goût après y avoir été initiée par mon prédécesseur, Claude Sagroun, lui un vrai professionnel, qui est resté mon ami à travers toutes les vicissitudes de l’existence. Elle me permet aussi d’apprécier la compagnie de trois camarades de l’ENA qui se trouvent également à Tübingen, Jean-Pierre Falque, François Delafosse et Yves Gamelin, avec lesquels je fréquente les Gasthaus de la région, notamment grâce à la 2 CV, déjà assez fatiguée, que mon frère aîné a mise à ma disposition. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 97 À L’OMBRE DU POUVOIR EURATOM Fin juin 1963, pour nous qui faisons partie de la première « classe » à avoir bénéficié du raccourcissement à dix-huit mois, consécutif à la fin de la guerre d’Algérie, ce service militaire se termine. Cependant, nous posons un problème à l’ENA, car la scolarité de la prochaine promotion ne doit débuter qu’en janvier 1964. La direction décide donc de nous occuper à des stages exceptionnels, et quatre d’entre nous sont mis à la disposition du cabinet du président d’Euratom qui est à l’époque, avant leur fusion, l’une des trois institutions communautaires aux côtés de la CECA et de la CEE. Le président est Pierre Chatenet qui a été le ministre de l’Intérieur du général de Gaulle à partir de 1958. Nous le voyons peu, mais voyons davantage Serge Antoine qui dirige son cabinet et Jacques IsaacGeorges, son conseiller spécial. De cette période, je n’ai conservé que peu de souvenirs professionnels. Serge Antoine ne sait pas trop quoi faire de nous et le stage se limite à une initiation certes superficielle, mais néanmoins utile au nucléaire. J’ai particulièrement en mémoire un séjour au centre de recherche d’Euratom à Stresa en Italie dans la région des lacs. Surtout parce que nous promenant à quatre dans une petite Fiat 500, nous ouvrons la radio et entendons une référence à un certain président Johnson dont nous nous demandons à quel pays d’Amérique Latine ou d’ailleurs il appartient sans nous rendre compte instantanément qu’il vient de remplacer John Kennedy, assassiné quelques heures plus tôt. Je vis aussi un épisode surprenant et quelque peu romanesque pour le jeune homme que je suis. À la fin du stage, Jacques Isaac-Georges dont la personnalité, mystérieuse pour nous, nous impressionne, m’invite à déjeuner. Nous ne savons pas quel est son rôle réel tout en pressentant qu’il s’agit d’un homme d’influence dont les avis sont déterminants. La conversation tourne autour de mes études, de mon service militaire, de mes ambitions. Puis, alors qu’elle se termine, Jacques 97 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 98 QUATRE MILLIONS D’EUROS 98 Isaac-Georges me raconte un épisode de la guerre qu’il a faite dans l’armée du général de Lattre de Tassigny et sans doute dans les renseignements. Cela se passe, me dit-il, en Alsace, dans un petit village du Sundgau, Seppois-le-Haut. Il a dû procéder à l’arrestation d’un homme et de son épouse qui sont soupçonnés de collaboration avec les Allemands. Il a fait en sorte que les choses se passent proprement, notamment quand il a procédé à leur premier interrogatoire, ce n’est pas à lui de juger et, pour le peu de temps qu’il les a vus et leur a parlé, il en a gardé le souvenir de personnes dignes et estimables, quel qu’ait été leur parcours. Il s’agit de mon père et de ma mère ! Pour moi, que ces circonstances relatives à mes origines inhibent encore et continueront à inhiber longtemps, cette conversation marque néanmoins le début d’une sorte de délivrance. Cet épisode venant après celui de mon entretien avec Henry Bourdeau de Fontenay, je commence à comprendre que, pour des personnes intelligentes et honorables, les fautes supposées du père ne doivent pas retomber sur les fils et que ceux-ci doivent être jugés pour leurs propres mérites. Cela peut paraître évident aujourd’hui, mais cela ne l’est pas à l’époque et certainement pas dans mon subconscient. MALADIE Au terme de cet intermède, janvier 1964 doit marquer le début de notre scolarité effective avec le départ en stage de préfecture. Mais auparavant, il faut passer la visite médicale préalable qui s’impose à tout nouveau fonctionnaire. Je n’ai pas d’inquiétude particulière. Aussi est-ce un choc pour moi d’apprendre du médecin que je suis atteint d’une primo-infection tuberculeuse qui lui interdit de me déclarer apte au service de l’État. Il faut que je guérisse d’abord. Je découvre ensuite que je ne suis pas le seul dans ma situation. Il en est de même pour Jean-Pierre Falque qui, comme moi, était à Tübingen où nos maux ont trouvé probablement leur origine. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 99 À L’OMBRE DU POUVOIR J’entreprends donc de me soigner. À l’époque le traitement de la tuberculose, même si les antibiotiques existent, est encore un sujet de préoccupation et, comme je souhaite une guérison rapide et efficace, on me recommande un séjour en sanatorium. C’est Sancellemoz en Savoie, un établissement tout droit sorti de Thomas Mann, où je subis pendant neuf mois des perfusions quotidiennes de streptomycine, des siestes tous les après-midi et un régime culinaire d’une fadeur dont le goût ou plutôt l’absence de goût m’est resté pour toujours dans la bouche. De ce séjour déprimant ne demeurent que deux souvenirs positifs, la splendeur des Alpes que, dans la dernière période de mon séjour, j’ai le droit d’explorer grâce à la voiture, une Simca 1200, que mon traitement de fonctionnaire et mon absence de dépenses m’ont permis d’acheter, et la décision que j’y prends d’épouser Éliane qui, pendant cette épreuve pénible, a continué, comme pendant le service militaire, à m’écrire assidûment, soutenant ainsi, avec succès, mon moral. Cependant je guéris et en janvier 1965, à un peu plus de vingt-quatre ans, je suis enfin en état de commencer ma scolarité, trois ans après avoir réussi le concours d’entrée. PRÉFECTURE La première étape, incontournable, est le stage de préfecture. Les spéculations vont bon train sur les avantages ou les inconvénients de telle ou telle affectation. En ce qui me concerne, mon ignorance est totale. Néanmoins quand j’apprends que je dois rejoindre le préfet de l’Ariège à Foix, je sais que la chance m’a favorisé, car sa réputation est excellente. Il s’agit de Jacques Juillet, le frère de Pierre Juillet qui est le conseiller de Georges Pompidou, Premier ministre, aux côtés de Marie-France Garaud. Jacques Juillet a été sous-préfet pendant la guerre et a activement participé à la Résistance. Il est d’autant plus discret sur ses références en la matière qu’elles sont réelles. 99 BilgerBAt 100 11/05/04 9:43 Page 100 QUATRE MILLIONS D’EUROS Foix est une petite préfecture et l’état-major en est réduit, si bien qu’à l’époque, le stagiaire de l’ENA fait immédiatement office de chef de cabinet, ce qui est considéré comme le nec plus ultra en matière de stage. Seule ombre au tableau, mon prédécesseur, Christian Aubin a été très apprécié et a obtenu une excellente note. Je me dis que je risque de pâtir de la comparaison et qu’un préfet ne peut imposer en permanence d’excellentes notes pour tous ses stagiaires au directeur des stages. En fait tout se passe très bien et, auprès de Jacques Juillet, je confirme ma vocation de fonctionnaire, ma motivation pour l’intérêt général et aussi mon aspiration à une action énergique et rapide quand les circonstances l’exigent. L’Ariège est un département d’opposition où les socialistes règnent en maîtres. La tâche du représentant du gouvernement n’est pas facile, mais un comportement objectif et professionnel permet de l’assumer. J’assiste le préfet dans le maintien de l’ordre. Il n’y a pas eu de problèmes sérieux à traiter, l’événement le plus marquant qui ait justifié quelques précautions ayant été la visite du général Catroux, grand chancelier de la Légion d’honneur ! Je me souviens du 8 mai 1965. Le préfet, par fonction, préside les cérémonies les plus importantes et je l’accompagne. Nous attendons l’heure du départ dans son bureau. Je suis face à lui, impressionnant dans son uniforme et portant toutes ses décorations, illustrant sa valeur militaire et ses faits de résistance. C’est le moment que je choisis pour lui expliquer que je suis le fils d’un homme condamné à dix ans de travaux forcé pour collaboration et que j’espère qu’avec son passé que j’admire, cela ne lui pose pas problème. Il me dit qu’il me faut être prudent dans mes jugements, que les circonstances ont été difficiles en ce temps-là, que bien des hommes honorables se sont fourvoyés et que, de toute façon, les fils ne sont pas comptables des actes de leur père. Une étape de plus dans mon travail de deuil, comme on dit aujourd’hui ! Un autre épisode. La réconciliation franco-allemande, initiée par le général de Gaulle et le chancelier Adenauer, est encore toute BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 101 À L’OMBRE DU POUVOIR récente. Dans ce contexte, l’office franco-allemand pour la jeunesse, organise des échanges de lycéens entre les deux pays qui donnent lieu à des manifestations d’accueil. Le préfet, absent, me désigne pour le représenter à l’une d’elles organisée par le président du Conseil général, le sénateur Nayrou, où je dois prendre la parole. Je décide de faire preuve d’initiative et demande à mon frère François de m’aider à rédiger la moitié de mon discours en allemand, langue qui m’est familière à cause de mon atavisme alsacien et un peu ravivée par mon service militaire à Tübingen, mais que je ne maîtrise que très imparfaitement, faute d’apprentissage continu et de pratique. C’est ainsi que je le prononce à la grande surprise des élus locaux présents qui se demandent ce que j’ai bien pu dire au vu de l’enthousiasme excessif des jeunes allemands, justifié moins par le contenu de mes propos que par la performance linguistique, inattendue pour eux sur cette terre, la plus éloignée possible de la frontière qui sépare nos deux pays. Le préfet a vent de cette prestation par ses propres réseaux et m’en félicite avec, dans ses yeux, un sourire intrigué ou goguenard, je ne sais. Il y a aussi des événements plus frivoles. Ainsi de la mission qui m’est confiée de présider au nom du préfet la sélection de Miss Ariège qui prend place au Casino d’Ax-Les-Thermes. La tâche est aisée, un consensus s’étant rapidement réalisé avec les notables locaux, membres du jury. Ce qui l’est moins, c’est d’inaugurer la soirée dansante aux bras de l’élue qui a fort heureusement des capacités suffisantes en la matière pour masquer, j’ose l’espérer rétrospectivement, mes propres insuffisances. Au bout de quelques mois cependant, Jacques Juillet est nommé préfet de région à Limoges. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour moi. Car un changement de préfet en cours de stage n’est jamais positif pour la note. Jacques Juillet résout le problème en me demandant de le suivre à Limoges et en imposant ce changement au directeur des stages qui est réticent pour l’accepter, l’ENA ne souhaitant pas favoriser les allégeances personnelles. 101 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 102 QUATRE MILLIONS D’EUROS 102 Je passe peu de temps à Limoges, la fin de mon stage approchant. La tâche du préfet est beaucoup plus difficile qu’à Foix. Dans une préfecture de cette importance, je ne peux être chef de cabinet, le poste est occupé à plein temps. Un souvenir demeure cependant, celui de ma première rencontre avec Jacques Chirac. Il est, à l’époque, chargé de mission au cabinet du Premier ministre et est parti à la conquête de la Corrèze dont il a l’ambition de devenir député. La Corrèze fait partie du Limousin, notre région. Jacques Chirac fait donc de temps en temps escale à Limoges. Une image m’est restée : Jacques Chirac dans le bureau du préfet, assis dans son fauteuil et téléphonant les pieds sur la table, le tout sous les yeux de Jacques Juillet qui n’apprécie pas la posture, même s’il a de l’affection pour l’homme qui est un « poulain » de son frère… Jacques Juillet fait en sorte que j’obtienne l’une des meilleures notes de stage. Mon mémoire de stage en revanche ne reste pas dans les annales, le jury considérant qu’il se présente à l’excès comme une défense et illustration de l’action exceptionnelle de mon préfet. La note est seulement moyenne. Mais ce qui compte, c’est la note de stage. Et grâce à elle, ma scolarité parisienne démarre sur une base solide et, plus important encore, je commence à bâtir un début de confiance en moi-même. ÉCOLE Je dois à ma grande honte reconnaître que les dix-huit mois qui ont suivi ne m’ont pas réellement marqué. C’est une évidence maintes fois soulignée par d’autres avant moi que l’ENA n’est pas une institution dans laquelle on peut augmenter son savoir, du moins l’ENA que j’ai connue. Tout au plus peut-on espérer y acquérir certaines techniques, certaines méthodes. Parfois jusqu’à la caricature ! Je me souviens de ce maître de conférence dont l’exercice favori consistait à demander à un groupe de quatre de ses élèves de rédiger ensemble un exposé d’un quart BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 103 À L’OMBRE DU POUVOIR d’heure, à charge pour chacun d’entre eux de l’apprendre par cœur, l’un d’eux étant sélectionné en séance au hasard pour le réciter avec un mot à mot scrupuleux et la durée prévue, le tout vérifié minutieusement par ses soins. J’ai peut-être tort aujourd’hui de railler ce maître de conférence, car il m’a gratifié d’une note excellente et, après tout, comme l’a montré l’exemple du général de Gaulle dans tous ses discours et notamment à la télévision, le « par cœur » est peut-être la clé d’une grande carrière ! Il y a aussi eu un stage d’entreprise, très court si je me souviens bien, deux mois. Le mien a lieu au sein d’une banque aujourd’hui disparue, l’Union européenne. J’y reçois un accueil très sympathique et j’y étudie l’épargne salariale et l’intéressement des salariés qui connaissent à l’époque une grande vogue à la suite de l’amendement Vallon. Pourtant c’est probablement de cette époque que date mon peu de goût pour le métier bancaire qui se confirmera par la suite. Je le trouve déjà trop abstrait et détaché des réalités humaines et concrètes. Mais l’essentiel est qu’il s’agit de classer les élèves de manière à déterminer le rang dans lequel ils exerceront in fine les choix conduisant à leur affectation. Ce classement résulte de la combinaison de notes multiples, les notes de stage et de mémoire, les notes de conférences, les notes obtenues à certaines épreuves écrites ou orales, y compris le fameux « grand oral » final qui est plus révélateur du brio des examinateurs que du potentiel des élèves. La chance joue un grand rôle. Cette chance qui fait que le matin de mon oral d’anglais, je mobilise Éliane, qui est devenue entretemps mon épouse et qui est aussi interprète-traductrice, pour traduire l’éditorial du Figaro du jour et que c’est précisément ce que me demande de faire l’examinateur quelques heures plus tard. Cette bonne fortune qui a voulu également qu’étant un des rares élèves à me présenter à l’épreuve optionnelle de mathématiques aux côtés des polytechniciens de la promotion, l’examinateur me gratifie d’une excellente note, faisant en sorte en revanche, inspiré par une forme de justice qui me favorise, mais qui ne correspond pas à la logique 103 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 104 QUATRE MILLIONS D’EUROS 104 des concours, que celles des polytechniciens de la promotion soient médiocres au regard de leurs capacités supposées en la matière. Mais Napoléon ne considérait-il pas la capacité de ses futurs généraux à bénéficier de la chance comme un des critères importants de leur sélection ! Sans avoir eu à aucun moment le sentiment d’être plus performant que la plupart de mes camarades, je me trouve neuvième au classement final et par conséquent éligible à l’un des trois « Grands Corps », Conseil d’État, Inspection des finances et Cour des Comptes. Je ne veux ni du Conseil d’État, ni de la Cour des Comptes, ayant peu de goût pour le droit ou la comptabilité à l’état pur. Je ne veux que l’inspection ou, à défaut, le corps préfectoral qui me paraissent plus orientés vers l’action à laquelle j’aspire. Jusqu’à « l’amphi-garnison », qui est le forum où les élèves doivent l’un après l’autre formaliser leurs préférences, je reste dans l’incertitude, car si sept des huit camarades qui me devancent dans le classement ont depuis longtemps indiqué leur choix, un seul, notre major, Raphaël Hadas-Lebel, hésite jusqu’au bout entre le Conseil d’État et l’Inspection des finances de sorte que je ne sais qu’à la dernière minute que j’accède à cette dernière parce qu’il a en définitive choisi le premier. INSPECTIONS Le 1er juin 1967, à tout juste vingt-sept ans, j’entre au ministère de l’Économie et des Finances par la grande porte, celle de l’Inspection générale des finances. Ma « commission », document dont je suis très fier et qui me permet d’accéder, sans entraves et à l’improviste, dans tous les locaux du ministère et à requérir l’assistance de ses agents est signée par Michel Debré qui en est le ministre alors que Georges Pompidou dirige le gouvernement et que le général de Gaulle, pour deux ans encore, est président de la République. Le temps est proche où la France « s’ennuiera ». L’État reste cependant BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 105 À L’OMBRE DU POUVOIR inspiré par le patriotisme, le sens de l’autorité, celui de l’intérêt général et, aussi, le réalisme ainsi que l’a voulu le fondateur de la Ve République. Les quatre premières années d’un inspecteur des finances sont consacrées à la « tournée », c’est-à-dire à des opérations de vérification des services extérieurs du ministère ou d’enquête sur des problèmes que le ministre souhaite éclairer pour préparer des décisions gouvernementales. C’est d’abord l’occasion d’exposer et de préparer de futurs dirigeants des administrations financières à des situations concrètes leur permettant d’éprouver leur caractère et leur jugement et aussi d’approfondir leurs capacités d’analyse et de compréhension de questions complexes. En somme un entraînement de luxe, qui peut quand même produire ici ou là des rapports et des études qui ont quelque utilité. L’intérêt majeur des vérifications en « brigades » de cinq à dix inspecteurs dans une trésorerie générale, une direction départementale des Impôts, une direction régionale des Douanes… est de manifester la présence du ministère sur le terrain en complément des inspections spécialisées. Ces missions permettent à la « tête d’œuf » et au parisien que je suis devenu de fréquenter pendant quinze jours, trois semaines ou même un mois, le percepteur de Wattrelos, de Comines, le receveur municipal de Beauvais, de Cholet, de Saint-Herblain, l’inspecteur des impôts de Le Blanc et d’Auzances, les agriculteurs du Morbihan et des Côtes-du-Nord, les arboriculteurs d’Aiguillon, du Bordelais, de la vallée du Rhône, les contribuables de Lorraine et de la Champagne, les constructeurs du Havre, de Blois, de Toulouse, de Cambrai. Cet apprentissage m’a donc d’abord fourni l’occasion de découvrir la géographie française et d’approfondir des contacts multiples avec les hommes et les problèmes de la « province », privilège rare et inestimable que de retrouver les cœurs et les paysages après l’abstraction et le dessèchement des livres et des théories. Mais il y a aussi eu parfois des suites concrètes. Ainsi à l’occasion d’une vérification surréaliste qui m’a menée dans une trésorerie de la 105 BilgerBAt 106 11/05/04 9:43 Page 106 QUATRE MILLIONS D’EUROS région parisienne en mai 1968, poursuivant mon dialogue avec le trésorier principal alors que tous ses collaborateurs ont quitté le travail et que la France tout entière manifeste ou subit les manifestations, j’identifie un détournement de fonds. Répondant à l’appel radiophonique du général de Gaulle, j’ai néanmoins le temps, le 30 mai, avec beaucoup d’autres, après avoir rejoint le ministère, de franchir le porche derrière Michel Debré et de m’engager dans la rue de Rivoli pour participer à la grande manifestation de plus d’un million de personnes sur les Champs Elysées par laquelle la France jusque-là silencieuse marque le coup d’arrêt du désordre. Une autre mission reste dans ma mémoire. Maurice Couve de Murville qui est brièvement ministre de l’Économie et des Finances, est préoccupé par la porosité du dispositif douanier de contrôle des changes alors que le franc est attaqué quotidiennement et que les capitaux fuient la France. Il demande donc à l’Inspection des finances de tester ce dispositif. Je fais partie de la brigade qui en est chargée. Cela me conduit à compter le nombre de voitures contrôlées et non contrôlées à plusieurs postes de la frontière belge en me dissimulant, incognito, derrière un arbre tout en ayant une vue directe sur la barrière. Je fais aussi plusieurs fois l’aller-retour Paris Bruxelles en TEE, le prédécesseur du Thalys, ainsi que plusieurs allers-retours Paris Genève en avion pour procéder à des comptages analogues. Le directeur général des douanes de l’époque, célèbre pour son autorité et sa truculence, Philippe Waldruche de Montrémy n’apprécie pas cette enquête au point de qualifier la brigade de « petits cons » ! Ce mouvement d’humeur néglige le fait que cette mission contribue à disqualifier le contrôle des changes en en démontrant la vanité, conclusion qui va dans le sens de l’histoire économique. Les enquêtes, plus encore que les vérifications, élargissent nos horizons et nous préparent à nos fonctions futures. Il s’agit souvent d’un travail collectif et les enjeux de certains des sujets que nous avons à traiter ne sont pas subalternes. Ainsi suis-je chargé deux fois BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 107 À L’OMBRE DU POUVOIR et à chaque fois en tandem avec un inspecteur général, de deux missions d’envergure, l’une avec Jacques Delmas, positive, proposer un système de mensualisation de l’impôt sur le revenu, l’autre avec Dominique Lewandowski, négative, analyser la fiscalité foncière pour « tuer » définitivement le « serpent de mer » de l’impôt foncier. Les deux rapports, sur décision de Valéry Giscard d’Estaing, redevenu ministre de l’Économie et des Finances, sont publiés et diffusés à vingt-cinq mille exemplaires. Le premier inspire la loi qui met en place la mensualisation de l’impôt sur le revenu par prélèvement sur les comptes bancaires, qui est aujourd’hui encore en vigueur et qui connaît au fil des ans un succès certain. Le second met effectivement fin au débat sur l’impôt foncier que suscite périodiquement le ministère de l’Équipement et du Logement et qui agite les partis politiques et les assemblées parlementaires. D’autres missions analogues me permettent de travailler en équipe avec mes camarades de promotion. Celle-ci est composée de Michel Pébereau, Denis Gautier-Sauvagnac, Hervé de Gouyon de Coipel et Daniel Lallier, dans l’ordre du tableau résultant du classement de sortie de l’ENA qui fait de moi le dernier de la liste. L’Inspection des finances a cependant une autre particularité ; elle a maintenu la pratique dite du « petit concours » qui conduit un jury d’anciens à remettre en chantier ce classement sur la base des travaux effectués pendant les deux premières années de la « tournée ». À l’issue de cet exercice, je me trouve promu en deuxième position derrière Michel Pébereau sans qu’il y ait d’autre changement. Mais l’inspection ne me réserve pas que des satisfactions. Pendant la « tournée », nous sommes organisés en « brigades » et les chefs de brigades, en général, deux ou trois ans plus anciens que nous et parfois plus, ont mission de nous guider et de nous conseiller, exerçant sur nous une forme de « tutorat », s’apparentant à ce que pratiquent les universités britanniques pour leurs étudiants. L’un d’eux, René Lenoir, qui deviendra plus tard secrétaire d’État à la Santé et que nous estimons tous beaucoup, a un commentaire 107 BilgerBAt 108 11/05/04 9:43 Page 108 QUATRE MILLIONS D’EUROS qui me « choque » pour longtemps, ce dont il ne s’est probablement pas rendu compte. Il s’étonne un jour que je ne m’exprime pas davantage dans les réunions de travail du service et que quand je m’exprime, je le fais d’une manière non convaincante et, pour tout dire, inefficace. Il attribue cette faiblesse à la timidité et m’invite à la corriger énergiquement en me recommandant de prendre des leçons auprès d’un professeur de théâtre, ce que je tente avec René Simon qui est probablement le plus célèbre à l’époque dans cette discipline. Ce maître m’invite à déclamer pendant nos séances derrière un lutrin et, suggère-t-il, par mes propres moyens au milieu de mon jardin, à très haute et intelligible voix, des textes économiques et financiers. Contraint par l’éthique, qui m’interdit d’utiliser d’autres textes plus confidentiels, j’utilise des extraits des « Notes bleues » du ministère de l’Économie et des Finances, bien connues des étudiants et des journalistes. Au bout de deux séances, il me dit qu’il peut continuer à me prendre mon argent et à s’instruire sur des matières économiques et financières ardues avec lesquelles il est peu familiarisé à sa grande honte, mais qu’il trouve cela abusif, considérant que ma diction est excellente et que mon problème est très certainement de nature différente. Il a bien entendu raison et j’ai longtemps souffert d’être mal à l’aise dès qu’il s’agit de m’exprimer ou de convaincre au sein de réunions regroupant plus de trois personnes. En revanche, je crois qu’il n’en est pas de même quand j’utilise l’écrit ou quand je m’entretiens en tête-à-tête avec un interlocuteur. Ce handicap ne m’a jamais quitté, même s’il s’est atténué avec l’âge et l’expérience. Si je me laisse aller à une psychanalyse de pacotille, je suis tenté d’en situer l’origine dans les complexes qu’ont ancrés en moi les drames divers qui ont affecté ma famille. Mais comme certains de mes enfants paraissent souffrir de difficultés analogues, je me dis qu’il y a peutêtre quelque chose dans nos gènes qui nous a prédisposés à cette infirmité. La « tournée » est aussi l’occasion de créer des liens qu’aucune des circonstances de la vie ne rompra jamais entre les cinq membres BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 109 À L’OMBRE DU POUVOIR de notre promotion. Nous sommes extrêmement différents les uns des autres et nos carrières par la suite empruntent des chemins très variés. Mais Michel, Denis, Hervé, Daniel et Pierre ont toujours eu plaisir à se rencontrer, à échanger et à retrouver le souvenir de leur passé commun. Au sein de ce petit groupe, il n’y a pas de relations amicales privilégiées, mais nos parcours respectifs font que c’est avec Michel Pébereau que je forge au fil des années les liens les plus étroits. Il y a d’abord eu des missions à deux qui se traduiront par des rapports cosignés qui nous sont assignés par l’inspection, par exemple sur la politique foncière en région parisienne, qui nous permettent, parfois au prix d’efforts intenses, d’ajuster nos méthodes de travail et nos modes de réflexion. Il y a eu ensuite une complémentarité dans les choix professionnels qui a évité toute forme de conflit et au contraire nous a offerts de multiples opportunités de coopération. La sortie de la « tournée » qui doit orienter de manière décisive nos carrières respectives en fournit un premier exemple. Notre promotion est viscéralement attachée au service de l’État et aucun d’entre nous n’imagine, comme cela est devenu fréquent aujourd’hui, de le quitter au terme de ces quatre premières années d’inspection. L’Administration nous offre entre autres un emploi à la direction du Trésor, à la direction du Budget, à la direction de la Prévision, à la direction des Relations économiques extérieures et à la direction de la Concurrence et des prix. L’ajustement se fait naturellement et sans drame entre nous et à aucun moment il n’est nécessaire de recourir à l’ordre du tableau pour nous départager. Pour ce qui me concerne, le Budget est un choix naturel. Le chef du service de l’Inspection générale des finances, Jacques Friedmann, a cru déceler cette vocation en moi beaucoup plus que je ne l’ai pressentie moi-même et Renaud de la Genière, le directeur du Budget de l’époque, m’a agréé. Michel Pébereau, de toute éternité, en revanche, est prédestiné à la direction du Trésor, supposée sans doute à juste titre être la plus prestigieuse. 109 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 110 QUATRE MILLIONS D’EUROS 110 Il n’y a pas débat entre nous parce qu’il est à l’évidence, à nos yeux, « l’homme » de cette filière et aussi parce que, l’option auraitelle été disponible que je ne suis pas certain que je l’aurais saisie, tant l’esprit et le style « financiers » par excellence de cette administration ne me conviennent pas. Intuitivement, je pense que le Budget m’impliquera davantage dans l’action et, peut-être, dans la politique. BUDGET Le 1er juin 1971, je rejoins donc, comme chargé de mission, la direction du Budget dans l’orbite de laquelle je vais passer onze années de ma vie professionnelle. Je l’ai dit, c’est Renaud de la Génière qui la dirige. C’est le prototype du « grand » serviteur de l’État, qui contrôle d’une main de fer la dépense publique à une époque où le budget de l’État est en excédent ou très proche de l’équilibre, sous l’impulsion de dirigeants soucieux des deniers publics, qu’il s’agisse du général de Gaulle, de Georges Pompidou ou de Valéry Giscard d’Estaing, et qui conservent le souvenir humiliant de la gestion financière calamiteuse de la IVe République. Cet homme, sans que nous n’ayons jamais eu ce qu’on pourrait appeler une conversation personnelle, m’a marqué pour la vie. Venir dans son bureau est ressenti par certains comme une épreuve, car il ne tolère pas la médiocrité dans l’analyse et le jugement, mais, pour moi, c’est plutôt un défi et un stimulant, tant j’aspire à le satisfaire intellectuellement et à recevoir de sa part un satisfecit qui n’est jamais explicite, mais qui se devine. Je suis affecté successivement à deux « bureaux », l’un, celui qui réunit fort logiquement l’agriculture et les affaires européennes et l’autre, celui des transports qui exerce la tutelle, entre autres, sur la SNCF, la RATP, Air France, la construction navale etc. Je suis impliqué à ce titre dans le financement des dépenses de soutien des marchés agricoles, le règlement financier européen, le contrat de BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 111 À L’OMBRE DU POUVOIR plan de la SNCF, le financement du train à grande vitesse, les investissements de la RATP et beaucoup d’autres affaires. Quand j’écris impliqué, cela veut dire être « l’homme de base » qui étudie les dossiers et prépare les notes d’analyse et de proposition qui sont ensuite revues successivement par le chef de bureau – j’en ai eu trois successifs, Claude Villain, Jean Choussat, futur directeur du Budget, Jean-Marie Thiaville –, le sous-directeur, le directeur avant d’atterrir au cabinet du ministre chez le conseiller technique chargé des affaires budgétaires, le directeur du cabinet et, enfin, quand il s’agit d’une note très importante, chez le ministre lui-même. Ce steeple chase fonctionne comme une sorte de « marché » qui permet de tester la qualité de l’analyse et des propositions et la capacité de conviction. Dans tout ce processus, le fait d’être inspecteur des finances n’apporte aucun privilège. En effet la direction du Budget constitue encore à cette époque un territoire à conquérir pour les inspecteurs des finances. Plusieurs d’entre eux ont exercé les fonctions de directeur, mais ils ont été parachutés par le haut dans cette position. En revanche Jean Choussat n’est que le deuxième inspecteur à avoir été recruté « à la base » dans une position de compétition avec les administrateurs civils qui constituent l’armature quasi-exclusive du Budget. Je suis le troisième, le premier ayant été Guy Verdeil. Comme me l’a expliqué Renaud de la Genière, cette situation exige des inspecteurs qu’ils soient encore plus excellents que leurs collègues s’ils ambitionnent d’avoir une carrière tout juste « normale » dans cette administration et devenir un jour, peut-être, l’un des six sous-directeurs (Jean Choussat sera le premier). Si Renaud de la Genière ne me fait bénéficier d’aucun passe-droit – auquel d’ailleurs je n’aspire pas –, les affectations dont je bénéficie fournissent l’occasion de produire des notes qui retiennent l’attention. Par exemple celle relative à l’avenir de la politique agricole commune où je m’efforce d’imaginer quand il sera possible pour la France d’accepter une certaine dose d’aide au revenu, susceptible de se substituer au soutien aveugle des prix agricoles. Autres exemples, une note 111 BilgerBAt 112 11/05/04 9:43 Page 112 QUATRE MILLIONS D’EUROS relative à la réforme du règlement financier européen qui est l’une des œuvres maîtresses de Renaud de la Genière, toutes les notes relatives à l’avenir de la SNCF qui aboutissent au premier « contrat » entre l’État et cette entreprise ou encore la note relative au financement du TGV. Ce dernier exemple permet de souligner que, contrairement à une idée répandue, le budget n’est pas toujours négatif. Renaud de la Génière a coutume de dire qu’un directeur du Budget peut bâtir un budget excédentaire, en équilibre ou en déficit, que c’est à l’autorité politique de faire ce choix et que le reste est affaire de technique. Il considère aussi qu’il y a de « bonnes » dépenses et que la direction du Budget doit savoir les reconnaître, voire les encourager. Ainsi du train à grande vitesse : nous sommes tellement convaincus que ce projet sera un instrument de modernisation et de transformation de la SNCF que la direction du Budget, à l’opposé de la direction du Trésor, très soucieuse des enveloppes d’emprunts y est activement favorable. Au point que le ministre Valéry Giscard d’Estaing – qui est, lui, beaucoup plus réservé – qualifie dans une réunion Renaud de la Genière comme le meilleur « lobbyiste de la SNCF », ce qui est sans doute vrai, mais qui n’ôte rien à la pertinence de la position prise, comme l’expérience ultérieure l’a confirmé. Un autre épisode illustre le sentiment que nous avons de pouvoir influencer effectivement le cours des choses. La direction du Budget est légitimement préoccupée par le fardeau que représente la construction navale et l’activité maritime pour les finances publiques. À cette époque, l’une des subventions les plus importantes et les plus discutables correspond au déficit d’exploitation du paquebot France, néanmoins objet de fierté nationale. L’un de nos objectifs est de mettre fin à cette subvention en retirant le paquebot du service pour le vendre ultérieurement, si possible. Je me souviens que, dans notre bureau, nous travaillons collectivement à la préparation d’un projet de lettre au Premier ministre dont nous espérons que le ministre, encore Valéry Giscard d’Estaing, le signera pour déclencher le processus. Avec Marie-Hélène Bérard, la jeune administrateur civil, qui est en charge directe du dossier, BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 113 À L’OMBRE DU POUVOIR nous préparons avec soin une lettre d’une page et demie qui ne subit aucune modification tout au long de la remontée vers le ministre et que celui-ci signe telle quelle. Notre satisfaction est grande puisqu’en définitive, à la suite de cette initiative, le processus espéré s’engage et aboutit, non sans qu’entre temps, l’élection de notre ministre à la présidence de la République y soit pour quelque chose ! La construction navale restera, pour moi, un sujet d’intérêt et de préoccupation puisque je la retrouverai à travers le secteur marine d’Alstom. J’aurai d’ailleurs la satisfaction de présider au plan de redressement qui permet à cette activité de devenir profitable sans subventions de l’État… trente ans plus tard ! Succédant aux quatre années de la « tournée », ces trois années de travail de base achèvent d’une certaine façon ma formation professionnelle. Connaissance des mécanismes administratifs (cabinet, administration centrale…), obsession des délais (la fabrication d’une loi de finances ne peut souffrir aucun retard, le calendrier étant imposé par la Constitution), obligation de décider (tout sujet doit in fine se traduire par un chiffre à soumettre au vote du Parlement), rigueur de l’argumentation et de la forme (il faut convaincre tous les échelons), prise en compte des facteurs politiques, capacité de se mobiliser totalement pour l’objectif poursuivi (il n’y a pas de limites d’horaires), tels sont quelques-uns des éléments que cette expérience m’a permis d’approfondir et de cultiver. CABINETS Cependant à la suite du décès de Georges Pompidou en mai 1974, Valery Giscard d’Estaing devient président de la République. Cet événement inattendu m’ouvre des perspectives nouvelles plus tôt que je ne l’ai escompté. Alors que Jacques Chirac devient Premier ministre pour la première fois, un nouveau ministre de l’Économie et des Finances, Jean-Pierre Fourcade prend possession de la rue de Rivoli. Ce changement conduit à la formation d’un nouveau cabinet. 113 BilgerBAt 114 11/05/04 9:43 Page 114 QUATRE MILLIONS D’EUROS J’ai déjà eu une opportunité d’entrer dans un cabinet quand Jacques Chirac, devenu ministre de l’Agriculture, alors que Pierre Messmer est Premier ministre, cherche un conseiller budgétaire. Renaud de la Genière me transmet une proposition de Jacques Friedmann et me laisse libre de mon choix, mais je sens bien que, pour lui, partir si vite de la direction du Budget, serait une erreur et une sorte de dévoiement surtout pour rejoindre le cabinet d’un ministre dépensier. Mais il ne me trace aucune perspective de nature à me retenir, sauf à souligner que si je suis un jour attiré par une fonction de cabinet, celui des finances serait un moindre mal. En fait, je partage son point de vue et je décline la proposition. Celui qui l’accepte est Alain Juppé qui sort tout juste de la « tournée » et qui trouve là la première occasion de lier son avenir à celui de Jacques Chirac. Sans chercher à refaire l’histoire, je me dis parfois que cette décision m’a fait manquer un destin politique auquel, sans me l’avouer, j’aspire dans mon for intérieur. Une parmi d’autres des occasions manquées de mon existence ! En revanche, je souhaite faire partie du cabinet du ministre de l’Économie et des Finances et j’ai fait part de cette aspiration à Renaud de la Genière. Je ne sais pas encore que celui-ci va rejoindre rapidement la Banque de France et que Paul Déroche qui s’apprête à occuper le poste de directeur adjoint du cabinet du nouveau ministre, est en réalité destiné à lui succéder. Je suis d’abord retenu comme candidat au poste de chargé de mission, responsable des affaires transport, équipement, logement etc. alors que Emmanuel Rodocanachi, un administrateur civil, davantage connu de Paul Déroche, doit devenir le chargé de mission pour les affaires budgétaires. Mais de manière surprenante à mes yeux, Emmanuel préfère rejoindre le cabinet du Premier ministre, à la suite de quoi Paul Déroche, après quelque hésitation, me propose de le remplacer. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 115 À L’OMBRE DU POUVOIR CONSEILLER C’est ainsi que commencent ces sept années pendant lesquelles, sous des titres divers, je conseille sept ministres et secrétaires d’État successifs dans le domaine budgétaire. Ce sont les ministres JeanPierre Fourcade, Raymond Barre quand il cumule les fonctions de Premier ministre et de ministre de l’Économie et des Finances, Michel Durafour, Robert Boulin, Maurice Papon et les secrétaires d’État, Christian Poncelet et Pierre Bernard-Reymond. Aujourd’hui peut-être plus qu’à l’époque où l’ombre portée du général de Gaulle a redonné du crédit à la politique, il est de bon ton de mettre en cause la probité, l’intégrité, le dévouement et le sens de l’intérêt général des hommes politiques et des ministres. En ce qui me concerne, je puis témoigner, sur la base d’une expérience qui a, à tout le moins, une certaine valeur statistique, que chacun de ces hommes que j’ai servis a appliqué au ministère de l’Économie et des Finances l’ensemble de ces qualités. Certes tous n’avaient pas au départ des compétences identiques dans les domaines économiques et financiers et les mêmes capacités intellectuelles, mais tous me sont apparus dans leur démarche et dans leurs actes comme inspirés par le seul intérêt du pays. Raymond Barre est celui qui m’a le plus impressionné et dont je me suis toujours senti le plus proche même si c’est celui de « mes » ministres que j’ai par définition le moins côtoyé puisqu’il a, avant tout, été Premier ministre même pendant la période où il exerce la double fonction entre 1976 et 1978. À la demande de Francis Gavois qui est le directeur adjoint de son cabinet, j’ai eu la mission et le privilège d’être seul derrière lui au banc du gouvernement pour sa première prestation devant l’Assemblée nationale, car par fonction le conseiller budgétaire est celui des collaborateurs techniques qui, avec l’attaché parlementaire dont la place est dans les « couloirs », connaît le mieux les usages parlementaires. 115 BilgerBAt 116 11/05/04 9:43 Page 116 QUATRE MILLIONS D’EUROS C’est ce qui me vaut l’occasion d’indiquer au nouveau Premier ministre que, quand il prend la parole du « banc » et non de la tribune, il vaut mieux qu’il en sorte pour faire face à l’Assemblée au lieu de s’exprimer simplement en se levant, ce qui lui ferait tourner le dos à ceux à qui il s’adresse. Cela a été ma seule contribution ce jour-là. Par la suite, elle devient plus substantielle quand, face à une majorité divisée dont une fraction dominante, le RPR, devient de plus en plus hostile, il faut user de toutes les armes de la Constitution et de la procédure pour faire adopter les textes législatifs et notamment les lois de finances que requiert le bien de l’État, articles 49-3 et 40 de la Constitution et 42 de l’ordonnance organique en vigueur à l’époque, votes bloqués, deuxième délibération, exceptions d’inconstitutionnalité, etc. Mais mon attachement à Raymond Barre qui a subsisté tout au long de sa carrière politique, y compris lors de sa candidature à l’élection présidentielle, a trouvé sa source dans mon adhésion à ses positions européennes, libérales et sociales. Il a incarné à mes yeux, à son époque, à la fois la tradition chrétienne-démocrate, le sens gaulliste de l’État et le choix de l’économie sociale de marché, combinaison qui correspond désormais, alors que je suis parvenu à l’âge adulte, à mes propres convictions dont je ne vais plus m’écarter. Sans que mon frère aîné le mesure peut-être complètement, il a joué un rôle décisif dans cette conversion définitive. François a fait sa thèse de doctorat sur « La pensée économique libérale dans l’Allemagne contemporaine », publiée en 1964 37, qui m’a fait découvrir l’« ordoliberalismus » de Wilhelm Röpke et Walter Eucken, principaux inspirateurs de la politique économique de Ludwig Erhard qui a permis à l’Allemagne, après la dernière guerre mondiale, de se reconstruire avec succès en tournant le dos au dirigisme national-socialiste. Pour moi, ces conceptions sont celles de l’avenir et doivent fonder le rôle assigné à un État moderne. 37. Librairie générale de droit et de jurisprudence. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 117 À L’OMBRE DU POUVOIR Je crois d’ailleurs encore aujourd’hui qu’elles représentent le compromis raisonnable entre le libéralisme échevelé à l’anglosaxonne et les exigences qu’impose à l’État un traitement humain de l’évolution des structures économiques. Raymond Barre est, à mon sens, l’homme d’État qui a été le plus proche de ces idées et le fait qu’il n’ait pas été porté à la magistrature suprême par nos concitoyens constitue ma plus grande déception d’ordre politique. MINISTRES Les autres ministres que j’ai servis ont eu des itinéraires, des talents et des caractères extrêmement variés. Jean-Pierre Fourcade, le premier, est un inspecteur des finances, ancien directeur général de la concurrence et des prix, qui a fait un détour par la banque au CIC avant que Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac, à la surprise générale, ne le nomment ministre de l’Économie et des Finances. C’est à l’époque plus un technocrate qu’un politique même si par la suite il ne quittera plus la vie publique. Ayant à gérer les conséquences du premier choc pétrolier, il fait de son mieux, mais, coincé entre un président de la République et un Premier ministre dont les relations se détériorent rapidement, il a une marge de manœuvre très réduite. Pour ce qui me concerne, il a été un patron agréable qui m’apprécie même si entre lui et moi, il y a un directeur de cabinet et un directeur adjoint du cabinet dont la valeur ajoutée dans le domaine budgétaire qui est le mien est par définition limitée. De cette période qui se termine avec la démission de Jacques Chirac comme Premier ministre, deux épisodes restent dans ma mémoire. Le premier marque ma deuxième rencontre avec ce dernier après Limoges. C’est le premier comité interministériel sur le budget. J’accompagne mon ministre dans une petite salle au premier étage de Matignon et je suis en bout de table, le Premier ministre présidant à l’autre bout avec Jean-Pierre Fourcade à ses côtés. Pour moi, c’est le baptême du feu. Jacques Chirac commence la séance en disant qu’il 117 BilgerBAt 118 11/05/04 9:43 Page 118 QUATRE MILLIONS D’EUROS y a trop de monde autour de la table et qu’on ne peut travailler dans ces conditions. Je ne sais pourquoi je prends cette remarque, comme dirigée contre ma présence, peut-être parce que je me situe dans l’axe de son regard, et je suis le seul à la prendre comme telle alors que d’autres que moi pourraient se sentir visés. De ma propre initiative, je sors, ce que Jean-Pierre Fourcade, après la réunion, me reproche en me disant que, s’il avait souhaité mon départ, il me l’aurait dit, ce qu’effectivement j’aurais dû prendre en compte. Par la suite, je participe toujours à ces comités sans problème. J’ai même des contacts plus directs avec le Premier ministre à plusieurs reprises. La circonstance la plus délicate se situe en août 1975, alors que s’élabore ce qui deviendra le plan de relance de septembre. JeanPierre Fourcade qui y est peu favorable et qui pense ainsi être en ligne avec le président de la République a pris quelques jours de vacances en même temps d’ailleurs que son directeur de cabinet. Ne restent présents que le directeur adjoint et moi. Nous sommes convoqués par le Premier ministre dans son bureau pour revoir le plan. Comme on peut l’imaginer, dûment chapitrés par le ministre avant son départ et sous l’étroit contrôle de la direction du Budget, nos propositions sont minimales. Le dialogue est surréaliste. Chacune de nos propositions est systématiquement majorée et, au sortir de la réunion, notre plan initial est en lambeaux. À son retour, Jean-Pierre Fourcade obtient quelques diminutions, mais pour l’essentiel, la volonté du Premier ministre l’emporte, contribuant ainsi à aggraver les problèmes économiques du pays que Raymond Barre a eu ensuite à traiter. Quand celui-ci devient Premier ministre en 1976 et jusqu’aux élections législatives en 1978, il n’y a plus aux Finances que des ministres « délégués », le Premier ministre étant lui-même ministre de l’Économie et des Finances. Il y a d’abord Michel Durafour, maire de Saint-Étienne, homme estimable, sensible et cultivé, mais qui n’est pas fait pour cette fonction. Je me souviens qu’un jour, à la tribune du Sénat, lors de la discussion d’une loi de finances, il intervertit les réponses à deux amendements différents. J’essaie de BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 119 À L’OMBRE DU POUVOIR l’alerter par des signaux visuels, mais je ne dois qu’à l’intervention d’Alain Poher qui préside la séance et qui voit mes gesticulations, pour qu’il prenne conscience de sa bévue et rectifie le tir. Anecdote sans conséquence et sans portée, mais qui illustre le fait qu’il ne maîtrise qu’imparfaitement les sujets que sa fonction lui impose de traiter. Tel n’est pas le cas de Robert Boulin qui lui succède et qui a eu le record de longévité ministérielle sous la Ve République. C’est un avocat de formation et il a une capacité prodigieuse pour absorber et restituer avec éloquence et conviction les questions les plus complexes. Il est aussi un parlementaire dans l’âme et il renâcle toujours, tout en s’exécutant, quand le caractère déliquescent de la majorité d’alors nous conduit à lui demander de recourir aux armes de procédure pour imposer le vote d’un texte. Il préfère convaincre et accepte avec difficulté l’idée que parfois, cela ne peut suffire pour que le gouvernement puisse appliquer sa politique. J’aime et admire ce ministre et quand plus tard j’apprends avec stupéfaction son suicide, alors qu’il est ministre du Travail, j’en conçois une grande peine et, comme beaucoup d’autres, je me joins, profondément ému, à ses obsèques à Libourne. Tout aussi talentueux en termes parlementaires est Christian Poncelet, secrétaire d’État au Budget sous Jean-Pierre Fourcade et Michel Durafour, et, devenu, bien plus tard, président du Sénat et deuxième personnage de la République. Ancien syndicaliste, député et président du Conseil général des Vosges, Christian Poncelet a la politique dans le sang. Nous avons eu une relation intime de travail et de confiance. Je crois que je lui ai appris le Budget, il m’a appris le Parlement. Pendant les périodes où se discutent les lois de finances initiales ou rectificatives, nous sommes ensemble à l’Assemblée nationale ou au Sénat, plus souvent de nuit que de jour, réussissant la plupart du temps avec succès à faire adopter les textes gouvernementaux alors que le conflit entre le président de la République et le gouvernement d’un côté et l’UDR, devenu RPR après 1976, ne cesse de s’aggraver. 119 BilgerBAt 120 11/05/04 9:43 Page 120 QUATRE MILLIONS D’EUROS Nous tâchons de trouver des terrains d’entente pragmatiques sur le terrain, n’utilisant les armes de procédure qu’à la dernière extrémité, faisant voter à main levée aux petites heures de l’aube, tirant parti de la lassitude de tous et approchant les députés ou les sénateurs un par un. L’un des grands moments de cette tâche sans fin est la négociation, essentiellement avec les présidents des groupes de la majorité, de la répartition de ce que nous appelons la « provision parlementaire », destinée à donner aux parlementaires l’illusion ou l’alibi d’un rôle à jouer dans la fixation des dépenses alors que l’article 40 de la Constitution leur interdit toute initiative en la matière. Ainsi en échange d’une « recette de poche », droit de timbre par exemple, un montant de l’ordre de 300 millions de francs est saupoudré au prix d’âpres marchandages entre diverses utilisations censées matérialiser certains infléchissements politiques. Personne n’est dupe de la réalité de cet exercice, mais cela permet de régler quelques petits problèmes. Quand Christian Poncelet est nommé ministre chargé des relations avec le Parlement, il m’offre de devenir son directeur de cabinet. En fait, il a appris à connaître Rivoli et il se doute que je refuserai, privilégiant ce que je crois être la « voie royale » qui me conduira à ce qu’est mon ambition de l’époque, directeur du Budget, mais néanmoins il évoque de manière elliptique – mais j’ai appris à « décrypter » ses propos – la possibilité d’une « suite » politique, dans son sillage, dans les Vosges. Et effectivement, celui qui prend la fonction à ma place, Philippe Séguin, devient député des Vosges et Maire d’Epinal. Encore une occasion politique ratée… Pierre Bernard-Reymond, un jeune centriste, député des HautesAlpes, lui succède pour contrebalancer le nouveau ministre délégué, le RPR Robert Boulin. Ce nouveau secrétaire d’État apprend rapidement le métier et exerce sa fonction avec rigueur même si son ministre lui laisse un espace réduit. Les circonstances – l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir – ne favorisent pas la suite de sa carrière politique. Il fait partie de la génération sacrifiée, même si, maire de Gap, il continue à jouer un rôle politique. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 121 À L’OMBRE DU POUVOIR DIRECTEUR DE CABINET Après les élections législatives de 1978, Raymond Barre est reconduit comme Premier ministre. Pour ma part, après avoir exercé pendant quatre ans la responsabilité de conseiller budgétaire des ministres, avec la charge de travail diurne et nocturne qu’elle implique, je m’apprête à retourner à la direction du Budget assumer effectivement les fonctions de sous-directeur auxquelles j’ai été nommé quelques mois plus tôt. Je me considère en effet encore trop jeune pour pouvoir postuler au poste de directeur de cabinet du ministre de l’Économie et des Finances. Je commence donc à prendre mes marques comme sous-directeur de la première sous-direction, celle des recettes et de l’équilibre, sous l’autorité de Paul Déroche quand Raymond Barre décide, pour cette nouvelle étape de son action, de changer l’organisation gouvernementale. Au lieu d’un ministre délégué, il y aura désormais deux ministres « pleins », l’un chargé de l’économie, l’autre du budget. Et pour montrer à la fois son souci d’écoute vis-à-vis des parlementaires et d’équilibre entre les différentes composantes de sa majorité, il nomme à ces deux postes les anciens rapporteurs du budget au Sénat et à l’Assemblée nationale, l’un, UDF, et l’autre, RPR, René Monory et Maurice Papon. Du coup, la problématique du choix des directeurs de cabinet se présente de manière différente. Francis Gavois, le directeur adjoint du cabinet du Premier ministre, qui coordonne les réflexions en la matière avec le cabinet de l’Élysée, se convainc rapidement que le moment est venu de recourir à la nouvelle génération. Dans cette optique, les options sont restreintes. Au trésor, c’est-à-dire pour l’économie, ce ne peut être que Michel Pébereau. Au Budget, Paul Déroche, le directeur, accepte rapidement que je sois la seule solution disponible même s’il aurait préféré me conserver dans la sphère administrative qui, pour lui, est une meilleure préparation aux grandes responsabilités qu’il me voit un 121 BilgerBAt 122 11/05/04 9:43 Page 122 QUATRE MILLIONS D’EUROS jour occuper dans ce domaine. Telle est la décision de Raymond Barre approuvée par l’Élysée. Conformément à une pratique qui n’est pas inhabituelle à l’époque, je sais donc que je suis nommé directeur de cabinet du nouveau ministre du Budget avant même qu’il me l’ait formellement offert. Certes Maurice Papon n’est pas, du moins en suis-je convaincu, un inconnu pour moi. J’ai eu l’occasion de le pratiquer dans ses fonctions de rapporteur général de la commission des finances à l’Assemblée nationale. Je n’ai pas beaucoup de sympathie spontanée pour lui. À travers ses livres, il m’apparaît comme un gaulliste « professionnel » et, dans sa fonction parlementaire, à mon sens, il n’aide que superficiellement le gouvernement. J’ai compris sa nomination comme une manœuvre destinée à contenir l’opposition latente du RPR et à faciliter l’adoption des textes financiers par une majorité dont le caractère rétif a à peine été émoussé par le succès aux législatives qui est pourtant largement l’œuvre de Raymond Barre. Bien entendu, comme tout le monde, je ne connais de son passé que ses longues années comme préfet de police de Paris à la fois sous la IVe et la Ve République, qui lui ont donné une réputation sulfureuse de détenteur de dossiers compromettants sans que d’ailleurs des éléments concrets aient jamais été apportés à ce titre. Maurice Papon me reçoit quelques instants avant la passation de pouvoirs et me demande explicitement si j’accepte de devenir son directeur de cabinet, ce à quoi je consens instantanément. Je me mets immédiatement au travail pour constituer notre équipe selon la règle non-écrite que telle est la responsabilité du directeur de cabinet en liaison avec les administrations et sous réserve d’un nihil obstat de Matignon et de l’Élysée pour les postes-clés. Bien entendu le ministre reçoit les candidats, mais il n’y a pas d’exemple qu’il en récuse un que j’aie proposé. Sa contribution se limite au choix de ses collaborateurs proches, son assistante et la responsable de sa circonscription, l’attaché parlementaire, le futur député, Bruno Bourg-Broc et le chef de cabinet, poste en principe politique. C’est Jean-Louis Debré, le futur ministre de l’Intérieur et BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 123 À L’OMBRE DU POUVOIR président de l’Assemblée nationale, plus tard remplacé par PaulHenry Watine, un administrateur civil de la direction du personnel du ministère. Comme j’ai également recruté Étienne Pflimlin, qui vient de la Cour des Comptes, pour s’occuper des affaires sociales, nous avons ainsi deux fils d’anciens présidents du Conseil ou Premier ministre au sein du Cabinet ! Pendant une brève période, Emmanuel Rodocanachi est mon adjoint avant qu’il ne rejoigne l’Élysée et ne soit remplacé par Robert Baconnier qui supervise les affaires fiscales avec sa connaissance inégalée du Code général des impôts avant d’être remplacé par Patrick de Fréminet. L’emploi de conseiller technique chargé du budget est occupé successivement par Guy Dutreix et Patrick Gatin. J’ai aussi le plaisir de recruter Daniel Bouton qui, comme jeune inspecteur des finances, a rejoint la direction du Budget et qui devient notre conseiller technique chargé notamment des affaires industrielles. Le comportement de Maurice Papon comme ministre du Budget ne justifie aucune préoccupation particulière et les réticences qui étaient les miennes à l’égard du rapporteur général du budget dans la période précédente s’effacent pour faire place à une relation de travail confiante et, je crois, efficace. Pour l’essentiel, il épouse les positions classiques du ministère, réduction du déficit, limitation des dépenses, rejet des réformes fiscales intempestives. Ses contributions les plus importantes portent sur le plafonnement de la taxe professionnelle par l’introduction du critère de la valeur ajoutée, la réforme des procédures fiscales et la transformation de l’établissement public, Seita, en société anonyme. Les choix budgétaires et fiscaux essentiels sont en revanche davantage le fait du Premier ministre pour lequel notre cabinet travaille comme si nous étions le sien. Maurice Papon a toutefois une tendance que nous jugeons parfois excessive à s’intéresser aux dossiers fiscaux individuels, tropisme que nous attribuons à son passé de préfet de police qu’avec Philippe Rouvillois, le directeur général des impôts et Robert Baconnier, puis Patrick de Fréminet, nous contenons, à vrai dire sans difficulté, de sorte qu’aucun manquement à l’éthique n’a jamais pu nous être reproché. 123 BilgerBAt 124 11/05/04 9:43 Page 124 QUATRE MILLIONS D’EUROS En revanche la déception vient du manque d’audience politique et par conséquent d’efficacité du ministre du Budget dans la gestion des relations avec les groupes parlementaires du RPR à l’Assemblée nationale et au Sénat. La « guérilla » est permanente et il faut souvent mobiliser Christian Poncelet, le ministre chargé des relations avec le Parlement, et Raymond Barre lui-même pour veiller au grain. Ces efforts n’empêchent pas à la fin de 1979, le RPR de provoquer le rejet de l’article d’équilibre du projet de loi de finances pour 1980 en première délibération à l’Assemblée nationale. La non-interruption de l’examen du projet à ce moment et le rétablissement de l’article d’équilibre en deuxième délibération au moyen d’un vote bloqué donnent lieu à un recours du groupe socialiste devant le Conseil constitutionnel sous l’impulsion de Michel Charasse, son talentueux secrétaire, qui conduit à l’annulation de la loi. J’apprends cette décision par un coup de téléphone du secrétaire général du gouvernement, Marceau Long, le soir du 24 décembre alors que nous commençons à célébrer Noël en famille dans l’Aisne. Il faut convoquer le Parlement entre Noël et Nouvel An et faire adopter la loi de finances par deux votes bloqués successifs de telle sorte que, conformément à la Constitution, elle soit promulguée et en vigueur avant le 1er janvier. Je n’ai eu connaissance des actions imputées à Maurice Papon sous l’occupation que le mardi 5 mai qui a suivi le premier tour de l’élection présidentielle de 1981 38. Dans l’après-midi, comme tous les directeurs de cabinet de ministre, je reçois en avant-première Le Canard enchaîné du lendemain mercredi. Celui-ci révèle en première page l’implication du ministre du Budget dans la mise en œuvre de la 38. J’ai retrouvé dans un carnet les commentaires suivants que j’ai écrits le 7 mai 1981 et qui, je crois, reflètent assez bien le mélange d’irréalisme, de surréalisme et de méthode Coué qui caractérise les « fins de règne » : « Dans trois jours, intervient le deuxième tour de l’élection présidentielle. Je demeure persuadé que Giscard d’Estaing sera élu. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 125 À L’OMBRE DU POUVOIR déportation des juifs à Bordeaux en 1942-1943. J’apporte ce journal à Maurice Papon dont le bureau communique avec le mien. Impassible – peut-être est-il déjà prévenu de l’existence de cet article –, il lit le texte et se tourne vers moi en me disant : « Vous qui avez travaillé quotidiennement avec moi pendant trois ans, croyezvous que les choses se sont passées comme il est écrit dans cet article. » Je lui réponds que je n’ai jamais eu de raison de les imaginer. Il ajoute : « Vous savez, ce n’est pas une coïncidence si ceci est publié aujourd’hui. Il s’agit, à travers moi, de compromettre l’élection de M. Giscard d’Estaing. Pourquoi moi ? Parce qu’on ne me (suite de la note 38) Néanmoins, comme le veut l’usage et parce qu’en toute hypothèse, le mandat de ce gouvernement s’achève, le cabinet a procédé au traditionnel renvoi des dossiers dans les services et à la liquidation des archives. Cette période, psychologiquement difficile, s’est trouvée aggravée par l’attaque indigne dont Maurice Papon a fait l’objet de la part du Canard Enchaîné du mercredi 6 mai. Il est accusé d’avoir participé à la déportation des Juifs de Bordeaux de 1942 à 1944, bien qu’on reconnaisse simultanément qu’il en avait sauvé d’autres. Cette attaque a une double origine : – d’une part Le Canard enchaîné lui-même, qui n’a jamais pardonné à Maurice Papon d’avoir ordonné une vérification fiscale à son encontre en septembre dernier ; – d’autre part le parti socialiste, qui n’a pas pardonné à Maurice Papon son engagement dès le premier jour aux côtés de Giscard d’Estaing pendant la campagne électorale et la formule qu’il a utilisée à Bourges au lendemain du premier tour, mettant le pays en garde contre le risque de devenir “la Pologne de l’Occident”. Maurice Papon a réagi par deux actions : – un communiqué “personnel” stigmatisant “le trucage honteux” et le caractère “électoral” de cette opération et faisant état de l’appui de ceux qui avaient pu juger son action ; – un communiqué, précisément, de MM. Cusin, Soustelle et Bourgès-Maunoury, commissaires de la République à Bordeaux, dénonçant ces “scandaleuses attaques”. On en est là aujourd’hui. Il est clair que, quelle que soit la suite des événements, Le Canard enchaîné s’attachera à ne pas laisser tomber en désuétude cet événement. Demain, je réunis pour la dernière fois, avant la sanction du peuple français, les directeurs les plus importants et le cabinet. Que leur dire ? » 125 BilgerBAt 126 11/05/04 9:43 Page 126 QUATRE MILLIONS D’EUROS pardonne pas l’article que j’ai publié dans Le Figaro avant le premier tour sur le coût du Programme commun. » Je n’ai jamais eu d’autres explications ou commentaires. J’ai eu beaucoup de mal à réconforter les membres du cabinet que je réunis en dehors de sa présence. Pour eux aussi, la surprise est totale et interpelle leur conscience en les faisant douter du travail acharné et souvent couronné de succès qu’ils ont accompli pendant trois ans. Je suis moi-même trop désorienté pour être capable de leur apporter le réconfort attendu. Maurice Papon quitte le ministère définitivement la veille de la passation de pouvoirs avec le nouveau gouvernement. Aussi bien Jacques Delors que Laurent Fabius, les ministres désormais en charge de Rivoli refusent de le rencontrer en cette occasion formelle contrairement à l’usage. Tandis que les choses se passent normalement avec René Monory pour le ministère de l’Économie, c’est moi qui remplis cette formalité pour le ministère du Budget, accueillant les deux nouveaux ministres socialistes, comme le veut la coutume, au bas du perron. Ils sont d’une courtoisie parfaite à mon égard, je transmets un état des affaires, succinct à leur intention, plus détaillé à celui de leurs directeurs de cabinet, Louis Schweitzer et Philippe Lagayette, avec lesquels j’entretiens des relations amicales. Je ne revois jamais Maurice Papon. Mon dernier contact avec lui est indirect quand un magistrat instructeur de la Chambre d’Accusation de Bordeaux me convoque assez bizarrement pour témoigner alors que, né en 1940, je n’ai évidemment aucun élément d’information pertinent pour l’affaire. En fait ce qui m’est demandé, c’est de dire si j’ai pressenti à travers le comportement quotidien de Maurice Papon quand j’ai travaillé à ses côtés, quoi que ce soit qui puisse corroborer l’accusation. Je ne peux que répondre par la négative, soulignant par exemple qu’il a toujours mis en évidence ses excellentes relations avec les Rothschild ou Antoine et Simone Veil sans que je décèle rien de suspect dans cet étalage. Ainsi se terminent ces sept années de cabinet. M’en reste le souvenir, comme je l’ai écrit à l’époque, d’une « tâche exaltante, BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 127 À L’OMBRE DU POUVOIR passionnante, harassante, épuisante, qui ne laisse aucun répit ni à l’esprit ni au cœur » et d’une « immense fatigue » 39. VALÉRY GISCARD D’ESTAING Alors que se met en place l’alternance, je n’imagine pas d’autre avenir à court terme que celui de poursuivre ma carrière à la direction du Budget. J’ai été nommé chef de service, ce qui, dans la nomenclature de la rue de Rivoli, signifie que je suis l’adjoint du directeur du Budget, à l’époque Guy Vidal, et j’ai même commencé à exercer cette fonction à temps partiel en restant directeur de cabinet. Mais je sais que mon ambition suprême qui est, dans ces années-là, de devenir directeur du Budget est sérieusement compromise. Plus de deux années auparavant, le 1er janvier 1979 au matin, j’ai reçu un coup de téléphone du membre de cabinet de permanence qui m’avertit que Paul Déroche, le directeur du Budget en fonction, a succombé à un arrêt cardiaque pendant la nuit de la SaintSylvestre, en conséquence sans doute d’une partie de tennis imprudente dans le froid l’après-midi précédent. À cette époque, Jean Choussat occupe la position de sous-directeur et Guy Vidal, celle de directeur général des douanes. J’ai trente-huit ans, je suis directeur de cabinet du ministre du Budget et je crois être apprécié à tous les échelons de l’État, si bien qu’en mon for intérieur, je me prends à rêver que je pourrais être nommé à cette fonction. Les signaux que je reçois sont contradictoires. Certes Maurice Papon me soutient, mais je connais suffisamment les arcanes du pouvoir pour savoir que pour une telle nomination, ce soutien n’offre aucune garantie. Plus encourageante me paraît être la position du Premier ministre dont je sais à travers Francis Gavois que je suis son candidat. J’apprends aussi que, consulté, Jean 39. Écrit le 10 avril 1976. 127 BilgerBAt 128 11/05/04 9:43 Page 128 QUATRE MILLIONS D’EUROS Choussat que sa sensibilité de gauche aurait porté à décliner l’offre si elle lui avait été faite, a soutenu très énergiquement l’éventualité de ma nomination, y compris par une lettre personnelle adressée au secrétaire général de l’Élysée, Jacques Wahl. Cependant celui-ci douchera rapidement mes espoirs par un coup de téléphone sans équivoque, expliquant que ma candidature n’est pas la bienvenue, que je suis bien là où je suis où au demeurant on a besoin de moi et que mon tour viendra – peut-être ! – au cours du second septennat. Guy Vidal est donc nommé et quant au mirage du second septennat, il disparaît avec l’élection de François Mitterrand, Jean Choussat succédant fort logiquement à Guy Vidal en octobre 1981. Cette occasion manquée constitue l’épilogue logique d’une relation avortée avec le président de la République sortant. J’ai retrouvé un texte que j’ai écrit en février 1982, que j’ai intitulé « Valéry Giscard d’Estaing et le haut fonctionnaire », qui est resté dans mes cartons et qui traduit bien le sentiment de frustration et d’exaltation qu’a pu susciter le fait de travailler à l’ombre de ce grand homme. Certains pourront discuter l’adjectif que je viens d’utiliser et assimileront à de la flagornerie mes pensées secrètes de l’époque. Mais je persiste et signe : pour moi, Valéry Giscard d’Estaing reste avec Raymond Barre, le seul homme d’État français incontestable du dernier quart de siècle, ne serait-ce que pour sa vision de l’Europe. En exergue de ce texte, figure une citation de La Chartreuse de Parme 40 : « Son principal chagrin était de ne pas avoir adressé cette question au caporal Aubry : Ai-je réellement assisté à cette bataille ? Il lui semblait oui, et il eût été au comble du bonheur s’il en eût été certain. » Et il se poursuit de la manière suivante : « Plusieurs fois, il aurait eu l’occasion de l’approcher, de se faire reconnaître de lui. Mais à chaque fois, le hasard ou les circonstances l’en ont empêché. Jusqu’au vendredi 2 janvier 1981 où les corps 40. Stendhal, Première Partie, page 104, Jean de Bonnot, 1971. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 129 À L’OMBRE DU POUVOIR constitués devaient pour la dernière fois présenter leurs vœux au président Giscard d’Estaing et, où cinq mois avant la fin, après d’obscurs et loyaux services, s’entretenant sans doute moins d’une minute avec lui, il eut enfin le sentiment fragile et ultime que sa vassalité était admise et ses services étaient reconnus. En cet instant privilégié et fugitif et tandis que le Président informé, précis et concret l’interrogeait, des images du passé ressurgissaient. 1970 : il vient avec Jacques Delmas, inspecteur général des finances, de rédiger un rapport sur la mensualisation de l’impôt sur le revenu dont le ministre, Valéry Giscard d’Estaing, a décidé la publication et qu’il entend mettre en œuvre. Il doit y participer. Or le hasard le conduit ce jour-là à Alger pour une mission d’enseignement à l’École nationale d’administration algérienne. Jacques Delmas ira donc seul à cette réunion. 1971 : le projet de loi, qui traduit les conclusions du rapport, est discuté à l’Assemblée nationale. Le ministre fait envoyer deux cartons d’invitation qui, du haut de la loge ministérielle, lui permettent d’assister à son discours. 1972 : le débat s’achève à l’Assemblée nationale pour l’adoption de la loi de finances pour 1973. Dans la salle des Pas-Perdus, dans le coin des commissaires du gouvernement, il voit le ministre, debout, seul, près d’une des tables rondes, lisant un document. Personne ne l’approche : il est grand, élégant, inaccessible… 1978 : sa femme et lui sont invités à la Comédie Française par le Président en l’honneur du président de la République du Sénégal, Léopold Senghor en présence de madame Pompidou. Chacun est à sa place et ne la quittera pas. Il est entouré de ministres. Il ne lui parlera pas. 1979 : encore les vœux des corps constitués. La veille, Paul Déroche, le directeur du Budget est mort. Son successeur n’est pas désigné. Le Président passe devant lui, paraît ne pas le connaître ; il sait déjà qu’il n’est pas le successeur de Paul Déroche. Et voilà en cet instant au début de 1981 que le Président paraît tout connaître de lui, des efforts accomplis, du rôle joué, des respon- 129 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 130 QUATRE MILLIONS D’EUROS 130 sabilités assumées. Voilà, hommage suprême, qu’il se préoccupe de sa succession – alors qu’apparemment, elle n’est pas ouverte –, lui demande comment il la prépare et lui dit toute l’importance qu’il attache à cette fonction assumée obscurément, fidèlement, besogneusement pendant sept années. En cet instant, le travail fourni, les nuits et les dimanches sacrifiés, les forces dilapidées, tout trouve sa justification, car IL sait. » DÉPART De retour au Budget, j’assume donc désormais à plein temps la fonction de chef de service sans que le nouveau ministre délégué au Budget, Laurent Fabius ou son directeur de cabinet, Louis Schweitzer, fassent une quelconque objection, respectant ainsi la plus pure tradition républicaine. Adjoint du directeur, je gère le personnel de la direction du Budget, je la représente dans des occasions ou des affaires mineures, je remplace le directeur en cas d’absence et, surtout, je le conseille, notamment en lisant avant lui, toutes les notes qu’il est appelé à signer. Tâches agréables aux côtés d’un directeur d’une qualité humaine et professionnelle aussi exceptionnelle que celle de Jean Choussat qui a entre-temps remplacé très vite Guy Vidal, mais tâches néanmoins frustrantes et peu exaltantes qui me laissent le loisir de perfectionner le cours de politique budgétaire dont j’ai pris la charge à Sciences po succédant en cela à Renaud de la Genière, à sa demande, deux ans auparavant. Les mois passant et le choc du changement politique absorbé, je m’interroge néanmoins sur mon avenir, la perspective de devenir un jour directeur du Budget ayant disparu de l’horizon. Le hasard, la chance et l’amitié font leur œuvre. Un lundi matin – en mars 1982, si je me souviens bien –, Michel Pébereau, qui a suivi un itinéraire parallèle au mien en devenant chef de service à la direction du Trésor après avoir dirigé le cabinet de René Monory, entre dans mon bureau BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 131 À L’OMBRE DU POUVOIR qui n’est qu’à quelques couloirs du sien. Il me fait part de l’intention de son frère Georges, directeur général de la Compagnie générale d’électricité, de recruter un jeune haut fonctionnaire et me propose de le rencontrer. Je ne connais rien ou pratiquement rien de cette entreprise. Je sais qu’elle vient d’être nationalisée en dépit du combat acharné mené par son président, Ambroise Roux, pour la sauvegarde de l’entreprise privée. Ce dernier a en conséquence démissionné et a été remplacé par un ambassadeur de France, Jean-Pierre Brunet, tandis que son directeur général reste en place. Je ne connais pas non plus Georges Pébereau. En revanche, deux ou trois ans auparavant, j’ai déjeuné avec Philippe Dargenton, son directeur financier, à sa demande, déjeuner que j’ai interprété comme un sondage de prérecrutement du type de ceux que les inspecteurs des finances pratiquent parfois entre eux, mais aucune suite n’en est résultée. Le vendredi suivant, je rencontre Georges Pébereau pendant deux heures au siège de CIT-Alcatel, la filiale telecom de la CGE, rue Emeriau. Je n’ai pas de souvenirs précis de notre entretien, sinon que je suis ébloui et séduit par l’intelligence fulgurante de l’homme. Je ne m’attarde pas sur le contenu concret de la proposition qui, en fait, m’importe peu. Après plusieurs mois d’incertitude et de désarroi, Georges Pébereau m’offre l’opportunité unique de participer à ce que je pressens devoir être une grande aventure industrielle, sans trop mesurer ce que cela peut réellement être. D’emblée j’exprime un préjugé positif, lui demandant de formaliser sa proposition, y compris en termes de rémunération. Je m’en remets à lui de la fixer sans que je négocie quoi que ce soit, approche que j’ai toujours adoptée pendant toutes mes années industrielles et qui m’a valu d’être toujours traité convenablement, mais ne m’a pas permis, comme d’autres dans des circonstances semblables, de devenir ce que l’on appelle « riche ». Comme cette proposition répond à mon attente profonde, je consulte peu et je réfléchis vite. Le seul dont l’avis m’importe réelle- 131 BilgerBAt 132 11/05/04 9:43 Page 132 QUATRE MILLIONS D’EUROS ment est Raymond Barre qui me conseille sans hésiter d’accepter pour mettre fin à une situation « moralement et intellectuellement inacceptable ». Les choses vont ensuite très vite. Je rencontre Jean-Pierre Brunet qui me fait un accueil sympathique et chaleureux. Je demande ensuite l’accord des ministres du Budget et de l’Industrie à travers leurs directeurs de cabinet respectifs, Louis Schweitzer et Loïc Le Floch-Prigent, pour pouvoir être détaché auprès de ce qui est désormais une entreprise publique. Grâce à leur élégance d’esprit et de cœur, c’est une formalité, même si l’ambiance de l’époque n’est pas favorable à la « promotion » d’anciens hauts fonctionnaires, liés par leurs fonctions antérieures à la droite. Ainsi s’achèvent pour moi ces années vécues à l’ombre du pouvoir. Je continuerai certes à m’intéresser à la politique. Avec une douzaine d’anciens de Rivoli qui ont exercé des responsabilités variées pendant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, nous constituons un petit groupe qui se réunit sans interruption depuis lors, au début presque tous les mois et aujourd’hui une ou deux fois par an et qui échange informations, expériences et réflexions sur les grands problèmes du pays. Nous avons l’ambition de mettre le potentiel intellectuel et technique que nous représentons au service de l’homme ou des équipes qui, après ce que nous considérons être le désastreux intermède socialiste, sauront remettre le pays debout. Nous ne trouverons pas l’homme qui pourrait justifier notre engagement collectif et unanime. En revanche, de manière diverse, nous contribuons à la préparation de l’alternance de 1986 et notamment à celle des privatisations. Puis certains d’entre nous dont je suis s’efforcent d’aider Raymond Barre dans sa candidature présidentielle de 1988. Je me souviens d’avoir rédigé à son intention, seul ou avec des amis, des notes portant notamment sur la politique budgétaire, la politique fiscale ou la politique européenne. L’échec qui a suivi a marqué pour moi l’abandon définitif de toute velléité politique. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 133 À L’OMBRE DU POUVOIR Mais pour l’heure, le 1er juin 1982, je rejoins le siège de la Compagnie générale d’électricité à la rue La Boétie, quittant définitivement la rue de Rivoli où j’ai servi le ministère de l’Économie et des Finances, c’est-à-dire, à mes yeux, la quintessence de l’État, pendant quinze ans, jour pour jour. Et pour illustrer l’ambiguïté de ces périodes d’alternance, l’une des premières visites que je reçois est celle de cadres de « gauche », venant me dire tout l’espoir qu’ils mettent dans mon arrivée, moi qui suis « détaché » par un gouvernement socialiste, pour que les choses changent dans une entreprise dont les dirigeants n’ont pas compris ou ne veulent pas comprendre que les choses ont changé et qu’une entreprise nationalisée ne peut pas se gérer comme une entreprise privée ! REPÈRES Ces quinze années pendant lesquelles j’ai été au service de l’État ont vu se succéder les événements de mai 1968, le départ du général de Gaulle et les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 avec leurs conséquences économiques et sociales désastreuses. L’alternance de 1981 n’a donc pas constitué une vraie surprise, même si certains, dont j’ai été, ont jusqu’au bout espéré le miracle. Le surprenant, c’est qu’elle n’ait pas eu lieu en 1978. La raison tient sans doute au fait qu’en 1976, il y a eu alternance au sein de la majorité en place avec la nomination de Raymond Barre comme Premier ministre qui a ouvert l’espoir d’un changement. Mais en 1981, le rejet de cette alternance interne par une bonne partie de la majorité d’alors a mis fin à cette forme de renouvellement et n’a laissé d’autre issue au peuple français que de porter au pouvoir la coalition du « programme commun » de la gauche. Cet événement de première grandeur a évidemment marqué l’histoire du pays, mais il a aussi bouleversé beaucoup de destinées individuelles. Dans le microcosme de ce qui est encore la rue de 133 BilgerBAt 134 11/05/04 9:43 Page 134 QUATRE MILLIONS D’EUROS Rivoli, une génération de dirigeants ou de dirigeants potentiels se trouvent écartée des cheminements initialement envisagés, non pas, sauf exceptions, par sectarisme politique, mais parce que, quelle que soit la loyauté des hauts fonctionnaires, la bonne exécution des nouvelles politiques exige, à la tête des administrations, des responsables qui, sans être nécessairement engagés politiquement, n’ont pas une réaction d’allergie intellectuelle qui compromettrait leur efficacité. Une anecdote me revient en mémoire qui illustre les paradoxes de l’époque. Au tout début de 1982, avant que je ne rejoigne la CGE, l’administration des finances m’envoie en mission d’assistance technique en Hongrie pour y expliquer et y défendre la politique de nationalisation du nouveau gouvernement. Je m’acquitte de cette tâche devant un auditoire goguenard au premier rang duquel figure le directeur du Budget, Peter Medgyessi, futur Premier ministre, qui m’interpelle au regard de sa propre expérience de pays encore communiste, engagé dans un vaste programme de privatisation. Inutile de dire qu’en dépit des efforts que me dicte mon devoir à l’égard du gouvernement démocratiquement élu de mon pays, ma capacité de conviction est limitée. Ainsi, beaucoup d’entre nous se sont retrouvés dans des entreprises bancaires ou industrielles, nationalisées ou non, marquant ainsi le début d’un mouvement de départs de la fonction publique de grande ampleur qui ne s’est plus interrompu. Il s’agit désormais non plus de « parachutages » au sommet comme cela a été le cas parfois dans le passé, mais de recrutement à tous les niveaux de responsabilité de l’entreprise selon l’âge et l’expérience des candidats au départ et dans des conditions de concurrence normale avec les autres sources auxquelles elle peut avoir recours. En mai 1990, au cours d’un exposé sur « l’approche française des relations entre administration et entreprises publiques et privées » que m’a demandé le Thursday Club qui réunit périodiquement des hauts fonctionnaires britanniques à Cumberland Lodge dans le parc du château de Windsor, j’ai cité le chiffre de 725 anciens élèves de BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 135 À L’OMBRE DU POUVOIR l’ENA, occupant des fonctions de responsabilité dans l’industrie ou la banque, soit un cinquième de l’effectif en activité. Ce mouvement a constitué à mon sens un phénomène transitoire dont les effets commencent à s’estomper. Il est en effet lié à la réorientation des priorités des élites du pays. Le service de l’État ne constitue plus désormais le modèle de référence et ceux qui choisissent néanmoins cette voie le font en raison d’une vocation affirmée et raisonnée qui n’a pas de raison d’être remise en cause plus tard. Les métiers de l’entreprise, de la banque, de l’audit et du conseil sont désormais devenus la voie royale et le détour par l’État ne procure plus, sauf exceptions, aucun avantage particulier. Ainsi en même temps que l’alternance devient la règle dans le fonctionnement de nos institutions politiques, les transferts de cadres dirigeants du public vers l’entreprise seront moins nombreux que dans le passé. Certains, spécialisés dans l’opposition systématique à l’État, s’en féliciteront. D’autres regretteront que cette osmose se réduise, considérant que le partage d’expériences est toujours fructueux, même si malheureusement, jusqu’à présent, l’échange ne se fait que très peu dans l’autre sens, de l’entreprise vers l’État, faute d’avoir imaginé un mode de gestion des ressources humaines et des traitements financiers appropriés. 135 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 137 APPRENTISSAGES MES SOUVENIRS DES CINQ ANNÉES ET DEMIE passées rue La Boétie sont moins précis et présents dans ma mémoire que ceux de la rue de Rivoli ou, plus tard, de l’avenue Kléber. Peut-être est-ce un effet indirect du tourbillon que Georges Pébereau a imprimé en permanence à notre action et qui en quelque sorte a effacé les structures et les repères. Et cela d’autant plus que mes fonctions tout au long de ces années n’ont cessé d’être redéfinies et modifiées. PLAN À cette époque, la Compagnie générale d’électricité (CGE) vient d’être nationalisée. Elle est présidée par Jean-Pierre Brunet qui a remplacé Ambroise Roux depuis trois mois. Elle a un chiffre d’affaires de 66 milliards de francs, 10 milliards d’euros d’aujourd’hui, et pas loin de 200000 salariés. Elle a 1000 filiales. Le conglomérat est présent dans les équipements électriques sous toutes les formes possibles, notamment avec Alsthom et CGEE-Alsthom, dans le bâtiment et le génie civil avec la SGE, dans l’ingénierie avec Sogelerg-Sogreah, dans les Câbles avec Câbles de Lyon, dans les télécommunications avec Cit-Alcatel et dans beaucoup d’autres activités, telle la Générale occidentale. À mon arrivée, je suis nommé directeur de la planification. Ce titre d’apparence prestigieuse pour quelqu’un nourri de la culture de BilgerBAt 138 11/05/04 9:43 Page 138 QUATRE MILLIONS D’EUROS Rivoli n’a cependant aucune réalité concrète. Je n’ai en fait ni direction, ni collaborateurs et je comprends vite que, pour fonctionner et réussir dans l’univers dans lequel je suis en train d’entrer, le premier piège à éviter est l’ambition de devenir un centre de coûts. La tâche qui m’est confiée est de piloter la mise au point avec l’État du contrat de plan qui doit régir les relations entre la CGE récemment nationalisée et son nouvel actionnaire. Ma mission est claire : satisfaire l’État en produisant le document, le « plan », qui sera la base de ce « contrat » et protéger l’entreprise et ses filiales du délire bureaucratique auquel pourrait donner lieu son élaboration si nous n’y prenons garde. Je décide donc de proposer de ne m’entourer que de trois collaborateurs, l’une, à temps plein, une économiste, Marie-Rose Yatsimirsky, qui fait déjà partie du siège et qui a travaillé dans le passé essentiellement avec Ambroise Roux et deux autres, à temps partiel, un administrateur de l’Insee, Philippe Fondanaiche, qui élabore les statistiques du groupe et Marc Flavigny, un contrôleur de gestion qui dépend de la direction financière. Pour le reste, j’imagine de travailler en réseau avec les responsables des analyses stratégiques et les responsables financiers des filiales. Tout le monde, et en particulier Georges Pébereau, applaudit à cette organisation dont le coût supplémentaire est limité à mon salaire et à celui de ma secrétaire ! Je fais en sorte aussi que toute discussion avec les hauts fonctionnaires de l’industrie et des finances sur le projet de contrat de plan passe exclusivement par moi. Je me rends aux réunions soit seul, soit accompagné de tel ou tel « stratège » de filiale dont l’examen est à l’ordre du jour. Pourtant, avec Georges Pébereau, nous souhaitons également utiliser cet exercice pour expliciter et formaliser la stratégie du groupe. La CGE est alors une entreprise solide financièrement, mais avec une performance médiocre, au moins exprimée en termes de marge opérationnelle sur le chiffre d’affaires, une taille encore insuffisante et un horizon trop exclusivement hexagonal. L’idée est, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, de tirer parti de cette BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 139 APPRENTISSAGES période de nationalisation que nous espérons transitoire pour régler quelques problèmes de frontière en France et pour dynamiser notre expansion internationale. Le plan fournit l’occasion d’afficher nos ambitions et de préparer notre actionnaire unique du moment à les soutenir. Je n’ai pas conservé ce document, ni le contrat qui l’a suivi, mais je me souviens que toutes les grandes actions stratégiques qui ont marqué les dix années suivantes y figurent plus ou moins explicitement. C’est le résultat d’un intense dialogue au sommet que j’ai mené avec les dirigeants de filiales et surtout avec Georges Pébereau. Tout y est : la cession de la SGE, la rectification de frontières avec Thomson, l’entrée dans Framatome, la grande alliance internationale d’Alstom, celles d’Alcatel… FINANCES Cette tâche accomplie je suis nommé directeur de la planification et du contrôle budgétaire. Ce titre a donné lieu à une bataille sémantique qui, comme c’est souvent le cas, reflète un débat de fond. L’intention initiale est de parler de contrôle de « gestion », mais cette expression se heurte à l’hostilité des filiales qui y voient une volonté du siège ou du holding nationalisé de s’impliquer de manière excessive dans la conduite opérationnelle du groupe. Nous expliquons que l’objectif n’est pas celui-là, mais de nous doter d’un instrument permettant de prévoir et de piloter le résultat. C’est l’époque héroïque où les comptes consolidés sont encore dans l’enfance et où les comptes sociaux règnent en maître. Mais les temps changent et le « carnet noir », célèbre au sein du groupe, qu’utilise le directeur financier pour bâtir sur un coin de table les comptes consolidés n’est plus suffisant. Dans la suite du plan qui vient d’être finalisé, je mets donc au point avec Marc Flavigny et Philippe Fondanaiche, un processus d’élaboration de budgets annuels, révisés à mi-année et faisant l’objet 139 BilgerBAt 140 11/05/04 9:43 Page 140 QUATRE MILLIONS D’EUROS de comptes rendus mensuels très légers. Ce dispositif nous permet petit à petit d’avoir une vision plus continue de l’évolution de la performance du groupe et de mesurer où nous allons sans qu’il soit nécessaire d’attendre la clôture des comptes pour le savoir. Tout cela paraît évident aujourd’hui, mais dans la CGE de l’époque, cela ne l’est pas ! L’étape suivante est ma nomination en 1985 comme directeur financier, directeur des services économiques et financiers selon l’appellation barbare en vigueur au sein de la CGE. Je succède dans cette fonction à Philippe Dargenton qui demeure encore quelque temps au siège comme directeur général adjoint, puis directeur général. Ma mission est simple : moderniser la fonction financière, financer l’expansion du groupe qui commence à prendre forme, tout en ayant à l’esprit que le socialisme alors triomphant n’aura qu’un temps et que reviendra un autre temps, celui de la privatisation. Au cours de cette période, après m’être contenté d’utiliser les ressources humaines existantes, je recrute néanmoins deux collaborateurs dont le destin ultérieur confirmera les talents. Luc Vigneron, d’abord, est un jeune ingénieur des ponts et chaussées que j’avais fait entrer à la direction du Budget en 1982 et que je fais venir à la CGE en 1984 pour prendre en charge l’analyse stratégique. Il poursuivra sa carrière à Alcatel après 1986 avant de devenir le patron du GIAT, contraint de gérer sa restructuration drastique. C’est l’époque aussi où, sous réserve de l’exception tardive de Philippe Jaffré, pour la première et d’ailleurs unique fois pendant ma carrière industrielle, je recrute un jeune inspecteur des finances de grand talent, Jean-Jacques Augier, qui en un laps de temps très réduit, contribuera à quelques actions décisives, après avoir servi brièvement d’assistant à Georges Pébereau. C’est lui qui ira au charbon, pour bâtir le système de consolidation des comptes de la CGE et c’est lui aussi qui animera et conclura les négociations financières conduisant au rachat des activités télécommunications d’ITT. Il nous quittera d’abord pour diriger le Groupe G7 et ensuite, devenu un véritable entrepreneur, pour créer son propre petit groupe industriel. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 141 APPRENTISSAGES CHANGEMENTS En 1986, intervient une nouvelle réorganisation, annoncée en janvier à l’occasion de la cérémonie traditionnelle des vœux, par Georges Pébereau qui est devenu président-directeur général de la CGE entre-temps. Je suis nommé directeur général adjoint, ajoutant à mes fonctions financières, la tutelle des filiales « énergie » du Groupe, Alsthom, CGEE-Alsthom, la future Cegelec et aussi Framatome au capital de laquelle nous venons d’entrer. Cette nouvelle promotion intervient cependant dans un environnement qui devient de plus en plus délétère. Les élections législatives qui verront la victoire de la droite approchent et chacun se positionne dans cette perspective. Georges Pébereau a longuement hésité à accepter d’être nommé président à la place de Jean-Pierre Brunet, craignant que la droite ne lui reproche cette désignation par un gouvernement de gauche. Il peut espérer qu’il lui sera tenu gré d’avoir maintenu Edouard Balladur à la tête de GSI, l’une des filiales de la CGE, pendant les « années noires » ainsi que de la présence à ses côtés, parfois contestée, de Pierre Suard, directeur général d’Alcatel, après avoir été président-directeur général des Câbles de Lyon, et qu’on suppose engagé au RPR. Ces espoirs sont déçus et un samedi après-midi de juillet 1986 alors que je suis à la campagne, je reçois un coup de téléphone de sa part, me disant qu’il vient d’être reçu par le ministre d’État, ministre de l’Économie et des Finances, Edouard Balladur, qui lui a notifié son remplacement à la tête de la CGE par Pierre Suard. Le motif avancé est qu’un président désigné pour gérer une entreprise nationalisée n’est pas qualifié pour conduire sa privatisation. Ainsi se termine brutalement ma collaboration de quatre années avec Georges Pébereau. 141 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 142 QUATRE MILLIONS D’EUROS 142 RUPTURE Les circonstances dans lesquelles Georges Pébereau reviendra sur le devant de la scène à l’occasion du raid avorté sur la Société générale mené par Marceau Investissement ont injustement occulté l’œuvre qu’il a accomplie à la CGE. Tout cela paraît bien lointain aujourd’hui alors que l’héritage stratégique qu’il a laissé – un peu comme celui de Lord Weinstock à GEC – a été dilapidé par une succession de dirigeants de moindre inspiration. Pendant ces quatre années en effet, à marches forcées, la CGE a radicalement changé de nature se spécialisant et acquérant une dimension mondiale et la taille critique dans deux domaines majeurs, l’énergie et les télécommunications. Elle a ainsi été allégée par la cession à Saint-Gobain de la SGE, entreprise qui n’a pas la taille adéquate et qui incorpore des risques élevés. Les activités télécommunications de Thomson ont été récupérées en échange d’activités militaires sans avenir au sein de la CGE, mettant fin à une ruineuse concurrence franco-française. La CGE prend 40 % du capital de Framatome en association avec Dumez, entreprise privée qui en acquiert 12 % et avec la perspective d’en prendre le contrôle en cas de désaccord entre les deux partenaires. Et, enfin et peut-être surtout, après de longues explorations alternatives avec ATT et Northern Telecom, elle se trouve en situation de racheter les activités télécommunications du géant américain ITT. La manière dont ces opérations ont été conçues et conduites a grandement influencé ma propre approche stratégique quand, plus tard, j’ai eu la responsabilité d’Alstom. Georges Pébereau est l’un de ceux qui, dès cette époque, ont compris qu’il faut adopter d’emblée une vision industrielle mondiale, même si une consolidation européenne peut être utile. Il est extrêmement attentif aux valorisations des entreprises achetées et aux risques qu’elles peuvent incorporer, de sorte que toutes les opérations qu’il a conduites se sont révélées plus tard très avantageuses financièrement pour la CGE. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 143 APPRENTISSAGES Je me souviens par exemple de la négociation avec le commissariat à l’Énergie atomique pour le rachat d’une part du capital de Framatome en liaison avec Dumez, à l’époque dirigé par Jean-Paul Parayre. Georges Pébereau n’est jamais satisfait des résultats successifs de la négociation que je mène pour son compte avec Gérard Renon, l’administrateur général du commissariat à l’Énergie atomique. Il me pousse continuellement jusqu’à la rupture, obtenant à chaque épisode une satisfaction supplémentaire, jusqu’à la nuit finale, où, après que j’ai fait, pendant la journée et jusqu’à neuf heures du soir plusieurs fois l’aller-retour entre la rue de la Fédération et la rue La Boétie, je lui dis que j’ai épuisé ma crédibilité et qu’il faut arrêter. Il prend alors le relais pour une ultime discussion par téléphone avec Gérard Renon qui dure deux heures et qui se termine à minuit par une réduction supplémentaire de 5 millions d’euros, aboutissant à un prix final pour 100 % de Framatome de l’ordre de 250 millions d’euros, alors qu’Alcatel Alsthom revendra quelques années plus tard une partie de sa participation sur la base d’une valorisation de 1,1 milliard d’euros ! Se battre jusqu’au bout, ne jamais être satisfait du résultat, considérer qu’il y a toujours une amélioration possible, telle est la leçon que me donne Georges Pébereau. SYSTÈME 12 Un autre épisode a influencé la manière dont plus tard j’ai abordé l’achat d’ABB Power et explique pour partie l’opportunité qu’a représenté à mes yeux la reprise de sa technologie des turbines à gaz de grande puissance. Quand il s’est agi d’acquérir les activités télécommunications d’ITT, le sujet essentiel qui préoccupent tous ceux – responsables d’Alcatel Cit, dirigeants de la CGE, hauts fonctionnaires de Rivoli ou de Grenelle représentant notre actionnaire, l’État – qui ont leur mot à dire dans la décision finale, concerne le Système 12. Le système 12 est le central téléphonique de nouvelle génération développé par ITT qui concrétise le passage de l’électromécanique au 143 BilgerBAt 144 11/05/04 9:43 Page 144 QUATRE MILLIONS D’EUROS digital. Alcatel CIT a engagé des développements analogues sous le nom de E 10, mais se trouve à un stade moins avancé. Le Système 12 constitue un élément essentiel de la valeur de ce qu’il est envisagé d’acheter. ITT a dépensé des sommes considérables pour le mettre au point et affirme qu’il l’est, mais cette affirmation n’a pas encore été validée par le marché et par l’expérience, les premiers systèmes 12 étant à peine commercialisés. Il faut donc se convaincre et convaincre notre actionnaire que cette technologie est viable et que nous avons raison de payer relativement cher pour l’acheter. Georges Pébereau m’envoie au contact de l’État pour expliquer que tel est bien le cas, moi qui ne suis pas un ingénieur et dont toute la compétence en la matière repose sur l’ouï-dire. Je suis, il est vrai, assisté de François Petit, un dirigeant d’Alcatel qui, lui, sait de quoi il parle. Pour autant et jusqu’à la fin, Georges Pébereau conserve un doute persistant et s’efforce par de multiples réflexions et discussions de limiter le champ de l’incertitude. Celui qui emporte finalement la décision est Pierre Suard, directeur général de Alcatel CIT, qu’il charge de l’expertise et de la synthèse finales sur cette question. Pierre Suard est de loin, à l’époque, le meilleur manager technique et industriel de la CGE. Il aime et connaît les produits et les usines. Son jugement en la matière est d’une sûreté à toute épreuve, comme j’aurai l’occasion de m’en rendre compte par la suite quand il sera l’un de mes deux actionnaires dans Gec Alsthom. Un soir, la veille du jour où il faut signer ou ne pas signer le memorandum of understanding avec Rand Araskorg, le patron d’ITT, il rejoint un petit groupe de dirigeants réunis autour de Georges Pébereau, qui attendent, haletants son verdict qu’il rend avec sa sobriété coutumière par un simple « On peut y aller ! ». Et il a raison, comme le montrera la suite, puisque, grâce au système 12, dont ITT a supporté, seul, le poids considérable du développement, passant la main, comme épuisé, Alcatel s’imposera à brefs délais comme le leader mondial de la commutation téléphonique digitale. Pour ma part, je retiens de cet épisode que beaucoup de valeur peut résulter de la récupération d’une technologie nouvelle créée par BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 145 APPRENTISSAGES d’autres pour peu que les vérifications préalables nécessaires soient effectuées. Plus tard, quand je dois prendre une décision analogue pour la technologie des turbines à gaz de grande puissance, rachetée à ABB, je confie à Claude Darmon le rôle qu’a joué Pierre Suard dans le système 12. Moins favorisés par la chance, nous n’éviterons cependant pas la tragédie en dépit de toutes les précautions prises. GEORGES PÉBEREAU Ce que j’ai cependant retenu de plus essentiel de Georges Pébereau, c’est ce que j’appellerai la quintessence de la stratégie, ce mélange indissociable d’audace dans la pensée, de profondeur dans l’analyse des faits et des rapports de force, de sens de la durée et de la patience, de subjectivité dans la négociation, de détermination dans la conclusion et de prudence dans l’exécution. Que d’audace et de patience a-t-il fallu pour faire émerger et mûrir le dialogue avec ITT ! La première rencontre entre Rand Araskorg, assisté à l’américaine, par son lawyer, et le petit « Frenchie » tout seul qui vient tout de go lui proposer de le racheter, est glaciale. Ensuite ayant quelque peu progressé, il faut prendre sur soi pour satisfaire la demande insultante de produire une lettre de banquiers, certifiant que nous sommes capables de payer 4 milliards de francs, somme considérable à l’époque. Je dois à la vérité de dire que les deux banquiers que, comme directeur financier, je sollicite à cette fin, Société générale et BNP, produisent cette lettre sans barguigner et sans autre forme de procès en vingt-quatre heures. Heureuse époque ! Pour être francs, nous sommes probablement légèrement inconscients avec notre mauvais anglais, nos équipes squelettiques face aux bataillons de financiers et de lawyers américains et notre taille qui représente la moitié de ce que nous achetons. Pourtant, sous la direction de Georges Pébereau, nous avons osé ! Cet homme exceptionnel a cependant suscité plus d’inimitiés que de loyautés. Ceux qui, comme moi, sont fascinés par son intelligence 145 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 146 QUATRE MILLIONS D’EUROS 146 et que leur équilibre personnel protège de son influence déstabilisatrice, n’ont pas de difficultés à lui être fidèles et loyaux, tant les chemins sur lesquels il nous engage, nous stimulent et nous donnent le sentiment de participer à une grande aventure industrielle. En revanche, ceux à qui leur profil ou leur caractère n’assurent pas la même indépendance d’esprit, sont laminés ou écrasés. Je me souviens d’une des premières réunions du comité de direction de la CGE à laquelle je participe. L’un de nos collègues s’est fait tellement agonir de réprimandes et de commentaires désobligeants sur ses capacités intellectuelles qu’en sortant, je dis à François de Laage de Meux, le directeur général adjoint, que sans doute, il lui sera demandé de nous quitter rapidement. Il me détrompe en me disant que c’est le style de notre directeur général et que la seule manière de réagir est de faire le gros dos et de continuer. Et de fait Georges Pébereau ne se sépare pas de ses collaborateurs, bons ou mauvais, tout en traînant beaucoup d’entre eux plus bas que terre, y compris, ceux plus illustres ou plus valeureux que d’autres qui trouveront plus tard des occasions de se souvenir de la manière dont ils ont été traités. Cette manière d’agir et de parler n’est pas limitée aux collaborateurs directs. Beaucoup d’interlocuteurs en font les frais dans les entreprises, les cabinets ministériels, les administrations ou la presse. Cette intelligence ne tolère pas la médiocrité et ne respecte que l’excellence et éprouve le besoin de le dire et de l’affirmer sans fards ni complaisance. Rancœurs et inimitiés s’accumulent et ne demandent qu’à s’exprimer dès que les circonstances le permettront. PIERRE SUARD C’est ainsi qu’en juillet 1986, Pierre Suard devient président-directeur général de la CGE. J’ai appris plus tard qu’avant son départ, Georges Pébereau a pensé me nommer directeur général de la CGE, Pierre Suard devenant pleinement responsable de CIT Alcatel, fusionnée avec ITT Telecom et qu’il a déjà parlé de moi, à cette époque, de manière pour le moins prématurée, même à mes yeux, comme son BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 147 APPRENTISSAGES successeur potentiel. De surcroît je crois que Edouard Balladur a suggéré à Pierre Suard de me conserver auprès de lui. Ce dernier n’est pas homme à aimer les cartes forcées. Mais, peutêtre parce qu’après tout, il a une certaine estime pour moi, il fait contre mauvaise fortune bon cœur et me demande de rester dans son équipe comme directeur général adjoint et directeur financier, mais en me retirant la tutelle des filiales énergétiques, l’autre directeur général adjoint, chargé des affaires industrielles, étant Bernard Pierre. Ce schéma ne me pose pas de problème de fond car je considère cette mission de tutelle comme très artificielle dès lors qu’en réalité les relations avec les filiales sont très naturellement gérées par l’ensemble de la direction générale. Ma préoccupation est différente. En effet, l’automne précédent, Jean-Pierre Desgeorges, le président-directeur général d’Alsthom, filiale contrôlée par la CGE tout en étant cotée en Bourse, m’a proposé de le rejoindre pour remplacer Paul Legrand, son secrétaire général, qui se prépare à prendre sa retraite et m’intégrer à la direction générale dont le troisième homme est Paul Combeau. Cette offre m’attire en ce qu’elle satisfait cette aspiration à l’opérationnel qui anime tout responsable fonctionnel et peut-être aussi en raison de l’hérédité alsacienne de l’entreprise. Mais en même temps, elle peut paraître manquer de visibilité et de panache. Je surmonte dans mon esprit cet inconvénient que tous ceux auxquels j’en parle, notamment Georges Pébereau, mettent en avant, en me disant qu’il y a dans toute carrière des détours productifs et que, peut-être, cet adoubement opérationnel me réservera de bonnes surprises sans que j’imagine réellement à l’époque ce que l’avenir me réservera. PRIVATISATION Quand j’explique tout cela à Pierre Suard, il me dit qu’il ne peut pas me laisser partir tout de suite, qu’il a besoin de moi pour la privatisation de la CGE et qu’ensuite, si je persiste, je pourrai rejoindre Alsthom. 147 BilgerBAt 148 11/05/04 9:43 Page 148 QUATRE MILLIONS D’EUROS Avec le recul, je pense que ce scénario lui a bien convenu. D’une part, il peut utiliser mon potentiel de relations avec la direction du Trésor pour ce qui est son objectif immédiat et prioritaire, la privatisation. D’autre part, il a la possibilité d’achever à terme de compléter son équipe, par un fidèle, André Wettstein, au demeurant homme compétent et solide, qui a été son directeur financier aux Câbles de Lyon. Je reste donc à la CGE jusqu’au 7 octobre 1987, date qui marque le terme de l’opération de privatisation. Celle-ci est un succès même si elle est particulièrement complexe. En effet avec Pierre Suard, nous considérons qu’il faut tout à la fois purger le passif de la nationalisation et doter l’entreprise d’un bilan lui permettant de financer de manière convenable les actions stratégiques en cours et notamment l’acquisition de ITT Telecom. C’est la raison pour laquelle nous cherchons et nous réussissons à compléter l’offre publique de vente des titres détenus par l’État par la conversion en actions des titres participatifs, émis pendant la période de nationalisation et par une augmentation de capital. À ces trois opérations, déjà délicates, nous ajoutons une augmentation de capital, réservée aux salariés, à travers un fonds commun de placement, et la constitution d’un noyau dur d’actionnaires stables. C’est encore le far west des privatisations même si, pour ce qui concerne les entreprises industrielles, Saint-Gobain nous a ouvert la route. Véritables néophytes, nous découvrons les joies de la communication financière. Pour faire connaître le groupe et les fleurons anciens et nouveaux de notre empire aux analystes et aux journalistes, nous affrétons un Boeing 727 pour leur faire faire une tournée de trois jours en Europe, en France, en Allemagne et en Italie. Nous faisons des roadshows bien frustes par rapport à ceux d’aujourd’hui. Aux États-Unis, Pierre Leroux, le directeur financier d’Alcatel-CIT, et moi avons deux convives à un petit-déjeuner à Boston et moins de dix, à un déjeuner à New York, interlocuteurs auxquels nous faisons une courte présentation dans ce qui est indiscutablement un très mauvais anglais. Et aucun investisseur ne souhaite nous BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 149 APPRENTISSAGES rencontrer à titre individuel en dépit des efforts déployés par Morgan Stanley, le chef de file de l’opération de privatisation ! Nous lançons parallèlement une campagne publicitaire à la fois à la télévision et dans la presse où nous associons l’image de la CGE à celle de Jules Verne avec le slogan évocateur de « l’esprit de conquête ». Au total, cette opération multiforme est un grand succès. La partie du capital après augmentation cédée sur la Bourse de Paris a été souscrite plus de sept fois. 50 % des salariés ont souscrit plus de deux fois et demi l’offre qui leur était faite. Quant à la part réservée aux marchés internationaux elle a été souscrite plus de quinze fois. Enfin le taux de conversion des titres participatifs a été de 97,8 % ! Mais comme il est d’usage en France, sitôt réalisée, l’opération donne lieu à des soupçons et des critiques aussi politiciens qu’injustifiés, centrés sur le thème du « bradage » du patrimoine de l’État, au motif que l’offre publique de vente n’a « rapporté » qu’un peu plus de 6 milliards de francs à l’État alors que l’entreprise a « bénéficié » pour plus de 15 milliards de francs de la conversion des titres participatifs et d’une augmentation de capital. Cette campagne s’essouffle cependant rapidement et la commission d’enquête parlementaire qui, en 1989, après le nouveau changement de majorité, analyse toutes les opérations de privatisation, menées depuis 1986, ne relève aucun élément à charge méritant considération 41. Je préfère conserver de cette période un autre souvenir qui symbolise, me semble-t-il, beaucoup mieux l’œuvre accomplie. C’est à l’automne 1986. Les interminables discussions contractuelles qui précèdent inévitablement tout accord, digne de ce nom, dès lors qu’il implique un partenaire américain et qui mobilisent des armées de 41. Rapport n° 969 de la commission d’enquête sur les conditions dans lesquelles ont été effectuées les opérations de privatisation d’entreprises et de banques appartenant au secteur public depuis le 6 août 1986 – Assemblée nationale – Président : Raymond Forni – Rapporteur : Raymond Douyère : ma propre audition figure aux pages 515 à 527 du rapport. 149 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 150 QUATRE MILLIONS D’EUROS 150 juristes et de financiers, se sont terminées à Paris. Il ne reste plus qu’à signer et à payer et cela doit se faire à Bruxelles au siège européen d’ITT. Rand Araskorg dispose, pour cette négociation, de trois avions, faisant partie de la flotte d’ITT, et nous propose de transporter de Paris à Bruxelles la petite équipe de la CGE, quatre personnes y compris Pierre Suard et moi-même. Mais Pierre Suard considère que l’occasion mérite que nous ayons notre propre moyen de transport et nous louons un petit avion, peut-être un Falcon 10, mais plus probablement un avion à hélices, démarche qui ne nous est pas habituelle. Les quatre avions décollent du Bourget, atterrissent et viennent se ranger à Bruxelles, si j’ose dire, en file indienne. Sur ce dernier aéroport, stationnent ainsi côte à côte, les trois gros avions d’ITT d’où sortent des dizaines de collaborateurs et le petit avion de la CGE d’où descendent quatre individus, confrontation « physique » qui résume bien ce qui se passe ce jour-là : rachat par un petit européen d’une activité technologique d’avenir, employant des dizaines de milliers de salariés dans le monde, à une multinationale américaine mythique, littéralement épuisée par ses efforts et abandonnant la partie. Le résultat de « l’esprit de conquête » en somme ! REPÈRES Le paradoxe est en effet que, par une véritable « ruse de l’histoire », les nationalisations de 1982 ont permis aux grandes entreprises industrielles du pays de devenir en quelques années plus fortes, plus performantes, plus internationales et mieux armées que jamais pour la compétition mondiale 42. 42. Dans un article de L’Express du 6 décembre 1985, Philippe Simonnot résumait cette thèse de manière saisissante : « Les nationalisations ont rendu possible la restauration du capitalisme en France. » BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 151 APPRENTISSAGES Ces entreprises n’ont constitué ni le fer de lance de la politique industrielle, ni l’instrument de lutte contre le chômage, ni la vitrine des relations sociales, tout ce dont avait rêvé le législateur socialiste de 1982. Elles ont certes maintenu un rythme important d’investissement dans la lancée de leurs efforts antérieurs, mais le ralentissement conjoncturel les a contraints de le modérer. De même, après avoir stabilisé leurs effectifs, elles ont dû, à leur tour, entrer dans la voie des suppressions d’emploi. Enfin leur capacité d’innovation sociale a été limitée par les contraintes de la modernisation. Pour autant ces entreprises n’ont pas subi non plus le discrédit international, l’effondrement financier et le risque de « statufication » que leur prédisaient les contempteurs des nationalisations. Bien au contraire, beaucoup d’entre elles ont donné une ampleur nouvelle à leur développement international et s’y sont peut-être senties encouragées, au moins autant que par le passé, par les pouvoirs publics. Leurs comptes sont restés positifs quand ils l’étaient ou se sont progressivement redressés quand ils ne l’étaient pas. L’unicité d’actionnaire leur a permis une grande mobilité stratégique au plan national, et les a ainsi conduits à rationaliser leurs activités à un rythme que le jeu capitaliste normal aurait ralenti ou interdit. Enfin l’adaptation nécessaire des effectifs s’est opérée dans des conditions doublement imprévisibles, d’une part parce que l’État dans le cadre de la législation en vigueur dès avant 1981 a su prendre, la plupart du temps, ses responsabilités, d’autre part parce que l’amélioration du dialogue social a facilité la mise en œuvre de ces opérations. Ces faits ont ainsi démenti les analyses et les pronostics qui avaient constitué l’essentiel du débat sur la nationalisation industrielle. Ce faisant, ils ont inauguré la réconciliation des Français avec leur industrie, favorisée par la convergence, à l’époque, surprenante, du discours modernisateur de la gauche et du discours libéral de la droite et qui a permis son essor dans les vingt années qui ont suivi. Ce n’est qu’au début de ce siècle que, par un phénomène historique classique de retour de balancier, les prémices d’une remise en cause de cet acquis consensuel de l’alternance de 1981 commencent à 151 BilgerBAt 152 11/05/04 9:43 Page 152 QUATRE MILLIONS D’EUROS apparaître comme conséquence de la crise économique, de l’éclatement des « bulles » financières et de la vogue de l’anti-mondialisation. La fin de ces années d’apprentissage offre aussi l’occasion de s’arrêter un instant sur ce qui oppose ou rapproche la pratique des entreprises publiques ou privées et de l’Administration. La différence des finalités, maximisation du profit d’un côté et recherche de l’intérêt général de l’autre, est patente même si on peut démontrer que la première concourt indirectement à la seconde. Moins évidente est la thèse habituellement défendue de la plus grande efficacité du fonctionnement des entreprises par rapport à celui des administrations. Ce que j’ai retiré de mon expérience est que les entreprises ne sont en règle générale pas intrinsèquement mieux organisées ou plus performantes que les administrations, mais que leur avantage dans cette compétition est qu’elles ont la capacité d’identifier et de corriger plus vite les dysfonctionnements et de remplacer plus rapidement les responsables insuffisants. Un autre avantage que cultivent davantage les petites et moyennes entreprises que les grandes est qu’elles sont capables d’exiger et d’obtenir en moyenne une plus grande intensité et une plus grande concentration dans l’effort professionnel. Je dis en moyenne, car je dois à la vérité de témoigner que dans mes quinze ans de service public et mes vingt et une années de vie industrielle, je n’ai pas rencontré d’organisation où l’on ait davantage travaillé qu’à la direction du Budget ou dans un cabinet ministériel du ministère de l’Économie et des Finances. Quant à la différence entre les entreprises publiques et privées, je n’ai pas de témoignage substantiel à présenter. Le passage de la CGE dans le secteur public a en effet été trop court pour qu’elle puisse être représentative d’un profil traditionnel d’entreprise publique. Tout au plus ai-je perçu les premiers symptômes de ce qui aurait pu devenir un mal fatal, les velléités de politisation de certaines nominations ou révocations et les tentatives d’imposer des solutions industrielles inspirées par les nécessités politiques plus que par la logique des entreprises. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 153 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ PRÉLUDE EN OCTOBRE 1987, JE QUITTE DONC LA CGE pour rejoindre ce qui est encore Alsthom avec un « H » et j’en deviens le secrétaire général, abordant ainsi la dernière étape de ma vie professionnelle, une dernière étape qui va durer seize ans. À cette époque Alsthom est une belle société française qui a construit sa prospérité sur sa position de fournisseur privilégié d’EDF pour la partie conventionnelle du programme nucléaire, de la SNCF pour les trains à grande vitesse et de la RATP pour les métros et sur le soutien financier public pour quelques grands projets à l’exportation. Alsthom est aussi en train d’achever le regroupement d’une grande partie de l’industrie française de son domaine. L’entreprise a un chiffre d’affaires de 28 milliards de francs, soit 4,2 milliards d’euros d’aujourd’hui. Elle a un résultat net de 455 millions de francs, soit 69 millions d’euros. Elle emploie 50 000 personnes dont un peu plus de 4 000 hors de France. Elle exporte la moitié de son chiffre d’affaires. Alsthom est cotée en Bourse, mais a un actionnaire majoritaire, la Compagnie générale d’électricité. Elle est organisée en sept divisions : électromécanique, centrales énergétiques, transports ferroviaires, appareillage électrique, transformateurs, robotique et matériaux et constructions navales. BilgerBAt 154 11/05/04 9:43 Page 154 QUATRE MILLIONS D’EUROS Jusqu’à mon arrivée, Alsthom est dirigé par un triumvirat compétent et énergique formé de Jean-Pierre Desgeorges qui en est le président-directeur général, son adjoint industriel, Paul Combeau et, son adjoint financier, Paul Legrand. Jean-Pierre Desgeorges, avant de devenir le responsable de l’ensemble de l’entreprise, a dirigé l’activité chaudières et centrales électriques. Même s’il a l’ambition d’être un stratège, c’est avant tout un commerçant dans l’âme, vif, expéditif et intuitif. Il saisit vite les hommes et les situations et sait les exploiter au mieux des intérêts dont il a la charge. Il aime se mettre en avant, notamment pour communiquer, ce qui ne lui évite pas toujours des pas de clerc et complique ses relations avec son actionnaire majoritaire. Paul Combeau est beaucoup plus réservé. Il vient de la CEM, la filiale française de Brown-Boweri, l’homologue suisse d’Alsthom, qui a été rachetée quelques années plus tôt. C’est un industriel extrêmement compétent aussi bien dans la technologie que dans la production. Il gère avec discernement les relations sociales de l’entreprise et est profondément respecté par les syndicats. Le troisième homme, le secrétaire général, Paul Legrand, celui que je remplace, tient la maison en appliquant une discipline de gestion et une politique financière extrêmement rigoureuses. Il gère en direct le financier et le juridique, sait tout de ce qui se passe et est redouté aussi bien par les opérationnels que par ses collaborateurs. Je m’interroge sur ma capacité à le remplacer tel quel. Heureusement je découvre vite que l’entreprise dispose de collaborateurs solides et loyaux dans le domaine fonctionnel et que la tâche est moins de remettre de l’ordre que d’essayer d’introduire des ferments de changement et de modernisation. C’est d’ailleurs ce que Jean-Pierre Desgeorges attend de moi dans le domaine qui est le mien. C’est pourquoi je m’attache rapidement à promouvoir une nouvelle génération de collaborateurs. Je nomme Yves de la Serre, directeur financier, je recrute Pascal Durand-Barthez en provenance d’Alcatel comme directeur juridique et je fais venir Patrice Mantz de la rue de Rivoli pour préparer l’avenir dans le domaine financier. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 155 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ La situation de l’entreprise est saine. Elle dispose de près de 1 milliard d’euros de trésorerie nette et les commandes rentrent, 9 % de progression en 1988 par rapport au niveau élevé de 1987. Pourtant la rentabilité reste médiocre, moins de 10 % de retour sur fonds propres et moins de 2 % sur le chiffre d’affaires. Mais surtout la perspective du quasi-achèvement du programme nucléaire et du ralentissement des investissements ferroviaires est acquise et fait reposer sur l’exportation pure et simple tout le futur de l’entreprise qui n’a pratiquement pas de présence industrielle à l’étranger. Bien entendu, je sais cela en arrivant et aussi bien l’actionnaire, la CGE, que le management d’Alsthom ont conscience qu’à défaut d’un mouvement stratégique de grande ampleur, la survie et le développement de l’entreprise risquent d’être compromis en raison du rétrécissement progressif du marché national. Je me souviens qu’au printemps 1988, nous nous réunissons un après-midi et une soirée, avec Jean-Pierre Desgeorges et Paul Combeau au château de Bellinglize, par un temps relativement froid qui justifie encore un feu dans la cheminée. Nous examinons quatre options d’alliance dont nous allons retrouver fréquemment les protagonistes au fil des années suivantes : l’allemand Siemens, l’américain General Electric, l’italien Ansaldo et le britannique The General Electric Company (GEC). Au résultat des analyses et des contacts que nous avons eus, il est très vite clair que, seule, la dernière est susceptible de se réaliser, même si les conditions de sa mise en œuvre constituent un défi que le sens commun industriel considérerait comme insurmontable. GEC refuse de vendre purement et simplement sa branche Power Systems, refuse aussi une société commune dont Alsthom aurait le management et n’envisage qu’une structure totalement paritaire, fût-ce au prix d’une soulte. Avec une certaine forme d’inconscience, après mûre réflexion, nous proposons à Pierre Suard qui s’y rallie d’accepter la proposition de GEC, non sans obtenir que le siège de la société commune, détenue à parité par ce qui est encore la CGE et GEC, soit à Paris, 155 BilgerBAt 156 11/05/04 9:43 Page 156 QUATRE MILLIONS D’EUROS que le président en soit français et que, dans le directoire, il y ait trois Français pour deux Anglais. Ainsi va naître Gec Alsthom par un accord du 23 décembre 1988, mis en œuvre en mars et juillet 1989. Mais, avant d’aboutir à cette heureuse conclusion, les négociations, bien que menées rondement de part et d’autre, donnent lieu à de nombreuses péripéties qui souvent nous paraissent devoir en compromettre l’issue. Sous l’autorité de Lord Weinstock qui en est le managing director, c’est-à-dire l’équivalent du président-directeur général « à la française », l’équipe de GEC que nous avons en face de nous et que nous allons progressivement apprendre à connaître est dirigée par Malcolm Bates qui a ce profil de true Englishman que l’on imagine sur la passerelle d’un navire de la Royal Navy, impavide sous les embruns et dans les combats. Il est assisté par Michael Lester, un juriste de qualité exceptionnelle, mais qui constitue l’expression la plus achevée du lawyer britannique avec ce que cela implique de compétence, mais aussi de morgue. Les dirigeants de GEC Power Systems, l’entité avec laquelle nous allons fusionner, jouent également un rôle décisif: Sir Robert Davidson, le patron, l’homologue de Jean-Pierre Desgeorges, sans doute celui de nos interlocuteurs, le plus convaincu de l’inéluctabilité de l’alliance et qui a su faire partager sa vision à Lord Weinstock et Jim Cronin, son adjoint financier, qui, à cette occasion, fait sans doute, pour la première fois, connaissance avec le «continent», après avoir pratiqué assidûment le «Commonwealth». De notre côté, je suis le pivot de la négociation. Pierre Suard m’a en effet confié la responsabilité de la conduire avec, évidemment, le plein soutien de l’équipe de management d’Alsthom. Le dialogue initial a été noué entre Jean-Pierre Desgeorges et Lord Weinstock, mais, très vite, il faut tenir de nombreuses séances de discussion au cours desquelles nous échangeons des informations détaillées sur nos entreprises respectives de manière à définir les conditions financières de la transaction et préparons l’accord d’actionnaires qui constituera la « constitution » de la société commune. Ces réunions se tiennent alternativement entre le 38 avenue Kléber et Stanhope Gate, le siège de GEC à Londres. Les débuts sont BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 157 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ difficiles. Nos interlocuteurs ne parlent que l’anglais et sont extrêmement « insulaires ». Notre anglais est laborieux et nous nous méfions de « la perfide Albion ». Pourtant de manière chaotique, une alchimie se crée, notamment entre « Bob » (Sir Robert Davidson), « Jim » (Jim Cronin), « Paul » (Paul Combeau) et « Pierre » (moi). Ce climat permettra de surmonter les difficultés qui naissent de la manière provocante dont Malcolm Bates formule ses exigences, parlant par exemple lors de la première réunion de « monkey business » à propos d’Alsthom ! Les termes d’un accord se dessinent. GEC veut éviter de payer formellement la soulte qu’impose la différence de dimension des deux entreprises qui se rapprochent, même si GEC Power Systems est plus profitable qu’Alsthom. La CGE conservera donc l’immeuble du 38 avenue Kléber plus une partie du cash. Il est confirmé qu’Alsthom, au grand regret de ses responsables, sera retirée du marché boursier. La société commune sera détenue à parité par la CGE et GEC. Elle sera de droit néerlandais. Son Conseil de surveillance, formé exclusivement à parité de représentants des deux actionnaires, sera présidé par Lord Weinstock. Le directoire sera constitué du regroupement des deux équipes de direction, les trois d’Alsthom et les deux de GEC Power Systems et présidé par JeanPierre Desgeorges. Le siège opérationnel du nouvel ensemble sera situé à Paris au 38 avenue Kléber où il sera locataire de la CGE. Le nouvel ensemble adoptera l’exercice comptable décalé de GEC du 1er avril au 31 mars. Enfin les comptes de cette entreprise commune européenne seront établis en écus, le prédécesseur de l’euro. À quelques jours de Noël, les choses nous paraissent en bonne voie ; Pascal Durand-Barthez et moi nous rendons dans les locaux du cabinet d’avocat de GEC à Londres, Freshfield, pour ce que nous pensons être d’ultimes détails à régler. Quelle n’est pas alors notre surprise d’entendre Malcolm Bates nous soumettre une liste considérable de demandes de modifications qui tendent à remettre en cause de manière substantielle l’accord auquel nous avons abouti. 157 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 158 QUATRE MILLIONS D’EUROS 158 Je décide sur-le-champ d’interrompre les discussions et déclare à nos interlocuteurs que, compte tenu du caractère totalement inacceptable de leurs exigences, je rentre immédiatement à Paris pour rendre compte à Pierre Suard de la situation et que je suis extrêmement pessimiste sur l’avenir de notre projet si GEC n’y renonce pas au plus vite. Cette « gesticulation », soutenue par un coup de téléphone énergique de Pierre Suard à Lord Weinstock, produit son effet. Trentesix heures plus tard nous sommes de retour à Londres et le 23 décembre, nous signons le memorandum of understanding qui scelle l’accord entre les parties sous réserve des audits, des autorisations réglementaires à obtenir et des formalités sociales à accomplir. Autant cet accouchement s’est révélé difficile, autant, après la signature, les étapes ultérieures – l’accord définitif en mars et closing le 1er juillet – se sont déroulées sans anicroches ni manœuvres tortueuses, de sorte que, en fait, le management de la nouvelle entité a pu commencer à travailler dès le début de janvier 1989. ENVOL Le faire-part de naissance, publié dans quelques journaux, affirme audacieusement : « A Power is born. » Mais l’entreprise, au regard du marché mondial et encore plus de ses concurrents, a une taille modeste avec un chiffre d’affaires de 6,5 milliards d’écus et moins de 80 000 employés, même si ses neuf divisions couvrent un large spectre d’activités : centrales électriques, équipements électromécaniques, chaudières et environnement, turbines à gaz et diesels, transmission et distribution d’énergie, équipements électriques, transport, robotique et matériaux, équipements navals sans oublier une rubrique « autres »… Peu de personnes, à l’intérieur ou à l’extérieur du groupe, donnent beaucoup de chances de survie durable à cette société commune. Il n’y a pratiquement pas eu d’expérience comparable dans le domaine industriel en Europe et certainement aucune, associant à parité des BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 159 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ intérêts français et anglais. Et pourtant elle a survécu sous cette forme pendant neuf ans jusqu’en juin 1998. Il y a de nombreuses raisons qui expliquent que cette structure ait pu durer aussi longtemps : la forte complémentarité géographique et industrielle entre les deux ensembles regroupés (Alsthom et GEC Power Systems), les synergies significatives qui en résultent, le bénéfice d’une conjoncture des marchés d’infrastructure en amélioration progressive pendant la période, l’absence de problèmes stratégiques majeurs à traiter au moins pendant les premières années et la bonne compréhension entre Lord Weinstock et Pierre Suard et, à un degré affaibli et décroissant par la suite, entre Lord Simpson et Serge Tchuruk. Un autre facteur déterminant est sans doute l’entente inattendue entre les cinq membres d’origine de la direction générale, réduits à trois après 1991 à la suite du retrait simultané de Jean-Pierre Desgeorges et de Sir Robert Davidson. Ce dernier point est illustré par le soutien immédiat que m’apportent mes deux collègues, Jim Cronin et Paul Combeau lorsqu’ils sont dûment et préalablement consultés par les deux actionnaires sur l’opportunité de ma désignation à la tête de l’entreprise. En effet, en mars 1991, je remplace Jean-Pierre Desgeorges à la demande de Lord Weinstock, le patron de GEC. Cette décision n’est pas réellement une surprise pour nous. Nous savons qu’« Arnold » pense, en dépit de la sympathie qu’il a pour « Jean-Pierre », que celuici, ancien président d’une société cotée, ne saura pas s’adapter durablement à sa nouvelle position de président d’une société totalement contrôlée. Il a en outre très mal pris la conférence de presse que JeanPierre Desgeorges a faite en janvier 1991, considérant que la communication externe est exclusivement l’affaire des deux actionnaires. Pierre Suard partage ce dernier point de vue et ne fait donc pas réellement obstacle au changement, même s’il n’en est pas le moteur, se contentant de m’imposer, dans une structure curieuse, une cohabitation de plus de trois ans avec un président du directoire non exécutif, Jean-Pierre Desgeorges. Gec Alsthom a ainsi la particularité 159 BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 160 QUATRE MILLIONS D’EUROS 160 pendant cette période d’être dotée de deux présidents non exécutifs, si l’on compte Lord Weinstock, président du Conseil de surveillance ! Je deviens néanmoins, sans ambiguïté, le Chief Executive Officer, responsable réel, unique et non contesté de cette société de droit néerlandais. Pourtant c’est bien Jean-Pierre Desgeorges qui a mis Gec Alsthom sur orbite, présidant aux bonnes décisions initiales qui ont considérablement favorisé son succès. J’ai retrouvé le discours qu’il a fait en octobre 1990 à une conférence de management. La plupart des ingrédients qui ont été exploités au cours des années suivantes s’y trouvaient déjà. Organisation décentralisée certes, mais nécessité d’« une vraie cohésion ». Priorité à une vraie internationalisation, avec au-delà de l’exportation à partir de France et de Grande-Bretagne, la nécessité « d’être allemands en Allemagne, espagnols en Espagne etc. ». Développement du service. Renforcement de l’indépendance technologique, « la seule exception notable devant être, au moins dans les circonstances actuelles, les turbines à gaz de grande puissance ». Renforcement de la présence mondiale avec priorité à l’Europe. ACTIONNARIAT La raison principale de la pérennité de la société commune tient sans doute à la situation de blocage de l’actionnariat qui résulte du désir affiché par chacun des deux actionnaires de racheter la part de l’autre, désir sans doute plus réel de la part de la CGE, devenue successivement Alcatel Alsthom, puis Alcatel, que de la part de GEC, devenue Marconi, néanmoins tout aussi obstinée, dans ce cas, pour des raisons plus politiques ou culturelles que stratégiques. Pendant la première période, celle de Pierre Suard et Lord Weinstock, la plupart des décisions essentielles nécessaires, notamment dans le domaine de la croissance externe, ont pu être prises et exécutées sans drame. Il n’y a eu que deux exceptions, l’acquisition des activités d’ABB Transport et celle de Fiat Ferroviaria, bloquées par GEC. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 161 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ Dans le premier cas, curieusement, avec le recul créatif de la mémoire, Pierre Suard, dans un article publié 43 en 2003, explique que c’est lui qui nous a empêchés de faire cette opération. Mon souvenir est plutôt celui d’une discussion normale entre actionnaires et management sur une opportunité stratégique à l’issue de laquelle un consensus négatif s’est créé sans difficultés. Dans le second cas, celui de Fiat Ferroviaria, il n’en est pas de même. Cela s’est passé au moment de ma nomination. Lord Weinstock a manifesté une opposition catégorique tandis que Pierre Suard exprime une neutralité plutôt positive. Engager un bras de fer de cette nature alors que je viens à peine de prendre mes fonctions ne m’a pas paru opportun. Nous avons rectifié cette erreur par le rachat de cette entreprise italienne, après la mise en Bourse, presque dix ans plus tard. En revanche toutes les autres opérations stratégiques que nous avons lancées, y compris les plus importantes, telles le rachat de l’activité transmission et distribution d’AEG, ont fait l’objet d’un accord unanime. Même une décision aussi difficile que le lancement du développement d’une technologie propre de turbine à gaz de grande puissance alors que nous étions licenciés de General Electric a pu être prise, même si pour des raisons financières et techniques, elle n’a pu être menée à son terme. En dehors de ces occasions en définitive peu fréquentes où il s’agit de prendre des décisions stratégiques importantes, les relations entre l’actionnariat et le management sont rythmées par des rendezvous périodiques sans surprises ni conflits. Tous les mois un rapport est adressé aux deux actionnaires, qui récapitule l’ensemble des informations de gestion essentielles et qui donne lieu quand c’est nécessaire à un dialogue informel entre leurs directeurs financiers et le directeur financier de Gec Alsthom. GEC a demandé et obtenu d’être saisi d’un compte rendu périodique sur les 43. Le Monde du 3 octobre 2003. 161 BilgerBAt 162 11/05/04 9:43 Page 162 QUATRE MILLIONS D’EUROS offres commerciales supérieures à 200 millions d’euros, compte rendu que la CGE, pour sa part, souhaite ne pas recevoir pour rester en cohérence avec sa position de principe selon laquelle la gestion est la responsabilité du management. En neuf années de pratique, ce compte rendu spécifique ne donnera jamais lieu à aucune observation. Il est vrai que le nombre des offres supérieures à 200 millions d’euros, en dépit de la taille des projets d’Alstom, restera relativement faible. Le Conseil de surveillance se réunit une fois par an au cours du premier trimestre, l’exercice comptable de Gec Alsthom allant du 1er avril au 31 mars de l’année suivante. La première fois c’est à Amsterdam et ensuite alternativement à Paris et à Londres. L’ordre du jour est toujours le même. Le management présente le projet de budget de l’année suivante après avoir rendu compte des conditions dans lesquelles va se clôturer l’exercice en cours. Parfois un ou plusieurs directeurs généraux de division présentent en détail leur activité. Puis un dialogue s’instaure pour fixer l’objectif de résultat opérationnel que les deux actionnaires prendront en compte dans leurs propres prévisions et qui servira également de référence pour le calcul des bonus de l’année suivante. Il est clair pour tout le monde que, quoi qu’il arrive, l’objectif doit être tenu. Les actionnaires attendent de nous prévisibilité, certitude et régularité. En échange de quoi ils se satisfont d’une performance modérément croissante. En neuf années, nous n’avons jamais manqué notre objectif. Le conseil fournit également l’occasion de fixer le dividende, mais en réalité cette question n’a donné lieu à débat que lors de la première réunion qui a déterminé une règle de calcul qui a toujours été appliquée par la suite : distribution des deux tiers du résultat, le management fee de 0,7 % du chiffre d’affaires, s’imputant sur ce montant. Enfin, en marge du conseil, j’ai une séance séparée avec les adjoints des présidents, Malcolm Bates et François de Laage de Meux, pour fixer les augmentations de salaires des membres du directoire et des directeurs généraux de divisions ainsi que leurs objectifs de bonus de l’année suivante, les bonus payés pour l’année en cours résultant d’un simple calcul dont je rends compte quand les BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 163 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ résultats définitifs sont connus. Quant à ma propre situation, elle m’est notifiée. Mais plus qu’au cours de ce conseil annuel, le vrai contrôle s’exerce lors des entretiens le plus souvent en tête-à-tête que j’ai séparément tous les mois avec Pierre Suard et Lord Weinstock, puis, plus tard, Serge Tchuruk et Lord Simpson, à Paris et à Londres. Ce sont ces entretiens qui me permettent de donner les informations essentielles, de partager mes préoccupations majeures, de discuter les initiatives que je projette, de traiter les questions de personnes et de recevoir des avis et des recommandations dont je tiens le plus grand compte. PERSONNALITÉS Si les neuf années de Gec Alsthom ont été, somme toute, fastes, cela se doit aux personnes que les circonstances m’ont fait connaître et apprécier, et avec lesquelles j’ai pu échanger et travailler. Lord Weinstock, dès le début de nos relations, en 1988, me fascine. Voilà un homme qui, sans jamais sortir de son bureau, par l’analyse minutieuse des comptes et l’usage intensif du téléphone à toute heure du jour et de la nuit, sait tout des activités dont il a la responsabilité et souvent beaucoup plus que les hommes auxquels il les a déléguées. Il appréhende les situations et les problèmes avec la rigueur du scalpel, mais selon un processus tourbillonnant qui désorganise les réunions et décourage toute planification. Beaucoup de livres et d’articles lui ont été consacrés 44. Ce que je puis y ajouter, c’est que sans sa vision de l’Europe industrielle, Gec Alsthom n’aurait jamais vu le jour. Pour ce qui me concerne, il achève de m’éduquer à l’industrie et chaque conversation avec lui stimule mes initiatives et me laisse heureux d’une connaissance plus approfondie des problèmes. Arnold 44. Par exemple : Weinstock : The Life and Times of Britain’s Premier Industrialist, de Alex Brummer et Roger Cowe chez HarperCollins Business, 1998, Arnold Weinstock and the making of Gec, de Stephen Aris chez Aurum Press, 1998. 163 BilgerBAt 164 11/05/04 9:43 Page 164 QUATRE MILLIONS D’EUROS ne décourage jamais, il inspire. Il cédera la place à Georges Simpson en septembre 1996 après avoir été managing director de GEC pendant plus de trente ans. Avant qu’il ne disparaisse en juillet 2002, j’ai beaucoup regretté, en raison des réticences de la nouvelle équipe de GEC, de n’avoir pu en faire un membre du conseil d’administration du nouvel Alstom, ce qu’il aurait beaucoup apprécié et qui aurait été utile à l’entreprise. L’autre personnalité marquante de cette période est Pierre Suard. Cet homme, complexe et secret que je n’ai jamais réellement compris tout en reconnaissant sa profonde intelligence et sa grande compétence, reste pour moi jusqu’au bout un mystère. Nous n’avons jamais réellement sympathisé; nos relations sont cependant toujours restées d’une très grande courtoisie. Pierre Suard a été un industriel exceptionnel, non seulement aux Câbles de Lyon, mais aussi à la tête de ce qui est devenu Alcatel Alsthom. Son jugement a été sûr et pratiquement jamais pris en défaut sur les choses de l’industrie. Il l’a moins été sur les hommes, se laissant parfois tromper par les apparences et s’installant dans le confort des relations stables par crainte du risque d’ajustement à des personnalités nouvelles. Contrairement à Lord Weinstock, il ne fait pas confiance. Une telle attitude à la tête d’un grand groupe condamne au rétrécissement et stérilise le dialogue qui permet d’anticiper les problèmes et de les surmonter. Quant à son destin final, je n’y ai jamais rien compris non plus, car pour moi, quel que soit le jugement qu’il ait porté sur moi et bien qu’il se soit joint dans la période récente à la meute des critiques 45, Pierre Suard a été et demeure un honnête homme et je ne sais par quelle aberration, son existence professionnelle a pu se terminer de manière aussi absurde 46. 45. Voir page 60. 46. Dans un roman à clés amusant, écrit à la manière d’un « thriller », intitulé Les conseils de l’ombre et publié chez BrunoLePrince en 2002, Michel H. Jamard, un ancien membre de l’équipe de la communication d’Alcatel Alsthom à l’époque de Pierre Suard, donne une interprétation originale, mais qui contient peut-être des éléments de vérité, de ce qui reste une tragi-comédie, comme seul notre pays sait les organiser pour compromettre ses propres intérêts. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 165 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ Le 30 mai 1995 47, il sera remplacé par Serge Tchuruk. Celui-ci, fort courtoisement, me rend visite au 38 avenue Kléber pour un premier contact. Je n’ai aucune difficulté à l’assurer de ma disponibilité, de ma motivation et de ma loyauté. Je lui dis que je n’ai jamais cru sérieusement que je pourrais être retenu, dans les circonstances du moment, comme le successeur de Pierre Suard, mais que j’ai regretté que, dans la période de transition où Pierre Viénot a été président-directeur général intérimaire, le conseil d’administration 47. Je retrouve une note datée de ce soir-là : « C’est ce soir que le conseil d’administration d’Alcatel Alsthom se réunit pour désigner le président-directeur général qui doit succéder à Pierre Suard. Cette convocation inopinée va sonner le glas de mon ambition et de mon espoir d’occuper ce poste. À vrai dire, je m’attends depuis plusieurs semaines ou, pour tout dire, depuis l’origine à cette issue. Mais l’homme est ainsi fait que, même devant l’évidence, il conserve toujours une parcelle d’espérance. Car personne, ni le président-directeur général intérimaire, ni aucun membre du conseil ne m’ont jamais dit explicitement que je n’allais pas être choisi. Seul, le président-directeur général intérimaire a consenti à écouter la déclaration de candidature qu’il est le seul à avoir jamais entendue et qu’il a accueillie avec courtoisie, mais aussi avec hermétisme. Rétrospectivement, je me dis qu’il a dû la trouver totalement incongrue. Pourtant, mes collaborateurs, mes pairs au sein du groupe et, même, certains médias me considéraient comme la “solution interne” naturelle en dépit de mes dénégations répétées que beaucoup devaient trouver forcées et hypocrites et qui ne faisaient que traduire la prescience de l’inévitable. À vrai dire, comme un journaliste devait l’écrire quelques jours plus tard, j’avais compris dès le commencement des événements, qu’indépendamment même de ma propre indignité et de l’esprit de préservation de la “mafia”, la situation de crise que connaissait le groupe conduisait nécessairement à une “solution externe”. Tout en éprouvant du plaisir à écrire de ces choses – car écrire libère –, je me dis ou peut-être je souhaite que la pathologie et la thérapeutique que décrit cette histoire ne sont en aucune façon représentatives du capitalisme français et qu’il vaut dès lors mieux écrire des choses plus sérieuses que le compte rendu de cette succession d’événements pitoyables dans lesquels le système judiciaire et un conseil d’administration se sont déconsidérés. D’autant que le résultat final, c’està-dire la nomination d’un nouveau président-directeur général, est convenable, non pas en raison de la sagesse des acteurs, mais à cause de cette “main invisible” qui, dans l’économie de marché, sauve parfois les entreprises. » 165 BilgerBAt 166 11/05/04 9:43 Page 166 QUATRE MILLIONS D’EUROS d’Alcatel n’ait pas fait preuve de plus de doigté et de considération pour les candidats internes supposés ou réels, ne serait-ce que pour maintenir le moral du management. Lorsque le moment sera venu de préparer ma propre succession, je me souviendrai de cette expérience pour faire en sorte que les candidats « internes », à défaut d’être retenus, soient à tout le moins entendus. Mais deux hommes représentent encore davantage pour l’entreprise et pour moi durant cette période. Paul Combeau est directeur général d’Alsthom sous Jean-Pierre Desgeorges quand j’y suis arrivé comme secrétaire général. D’emblée, nous nous sommes sentis à l’aise l’un avec l’autre et son soutien ne m’a jamais manqué jusqu’à sa retraite. Il a assumé avec dignité le choix qui a fait préférer JeanPierre Desgeorges pour diriger l’entreprise et quand il faut lui proposer un successeur, c’est lui le premier qui milite pour que je sois retenu. Ce qui a été accompli au cours des premières années de Gec Alsthom ne l’aurait pas été sans sa présence à mes côtés et sa connaissance exceptionnelle de notre industrie. Jim Cronin a un rôle tout aussi décisif. Jim est mon homologue au sein de GEC Power Systems au moment de la création de Gec Alsthom. Quand nous nous rencontrons, pour la première fois, je ne comprends rien à son anglais, cultivé à Rugby, et je soupçonne qu’il ne comprend pas davantage le mien. Pourtant j’apprécie d’emblée la compétence remarquable de cet « Accountant » britannique caractéristique, mais peut-être plus encore sa grande honnêteté intellectuelle et sa gentillesse extrême bien que discrète. Je crois que, sans la relation que nous avons établie, Gec Alsthom n’aurait pas non plus vu le jour, ni prospéré. Lord Weinstock a une grande confiance en lui et cela facilite le dialogue avec nos actionnaires. Dans la dernière période, son bon sens et ses avis équilibrés et documentés m’ont souvent manqué. J’ai eu le plaisir d’obtenir que la République française en fasse un chevalier de la Légion d’honneur à titre étranger. Cette distinction récompense une contribution fondamentale, parfois mal comprise par certains de mes collègues français, à notre œuvre franco-britannique commune. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 167 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ L’un des sous-produits de ma cohabitation avec Jim est que mon anglais s’améliore considérablement, bien que j’aie eu à cœur de toujours conserver mon accent français distinctif ! En effet, à titre privé, résidant à Paris, Jim pratique le français plus qu’il ne veut bien le reconnaître, mais se fait un point d’honneur à ne jamais le parler au bureau, de sorte que nous appliquons, sans défaillir, l’instruction que, dès les débuts de Gec Alsthom, Jean-Pierre Desgeorges a émise et qui a fait de l’anglais, la langue officielle de l’entreprise. Bien nous en a pris, tant il devient clair par la suite qu’il n’y a pas d’autres moyens pour communiquer, non seulement avec les Anglais ou les Américains, mais avec les Allemands, les Espagnols, les Asiatiques et même maintenant les Italiens. D’autres personnes parmi mes collaborateurs ont joué un rôle capital pendant cette période. Celles que j’ai déjà mentionnées, mais aussi Jacques Strack qui a été longtemps notre directeur du développement ainsi que Martin Nègre et Jack Cizain, talentueux responsables successifs du réseau international et qui ont eu l’un et l’autre de brillantes suites de carrière, l’un à Suez, l’autre, à EDF. Si leur nombre au fil des années n’était devenu trop important, je devrais d’ailleurs citer tous les directeurs généraux de division successifs qui ont été en fait les piliers opérationnels de Gec Alsthom. Serge Tchuruk et Jean-Pierre Halbron d’un côté et Lord Simpson et John Mayo de l’autre ont été présents dans les dernières années de Gec Alsthom, mais ils ont surtout contribué à la naissance du nouvel Alstom. MANAGEMENT Si les hommes sont au cœur du succès ou de l’échec d’une entreprise, la manière de l’organiser et de la gérer constitue également un facteur décisif. Dans les années 1993 à 1995, alors que l’entreprise s’installe dans le paysage industriel et dément par sa longévité les pronostics pessimistes qui ont entouré ses débuts, l’occasion m’est donnée à plusieurs reprises de m’expliquer sur notre style ou notre 167 BilgerBAt 168 11/05/04 9:43 Page 168 QUATRE MILLIONS D’EUROS culture de management. On m’excusera de me plagier moi-même pour expliquer ce que nous avons voulu faire 48. À l’époque où nous commençons à « théoriser » nos méthodes, notre chiffre d’affaires dépasse 8 milliards d’euros d’aujourd’hui et notre résultat opérationnel après financement représente un retour sur chiffre d’affaires de l’ordre de 7 % et sur les capitaux investis, de 18 %. Cinq divisions se partagent les ventes : production d’énergie (45 %), transmission d’énergie (15 %), transport (22 %), équipements industriels (10 %) et construction navale (8 %). Ces ventes sont réalisées à raison de 24 % en France, 13 % en Grande-Bretagne, 21 % dans le reste de l’Europe et 42 % dans le reste du monde dont 24 % en Asie. Pour servir ces marchés, Gec Alsthom dispose d’unités de production dans vingt-huit pays et d’unités de commercialisation dans cent pays. Les effectifs de l’entreprise atteignent 83 000 personnes dont, encore à l’époque, 33 000 en France, 16 000 en Grande-Bretagne, 12 000 dans le reste de l’Europe et 22 000 dans le reste du monde. Au cours de cette période, l’entreprise doit relever simultanément deux défis : la mondialisation des marchés qui l’a conduite à multiplier et à disséminer dans le monde ses unités de commercialisation, d’assemblage, de maintenance et, dans une certaine mesure, d’ingénierie et la concentration et la spécialisation des unités de développement et de fabrication qui l’ont menée à en réduire le nombre et la dimension, principalement en Grande-Bretagne et en France. Le chemin qu’il a fallu parcourir en raison de l’évolution rapide des technologies, de l’ouverture progressive des marchés et de la privatisation des clients peut être illustré par deux exemples : dans le domaine des grandes turbines à vapeur il y a à l’époque, cinq usines aux États-Unis, quatre au Japon et treize dans l’Union européenne ; 48. Achievement/Décembre 1993 : The men driving Gec Alsthom towards its world ambitions – Entretien du 21 décembre 1994 avec Michel Drancourt et Roland Fitoussi – Colloque du Nouvel Economiste du 3 octobre 1995 : Comment passer d’un management national à un management transnational. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 169 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ dans celui des turbines à gaz, il y a quatre usines aux États-Unis, cinq au Japon et huit dans l’Union européenne. Alors même que l’industrie dans laquelle opère Gec Alsthom est engagée dans une mutation accélérée, le problème de management qui est posé est de conduire l’évolution nécessaire à partir de deux bases, industrielle et commerciale, française et anglaise, fortement typées et, par certains côtés, antagonistes, au moins en termes culturels. D’ordinaire, dans une telle situation, un actionnariat paritaire, en l’espèce franco-britannique, est considéré, sans doute à juste titre, comme un handicap, en ce qu’il maximise les risques de conflits d’intérêt et de paralysie du commandement. Dans le cas particulier de Gec Alsthom, ces inconvénients ont été évités par l’option, inscrite dans l’accord d’actionnaires et respectée dans la pratique, de confier au management la pleine responsabilité juridique et effective de conduire l’entreprise, les décisions remontant aux deux actionnaires étant limitées en nombre et ne concernant jamais la gestion. Cette structure a eu un effet bénéfique inattendu. En excluant la prise de contrôle par l’un ou l’autre des actionnaires fondateurs, elle a imposé au management, désigné par les deux ensemble, une règle de comportement, fondée sur l’objectivité et le respect mutuel, appliquée à toutes les unités et tous les personnels du nouvel ensemble, quels que soient leur nationalité et leur lieu d’implantation. Ce point fournit l’occasion d’une digression. Aujourd’hui encore, tout le système intellectuel, législatif et fiscal qui préside aux regroupements industriels est fondé sur le mécanisme d’une prise de contrôle par une société d’une nationalité déterminée de sociétés d’autres nationalités, même si récemment la perspective d’une « société » de droit européen paraît commencer à émerger. Or il serait bien plus efficace au regard du marché unique de mettre en place des sociétés industrielles d’actionnariat européen diversifié de telle sorte que tous les pays européens dans lesquelles elles opèrent s’en sentent au même titre propriétaires. Imagine-t-on ce que pourrait être la force de frappe dans la compétition mondiale, face aux quelques grands groupes concurrents américains ou japonais, des groupes 169 BilgerBAt 170 11/05/04 9:43 Page 170 QUATRE MILLIONS D’EUROS dont non seulement le marché domestique, mais aussi l’actionnariat, seraient considérés comme européens, c’est-à-dire comme assurés du soutien de tous les États européens ? La liberté d’action que les actionnaires ont assurée au management lui a permis d’effectuer les choix d’organisation et de méthodes en fonction de leurs mérites propres et en privilégiant la simplicité et la rapidité plutôt que la recherche de compromis « boiteux ». Ainsi, dès le premier jour, c’est une structure fondée sur des divisions correspondant à un marché qui a été retenue. La segmentation évolue au cours du temps : au début neuf divisions, ensuite sept, puis cinq, ramenés à quatre secteurs – nouvelle dénomination – dans Alstom avant que leur nombre ne remonte après mon départ. Ces divisions ou secteurs sont eux-mêmes divisés d’abord en « business » et enfin en unités opérationnelles, respectivement quarante et cent soixante à l’époque, chacun de ces niveaux constituant des centres de profit. La ou les sociétés nationales ont donc été délibérément écartées comme centres de profit et de commandement. Ce choix d’organisation permet de réaliser sans délai et en permanence les rationalisations et adaptations nécessaires. Les patrons des divisions ou des secteurs ainsi que ceux des business, ayant la responsabilité industrielle, commerciale et financière d’un marché ou d’un segment de marché mondial et étant rémunérés dans une large proportion sur cette base, sont de ce fait fortement encouragés à pratiquer une approche transnationale optimisée. Autre choix fondamental: le principe du commandement unique. Dès l’origine, les deux actionnaires ont décidé de confier la responsabilité de l’entreprise à un seul homme et non à un collège, même si pour des raisons de droit et de présentation, Gec Alsthom, société de droit néerlandais, a à sa tête un directoire composé d’une partie du comité exécutif de l’entreprise et formé de cinq membres reflétant de manière constante l’équilibre d’origine, trois Français et deux Anglais, lui-même reflet du déséquilibre des contributions de départ des deux actionnaires. Le processus de décision interne a ainsi échappé au risque inhérent à toute organisation mettant en jeu plusieurs nationalités, le BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 171 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ risque des mauvais compromis et des arbitrages artificiels, ce que l’on peut appeler le « syndrome communautaire ». Cela ne nous a pas prémunis contre les mauvaises décisions, mais cela nous a interdit de les justifier pour de mauvaises raisons. Je dois tout de même dire qu’au début, nous avons failli succomber à ce syndrome en flanquant, pendant une période brève, par des adjoints d’une autre nationalité, certains de nos directeurs généraux de division. L’expérience a été si peu concluante que nous y avons renoncé très vite. Nous avons aussi mis en place un contrôle de gestion standardisé et unifié dès le départ, qui a transposé pour l’essentiel le modèle GEC jugé plus performant que l’ancien système d’Alsthom. Cela peut paraître une évidence. Cependant, ceux qui ont eu à l’époque l’occasion de pratiquer ce genre de situations savent la difficulté que peut représenter le fait d’imposer un système de comptabilité générale et analytique unique, associé à une discipline de comptes rendus mensuels obligatoires et à un contrôle centralisé des offres commerciales les plus importantes, à des unités participant de plusieurs nationalités en Europe et hors d’Europe et qui considèrent toutes, notamment lorsqu’elles sont issues de fusions ou d’acquisitions récentes, que leurs comptes statutaires ou « sociaux » doivent suffire à l’information de l’échelon central de l’entreprise. Cette démarche est cependant indispensable au succès. Sans cet instrument d’analyse et de mesure homogène, il n’est pas de gestion transnationale possible. Pour le réseau international en revanche, c’est le modèle Alsthom qui a été mis en œuvre. Contrairement à GEC qui laisse à chaque business le soin d’organiser comme il l’entend sa représentation commerciale dans tous les pays du monde de manière isolée et autonome, Alsthom a mis en place une structure de représentation unique qui est au service de l’ensemble des unités et leur fournit un outil qui a la taille critique et économise les coûts fixes. Au fur et à mesure du développement de la présence industrielle de Gec Alsthom dans le monde, cette structure évoluera. Dans certains pays où les implantations sont importantes, les délégués de Gec Alsthom International deviendront des « coordinateurs nationaux » avant 171 BilgerBAt 172 11/05/04 9:43 Page 172 QUATRE MILLIONS D’EUROS qu’au terme du parcours, chaque pays soit doté d’un « président ». Celui-ci représente et incarne Alstom dans le pays, gère un certain nombre de fonctions transversales, structures juridiques, trésorerie, relations sociales locales, communication, achats quand il y a lieu, développe l’approche commerciale en amont des grands projets et veille aux relations avec les grands clients en soutien des secteurs. Mais, pour décisive qu’ait été l’existence de ce réseau commun pour favoriser l’émergence d’un style de management propre à l’entreprise, plus important encore a été l’échange d’expériences, le networking, comme disent nos amis anglais. Nous sommes convaincus que les sources principales de progrès résident dans les comparaisons et les discussions entre unités et professionnels des divers pays où nous opérons. Mais nous savons aussi que la tentation naturelle de chacun est de fermer les écoutilles et de cultiver le confort de ses pratiques antérieures. Il faut donc forcer les échanges d’expériences et imposer l’ouverture des esprits. Nous avons donc multiplié les conventions au niveau de l’entreprise tout entière, au niveau du réseau international, au niveau des divisions, au niveau des principales fonctions financière, technique, ressources humaines et juridique. Nous avons mis en place des programmes de formation transnationaux lourds pour les (250) et pour les potential senior executives (500). Au début, nous avons « forcé la dose » parce que le besoin était considérable et le temps limité, puis, nous en sommes venus à un rythme plus normal. La manière de surmonter les difficultés rencontrées a aussi contribué à forger notre style de management. Un obstacle significatif est et reste dans tout projet de construction d’une entreprise transnationale, la barrière linguistique. Cette question concerne principalement le système de communication entre les responsables des unités, des business, des divisions et de l’échelon central. Elle concerne aussi d’une autre manière les collaborateurs intervenant dans la commercialisation, les bureaux d’études, les achats, la direction de la production, soit au total à l’époque pas loin de 5 000 personnes sur un total de plus de 80 000. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 173 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ Nous n’avons pas trouvé d’autre solution que de faire de l’anglais la langue de travail de l’entreprise. Aurions-nous été une société à majorité française ou allemande que nous aurions pu imaginer de retenir le français ou l’allemand comme langue du groupe, comme l’a fait jusqu’à une date récente Siemens. Mais encore cela n’est-il pas certain, tant l’anglais s’impose comme le véhicule privilégié des relations avec nos principaux clients mondiaux et comme l’instrument de communication le plus efficace entre collaborateurs de diverses nationalités. Quant à utiliser la traduction et l’interprétation simultanées comme instruments habituels, outre les coûts importants que cela engendre, cela ne nous a pas paru compatible avec la spontanéité et la rapidité que requiert la vie de l’entreprise. Mais le choix de l’anglais comme langue de travail a comporté l’inconvénient de handicaper des collaborateurs anciens et expérimentés qui, moins aptes que les nouvelles générations à s’adapter à cette situation, voient de ce fait leurs perspectives de carrière se ternir. Le fait que soient lancés à grande échelle des programmes de formation à l’anglais ne limite que partiellement cet inconvénient. Un autre obstacle a résidé dans la difficulté qu’ont eue principalement les « continentaux » de l’entreprise à s’affranchir de la pesanteur des structures juridiques. Il est clair qu’il est impératif de respecter scrupuleusement les règles du droit des sociétés, du droit social et du droit fiscal applicables dans les divers pays où l’entreprise opère. Mais pour que l’approche transnationale fonctionne, il faut que la structure de management ait le pas sur les structures juridiques et qu’il soit par exemple plus important d’être directeur général d’une division que président-directeur général d’une filiale de l’entreprise dans tel ou tel pays. Derrière cette question se profilent le problème des « baronnies » et celui des intérêts minoritaires. Extirper et ne pas laisser se recréer les « baronnies » que des managers à forte personnalité ont parfois tendance à constituer pour s’affranchir des disciplines collectives de groupe, a été notre politique constante, la seule thérapeutique, dans cette affaire, résidant dans le choix des hommes. 173 BilgerBAt 174 11/05/04 9:43 Page 174 QUATRE MILLIONS D’EUROS Le maintien d’intérêts minoritaires dans une filiale est souvent l’alibi derrière lequel se cache une « baronnie », mais cela peut être aussi efficace pour l’approche d’un marché ou la mobilisation du soutien d’un gouvernement. Il y a aussi des cas où la présence d’intérêts minoritaires locaux est imposée par la législation du pays d’implantation. La politique retenue a été de détenir la totalité du capital des filiales, même si les circonstances ont parfois obligé de composer avec ce principe. Un autre danger que nous avons rencontré est celui de circuits parallèles, systèmes d’influence reliant entre eux les collaborateurs de même nationalité pour tenter de contourner la structure de management officielle de l’entreprise, tentatives de liaison directe entre structures françaises ou britanniques et l’un des deux actionnaires de même nationalité. Ces phénomènes ont existé surtout dans les débuts de Gec Alsthom. Mais leur nocivité a été contrecarrée par la volonté déterminée des responsables ultimes des deux actionnaires et du management de refuser de telles manœuvres. L’expérience a d’ailleurs montré que, chaque fois que certains essayent d’obtenir des décisions en n’impliquant que des collaborateurs français ou britanniques parce que l’affaire est supposée être strictement francofrançaise ou anglo-britannique, celles-ci s’avèrent souvent erronées pour s’être privées de la contribution de quelques-unes des parties prenantes normales du processus de décision, quelle que soit leur nationalité. Le dernier obstacle rencontré est celui des ressources humaines. Il est bien difficile en effet de mettre en mouvement les dirigeants et les cadres supérieurs entre différents pays d’implantation. L’internationalisation des états-majors à tous les niveaux requiert des efforts considérables. De même n’est-il pas besoin d’insister longuement sur la difficulté de recruter des cadres européens de haut niveau prêts à s’expatrier en Asie et en Amérique du Sud pour conduire les projets sur le terrain, lancer des joint-ventures ou tout simplement assurer une présence commerciale convenable. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 175 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ Reste la question cruciale de l’état d’esprit international ou transnational des dirigeants. J’en ai connu, techniciens exceptionnels, managers de talent, praticiens reconnus de l’anglais, qui n’étaient pourtant pas aptes à exercer une fonction de responsabilité importante. Il leur a manqué quelque chose. Ce quelque chose, c’est ce mélange d’ouverture d’esprit, de curiosité à l’égard des autres cultures, d’objectivité intellectuelle et de chaleur humaine qui fait d’un dirigeant qu’il est reconnu légitime par ses collaborateurs, quelle que soit leur nationalité. Comment les renouveler, comment en élargir le nombre, comment les sélectionner, comment étendre cet état d’esprit à l’ensemble de l’organisation ? Tel est sans doute le défi majeur que nous ayons eu à relever. STRATÉGIE Entre 1988, dernière année de l’ancien Alsthom, et 2002, ma dernière année de responsabilité à la tête du nouvel Alstom, notre démarche stratégique a radicalement transformé l’entreprise et l’a portée à figurer dans les trois premiers mondiaux dans chacun de ses domaines d’activité. Pendant ces quatorze années, dont neuf sous la forme de Gec Alsthom, le chiffre d’affaires a plus que quintuplé, progression correspondant à un taux de croissance moyen annuel de près de 13 %, la part réalisée hors de France est passée de 48 % à 92 % et les effectifs français se sont réduits de 41500 à 27000 tandis que hors de France ils passaient de moins de 5000 à un peu moins de 100000. Hors financement et hors éléments exceptionnels, la marge opérationnelle était de l’ordre de 1% en début de période pour être proche de 5 % en fin de période. Cette croissance est d’abord le résultat d’une stratégie, appliquée avec continuité et détermination, qui n’a pas fondamentalement varié tout au long de ses années, même si elle n’a été complètement extériorisée et affichée qu’à l’occasion de l’introduction en Bourse d’Alstom en 1998. 175 BilgerBAt 176 11/05/04 9:43 Page 176 QUATRE MILLIONS D’EUROS Les objectifs poursuivis étaient clairs et simples : se concentrer sur le marché des infrastructures pour l’énergie et le transport, maîtriser l’ensemble des technologies-clés, correspondant à cette vocation, devenir l’un des trois ou deux premiers mondiaux à la fois par la taille et la performance dans chacun des quatre secteurs concernés (production d’énergie, transmission et distribution d’énergie, transport, construction navale), déployer une présence mondiale, industrielle et commerciale équilibrée à partir d’un ancrage fort sur le marché européen devenu « domestique ». C’est cette vision, progressivement épurée et affinée au fil des années, qui a inspiré ma démarche et celle des équipes qui se sont succédé à la tête de ce qui est devenu Alstom, qui a animé les actions de développement technique et de croissance organique et qui a justifié les nombreuses acquisitions qui ont été réalisées. De 19891990 à 1997-1998, les neuf années de Gec Alsthom, le chiffre d’affaires acquis par croissance externe a été d’environ 7 milliards d’euros pour un prix cumulé de 1,5 milliard. L’effort a d’abord porté sur l’Europe et plus spécifiquement l’Union européenne. D’abord la création de Gec Alsthom a réglé, si j’ose dire, par définition et pour l’essentiel, les cas de la France et de la Grande-Bretagne. Quelques acquisitions mineures ultérieures ont achevé d’établir la position de l’entreprise dans ces deux pays, notamment dans le domaine ferroviaire avec Metro Cammell, GEC Railway Signals et GT Raiway Maintenance en Grande-Bretagne et De Dietrich Ferroviaire en France. Au moment de l’introduction en Bourse, le rachat de Cegelec permet de satisfaire une ambition stratégique ancienne en mettant fin à la compétition fratricide dans les systèmes et l’ingénierie électriques entre les deux entreprises. L’Allemagne a également fait l’objet d’un parcours obstiné. Rachat par morceaux successifs d’AEG, d’abord les turbines à gaz, puis les alternateurs, puis l’essentiel, transmission et distribution d’énergie. Rachat en plusieurs étapes des turbines à vapeur de MAN. Rachat d’EVT, le grand fabricant de chaudières allemand en trois étapes, l’une étant favorisée en 1989 par l’échec – bienvenu – de l’acquisition BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 177 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ de Combustion Engineering par ABB que nous allions récupérer dix ans plus tard, mais sans l’amiante ! Rachat de quelques activités de chaudières en Allemagne de l’Est. Rachat en deux étapes de Linke Hofmann Bush, le constructeur ferroviaire. Enfin, une fois Alstom, introduit en Bourse, rachat de ABB Power. Cette dernière opération a également assuré à l’entreprise une importante présence industrielle en Suisse, position qui a déjà été initiée de nombreuses années auparavant par le rachat de Sprecher transmission et distribution. Le rachat de trois sociétés ferroviaires espagnoles en liaison avec l’attribution du contrat TGV MadridSéville a permis de créer une base industrielle dans ce pays. La percée en Italie est plus tardive. Une première approche se fait à nouveau à travers transmission et distribution, s’amplifie par les activités italiennes de ABB Power et prend de l’ampleur avec le rachat tardif de Fiat Ferroviaria. Entre temps l’entreprise s’est également installée en Belgique à travers la reprise des activités de l’ancienne ACEC. Au bout du compte, Gec Alsthom, puis Alstom, auront regroupé quasiment l’ensemble des activités européennes historiques de l’énergie et du transport, à l’exception de Siemens ! Les Amériques ont constitué la deuxième zone de croissance externe. Tout a commencé avec le Brésil où, à partir de Mecanica Pesada, une activité hydraulique héritée de Schneider, a été répliqué dans ce pays avec succès l’ensemble des secteurs d’Alstom, à l’exception du secteur marine, sous l’impulsion notamment d’un président talentueux et dynamique, Philippe Joubert. Le Canada et le Mexique ont fait l’objet d’une approche analogue, les bases industrielles qui y sont constituées permettant également d’aborder le marché des États-Unis, notamment dans le cadre du NAFTA. Les États-Unis, le plus important marché du monde, mais aussi le plus difficile et le plus risqué, ne sont l’objet d’un effort d’implantation significatif que plus tardivement. Le secteur transmission et distribution s’y est développé essentiellement par croissance organique. En revanche dans le domaine ferroviaire, c’est la reprise de l’usine d’Hornell, tombée en déshérence après la faillite de 177 BilgerBAt 178 11/05/04 9:43 Page 178 QUATRE MILLIONS D’EUROS Morrison-Knudsen, qui permet de décoller avant que le rachat d’ABB Power conduise à récupérer l’ancienne Combustion Engineering sans l’amiante, mais redressée au prix d’une décennie d’efforts d’ABB, qui crée une forte position dans les centrales thermiques et dans le service aux entreprises de production d’électricité. Le troisième axe est l’Asie et surtout la Chine. Avec patience des entreprises communes sont établies au fil des années d’abord dans la transmission et distribution, puis dans l’hydraulique et enfin dans le transport, à quoi s’ajoutent des partenariats techniques dans les turbines nucléaires et les chaudières à charbon. Singapour, l’Indonésie et la Corée du Sud grâce au contrat du TGV Séoul-Pusan constituent trois autres points d’ancrage de moindre importance. L’Europe centrale et orientale est le dernier champ d’expansion. Une présence importante a, là encore, été apportée par ABB Power en Tchéquie, Pologne et Russie. Auparavant la prudence a commandé des efforts limités pour l’essentiel à transmission et distribution, en Pologne et en Russie et au transport, encore en Pologne. Parallèlement, corollaire naturel de cette stratégie, d’importants désinvestissements sont réalisés pour accentuer la concentration sur la vocation essentielle de l’entreprise. Cela commence avec une première activité diesels, une première activité basse tension, bientôt toute l’activité robotique et matériaux, une nouvelle activité diesels héritée de GEC, enfin l’activité turbines à gaz de grande puissance développée sur technologie General Electric, le secteur industrie et la partie entreprise régionale de Cegelec, ces cessions faisant partie de la stratégie de base de l’entreprise avant que le sinistre technique et commercial des turbines à gaz GT24/GT26 n’impose des initiatives supplémentaires. La plupart des acquisitions réalisées pendant cette marche forcée de quatorze ans se sont révélées profitables à l’exception de quelques petites opérations qu’avec le recul, il aurait mieux valu éviter et des acquisitions ferroviaires espagnoles, héritées de mon prédécesseur, qui, probablement, ne pouvaient pas être évitées, sauf à être exclu du marché du premier TGV espagnol et qui n’ont été réellement assainies qu’après dix années d’efforts. BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 179 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ CONQUÊTE Même si le calcul est difficile à faire de manière assurée sur une période de quatorze ans, on peut estimer que la moitié de la croissance réalisée par l’entreprise a été due aux acquisitions stratégiques, l’autre moitié provenant de l’action commerciale. Les circonstances ont été favorables. Le marché des infrastructures pour l’énergie et le transport a connu une croissance soutenue pendant les dix dernières années du siècle précédent. Parallèlement les industries correspondantes ont été libéralisées et privatisées de sorte que, paradoxalement, cette évolution s’est accompagnée d’une dégradation des prix sans précédent avec des baisses massives de 40 à 50 %. La concentration réalisée par Gec Alsthom avec les rationalisations et les spécialisations qui l’ont accompagnée lui ont permis non seulement de résister à cette pression, mais de gagner des parts de marché tout en protégeant sa rentabilité. L’entreprise a ainsi connu des années particulièrement fastes en termes de prises de commandes notamment en 1992-1993, 1993-1994 et 1995-1996. Certains de mes collaborateurs ou, par exemple, mon prédécesseur, Jean-Pierre Desgeorges, sont ou ont été des commerçants nés. Je ne crois pas avoir le même talent naturel. De surcroît la taille de l’entreprise ayant très vite considérablement grandi, ne serait-ce qu’en raison de la création de Gec Alsthom, je n’ai pas pu, autant que ce dernier, m’impliquer personnellement dans tous les grands appels d’offres. Néanmoins, pour moi, l’action commerciale sera toujours fondamentale. Gec Alsthom a besoin des commandes non seulement pour charger ses centres d’ingénierie et ses usines, mais aussi pour alimenter sa trésorerie. Compte tenu de l’ampleur et de la durée de ses projets, l’entreprise ne peut fonctionner qu’avec l’argent de ses clients qu’elle reçoit sous forme d’acomptes qui en accompagnent et souvent en anticipent l’exécution. Ce n’est pas un hasard si elle a connu ses plus hauts niveaux de trésorerie nette, proche de 3,5 milliards d’euros, dans les années 1993-1994, 1994-1995 et 1995-1996. 179 BilgerBAt 180 11/05/04 9:43 Page 180 QUATRE MILLIONS D’EUROS Je passe donc beaucoup de temps à animer cette action. Ma première contribution est de réfléchir en permanence sur son organisation optimale, rôle du réseau international par rapport aux divisions, organisation de ce réseau, structuration des divisions ellesmêmes pour répondre aux attentes du marché, recherche de responsables commerciaux de premier rang. Bien entendu, c’est la tâche des directeurs généraux de division, encore plus que la mienne, mais mon dialogue avec eux sur ces sujets doit être intense de manière à ne jamais relâcher l’effort. Il ne faut pas hésiter à bouleverser les méthodes et les organisations aussi souvent que nécessaire quand elles ne donnent pas ou plus satisfaction. Le dialogue porte aussi sur les grands appels d’offres. Chaque mois, lors des business reviews, je consacre beaucoup de temps à discuter avec les directeurs généraux de division les progrès, les difficultés, les initiatives à prendre. Il est vrai qu’ils n’ont pas réellement besoin d’être stimulés sur ces sujets dont ils sont les premiers à savoir l’importance. Au demeurant les objectifs commerciaux figurent en bonne place dans les indicateurs qui serviront à fixer leur bonus. Mais ils ont besoin d’avoir un interlocuteur qui soit « dans leur camp » pour échanger et réfléchir. Je suis aussi, bien entendu, à leur disposition, pour leur apporter mon appui dans l’approche des clients et plus généralement du réseau de décision souvent complexe qu’il faut convaincre pour gagner. Je me rends ainsi six fois en Corée du Sud pour stimuler, accompagner et soutenir les efforts de l’équipe qui finalement signera en 1994 le contrat du TGV Séoul-Pusan, au moins quatre fois à Hong Kong pour le projet de centrale à cycle combiné de Black Point et je ne sais combien de fois en Chine pour la centrale nucléaire de LingAo, le barrage des Trois Gorges, les métros de Shanghaï, la centrale de Baïma. Il faut parfois des années et un nombre considérable de visites pour que les choses prennent corps. Je n’ai jamais tenu le compte de ces voyages, mais en douze années, j’ai dû visiter une trentaine de pays plus ou moins régulièrement. Cela n’est pas du tourisme. Éliane ne m’a accompagné que BilgerBAt 11/05/04 9:43 Page 181 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ dans quelques cas très exceptionnels, lorsque les coutumes commerciales locales rendaient nécessaire la présence des épouses à la requête d’un client. Le plus souvent je passe vingt-quatre heures ou quarante-huit heures dans le pays considéré. J’enchaîne parfois plusieurs pays à la suite, même si je m’organise pour, sauf exception rarissime, être toujours absent moins d’une semaine du bureau, de manière à conserver au moins un jour ouvrable, utilisant les fins de semaine pour les délais de route. Je demande que, dès la descente de l’avion, les événements se succèdent sans interruption, rendez-vous politiques ou commerciaux, réunions avec les managers, visites des usines, déjeuners et dîners avec les clients, rencontres avec la presse. Rien ne m’exaspère plus que les plages horaires vides que certains voudraient me ménager pour me « reposer », alors que par définition les décalages horaires et la brièveté des séjours rendent inévitablement tout repos impossible. Ce n’est d’ailleurs pas ce que cherche. Chacun de ces voyages a un coût important même si je ne suis accompagné par des managers venant comme moi de Paris ou d’Europe que lorsqu’un projet ou un client le rendent nécessaire. Le but est d’accumuler le maximum d’informations, de contacts et d’initiatives dans le minimum de temps. Avec l’écoulement des années, l’équipe qui organise ces voyages dans la dernière période – Jean-Daniel Lainé, le directeur du bureau du président, et Étienne Dé, le responsable du réseau international qui a brillamment succédé à Jacques Strack – devient de plus en plus performante pour en accroître la densité et l’efficacité. La charge physique et psychologique de ces déplacements est considérable et je surprends toujours les amis à qui j’en parle hors de l’entreprise en leur expliquant qu’il ne s’agit jamais de parties de plaisir, quelques exotiques que puissent paraître mes destinations, même s’il est juste de dire que j’en tire parfois des moments d’intense satisfaction quand un beau succès commercial est au bout de l’effort. Autant je suis mobilisable en amont pour les approches, les négociations et les points de situation en cours d’exécution, autant 181 BilgerBAt 182 11/05/04 9:43 Page 182 QUATRE MILLIONS D’EUROS je considère comme du temps perdu, sauf circonstances très exceptionnelles, la participation aux cérémonies d’inauguration. En revanche, il est parfois utile de participer aux voyages gouvernementaux au niveau du président de la République ou du Premier ministre. Dans certains pays, notamment la Chine, la Corée ou l’Egypte, ces voyages font avancer les choses. François Mitterrand par exemple nous a apporté un soutien décisif pour le TGV SéoulPusan et Lionel Jospin, pour le métro de Shanghaï. Jacques Chirac ne nous a jamais mesuré son soutien en de multiples occasions. Utiles aussi dans beaucoup de pays sont les rencontres avec les chefs d’État ou les Premiers ministres. Ces entretiens relèvent dans la plupart des cas du marketing en amont, destiné à manifester à l’environnement décisionnel du pays considéré qu’Alstom y est persona grata. J’ai en mémoire un seul exemple où un contrat a été effectivement conclu en une telle circonstance. Il s’agit du Liban où je me suis rendu en janvier 1992 avec Jack Cizain, sur l’initiative de Jacques Chirac, à l’époque maire de Paris, relayé par Pierre Suard, en avion privé, seul moyen à ce moment-là pour accéder à l’aéroport de Beyrouth. À la descente de l’avion, nous avons été conduits jusqu’au président de la République, Haroui, mis en place et gardé par les Syriens, par une escorte armée composée de véhicules blindés et de commandos. Après deux heures de discussions, nous avons arrêté les détails financiers et contractuels d’un projet de réparation de la centrale de Zouk qui avait une fois de plus été endommagée, avant de repartir par le même chemin. J’ai eu ainsi le privilège de faire connaissance avec des dirigeants aux profils les plus variés, le général Suharto en Indonésie, le Premier ministre Mahatir de Malaisie, le président Jian Zemin, les Premiers ministres Li Peng et Zu Rongji, en Chine, le président Cardoso au Brésil, les présidents mexicains successifs, y compris Vincente Fox, le président Iliescu de Roumanie, les présidents Willy de Clerk et Nelson Mandela d’Afrique du Sud, le président Khatami d’Iran, le Premier ministre de Grande-Bretagne, Tony Blair, le chancelier d’Allemagne Gehrard Schröder, le roi d’Espagne, Bill BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 183 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ Clinton, le président des États-Unis… et beaucoup d’autres encore que l’on m’excusera de ne pas mentionner. Au fil de ces rencontres, je me suis dit parfois qu’il m’a été plus facile de mobiliser pour Gec Alsthom, puis Alstom, l’attention, la compréhension et souvent la sympathie de ces dirigeants du monde que celle de dirigeants français de moindre rang et de moindre responsabilité. Parmi toutes les anecdotes dont le souvenir me revient, je n’en retiendrai que quelques-unes. Par exemple quand je fais antichambre au Palais des Peuples à Pékin pour rencontrer Zu Rongji, je vois sortir de la salle où il reçoit ses visiteurs et passer devant moi, Gerhrard Schröder accompagné de Heinrich von Pierer, avant que je n’y entre à mon tour, bénéficiant de ce comportement éclectique des Chinois vis-à-vis des Européens qui est une de leurs nombreuses forces. Dans ce même Palais des Peuples, j’ai en mémoire la cérémonie de signature du contrat d’équipement des Trois Gorges. Dans une volonté de justice distributive que justifie l’ampleur de ce projet, les autorités chinoises en ont partagé la responsabilité entre la totalité des six entreprises mondiales compétentes, à l’époque, dans le domaine de l’hydraulique : General Electric, Siemens, Voith, ABB, Kwaerner et Alstom. La solennité du moment exige à leurs yeux la présence physique du Chairman and CEO de chacune d’entre elles, et leur ordre d’entrée en scène est régi par un protocole minutieux qui donne la préséance à Alstom, non seulement à cause de son rôle dans le projet, mais aussi en raison de sa présence continue en Chine depuis 1949, confortée par la reconnaissance précoce de ce pays par le général de Gaulle. Tous les CEO de ces six sociétés sont présents, à l’exception de Jack Welch qui a délégué un représentant et défilent en rang d’oignons devant les dignitaires chinois avant de partager un dîner avec eux. Nous profitons ainsi d’une occasion de concertation que la morale européenne des affaires réprouve, mais qui paraît naturelle et presque nécessaire dans ce pays qui a fait de l’exploitation habile des divisions des nations occidentales une opportunité sans pareille. 183 BilgerBAt 184 11/05/04 9:44 Page 184 QUATRE MILLIONS D’EUROS J’ai aussi en mémoire la visite à Saint-Nazaire du Premier ministre de Malaisie. Une visite en France lui fournit l’opportunité de se rendre compte de visu de l’avancement de la construction des six méthaniers dont nous avons reçu commande pour son pays. Tout se passe bien jusqu’à ce que nous nous rendions au modeste aéroport de Saint-Nazaire où stationne l’avion d’Alcatel Alsthom qui nous a été prêté pour l’occasion et où doit se trouver un autre avion privé dont nous ne savons rien sinon qu’il appartient à un ami de Mahatir qui désormais doit le prendre en charge. Nous arrivons à l’aéroport. L’avion attendu n’est pas là. Je m’installe avec le Premier ministre dans un local exigu, qui nous donne cependant un minimum d’isolement par rapport à la nombreuse suite qui l’accompagne. Conciliabules multiples sans effet apparent. Je mets notre avion à la disposition du Premier ministre qui n’en veut pas. Nos pilotes se renseignent et découvrent que l’avion attendu est allé par erreur atterrir à Brest au lieu de Saint-Nazaire ! Il ne sera pas là avant trois heures, ce qui me donne l’occasion d’une conversation extrêmement difficile à entretenir avec un personnage aussi arrogant qu’hermétique. Heureusement, il me dévoile avec réticence au bout d’un certain temps qu’il se rend à Colmar, ville dont il est enthousiaste au point d’avoir reproduit le quartier historique de cette ville à échelle réduite pour en faire un parc d’attraction en Malaisie. Quand il apprend qu’il s’agit de ma ville natale, la conversation enfin se détend au point de devenir presque chaleureuse. Sans qu’il y ait de lien de cause à effet, la Malaisie a néanmoins été l’un des marchés les plus importants d’Alstom. En effet aux méthaniers ont succédé dans la période qui a suivi, notamment plusieurs centrales électriques, en particulier celle de Manjung, sans parler des projets hydrauliques. Autre souvenir : l’enthousiasme sincère de Bill Clinton pour les trains à grande vitesse et son regret que le Congrès des États-Unis n’ait pas retenu ses propositions tendant à mettre en place un dispositif destiné à encourager les États à promouvoir ce type de transport. La rencontre s’étant située à la fin de son mandat, l’idée m’a traversé l’esprit de nous assurer de ses services pour la promotion de nos BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 185 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ projets ferroviaires américains, mais je ne l’ai même pas évoquée avec mes collaborateurs, imaginant ce que pourraient être les tarifs requis, à supposer que, comme d’autres hommes d’État américains l’ont fait pour d’autres entreprises dans le passé, il ait envisagé de s’y prêter ! Et bien entendu il y a aussi le contrôle. La dimension des projets, leur complexité technique et contractuelle, leur étalement dans le temps font qu’ils recèlent des risques intrinsèques considérables qui naissent non seulement en cours d’exécution, mais aussi dès l’élaboration, la remise et la négociation des offres. J’ai toujours considéré que cette responsabilité est fondamentalement celle du directeur général de division et plus tard celle du président de secteur. Il est le seul à avoir un accès direct et facile à l’ensemble des informations techniques, industrielles et commerciales nécessaires pour mesurer les risques et fixer le prix. Néanmoins je dois avoir connaissance des termes des offres les plus importantes ou de celles où il est envisagé de prendre un risque significatif même si sa valeur est faible. Nous avons donc une cellule au niveau central qui les suit de près. J’ai demandé à Jim Cronin d’abord, à Claude Darmon plus tard et, dans la dernière période, à François Newey et Nick Salmon de présider en mon nom le comité des appels d’offres, d’abord informel, puis formel après l’acquisition d’ABB Power, qui assure ce contrôle, à charge pour eux de m’impliquer en cas de difficulté ou de désaccord particuliers. Au risque de surprendre, tant la calomnie superficielle a fait son œuvre, je soutiens que notre contrôle a été sérieux et n’a pas laissé passer d’offres dont nous n’aurions pas volontairement assumé les risques. Ni les offres Renaissance, délibérées, sur lesquelles je m’expliquerai plus tard, ni les turbines à gaz GT24/GT26 pour lesquelles les offres ont été faites pour l’essentiel par ABB, ni les projets ferroviaires britanniques qui ont dérapé au niveau de l’exécution ne constituent un démenti de cette affirmation. Au-delà des questions d’organisation et de méthode, l’action commerciale, c’est aussi la conquête. La conquête et l’enthousiasme. Il en a fallu pour gagner la bataille du TGV Corée où notre concurrent 185 BilgerBAt 186 11/05/04 9:44 Page 186 QUATRE MILLIONS D’EUROS allemand a utilisé tous les moyens d’intelligence économique et de déstabilisation politique pour torpiller notre offre avant que ne l’emporte la qualité intrinsèque de notre produit, démontrée par des années de performance opérationnelle sur le réseau ferroviaire français alors que l’ICE ne connaît pendant cette période que des déboires. Autre exemple, en Chine, cette fois-ci, l’îlot conventionnel 49 de la centrale nucléaire de Ling Ao que la dispersion et l’éclatement des actions françaises ont failli faire perdre à Gec Alsthom. J’ai dû m’imposer à la réunion tactique ultime qui se tenait dans la « chambre sourde » de l’ambassade de France à Pékin entre un ministre français et les entreprises concernées, réunion dont Framatome voulait nous exclure, mais où le soutien de l’ambassadeur a changé la donne. Les négociations sur l’îlot nucléaire traînent de telle manière que je vois venir le moment où la délégation française repartira pour Paris sans que l’îlot conventionnel soit abordé, nous faisant perdre l’atout de la pression politique dont Framatome bénéficie à plein. Je m’installe donc avec Mike Barrett, le responsable à l’époque du segment turbines à vapeur dans l’antichambre de la salle de réunion où les négociations se tiennent. Nous y restons pendant cinq heures jusqu’à ce que les discussions sur l’îlot nucléaire se terminent. À deux heures du matin, Zanulong, le négociateur chinois, sort de la salle, nous voit et, bien qu’épuisé, nous invite à le rejoindre pour que nous finalisions l’îlot conventionnel. Nous réglons l’affaire en deux heures de sorte que notre signature peut intervenir en même temps que celle de Framatome, le lendemain matin, avant que la délégation française ne s’envole pour Paris. Toujours en Chine, le barrage des Trois-Gorges nous vaut des séances tout aussi mémorables. Je pourrais citer beaucoup d’autres 49. C’est-à-dire, en simplifiant, par opposition à l’îlot nucléaire, la partie non nucléaire de la centrale nucléaire qui, à mon époque, représentait environ un tiers de sa valeur. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 187 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ affaires où la furia francese qui a animé les équipes de Gec Alsthom, qu’elles soient françaises ou non, ont permis de l’emporter. Certains nous ont reproché de communiquer à l’excès sur ces grands projets et ont insinué que souvent ils n’ont pu être gagnés que grâce au soutien public et en acceptant des pertes significatives. J’assume la fierté que nous avons ressentie au moment de ces victoires et qui nous a incités à les faire connaître. Je témoigne aussi que le soutien des pouvoirs publics en France et aussi dans tous nos pays d’implantation concernés par l’un de nos projets, par exemple la Grande-Bretagne, nous a rarement manqué. Mais croit-on que nos concurrents allemand, Siemens, ou américain, GE, ont été privés du soutien de leurs gouvernements ? Ce serait bien naïf de croire aux professions de libéralisme pur et dur quand on connaît l’efficacité du KfW allemand ou de la War Room commerciale, créée aux États-Unis par le secrétaire au commerce Brown. Quant à la rentabilité, j’en surprendrai sans doute beaucoup en leur affirmant que ce sont ces projets-phares qui ont souvent été les plus rentables en dépit de commentaires, sans doute inspirés par la concurrence 50, expliquant que nous n’avions été retenus que parce que nous avions accepté de perdre de l’argent. Ce n’est d’ailleurs pas surprenant puisque, tout à fait normalement, plus l’effort de conviction commerciale est intense, documenté et bien organisé, plus les concessions de prix dont il faut tenir compte dès le départ dans l’offre sont limitées. Il n’en reste pas moins que cette publicité, qui, pour répondre à nos vœux, n’aurait dû se déployer qu’une fois les affaires gagnées, a parfois eu des effets boomerang. Ainsi, dans le cas des trains à grande 50. On a pu noter qu’après mon départ, Siemens n’a pas perdu l’habitude d’expliquer publiquement ses échecs commerciaux par le fait que son ou ses concurrents pratiqueraient du dumping, non sans que quelques commentateurs ou analystes, quelque peu naïfs, accordent du crédit à cette pratique indécente qui n’est celle d’aucune autre entreprise dans cette industrie. 187 BilgerBAt 188 11/05/04 9:44 Page 188 QUATRE MILLIONS D’EUROS vitesse, un malentendu s’est installé sans que nous y soyons pour grand-chose. Ce produit emblématique, résultat des efforts conjoints de la SNCF et de Gec Alsthom, a connu le succès que l’on sait en France et auprès des étrangers visitant notre pays. Au point que les hommes politiques et les journalistes observant notre action ont très vite mis à notre débit le fait que rares ont été les pays qui ont adopté ce système de transport sans mesurer que les décisions en la matière ne peuvent résulter de l’action directe du fournisseur qu’est Gec Alsthom. Dans la plupart des pays qui s’y sont ralliés, l’initiative a été celle des États, en France, bien sûr, mais aussi en Allemagne, en Corée du Sud, en Espagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne et en Italie. Cela n’est d’ailleurs pas surprenant quand on considère le coût de ces projets, extrêmement élevé non en raison de la fourniture de Gec Alsthom qui ne représente pas plus de 15 à 20 % du total, mais du fait de l’infrastructure dédiée qui est indispensable. Au fil des années, quelques projets privés ont néanmoins surgi, développés par des entrepreneurs, plus ou moins heureux, que Gec Alsthom a toujours soutenus de son expertise aux États-Unis, au Texas, en Floride, en Californie, en Russie, à Taiwan ou ailleurs, mais dont le coût a été tel qu’en fait, seul le projet taïwanais a abouti. Que n’aurait-on dit ou écrit si Gec Alsthom ou plus tard Alstom avait décidé de les soutenir financièrement, ayant en particulier en mémoire l’avalanche de critiques que je subirai pour avoir accordé un financement fournisseurs à Renaissance. Pourtant Gec Alsthom a gagné tous les projets arrivés à terme à l’exception de deux d’entre eux, le train à grande vitesse taïwanais remporté par les Japonais qui ont pu convaincre leur gouvernement de financer intégralement le projet ce que l’alliance Alstom-Siemens n’a pu obtenir ni même jamais envisagé d’obtenir – sans surprise – de l’Union européenne, et les nouveaux trains à grande vitesse espagnols, concédés à Siemens et à Talgo-Bombardier, grandement aidés par l’état peu satisfaisant des relations franco-espagnoles au moment de la décision. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 189 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ Au demeurant, le fait qu’Alstom ait fourni avec Bombardier le seul train rapide que les États-Unis aient mis en œuvre pendant cette période, l’ACELA qui relie Washington à Boston en passant par New York, confirme la position dominante que l’entreprise a acquise sur ce segment de marché. Ces batailles que nous avons fréquemment gagnées ne doivent pas faire oublier que l’essentiel des succès commerciaux et de l’alimentation du carnet de commandes résulte d’un travail de fourmi, loin des feux de la rampe, et concernent des milliers de projets suivis simultanément et dont le montant peut aller de quelques dizaines de milliers d’euros à quelques centaines de millions. Ainsi les trains à grande vitesse ou les îlots conventionnels de centrales nucléaires ou les grands barrages ou les grands paquebots de croisière ne représenteront au terme du parcours que quelques pour cent du chiffre d’affaires d’Alstom sur lesquels l’attention et les commentaires se focaliseront, alors que la charge des centres d’ingénierie et des usines viendra de la multitude des contrats anonymes de systèmes, d’équipements et de services dont personne ne parle! GRÈVE Commandes en hausse, mais pourtant effondrement des prix, telle est l’équation paradoxale que nous avons à résoudre. La réduction substantielle et rapide des coûts constitue la seule réponse. Pour y arriver, il y a d’autres solutions que l’adaptation des effectifs. Elles sont toutes utilisées au mieux de nos moyens et de nos compétences : effet de volume, spécialisation des usines, réduction du coût des achats, chasse à la non qualité. Les programmes de changement se multiplient et se succèdent pour mobiliser les imaginations et les énergies et trouver des solutions : The Way Forward, Change Now, Stretch 30, Pace, Quality Focus et Six Sigma. Cette frénésie d’actions de progrès, orchestrée au niveau Corporate, notamment dans la dernière période, avec brio, par Jacques Léger, nous sera parfois reprochée. 189 BilgerBAt 190 11/05/04 9:44 Page 190 QUATRE MILLIONS D’EUROS J’ai effectivement laissé faire ce foisonnement. Je pense en effet que, dans cette entreprise qui est nouvelle en permanence compte tenu du rythme des acquisitions, le brassage des idées et des hommes qu’entraînent les actions de changement, à la limite quelle que soit leur pertinence intrinsèque, a un effet fondamentalement positif. Je ne le regrette donc pas même si, en fin de période, à un moment où il n’était plus question d’acquisitions et où l’entreprise commençait à acquérir son identité, je me suis rallié sans problème au principe du référentiel unique externe et, de ce fait, théoriquement objectif qu’est Six Sigma. En dépit de toutes ces actions, nous n’avons pas échappé à l’adaptation permanente des effectifs. J’ai un jour calculé qu’ils s’étaient réduits, à structure constante, à un rythme moyen annuel supérieur à 6 %. Cette évolution n’a pratiquement jamais cessé, comme le montrent les provisions de restructuration inscrites année après année, dans nos comptes. Il y a pu y avoir des périodes de répit dans tel ou tel secteur, mais globalement la tendance n’a jamais changé. La philosophie dont nous avons hérité à la fois de GEC et d’Alcatel est que les restructurations doivent être gérées au niveau le plus bas et le plus segmenté possible de l’organisation de manière à en faciliter le traitement au plus près des personnes concernées et à éviter tout blocage global, toute « prise en masse » qui pourrait paralyser l’entreprise. Cette démarche est appropriée dans la plupart des pays soit parce qu’elle correspond, comme dans le cas de la Grande-Bretagne, à la manière de faire locale, soit parce que, notamment dans les débuts de Gec Alsthom, dans beaucoup de pays nous ne sommes présents qu’à travers de petites unités qui, sauf exception, comme en Belgique, se prêtent bien à ce type de traitement. Comme de surcroît les restructurations de grande ampleur ont d’abord concerné les unités britanniques de l’entreprise, les vraies difficultés ne commencent qu’en 1994. Et c’est la France qui en est le théâtre. En octobre 1993 est annoncée la fermeture de l’usine de transformateurs du Havre qui emploie 745 personnes. En juin 1994, deux jours avant qu’Édouard BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 191 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ Balladur, Premier ministre, n’annonce un plan emploi, la division transport rend publique la suppression de 984 emplois ! Enfin en novembre 1994 s’engage à Belfort une grève de cinq semaines qui porte sur les salaires et qui se veut la répétition de la grande grève « historique » de 1974 qui avait mis à mal l’ancienne Alsthom. La succession de ces événements met brutalement les relations sociales en France en bonne place dans mon agenda. Ils arrivent de surcroît au plus mauvais moment. Paul Combeau, mon adjoint industriel, expert social et respecté des syndicats, a pris sa retraite le 31 mars 1994. Le directeur des ressources humaines France, un homme de qualité, n’a cependant pas l’expérience nécessaire pour se substituer totalement à lui et le directeur des ressources humaines au niveau mondial est britannique et ne peut nous être que d’un secours limité. C’est donc moi que les syndicats français vont tester en la circonstance. Les choses se passent mal sur les trois dossiers. Sur Le Havre, nous sommes obligés de maintenir pendant un temps trop long 210 emplois et de réduire le temps de travail à 31 heures ! Le plan social de la division Transport, à l’époque dirigée par Claude Darmon, bien qu’exemplaire du point de vue de la gestion prévisionnelle de l’emploi puisqu’il prend en compte un objectif sur trois ans, s’enlise dans des discussions interminables même si in fine, préalablement laminé, il sera exécuté. Quant aux revendications salariales de Belfort, elles ne seront pas satisfaites, le conflit se terminant à l’usure avec l’octroi d’une petite prime. Je découvre cependant, à cette occasion, que le talent et le brio, avec lesquels Paul Combeau a géré de manière centralisée en France les relations sociales, ont occulté l’absence d’une vraie fonction ressources humaines à chaque niveau de responsabilité et l’insuffisance de l’implication des managers dans la gestion sociale. Il y a, en particulier depuis le départ de Paul, une véritable déconnexion entre le management, notamment central, et la « base ». Je sais, bien entendu, que l’attente qui s’exprime est surtout le fait de nos salariés français, imprégnés d’une « culture sociale » qui 191 BilgerBAt 192 11/05/04 9:44 Page 192 QUATRE MILLIONS D’EUROS suppose l’engagement de la direction générale de l’entreprise, pour artificiel qu’il soit. En effet la taille d’Alstom exclut que le dialogue, même s’il est honnête, ait à ce niveau de globalité un contenu concret, réel et utile. Il n’en est pas encore de même dans la plupart des autres pays bien qu’au fil des années, l’échange des expériences entre les syndicats de l’espace européen contribue à une forme d’osmose progressive. Le changement est donc nécessaire. En France, il commence par une convention des principaux cadres qui entend le secrétaire général de la fédération CFDT de la métallurgie nous révéler nos faiblesses et nos lacunes. Nous filialisons toutes les activités françaises de manière à créer des entités de dialogue social dotées d’un comité d’entreprise de taille humaine, une pour le transport, une autre pour transmission et distribution, trois pour l’énergie et, bien entendu, une pour la construction navale qui existe déjà. Même processus pour les établissements : à Belfort, il y en aura désormais quatre au lieu d’un seul, chacun d’eux étant doté d’un directeur des ressources humaines. Au bout du parcours, alors que Gec Alsthom a encore plus de 30 000 salariés en France, ils seront couverts par plusieurs dizaines de comités d’entreprise ou d’établissement. Cette inflation a un coût, mais elle « force » les partenaires au dialogue social et permet de segmenter le traitement des problèmes. L’arrivée de Jacques Gounon, recruté comme directeur des ressources humaines France avant de devenir plus tard le président de notre secteur entreprise, que j’ai eu l’occasion de connaître et d’apprécier quand il était mon interlocuteur au cabinet du ministre du Travail au moment de la grève, achève de modifier le climat. Jusqu’à mon départ, neuf ans plus tard, il n’y aura plus de « grande grève » modèle Belfort au sein de Gec Alsthom et ensuite Alstom. Il y aura encore des conflits sur les restructurations, mais ils seront traités au niveau approprié sans menacer le fonctionnement de l’ensemble de l’entreprise. Mais le changement doit aussi s’étendre au niveau mondial. Quelques initiatives sont de nature à la favoriser. Chaque division est BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 193 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ désormais dotée d’un directeur des ressources humaines à vocation mondiale. Les « coordinateurs nationaux » ou plus tard les « Présidents Pays » ont qualité pour superviser et coordonner les relations sociales dans leur pays. Une négociation est engagée avec la fédération européenne de la métallurgie pour constituer un comité de groupe européen. Cela mettra du temps puisque la cérémonie de signature n’intervient que le 30 mai 1996, mais ce processus à lui seul constitue un acte de dialogue social. Je me rendrai au fil des années à toutes les réunions du European Works Forum, deux fois par an, pour présenter et actualiser les orientations stratégiques de l’entreprise et répondre aux questions pendant deux heures. Le directeur des ressources humaines gère le Select Committee, formation restreinte qui se réunit plus fréquemment. Les relations sociales n’ont jamais été apaisées et sereines au sein de Gec Alsthom et d’Alstom. Il m’est même arrivé un soir de retour d’Allemagne où j’ai passé la journée de ne pouvoir rejoindre mon bureau, le 38 avenue Kléber étant bloqué depuis le matin par une poignée de syndicalistes de l’usine de Saint-Ouen. J’ai dû donner un coup de téléphone au préfet de police pour que vers neuf heures du soir une compagnie de CRS vienne en quelques minutes déloger les manifestants et libérer les locaux de cette entreprise internationale paralysée depuis le matin. Belle image de la France et de Paris comme siège attractif pour les groupes étrangers ! Mais, de tels incidents auraient-ils pu être évités alors que les restructurations étaient permanentes et que notre pays ne sait pas gérer ces opérations autrement qu’en termes de guerre civile ? Néanmoins nous avons fait des progrès, le dialogue s’est structuré et sa nécessité a été progressivement reconnue par le management, car l’obstacle principal ne vient pas tant des syndicats que de managers, fondamentalement imprégnés d’une culture d’ingénieurs qui privilégie la dimension technique de la gestion par rapport à la dimension humaine. Les mœurs ont progressivement changé, mais l’effort ne peut se relâcher. 193 BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 194 QUATRE MILLIONS D’EUROS 194 BELFORT La grève a été aussi pour moi l’occasion de faire la connaissance de Jean-Pierre Chevènement qui a longtemps incarné le mythe belfortain. Bien que deux promotions m’aient seulement séparé de lui, je ne l’ai jamais rencontré à l’ENA à l’époque où il cosignait sous le pseudonyme de Jacques Mandrin un livre au vitriol sur l’énarchie, ni pu nouer avec lui des relations autres que professionnelles. J’ai néanmoins toujours apprécié le courage qu’il a manifesté en diverses occasions, choix de l’opposition comme jeune administrateur civil quand les carrières ne peuvent se faire que dans la majorité, démissions ministérielles sur des questions de principe, choix du combat politique solitaire, nécessairement ingrat, courage et énergie qui lui ont permis de surmonter son accident opératoire… Cette fermeté de caractère fort estimable a cependant conduit le maire de Belfort, qu’il est déjà quand je prends mes fonctions, à choisir, sans beaucoup de nuances et en toutes circonstances, le parti de la revendication et de la contestation sociale. Comme il me l’a souvent exprimé, il est indéfectiblement de ce camp-là et, pour utiliser d’autres mots que les siens, c’est le fonds de commerce sur lequel il a assis sa carrière politique locale. N’étant pas loin de faire sienne la théorie de la CGT selon laquelle les entreprises qui font des bénéfices doivent s’abstenir de licencier, Jean-Pierre Chevènement prend difficilement en compte, au moins publiquement, la complexité des situations économiques qu’elles ont à affronter. Il a également une vision colbertiste des relations entre les entreprises et l’État, attendant de celui-ci à la fois qu’il les mette sous tutelle en contrepartie, pour être juste, d’un soutien qu’il souhaite indéfectible. Enfin la Bourse et les marchés financiers lui paraissent être les ennemis irréductibles des salariés et les initiateurs réels des plans sociaux. Pendant la grève de 1994, il sait cependant encore faire la part des choses et quand il prend conscience que Gec Alsthom ne peut BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 195 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ céder, il contribue à l’arrêt progressif du conflit. Mais, par la suite, au fur et à mesure qu’il devient évident, notamment, mais pas seulement, en raison de l’effondrement durable du marché français, que la survie d’une activité électrotechnique à Belfort passe inéluctablement par une rationalisation européenne et même mondiale, il donne souvent l’impression de s’arc-bouter dans la défense sans issue d’une sorte de Fort Alamo industriel. La segmentation du site en plusieurs unités séparées, les opérations d’externalisation auxquelles nous avons procédé au fil des années, la cession à General Electric de l’activité de turbines à gaz de grande puissance, développée sur leur technologie et dont l’usine principale est à Belfort et enfin le rachat en deux étapes de ABB Power constituent autant d’événements successifs qui le confirment dans cette attitude et justifient de sa part réserves et inquiétudes. À l’évidence je n’ai pas su faire partager à Jean-Pierre Chevènement notre conviction que toutes ces actions ont pour unique objectif de faire en sorte que nos usines françaises et notamment celles de Belfort puissent survivre en continuant à exporter au moins la moitié, sinon davantage, de leur production. C’est grâce à la quête permanente de compétitivité à laquelle nos managers et nos salariés français ont su s’adapter, que nous avons réussi à maintenir ce ratio contre vents et marées. Du coup notre démarche est volontiers caricaturée comme étant d’inspiration exclusivement « financière » et attribuée au fait qu’Alstom n’est pas dirigé par un ingénieur, défaut que la nomination de Patrick Kron, sur ma proposition, a désormais heureusement corrigé ! Je crains pour ma part que le refus des autorités locales de comprendre, d’anticiper et d’expliquer les évolutions inéluctables, n’ait contribué à entretenir des faux espoirs chez nos salariés et n’ait retardé ou affaibli les initiatives indispensables pour préparer et rechercher à temps et avec suffisamment d’énergie les alternatives nécessaires. J’ajoute qu’à l’évidence, le climat de « guérilla » sociale permanente qui a prévalu à Belfort pendant toutes ces années n’a pas 195 BilgerBAt 196 11/05/04 9:44 Page 196 QUATRE MILLIONS D’EUROS manqué de décourager les entreprises existantes d’investir et les nouvelles implantations de se multiplier. En dépit de ce désaccord grandissant, Jean-Pierre Chevènement ne nous a cependant jamais ménagé son soutien pour l’action commerciale aussi bien en France qu’à l’étranger, notamment dans les pays, tel l’Irak, où il bénéficie d’introductions particulières Dans la dernière période, après que j’ai renoncé à mon indemnité de départ, il a déclaré à France-Soir du 23 octobre 2003 que «Pierre Bilger, à l’origine d’une erreur industrielle majeure, mérite plutôt de lourdes pénalités financières». J’ai été déçu et surtout surpris qu’il se soit ainsi rangé ainsi parmi ces procureurs et juges politiques qui s’autoproclament compétents pour évaluer la performance des dirigeants d’entreprise. En effet, attaquer de cette manière les personnes ne correspond pas au souvenir que j’ai conservé de son style. Pour ma part, je laisserai au suffrage universel le soin d’apprécier la performance de Jean-Pierre Chevènement. Il s’est d’ailleurs déjà exprimé en première instance en lui retirant son siège de député, circonstance qui aurait pu l’inciter à manifester plus de modestie et de réserve dans l’expression de ses propres jugements. GENERAL ELECTRIC Toute entreprise majeure doit maîtriser ses technologies critiques. Dès 1990, Jean-Pierre Desgeorges a noté que la seule lacune significative de Gec Alsthom qui vient d’être créée est la technologie des turbines à gaz de grande puissance que nous fabriquons sous licence de General Electric, et il ajoute « dans les circonstances actuelles ». Quelques années, plus tard, Jack Welch reconnaît dans une de nos conversations bisannuelles que, dès le premier jour de l’existence d’une licence, le licencié a l’obligation de prendre les dispositions pour s’en affranchir progressivement. Cette prise de conscience s’impose d’autant plus à nous que le segment de marché le plus dynamique au cours de cette période, BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 197 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ celui autour duquel se structure toute la problématique de la production d’énergie, est précisément celui des turbines à gaz de grande puissance, supérieures à 50 MW. Nous pensons que cette tendance persistera au moins au cours des deux décennies suivantes en raison du niveau prévisible du coût du gaz, du coût modéré d’investissement qu’exigent les centrales à cycle combiné et de leur flexibilité d’utilisation, même si dans le très long terme, les centrales à charbon et les centrales nucléaires conservent leur intérêt. Or Gec Alsthom est présent sur toute la gamme de 4 MW à 250 MW, mais pour les turbines à gaz de grande puissance, nous bénéficions de la technologie de General Electric à travers un accord de licence conclu en 1989 grâce à une opportunité saisie par Lord Weinstock dans le cadre d’une bataille boursière impliquant General Electric. Les succès commerciaux rencontrés au cours de l’exercice 19921993 renforcent encore cette perception avec l’enregistrement de 12 000 MW de cycles combinés à Hong-Kong (Black Point), en Hollande (Eems), en Tunisie, en Chine, au Pakistan, en Allemagne et au Royaume-Uni. Le principal vecteur de cette expansion est la turbine à gaz 9F dont un premier exemplaire a été mis en service par EDF à Gennevilliers. Cette question devient un sujet stratégique majeur qui préoccupe nos deux actionnaires au même titre que nous et au premier chef Pierre Suard. Nous leur proposons de lancer dans le plus grand secret un programme de développement d’une première machine de 70 MW qui ferait appel à une technologie propre, développée à partir des compétences dont nous disposons dans les turbines à gaz industrielles à Whetstone et à Lincoln en Grande-Bretagne et à Belfort en tant que licencié de General Electric. Yvon Raak est chargé de ce projet et nous estimons que nous devrons dépenser 700 millions d’euros pour arriver à un résultat significatif. L’équipe se constitue et les études préliminaires démarrent. Cependant, au fil du temps, la part de marché de Gec Alsthom s’est considérablement renforcée au point de représenter désormais 197 BilgerBAt 198 11/05/04 9:44 Page 198 QUATRE MILLIONS D’EUROS la moitié de celle du licencieur, General Electric, ce qui commence à l’indisposer, notamment parce qu’il souhaite de manière abusive contrôler le commerce des pièces de rechange qui constitue la source essentielle de la profitabilité de ces machines. Il est probable aussi que notre partenaire est informé de nos intentions de développement autonome. Il sait que nous avons des compétences que nous avons montrées quand il a accepté que nous améliorions par nos propres moyens les performances de certaines machines à la condition que les modifications correspondantes soient mises à sa disposition. La lucidité de Jack Welch sur le comportement inévitable d’un licencié ne va pas jusqu’à accueillir avec bienveillance cette initiative. Enfin General Electric a entrepris une politique systématique de rachat du réseau d’associés (« Business Associates ») qui a constitué la forme principale de son expansion internationale dans ce métier. Mais le plus important de ces partenaires est Gec Alsthom qui n’a aucune raison de se prêter à cette manœuvre, bénéficiant d’une licence d’une durée de vingt-cinq ans dont seuls cinq sont expirés. General Electric entreprend donc de nous décourager et de nous contenir par une mise en œuvre tatillonne et a minima de ses engagements contractuels, retardant autant qu’il est possible les transferts de technologie pour les machines nouvelles même s’il y est contraint juridiquement. Mais chacun sait que les transferts de technologie supposent, quand ils portent sur des produits complexes, bien plus que l’application littérale de clauses contractuelles, une entente parfaite et des échanges intenses entre les équipes techniques du licencieur et du licencié, conditions qui ne sont plus remplies de manière délibérée par notre partenaire. Dans cette ambiance de plus en plus conflictuelle, interviennent les difficultés de mise au point de la nouvelle turbine à gaz de classe F, la 9F pour le marché 50 Hz, le seul accessible à Gec Alsthom et celui où il excelle. Les coûts de rectification et les pénalités dues aux clients qui résultent de ces difficultés frappent aussi bien General Electric (pour les 7 F et les 9 F) que Gec Alsthom (pour les seules 9 F). BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 199 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ L’essentiel de la charge, qui est substantielle, incombe à General Electric et fait l’objet d’une demi-ligne dans un de ses rapports annuels. Mais la part de Gec Alsthom, bien que beaucoup plus modeste, réduit par contre sa capacité à financer son programme de développement d’une technologie autonome et conduit du coup l’entreprise et ses actionnaires à s’interroger sur sa pertinence. Son interruption est décidée. Mais les pressions du partenaire subsistant pour rendre la licence la moins fructueuse possible, l’option retenue est de privilégier la recherche d’une solution stratégique au problème. L’opportunité surgit en 1997 avec la mise en vente longtemps attendue de l’activité production d’énergie de Westinghouse, engagé par ailleurs dans un processus de recentrage sur CBS, le grand Network américain. Paradoxalement, saisir une telle opportunité m’a été recommandée par Jack Welch lui-même, comme le moyen élégant de régler notre différend en établissant Gec Alsthom comme son nouveau concurrent aux États-Unis, car, dit-il, il est souhaitable que Westinghouse tombe entre des mains responsables et professionnelles et il n’est de l’intérêt de personne d’ajouter sur le marché une technologie supplémentaire qui serait développée par Gec Alsthom. Jack Welch va même jusqu’à évoquer l’idée de racheter en parallèle l’activité que nous avons développée sous licence General Electric pour nous aider à financer une telle transaction, offre que je ne peux saisir sur le moment, mais que j’exploiterai plus tard. Westinghouse Power Generation représente à peu près la moitié du chiffre d’affaires de Gec Alsthom dans ce domaine d’activité, dispose d’une excellente technologie de turbines à gaz de grande puissance 60 Hz qu’il aurait fallu adapter au marché 50 Hz, ce qui ne représente pas une difficulté majeure, et est fortement implanté industriellement à Shanghai en Chine. Mais le rachat ne peut aboutir. D’une part Alcatel également actionnaire de Framatome souhaite que les deux entreprises fassent une offre commune pour la partie conventionnelle et nucléaire et quand cette stratégie qui ne répond pas aux vœux du vendeur se 199 BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 200 QUATRE MILLIONS D’EUROS 200 révèle infructueuse, les deux actionnaires refusent à Gec Alsthom la possibilité de faire une offre compétitive face à Siemens. Ce concurrent l’emporte par un écart si faible que, rétrospectivement, il apparaît dérisoire par rapport aux coûts que générera par la suite le sinistre des turbines à gaz de grande puissance GT24/26 héritées d’ABB. Siemens, en revanche, grâce à cette transaction, assure son avenir dans ce domaine. En effet la technologie de Westinghouse excellente – et d’ailleurs également à l’origine de la position de Mitsubishi qui a été longtemps son licencié – est substituée à la sienne propre sur les marchés 60 Hz et le fait bénéficier dans de bonnes conditions du gas bubble américain dans les années 1998 et 1999. FRAMATOME Si assurer l’avenir de la division production d’énergie constitue le sujet de préoccupation prioritaire du management de Gec Alsthom, sortir de son actionnariat paritaire et fermé est celui d’Alcatel et, à un moindre degré, de GEC. Serge Tchuruk s’inscrit à cet égard dans la continuité de Pierre Suard. Lord Weinstock ou, après lui, Lord Simpson lui auraient-ils offert l’opportunité de racheter leur part, qu’il l’aurait saisie en dépit de la pression des analystes financiers qui commencent à recommander une spécialisation à outrance des entreprises cotées en Bourse au motif que les pure players surtout s’ils interviennent dans le domaine des télécommunications et d’internet recueillent la faveur des marchés et peuvent espérer une meilleure valorisation. Mais cette offre, à mon grand regret, ne vient jamais. Responsable de l’entreprise commune, je suis astreint à la plus parfaite neutralité et objectivité vis-à-vis des deux partenaires. Je n’ai donc aucun moyen de forcer l’un ou l’autre à l’initiative que j’espère. Je suis convaincu que même si Alcatel lui avait offert le rachat de sa participation, GEC, surtout après l’arrivée de Lord Simpson, n’en aurait pas tiré parti. Mais GEC rejette également le retrait pur et simple au BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 201 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ profit de son partenaire que l’environnement britannique semble lui interdire. C’est dans ce contexte que Serge Tchuruk en parfaite harmonie et coordination avec moi tente de mettre en œuvre une manœuvre qui, si elle avait abouti, aurait permis de constituer un acteur de la production d’énergie d’une taille et d’une puissance dans ce domaine équivalent à celles de General Electric. C’est le projet de fusion entre Gec Alsthom et Framatome. Ce n’est pas une idée nouvelle. Les ambitions que la CGE a eues, dans les années soixante-dix, dans le domaine nucléaire ont tourné court lorsque la France a choisi la technologie des réacteurs à eau pressurisée pour son programme nucléaire dont Schneider, actionnaire principal de Framatome, s’est fait le promoteur, appuyé sur la licence Westinghouse. Mais ses dirigeants ont toujours considéré que toute opportunité de retour dans ce domaine devrait être saisie pour compléter leur offre énergétique en regroupant Alsthom, leur filiale, et Framatome. Aussi bien cet objectif figure-t-il en bonne place dans le « plan » que j’ai rédigé, à peine arrivé à la CGE en 1982 à la demande de Georges Pébereau pour servir de base au « contrat de plan » qui doit être négocié entre l’État et la CGE nouvellement nationalisée. L’occasion attendue se présente quand Framatome tombe par accident dans le secteur public en 1984. Cette entreprise, créée en 1958, a en effet pour actionnaire majoritaire le groupe Schneider, principalement à travers sa filiale Creusot-Loire, même si, en 1975, l’État a racheté à travers le commissariat à l’Énergie atomique les 30 % du capital qui sont alors détenus par Westinghouse. Au demeurant en 1981, Framatome s’est affranchi de sa dépendance technologique à l’égard de Westinghouse, la licence dont elle bénéficie étant simplement transformée en un accord de coopération technique. Il est vrai qu’entre temps, après le premier choc pétrolier, Framatome s’est vu commander en trois ans – à partir de 1974 – 34 tranches nucléaires auxquelles se sont ajoutées quatre tranches vendues à l’étranger ! C’est la faillite de Creusot-Loire qui conduit le commissariat à l’Énergie atomique à prendre possession de la totalité des actions de 201 BilgerBAt 202 11/05/04 9:44 Page 202 QUATRE MILLIONS D’EUROS Framatome. Cette situation ne convient ni au management de l’entreprise, ni à l’État qui n’a pas fait de la nationalisation de cette entreprise un objectif politique. Georges Pébereau propose donc que la CGE devienne l’actionnaire principal (40 %), qu’un partenaire privé, Dumez, l’accompagne dans ce mouvement (12 %) et que le personnel se voit également réserver une participation (3 %). Je suis chargé de cette négociation que, appuyé par le management d’Alsthom, je mène avec le commissaire à l’Énergie atomique, Gérard Renon et qui est finalisée en 1985. En complément nous concluons un accord avec Dumez qui organise notre partenariat et permet à la CGE de récupérer la participation de son associé dans l’éventualité d’un désaccord persistant. Potentiellement la CGE a donc le contrôle de Framatome sur la base d’une valorisation d’un peu plus de 250 millions d’euros qui apparaîtra par la suite comme très avantageuse. Toute cette opération est grandement facilitée par la relation confiante que Georges Pébereau a su établir avec Jean-Claude Lény, le président-directeur général de Framatome. En 1986, la privatisation de la CGE marque le retour de Framatome au secteur privé qu’il n’aura ainsi quitté que pendant une courte période de deux ans. Mais Pierre Suard qui a succédé à Georges Pébereau à la tête de la CGE et qui ne saura pas nouer les mêmes liens avec Jean-Claude Lény n’arrive pas à transformer l’essai. Curieusement il ne tire pas parti de la période où la droite se trouve au gouvernement avec Jacques Chirac comme Premier ministre pour s’efforcer de récupérer les actions de Dumez, ce qui n’était pas un objectif inaccessible, compte tenu de l’excellence des relations des deux groupes, et attend le retour de la gauche au pouvoir pour le faire en s’appuyant sur un accord verbal de Roger Fauroux, ministre de l’Industrie. Cela se passe en août 1990. En octobre de la même année, Pierre Suard se laisse imposer par le gouvernement de Michel Rocard de céder 7 % au secteur public alors qu’il n’y est contraint par aucune disposition juridique. Ainsi après avoir détenu pendant deux mois 52 % de Framatome, la CGE, devenue entre temps Alcatel Alsthom, se BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 203 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ retrouve avec 44 % ! À travers cette péripétie désastreuse, les efforts de plusieurs années se trouvent ainsi gâchés et le rapprochement avec ce qui est encore Gec Alsthom, manqué. Serge Tchuruk a remplacé Pierre Suard en 1995. Il a très vite compris que clarifier les structures des actionnariats de Gec Alsthom et de Framatome doit constituer pour lui une priorité stratégique. Dans les deux cas, Alcatel Alsthom immobilise des capitaux considérables sans contrôler, sans consolider autrement que de manière proportionnelle et sans avoir la maîtrise des deux trésoreries très positives. La fusion des deux entités doit permettre dans son esprit de mettre en mouvement un processus qui pourrait conduire soit à la prise de contrôle totale par la reprise des participations de l’État, soit, à défaut, à la mise en Bourse de l’entreprise unifiée dans d’excellentes conditions. Lord Weinstock mesure l’intérêt de cette dernière perspective. Contemporain de la grande aventure nucléaire européenne, il apprécie aussi la valeur que représente Framatome, une fois réunie à Gec Alsthom. Il donne donc son accord de principe à Serge Tchuruk. Le gouvernement français, informé notamment par une note de Philippe Rouvillois, président de CEA-Industrie, adressée au président de la République, rend public le 30 août 1996 son accord pour que l’étude du rapprochement s’engage avec pour seule condition significative, « la mise en œuvre de garanties appropriées relatives au contrôle du nouvel ensemble et à l’exercice des activités nucléaires ». GEC et Alcatel Alsthom confirment le même jour leur volonté commune d’aboutir à cette fusion, étant entendu que « la nouvelle entité serait détenue par les actionnaires actuels des deux sociétés et tenant compte de leurs apports respectifs ». Le processus semble donc s’engager sur des bases claires. Certes des difficultés subsistent. Jean-Claude Lény, le président-directeur général de Framatome, est opposé à la fusion. Ce n’est pas une surprise, car, sauf pendant le bref intermède de sa relation avec Georges Pébereau, il a toujours été hostile à toute structure capitalistique qui se serait traduite par un contrôle réel sur Framatome. Le 203 BilgerBAt 204 11/05/04 9:44 Page 204 QUATRE MILLIONS D’EUROS problème est réglé par la décision que prend l’État de le remplacer à la tête de Framatome par Dominique Vignon qui pendant sept ans a dirigé la branche nucléaire de Framatome et qui est favorable à la fusion. La position qu’il prend permet d’atténuer l’opposition traditionnelle des syndicats. Une mission d’information de la commission de la production et des échanges de l’Assemblée nationale, présidée par Yvon Jacob et dont le rapporteur est Claude Birraux, permet, à travers de multiples auditions, y compris celles de Serge Tchuruk, Jean-Claude Lény, Jim Cronin, représentant GEC et la mienne de dépassionner le débat et de mettre en valeur l’intérêt de la fusion 51. Tout paraît donc aller dans la bonne direction. C’est oublier la volatilité dans les négociations qui fait le charme de la méthode britannique. Une nouvelle équipe a pris en septembre 1996 la tête de GEC, formée principalement de Georges Simpson et, plus tard, de John Mayo. Elle a d’abord confirmé l’accord de principe de Lord Weinstock, mais son conseil d’administration revient sur cet accord. Le 26 mars 1997, Georges Simpson vient expliquer à Paris à Frank Borotra, ministre de l’Industrie, qu’il ne peut accepter une position minoritaire dans le nouvel ensemble face aux intérêts français, Alcatel Alsthom et le commissariat à l’Énergie atomique, que d’ailleurs il n’est pas prêt non plus à faire l’effort financier nécessaire pour se porter à la parité avec Alcatel Alsthom si l’opportunité lui en était offerte et qu’enfin toute évolution de l’actionnariat de Gec Alsthom ne pourra s’effectuer qu’en respectant scrupuleusement le principe de parité entre les deux actionnaires. Frank Borotra, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, veut toujours croire en avril 1997 que d’autres montages sont possibles et que les discussions peuvent se poursuivre pour aboutir à la privati51. Le rapport d’information n° 3246, enregistré le 18 décembre 1996 à l’Assemblée nationale, sous le titre « Framatome-Gec Alsthom : un mariage sous conditions », fournit des informations précieuses sur le projet et reproduit le verbatim de l’ensemble des témoignages collectés. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 205 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ sation de Framatome. Certes, en septembre 1997, Serge Tchuruk se déclare encore « persuadé » qu’une fusion entre Gec Alsthom et Framatome reste « la bonne solution ». Mais le secrétaire d’État à l’Industrie, Christian Pierret – qui a succédé à Frank Borotra après le remplacement à Matignon d’Alain Juppé par Lionel Jospin –, après avoir été interpellé par les syndicats de Framatome, déclare le 1er octobre 1997 à l’Assemblée nationale que l’actionnariat de cette entreprise doit garder « une nature publique », enterrant ainsi définitivement le projet. L’échec de cette deuxième tentative de rapprochement entre Gec Alsthom, successeur d’Alsthom, et Framatome est lourd de conséquences. L’enjeu, je l’avais résumé dans un entretien avec La Tribune 52 : « Pourquoi aurions-nous raison contre le monde entier ? Quand on regarde tous les grands concurrents étrangers, Siemens, General Electric (GE), Westinghouse, ABB, Mitsubishi… tous se sont dotés de l’ensemble des compétences de la production d’énergie dans le même ensemble industriel. Si GE maintient ses capacités dans le domaine nucléaire, si ABB fait de même, c’est qu’ils sont convaincus qu’il est important d’être aussi dans le nucléaire. Ces querelles sur l’indépendance de tel ou tel sont d’un autre âge. Aux États-Unis, il n’existe plus qu’un acteur, peut-être deux dans ce domaine : GE et Westinghouse. En Europe, nous sommes cinq dont deux Français qui jouent séparément. Ce qui est en jeu, c’est la création d’un grand groupe électrotechnique européen à dominante française qui sera le vrai challenger de General Electric. Dans cette perspective, l’alliance avec Siemens pour le développement du réacteur européen du futur est un élément majeur de la stratégie de Framatome. Elle est judicieuse et doit être maintenue et développée. » Jack Welch n’aimera pas la référence au « challenger de General Electric ». Il me le dira plus tard. Mais la réalité est bien celle-là. En torpillant ce projet, GEC a détruit la possibilité de constituer, à partir 52. La Tribune du 6 novembre 1996 : le PDG de Gec Alsthom défend la fusion avec Framatome. 205 BilgerBAt 206 11/05/04 9:44 Page 206 QUATRE MILLIONS D’EUROS d’une initiative franco-britannique, sur des bases techniques et financières saines, la grande entreprise dont l’Europe a besoin dans le domaine de la production d’énergie. Il a aussi mis en route un mécanisme qui a limité et affaibli le potentiel d’évolution et de rebond de Gec Alsthom, puis d’Alstom. Oui, 1997 a été une année noire pour l’industrie électrotechnique européenne dont elle ne s’est pas encore remise. Je ne le sais pas encore à ce moment-là. Mais l’autre conséquence de cet événement a été de passer le relais à Siemens dans ce rôle de fédérateur que Gec Alsthom, réuni avec Framatome, aurait pu jouer. Mais cela, il faudra quelques années de plus et beaucoup de difficultés pour en prendre conscience. C’est en effet en décembre 1999 que Framatome et Siemens signeront un accord de principe ayant pour objet de regrouper leurs activités nucléaires au sein d’une société commune Framatome ANP dont Siemens détiendra 34 %. L’accord définitif est signé en juillet 2000 et sa mise en œuvre intervient en janvier 2001. Alstom, à ce moment-là, n’est évidemment pas informé de la clause scélérate, associée à cet accord, qui donne à Siemens la priorité pour fournir les îlots conventionnels des centrales nucléaires qui seraient commandées à Framatome ANP. J’ignore si cette clause exclut ou non de son champ d’application les centrales nucléaires françaises et chinoises sur technologie Framatome dont les îlots conventionnels ont été jusqu’à présent fournis par Alstom. Mais, épilogue navrant de ce gâchis anglo-français, en décembre 2003, quand Framatome ANP vend pour la première fois le réacteur européen du futur, l’EPR, à un client finlandais, c’est l’îlot conventionnel de Siemens qui est inclus dans l’offre retenue. Ainsi Framatome ANP réussit ce tour de force de réintroduire Siemens sur un marché dont il était pratiquement exclu depuis longtemps, notamment en raison de l’arrêt du programme nucléaire allemand, alors qu’Alstom en est le spécialiste mondial incontesté. De manière surprenante, cet événement particulièrement désastreux pour Belfort et pour l’intérêt national, n’a donné lieu à aucun commentaire. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 207 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ PERFORMANCE L’échec du projet de fusion, en dehors de son effet propre, compromet encore davantage la qualité des relations entre les deux actionnaires de Gec Alsthom et les incite à rechercher rapidement une solution qui leur permette à la fois de se séparer et de se retirer. Alors que s’achève 1997, le moment est donc proche pour Gec Alsthom, après neuf ans d’existence, de céder la place au nouvel Alstom. Le parcours de Gec Alsthom peut être illustré par des chiffres. Le chiffre d’affaires d’abord : 4,3 milliards d’euros pour l’ancien Alsthom en 1988, 6,8 milliards pour la première année de Gec Alsthom en 1989-1991 et 11,2 milliards pour sa dernière année en 1997-1998, soit un rythme annuel moyen de croissance de 10 % ou de 5,7 % selon le point de départ. Le résultat opérationnel pour les mêmes périodes, 5,4 millions, 228 millions et 524 millions d’euros, correspond à un rythme annuel moyen de 9,7 % pour la période 1989-1998. Quant à la marge opérationnelle, elle est quasiment nulle en 1988, de 3,3 % en 1989-1990 et de 4,7 % en 1997-1998. Le résultat financier pour les trois années était respectivement de 100 millions, 133 millions et 75 millions d’euros, chiffres d’autant plus satisfaisants qu’en dix ans les taux d’intérêt ont considérablement baissé et que Gec Alsthom a totalement autofinancé ses acquisitions. Enfin les fonds propres de Gec Alsthom ont doublé, passant entre 1989-1990 et 1997-1998 d’un peu moins de 1,3 milliard à 2,3 milliards d’euros. En résumé, neuf années de croissance rentable réussie ! Le positionnement stratégique constitue une autre mesure de la performance. En 1997-1998, ce qui est encore la division production d’énergie de Gec Alsthom est l’un des premiers fournisseurs mondiaux des systèmes, équipements et services nécessaires aux centrales électriques. La base installée par la division représente 15 % de la capacité mondiale. Gec Alsthom est aussi le deuxième fournisseur 207 BilgerBAt 208 11/05/04 9:44 Page 208 QUATRE MILLIONS D’EUROS mondial de systèmes, d’équipements et de services pour la transmission et la distribution de l’énergie. La division transport est également le deuxième fournisseur mondial sur son marché. Enfin la division navale est le premier constructeur mondial de navires de croisière. Ces données sèchement énumérées ne rendent pas compte de la richesse de technologies, de savoir-faire, de compétences, de relations commerciales que détient cette entreprise européenne qu’est Gec Alsthom, devenue l’un des trois premiers mondiaux dans chacun de ces métiers. L’évolution de la répartition géographique du chiffre d’affaires traduit la marche forcée vers l’internationalisation et la mondialisation que l’entreprise a dû consentir pour assurer son développement. La part de la France s’effondre de 51 % en 1988 avec l’ancien Alsthom, à 37 % en 1989-1990 et enfin à 17 % en 1997-1998. Corrélativement, les pourcentages du reste de l’Europe bondissent de 11 % à 26 %, puis 39 %. Les Amériques passent de 13 % à 10 %, puis 16 % tandis que l’Asie grimpe de 19 % à 21 %, puis 25 %. Quant au reste du monde, il se situe à 6 % et 7 % en début de période pour tomber in fine à 2 %. Ce mouvement est également reflété dans la répartition des effectifs. En 1988 l’ancien Alsthom emploie 37 000 personnes en France et seulement 4 300 à l’étranger. Dès 1989-1990, la fusion avec GEC Power Systems introduit un changement substantiel : il y a toujours 35 000 personnes employées en France, mais il y en a désormais 23 000 au Royaume-Uni et 21 000 dans le reste du monde pour un total de 79 000. En 1997-1998, les chiffres deviennent 30 000 pour la France, un peu moins de 20 000 pour le Royaume-Uni et 35 000 pour le reste du monde, correspondant à un total de 85 000. Ainsi, en neuf ans, une œuvre considérable a été accomplie. Deux entreprises « hexagonale » et « insulaire », mais exportatrices ont vu s’évanouir leurs marchés domestiques sur lesquels elles ont bâti leurs compétences et leur fortune. Elles ont anticipé que l’exportation, quels que soient les efforts consentis et les soutiens publics obtenus, ne permettrait pas la survie de ce modèle. Elles ont su aussi BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 209 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ comprendre que face aux deux géants américains et allemands, la concentration était non seulement inévitable, mais nécessaire pour conserver une taille critique appropriée. C’est la prise de conscience de ces réalités par les managers et les salariés de Gec Alsthom qui a permis la survie et le succès de leur entreprise. Je confesse cependant que j’ai été trop impliqué personnellement dans cette aventure pour faire reconnaître mon jugement comme totalement serein et objectif. Je pourrais citer beaucoup de journalistes dont les appréciations ont toujours été largement positives sur ce parcours. Je préfère néanmoins extraire quelques phrases du témoignage de Serge Tchuruk devant la mission d’information de l’Assemblée nationale sur Framatome53. Ses propos ont à mon sens d’autant plus de valeur qu’il les tient à un moment où, récemment nommé, son point de vue n’est pas encore altéré par l’accoutumance à son nouvel environnement. Première citation : « Gec Alsthom n’est pas un groupe dans lequel deux parents interviennent sans arrêt dans le fonctionnement ; c’est un groupe qui a su trouver sa personnalité dans un heureux ménage entre les collaborateurs français et britanniques, avec un patron français. » Plus loin : « Regardons les choses en face. Gec Alsthom : rares sont les sociétés françaises qui sont, dans leur métier, leaders mondiaux, ou quasi-leaders mondiaux. Ils sont dans le peloton de tête, ça “rupine”, leur carnet de commande croît, cette année 54, de façon tout à fait sympathique. Ils ont en outre, des réserves financières, qui me paraissent d’ailleurs excessives – c’est l’actionnaire qui parle. » Remarque ultime qui constitue une introduction appropriée à la nouvelle page qui s’ouvre… 53. Voir page 204, note 51. 54. Exercice 1995-1996. 209 BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 210 QUATRE MILLIONS D’EUROS 210 REPÈRES Non sans s’arrêter un instant sur l’aventure européenne qui a été celle de Gec Alsthom. Ce dont Gec Alsthom et ses concurrents ont pris conscience pendant la décennie de la fin du siècle précédent, dans le domaine qui est le leur, celui des infrastructures pour l’énergie et le transport, est que le facteur déterminant de la performance est la taille. Cet impératif a été imposé par la combinaison de la déréglementation de la production d’énergie et du transport et de l’ouverture de tous les marchés mondiaux à la compétition. La taille s’analyse non seulement en part de marché mondial, qui doit s’exprimer en dizaines de pour cent, mais aussi en « masse critique » domestique. Je m’explique : la taille est nécessaire pour générer la rentabilité permettant de financer la recherche et de garantir par la solidité du bilan de l’entreprise la pérennité des engagements que les clients demandent de souscrire pour des périodes qui se comptent en décennies. Mais il ne suffit pas que cette taille soit diluée à l’échelle de la planète. Il faut aussi qu’elle soit critique sur un marché homogène, lui aussi, d’une taille suffisante, où l’entreprise est chez elle, où elle bénéficie d’un environnement favorable, du soutien des pouvoirs publics à l’intérieur et à l’extérieur. Quelle autre explication donner à la puissance et à la rentabilité de General Electric, que sa dimension massive et dominante sur le plus grand marché du monde, celui des États-Unis, sans oublier le contreexemple que constitue l’effondrement d’ABB, jadis présenté comme l’alter ego de General Electric, qui n’a jamais eu d’autres bases domestiques que la Suisse ou la Suède dont la taille n’est pas suffisante. C’est à la construction d’une position semblable sur le marché de l’Union européenne que Gec Alsthom a travaillé pendant ces années, démarche qui a été au cœur de sa stratégie et qui a connu des succès importants. Les progrès accomplis ont été reconnus et compris par exemple en Chine et en Amérique du Sud comme un élément de BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 211 GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ consolidation et de renforcement de l’industrie électrotechnique européenne face au grand concurrent américain. Mais un grand scepticisme subsiste qui mine la crédibilité des actions entreprises. L’enracinement des réflexes nationaux et la lassitude produite par la lenteur du processus de construction de l’Europe, engagé il y a cinquante ans y sont pour beaucoup. Les entreprises qui ont multiplié et réussi les fusions européennes peuvent avoir l’impression d’être des commandos parachutés très en avant des lignes et qui désespèrent de voir le gros des troupes se mettre en marche pour les rattraper. C’est ce sentiment qui prévaut quand on constate l’absence d’un cadre juridique et fiscal, cohérent avec les exigences d’un marché domestique unifié, le refus d’une politique commerciale offensive commune en termes de soutien à l’exportation, réduisant celui-ci aux seuls moyens nationaux, structurellement dispersés, à l’inertie des initiatives européennes dans le domaine de la recherche, à la naïveté des procédures de concurrence. L’Union européenne paraît vouloir mettre en œuvre un modèle anglo-saxon que les Américains ont réservé au domaine du discours, confiant à celui de l’action le soin de soutenir leur industrie par tous les moyens possibles. Mais ce dont elle a besoin, c’est d’une vraie et grande politique industrielle, revendiquée et assumée, qui ignore les « théologiens » du libéralisme et les « ayatollahs » du marché financier, alliés objectifs de la domination économique américaine. Au moment de tourner cette page, je m’aperçois que je n’ai pas satisfait à l’exercice de style que mon expérience peut laisser espérer au lecteur, celui du commentaire sur le choc des cultures française, britannique, allemande… Les fusions successives dont Gec Alsthom a été le résultat lui ont en effet permis de vivre ce « choc » à grande échelle. Cette omission peut s’expliquer par le fait que, ce qui reste dans la mémoire, ce sont moins les différences que les similarités. Certes à l’usage les Français se sont révélés plus performants dans l’action internationale et dans l’organisation industrielle, les Britanniques, plus efficaces dans le contrôle de gestion et dans le 211 BilgerBAt 212 11/05/04 9:44 Page 212 QUATRE MILLIONS D’EUROS fonctionnement en réseau et les Allemands, plus préoccupés de planification à long terme et de qualité. D’autres exemples de différences ou de nuances pourraient être donnés, concernant ces nationalités et d’autres. Pourtant, une fois les problèmes linguistiques surmontés, très vite un langage opérationnel unique s’est imposé et le fait de faire travailler des équipes multinationales sur des projets communs n’a pas rencontré d’obstacles insurmontables. La clé du succès a été de reconnaître que les différences de méthode intellectuelle qui se manifestent par exemple dans la manière de tenir les réunions, loin d’être un handicap, sont au contraire une source d’enrichissement pour peu qu’un temps suffisant soit consacré, en toutes circonstances, au dialogue préalable à la décision. Je crois que nous avons ainsi démontré, au sein de Gec Alsthom, qu’une entreprise européenne est possible et qu’elle peut connaître le succès. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 213 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION DÉCISION APRÈS L’ÉCHEC DU PROJET DE FUSION entre Gec Alsthom et Framatome, Alcatel Alsthom et GEC n’ont toujours pas résolu leur dilemme stratégique. Ils sont toujours actionnaires à égalité de Gec Alsthom. Et pour ce qui concerne Alcatel Alsthom, ses participations dans le secteur de l’énergie sont toujours éclatées (Cegelec, 100 %, Gec Alsthom, 50 % et Framatome, 44 %). Parallèlement, les deux groupes ont engagé des négociations dans le secteur de la défense qui impliquent également Thomson-CSF, devenue depuis lors Thalès. Leurs discussions se poursuivent donc et se concentrent progressivement sur la seule option praticable qui reste disponible : mettre Gec Alsthom en Bourse. Mais il faut plusieurs mois pour que cette solution soit mise en œuvre. Durant l’été 1997, est étudiée l’hypothèse d’une scission (demerger) qui permettrait de remettre directement aux actionnaires des deux maisons-mères des actions de l’entreprise mise en Bourse. Cette technique a la faveur des Britanniques en raison des avantages fiscaux qu’elle comporte pour les actionnaires de ce pays. Elle n’a pas les mêmes attraits en France. Et surtout elle offre l’inconvénient de ne pas apporter directement d’argent frais à Alcatel Alsthom et à GEC. Elle est donc abandonnée et la réflexion se concentre sur l’hypothèse d’une introduction en Bourse classique. BilgerBAt 214 11/05/04 9:44 Page 214 QUATRE MILLIONS D’EUROS GEC est conseillé par Crédit Suisse First Boston, Alcatel Alsthom par Goldman Sachs et Gec Alsthom par Warburg et BNP Paribas. Gec Alsthom est soumis à des due diligences approfondies, menées par les « coordinateurs globaux » et futurs « chefs de file teneurs de livres » que sont Crédit Suisse First Boston et Goldman Sachs, assistés d’équipes juridiques nombreuses (pas moins de cinq cabinets d’avocats sont impliqués d’une manière ou d’une autre). Gec Alsthom s’organise pour dialoguer avec eux et se préparer à l’introduction en Bourse. Sous la responsabilité de François Newey, le nouveau directeur financier recruté sur l’initiative de John Mayo et de Jean-Pierre Halbron, et de Andrew Hibbert, le directeur juridique, qui a remplacé Pascal Durand-Barthez, les compétences nécessaires sont mises en place. Henri Poupart-Lafarge, nouvellement recruté, devient responsable de ce qui est pour nous désormais une tâche essentielle, la communication financière, rampe de lancement stimulante pour celui qui s’affirmera peu à peu comme notre plus brillant financier de la jeune génération. Alors qu’approche la fin de l’année 1997, les deux actionnaires ne cachent plus leurs intentions. « Les discussions avec GEC continuent. Nous essayons de faire évoluer cette société actuellement à 50/50. Nous ne souhaitons pas nous en désengager. Peut-être nous alléger. La mise en Bourse d’une part du capital de Gec Alsthom est une éventualité sérieuse. », déclare Serge Tchuruk dans Le Monde du 15 octobre 1997. Si sérieuse que le 4 décembre, Alcatel Alsthom et GEC annoncent leur accord pour mettre en Bourse leur filiale commune et pour réduire chacun leur participation à 24 %, offrant ainsi au total 52 % au public et, pour une petite part, aux salariés. Il est convenu et rendu public de manière préliminaire que Gec Alsthom abandonnera la référence à GEC devenant simplement Alsthom, que nous allons transformer en Alstom sans « h », tandis qu’Alcatel Alsthom ne s’appellera plus qu’Alcatel. La société ne sera plus de droit néerlandais, mais de droit français, elle sera cotée simultanément à Paris, BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 215 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION Londres et New York et un dividende exceptionnel précédera la mise en Bourse. Commence alors un effort d’explication qui ne sera pas exempt de quelques ratés. D’abord Serge Tchuruk motive sa décision : « Gec Alsthom était au début une juxtaposition d’équipes. Elle s’est mise à exister. Mais nous avions, peu à peu, atteint les limites du 50/50. » Quelques jours plus tard, le 12 décembre 1997, je m’exprime, à mon tour, pour la première fois, dans ce nouveau contexte, dans un entretien avec La Tribune où je commence à roder le discours qui va être le mien pendant les semaines de marketing qui vont suivre : l’entreprise est saine financièrement, bien positionnée stratégiquement, leader mondial dans 50 % de ses activités. J’explique que le prix qui aurait dû être offert pour être retenu pour le rachat de Westinghouse production d’énergie a été jugé trop élevé, qu’un rapprochement avec Cegelec mérite réflexion et que celui avec Framatome, tout en n’ayant rien perdu de son intérêt, n’est plus d’actualité. C’est le moment où une fuite rend public un épisode dont je n’ai jamais décrypté complètement la signification. Quelque temps auparavant, Serge Tchuruk m’a proposé de prendre la responsabilité de Thomson-CSF dont, avec Serge Dassault, il devient l’actionnaire de référence et où je succéderais à Marcel Roulet. J’ai eu un déjeuner d’embauche avec les dirigeants de Dassault et je comprends que, si je le souhaite, le poste est pour moi. J’indique cependant à Serge Tchuruk que je préfère rester à Gec Alsthom même si, à ce moment-là, la perspective de la mise en Bourse est encore incertaine. Je pense cependant qu’elle ne l’est pas pour Serge Tchuruk et je me demande par conséquent s’il n’a pas en tête quelqu’un d’autre pour la conduire. Je ne saurai jamais le fin mot de l’histoire. Un autre épisode illustre l’ambiguïté de cette période. Le Monde écrit le 5 décembre 1997, manifestement après que son correspondant à Londres se soit entretenu avec des personnes de GEC, que « pour lui (Georges Simpson), cette firme commune apparaît 215 BilgerBAt 216 11/05/04 9:44 Page 216 QUATRE MILLIONS D’EUROS dominée par les Français, peu respectueuse des normes comptables anglo-saxonnes et laxiste en matière de contrôle financier ». Une telle déclaration supposée le jour même où GEC avec Alcatel Alsthom annonce son intention de vendre ses actions de Gec Alsthom en Bourse est particulièrement inopportune. Nous engageons donc George Simpson à rectifier le tir ce qu’il fait dans une lettre au Monde publiée le 17 décembre 55. Néanmoins cet échange constitue un bon exemple des arrièrepensées, des procès d’intention et des malentendus culturels auxquels Gec Alsthom a échappé, en tout cas, au niveau de ses organes dirigeants, au cours de ses premières années d’existence grâce à la compréhension qui s’est créée entre Lord Weinstock, Pierre Suard, puis Serge Tchuruk, et moi-même et que l’arrivée d’une nouvelle équipe à GEC a détruit, rendant impossibles la définition et la mise en œuvre communes des solutions stratégiques optimales. 55. Lettre de George Simpson dans Le Monde du 17 décembre 1997 : « Votre article me fait dire que cette firme commune apparaît dominée par les Français et peu respectueuse des normes comptables anglo-saxonnes et laxiste en matière de contrôle financier. Outre le fait que je n’ai jamais dit ou même pensé cela, je crois qu’il est utile de mentionner plusieurs faits objectifs. Tout d’abord le Management Board de Gec Alsthom est constitué de trois Français et de deux Britanniques, dont l’un d’eux, Jim Cronin, directeur général, est notamment en charge de la stratégie financière et du contrôle financier. D’une façon plus générale, l’analyse des structures de direction de Gec Alsthom démontre clairement que le groupe n’est pas dominé par les Français. Ensuite les Financial Statements de Gec Alsthom NV, société de droit néerlandais, sont établis conformément aux normes comptables internationales édictées par l’International Accounting Standarts Committee ; préalablement à leur publication, ces comptes sont approuvés par le comité d’audit de Gec Alsthom, auquel nous participons ; ces comptes sont certifiés par deux commissaires aux comptes, Arthur Andersen et Deloitte & Touche, dont la réputation de rigueur et de compétence au plan international n’est pas contestable ; ceux-ci ont constamment approuvé les comptes de Gec Alsthom sans aucune réserve depuis la formation du groupe il y a huit ans. » BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 217 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION EXIGENCES L’opération d’introduction en Bourse est donc lancée. Mais elle a un prix – un « prix fort », diront certains plus tard avec ce discernement supérieur que procure l’analyse rétrospective –, un prix qu’avec Jim Cronin et Claude Darmon, je pèse et soupèse avant de l’accepter. L’alternative n’est d’ailleurs pas d’accepter ou de renoncer à la mise en Bourse. Cette dernière est décidée et se fera de toute façon. La seule question est de savoir quelle équipe la conduira et si, avec mes deux collègues, je considère le risque qui sera pris, comme raisonnable et gérable sans compromettre l’avenir de l’entreprise. Le délai qui s’est écoulé entre l’arrêt du projet de fusion avec Framatome (mars 1997) et l’annonce de l’introduction en Bourse (décembre 1997) ne s’explique en effet que par le temps qu’il a fallu aux deux actionnaires pour se mettre d’accord sur les exigences non négociables imposées au management. L’objectif initial d’Alcatel Alsthom – stratégique ou tactique, je ne sais – est d’obtenir qu’au terme de la mise en Bourse, il soit l’actionnaire le plus important, GEC détenant moins d’actions que lui, situation qui aurait prévalu si la fusion avec Framatome était intervenue. Cette asymétrie reste tout aussi évidemment inacceptable pour GEC. Alcatel Alsthom y renonce et obtient en échange que Gec Alsthom achète Cegelec préalablement à la mise en Bourse et que celleci soit structurée juridiquement d’une manière qui lui évite de rendre imposable la plus-value qui sera réalisée à cette occasion. Mais GEC ne veut pas être en reste et demande le versement préalable d’un dividende exceptionnel substantiel qu’Alcatel Alsthom ne saurait décemment refuser même s’il comprend mieux que son partenaire la nécessité pour l’entité mise en Bourse de disposer d’un bilan convenable. La première exigence, l’achat de Cegelec, ne nous fait pas réellement problème, bien au contraire. Cette opération met fin à un contentieux vieux de vingt-sept ans entre Alstom et son actionnaire français. C’est en effet en 1971 que 217 BilgerBAt 218 11/05/04 9:44 Page 218 QUATRE MILLIONS D’EUROS la CGE crée CGEE Alsthom – devenu Cegelec en 1989 – par le regroupement forcé de la CGEE et des départements d’entreprise électrique de la SGE et d’Alsthom. En 1980, quand la CGE reprend la majorité d’Alsthom après quatre années où elle est restée minoritaire à la suite de l’absorption des Chantiers de l’Atlantique, Alsthom s’attend à récupérer le contrôle de la future Cegelec. Il n’en sera rien. En dépit d’une revendication exprimée avec constance par les responsables successifs d’Alstom, les dirigeants qui se sont succédé à la tête de la CGE, puis d’Alcatel Alsthom, Ambroise Roux, Georges Pébereau et Pierre Suard 56, ne lui donneront jamais cette satisfaction. Alstom est de ce fait la seule des grandes entreprises énergétiques et ferroviaires à ne pas disposer en son sein des compétences systèmes et ingénierie électriques lui permettant de faire des offres globales cohérentes et optimisées. Il lui faut se mettre en consortium avec Cegelec dont l’actionnariat est différent du sien, ce qui complique singulièrement l’élaboration des prix et l’action commerciale. Nous accueillons donc cette première exigence comme une «divine surprise» qui nous permettra enfin de procéder aux rationalisations nécessaires. Bien entendu nous savons que, dans Cegelec, il y a aussi une deuxième activité, appelée entreprise « régionale », qui offre des installations électriques et des services à l’industrie et au bâtiment et qui nous intéresse beaucoup moins, mais dont nous pensons améliorer la rentabilité qui est alors médiocre. Dès lors la seule préoccupation du management d’Alstom est que le prix que nous serons amenés à payer soit convenable et défendable, sachant que les risques que recèle cette entreprise que nous 56. Pierre Suard s’en faisait encore récemment, huit ans après avoir quitté la présidence d’Alcatel Alsthom, un titre de gloire en écrivant dans Le Monde du 3 octobre 2003 : « La direction d’Alstom tenait, depuis longtemps, à acquérir Cegelec, filiale spécialisée dans l’entreprise électrique que j’avais soigneusement veillé à tenir indépendante de la fabrication des équipements, car les cultures sont très différentes dans ces deux métiers complémentaires. » Point de vue que les dirigeants successifs d’Alstom ont toujours contesté… BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 219 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION connaissons bien, puisqu’elle est notre partenaire forcé depuis vingtsept ans, sont limités. Au résultat de la négociation, nous décaissons 1,6 milliard d’euros pour une société dont le chiffre d’affaires est de 3,4 milliards d’euros, mais qui nous apporte une trésorerie qui, une fois déduites ses dettes, se monte à environ 1,1 milliard d’euros. Le cash net dépensé par Alstom pour cette acquisition est donc d’environ 500 millions d’euros. Trois chiffres encore : le résultat opérationnel de la société, 70 millions d’euros, le résultat financier, 39 millions, le résultat net, 43 millions. Le lecteur averti jugera. Quant au lecteur non averti, je ne lui demanderai pas de me croire sur parole, mais je lui dirai simplement que la Banexi qui fait partie du groupe devenu BNP Paribas depuis, qui s’est fait une réputation en la matière et qui évidemment n’est pas impliquée dans l’opération, a produit le 14 mai 1998 « une lettre d’opinion », habituelle en la circonstance, confirmant « le caractère raisonnable » des termes économiques de la transaction. Au demeurant, trois ans plus tard, la cession du secteur entreprise, l’ancienne entreprise « régionale », pour financer l’acquisition de la deuxième tranche de ABB Power, confirme ce jugement. Pour ce secteur qui représente environ la moitié de l’ex Cegelec et qui sera vendu, à travers un management buy out, à un groupe d’investisseurs, dirigé par CDC Ixis et Charterhouse Development et qui s’est assuré les services de Claude Darmon et de Jacques Gounon, Alstom encaissera 770 millions d’euros et conservera les 600 millions de cash détenus par l’entité cédée, soit au total 1,4 milliard d’euros, autant que le prix d’acquisition total de l’ancienne Cegelec. Là encore, Merril Lynch, autre maison réputée, n’aura pas de difficultés à confirmer le caractère raisonnable de cette seconde transaction qui se traduira d’ailleurs par une plus-value de 106 millions d’euros 57. 57. Page 25 des informations financières du rapport annuel d’Alstom pour 20012002. 219 BilgerBAt 220 11/05/04 9:44 Page 220 QUATRE MILLIONS D’EUROS Enfin les activités « systèmes et ingénierie électriques » issues de Cegelec qui ont été transférées aux secteurs « production d’énergie », « transmission et distribution d’énergie » et « transport » d’Alstom ont toutes connu depuis lors un rythme rapide de croissance profitable. Ainsi dans le débat historique qui a opposé la maison-mère à sa filiale, c’est cette dernière qui a eu raison, mais je doute que cela soit jamais reconnu et admis par certains des protagonistes encore vivants, tant l’émotion et la subjectivité l’ont emporté au fil des décennies sur la sérénité et l’objectivité que naïvement on croit pouvoir attendre d’une controverse entre ingénieurs ! La deuxième exigence, celle d’un montage juridique de l’opération de mise en Bourse évitant à Alcatel Alsthom d’être imposée sur la plus-value réalisée, nous préoccupe davantage. Bien entendu le souci d’optimisation fiscale d’Alcatel Alsthom est parfaitement compréhensible. La difficulté est que, pour le satisfaire, il faut transférer tous les actifs de la société néerlandaise Gec Alsthom NV vers sa filiale à 100 % Gec Alsthom SA, dont les actions seront ensuite apportées à Alstom SA, société de droit français nouvellement constituée qui sera introduite en Bourse. Ces actifs comprennent notamment les actions de la société European Gas Turbines NV, détenue à 90 % par Gec Alsthom et à 10 % par General Electric et qui gère l’activité turbines à gaz de grande puissance, développée sur la base de la licence octroyée par le partenaire américain. Or ce transfert peut s’analyser comme un changement de contrôle au regard de l’accord de licence sur les turbines à gaz et peut donner à General Electric la possibilité d’y mettre fin. Certes la violation de l’accord n’est qu’apparente et formelle et n’est pas de nature à modifier la substance de la relation entre les deux partenaires. Nos avocats sont convaincus que, si contentieux il devait y avoir, Alstom aurait d’excellents arguments à faire valoir pour exiger le maintien de la licence. Néanmoins le risque existe et nous ne pouvons garantir que General Electric n’utilise pas cette opportunité pour tenter de remettre en cause la pérennité et les termes de l’accord de licence. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 221 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION Aucune autre solution n’est trouvée pour aboutir au résultat recherché qui constitue pour Alcatel Alsthom un élément non négociable de l’opération. Elle est donc mise en œuvre, mais nous veillons à ce que ce risque de modification ou de résiliation de la licence soit soigneusement et clairement décrit dans les documents de l’offre publique de vente validés par la Commission des opérations de Bourse (COB) et son homologue américaine (SEC). Nous précisons également que General Electric nous a fait savoir sa préoccupation sur ce changement de structure, que nous privilégions la recherche d’un accord amiable avec notre partenaire et que, dans le cas extrême d’une éventuelle résiliation, l’accord de licence prévoit que nous pourrons continuer à utiliser les technologies déjà transférées sans bénéficier des améliorations futures, les redevances disparaissant progressivement pendant une période de cinq ans. Nos futurs actionnaires ne sont donc pas pris par surprise. Mais il est clair que, dans le contexte de la détérioration déjà engagée de nos relations avec General Electric et après l’échec du rachat de Westinghouse, cet élément confirme le caractère prioritaire du repositionnement de notre secteur énergie. La troisième exigence, le versement d’un dividende exceptionnel avant l’introduction en Bourse, est tout aussi incontournable. En neuf ans, de 1989-1990 à 1997-1998, bien que, pendant cette période, chaque année, les deux actionnaires aient prélevé 70 % du résultat sous forme de management fees et de dividendes, les capitaux propres de Gec Alsthom ont été portés d’un peu moins de 1,3 milliard d’euros à un peu plus de 2,3 milliards. C’est cet accroissement qu’ils entendent récupérer en prélevant un dividende exceptionnel de 1,2 milliard d’euros 58. 58. Ce montant n’inclut pas l’acompte sur dividende de 226 millions d’euros que les actionnaires cédants ont également prélevé à leur seul profit au titre de l’exercice 1998-1999. 221 BilgerBAt 222 11/05/04 9:44 Page 222 QUATRE MILLIONS D’EUROS Ainsi au 1er avril 1998, après prise en compte de l’ensemble des opérations liées à l’introduction en Bourse et avant constatation du résultat de l’exercice 1998-1999, les capitaux propres du nouvel Alstom se réduisent à 1,3 milliard d’euros, au même niveau que neuf ans auparavant alors que, dans l’intervalle, pour ne prendre que ce seul indicateur, le chiffre d’affaires a connu une augmentation de plus de 70 %, passant de 6,5 milliards à 11,2 milliards d’euros. Jim Cronin, Claude Darmon et moi sommes évidemment tout à fait conscients qu’une entreprise comme Alstom, engagée dans les grands projets d’infrastructure avec les risques contrôlables, mais réels, qui leur sont associés, a besoin de fonds propres solides. Mais nous sommes bien les seuls de cet avis. Aussi bien les responsables financiers d’Alcatel et de Marconi comme leurs banquiers conseils, Crédit Suisse First Boston et Goldman Sachs, nous assurent que nos réflexes – peut-être influencés par le fait d’appartenir à une autre génération (on me l’a dit avec délicatesse !) – sont ceux du passé et que désormais « l’effet de levier » constitue le nec plus ultra d’une gestion financière moderne et du succès auprès des investisseurs et des banquiers. Nous demandons à nos propres banquiers conseils de nous aider dans notre effort de conviction, ce qu’ils font, avec loyauté, mais sans plus de succès, peut-être parce qu’intellectuellement, ils ne sont pas loin de partager le point de vue de leurs interlocuteurs. Je sens néanmoins que Jean-Pierre Halbron, le directeur financier d’Alcatel Alsthom, a une certaine sympathie pour notre thèse et qu’il se satisferait d’un dividende exceptionnel limité à 600 millions d’euros, mais John Mayo, le directeur financier de GEC, présenté à l’époque, avant sa chute, comme la « star de la City », est intraitable. La seule satisfaction que nous obtenons est l’inclusion dans l’opération d’une augmentation de capital de 300 millions d’euros, présentée comme destinée à financer l’acquisition de Cegelec et dont le montant est modeste par rapport aux prélèvements qui sont effectués. Ces actions nouvelles s’ajoutent à celles qui seront offertes aux salariés. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 223 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION Les réactions que nous recueillons dans les roadshows, ces tournées de marketing indispensables pour assurer l’information des investisseurs et la vente des actions, ne démentent pas le point de vue de nos interlocuteurs et nous confortent dans la conviction que le risque que nous avons pris est raisonnablement calculé. Je dois dire qu’un analyste – un seul – et un investisseur – un seul – expriment une préoccupation à ce sujet. Il s’agit, pour l’analyste, de Chris Hemingway de Lehman Brothers et, pour l’investisseur, Voltaire, un fonds londonien, géré par un Français. Un article du Monde du 14 mars 1998 résume bien l’ambiance de l’époque : « Les sociétés cajolent leurs actionnaires avec des dividendes exceptionnels. (…) Le temps est révolu où les groupes riches de liquidités étaient bien considérés. (…) Avec la baisse des taux d’intérêt, le coût des capitaux propres est pratiquement deux fois plus élevé que celui des emprunts. Les dirigeants ont donc entrepris de redistribuer dès que possible leurs excédents de capitaux à leurs propriétaires, c’est-à-dire les actionnaires. » Pourtant le même article note déjà : « Bouyghes, en 1996, a fait remonter un dividende exceptionnel de 512 millions de francs de sa filiale Bouyghes Offshore, la vidant de sa trésorerie avant son introduction en Bourse. Les boursiers ont peu apprécié. Ils craignent de la même façon que les groupes français Alcatel Alsthom et britannique GEC se partagent un dividende exceptionnel de 10 milliards de francs (1,5 milliard d’euros d’aujourd’hui), versé par leur société commune Gec Alsthom avant son introduction en Bourse prévue pour les mois à venir. » Les seules autres réserves exprimées l’ont été par les syndicats d’Alstom lors de séances du European Works Forum, mais leurs préoccupations ne sont pas différentes de celles du management de l’entreprise, même si celui-ci a fait le choix de présenter cette exigence des actionnaires comme un défi que nous sommes capables de relever, comme nous avions su le faire au cours des neuf années précédentes. 223 BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 224 QUATRE MILLIONS D’EUROS 224 COTATION Toutes difficultés surmontées, au prix d’un travail considérable des équipes concernées, le grand jour arrive enfin. Le 2 juin 1998, je tiens la conférence de presse de lancement de l’introduction en Bourse. Sur le conseil de nos banquiers, nous utilisons le français avec traduction simultanée, mais c’est une erreur que nous corrigerons par la suite. L’entreprise est désormais tellement internationalisée 59 que l’intérêt qu’elle suscite hors de nos frontières l’emporte de loin sur celui que lui accordent nos compatriotes et notre mode d’expression devra s’adapter à cette réalité. J’annonce que l’offre publique de vente est lancée simultanément sur les trois places financières de Paris, Londres et New York. Je confirme que les roadshows viennent de démarrer et vont se poursuivre jusqu’au 18 juin et que les cotations débuteront le 22 juin. J’énumère les huit décisions-clés qui sont associées à cet événement: un nouveau nom, Alstom sans «h», un nouveau logo qui veut illustrer le dynamisme, l’innovation et l’adaptabilité, un nouveau statut juridique qui fait de Gec Alsthom NV de droit néerlandais un Alstom SA de droit français, un nouvel actionnariat associant Alcatel Alsthom et GEC qui conserveront chacun environ 24 %, les salariés pouvant acquérir jusqu’à 2%, et de nombreux actionnaires institutionnels et individuels, un nouveau conseil d’administration dont je détaille les caractéristiques, un nouveau comité exécutif concentré, une nouvelle dimension résultant notamment de l’acquisition de Cegelec et enfin une valorisation encore indicative comprise entre 6 et 7 milliards d’euros. En conclusion je résume les raisons essentielles qui font, à mon sens, de l’introduction en Bourse d’Alstom une excellente opération 59. Un article du Nouvel Observateur du 18 juin 1998 est titré : « Alstom, première entreprise en euro. C’est la plus grosse introduction en Bourse hors privatisation. C’est aussi la reconnaissance pour le fabricant de TGV, devenu une multinationale européenne exemplaire. » BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 225 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION d’investissement, que beaucoup des marchés où nous intervenons sont en forte croissance et à forte marge et que nous sommes plutôt mieux positionnés que d’autres pour en profiter, que nous affichons des résultats plus élevés et plus réguliers que nos principaux concurrents, enfin la réserve importante de rentabilité pour les prochaines années que constituent les activités récemment acquises. Ce discours, je vais le développer et le répéter sans trêve avec Jim Cronin et François Newey sur les routes aériennes et terrestres en allant visiter en Europe et aux États-Unis nos actionnaires potentiels et en multipliant les présentations individuelles et collectives. Cette démarche de marketing intensif connaît un grand succès puisqu’elle permet aux actionnaires vendeurs de fixer le prix à 205 francs ou 31,25 euros, soit à peu près au milieu de la fourchette annoncée au départ. Nos banquiers conseils et nous-mêmes aurions cependant préféré, compte tenu des demandes collationnées dans le book, qu’ils fixent le prix à 195 francs ou 29,7 euros afin de permettre un démarrage plus satisfaisant et plus « naturel » de la cotation pour la plus grande offre publique de vente « privée » européenne. Mais une fois de plus la rapacité à court terme des deux actionnaires et surtout de GEC les conduira à retenir le chiffre le plus élevé et le plus tendu par rapport aux conditions du marché. La tenue du cours s’en ressentira au cours des premières semaines. Le 22 juin cependant la cotation débute. L’usage veut que je sois présent symboliquement à l’ouverture dans la brasserie Le Vaudeville qui fait face au Palais Brongniart. Après quoi nous nous envolons pour New York pour assister à la clôture de Wall Street où un gigantesque nez de TGV en carton pâte, aux couleurs de notre nouveau logo, installé dans la rue, marque l’événement. Je sonne la cloche avec Richard Grasso, le président du NYSE, dans l’atmosphère chaleureuse – sans doute artificiellement chaleureuse – que les Américains savent créer en de telles occasions. Je repars pour Paris où j’arrive exténué le lendemain matin alors que commence le parcours boursier du nouvel Alstom sans apporter à nos nouveaux actionnaires la petite plus-value initiale qu’ils affec- 225 BilgerBAt 226 11/05/04 9:44 Page 226 QUATRE MILLIONS D’EUROS tionnent en pareille circonstance et à laquelle l’État privatisant les entreprises publiques les avait habitués. Il est vrai que, dans ce cas, ce sont d’autres actionnaires privés qui vendent et qu’ils n’ont pas à faire de cadeaux, sauf à se souvenir qu’un bon démarrage boursier peut faciliter les offres secondaires ultérieures par lesquelles ils pourront céder le reste de leurs participations 60. Parallèlement, 28 000 salariés d’Alstom souscrivent près de 3 millions d’actions pour environ 50 millions d’euros venant compléter l’augmentation de capital de 300 millions d’euros placée sur le marché. Un mois plus tard, dans un marché, il est vrai morose, l’action a chuté de plus de 10 % sans qu’aucune information nouvelle ne justifie cette évolution. Alcatel Alsthom et GEC ont bien vendu leur fille commune ! Au cours d’introduction de 31,25 euros, sa valeur s’établit à 6,7 milliards d’euros. Ce montant peut être rapproché des chiffres de l’exercice 1998-1999, premier exercice clôturé après l’introduction : chiffre d’affaires, 14 milliards d’euros, résultat opérationnel, 707 millions, résultat net, 303 millions et capitaux propres, 1 626 millions. À chacun de former son jugement ! Ce n’est que dix-huit mois plus tard, le 5 novembre 1999, que l’action Alstom entre dans le CAC 40 pour n’y rester d’ailleurs que deux ans et demi, la chute de sa capitalisation boursière l’en faisant sortir le 3 avril 2002. 60. En tout cas, l’introduction en Bourse d’Alstom aura échappé à la critique formulée par le prix Nobel d’Économie, Joseph Stiglitz, dans Quand le capitalisme perd la tête (Fayard, 2003), pages 204-205 : « Certains échanges de dons étaient si discrets qu’avant l’éclatement des scandales fort peu de gens en étaient informés. Les économistes se demandaient depuis longtemps pourquoi lors des introductions en Bourse, ces IPO où l’on offre pour la première fois au public les actions d’une entreprise, celles-ci l’étaient régulièrement à des prix très inférieurs au juste prix de marché, comme tendait à le prouver leur ascension rapide. C’étaient les banquiers d’affaires chargés de mettre les actions nouvelles sur le marché (et que l’on pouvait présumer bien au fait des perspectives de la firme) qui fixaient ces prix artificiellement bas. Concrètement ils faisaient cadeau de l’argent des actionnaires, ce qui pourrait être raisonnablement interprété comme une forme de vol patronal. » BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 227 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION GOUVERNANCE Quelques-unes des décisions qui ont façonné ce nouvel Alstom méritent un retour en arrière. D’abord le nom. Quand je prends la résolution de retirer le « h » d’Alstom, j’imagine qu’il s’agira d’une simple formalité. Je pense que tout un chacun comprendra, sans difficulté, que ce changement permettra à nos clients dans tous les pays du monde de mieux lire, de mieux mémoriser et de mieux prononcer notre nom. Il n’y aura plus l’éternelle confusion avec Alsthröm, le fabricant de chaudières finlandais et nous faciliterons la tâche de nos clients chinois. D’autre part la mise en place d’une identité visuelle plus compacte et plus forte à l’image de celle dont bénéficient certains de nos concurrents sera facilitée. Passer de sept lettres à six lettres n’est pas neutre. Enfin sans renier nos racines industrielles, nous montrons que nous nous tournons vers l’avenir. Je demande que le concept soit testé sur des panels de salariés et de clients. Globalement, la réaction est très positive avec des nuances curieuses. Belfort est plus favorable que Rugby, peut-être parce qu’habitué à une plus grande diversité de contacts avec les marchés mondiaux. D’une manière plus générale, les Français et les Américains se rallient plus facilement que les Britanniques ou les Allemands, plus attachés aux traditions. Mais nous ne décelons pas de réelle opposition, y compris au niveau des syndicats qui apprécient le dynamisme novateur de l’approche. La difficulté vient d’où je ne l’attends pas. Par courtoisie, j’ai consulté les deux actionnaires même si cela concerne l’avenir d’une entreprise qu’ils ne contrôleront plus. GEC se désintéresse de la question et me donne carte blanche. En revanche Serge Tchuruk qui a personnellement la même attitude juge néanmoins opportun de consulter son conseil d’administration qui, par la voix d’Ambroise Roux, exprime une forte opposition. Il me convie donc à rendre visite à l’intéressé, rue Roquépine, me laissant le soin de le convaincre. 227 BilgerBAt 228 11/05/04 9:44 Page 228 QUATRE MILLIONS D’EUROS La préoccupation d’Ambroise Roux est à la fois historique et tactique. Il pense que ce changement nous coupera de nos racines et que cela est de nature à affaiblir notre culture d’entreprise à la fois technique et française. En outre il ne désespère pas qu’un jour le nouvel Alstom revienne dans l’orbite d’Alcatel Alsthom dont il n’aime pas d’ailleurs qu’il devienne uniquement Alcatel et que par conséquent il ne faut rien faire qui agrandisse la distance entre la mère et la fille émancipée. Très vite la conversation s’élargit. Je lui explique le nouvel Alstom, sa présence mondiale, ses positions stratégiques qu’il connaît mal. Je lui fais part des réactions des salariés de l’entreprise et des clients. Je résume mon point de vue en lui disant qu’il s’agit d’un changement dans la continuité et en soulignant que l’introduction en Bourse en mettant fin au face-à-face franco-britannique permet de « refranciser » Alstom dans la mesure où la contribution majeure de notre pays à la réalité opérationnelle de l’entreprise ne sera plus occultée ou contrée par la structure de l’actionnariat. Finalement Ambroise Roux comprend ma démarche et, sans y adhérer véritablement, s’y résigne. En définitive la nouvelle orthographe du nom entre dans les mœurs sans difficulté même si de temps à autre quelques grincheux regrettent encore l’ancienne dénomination peut-être comme un symbole d’un bon vieux temps, plus idéalisé que réellement vécu. Le nouveau logo a contribué aussi à ce succès. L’engrenage rouge, ce que j’appelle l’engrenage, ne m’enthousiasme pas, mais ce n’est pas le cas de mes collaborateurs les plus proches qui sont tous séduits. Je me rallie à leur point de vue que l’expérience confirme. Une autre décision, en fait beaucoup plus importante, ne va pas de soi : la triple cotation à Paris, Londres et New York. Paris s’impose pour la cotation primaire. Nous avons envisagé un moment de rester à Amsterdam mais, dans le nouveau contexte, aucune raison ne nous y poussait, ni fiscale, ni financière. Le seul argument est qu’il s’agit d’un terrain neutre entre Paris et Londres, mais la logique consistant à retenir le pays où nous avons la plus BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 229 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION forte implantation ainsi que la dimension du marché de Paris l’emportent aisément. Alstom sera Alstom SA. Il n’y a pas d’avantages véritables à une cotation à Londres. Le seul argument est que GEC souhaite offrir un accès direct pour ses propres actionnaires à une action Alstom « britannique ». Pour ma part, je n’y suis pas hostile, car je sais que nos 23 000 salariés britanniques seront sensibles à une telle cotation et la charge supplémentaire reste limitée, car Londres accepte de se référer à la documentation boursière de Paris dûment traduite. Nous irons donc à Londres. Pour New York, la décision est plus complexe. La charge de travail, les contraintes de toute nature et les coûts de cette cotation sont substantiels. Je le sais, car Andrew Hibbert, notre directeur juridique qui est notamment avocat au barreau de New York m’en avertit, comme à son habitude, avec clarté et précision. Les arguments en sens inverse ne sont pas négligeables. La présence à New York peut élargir le marché de l’action, notre image vis-à-vis de nos clients et de nos salariés américains sera renforcée par une cotation à Wall Street, les contraintes de transparence qui nous seront imposées peuvent renforcer la crédibilité et la visibilité de l’entreprise. Et quant à la charge de travail, si, comme je le pense à ce moment-là, tôt ou tard, nous serons obligés d’aller à New York, autant tout faire d’un coup pour ne plus y revenir. Le seul à me mettre en garde contre cette initiative est Jean-Pierre Halbron. Il a eu raison, et j’ai eu tort de ne pas l’écouter. Les contraintes bureaucratiques qu’impose la cotation à New York sont pires que tout ce que j’ai pu imaginer ; la nécessité de satisfaire en parallèle et simultanément aux règles de Paris et de New York, parfois divergentes, constitue un casse-tête permanent ; le fait d’être obligé de publier et d’expliquer nos comptes en principes comptables US en même temps que les comptes français introduit distorsion, confusion et occasion de spéculation ; la cotation à New York ne nous apporte pas un actionnaire supplémentaire avec un volume de transactions ridiculement faible. 229 BilgerBAt 230 11/05/04 9:44 Page 230 QUATRE MILLIONS D’EUROS C’est la raison pour laquelle, avant mon départ d’Alstom, j’ai lancé l’étude des conditions dans lesquelles nous pourrions nous retirer de Londres et de New York. Pour Londres, mon successeur l’a fait. Je lui souhaite de pouvoir aussi le faire un jour pour New York. Quelques mots du comité exécutif qui est en place au moment de l’introduction en Bourse. Il est formé de huit personnes : le présidentdirecteur général que je suis, Claude Darmon, le directeur général, chargé des opérations, Jim Cronin, le directeur général qui supervise les affaires financières et commerciales, les patrons des trois principaux secteurs, Nick Salmon pour l’énergie, Robert Mahler pour la transmission et la distribution et André Navarri pour le transport, le directeur financier, François Newey et le directeur juridique, Andrew Hibbert. Une équipe compacte, motivée et engagée pour le succès du nouvel Alstom comme le sont Patrick Boissier, le responsable du secteur marine, et Yvon Miran, qui vient de Cegelec et qui sera bientôt le responsable du nouveau secteur entreprise. Mais du point de vue du gouvernement de l’entreprise, l’acte le plus important est la constitution du nouveau conseil d’administration. La page n’est pas totalement vierge. Chacun des deux actionnaires d’origine conserve 24 % du capital. Il est donc naturel qu’ils soient représentés au conseil. J’obtiens qu’ils le soient par leurs chefs de file, Serge Tchuruk et Jean-Pierre Halbron pour Alcatel Alsthom qui devient désormais Alcatel tout court, Lord Simpson et John Mayo pour GEC qui devient Marconi, le nom de sa branche défense. Outre moi-même, ce conseil comportera dès le départ trois administrateurs non exécutifs indépendants : Klaus Esser qui est encore à cette époque vice-président du directoire de Mannesman, Jacques de Larosière, notamment ancien président de la BERD et ancien gouverneur de la Banque de France et désormais conseiller du président de BNP Paribas et enfin Sir William Purves qui vient de prendre sa retraite de président de la Hong Kong Shanghai Bank, la première banque mondiale qu’il a dirigée pendant plus de vingt ans, et que je vais proposer de nommer vice-président non exécutif du conseil. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 231 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION Deux comités sont constitués entre lesquels les membres du conseil se répartissent. Le comité des nominations et des rémunérations est présidé par Sir William Purves et comprend, Serge Tchuruk, George Simpson et moi-même 61. Le comité d’audit regroupe, sous la présidence de Jacques de Larosière, Klaus Esser, Jean-Pierre Halbron et John Mayo. Ainsi alors que le nouvel Alstom commence à fonctionner, je suis assez satisfait par la diversité des nationalités des membres qui le composent en harmonie avec la substance industrielle et commerciale de l’entreprise et par la qualité et la dimension des personnalités qui le constituent, qui me paraissent de nature à garantir que les règles et l’éthique du gouvernement moderne des entreprises seront scrupuleusement respectées. Pendant deux ans, la composition du conseil restera inchangée. Le premier changement résulte du départ de Jacques de Larosière en décembre 2000 et son remplacement par Jean-Paul Béchat en janvier 2001. En mai 2001, après l’offre secondaire qui a conduit Alcatel et Marconi à réduire leurs participations à moins de 5 %, Serge Tchuruk et John Mayo se retirent du conseil. À ma demande, pour assurer une certaine continuité, l’un de leurs deux représentants d’origine demeure. Ce seront George Simpson et Jean-Pierre Halbron. Quant à ceux qui partent, ils seront remplacés par Jim Cronin et Paolo Scaroni qui nous quitte cependant rapidement avant d’être bientôt nommé à la tête de l’ENEL, l’EDF italienne, dont Alstom est un des fournisseurs et aspire à le devenir davantage. Dans l’intervalle l’assemblée générale approuve la proposition du conseil de nommer deux nouveaux administrateurs. Il s’agit de Patrick Kron que j’ai perçu dès juillet 2000 comme un successeur possible et de Candace Beinecke, qui est Chairwoman de Hughes Hubbard & Reed, l’une des principales firmes d’avocats américaines, 61. Bien entendu je ne participe pas aux séances ou aux parties de séances où est traitée ma situation personnelle ! 231 BilgerBAt 232 11/05/04 9:44 Page 232 QUATRE MILLIONS D’EUROS et dont la contribution remarquable au conseil, notamment pendant la crise finale, l’élégance et la finesse demeurent dans ma mémoire. Le dernier changement sera la conséquence du départ de JeanPierre Halbron lors de l’expiration de son mandat. Georges Chodron de Courcel, numéro trois de BNP Paribas, accepte ma proposition de le remplacer et il est nommé à l’assemblée générale de juillet 2002. Je pense en effet que, dans les temps difficiles que vit l’entreprise, il est approprié que le conseil ait dans ses rangs, un administrateur proche de l’un de ses principaux banquiers. Ainsi à mon départ, neuf membres composent le conseil, nombre qui serait resté à dix avec Paolo Scaroni, ce chiffre de dix me paraissant représenter un optimum à la fois pour permettre un travail efficace et pour assurer une diversité suffisante. Sur ces neuf membres, quatre sont français (Béchat, Chodron de Courcel, Kron et moi), trois sont britanniques (Cronin, Purves et Simpson), un est allemand (Esser) et la dernière (Beinecke) est américaine. Je sais qu’il est de bon ton aujourd’hui de chercher des boucs émissaires quand une entreprise traverse une crise, le conseil d’administration par son anonymat collectif, mais néanmoins restreint étant bien placé pour jouer ce rôle. Je suis évidemment mal placé pour témoigner, mais j’ose néanmoins dire que le conseil d’Alstom a globalement bien fait son travail, notamment dans le processus de ma succession. Je pense qu’il aurait pu mieux faire dans la gestion du calendrier et dans la motivation publique de mes indemnités, mais ces critiques sont mineures. Par ailleurs il a exercé avec discernement et fermeté sa fonction de surveillance et de contrôle notamment par le canal du comité d’audit, en particulier à partir de l’affaire Renaissance. Certains diront que, sur tel ou tel point, la communication par exemple, il pouvait être plus exigeant à mon égard. Peut-être, mais il a travaillé et a formulé les recommandations normales imposées par les circonstances. Les échanges entre les membres et le management ont été directs et transparents, notamment parce qu’en l’absence de représentants BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 233 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION du personnel, Alstom SA, le holding de tête du groupe n’employant aucun salarié, aucune autocensure n’a été pratiquée, comme c’est parfois le cas ailleurs. Outre le président, assistent aux séances, les deux directeurs généraux, le directeur financier et le directeur juridique de même que périodiquement les présidents de secteurs. Surtout à partir de 2000, je corresponds électroniquement très fréquemment avec les membres du conseil pour les tenir informés en temps réel de l’évolution des affaires essentielles. Je crois donc qu’il serait abusif et injuste d’imputer au conseil d’Alstom des diligences insuffisantes dans la crise qu’a traversée l’entreprise. En revanche, ce que je me reproche, c’est de n’avoir introduit que trop tardivement plus de sang neuf. En mai 2001, j’aurais dû faire partir non pas seulement la moitié mais tous les représentants des précédents actionnaires et j’aurais dû attacher plus de soin au recrutement d’administrateurs de premier rang, notamment français, plus industriels que financiers et particulièrement à même de comprendre en profondeur le fonctionnement de l’entreprise. Tant que les choses allaient bien, cette lacune n’a pas présenté d’inconvénients. Quand elles ont mal tourné, les hommes ou femme d’expérience dont j’ai disposé m’ont dispensé des conseils précieux, mais, faute d’être suffisamment enracinés dans l’environnement industriel, ils n’ont pas pu m’apporter les avis, les relais et les soutiens qui m’auraient permis peut-être d’agir avec plus d’efficacité et plus de rapidité. Alstom est donc désormais en Bourse. Le parcours de la grande entreprise industrielle européenne, Gec Alsthom, qui lui a donné naissance, a été atypique, long et difficile. Neuf années d’actionnariat bipolaire et paritaire ont été un défi sans précédent que nous avons su relever. Beaucoup d’entre nous aurions préféré l’absorption par Alcatel Alsthom ou à défaut la fusion avec Framatome, convaincus que l’optimum pour une activité comme la nôtre, les infrastructures pour l’énergie et le transport, est de s’intégrer dans l’ensemble le plus vaste et le plus fort possible, comme le montrent les exemples réussis de nos deux principaux concurrents. Je ne perdrai pas de vue cette 233 BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 234 QUATRE MILLIONS D’EUROS 234 nécessité, même si les circonstances et le temps dont j’ai disposé ne me permettront pas de la satisfaire. En attendant, je convie l’entreprise à faire sienne la belle ambition de la mise en Bourse et de la marche en avant dans l’indépendance qu’elle représente. Ainsi, alors que les jours qui passent sont désormais scandés par le cours de Bourse, trois priorités stratégiques s’imposent à moi comme incontournables : d’abord et avant tout renforcer la performance opérationnelle, ensuite surmonter l’impasse dans laquelle se trouve notre secteur production d’énergie, enfin rechercher inlassablement la grande alliance qui soit de nature à stabiliser l’avenir à long terme de l’entreprise. OPÉRATIONS La performance opérationnelle, c’est principalement la responsabilité de Claude Darmon depuis que je l’ai nommé le 1er avril 1996 directeur général chargé des opérations, Chief Operating Officer dans la terminologie anglo-saxonne. Il le sera jusqu’au 1er juillet 1999, date à laquelle il deviendra Chairman and Chief Executive Officer de ABB Alstom Power, la société commune que nous avons créée avec ABB dans le domaine de la production d’énergie. Mes relations avec Claude Darmon sont anciennes. Je le rencontre pour la première fois à la direction du Budget où jeune polytechnicien et administrateur de l’INSEE, il fait la synthèse des recettes de l’État et où j’apprécie ses qualités intellectuelles. Il n’y reste cependant que peu de temps, rejoignant Saint-Gobain où il fait ses « classes » industrielles avant d’intégrer la Compagnie générale d’électricité, d’abord à la Compagnie européenne d’accumulateurs dont il devient, après quelque temps le directeur général sous la présidence d’Edouard Balladur, puis à la SAFT dont il est président-directeur général, deux positions où j’ai l’occasion d’observer ses compétences industrielles. C’est dans cette dernière entreprise que je vais le chercher pour lui proposer de rejoindre Gec Alsthom, transfert auquel Pierre Suard BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 235 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION consent non sans réticences. Mon offre initiale est qu’il devienne directeur général de la division transmission et distribution d’énergie. Cependant quinze jours avant son arrivée, je lui annonce qu’en définitive, je lui demande de devenir directeur général de la division transport. Je dois en effet me séparer de Michel Perricaudet qui exerce cette fonction et qui, pour estimable et motivé qu’il soit, ne saura pas mener à son terme le redressement nécessaire. Le secteur transport a été longtemps une success story d’Alstom. Néanmoins, quand je prends mes fonctions en 1991, il enregistre un déficit substantiel. Il est empêtré dans des problèmes de qualité, concernant notamment la livraison de l’Eurostar dont la commande a été prise en commun avec GEC avant même la constitution de GEC Alsthom. Il peine aussi à sortir d’un mode de relations avec ses clients et notamment le principal d’entre eux, la SNCF, qui en fait un fabricant de trains sans véritable capacité autonome de développement et d’ingénierie. Enfin il achève péniblement d’intégrer les sociétés françaises qui ont été regroupées autour de lui, l’intégration avec les activités correspondantes de GEC n’ayant pas réellement commencé. Le parcours de Claude Darmon à la tête de cette division est remarquable. D’une structure qui est encore dans une large mesure une sorte d’« arsenal » de la SNCF et de la RATP, bénéficiant de quelques commandes à l’exportation, insuffisantes pour compenser la disparition programmée du marché national, il fait en un peu plus de quatre ans une entreprise de plein exercice, motivée et conquérante, maîtrisant progressivement ses technologies, engageant son déploiement international et surtout devenant la plus profitable de la profession. Aussi quand il m’explique, après avoir accompli ce travail, qu’il souhaite prendre des responsabilités plus larges en devenant auprès de moi le directeur général des opérations, j’accepte de réfléchir à cette possibilité. J’y suis d’autant plus enclin que le départ à la retraite de Paul Combeau a laissé un grand vide, que la grande grève de fin 1994 a montré l’inconvénient qu’il y a pour l’entreprise à ce que je sois en première ligne sur les opérations et enfin que sa taille grandissante justifie un renforcement de l’équipe de direction. 235 BilgerBAt 236 11/05/04 9:44 Page 236 QUATRE MILLIONS D’EUROS J’hésite néanmoins. Je me demande si ses talents ne seraient pas mieux utilisés s’il prenait la tête de la division production d’énergie pour succéder à Kelvin Bray qui prend sa retraite le 30 mai 1997 et que je remplacerai en définitive par Nick Salmon. Et surtout je m’interroge sur notre écart d’âge que je trouve trop limité, considérant que la position qu’il ambitionne devrait être le tremplin normal pour mon futur successeur. Je me convaincs néanmoins que cette nomination est la bonne décision. Désormais donc c’est Claude Darmon qui présidera les business reviews mensuelles avec les directeurs généraux de division, qui aura avec eux le dialogue permanent destiné à stimuler leur performance, qui prendra position sur les grands appels d’offres et qui supervisera les actions de rationalisation et de modernisation. Du coup, tout en étant informé en temps réel par lui de l’évolution des affaires industrielles et en rencontrant une fois tous les quinze jours en tête-à-tête les directeurs généraux de division, je me concentre sur l’action stratégique, sur l’action commerciale et sur les relations avec les investisseurs. Claude Darmon imprime sa marque très rapidement. Il renforce les compétences industrielles au niveau du siège. Il lance des actions transversales énergiques dans le domaine des achats et de la qualité. Il rationalise les relations entre les divisions et les pays à travers le réseau international. Il anime l’intégration des acquisitions et notamment de Cegelec. Il apporte une contribution importante au choix des hommes-clés. Ainsi c’est lui qui identifie Patrick Boissier dont j’approuve le recrutement sans hésitation, me félicitant rétrospectivement de ce choix. Cependant l’évolution de la marge opérationnelle qui reste stable pendant la période ne reflète pas le travail accompli. De 5,2 % en 19961997, elle tombe à 4,7 % en 1997-1998 (4,2 % pro-forma pour tenir compte de l’intégration de Cegelec) pour remonter à 5 % en 1998-1999 et rechuter à 4,5 % en 1999-2000, ce chiffre étant négativement affecté par l’inclusion pour la première fois de 50 % de ABB Alstom Power qui vient d’être créé et s’établissant à 5,7 % pour les activités hors énergie. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 237 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION Pourtant je pense avec le comité exécutif qu’une marge opérationnelle de 6 % est accessible. C’est l’objectif que j’ai annoncé pour 2002 au moment de l’introduction en Bourse et que je repousserai à 2003 au moment de l’acquisition de ABB Power. Quatre facteurs de retournement nous donnent confiance. D’abord la cession progressive du secteur industrie qui sera achevée en 20002001 dont l’élimination de la marge, très faible, doit contribuer mécaniquement au redressement de la marge globale. Ensuite l’intégration dynamique de Cegelec et la cession en 2001-2002 de sa partie la moins profitable, l’entreprise régionale, vont aller dans le même sens. De plus la transformation du secteur marine en une entreprise raisonnablement profitable sans subventions va éliminer « l’épée de Damoclès » qu’il fait peser sur notre performance. Enfin nous attendons de la rationalisation de notre secteur production d’énergie, engagée à marche forcée avant et après l’acquisition en deux étapes d’ABB Power, qu’elle dégage une marge opérationnelle supérieure à 6 % dans ce qui va désormais représenter la moitié d’Alstom. Deux événements vont perturber ce scénario : le sinistre technique et commercial des turbines à gaz de grande puissance GT24/GT26 qui commencera à affecter négativement le compte de résultat à partir de 2000-2001 jusqu’en 2003-2004, le retournement brutal du marché de la production d’énergie à partir de l’automne 2002 qui imposera des coûts de restructuration supplémentaires et retardera le retour à une marge opérationnelle normale dans ce secteur. Pour autant mon successeur, Patrick Kron, n’abandonnera pas la référence à cet objectif de 6 % en fixant désormais l’échéance à 20052006. Ce qui confirme, par le jugement d’une équipe renouvelée, qu’un tel objectif est normal et accessible dans le type d’industrie dans lequel opère Alstom. Mais ce qui confirme aussi que, comme cela a été fait ailleurs et comme je ne l’ai sans doute pas fait suffisamment, la communication doit insister sur le fait que cet objectif ne peut être atteint que dans une configuration de croissance économique et d’augmentation en volume des marchés de l’énergie et du transport qu’il faut quantifier, sauf à bercer d’illusions les analystes 237 BilgerBAt 238 11/05/04 9:44 Page 238 QUATRE MILLIONS D’EUROS et les investisseurs qui ne feraient pas d’eux-mêmes ce raisonnement de bon sens. PRODUCTION D’ÉNERGIE L’introduction en Bourse n’a pas réduit, mais a au contraire aggravé l’acuité de la question stratégique que continue de poser l’avenir de notre secteur production d’énergie. La pression de General Electric pour réduire par tous les moyens possibles les avantages que nous tirons de la licence s’intensifie. Dès juin 1998, nous nous attaquons au problème, considérant que prendre l’initiative est dans notre intérêt tactique de manière à éviter que s’installe une logique de conflit qui pourrait être dévastatrice, notamment vis-à-vis de nos clients qui auraient vite choisi, s’ils y étaient contraints, entre le licencié et le bailleur de licence ! Une première voie est explorée : au lieu de rompre nos relations avec General Electric, pouvons-nous les réaménager d’une manière qui puisse satisfaire les deux parties ? L’hypothèse de deux sociétés communes, l’une à majorité General Electric pour les turbines à gaz, et l’autre à majorité Alstom pour les turbines à vapeur, est étudiée, mais il apparaît rapidement que General Electric n’est pas réellement déterminé à aller de l’avant dans cette direction notamment en raison de la difficulté de mettre au point un système équilibré de relations entre les deux futurs ensembles. Une deuxième option est envisagée, qui ne manque pas d’attraits à court terme, que nous appelons le scénario du soft landing. Il résulte en effet de l’accord de licence que, si celle-ci est interrompue, nous continuons à avoir le droit d’exploiter toutes les technologies acquises à cette date et avons évidemment le droit de les améliorer ou de les renouveler par nos propres moyens. Nous pensons que, dans ce cas de figure, nous pouvons faire décroître notre activité turbines à gaz de grande puissance de manière profitable pendant quelques années, mais qu’il est hors de notre portée financière, BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 239 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION commerciale et probablement technique de rebondir par la mise au point d’une technologie autonome qui serait la sixième au monde derrière celles de General Electric, de Westinghouse, de Siemens (ces deux dernières étant alors distinctes, comme elles le sont encore aujourd’hui), de ABB et de Mitsubishi, et donc probablement celle de trop ! Nous ne sommes pas loin de conclure que le soft landing conduirait à long terme au dépérissement progressif de notre activité production d’énergie. Or dans la même période, nous avons commencé à réfléchir à l’éventualité d’un rapprochement avec ABB. Des discussions entre homologues des deux secteurs production d’énergie ont lieu périodiquement et nous sentons un intérêt grandissant de la part de ces interlocuteurs pour approfondir un tel schéma au motif que trois technologies européennes, Siemens, désormais renforcé par Westinghouse, ABB et potentiellement Alstom face à une technologie américaine, désormais unique, bénéficiant à plein des subventions considérables du Department of Energy alors que l’Union européenne se désintéresse totalement de ce sujet, n’ont probablement pas d’avenir. Mais avant d’aller de l’avant, il faut d’abord nous convaincre que le choix technologique qu’a fait ABB pour la nouvelle génération de machines de la classe F, c’est-à-dire le recours à deux chambres de combustion ou sequential combustion est viable. Ce n’est pas une approche totalement nouvelle, mais c’est la première fois qu’elle est utilisée à cette échelle. Nos meilleurs experts, formés à l’école de General Electric et de Rolls Royce, étudient la question et concluent que, au plan théorique, cette approche est intéressante et peut même présenter des avantages compétitifs importants, même si, bien sûr, des vérifications plus approfondies sont nécessaires si la décision est prise de se rapprocher d’ABB. Une autre condition préalable doit être satisfaite : il faut obtenir que, dans l’éventualité d’une fusion entre les deux activités production d’énergie d’Alstom et d’ABB, General Electric accepte à la fois de racheter au même moment l’activité turbines à gaz de grande 239 BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 240 QUATRE MILLIONS D’EUROS 240 puissance que nous avons développée avec leur technologie à un prix convenable et de voir Alstom se rétablir le lendemain dans une activité en concurrence frontale. JACK WELCH Le seul moyen de s’en assurer est que j’aille voir Jack Welch, ce que je fais à New York au cours d’un déjeuner qu’il m’offre au Rockefeller Center devenu le GE building. Le démarrage est glacial. Les relations entre les deux entreprises sont devenues détestables. Nos activités de maintenance et de pièces de rechange se développent très rapidement, ce que General Electric, ne supporte pas, nous accusant de « casser les prix », sous-estimant la performance de notre usine de Belfort dans les achats et la réduction des coûts, comme celui qui est encore notre partenaire pourra s’en convaincre ultérieurement au cours des due diligences, préalables à l’acquisition. Mais nous n’en sommes pas là. J’explique à mon interlocuteur que, quand les relations entre deux groupes responsables comme les nôtres se détériorent de cette manière après des années de bonne entente, la faute n’en incombe pas aux personnes, mais à la situation dans laquelle ils se trouvent. D’ailleurs, je le pense toujours, j’ai toujours eu la plus grande admiration pour lui depuis ce jour de septembre 1991 où nous avons fait connaissance au cours d’un déjeuner au siège de Gec Alsthom à Paris. J’ai toujours apprécié nos échanges et les conseils qu’il m’a donnés au fil de nos deux rencontres annuelles, destinées à revoir nos sujets d’intérêt commun, souvent en présence de Paolo Fresco que je vois aussi souvent séparément. Cette situation structurellement conflictuelle résulte de la collision inévitable entre sa stratégie d’internalisation de ses partenaires dans le domaine des turbines à gaz et notamment de la maintenance et des pièces de rechange et l’ambition légitime et inévitable BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 241 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION d’Alstom de devenir un acteur de plein exercice dans la production d’énergie. Dès lors, lui dis-je, il n’y a que trois solutions, les deux dernières s’inscrivant dans un contexte de « divorce à l’amiable ». La première consiste pour General Electric à essayer de mettre fin à la licence et d’acculer Alstom au soft landing, ce qui expose notre concurrent à deux risques, une bataille juridique déplaisante dont l’issue favorable est rien moins qu’acquise et ensuite une bataille commerciale sans merci où Alstom a d’excellents atouts pour attaquer leur part de marché dans la maintenance et les pièces de rechange. La deuxième consiste pour General Electric à racheter la totalité du secteur production d’énergie d’Alstom, ce qui lui apporterait une position inexpugnable dans les turbines à vapeur et réglerait son problème turbines à gaz tout en éliminant un concurrent agaçant. Certes cette solution qui mettrait fin à notre ambition stratégique dans la production d’énergie n’est pas idéale pour Alstom, mais elle serait un moindre mal dès lors que le prix serait suffisant pour améliorer la valeur de l’entreprise, ce qui, après tout, depuis que nous sommes en Bourse, est le seul critère déterminant et légitime. La troisième possibilité est que General Electric rachète notre activité turbines à gaz de grande puissance tout en acceptant que nous nous rétablissions le même jour dans la même activité avec un autre partenaire. Dans cette solution, tout en réglant son problème essentiel, General Electric voit disparaître un concurrent et bénéficie indirectement de la concentration correspondante. Bien entendu Alstom devrait conclure les deux transactions simultanément, ne pouvant prendre le risque de signer l’une sans finaliser l’autre. Jack Welch réagit de manière directe et claire. Il n’est pas intéressé par la deuxième solution, d’une part parce qu’il ne veut pas s’engager dans les chaudières, ni, à grande échelle, dans l’ingénierie des centrales complètes, qui sont des points forts du secteur production d’énergie d’Alstom, d’autre part, en substance, parce qu’il ne veut pas surcharger General Electric avec un nombre excessif « d’ouvriers communistes, contrôlés par la CGT, à Belfort ou ailleurs 241 BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 242 QUATRE MILLIONS D’EUROS 242 en France » (sic), pays qui a encore une conception d’un autre âge des restructurations, incompatible avec une économie de marché performante ! En revanche, sans être effrayé par la première option, il n’exclut pas la troisième tout en demandant quel serait le nouveau partenaire d’Alstom et quel serait le prix convenable que nous attendons. Je lui indique que le partenaire serait probablement ABB – il craignait à l’évidence que ce fût Siemens – et que, pour le prix, nous ne traiterons pas en dessous de 1 milliard de dollars. Notre déjeuner se conclut sur l’indication qu’il m’appellera avant la fin de la semaine. Ce qu’il fait en m’informant qu’il « prend » la troisième option, qu’il accepte l’ordre de grandeur que nous souhaitons ainsi que le rétablissement immédiat avec un concurrent avec une seule réserve : que nous nous engagions à ne pas utiliser les technologies héritées de General Electric et les hommes qui les connaissent, dans les activités correspondantes issues d’ABB, ceci pendant une durée de cinq ans, ce qui est bien le moins. GÖRAN LINDAHL Il ne reste plus qu’à trouver un accord avec ABB. Je connais peu Göran Lindahl, le President and Chief Executive Officer qui a succédé à Percy Barnevik à la tête d’ABB. J’ai davantage connu ce dernier qui associe, de manière surprenante, un « look » de pasteur nordique sorti d’un film de Bergman à une chaleur, j’allais dire, une faconde, toute méridionale, ce qui, à mon sens, explique le succès médiatique qu’il a rencontré tout au long des dix années durant lesquelles il a dirigé cette entreprise alors que ses performances réelles ne justifient pas l’enthousiasme dont il a fait l’objet. Nous nous rencontrions au moins une fois par an, toujours de manière agréable, et évoquions des possibilités de coopération et sans que rien jamais aboutisse, même pas la discussion la plus sérieuse que nous ayons eue, celle relative au rachat d’ABB Transport. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 243 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION Göran Lindahl a un profil différent. Il a dirigé pendant de longues années la branche transmission et distribution d’énergie d’ABB où, selon Robert Mahler qui était responsable à l’époque de celui de nos secteurs qui était son concurrent direct, il s’est fait une réputation de professionnalisme et de dureté en affaires, j’allais dire, de bon aloi. En tout cas, c’est un Suédois aux origines lapones qui n’a rien de méridional ! Dès le départ, nos rencontres prennent une tournure particulière. Göran Lindahl est toujours par monts et par vaux et affectionne de proposer des rendez-vous physiques ou téléphoniques à des heures absurdes parce qu’elles coïncident avec ses escales ou parce qu’elles lui permettent une gestion acrobatique de son agenda. Ainsi notre première rencontre sur cette affaire a lieu dans un salon de l’hôtel Sheraton de Roissy à 4 heures du matin. Sans en faire une pratique habituelle (!), j’ai accepté cet horaire à titre exceptionnel et considérant qu’il s’agit d’une première entrevue sur le sujet, parce que nous voulons avancer rapidement et aussi parce qu’il fait l’effort de venir jusqu’à nous. Il vient seul, mais, comme toujours dans ces sortes de circonstances, autant que possible et surtout si je connais mal l’interlocuteur, je souhaite avoir près de moi un collègue pour m’aider à analyser ses réactions et éviter l’exercice solitaire du pouvoir dans des transactions d’une telle envergure. Cette fois-là c’est Philippe Soulié qui est à l’époque notre directeur de la stratégie et du développement. Notre objectif stratégique est simple : nous souhaitons fusionner les activités « production d’énergie » des deux groupes en un ensemble qui, avec 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires, constituerait un acteur mondial à parité avec General Electric, loin devant Siemens, et doté de l’ensemble des technologies indispensables, y compris pour les turbines à gaz avec l’apport d’ABB pour la grande puissance et celui d’Alstom pour les petites machines. Même si, à terme, notre ambition est de devenir maître de cet ensemble, nous pensons que dans l’immédiat, nos capacités de financement, même renforcées par le produit de la transaction simultanée avec General Electric, ne nous permettent pas d’envisager un rachat pur et simple 243 BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 244 QUATRE MILLIONS D’EUROS 244 des activités de notre concurrent, même si ABB y était disposé, ce dont nous ne sommes pas certains. Au fil de nos rencontres, les discussions avec Göran Lindahl aboutissent à une analyse commune et simple : il devient urgent de regrouper l’industrie européenne de la production d’énergie, les coûts de développement des nouvelles générations de produits, pas seulement dans les turbines à gaz, ne nous laissant pas le choix ; il y a une complémentarité naturelle entre ABB et Alstom dans ce domaine, géographique, industrielle et commerciale. Il n’y a pas d’autre solution qu’une société commune paritaire ; d’ailleurs les expériences parallèles d’ABB et d’Alstom montrent qu’il est possible de faire fonctionner de manière durable et efficace de telles structures dès lors qu’un accord se fait pour choisir le meilleur candidat pour diriger le nouvel ensemble, quelle que soit sa nationalité ou sa société d’origine. Nous nous mettons d’accord sur ce concept et arrêtons les détails du processus de négociation. J’indique que, de notre côté, nous aurons trois préoccupations essentielles, nous convaincre de la solidité de la technologie des turbines à gaz de grande puissance d’ABB, nous assurer d’une valorisation correcte de nos actifs, jumeler la conclusion des deux transactions avec General Electric et Alstom, l’une n’allant pas sans l’autre. TRANSACTIONS Sur ces bases, les deux négociations s’engagent en parallèle. Nick Salmon qui est, à l’époque, le président de notre secteur production d’énergie, dirige l’équipe qui traite avec GE. Philippe Soulié, notre directeur du développement, coordonne nos discussions avec ABB. Il est fortement soutenu par Claude Darmon, à l’époque directeur général d’Alstom, chargé des opérations, par Yvon Raak, notre meilleur spécialiste des turbines à gaz, qui a été responsable de notre programme interrompu de développement autonome, par Andrew BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 245 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION Hibbert, notre directeur juridique et par François Newey, notre directeur financier. Nous réussissons à contenir le « rouleau compresseur » de General Electric et in fine la transaction se conclut à un niveau très proche de l’ordre de grandeur que nous avions initialement indiqué, 910 millions d’euros, représentant 150 % du chiffre d’affaires vendu. En ce qui concerne ABB, des réunions approfondies ont lieu sur l’état des technologies et les conditions commerciales acceptées par ABB dans les contrats conclus. Les conclusions qui en résultent sont toutes positives. Le prix que nous acceptons de payer pour équilibrer les apports, 1,5 milliard d’euros, valorise la contribution d’ABB à moins de 50 % du chiffre d’affaires. C’est un résultat avantageux pour Alstom même si on tient compte du fait que le périmètre acheté incorpore les turbines à vapeur et hydrauliques, les alternateurs et les chaudières dont les marges sont plus faibles que celles des turbines à gaz et des services. Un accord est conclu rapidement sur la dénomination, ABB Alstom Power, et le siège, Bruxelles, de la nouvelle société commune. Et Göran Lindahl accepte, après réflexion, une proposition qu’il lui est difficile de refuser, n’ayant aucun candidat d’une envergure équivalente à proposer, celle de nommer Claude Darmon, le directeur général d’Alstom, comme President and Chief Executive Officer du nouvel ensemble, Göran lui-même devenant Chairman du Supervisory Board. En mars 1999, les deux transactions sont annoncées simultanément, la création d’ABB Alstom Power donnant lieu à une conférence de presse réunissant, à Bruxelles, Claude Darmon, Göran Lindahl et moi-même, marquée par une photo symbolique où nos mains s’entrelacent de manière inextricable pour symboliser une entente que chacun des protagonistes espère durable et fructueuse. Le 1er juillet 1999, ABB Alstom Power commence son existence opérationnelle. Simultanément nous lançons la cession de notre secteur industrie dont le produit, ajouté à celui de la transaction avec General Electric, doit compléter le financement de l’opération. 245 BilgerBAt 246 11/05/04 9:44 Page 246 QUATRE MILLIONS D’EUROS La communauté financière, analystes et investisseurs, accueille ce double mouvement stratégique avec sympathie et notre cours de Bourse, sans véritablement décoller, retrouve, un an après, le niveau d’introduction. ABB ALSTOM POWER Rétrospectivement, ce qui pourrait être appelé la première alerte vient en septembre 1999. Claude Darmon, en bon gestionnaire, a procédé à un état des lieux de l’entreprise commune et considère qu’un certain nombre de projets, apportés par les actionnaires d’origine, ne sont pas correctement provisionnés. Le rapport qu’il produit met en évidence des dérives, beaucoup plus importantes du côté ABB que du côté Alstom, qu’il chiffre à environ 600 millions d’euros, mais ne met pas un accent particulier sur les turbines à gaz. La charge en cause, réévaluée après discussion, sera provisionnée immédiatement, pour sa quote-part, par Alstom dans les comptes semestriels de novembre. Elle est certes importante, mais pas anormale, comparée à la dimension de la transaction d’origine. Mais l’essentiel de cette charge relève de la responsabilité d’ABB auquel nous demandons évidemment de la compenser en application des garanties réciproques, données dans le cadre de la transaction. Il apparaît très vite que l’attitude de nos interlocuteurs n’est pas conforme à l’esprit que l’on peut attendre de partenaires dans une entreprise commune et que nous ne pouvons espérer obtenir satisfaction que par le recours à l’arbitrage. Au fur et à mesure que ces discussions progressent, il est de plus en plus évident que ne prévaudra jamais entre les deux actionnaires le climat de confiance et de transparence qui a permis à Gec Alsthom, société commune également paritaire, de fonctionner efficacement pendant neuf ans. Prenant conscience de cette situation et constatant que la stratégie d’ABB paraît s’éloigner de plus en plus des marchés d’infrastructure (il est par exemple clair que ABB cherche à se dégager de BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 247 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION sa société commune avec Daimler Benz dans le domaine du Transport, AdTranz), me souvenant aussi du temps et des efforts qui ont été nécessaires pour dénouer la société commune Gec Alsthom, je considère qu’il est de l’intérêt d’Alstom de tirer parti de ce moment propice pour prendre le contrôle total de ABB Alstom Power, à un prix attractif. Je rencontre à nouveau Göran Lindahl dans une chambre d’hôtel et nous tombons d’accord sur le fait que la seule manière de régler notre différend sans compromettre l’avenir de l’ensemble que nous avons constitué est de nous séparer. ABB souhaite se dégager de la production d’énergie ; en revanche Alstom en a fait un axe majeur de sa stratégie. Il faut donc déterminer si un terrain d’entente peut être trouvé en vue d’une transaction équitable. RACHAT Pour Alstom, l’enjeu est majeur. D’une part c’est l’opportunité de concrétiser la stratégie de positionnement et de focalisation, faisant d’Alstom l’un des trois leaders mondiaux des infrastructures pour l’énergie et le transport avec General Electric et Siemens. D’autre part c’est aussi un défi financier en raison du caractère tendu de notre bilan. Sur la base des projections qui nous sont fournies, en tant qu’actionnaire, par ABB Alstom Power et de celles qui nous sont propres pour le reste d’Alstom, François Newey et moi élaborons, en liaison avec Merril Lynch qui nous conseille pour cette transaction, un scénario qui, nous l’espérons, nous permettra de financer correctement l’acquisition, étant entendu que le prix tiendra compte du règlement de notre différend et aussi d’un début de détérioration des perspectives du marché. Nous comptons mettre en œuvre deux initiatives, d’une part céder l’un de nos secteurs d’activité, noncritique, le secteur entreprise (la partie entreprise « régionale » de l’ancienne Cegelec que nous avons rachetée à Alcatel juste avant 247 BilgerBAt 248 11/05/04 9:44 Page 248 QUATRE MILLIONS D’EUROS l’introduction en Bourse), d’autre part émettre des obligations convertibles en actions pour un montant significatif. La négociation avec ABB est difficile. Certes nous ne pouvons exiger des garanties relatives aux activités apportées précédemment à la société commune allant au-delà de ce qui a été initialement convenu alors que nous avons été coactionnaires de l’entreprise commune pendant un an. Nous devons en revanche tenir compte de la partie des provisions constituées en novembre qui a trouvé son origine dans les contrats apportés par ABB. Mais, sur le conseil, clairement exprimé, d’Andrew Hibbert, notre directeur juridique, et de Jean-François Chenard, notre banquier conseil de Merril Lynch, hélas trop tôt disparu, il n’est pas question pour Alstom de prendre la responsabilité du risque amiante que ABB a voulu transférer à la société commune en prétendant qu’une provision de 400 millions de dollars, à laquelle d’ailleurs il tarde à contribuer, suffit à couvrir le risque. Bien nous en a pris puisque in fine ABB, désormais dirigé par Jürgen Dorman, a dû engager 1,2 milliard de dollars pour se débarrasser de ce problème dans le cadre de la mise en faillite de Combustion Engineering. D’autre part Göran Lindahl a des exigences de prix que nous n’avons pas l’intention de satisfaire et qu’il faut laminer progressivement au fil de nombreuses réunions, de moins en moins physiques et de plus en plus téléphoniques, combinant par exemple Lindahl en Chine, Hibbert à New York où ont lieu les négociations contractuelles, et moi, à Paris. Finalement la transaction est conclue de manière définitive le 29 mars 2000 avec la seule clause suspensive de l’accord de Bruxelles qui est levée le 11 mai 2000. Bien entendu, avant la signature, avec Andrew Hibbert, nous avons procédé à une ultime due diligence des points-clés en consultant toutes les personnes appropriées. Les informations ainsi collectées ne font pas apparaître d’éléments, y compris sur les difficultés de mise au point des turbines à gaz de grande puissance GT24/26, qui soient de nature à mettre en cause l’équilibre de la transaction. En tenant compte de l’aléa technologique que nous BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 249 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION avons inclus dans l’évaluation et en considération du fait que nous sommes totalement et définitivement couverts du risque amiante, le prix auquel nous avons abouti, 1,25 milliard d’euros pour 50 %, après discussion avec l’équipe, me paraît convenable. Le conseil d’administration qui approuve la transaction me réserve néanmoins une déception. Le projet d’émission d’obligations convertibles qui, dans notre esprit, doit boucler le financement de l’opération en complétant le produit attendu de la cession d’une partie de Cegelec ne fait pas l’unanimité. Je m’y résigne sur le moment, considérant qu’un effort de dialogue supplémentaire permettra de rallier l’assentiment de tous, d’autant que les conditions du marché obligataire, qui sont en train de se détériorer, ne se prêtent pas à un lancement immédiat. Je me réserve d’y revenir quand les circonstances le justifieront. L’accueil que reçoit l’annonce de la transaction est excellent et le cours de Bourse en bénéficie au point de dépasser enfin par moments le cours d’introduction. MAGNUM OPUS Cependant, même dans cette courte période d’euphorie stratégique et boursière, je ne perds pas de vue que le socle sur lequel est installé le nouvel Alstom n’a pas la solidité qui puisse lui garantir son avenir comme un « long fleuve tranquille ». Je n’oublie pas que face aux deux mastodontes que représentent General Electric et Siemens, notre position reste fondamentalement fragile. Je mesure que là où la France aligne Alstom, Framatome, Schneider, Snecma et bientôt Nexans sans parler d’Alcatel comme des entreprises séparées, nos deux grands concurrents regroupent, peu ou prou, en leur sein, leurs équivalents en y ajoutant encore beaucoup d’autres activités. J’ai beau essayer de me persuader que les analystes, les boursiers et les banquiers, férus de pure players, peuvent nous trouver à leur goût pour investir de manière ciblée dans les infrastructures pour 249 BilgerBAt 250 11/05/04 9:44 Page 250 QUATRE MILLIONS D’EUROS l’énergie et le transport, je sais néanmoins que la manière dont cette industrie est organisée aux États-Unis et en Allemagne n’est pas le fruit du hasard, mais de l’expérience et de l’histoire et que nous courons de grands risques à nous écarter de ce modèle. Aussi, pendant ces années, je remets périodiquement en chantier ce que j’appelle avec mes collaborateurs le « Magnum Opus », reprenant une expression que Lord Weinstock avait appliquée au projet avorté de rapprochement avec Framatome. Celui-ci, malheureusement ne peut être repris pendant cette période. D’une part, sous le gouvernement socialiste, la perspective d’une sortie possible de Framatome du secteur public s’éloigne. D’autre part la participation de 34 % de Siemens au capital de cette entreprise à la suite de l’accord de décembre 1999, fusionnant leurs activités nucléaires, constitue désormais un handicap majeur pour Alstom. Périodiquement, j’évoque le problème au niveau gouvernemental sans trouver aucun écho. Ma dernière tentative consistera, en 2002, à proposer à Anne Lauvergeon, devenue présidente du directoire d’Areva, actionnaire à 66 % de Framatome ANP, de participer à l’augmentation de capital, lancée par Alstom dans le cadre de Restore Value, me disant que sa présence, fût-elle modeste, au capital permettrait enfin d’amorcer un dialogue d’entreprise à entreprise. C’est un échec, sans doute parce que les circonstances peuvent laisser penser que je cherche simplement à « placer » l’augmentation de capital, alors que je n’ai pas de souci de ce point de vue, mais aussi parce que le management d’Areva prend en compte d’autres priorités et paraît également soucieux, à ce moment-là, de ménager sa relation avec Siemens. J’imagine un autre projet, celui d’un rapprochement avec Schneider. L’arrivée à sa présidence de Henri Lachmann me paraît fournir l’opportunité nécessaire. Nous nous voyons régulièrement tous les trimestres pour parler de l’évolution de notre industrie. Nous sommes à la fois à l’époque concurrents dans le domaine de la haute et moyenne tension et complémentaires, car Alstom est un client important de Schneider pour la basse tension. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 251 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION Ma vision est que beaucoup de valeur pourrait être créée pour notre secteur transmission et distribution par un adossement au leader mondial de la basse tension qu’est Schneider. Bien entendu, je pense aussi à la consolidation financière qui résulterait de la fusion des deux entreprises. Schneider y trouverait l’avantage de régler le problème de son activité moyenne tension, ayant entre-temps cédé sa haute tension à l’Autrichien VaTech à travers une société commune. La fusion lui permettrait aussi d’utiliser son cash que les analystes financiers lui reprochent de thésauriser. Mais préserver les intérêts des actionnaires de Schneider dans la transaction constituerait un problème compliqué, compte tenu des valorisations boursières respectives des deux entreprises. Je n’hésite pas à aller voir Claude Bébéar et Daniel Bouton qui sont membres du conseil d’administration de Schneider pour leur présenter le concept et avec Henri Lachmann, nous décidons d’engager une réflexion à laquelle la Société générale participe. Cette réflexion porte sur deux scénarios, celui d’une fusion globale, celui de la création d’une société commune dans le domaine de la haute et moyenne tension. Le premier est écarté très rapidement par Schneider en raison de l’effet de dilution que la différence de valorisation des deux entreprises peut lui imposer et aussi parce que le souvenir du désastre de Creusot-Loire rend son management très réservé à l’idée d’un retour dans l’industrie des grands projets. Le second est davantage approfondi, mais ne peut arriver à terme en raison notamment de sa coïncidence dans le temps avec l’affaire Legrand qui voit Schneider rencontrer des difficultés importantes avec Bruxelles. Tout en respectant les raisons de nos interlocuteurs, je demeure persuadé que, dans des circonstances différentes, le premier scénario surtout aurait pu constituer une belle opportunité. Pourtant je connais trop la viscosité et le comportement de « tribus gauloises » de l’industrie française que, seuls, des électrochocs du type des nationalisations de 1982 peuvent surmonter, pour être réellement surpris de l’échec de mes efforts franco-français, 251 BilgerBAt 252 11/05/04 9:44 Page 252 QUATRE MILLIONS D’EUROS même si je conserve l’espoir qu’un contexte nouveau permettra peutêtre dans l’avenir de réactiver telle ou telle piste. Aussi me semble-t-il nécessaire de conserver ouvert « le téléphone rouge » qui fonctionne entre Heinrich von Pierer, le CEO de Siemens, et moi. Au fil des années, une relation qui restera néanmoins superficielle s’est établie entre nous, non sans mal. Pendant un certain temps, en toute courtoisie, il ne m’a pas considéré comme un interlocuteur valable. Pour l’Allemand qu’il est, l’organisation industrielle française est dans une certaine mesure incompréhensible. Pour lui, le seul interlocuteur est Alcatel Alsthom, c’est-à-dire Pierre Suard, feignant d’ignorer que Gec Alsthom a aussi un autre actionnaire, GEC, c’est-àdire Lord Weinstock avec lequel il a des relations détestables. Cependant comme ses relations avec Pierre Suard deviennent également difficiles, que décidément Gec Alsthom s’installe dans le paysage européen, que notre présence en Allemagne se renforce et que nos batailles commerciales s’intensifient, notamment à l’occasion du TGV Corée, il trouve progressivement un intérêt à des échanges de vue périodiques. Ainsi, à partir de notre première rencontre utile à Gênes, en janvier 1993, à l’occasion du 140e anniversaire de notre concurrent italien Ansaldo, nous avons des contacts réguliers, le dernier d’entre eux ayant eu lieu par téléphone, peu de temps après mon départ d’Alstom, où il me dira sa sympathie et son amitié dans les circonstances difficiles que je traverse. Heinrich von Pierer offre l’image d’un homme d’une grande élégance, non seulement physique, mais aussi morale. Il n’élève jamais le ton. Ses propos sont mesurés. Il n’éprouve pas le besoin de dramatiser les choses, de bousculer les emplois du temps ou de forcer les événements ou les décisions. Pourtant il a su transformer et consolider considérablement Siemens à un rythme compatible avec la taille de ce mammouth industriel et les contraintes particulièrement lourdes de l’environnement allemand qui ne le cèdent en rien à celles que nous connaissons en France. Si, sous sa direction, cette entreprise avance pas à pas, sa stratégie et son organisation ne BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 253 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION sont pas toujours très lisibles et, en dépit de sa puissance, elle fait parfois preuve d’une retenue au moins apparente qui peut être considérée comme excessive. Ainsi, dans le domaine d’Alstom, Siemens hésite à s’engager à fond et à découvert dans l’industrie française, poursuivant davantage une stratégie de neutralisation que de conquête tout en se plaignant des positions solides et profitables que nous avons acquises outre-Rhin. Le verrouillage de Framatome participe de cette démarche de même que sa lenteur ou ses hésitations face aux opportunités que peut offrir Alstom. Cela n’empêche pas Siemens de fasciner l’establishment français. La seule explication de « l’aura » de cette entreprise dans notre pays est qu’elle bénéficie de « l’ombre portée » de l’entente francoallemande, pierre angulaire, à juste titre, de notre politique européenne et étrangère. Siemens est considéré comme étant en symbiose parfaite avec le gouvernement et la société d’outre-Rhin. Il ne faut donc rien faire qui puisse indisposer ou chagriner cette entreprise et tenir compte au plus haut point de ses avis, même lorsqu’ils n’ont pas lieu d’être, par exemple, lorsque ses intérêts entrent en conflit avec ceux d’une société française. Alstom ne bénéficiera jamais d’une proximité analogue avec son propre gouvernement, ni d’une écoute similaire à celle du gouvernement allemand, avant que la crise que l’entreprise a traversée en 2003 n’ait changé la donne, je l’espère, définitivement. Il n’y a pas lieu d’être surpris de cette situation après tout, car face à Siemens qui « est » toute l’industrie allemande dans de nombreux secteurs, la France aligne un nombre considérable d’acteurs isolés et souvent antagonistes. Nous n’avons pas su créer dans notre pays l’équivalent de « cette force qui va », préférant cultiver nos particularismes et multiplier des alliances partielles qui ont progressivement rendu impossible jusqu’à présent l’émergence d’un véritable champion de notre industrie dans le monde. En ce qui me concerne, au fil des années, je pressens de plus en plus que le début du XXIe siècle verra ou Alstom ou Siemens devenir l’acteur dominant, sinon exclusif, de notre industrie des infrastruc- 253 BilgerBAt 254 11/05/04 9:44 Page 254 QUATRE MILLIONS D’EUROS tures pour l’énergie et le transport pour l’Union européenne comme General Electric l’est pour les États-Unis. Jusqu’en 2000, la cause n’est pas encore entendue. Alstom est numéro un en Europe dans la production d’énergie (après le rachat d’ABB Power), numéro deux dans le monde derrière ABB dans la transmission et la distribution d’énergie et numéro deux dans le transport, toujours dans le monde, derrière AdTranz, qui a résulté de la fusion entre ABB Transport et AEG Transport et qui est devenu depuis lors Bombardier Transport. Ainsi, dans chacun de nos trois principaux métiers, nous sommes, à ce moment-là, devant Siemens en termes de parts de marché, de chiffre d’affaires et de profit. Mais je mesure bien que d’une manière ou d’une autre, au bout du parcours, il sera nécessaire de se rapprocher. C’est pourquoi il me semble nécessaire de réfléchir en commun chaque fois que nous le pouvons et de créer des occasions d’affaires communes. Dans certains cas peu fréquents, nous allons ensemble à la bataille commerciale. Ainsi pour le métro d’Athènes, gagné et construit ensemble. Ainsi, de manière plus organisée, pour les trains à grande vitesse pour lesquels nous décidons d’aborder ensemble le marché asiatique. Cependant, nous échouons à Taiwan, battus par les Japonais, et les Chinois n’apprécient pas du tout, à cette époque, cette approche commune, tant ils espèrent et savent tirer parti des combats fratricides entre Européens. Nous sentons bien que ces expériences, même si elles permettent aux équipes de se connaître et aux cultures de se confronter, ne seront qu’anecdotiques et que des approches similaires en Europe se heurteraient aux objections de Bruxelles et aux réticences des clients. Aussi décidons-nous d’explorer des options plus radicales. À plusieurs reprises, nous envisageons de fusionner dans une entreprise commune notre activité transport. Des idées analogues, mais beaucoup moins concrètes, sont agitées dans la production d’énergie. Arrive même un moment où nous évoquons un projet « Peter » d’absorption d’Alstom par Siemens qui donne lieu à un examen sérieux de part et d’autre, mais que nous écartons d’un commun accord comme « prématuré ». BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 255 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION Il est vrai que la perspective de la « descente aux enfers » d’Alstom commence à se profiler et que Siemens peut se dire qu’il lui suffit d’attendre pour récupérer, à bon compte, activité par activité, ce qui l’intéresse, calcul, s’il a été fait, dont les circonstances justifieront la pertinence dans certaines limites. En effet s’il rachète l’activité turbines industrielles en 2003, il est néanmoins obligé de la payer à un prix convenable. Et surtout sous-estimer la capacité d’Alstom à réagir à l’adversité peut conduire à des mécomptes. Au demeurant la compétition entre Siemens et Alstom n’a, à aucun moment, cessé d’être frontale. Ce concurrent n’a jamais fait de cadeaux et s’ingénie en toutes circonstances à compliquer notre tâche. Dans la dernière période, je ne peux m’empêcher de voir sa main derrière l’acharnement dans le dénigrement dont fait preuve tel analyste qui publie toujours ses études engagées à un moment choisi pour faire le plus mal possible ou derrière la démarche destructrice de Bruxelles à l’égard du plan de sauvetage d’Alstom. Mais début juillet 2000, à la veille des vacances d’été, on n’en est pas encore là. Ma tâche, telle que je la vois, est maintenant, de transformer l’essai en améliorant l’efficacité opérationnelle de l’entreprise et en portant sa performance au niveau mondial. Il faut aussi commencer le processus de sélection de mon successeur et ne pas perdre de vue la nécessaire consolidation stratégique à long terme. REPÈRES Pourtant la belle ambition d’Alstom de devenir le principal, et peutêtre à terme le seul, acteur européen de l’industrie électrotechnique mondiale va bientôt tourner court sous l’effet combiné du sinistre des turbines à gaz de grande puissance et de l’effondrement du marché de la production d’énergie. Le temps a en effet manqué pour achever de corriger convenablement les défauts que le processus de formation du nouvel Alstom n’a pas pu éviter : l’absence d’accès à une technologie des turbines à 255 BilgerBAt 256 11/05/04 9:44 Page 256 QUATRE MILLIONS D’EUROS gaz de caractère compétitif qui, après l’échec du rachat de Westinghouse, n’a pu passer que par la reprise nécessairement plus difficile de ABB Power, l’insuffisance du bilan provoquée par les conditions de l’introduction en Bourse et la faiblesse stratégique qui persiste en raison de l’avortement de la fusion avec Framatome. Ce constat conduit à s’interroger sur la pertinence du processus de mise en Bourse qui peut apparaître rétrospectivement comme un pari hasardeux. Pourtant les trois défauts majeurs de conception sont parfaitement connus de l’ensemble des protagonistes et du public. Rien n’a été et ne sera caché. La légitimité de la volonté d’Alcatel et de Marconi de sortir de leur relation paritaire dans l’actionnariat de Gec Alsthom et de le faire dans les conditions les plus profitables pour leurs propres actionnaires est difficilement contestable. Le « torpillage » par Marconi du projet de fusion avec Framatome pour des raisons plus politiques que financières a en revanche constitué une faute majeure dont Alstom subit aujourd’hui encore les effets. Quant à Alcatel, imagine-t-on ce qu’aurait pu être sa situation, quand elle a traversé sa propre crise, sans les ressources tirées de l’introduction en Bourse d’Alstom ? Le management de Gec Alsthom s’est efforcé de limiter les dégâts et a veillé à la transparence des informations fournies. Conscient du pari, il pense qu’il est raisonné plus que hasardeux et que le risque vaut la peine d’être pris pour débarrasser l’entreprise d’actionnaires qui n’ont plus désormais aucune affectio societatis et qui sont incapables de mettre en œuvre d’un commun accord des solutions plus favorables. Certes ce management aurait pu céder la place à une autre équipe, mais est-ce la fuite devant les responsabilités qu’on pouvait en attendre dans une telle circonstance ? Restent les banques. Aucune ne s’est exprimée pour alerter ou mettre en garde les deux actionnaires, le management ou le public à l’égard des risques supposés de l’opération. Sans doute sont-elles en droit de soutenir que les documents d’introduction ont clairement identifié tous ces risques, ce qui est exact. Mais leur rôle ne doit-il pas aller au-delà, ne sont-elles pas les plus qualifiées pour juger de BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 257 ALSTOM : UNE BELLE AMBITION l’adéquation de la structure de bilan à la nature de l’activité de l’entreprise et si cette structure n’est pas appropriée, ne leur appartient-il pas de le faire savoir et le cas échéant de refuser l’opération financière qu’il leur est demandé de conduire ? La vérité est que le jugement collectif de tous les protagonistes est à l’époque que les risques ne sont pas excessifs par rapport à ceux que prennent les souscripteurs dans tout investissement offert au public. De surcroît, chacun considère jusqu’à la grande désillusion de mi2000 que les marchés financiers représentent durablement un bon placement à forte croissance et faible risque. Tout est fait et organisé pour encourager l’épargne populaire à s’investir en actions. Personne ne prévoit l’effondrement des cours que provoqueront l’éclatement des bulles spéculatives et la récession économique mondiale. L’absence de responsable identifié crédible laissera sur leur faim les petits actionnaires qui ont acheté au départ des actions dans une perspective à long terme et qui ont vu leur valeur s’effondrer. Mais ont-ils pu ignorer, du moins ceux qui sont de bonne foi, que de tels investissements ont nécessairement un caractère spéculatif et risqué. Il est vrai que le marché les a habitués aux parcours boursiers des privatisations qui ont été en général plus fructueux pour eux au moins au stade initial. Avec Alstom, comme avec quelques autres opérations pendant la même période, la situation est différente. Il s’agit d’actionnaires privés qui vendent certains de leurs actifs et qui sont fondés en toute légitimité à exiger le prix que le marché est prêt, à ce moment-là, à tort ou à raison, à leur payer. En vertu de ce principe de précaution, désormais tellement à la mode, les intermédiaires, les analystes financiers et le management auraient sans doute mieux rempli leur rôle s’ils avaient davantage mis en valeur cette particularité dont la prise de conscience par les souscripteurs individuels aurait peut-être permis d’éviter de trop cruelles déceptions. 257 BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 259 ALSTOM : LA CRISE TEMPÊTE CE PLAN DE MARCHE SEREIN que je vois se profiler devant moi cède brutalement la place en juillet 2000 à la tempête quand Claude Darmon, devenu le président du nouveau secteur power d’Alstom, me rend compte de l’aggravation brutale des difficultés techniques sur les turbines à gaz de grande puissance GT24/26. Il ne s’agit plus désormais des défauts de jeunesse susceptibles d’être corrigés rapidement et d’un impact limité dont nous avions connaissance jusqu’alors. Les incidents, d’une nature nouvelle, constatés sur une turbine GT 24 qui vient d’être ouverte et corrélés rapidement par des observations analogues sur d’autres machines, mettent en cause l’intégrité du design ou la durée de vie de plusieurs composants-clés ainsi que les performances qui ont été annoncées aux clients. Les informations disponibles sont encore limitées, mais, au fil des investigations dans les jours et semaines qui suivent, il apparaît clairement que leur gravité ne laisse pas d’autre choix que d’avertir le marché du problème bien que nous ne soyons pas en état de lui donner une évaluation sérieuse ni de l’étendue finale du dommage, ni du calendrier de rectification, ni des conséquences financières que nous pressentons néanmoins comme considérables. La bonne nouvelle, au début de ce désastre, est que nous identifions rapidement un mode opératoire permettant de continuer à faire BilgerBAt 260 11/05/04 9:44 Page 260 QUATRE MILLIONS D’EUROS fonctionner les machines, au moins de manière provisoire, à puissance et rendement réduits. La première mauvaise nouvelle est que nous ne voyons pas à ce moment-là la solution définitive et que les délais inévitables qui seront nécessaires pour la valider et la mettre en œuvre seront tels que les garanties contractuelles données aux clients pour les 79 machines qui ont été vendues risquent de jouer à plein et par conséquent d’engendrer des coûts considérables que nous devrons supporter. La deuxième mauvaise nouvelle est que, au terme d’une analyse extrêmement approfondie, nous sommes obligés de conclure que nous n’avons pas la possibilité de mettre en cause la responsabilité d’ABB, notamment parce que les défauts techniques incriminés qui ont pris naissance au stade du développement des machines n’ont été identifiés par leurs effets que postérieurement à notre prise de contrôle et n’étaient pas connus du vendeur au moment de la première transaction, ni des deux coactionnaires d’ABB Alstom Power au moment de la seconde. Il reste néanmoins que, nous trouvant désormais en position et dans la nécessité de mettre à plat l’ensemble du système industriel d’ABB dans le domaine considéré, nous constatons a posteriori qu’il a accumulé les erreurs de management, les improvisations techniques et les légèretés commerciales. Leur origine se trouve moins dans une intention délibérée que dans une inadaptation structurelle de l’organisation et de la culture industrielles des unités opérationnelles concernées dont l’inefficacité a été occultée par l’inconscience et l’arrogance de beaucoup de managers et qu’aucune due diligence n’a pu révéler à l’avance. Mais, malheureusement, nous ne pourrons pas identifier des « fraudes » caractérisées qui auraient permis de ne pas gaspiller en pure perte des frais de justice dans un contentieux perdu d’avance. Commence alors un véritable « marathon » pour gérer ce désastre au plan technique, commercial et financier d’une manière qui maintienne autant que faire se peut une relation convenable avec nos BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 261 ALSTOM : LA CRISE clients dans le domaine considéré et par ricochets dans les autres segments ou secteurs d’Alstom et qui permette la survie de l’entreprise. Il faut d’abord renouveler complètement le management. C’est désormais Alexis Fries qui a la responsabilité du segment turbines à gaz. Je considère que, bien qu’originaire d’ABB, il n’est pas comptable du désastre, mais qu’en revanche, il est le mieux équipé pour pénétrer la « forteresse » ex Brown Boveri de Baden et de Birr et pour la mobiliser pour le combat de redressement. Je mise aussi sur les qualités techniques et intellectuelles d’Alexis pour maîtriser un processus dont tout annonce qu’il sera d’une complexité sans précédent. Je me dis aussi qu’en tant que Suisse, il sera d’autant plus motivé qu’il ressent cette affaire comme un blâme pour la tradition industrielle de son pays et qu’il aura à cœur de relever le défi et de reconquérir avec ses équipes une réputation perdue. Quand Claude Darmon quitte Alstom en juillet 2001 pour gérer la partie de l’ex-Cegelec vendue à un groupe d’investisseurs, je le nomme à la tête du secteur power, ce mouvement donnant l’occasion de parachever l’ouverture de ces équipes par la nomination, à la tête du segment turbines à gaz, de Mike Barrett, un Britannique, ancien d’Alstom, spécialiste des centrales électriques complètes et des turbines à vapeur. Entre-temps, fin 2000, j’ai également introduit Joe Chriqui, un autre ancien d’Alstom et un autre spécialiste des centrales, qui est passé par l’hydraulique et qui est un négociateur aussi expérimenté que compétent. J’espère qu’il limitera les dégâts en recherchant et obtenant des arrangements avec les clients, ce qu’il fera avec brio. Mon seul regret sera de ne pas l’avoir nommé dès juillet dans cette position. Je n’oublierai pas de mentionner que, dès la prise de contrôle, j’ai nommé Patrice Mantz comme directeur financier du secteur power. Il est, à mon sens, pendant cette période, le meilleur financier d’Alstom, ayant construit sa compétence, d’abord au niveau central à l’époque de Gec Alsthom, puis comme directeur financier du secteur transmission et distribution, essentiellement sous Robert Mahler. 261 BilgerBAt 262 11/05/04 9:44 Page 262 QUATRE MILLIONS D’EUROS Le deuxième chantier est technique. Il faut consolider la solution transitoire, engager rapidement le programme destiné à élaborer et mettre en œuvre la solution définitive et commencer, en dépit de tous les problèmes du court terme, à réfléchir aux étapes suivantes. L’activité turbines à gaz est au sein d’Alstom, l’une de celles qui s’inscrit le plus dans une optique de long terme. Il faut savoir que le développement, l’expérimentation et la validation définitive d’une nouvelle machine requièrent entre cinq et dix ans selon sa taille et l’importance des innovations projetées. Ensuite elle peut être exploitée de façon de plus en plus rentable jusqu’à trente ou trentecinq ans avec certes des évolutions, mais sans changements substantiels. C’est cette phase initiale qu’ABB n’a pas su gérer. Tel n’est pas le cas d’Alstom qui, dans les petites turbines à gaz industrielles entre 4 et 20 MW, à Lincoln, en Grande-Bretagne, a une pratique couronnée de succès de lancement de nouveaux produits. Ce n’est même pas le cas d’ABB pour les turbines à gaz de moyenne puissance où, à Finspong, en Suède, des produits nouveaux performants ont été lancés de manière convenable. Mais à Baden et à Birr, tous les processus doivent être reconstruits et les ressources humaines doivent être complètement renouvelées avec au surplus la nécessité de recourir à des consultants extérieurs qualifiés pour raccourcir le temps nécessaire pour progresser. Beaucoup sera fait en peu de temps dans cette direction. Il est cependant évident pour nous que, quels que soient nos efforts, ils risquent d’être insuffisants. Toute la culture turbines à gaz de Baden et de Birr trouve son soubassement dans une compétence turbines à vapeur et alternateurs, excellente en elle-même, mais qui ne donne pas naturellement accès aux technologies des hautes températures, essentielles pour dessiner des ailettes performantes. L’une des causes majeures de la domination de General Electric sur ce marché (60 % du marché mondial à cette époque) n’est-elle pas la réunion en son sein des turbines à gaz de production d’énergie et des moteurs d’avions pour lesquels la maîtrise des hautes températures est fondamentale ? BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 263 ALSTOM : LA CRISE Aussi, avant même que le désastre n’intervienne, avons-nous déjà envisagé de rechercher une alliance avec un motoriste aéronautique pour reproduire à notre façon la combinaison gagnante de General Electric. Il y a trois possibilités : Pratt et Withney, le CanadoAméricain, Rolls-Royce, le Britannique, et Snecma, le Français. Très vite, il est clair que le Canado-Américain, d’ailleurs en proie à certaines difficultés qui se sont confirmées par la suite, ne manifeste pas d’intérêt pour un tel partenariat (une démarche analogue qui l’a associée à Siemens a d’ailleurs échoué dans le passé). Snecma pose un problème, car il a une longue relation historique réussie avec General Electric dans les moteurs d’avion civils, mais il dispose néanmoins d’une technologie autonome, dérivée notamment de ses compétences militaires. En outre, nous avons d’excellentes relations fondées, notamment, sur des sous-traitances que notre usine de Belfort a assurées pour leur compte. De plus, Jean-Paul Béchat, le président de la Snecma est un membre actif de notre conseil d’administration, où il a remplacé Serge Tchuruk. Avec Rolls Royce, nous avons aussi un historique de longues relations. Notre centre de développement de Whetstone en GrandeBretagne assure de temps en temps des prestations à leur bénéfice. Nous sommes partenaires à travers Mermaid dans la nouvelle technologie de propulsion navale appelée « Pods » qui équipe désormais la plupart des navires de croisière et un nombre croissant de navires militaires. Nous engageons donc des discussions avec ces deux interlocuteurs. Rolls Royce souhaite qu’un partenariat technologique dans les turbines à gaz de grande puissance soit combiné avec la création d’une société commune dans les turbines à gaz industrielles où ils ont une petite activité qu’ils souhaitent développer, considérant la production d’énergie décentralisée comme un axe de diversification intéressant. Nous explorons cette option, mais il apparaît très vite que nous aurons du mal à trouver un accord sur la valorisation de notre propre activité. Snecma a proposé de son côté de prendre 50 % 263 BilgerBAt 264 11/05/04 9:44 Page 264 QUATRE MILLIONS D’EUROS d’une société commune à constituer où il n’y aurait eu que nos propres turbines à gaz industrielles, n’ayant pas lui-même d’activité dans ce domaine. Finalement ces options complémentaires disparaissent. Et le débat se résume au choix entre deux partenaires technologiques sur la base de trois critères essentiels : la compétence et le savoir-faire accumulés, les performances garanties pour les ailettes à dessiner en commun, les redevances demandées. La décision n’est pas facile, car l’écart est faible sur chacun des critères. Je propose finalement au conseil d’administration de retenir Rolls Royce. L’ensemble de ces initiatives permet rapidement d’assurer la continuité du fonctionnement des machines. De leur côté, la mise au point et la validation des nouveaux composants progressent de manière satisfaisante. Le nouveau compresseur et les nouvelles ailettes, destinés à rétablir une puissance et un rendement convenables, ne seront cependant disponibles qu’au cours de l’exercice 2003-2004 avec un léger retard en fin de période qu’il n’aura pas été possible de rattraper. Quant aux réflexions sur la génération de machines suivantes, elle s’est poursuivie, mais avec des moyens limités avec l’objectif d’arrêter une stratégie à la fin de 2003-2004 qui serait mise en œuvre les années ultérieures. Le troisième chantier est commercial. L’insatisfaction des clients est évidemment profonde. Certes les machines, dans la plupart des cas, peuvent fonctionner. Mais leur mise en service est souvent retardée, leur exploitation doit être fréquemment interrompue pour permettre le remplacement ou la rectification de pièces défectueuses et enfin leurs performances sont inférieures à celles qui ont été garanties par les contrats d’origine. Il faut donc négocier avec les clients pour qu’ils acceptent de renoncer à l’application brutale des clauses contractuelles qui, dans certains cas, peuvent conduire au rejet pur et simple de la centrale et de mettre en place de nouveaux arrangements qui, en échange du paiement de pénalités les plus faibles possibles et de fourniture de pièces de rechange et de prestations de maintenance à des conditions BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 265 ALSTOM : LA CRISE avantageuses, prévoient le retour à des objectifs de performance plus réalistes assortis, dans certains cas, d’une période transitoire au terme de laquelle ils doivent être constatés. Ces négociations, à l’évidence, difficiles en elles-mêmes, se compliquent encore davantage en raison de la structure de la base de clients héritée d’ABB. Il s’agit, dans la plupart des cas, non pas d’opérateurs de production d’électricité compétents et établis comme par exemple EDF, Tractebel ou China Light & Power, mais de structures ad hoc de financement de projets, constituées par des développeurs, financés par des banques et que la grande vague de la dérégulation a convaincus, notamment aux États-Unis que la production d’électricité représente un Eldorado où il est facile de gagner de l’argent. Ces structures, gérées par des financiers et des juristes, ignorent totalement les contraintes de ce métier et les risques associés inévitablement à la mise en œuvre de technologies nouvelles, risques que les opérateurs traditionnels connaissent pour les avoir subis avec tous les grands fournisseurs, chacun à leur tour, au rythme du lancement de leurs nouvelles turbines. Le climat qui résulte de cette situation est aggravé par la dimension du parc de machines concernées, désormais 80. La multiplicité des clients et, derrière eux, le nombre considérable d’établissements bancaires concernés constituent une caisse de résonance d’autant plus nuisible à la réputation d’Alstom qu’elle est souvent le fait de personnes totalement incompétentes en la matière et n’ayant d’ailleurs qu’une vision extrêmement parcellaire des enjeux réels. Les résultats atteints n’en ont été que plus méritoires. Aucune centrale n’a été rejetée et, pour aucune d’entre elles, les pénalités maximales n’ont été appliquées. Dans la totalité des cas, des négociations amiables, renouvelées à plusieurs reprises et, dans quelques cas, ayant exigé le passage par une phase contentieuse, ont permis de limiter les dégâts. Amère satisfaction : la manière dont Alstom a conduit cette opération de sauvetage, restera, à mon sens, un modèle du genre et a en tout cas démontré la compétence de son management par 265 BilgerBAt 266 11/05/04 9:44 Page 266 QUATRE MILLIONS D’EUROS opposition à celle de l’équipe d’ABB qui a été à l’origine du désastre par ses carences, notamment au stade du développement des machines et de l’octroi des garanties contractuelles de performance. Reste à considérer l’essentiel, c’est-à-dire les conséquences financières. Dès l’origine, il est clair qu’elles seront considérables et n’aurais-je écouté ou retenu que les évaluations spontanées improvisées dans la hâte par les managers et financiers, directement concernés, littéralement « tétanisés » par l’ampleur du défi, nous aurions pu perdre le contrôle de la situation. Des hypothèses de mise en règlement judiciaire de la filiale suisse et de la filiale américaine, principalement concernées, sont examinées sans que j’aie cru un seul instant à leur viabilité ou à leur opportunité, Alstom garantissant, comme il est naturel, les engagements de ses filiales contrôlées à 100 %. Il n’y a donc pas d’autre option – au demeurant, la seule, digne d’un management responsable – que de traiter le problème en professionnels sérieux. Ce qui veut dire que les charges correspondant à ce sinistre doivent être comptabilisées ou provisionnées au fur et à mesure qu’il est possible de les évaluer avec un degré de certitude suffisant et en les assortissant des plans d’action nécessaires suivis en permanence. En parfait accord avec nos commissaires aux comptes, nous avons donc reconnu scrupuleusement les effets instantanés sur le compte d’exploitation et constitué les provisions que requiert l’appréciation que le management porte sur le risque en fonction des informations certaines dont il dispose. Bien entendu, ces informations sont régulièrement portées à la connaissance du marché. Ainsi à chaque arrêté des comptes, semestriels et annuels, nous indiquons le montant actualisé de la provision figurant dans nos comptes à ce titre et nous rappelons de surcroît que l’objectif de marge opérationnelle à moyen terme pour l’ensemble de l’entreprise ne prend pas en compte une contribution positive du segment turbines à gaz. L’historique de ce provisionnement est résumé dans le rapport annuel 2002-2003 d’Alstom et dans l’actualisation du document de BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 267 ALSTOM : LA CRISE référence du 17 novembre 2003, établis sous la responsabilité de Patrick Kron 62. Cette présentation qui globalise les provisions stricto sensu et les charges à payer, permet de mesurer le coût final global de ce sinistre sans précédent. 519 millions d’euros figurent dans les comptes d’ABB Alstom Power en 1999-2000 alors qu’Alstom n’en est encore qu’actionnaire à 50 %. Ensuite, les coûts additionnels successifs comptabilisés chaque année s’élèvent à 1068 millions d’euros en 2000-2001, à 1075 millions en 2001-2002 et à 1637 millions en 2002-2003. Rétrospectivement, à cette date, le coût total du sinistre des turbines à gaz de grande puissance s’établit donc à 4299 millions d’euros. En retranchant de ce montant la dotation initiale de 519 millions, on obtient le coût supplémentaire réel pour Alstom après l’acquisition, soit 3780 millions d’euros. Si l’on fait abstraction un instant de l’énormité intrinsèque de ce chiffre et de ses conséquences sur le destin de l’entreprise et si on retient un point de vue purement industriel, il est intéressant de le considérer comme un élément du prix d’acquisition en deux étapes d’ABB Power et de la technologie des turbines à gaz de grande puissance qui en faisait partie. En définitive, le prix payé par Alstom 63 se sera élevé au total à 6,5 milliards d’euros, résultant de l’addition de 1,5 milliard pour la première tranche, 1,25 milliard pour la deuxième tranche et 3,8 milliards supplémentaires pour la technologie. Le chiffre d’affaires acquis a été de 7,9 milliards d’euros, correspondant pour plus de la moitié aux turbines à gaz et aux services, activités ayant vocation à dégager des marges élevées, et pour l’autre moitié, aux turbines à vapeur et alternateurs, aux chaudières, à l’hydraulique et à l’environnement dont la rentabilité est plus faible. C’est au regard de cette structure que peut être apprécié le ratio prix sur chiffre d’affaires de 82 % qui en résulte par comparaison avec les ratios de transactions de même nature. 62. Rapport annuel 2002-2003 (page 63), note 20 des comptes consolidés (page 122) et actualisation du document de référence du 17 novembre 2003 (page 23). 63. Rapport annuel 2002-2003 (page 50). 267 BilgerBAt 268 11/05/04 9:44 Page 268 QUATRE MILLIONS D’EUROS Ainsi pour la cession par Alstom des turbines à gaz de grande puissance de Belfort à General Electric 64, le même ratio est d’environ 150 %. Dans le cas de l’acquisition de Westinghouse Power (turbines à gaz plus turbines à vapeur et alternateurs) par Siemens, le ratio semble avoir été proche de 70 %, mais évidemment les coûts que peut avoir engendrés postérieurement cette opération ne sont pas connus. Enfin, dans des circonstances de marché très défavorables, Alstom a vendu, en avril 2003, son activité de turbines industrielles (petites turbines à gaz plus petites turbines à vapeur) dont le chiffre d’affaires a été de 1,25 milliard d’euros en 2002-2003 pour une valeur de 967 millions d’euros, correspondant à un ratio de 77 % 65. Chacun peut appliquer son jugement à ces chiffres. Pour ma part, je considère que l’acquisition en deux tranches de ABB Power s’est effectuée à un prix d’origine faible qui a pris en compte de fait, comme cela a été admis par les deux parties pendant les négociations, un élément significatif de risque technologique, mais que, bien entendu, le coût considérable du sinistre qui lui a été très supérieur a détruit cet avantage initial. Par cette transaction, le secteur power d’Alstom a acquis un potentiel stratégique dont les effets positifs réels ne se mesureront qu’avec le temps. Il est devenu numéro un mondial dans les turbines à vapeur et hydrauliques, les alternateurs, les chaudières et surtout les services qui exploitent la base installée combinée d’ABB et d’Alstom qui représente plus de 20 % de la capacité mondiale de production d’électricité. Alstom dispose en outre désormais de sa propre technologie de turbine à gaz, considérablement renforcée par l’apport de Rolls Royce 64. Rapport annuel 2002-2003 (page 50) : prix d’achat payé par General Electric : 922 millions de dollars, pour un chiffre d’affaires acheté de 609 millions d’euros. 65. Rapport annuel 2002-2003 d’Alstom (page 47), complété par l’actualisation du document de référence du 17 novembre 2003 (page 5). Si on retient la valeur d’entreprise de 1,1 milliard d’euros et non pas le produit net de la cession, ce ratio devient 88 %. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 269 ALSTOM : LA CRISE et, paradoxalement, par l’investissement humain et technique qu’a imposé le traitement du sinistre66. Dans les années 2000, cependant, la rentabilité du secteur power d’Alstom, voisine de 4 % hors turbine à gaz, n’a pas reflété ces atouts. La montée en puissance attendue et inéluctable a été retardée par les retombées commerciales de la crise financière que l’entreprise a traversée, par le retournement brutal du marché de la production d’énergie, intervenu depuis la fin de 2002 et par les délais qui ont affecté l’adaptation correspondante des effectifs en France et en Allemagne. ACTIONNAIRES Quel que soit le jugement qui sera porté avec le recul nécessaire sur la pertinence de l’acquisition d’ABB Power, l’effet de l’annonce du sinistre technique sur le cours de Bourse est, de manière compréhensible, immédiat et substantiel. Alors que l’introduction a été effectuée en juin 1998 sur la base d’un cours de 31,25 euros et après que l’annonce de la création d’ABB Alstom Power et, plus tard, du rachat total a même fait « toucher » un sommet de 36 euros, le cours revient dans une fourchette aux alentours de 20-25 euros . Cette évolution ne dissuade pas Alcatel et Marconi de céder l’intégralité de leurs titres en deux étapes à travers une offre secondaire en février 2001, puis le solde, en juin 2001, par un placement privé. À l’été 2001, nous nous trouvons donc libérés de l’effet de « surplomb » que fait peser sur notre cours la présence de deux minoritaires dont chacun sait qu’ils n’ont plus aucune affectio societatis. 66. Trois ans et demi après l’émergence du sinistre, Patrick Kron indique, le 19 janvier 2004, que « la commande, obtenue en Espagne, d’une centrale équipée de trois turbines à gaz de grande puissance GT 26 (...) confirme notre retour sur ce marché avec des machines compétitives ». 269 BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 270 QUATRE MILLIONS D’EUROS 270 Aussi pouvons-nous espérer, lors de l’assemblée générale qui se réunit en juillet 2001 – battant à cette occasion un record de brièveté du délai de production des comptes et de convocation des actionnaires –, que progressivement nous retrouverons un niveau de cours plus convenable. En particulier, nous avons présents à l’esprit que notre conseil d’administration, dans sa générosité, nous a octroyé des options de souscription d’action dont la mise en œuvre effective est subordonnée à la condition de la constatation d’un cours moyen de 38 euros pendant vingt jours consécutifs ! Autant dire que cette « incitation » est restée lettre morte ! MARINE C’est sans compter avec le destin qui prend, pour nous, la forme des abominables attentats du 11 septembre 2001. Je fais antichambre chez un investisseur suédois à Stockholm. J’ai, le matin même, participé à Finspong à une réunion du European Works Forum, et j’ai rencontré au début de l’après-midi, le ministre suédois chargé des transports pour lui parler de nos projets dans son pays. Je regarde Bloomberg quand soudain la nouvelle et les images surgissent sur l’écran, totalement incompréhensibles sur l’instant. Quelques minutes plus tard, l’investisseur sort de son bureau et nous convenons aisément qu’il lui est difficile de quitter son desk à ce moment et que nous nous reverrons à une autre occasion. En rejoignant l’aéroport, mon assistante, Martine Morel, me révèle au téléphone, minute par minute l’étendue du drame. Dans la salle d’attente, je m’emploie à réconforter une jeune collaboratrice américaine des ressources humaines, originaire de New York, que je ne connais pas jusqu’alors, mais qui se trouve prendre le même avion que moi pour rentrer à Paris. Honnêtement je ne pressens pas à ce moment-là les effets indirects que cet événement tragique aura sur notre entreprise. Un peu plus d’une semaine plus tard, je me trouve au Brésil pour rencontrer des clients, nos employés et le président du Brésil, Enrique BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 271 ALSTOM : LA CRISE Cardoso. Entre deux rendez-vous, Nick Salmon et François Newey m’alertent pour m’indiquer que nous sommes saisis par l’un de nos anciens clients, Renaissance Cruises, confronté à une crise de trésorerie majeure, d’une demande de soutien de 100 millions de dollars pour lui éviter la banqueroute. La seule justification de cette demande est que, avec la COFACE et plusieurs banques, nous lui avons accordé, dans le passé, un financement fournisseurs partiel pour lui permettre d’acquérir au fil des ans six navires de croisière identiques de la classe Renaissance, commande répétitive qui a été l’un des éléments spectaculaires du plan de redressement de notre secteur marine. C’est en 1997 que, sur proposition de Claude Darmon, j’ai recruté Patrick Boissier – volontairement choisi en dehors de la construction navale et doté d’une expérience industrielle authentique – pour prendre la tête de ce secteur et relever le défi, consistant à rendre progressivement cette activité profitable sans recours aux subventions de l’État. La disparition de ces dernières est en effet inéluctable en raison d’une décision de l’Union européenne qui doit prendre effet au début de 2001. La première commande de Renaissance qui remonte à 1996 est antérieure à son arrivée, mais à un moment où nous n’avons pas encore consolidé notre position sur ce marché, ce client représente l’opportunité de renforcer notre savoir-faire et de réduire nos coûts. Ces contrats, réserve faite des conséquences de la banqueroute du client, vont d’ailleurs se révéler parmi les plus profitables dont nous ayons bénéficié dans ce secteur, dégageant, d’après mes souvenirs, un profit cumulé supérieur à 200 millions d’euros. Et Patrick Boissier va, comme je le lui ai demandé, réussir ce retournement, grâce à son exceptionnel talent de manager industriel et de catalyseur des énergies, à travers deux programmes de changement successifs, Cap 21 et CAP 21+. Du Brésil, je demande à mes deux collègues d’analyser la situation, de contacter nos partenaires dans le financement et de me proposer un plan d’action. Leur diagnostic est catégorique : compte tenu des conséquences prévisibles du 11 septembre sur le marché de la croisière, Renaissance Cruises n’a aucune chance de survivre, même avec notre 271 BilgerBAt 272 11/05/04 9:44 Page 272 QUATRE MILLIONS D’EUROS aide. Dès lors, la seule attitude possible est de refuser notre soutien et de nous organiser avec nos partenaires pour récupérer le contrôle des navires et en assurer ensuite l’affrètement avant de saisir toute opportunité dans l’avenir pour les céder dans des conditions convenables. Telle est la décision. Décision que la suite justifie puisque, aujourd’hui, les navires ont tous retrouvé un usage, deux ayant été vendus et les autres affrétés pour de longues durées. Une provision de 140 millions d’euros a été constituée en deux étapes et en utilisant notamment une provision préexistante de 110 millions, réservée par précaution pour couvrir les risques du secteur marine, et tout laisse penser qu’elle sera suffisante par excès pour couvrir ce risque, quand l’issue finale sera connue d’ici cinq à sept ans ! En revanche la manière dont la communauté financière accueille ce sinistre nous prend totalement par surprise. L’existence de financements fournisseurs n’a jamais été cachée : ils figurent dans les notes comptables. Mais il est juste de dire que nous n’avons jamais mis particulièrement l’accent sur ces engagements qui n’ont d’ailleurs jamais donné lieu à aucun sinistre et sur lesquels les analystes ne nous ont jamais interrogés. Seul, l’un d’entre eux, toujours le même, Chris Hemingway de Lehman Brothers, s’est inquiété d’un financement fournisseurs que nous avons fait pour le Métro de Londres et qui, d’ailleurs, ne présente aucun risque particulier. Nous publions un communiqué, sans doute trop lentement – cela nous prend deux jours – pour exposer la situation sans donner de chiffres. Erreur que je rectifie dans un entretien avec Les Echos, qu’on me reprochera par la suite parce que j’aurais minimisé abusivement le risque, reproche que je n’accepte pas, car comme je l’ai dit à l’époque, compte tenu de la provision préexistante, le risque n’était pas et n’est jamais devenu « substantiel » au sens que les comptables et les juristes donnent à ce mot en harmonie avec l’adjectif anglo-saxon material. Quand Alstom a consenti ces financements fournisseurs, c’est d’abord la survie des chantiers navals de Saint-Nazaire, menacé à terme par la suppression des subventions européennes que j’avais en tête. La technique financière utilisée que beaucoup d’autres secteurs BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 273 ALSTOM : LA CRISE industriels, tel l’aéronautique, pratiquent, ne m’a pas paru une incongruité. Au surplus mes éventuels scrupules auraient été balayés, si besoin est, par la conscience que la seule alternative à cette politique était la décision de licencier dans un délai rapide les 4 000 employés des Chantiers. Mais au bout du compte il apparaîtra qu’en dépit des coûts que cette décision a entraînés, Renaissance aura été, globalement, compte tenu des marges dégagées sur la vente des navires, une affaire légèrement bénéficiaire pour Alstom et surtout qu’elle aura permis aux Chantiers d’améliorer substantiellement leur compétitivité, permettant ainsi notamment le triomphe du Queen Mary 2. Mais tout cela, personne ne veut l’écouter, ni a fortiori le comprendre à l’époque. Rien n’y fait. Nous sommes rentrés dans un tourbillon émotionnel, aggravé par le climat qui prévaut sur les marchés après le 11 septembre, l’éclatement progressif de la bulle technologique, l’éclatement de la bulle des turbines à gaz aux États-Unis qui nous concerne plus directement et enfin la modification des repères des investisseurs et des analystes qui désormais donnent la priorité à la solvabilité, l’absence de dettes et ce qu’ils appellent la transparence. TRANSPORT La descente aux enfers du cours de Bourse d’Alstom commence, mais pour que le drame se noue complètement doit encore surgir un dernier protagoniste, également inattendu, le secteur transport. Inattendu parce que, déjà à ce moment, il bénéficie d’une envolée des commandes qui se poursuivra pendant plusieurs années. Claude Darmon a radicalement transformé et redressé ce secteur entre 1992 et 1996. Quand il est nommé directeur général chargé des opérations à mes côtés, nous choisissons ensemble son successeur, André Navarri dont l’adjoint sera Michel Moreau. André Navarri fait un beau parcours, poursuivant l’expansion de l’activité, mais en 1998, il se laisse tenter par l’offre qui lui est faite de succéder à Noël Goutard à la tête de Valéo. 273 BilgerBAt 274 11/05/04 9:44 Page 274 QUATRE MILLIONS D’EUROS Cette décision dont j’ai essayé sans succès de le dissuader au cours d’un dîner à l’Hôtel Raphaël à la fois dans l’intérêt d’Alstom et dans le sien propre, ne lui porte pas chance puisqu’il n’exerce cette fonction que très brièvement, comme celle qu’il occupe ensuite à Alcatel, avant de rejoindre Bombardier Transport. Pour le remplacer, je choisis Michel Moreau qui, entre-temps, a approfondi sa connaissance inégalée du métier ferroviaire et confirmé ses talents de commerçant hors ligne. Pendant la période qui suit, en dépit de la croissance dont le secteur bénéficie, le secteur transport a toujours de grandes difficultés à atteindre le résultat opérationnel, inscrit au budget. De surcroît, à mon sens, la performance de l’activité signalisation n’est pas à la hauteur de l’opportunité qu’elle représente et le redressement de l’activité espagnole, dont le mauvais état a, il est vrai, été hérité des prédécesseurs de Michel Moreau, continue à se faire trop attendre. Mais en ce mois de septembre 2001, un nouveau problème surgit, celui des trains régionaux britanniques. Les unités britanniques du secteur transport, et surtout Birmingham, le centre d’ingénierie et d’assemblage et d’intégration des trains, ont au cours des années précédentes enregistré un volume important de commandes dans le contexte de la dérégulation et de la privatisation du système ferroviaire de ce pays. Nous sommes conscients que pour faire face à cet afflux, il faut que les capacités de management et les méthodes de Birmingham soient considérablement renforcées, notamment parce que le passé de cette unité, que GEC a acquise juste avant la création de Gec Alsthom, a été médiocre en termes de qualité, de performance technique et encore plus de résultats financiers. Michel Moreau confie la responsabilité de nos opérations ferroviaires en Grande-Bretagne à celui qui est considéré comme notre manager britannique le plus performant, Mike Lloyd, qui vient du secteur production d’énergie et met à sa disposition les meilleures compétences disponibles au sein du secteur transport. À l’époque, le principal défi à relever nous parait être le « Pendolino » que nous devons livrer pour la West Coast Main Line à BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 275 ALSTOM : LA CRISE la société Virgin de Richard Branson en partenariat avec Fiat Ferroviaria qui n’a pas encore rejoint Alstom. Mike Lloyd applique les méthodes les plus avancées notamment dans le domaine de la qualité et Birmingham nous parait sortir du Moyen Âge industriel où, selon les managers du secteur transport, il s’est trouvé jusqu’alors. Les contrats des trains régionaux paraissent s’exécuter normalement. Au début de 2001, un rapport d’audit tire une sonnette d’alarme, en soulignant notamment le mauvais état de la comptabilité de Birmingham. Au cours d’une réunion spécialement convoquée à cet effet, le management du secteur transport à la fois local et mondial explique, de manière convaincante, que les mesures correctrices sont en cours de mise en œuvre et qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter particulièrement. L’annonce que quatre contrats relatifs à la livraison de trains régionaux à quatre clients différents font apparaître des décalages de livraisons et des problèmes de qualité substantiels et justifient la constitution de provisions significatives, compromettant la prévision de résultats du secteur transport pour l’année en cours, constitue une nouvelle surprise intervenant au pire moment. Nous savons que ce problème sera résolu. Nous ne sommes pas face à un défi technique comme dans le cas des turbines à gaz GT24/26, mais à un problème d’exécution. Et, d’ailleurs, à la fin de 2002, tous les trains auront été livrés, il est vrai, avec un retard compris entre douze et dix-huit mois. De même après plusieurs péripéties et quelques coûts supplémentaires, mon successeur pourra annoncer la bonne fin du « Pendolino ». CRISE Mais, quelle que soit l’issue finalement positive de ces affaires, à ce moment-là, nous n’avons pas le choix. En présentant nos résultats du premier semestre début novembre à la communauté financière, il faut rendre compte non seulement du déroulement de notre 275 BilgerBAt 276 11/05/04 9:44 Page 276 QUATRE MILLIONS D’EUROS programme de redressement pour les turbines à gaz, mais aussi du traitement de la banqueroute de Renaissance Cruises et des problèmes affectant la livraison des trains régionaux britanniques. Le choc est rude. L’effet de ces événements combinés sur les résultats et la trésorerie est sévère et durable. L’endettement, précédemment ignoré devient un sujet majeur de préoccupation. Les engagements hors-bilan, financements fournisseurs et surtout cautions et garanties données dans le cadre de l’exécution des contrats, auxquels, jusqu’alors, personne ne s’intéresse, focalisent l’attention. La confiance des marchés, c’est-à-dire des analystes et des investisseurs, qui ne nous a pas manqué précédemment, se volatilise. Le cours de Bourse s’effondre. En juin 2001, il a touché un maximum historique de 36 euros. Après le 11 septembre, il reste dans la zone des 26-27 euros, résistant bien au krach des Bourses mondiales. Mais, après la publication du premier communiqué sur Renaissance, il connaît en deux jours une chute foudroyante à moins de 12 euros avec une rémission pendant le mois d’octobre, consécutive à notre deuxième communiqué donnant des explications plus détaillées qui le fait remonter au-dessus de 17 euros. Les comptes semestriels, publiés début novembre, qui récapitulent toutes ces difficultés, donnent lieu à une rechute brutale avec un plus bas de l’année à 11,46 euros avant une remontée progressive pour finir à 12,09 euros au 31 décembre. Le communiqué présente les faits sans les noircir ou les embellir : des commandes et un chiffre d’affaires en forte progression, un résultat et une marge opérationnels stables, un résultat net stable, une dégradation sensible de la trésorerie nette (- 421 millions d’euros), une dette financière en hausse à un peu plus de 2 milliards d’euros et la titrisation des créances futures en baisse à 1,2 milliard, des engagements hors-bilan en forte baisse à 10,8 milliards. Comme il se doit, tous les chiffres sont comme toujours sur la table. Mais, à la suite du 11 septembre et des scandales comptables américains, la grille de lecture des analystes et des investisseurs a BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 277 ALSTOM : LA CRISE changé, et l’attention se focalise désormais sur les paramètres du bilan, qui sont tendus, plus que sur la performance des opérations, qui est convenable dans le contexte. Face à cette situation dramatique, le conseil d’administration, que je tiens scrupuleusement informé en temps réel de tous les développements essentiels, se mobilise et s’interroge. Il intensifie le dialogue avec moi, démarche grandement facilitée par le courrier électronique qui devient notre instrument de communication privilégié entre les séances, notamment parce qu’il nous affranchit des fuseaux horaires. Il cherche des solutions, imaginant que le départ du directeur financier et l’accélération – déjà initiée – du remplacement du président-directeur général résoudront plus rapidement les problèmes. En dépit de ce climat délétère qui commence à sourdre autour de moi, j’ai la satisfaction au cours de cette période de bénéficier de l’engagement indéfectible de toute l’équipe de management pour continuer notre tâche comme si j’avais l’éternité devant moi. RESTORE VALUE Ce soutien est d’autant plus nécessaire que le moment est venu d’engager et d’intensifier l’action sur ce qui doit être désormais notre objectif unique et absolu, la restauration du bilan. Novembre et décembre 2001 sont consacrés à finaliser et mettre en œuvre les plans d’action relatifs aux navires Renaissance et aux trains régionaux britanniques tout en continuant à gérer le programme de redressement des turbines à gaz de grande puissance. En même temps se déroule, comme chaque année à pareille époque l’élaboration du budget de l’année suivante, en l’espèce 2002-2003, et du plan à trois ans qui lui est toujours associé, le tout devant être arrêté dans son état définitif dans la première semaine de février. Cet exercice est d’autant plus important qu’il constitue les fondations de ce que j’appelle encore, de manière interne le Revival 277 BilgerBAt 278 11/05/04 9:44 Page 278 QUATRE MILLIONS D’EUROS Plan par imitation de Carlos Ghosn, le sauveur de Nissan (je suis devenu entre-temps membre du Advisory Board de l’Alliance Renault-Nissan !) et que nous appelons en définitive Restore Value. En janvier et au début de février, nous en définissons les éléments essentiels, tels que nous allons les présenter au conseil d’administration du 24 février 2002 et aux analystes le 11 mars 2002 au cours d’une réunion consacrée à la stratégie. J’effectue ce travail notamment avec Nick Salmon et François Newey qui sait qu’une recherche est engagée pour le remplacer, mais qui continue avec courage à exercer sa fonction comme s’il n’en était rien. Philippe Jaffré nous rejoint le 24 février. Nous sommes également aidés dans cette tâche par Goldman Sachs qui nous conseille avec brio à la fois sur le fond et sur la forme. Nous souhaitons conserver le bénéfice de cette assistance tout au long de l’exécution du plan, mais le conseil d’administration soucieux de ne pas indisposer les banques prêteuses y est peu favorable, ce qui, à l’usage, aurait pu se révéler désastreux pour les intérêts des actionnaires, si Philippe Jaffré n’avait été là pour maîtriser un processus qui aurait pu facilement devenir pervers. La structure de Restore Value est simple : accentuer l’excellence opérationnelle, renforcer le management, générer du cash, avec deux objectifs quantitatifs essentiels, 6 % de marge opérationnelle et 20 % de taux d’endettement net sur fonds propres en 2004-2005, et trois leviers mis en œuvre à court terme, des cessions immobilières, la vente d’activités industrielles non critiques pour la stratégie et une augmentation de capital, le tout devant permettre d’encaisser plus de 2 milliards d’euros à fin mars 2003. La recherche de l’excellence opérationnelle est une préoccupation constante depuis la création de Gec Alsthom et encore plus depuis notre introduction en Bourse. Nous avons toujours su adapter de manière convenable la dimension de l’outil de production au plan de charge, favorisés en cela par la longueur de nos cycles qui permet de gérer les évolutions nécessaires dans la durée et même si les contraintes légales, l’incompréhension de l’environnement BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 279 ALSTOM : LA CRISE politique et social et nos propres maladresses dans le dialogue social allongent parfois à l’excès les délais d’exécution. Très tôt aussi, sous la bannière de Stretch 30 pour moins 30 %, nous avons réussi à réduire considérablement les coûts de nos achats au point d’impressionner General Electric par nos méthodes quand ils ont racheté notre activité turbines à gaz de grande puissance. Puis nous avons lancé notre programme Quality Focus, devenu progressivement Six Sigma, avec des progrès plus lents, mais qui se déploient néanmoins en profondeur. Parallèlement un contrôle des offres et des risques a été mis en place, même si sa continuité peut être améliorée. Restore Value peut s’appuyer sur tous ces acquis en se fixant pour objectif de les amplifier, mais nous y ajoutons deux actions supplémentaires. La première met l’accent sur la réduction des frais généraux engendrés par des structures de fonctionnement devenues dans certains cas trop lourdes, notamment à la suite des nombreuses acquisitions réalisées dans les dernières années. Il faut réduire le nombre de niveaux, optimiser les fonctions, réduire le nombre et le coût des voyages… Le champ est immense et l’objectif de 250 millions d’euros d’économies en régime de croisière au bout de trois ans nous paraît accessible. Par ailleurs deux actions majeures de réorganisation sont lancées par transmission et distribution, pour optimiser l’organisation commerciale, spécialiser et réduire les implantations industrielles et simplifier les gammes de produits et par power, en créant deux segments, l’un dédié aux turbines et l’autre aux centrales électriques. Le renforcement du management est également illustré par les changements déjà effectués au cours de la dernière période. En faisant « sauter » à Philippe Joubert, jusqu’alors responsable particulièrement performant de nos opérations brésiliennes, au moins un échelon de responsabilité, je l’ai mis à la tête du secteur transmission et distribution où il va confirmer et révéler à tous ses talents exceptionnels. Nick Salmon rejoint la direction générale. Et beaucoup d’autres remplacements interviennent à d’autres niveaux. Un changement ne peut encore être annoncé, le mien, car le choix définitif de mon successeur n’est pas encore effectué. Et j’ai réglé la 279 BilgerBAt 280 11/05/04 9:44 Page 280 QUATRE MILLIONS D’EUROS question du directeur financier, au moins pour un temps, avec le recrutement de Philippe Jaffré. La génération du cash et donc la réduction de l’endettement constituent le deuxième axe de Restore Value. Il résulte du plan à trois ans, et encore cette perspective est-elle incertaine, car dépendant de l’évolution des commandes et de l’encaissement des acomptes correspondants, que nous pouvons espérer au mieux un montant cumulé de 1,3 milliard d’euros sur la période. Des rentrées exceptionnelles substantielles sont donc nécessaires pour réduire notre endettement économique qui, en cumulant les emprunts classiques et la titrisation des créances futures, représente 3,7 milliards d’euros (sans tenir compte d’une autre source de financement : la mobilisation des créances nées pour 1 milliard) alors que nos fonds propres sont inférieurs à 1,8 milliard. Paradoxalement l’action la plus aisée et la plus rapide à mettre en œuvre est une augmentation de capital avec droit préférentiel de souscription, émise à 9,65 euros et qui permet de récolter 617 millions d’euros dès juillet 2002. La deuxième action – les cessions immobilières – prévue pour 750 millions d’euros, paraît simple, mais une erreur de stratégie retarde le processus. En effet avec notre premier conseiller, City, nous adoptons une approche de vente globale qui se révèle infructueuse. Nous changeons en septembre de conseiller – c’est désormais BNP Paribas – et de méthode en retenant une cession fragmentée et celle-ci est couronnée de succès, garantissant l’encaissement progressif de 600 millions d’euros, objectif réévalué entre-temps. Reste le plus difficile, les cessions industrielles. Mon souci sera d’éviter de ne rien vendre qui déstabilise de manière incohérente notre stratégie. Les cessions envisagées en respectant ce principe permettent d’atteindre, voire de dépasser, l’objectif global fixé. La liste ne comprend pas la plupart des idées des banquiers que leurs préoccupations à court terme ont volontiers conduit à recommander de céder des pans entiers d’activités dont le départ aurait laissé Alstom exsangue, sans stratégie et sans futur. Elle ne BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 281 ALSTOM : LA CRISE comprend pas non plus le secteur marine que des conseilleurs, plus ou moins compétents, analystes ou banquiers, nous recommandent périodiquement de vendre comme le remède à tous nos maux. Sans me prononcer sur l’opportunité, au moins dans le dialogue avec ce type d’interlocuteurs, je me borne à leur demander de me désigner l’acquéreur, ce qui en général met fin à la conversation ! Mais à l’automne 2002, alors qu’approche le moment de mon remplacement par Patrick Kron et l’échéance de fin mars 2003, les opérations qui ont abouti ou sont proches de l’aboutissement, ne représentent encore que 400 millions d’euros au total. La raison en est que les éléments les plus substantiels de ce programme ont été torpillés par la paranoïa qui a entre-temps saisi les milieux financiers à propos de l’amiante. Les deux projets concernés – qui faisaient partie du segment chaudières et environnement du secteur power et qui auraient dû produire ensemble au moins 1 milliard d’euros – correspondent à des activités héritées d’ABB et « teintées » d’amiante, mais que je ne considère pas comme essentielles pour notre stratégie dans le domaine de la production d’énergie. D’ailleurs nos deux grands concurrents n’ont pas d’activités similaires. Le risque amiante est celui d’ABB puisque nous avons refusé de le reprendre à notre compte dans la transaction. Mais les acquéreurs avec lesquels nous sommes proches d’un accord sur les conditions contractuelles et les prix, refusent de se satisfaire de la garantie de cette entreprise, doutant de sa pérennité et de surcroît « tétanisés » par l’importance que prend ce problème dans l’environnement américain. En septembre 2002, il est donc devenu clair qu’aucun de ces deux projets n’aboutira à court terme même si à moyen terme quand ABB se sera définitivement débarrassé du risque amiante à travers la mise en faillite de Combustion Engineering, les acquéreurs potentiels le seront aussi et du même coup manifesteront peut-être à nouveau leur intérêt. Mais nous ne pouvons pas attendre. Je propose donc aux conseils d’administration des 11 septembre et 5 novembre 2002 d’activer immédiatement le projet de cession des 281 BilgerBAt 282 11/05/04 9:44 Page 282 QUATRE MILLIONS D’EUROS turbines industrielles. Heureusement, nous n’avons jamais cessé de le préparer depuis plusieurs mois, notamment dans le cadre des discussions que nous avons eues avec Rolls Royce et SNECMA pour l’éventuelle constitution d’une société commune dans ce domaine. Avant même le lancement de Restore Value, j’ai toujours considéré cette cession comme une solution de repli acceptable qui n’est pas de nature à remettre en cause notre stratégie. En effet, comme leur nom l’indique, les turbines industrielles visent les marchés industriels et non ceux des infrastructures pour l’énergie et le transport dont Alstom entend être le spécialiste global. Si la motivation que va manifester Siemens pour les acquérir peut introduire un doute sur la pertinence de notre raisonnement, en revanche, nous allons constater que notre autre grand concurrent General Electric, après avoir manifesté un intérêt de principe, se retire. L’hésitation est en effet possible, car le numéro un mondial dans ce métier où Alstom est numéro deux, est Solar, une filiale de Caterpillar, et non pas l’un de nos deux grands concurrents. De surcroît les performances relativement satisfaisantes de cette activité doivent être tempérées par le fait qu’elle consomme beaucoup de capitaux. Mais, de toute façon, les circonstances ne nous laissent pas le choix. L’opération est menée tambour battant, si bien que mon successeur a pu annoncer cette cession le 28 avril 2003 pour une valeur d’entreprise de 1,1 milliard d’euros et pour un cash encaissé de 950 millions. Ainsi, à cette échéance, avec seulement un mois de retard sur le calendrier, Patrick Kron pourra constater que les actions concrètes, prévues et annoncées le 11 mars 2002, ont été exécutées. L’augmentation de capital a produit617 millions d’euros, les cessions immobilières 405 millions, les cessions industrielles 1101 millions (en cash), soit au total, 2,12 milliards d’euros, comparés à un objectif fixé à 2,1 milliards 67. 67. Rapport annuel 2002-2003 d’Alstom, page 42. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 283 ALSTOM : LA CRISE Mais, dès l’origine, je suis convaincu que l’assainissement définitif de la situation financière d’Alstom exigera d’aller au-delà de Restore Value. Cette conviction n’est pas fondée, à ce moment-là, sur une réévaluation des prévisions qui lui ont servi de base. Ces nouvelles données ne seront disponibles qu’au début de l’année suivante dans le budget 2003-2004 et le plan à trois ans qui lui est associé. Elle résulte du sentiment que la nature de notre métier dans le contexte chaotique qui est devenu celui de l’économie mondiale impose le retour le plus rapide possible à l’endettement le plus faible possible et que l’échéance de 2005, inscrite dans Restore Value pour atteindre ce résultat, est trop éloignée. Je suis également conscient que cette accélération indispensable ne pourra provenir de la seule amélioration de la performance opérationnelle, incapable de compenser sur une aussi courte période l’impact négatif des sorties de cash du segment turbines à gaz qui persisteront jusqu’en 2004-2005. La solution ne peut venir que d’un mouvement stratégique. Pour moi, deux options seulement peuvent être utilement considérées : soit céder tout ou partie du secteur power, soit céder le secteur transmission et distribution. J’écarte la cession du secteur transport, car je pense que c’est dans ce domaine qu’Alstom a les positions techniques et commerciales les plus fortes et que le nouvel Alstom qui peut sortir de cette crise devra, à mon sens, être nécessairement engagé dans ce métier où il excelle. Quant au secteur marine, pour souhaitable que soit un désengagement, il n’est ni plausible à court terme ni susceptible de régler à lui seul le problème posé. C’est pourquoi j’ai poursuivi depuis plusieurs mois un dialogue avec Siemens – nom de code : Siegfried ! – pour explorer l’éventualité d’une cession partielle du secteur power. Pour la première fois, depuis douze ans que je pratique ce concurrent, j’ai le sentiment qu’il manifeste un intérêt sérieux pour ce projet. Les équipes travaillent ensemble et au mois d’octobre, Heinrich von Pierer confirme par écrit, à ma demande, qu’il est prêt à engager des négociations sous réserve d’étudier ensemble au préalable la 283 BilgerBAt 284 11/05/04 9:44 Page 284 QUATRE MILLIONS D’EUROS manière dont pourraient être surmontées les difficultés probables avec les autorités de concurrence. J’estime que, faute de fusion avec Areva/Framatome, cette option est de loin la meilleure, car elle correspond à une vision à long terme de l’évolution de cette industrie, c’est-à-dire la création d’un General Electric européen. Deux ans auparavant, Alstom aurait encore pu en être le pivot, mais les difficultés que nous rencontrons et l’éclatement persistant des forces industrielles françaises dans ce domaine m’ont convaincu que, dans les circonstances du moment, seul Siemens peut, au moins provisoirement, être le vecteur de cette vision. Néanmoins je sais que la bonne fin de cette option demeurera trop longtemps incertaine. Or, s’il y a échec, Alstom ne peut se retrouver en fin de parcours sans solution de rechange. C’est pourquoi je demande, au début de l’été 2002, à Philippe Joubert et à Henri Poupart-Lafarge, président et directeur financier du secteur transmission et distribution, de préparer les éléments d’un éventuel dossier de cession dans l’hypothèse où je serais obligé de l’activer. Il est clair enfin que le choix final entre ces deux solutions, à supposer que la première demeure ouverte jusqu’au bout, ne peut qu’être le fait de mon successeur dont l’arrivée est programmée pour le 1er janvier 2003. Certes il est en permanence associé et informé, mais il n’est pas encore en situation de responsabilité. Je propose donc au conseil d’administration du 5 novembre 2002 d’engager avec Siemens l’exploration des problèmes de concurrence et d’accélérer la préparation de l’éventuelle cession du secteur transmission et distribution avec la perspective d’une prise de décision au cours du premier trimestre de 2003. Dans les premiers jours de janvier, je prends l’avion avec Patrick Kron et Nick Salmon pour Munich. Je présente mon successeur à Heinrich von Pierer et à son équipe. Les discussions s’engagent. Quelques semaines plus tard, Patrick Kron constate, au vu de la manière dont se comporte Siemens dans les négociations, qu’un résultat suffisamment engageant est probablement inaccessible et, en tout cas, ne peut être obtenu dans le calendrier qui s’impose à lui. Il BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 285 ALSTOM : LA CRISE y met donc fin et prend, en mars 2003, avec le conseil d’administration, la décision de céder le secteur transmission et distribution qui aboutira quelques mois plus tard avec Areva. Si Alstom avait été soumis à un calendrier moins contraignant, peut-être cette négociation aurait-elle pu aboutir. Mais nul ne le saura jamais. Ce qui est certain, c’est que les banques ne laissent plus aucune marge de manœuvre à celui qui m’a succédé. Entre-temps en effet, en décembre 2002 et au début de janvier 2003, au moment où Patrick Kron me remplace comme directeur général, les secteurs poursuivent la préparation de leur budget 2003-2004 et du plan à trois ans qui lui est associé. C’est désormais mon successeur qui analyse leurs prévisions et leurs propositions et arrête les hypothèses et les choix qui vont déterminer la suite des événements. Des éléments qui sont communiqués au président du conseil d’administration, que je suis encore, résultent trois constats essentiels. Au cours de la dernière période, le programme de développement des nouveaux composants des turbines à gaz de grande puissance a pris un retard de plusieurs mois qui, contrairement à notre attente, n’a pas pu et ne pourra pas être rattrapé ou compensé même si ses résultats sont positifs et s’il n’y a plus d’inquiétude sur l’issue du processus. D’autre part certains clients manifestent une raideur grandissante dans les négociations commerciales, plus soucieux d’encaisser des pénalités que de produire de l’électricité en raison de la stagnation de la demande qu’ils ont à satisfaire. Il faut donc prévoir des coûts et des sorties de cash supplémentaires par rapport à ce qui était jusqu’alors envisagé. En mars 2003, leur montant, au jugement de Patrick Kron, est pour l’essentiel cerné et acquis. Deuxième constat : l’effondrement désormais patent du marché de la production d’énergie. Trois conséquences en résultent. Le secteur power va devoir intensifier et accélérer l’adaptation de son outil de production au nouvel état de la demande, ce qui entraînera aussi des coûts et des sorties de cash supplémentaires. La dérive du programme des turbines à gaz GT24/GT26 ne pourra pas être 285 BilgerBAt 286 11/05/04 9:44 Page 286 QUATRE MILLIONS D’EUROS compensée, au moins partiellement, comme on aurait pu l’espérer et comme cela a été le cas dans la période précédente, par les performances du reste du segment turbines à gaz et du secteur power. Enfin la chute brutale des commandes entraîne celle des acomptes qui ne viennent plus alimenter la trésorerie. Troisième constat : les autres secteurs ne sont pas non plus en état d’apporter une compensation. Le secteur transmission et distribution tient ses objectifs, mais sans plus, en raison de l’atonie du marché. Le secteur transport en dépit de l’excellent niveau de commandes dont il bénéficie termine d’exécuter les difficiles contrats britanniques. Le secteur marine ne reçoit pratiquement plus de commandes. Deux effets concrets résultent de ces constats. D’abord le déficit provoqué notamment par la provision supplémentaire sur les turbines à gaz va réduire substantiellement les fonds propres. Ensuite la prévision de génération de 1,3 milliard d’euros de cash sur trois ans qui est incluse dans Restore Value est désormais caduque, une moitié disparaissant en raison des turbines à gaz et l’autre moitié, en raison de l’effondrement du marché de la production d’énergie 68. Du coup, l’endettement ne pourra être réduit au rythme prévu, même si, au 31 mars 2003, une première étape de diminution de 400 millions d’euros interviendra et si la solution est disponible avec l’alternative préparée entre l’alliance avec Siemens dans la production d’énergie ou la cession de transmission et distribution. À cette même date, les covenants, c’est-à-dire les clauses contractuelles des contrats de prêts dont le non-respect entraîne l’obligation de leur remboursement immédiat (par exemple le ratio dette nette sur fonds propres), ne seront plus satisfaits. 68. Dans le plan d’actions, présenté par Patrick Kron le 12 mars 2003, le montant attendu des cessions industrielles est porté par rapport à Restore Value de 1,6 milliard à 3 milliards d’euros, soit une majoration de 1,4 milliard d’un montant proche de la prévision de 1,3 milliard d’euros de génération de cash qui était envisagée et qui est désormais caduque. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 287 ALSTOM : LA CRISE BANQUES Cette perspective désormais avérée transfère la responsabilité de l’avenir d’Alstom des mains du management et du conseil d’administration à celles des banques. Patrick Kron n’a pas d’autre choix que d’en prendre acte et d’intensifier les négociations avec elles pour trouver des solutions permettant d’assurer la continuité des opérations de l’entreprise. C’est lui désormais qui prend la suite et je me garderai bien de commenter ou de juger la manière dont le problème a été traité. Je sais d’expérience que, seuls, le management et le conseil d’administration disposent des éléments nécessaires pour se former une opinion et prendre les décisions appropriées. Tout ce que l’on peut faire de l’extérieur, y compris quand on a dirigé pendant douze ans l’entreprise, c’est de juger l’arbre à ses fruits. Or, dans le cas d’Alstom, plus que dans beaucoup d’autres entreprises, selon l’expression bizarre, mais aujourd’hui consacrée, il faut laisser du temps au temps. L’action de Patrick Kron ne pourra être honnêtement évaluée qu’à l’horizon 2006-2008, quand les premiers contrats qu’il prend aujourd’hui auront été exécutés et que ses premières décisions stratégiques et opérationnelles commenceront à produire leurs effets concrets 69. En revanche la manière dont ont évolué les relations d’Alstom avec les banques dans le passé mérite un commentaire. De fait mes derniers mois de responsabilité à la tête d’Alstom ont été profondément marqués par une dépendance croissante à l’égard d’un nombre de plus en plus restreint de ces établissements. Nous n’avons jamais été dans une telle situation. Entre 1991 et 1998, notre trésorerie a été constamment positive et de manière 69. À titre d’illustration extrême, il est intéressant de noter que le marketing du TGV vendu à la Corée a commencé en 1989, que nous avons signé le contrat en 1994 et que l’inauguration a eu lieu en mars 2004 ! 287 BilgerBAt 288 11/05/04 9:44 Page 288 QUATRE MILLIONS D’EUROS croissante. Même après le prélèvement du dividende exceptionnel et l’achat de Cegelec à la veille de la mise en Bourse, nous n’avions pas de dettes. En 1999, la première étape de l’acquisition d’ABB Power est financée quasi intégralement par la cession à General Electric de notre activité turbines à gaz et grâce au désinvestissement progressif du secteur industrie. La majeure partie de la deuxième étape l’est par la cession du secteur entreprise qui interviendra en 2001. Dans le même temps, Alstom monte en puissance dans l’exécution de plusieurs contrats qui avaient bénéficié dans le passé d’acomptes exceptionnellement élevés, jusqu’à 100 % dans certains cas, et qui se traduisent désormais par des décaissements sans contrepartie (1 milliard d’euros de 1999 à 2002). Par ailleurs le sinistre des turbines à gaz GT24/GT26 commence aussi à consommer du cash (4 milliards d’euros de 2000 à 2004). Enfin les investissements corporels (1,9 milliard d’euros de 1998 à 2002) se poursuivent et les coûts de restructuration (1,7 milliard d’euros de 1998 à 2003) sont de plus en plus lourds. Du coup, le cash flow libre est négatif de 1,1 milliard d’euros en 2000-2001, de 1,2 milliard en 2001-2002 et de 265 millions en 20022003, bien qu’Alstom ait pu souligner que ce dernier chiffre aurait été positif à 1 milliard d’euros sans ces facteurs exceptionnels et non récurrents. La conséquence cependant est qu’à partir de 2000-2001, la dette économique, dans la définition qu’Alstom lui donne désormais, s’établit à 4,5 milliards d’euros pour des capitaux propres qui sont encore à 2,1 milliards. Elle atteint un maximum de 5,3 milliards d’euros en 2001-2002 pour des capitaux propres de 1,8 milliard avant de retomber à 4,9 milliards d’euros à fin mars 2003 pour des capitaux propres qui s’effondrent à environ 800 millions. Dans le même temps, un autre paramètre va focaliser l’attention des banques. Il s’agit des garanties et cautions qu’elles-mêmes et les compagnies d’assurance émettent pour donner aux clients le confort que le fournisseur honorera ses engagements. Cette pratique BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 289 ALSTOM : LA CRISE habituelle dans les métiers où les délais d’exécution des contrats sont particulièrement longs est rémunérée au profit des émetteurs par une redevance et, dans le passé, n’a donné lieu, dans le cas d’Alstom, à aucun sinistre significatif. L’en-cours correspondant est néanmoins facialement élevé, bien qu’en forte diminution, 15 milliards d’euros en 2000-2001, 12,5 milliards en 2001-2002 et 10,3 milliards en 2002-2003. Il faut cependant relativiser ces montants en les rapprochant de ceux du carnet de commandes, 39,5 milliards d’euros en 2000-2001, 35,5 milliards en 2001-2002 et 30,3 milliards en 2002-2003. Tous ces chiffres, toutes ces données et beaucoup d’autres sont parfaitement connus des banques. Elles ont un accès permanent à l’entreprise et ont parfaitement les moyens de se former une opinion sur sa situation. Ce sont elles qui ont proposé les instruments de financement qui ont constitué la dette économique. Emprunts obligataires, emprunts à moyen terme, billets de trésorerie, titrisation de créances futures, titrisation de créances nées ne sont pas sortis de l’imagination des trésoriers d’Alstom, ils sont le produit du marketing intensif dont ils ont fait l’objet au fil des années de la part des établissements bancaires. Au demeurant, beaucoup d’entre eux ont participé dans des rôles divers à la mise en Bourse d’Alstom de juin 1998, à l’offre secondaire de février 2000 et à l’augmentation de capital de juin 2002 et ont été associés à la préparation de Restore Value au printemps 2002. Que la situation d’Alstom ait constitué une « surprise » pour certaines banques, comme cela aurait été dit, demeurera longtemps une « surprise » pour moi et sans doute pour mes collaborateurs qui n’ont cessé au fil des années de répondre à leurs questions ! La situation que connaît Alstom à la fin de 2002 et au début de 2003 est évidemment préoccupante. Pour autant, l’entreprise n’est pas en état de faillite ou de quasi-faillite comme on ne cesse de l’écrire, au risque de compromettre sa réputation commerciale et de détruire la confiance de ses clients. En effet, en dépit des conditions difficiles des marchés et en termes cumulés, Alstom aura vendu, en 289 BilgerBAt 290 11/05/04 9:44 Page 290 QUATRE MILLIONS D’EUROS 2002-2003, environ un cinquième de son chiffre d’affaires pour près de 2 milliards d’euros, ce qui veut dire que la totalité des actifs de l’entreprise a une valeur sensiblement supérieure au montant de son endettement économique, 4,9 milliards d’euros, à fin mars 2003. Néanmoins, en raison de la rupture des covenants, collectivement, les banques ont la possibilité technique de provoquer une crise de liquidité, mais elles n’y ont pas intérêt, sauf à assumer les aléas inhérents à toute procédure de liquidation et les risques politiques qui lui seraient nécessairement associés dans le cas d’une entreprise comme Alstom. Aussi, comme elles l’ont fait pour Marconi en Angleterre, ABB en Suisse, Fiat en Italie ou Vivendi en France dans une situation analogue, les banques vont accepter de donner à l’entreprise le temps indispensable pour revenir à meilleure fortune et de garantir les financements qu’elle sera obligée de rechercher sur le marché. Prenant en compte le caractère exceptionnel et transitoire de la crise financière, elles lui assureront ainsi le soutien nécessaire en pariant sur la mise en œuvre des engagements du management, déjà vérifiée pour Restore Value, et crédible pour le « plan d’actions » de Patrick Kron. Mais des circonstances particulières à Alstom vont compliquer ce processus. L’entreprise a une population de banques particulièrement nombreuse en raison de l’accumulation en France et à l’étranger de relations historiques, héritées du passé à l’occasion des nombreuses acquisitions qui ont été réalisées, en particulier celle d’ABB Power. La direction financière d’Alstom n’a pas eu le temps, avant la crise, de restructurer et concentrer ces relations, notamment en réduisant le nombre d’établissements impliqués dans les opérations de l’entreprise. La détérioration de l’environnement économique et l’éclatement des diverses bulles financières entraînent cependant un changement rapide et brutal d’attitude de beaucoup d’entre eux, en particulier américains et allemands pour lesquels Alstom est un client marginal. D’où un tarissement des sources de crédit, même quand il s’agit simplement de renouveler des crédits existants, et un appétit très réduit pour des opérations, BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 291 ALSTOM : LA CRISE telles les titrisations de créances futures ou nées, qui autrefois ont suscité leur enthousiasme. Plus encore, les cautions et garanties sont soumises à un processus de rétrécissement progressif, essentiellement parce qu’à la suite de sinistres consécutifs au 11 septembre et à de grandes faillites américaines, les agences de notation recommandent aux émetteurs, principalement des compagnies d’assurances, de réduire ou d’interrompre leurs engagements à ce titre. Il est vrai que la nature et la durée des cycles et des contrats d’Alstom, combinées avec les effets de l’effondrement du marché de la production d’énergie font que le délai requis pour le redressement du bilan – de l’ordre de trois ans – dépasse l’horizon habituel auquel la communauté bancaire est habituée dans des circonstances similaires. À cette explication spécifique s’ajoute évidemment la prise en compte de la dégradation de l’environnement économique mondial qui laisse les banques, les plus éloignées de l’entreprise, sceptiques sur sa capacité à améliorer rapidement son exploitation, de l’expérience malheureuse que beaucoup d’entre elles ont vécue en se faisant producteurs d’énergie aux beaux jours de la dérégulation et de l’ombre portée des scandales américains comme Enron qui n’ont pourtant aucun rapport avec Alstom. L’avenir du soutien bancaire à Alstom dépend ainsi de plus en plus d’un club restreint formé de ses banquiers principaux, essentiellement Français. Mais ceux-ci ne sont en état ni de reprendre à leur compte tous les engagements des établissements qui renonceraient à soutenir Alstom, ni d’émettre toutes les garanties et cautions que les compagnies d’assurances spécialisées ne veulent plus assumer, ni de convaincre l’ensemble de la communauté bancaire de laisser le temps nécessaire à l’entreprise pour réaliser son désendettement sans autre soutien extérieur. Dès lors, pour surmonter cette impasse, il n’y a plus d’autre solution que de faire intervenir un tiers, un autre groupe industriel ou l’État. Le fait que les difficultés d’Alstom ne sont pas interprétées comme exceptionnelles et non récurrentes, mais comme résultant de l’accumulation d’erreurs et de fautes multiples de management 291 BilgerBAt 292 11/05/04 9:44 Page 292 QUATRE MILLIONS D’EUROS facilite politiquement cette démarche. Providentiellement, le remplacement du président-directeur général fournit le bouc émissaire idéal. D’autant qu’au même moment, face aux restructurations dont tout le monde sait qu’elles ne résultent pas de la crise financière, mais de l’effondrement des marchés, certains syndicats en font également un usage commode. On a pu parler de « nouvel âge d’or des banquiers » 70 à propos de cette période où s’est établi un nouveau rapport de forces entre banquiers d’un côté et entreprises et actionnaires de l’autre. En effet cette situation se traduit pour les établissements qui consentent les crédits, par des taux d’intérêt accrus, par des revenus tirés des opérations financières qui se révèlent nécessaires, par le « monopole » des commissions substantielles, générées par les cessions industrielles ou immobilières auxquelles les entreprises concernées se trouvent contraintes de procéder et par un droit de regard permanent et approfondi sur leur gestion. Ainsi, pendant le temps que requiert l’exécution du programme de redressement du bilan, le management, les conseils d’administration et les actionnaires, un peu comme un pays en crise passé sous la tutelle du FMI, perdent de facto le contrôle de l’entreprise au bénéfice de l’espoir qu’au terme du parcours, celle-ci survivra et se revalorisera. J’ai tiré deux leçons de cette expérience venue trop tard dans ma carrière industrielle : il ne faut jamais dépendre des banques et donc, surtout, dans les métiers d’infrastructures, il faut viser au minimum l’endettement zéro (situation dont j’ai joui pendant neuf années sur mes douze années de responsabilité), il ne faut jamais écouter les banques quand elles vous proposent des formes nouvelles, attractives et séduisantes d’endettement supplémentaire, car elles s’arrangent pour les structurer par les covenants d’une manière telle que vous n’en avez plus l’usage quand vous en avez réellement besoin. 70. Yves de Kerdrel dans Les Echos des 19 au 19 juillet 2002. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 293 ALSTOM : LA CRISE Ces leçons ne me seront plus d’aucune utilité, mais je suis convaincu néanmoins que l’organisation Alstom dans ses profondeurs saura s’en souvenir. Au bénéfice de cette expérience, j’ai cependant décidé, de ma propre initiative, de me retirer du conseil d’administration de la Société générale. Dans d’autres circonstances, j’aurais aimé continuer à y participer sous la présidence de Daniel Bouton pour lequel j’ai à la fois amitié et admiration. Mais au moment où Alstom vit toutes ses difficultés, ma présence m’y a paru incongrue. Je suis reconnaissant du soutien raisonné que beaucoup d’établissements bancaires, au premier rang desquels BNP Paribas, la Société générale et le Crédit agricole, ont apporté à l’entreprise. J’admire également leurs performances financières remarquables. Mais je ne peux me départir de l’idée que les malheurs autant que les succès de l’industrie y sont pour quelque chose. Il m’en est resté un sentiment de gêne que je n’ai plus de raisons d’assumer. REPÈRES Il me reste à donner mon interprétation de cette crise financière qui a failli emporter Alstom. La cause première et centrale est sans contestation possible le désastre technique des turbines à gaz GT24/GT26. Le coût supplémentaire direct de ce sinistre, selon les chiffres publiés après mon départ, s’est élevé en termes de résultats et de cash à 3,8 milliards d’euros, sans compter les dommages indirects en termes de perte de commandes et de réputation. Qui ne voit que, sans ce sinistre, il n’y aurait pas eu d’endettement excessif (4,9 milliards d’euros à fin mars 2003), ni de chute des fonds propres (805 millions d’euros à fin mars 2003), ni évidemment de crise de liquidités et de mise sous tutelle par le système bancaire. D’autres facteurs ne peuvent être ignorés. Il n’est pas douteux que si le 1,2 milliard d’euros de fonds propres prélevés au moment 293 BilgerBAt 294 11/05/04 9:44 Page 294 QUATRE MILLIONS D’EUROS de l’introduction en Bourse par les deux actionnaires de Gec Alsthom était restés dans l’entreprise, la crise financière n’aurait pas pris la même ampleur, sans qu’à l’évidence, un lien de causalité puisse être honnêtement établi. L’effondrement des commandes de la production d’énergie à partir de novembre 2003 a substantiellement accru les besoins de liquidités et retardé la réduction de l’endettement à la déception du système bancaire. Le changement de président-directeur général au milieu de la mise en œuvre de Restore Value et la dramatisation supplémentaire inévitable qui en a résulté ont à la fois compliqué son exécution, amplifié la crise de confiance des clients et aggravé l’anxiété des banquiers. Qui ne voit qu’il aurait été préférable de me remplacer, en tant que directeur général, tambour battant, début 2002 ou, au contraire, d’attendre fin 2003, comme cela était initialement envisagé. Il y a aussi des fausses explications. Par exemple l’acquisition de Cegelec. Cette opération était justifiée par l’intérêt stratégique d’Alstom qui la souhaitait depuis vingt ans. De surcroît, en prenant en compte la revente du secteur entreprise, elle n’a pratiquement rien coûté en trésorerie et elle a généré une plus-value tout en apportant à Alstom les activités systèmes et ingénierie revendiquées depuis longtemps et dont la valeur s’est confirmée au fil des années. Que n’aurait-on dit si Alcatel, conservant Cegelec, s’était maintenu comme le concurrent de la filiale qu’il mettait en Bourse, situation déjà difficilement supportable compte tenu de la différence d’actionnariats entre Cegelec et Gec Alsthom, mais qui serait devenue franchement abusive dans la nouvelle situation. Je range aussi au rang des fausses explications, l’acquisition d’ABB Power. Le financement en a été assuré dans des conditions saines par la cession des turbines à gaz sur technologie General Electric, du secteur industrie et du secteur entreprise, le dernier élément du puzzle, l’émission d’obligations convertibles, n’ayant pu être mise en place en raison de l’évolution des conditions du marché à partir de l’automne 2000. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 295 ALSTOM : LA CRISE Les positions stratégiques, acquises à travers cette opération, restent remarquables dans les turbines à vapeur et les alternateurs, les chaudières et surtout le service et marquent l’entrée d’Alstom comme un acteur de plein exercice dans les turbines à gaz de grande puissance. Le prix payé en incluant le coût du sinistre reste évidemment trop élevé. Même s’il est impossible de refaire l’histoire en fonction d’hypothèses qui ne se sont pas réalisées, je suis convaincu que, sans cette opération, Alstom aurait disparu de la production d’énergie, écrasé par la concurrence, et que, pour ne prendre que cet exemple, les activités de Belfort dans les turbines à vapeur, les alternateurs et les turbines à gaz sur technologie General Electric auraient été progressivement rayées de la carte, faute de commandes françaises capables de les soutenir. Une dernière explication a été souvent invoquée dont je ne sais s’il faut la considérer comme vraie ou fausse, celle de l’inadaptation de notre communication financière. Je ne doute pas bien entendu que nous aurions pu faire mieux. Les exigences d’information des marchés, relayées par les analystes, nous ont conduits à rendre publics des objectifs et des prévisions qui ont traduit honnêtement notre vision du moment, mais que parfois la réalité a démenti. Sans doute aurait-il mieux valu résister à cette pression et laisser les investisseurs se déterminer en fonction des performances constatées. Le marché aussi, dit-on, n’aime pas les « surprises », c’est-à-dire les évolutions et les événements non prévus. Alstom, comme d’autres entreprises, lui en a réservé et s’est efforcé de les expliquer du mieux possible dans les circonstances du moment. Mais je ne peux me défaire de l’idée que le fond du problème est ailleurs. La fonction du marché est de donner une valeur aux entreprises à partir des données réelles qui la caractérisent. Une communication différente aurait peut-être atténué les variations brutales de cours qui sont désormais de plus en plus fréquentes, pas seulement pour Alstom, mais n’aurait sans doute rien changé à l’évolution du cours de Bourse à moyen et long terme. 295 BilgerBAt 296 11/05/04 9:44 Page 296 QUATRE MILLIONS D’EUROS Notre époque ne se satisfait pas des explications même quand elles sont honnêtes et complètes. Il lui faut des responsables. Bien entendu, en tant que patron d’Alstom du 6 mars 1991 au 1er janvier 2003, je suis par définition responsable de ce qui s’est passé pendant ces douze années, ce qui s’est bien passé et ce qui s’est mal passé ! Je ne chercherai pas à me décharger de cette responsabilité sur d’autres, ni sur les ingénieurs qui ont développé à l’origine les GT24/GT26 dont les calculs ont été défaillants, ni sur les commerçants qui ont vendu ces machines en prenant, sous le management d’ABB, des risques contractuels rétrospectivement excessifs, ni sur les dirigeants d’ABB Alstom Power qui n’ont peut-être pas donné, pendant leur année de management autonome, l’attention prioritaire qui convenait au segment des turbines à gaz. Je sais d’expérience que les jugements péremptoires a posteriori et extérieurs aux structures au sein desquelles les événements ont été vécus atteignent rarement la vérité. Les décisions qui ont été prises, dont certaines ont été critiquées, l’ont été de bonne foi et au mieux de mon jugement. Bien entendu, je sais aussi que, dans certains cas, si j’avais disposé des informations qui sont disponibles aujourd’hui, certaines de ces décisions auraient pu être différentes. Malheureusement le management n’est jamais rétrospectif. Il doit faire au mieux en temps réel avec les informations auxquelles il a accès au moment où les décisions sont prises. Pourtant au moment où je tourne définitivement la page d’Alstom, je me dois d’aller plus loin dans ce retour sur mon action et sur moi-même. Je peux énumérer une liste de décisions que je n’aurais pas dû prendre, par exemple le consentement que j’ai donné à mon corps défendant au paiement d’une commission pour le transfert du siège de la division transport, la cotation à la Bourse de New York, le défaut d’attention de ma part aux caractéristiques et à la présentation de mon indemnité de départ, quelques nominations peu heureuses et sans doute une communication parfois insuffisamment réactive et trop elliptique… Mais ces erreurs sont du second ordre par rapport aux enjeux et encore plus par rapport au nombre de décisions que j’ai dû prendre BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 297 ALSTOM : LA CRISE en douze ans et qui ont eu des effets positifs et rentables pour Alstom. En fait, dans les reproches que je me fais à moi-même, il en est un qui est essentiel, même s’il ne relève pas de la rationalité, mais de la subjectivité. À un instant décisif, en mars 2000, au moment de signer l’accord irrévocable de rachat de la seconde moitié d’ABB Power, l’instinct m’a manqué pour « sentir » que la mise au point des turbines à gaz GT24/26 recélait un risque excessif, même si les défaillances techniques spécifiques qui ont effectivement provoqué le sinistre n’ont été identifiées que plus tard. Deux autres préoccupations m’ont paru à l’époque beaucoup plus importantes : stabiliser ce qui est devenu Alstom Power en mettant fin à un actionnariat paritaire, condamné à la paralysie et à l’inefficacité par l’attitude d’ABB, protéger définitivement et sans contestation possible Alstom contre le risque amiante. Encore faut-il souligner que, déjà actionnaire à 50 % d’ABB Alstom Power et confronté à un partenaire, ABB, lui-même en situation critique, Alstom n’aurait pas pour autant échappé aux difficultés, mais, sans doute, l’impact en aurait été plus faible et la capacité de manœuvre de l’entreprise, plus importante. En regard, il serait équitable que je mette en évidence qu’en douze ans, j’ai appliqué avec constance et, je crois, avec succès jusqu’à la crise finale, une stratégie simple, celle de faire d’Alstom, le spécialiste global des infrastructures pour l’énergie et le transport. La taille du groupe a été multipliée par trois. Nous avons su intégrer efficacement des centaines d’unités opérationnelles, résultant d’acquisitions multiples. Alstom, à mon départ, est implanté industriellement dans plus de soixante pays et commercialement dans plus de cent. Les activités de l’entreprise se répartissent harmonieusement entre toutes les grandes zones économiques mondiales. Nous pouvons être fiers des positions que nous avons construites dans la transmission et la distribution, le transport et la construction navale où nous sommes les champions de l’Union européenne et dans la production d’énergie où, en dépit des difficultés en voie d’être 297 BilgerBAt 298 11/05/04 9:44 Page 298 QUATRE MILLIONS D’EUROS surmontées, nous sommes toujours parmi les trois premiers mondiaux. Et comment oublier les richesses humaines de nationalités et de cultures multiples qui assurent à l’entreprise un potentiel de développement exceptionnel ? Tout cela est vrai, mais, alors que j’ai quitté l’entreprise, quelle est, pour la plupart des observateurs, la portée de ces succès au regard, pendant les toutes dernières années, d’une performance opérationnelle médiocre, des pertes nettes qui ont été enregistrées, de la suspension du dividende et de la valeur dérisoire de l’action ? Poser cette question, c’est y répondre. Le jugement du marché ne sait se référer qu’à la situation instantanée. Les succès passés et les perspectives futures n’alimentent pas un crédit sur lequel il serait possible de tirer pour compenser les insuffisances et les échecs du moment. Assumant ma responsabilité, je revendique cependant le droit de dire avec force que, contrairement à ce qui est écrit ou dit en permanence, la tourmente qui a emporté Alstom n’a rien à voir avec les crises qui ont affecté pendant la même période d’autres groupes industriels ou de services auxquels son nom a été accolé de manière répétée, abusive et, peut-être, dans certains cas, intéressée. Alstom n’a pas truqué les comptes ou laissé libre cours à l’escroquerie de ses managers comme telle entreprise américaine. Alstom n’a pas été emporté par la folie des grandeurs en accumulant des acquisitions sans pertinence stratégique et mal financées comme telle ou telle entreprise européenne. Ce qui a frappé l’entreprise, c’est un sinistre technique d’une gravité et d’une dimension qui n’a pas beaucoup d’équivalents dans l’histoire industrielle même si des précédents existent par exemple dans l’industrie pharmaceutique, dans l’industrie aéronautique ou dans notre propre industrie. Il est heureux que le gouvernement français ait su mesurer la vraie nature de cet « accident » et prendre les initiatives que justifie le rôle d’« assureur ultime » que doit jouer l’État dans une économie de marché ordonnée plutôt que de livrer à l’encan une entreprise qui a tous les atouts pour réussir au plus grand bonheur de ses concur- BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 299 ALSTOM : LA CRISE rents à l’affût et des pays que dérange la vitalité d’une industrie française conquérante et performante. C’est en revanche une déception de plus que de constater que l’Union européenne n’a pas compris immédiatement cette situation et, au lieu d’aider dès le départ à la résoudre, a pris des initiatives qui n’ont fait qu’aggraver les difficultés et qui, curieusement, si elles avaient abouti en l’état, auraient pu faire disparaître définitivement toute concurrence intra-européenne dans l’énergie et le transport au profit du concurrent allemand. A long terme, il est sans doute envisageable et possible qu’il n’y ait qu’une seule entreprise européenne dans ces domaines, mais il aurait été scandaleux et regrettable que ce soit le résultat d’une « razzia » et non pas d’une vision industrielle méditée, débattue et cohérente, mise en œuvre de manière amicale ou soumise au verdict du marché. 299 BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 301 FINAL AU MOMENT DE CONCLURE CE RÉCIT, il faudrait faire preuve de distance et de hauteur. Je ne cache pas que j’ai encore du mal à faire mienne cette attitude mentale pourtant nécessaire. Plus d’un an après mon départ, Alstom est toujours présent à mon esprit. Bien que désormais hors jeu, je ne peux m’en détacher. Je ne sais quel sort l’avenir réservera à cette entreprise magnifique. Logiquement, une fois surmontés, les effets dévastateurs des événements vécus de 2000 à 2003, le potentiel exceptionnel, construit au cours de ce parcours stratégique de douze années, même après les amputations d’activité, imposées par sa situation financière, devrait lui redonner sa chance. Le pire n’est certes jamais exclu, surtout dans le contexte d’un débat qui implique les autorités européennes et nationales, la communauté bancaire et des concurrents alléchés par les opportunités qui leur sont offertes par cette situation trouble. Mais la confiance prévaut quand on constate la capacité de réaction que l’entreprise a démontrée pendant la crise, illustrée notamment par la manière dont elle a su gérer techniquement et commercialement le sinistre des turbines à gaz GT24/26 et convaincre les clients de maintenir et d’accroître leur rythme de commandes. Et peut-être le bon sens stratégique prévaudra-t-il enfin pour imposer les regroupements nécessaires au plan français d’abord et sans doute un jour au plan européen ? BilgerBAt 302 11/05/04 9:44 Page 302 QUATRE MILLIONS D’EUROS Reste de toute façon pour longtemps dans mon esprit et dans mon cœur le souvenir des centaines et des milliers de collaborateurs que j’ai eu le privilège de rencontrer, de connaître ou d’apprécier tout au long de ces années. Je pense à l’équipe du projet de la ligne numéro trois du métro de Shanghai avec laquelle j’ai dîné de manière impromptue alors que nous venions de remporter le contrat. Je pense à la samba endiablée que, invités par Philippe Joubert, nous avons dansée avec les ouvriers brésiliens de notre usine de Taubaté au Brésil à l’occasion de son quarantième anniversaire. Je me souviens de notre enthousiasme quand nous avons gagné le TGV Corée. Je me rappelle la soupe de petits pois, consommée avec les ouvriers de notre usine d’Essen lors de son inauguration et les dîners de la Alstom International Association à Londres. Je garde en mémoire les réunions du comité de groupe dont la diversité des nationalités reflète chaque année de manière croissante l’expansion jamais interrompue de l’entreprise, même si les nonEuropéens n’y figurent pas sauf les Turcs, bien qu’ils ne fassent pas encore partie de l’Union européenne. Je ne veux pas oublier non plus les innombrables visites de clients, les sessions du Advanced Management Seminar avec les « hauts potentiels » à Fontainebleau, que sais-je encore. Et puis toujours des visages, au fil des années et des visites, tous ces visages qui se sont imprimés en moi et toutes ces mains que j’ai serrées de salariés français, britanniques, allemands, espagnols, italiens, belges, indiens, chinois, indonésiens, brésiliens, mexicains, canadiens, américains, suédois, norvégiens, tchèques, roumains, russes, turcs… Mais, au bout du compte, ce dont je reste le plus fier, ce qui caractérise le plus cette entreprise, ce qui restera dans la mémoire de tous ceux qui y ont participé ou y participent, c’est l’esprit de conquête, de combat et de courage qui anime ses équipes et qui leur permet souvent, quels que soient les coups du sort, de réaliser l’impossible. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 303 FINAL Mais au-delà de ces images et de ces sentiments, demeurent aussi trois éléments de fond, sujets lancinants de préoccupation et défis d’aujourd’hui à relever, qui ont marqué mes deux décennies de responsabilités industrielles : la rigidité sociale, le handicap européen, l’émergence asiatique. Le seul paramètre de gestion, permanent et incontournable, dont le sens n’a pas varié et auquel je n’ai jamais échappé a été la réduction des effectifs. Je n’ai eu le plaisir et la joie d’être associé à des augmentations d’effectifs que, dans des cas extrêmement rares, pour des activités de service par exemple et, pendant une trop courte période, pour la construction navale. Dans l’industrie que j’ai connue, cette évolution a eu deux causes : le progrès technique ininterrompu et accéléré et, pour ce qui concerne les effectifs européens, le déplacement des marchés vers les pays d’Asie et d’Amérique du Sud. Cette réalité écrasante a eu des conséquences dévastatrices sur les destins individuels de millions d’hommes et de femmes en Europe qui ont dû affronter l’incertitude du lendemain et l’insuffisance de leurs ressources. Elle a aussi marqué à vie des générations entières de managers qui ont dû assumer la tâche ingrate et décourageante de mettre en œuvre cette adaptation permanente. Elle a enfin influencé de manière substantielle notre mode de gestion, non pas, comme on le dit parfois de manière insultante, en nous conduisant à retenir la réduction des effectifs comme le moyen prioritaire, voire exclusif, d’amélioration de la performance, mais en nous incitant à n’envisager que très exceptionnellement leur accroissement. Ce réflexe d’extrême prudence a prévalu particulièrement dans ceux de nos pays d’implantation, tels la France, l’Allemagne ou, pendant longtemps, l’Espagne où, de manière diverse, l’adaptation des effectifs à l’évolution des marchés donne lieu à des conflits, parfois violents, à des procédures judiciaires sans fin et, en tout cas, à des délais incompatibles avec les exigences opérationnelles. L’opinion publique a du mal à reconnaître que cette absence de flexibilité et de réactivité est, par exemple dans notre pays, la cause 303 BilgerBAt 304 11/05/04 9:44 Page 304 QUATRE MILLIONS D’EUROS essentielle du faible nombre de créations d’emploi, beaucoup plus à mon avis que la réduction de la durée du travail. Son excuse est que la classe politique, qu’elle soit de droite ou de gauche, et la caste médiatique n’ont cessé, par des gesticulations intempestives, de l’entretenir dans l’illusion que les suppressions d’emplois trouvaient leur origine dans la mauvaise volonté ou les erreurs de gestion des patrons. Plus productif et utile serait de substituer à cette « guerre des tranchées » une attitude consistant à admettre délibérément la nécessité de la flexibilité pour favoriser la croissance et à la gérer collectivement dans l’intérêt des personnes par la mobilisation des moyens de formation et de reconversion. Mettre fin à cette rigidité sociale paralysante permettrait enfin aux managers de mobiliser l’essentiel de leurs efforts pour le développement et la croissance et non pas pour la gestion du déclin. Un deuxième constat est qu’en dépit d’efforts acharnés et de succès partiels, ce que j’appelle le « handicap européen » demeure. Dans notre industrie, nul ne peut contester, notamment en raison des coûts considérables de développement des nouvelles générations de systèmes et d’équipements et des risques qui leur sont associés, que trois ingrédients sont nécessaires pour garantir la performance dans la durée : un marché domestique puissant, une taille suffisante sur le marché mondial, un socle financier qui permette d’absorber les chocs. Au regard de chacun de ces critères, les nations européennes individuellement et l’Europe dans son ensemble n’offrent pas encore l’environnement qui convient. Certes le marché unique a permis de réaliser des progrès et Alstom par exemple, comme d’autres, a pu progressivement faire de l’Europe son marché domestique. Mais que d’étapes restent encore à franchir pour que les entreprises européennes jouissent chez elles d’un marché équivalent à celui des États-Unis ou demain de la Chine. Sans même parler des barrières linguistiques, il y a, sans prétendre à l’exhaustivité, les frontières mentales, l’absence d’un Buy European Act, l’inexistence de l’équivalent du ministère américain de la Défense ou du Secrétariat américain ou japonais à l’énergie pour BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 305 FINAL soutenir la recherche industrielle ou le refus d’une politique européenne de l’exportation, tous obstacles qui constituent des freins à l’expansion mondiale et qui ne peuvent être surmontés par les seuls moyens nationaux. Une illusion d’optique, provoquée par deux décennies de fusions-acquisitions en Europe, peut laisser croire que, dans beaucoup de cas, la question de la taille adéquate par rapport au marché mondial est résolue. Il n’en est rien. Il suffit, sauf exceptions, de comparer les grandes entreprises européennes aux grandes entreprises américaines pour constater que nous sommes encore loin du compte. Même Siemens, la plus grande entreprise industrielle européenne, est bien loin de jouer dans la même catégorie que General Electric en termes de taille et de performance. Les obstacles tiennent dans beaucoup de pays européens à la persistance de structures industrielles balkanisées et éclatées. La France n’a même pas été capable, à partir de l’ancien groupe CGE, de créer l’équivalent de Siemens, faisant le choix des pure players, parfois subi, mais aussi voulu quand il s’agit de préserver l’ego de quelques patrons. Mais plus grave encore, la rationalisation industrielle européenne continue de se heurter très souvent, quand elle concerne des groupes importants, aux égoïsmes nationaux. Quels meilleurs exemples que GEC torpillant la fusion d’Alstom et de Framatome ou Siemens préférant déstabiliser Alstom à Bruxelles pour le piller ensuite au lieu de proposer une démarche européenne authentique dans la transparence d’une offre publique d’achat, appuyée sur un plan industriel convaincant. À quoi s’ajoute une action de l’Union européenne qui a pour excuse de se fonder sur les traités dans leur état actuel, mais qui, arc-boutée sur la politique de concurrence et le rejet des aides d’État, ignore la nécessité de créer l’industrie européenne puissante dont le XXIe siècle a besoin. Quant au socle financier, il demeure imparfait. Quand y aura-t-il une vraie Bourse européenne qui permette de donner une réelle identité financière européenne aux entreprises industrielles ? Quand 305 BilgerBAt 306 11/05/04 9:44 Page 306 QUATRE MILLIONS D’EUROS y aura-t-il des banques européennes capables d’accompagner et de soutenir l’expansion mondiale des entreprises européennes sans les faire dépendre des priorités et des humeurs des banques anglosaxonnes ? Quand y aura-t-il une EximBank européenne ? Quand y aura-t-il une compagnie d’assurance européenne, capable d’émettre des cautions au profit des entreprises européennes ? Quand y aura-til une vraie politique de recherche européenne, financée, comme aux États-Unis, directement ou indirectement sur fonds publics ? Autant de questions, parmi d’autres, qui n’ont pas trouvé de réponse satisfaisante jusqu’à présent. Lacune qui est d’autant plus préoccupante que, ultime réflexion, au cours des deux dernières décades, le centre de gravité de la compétition industrielle s’est déplacé de l’Atlantique vers le Pacifique. Si le XIXe siècle a été européen, si le XXe siècle a été américain, le XXIe siècle sera asiatique. C’est en Asie que sont désormais les marchés dont le volume croît le plus fortement. C’est en Asie que commencent à émerger les nouvelles entreprises qui seront les géants industriels de demain. À titre de première réponse à ce changement, au cours des deux dernières décennies, les entreprises européennes, plus que les entreprises américaines, ont accepté de fournir à ces économies les technologies dont elles ont désespérément besoin, spéculant sur le décalage entre technologies actuelles et futures pour maintenir leur avantage compétitif. Leur deuxième réponse a été de multiplier les implantations sur place, souvent en partenariat avec des acteurs locaux. Mais au fur et à mesure que ces derniers se renforcent, ces réponses deviennent insuffisantes. Le temps est sans doute proche où des rapprochements d’égal à égal seront à la fois possibles et nécessaires. D’une certaine manière l’alliance réussie entre Renault et Nissan constitue le modèle des opportunités que l’industrie européenne pourrait saisir dans ce contexte nouveau. Et pourquoi Alstom, composante ou non d’un nouvel ensemble français ou européen, dont l’expérience asiatique est ancienne et profonde, ne s’engagerait-elle pas à terme dans une telle voie ? BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 307 FINAL Surmonter la rigidité sociale, éliminer le « handicap européen », tirer avantage de l’émergence asiatique, voilà les trois chantiers prioritaires que ceux qui ont la responsabilité de l’industrie européenne ont à traiter, sauf à accepter comme inéluctable un processus qui, en Europe, comme cela a été le cas en Grande-Bretagne, verrait sa disparition. La difficulté est que la réponse n’est pas d’abord industrielle, mais essentiellement politique et qu’elle renvoie à la fondation de ce que Valéry Giscard d’Estaing a proposé, sans être suivi, d’appeler de manière évocatrice l’Europe unie. Mais ce n’est pas parce que c’est difficile, qu’il faut renoncer à y travailler et à espérer. Il est temps de prendre congé de vous, cher lecteur, qui m’avez suivi jusqu’ici. À cet instant, il serait sans doute opportun que je résume en quelques mots, ces quarante-deux années de vie professionnelle dont je viens à grands traits de faire le récit avec ses hauts et ses bas, ses succès et ses échecs. Je répugne à cet exercice, considérant ma nécrologie comme encore prématurée. Aussi vais-je user du détour des décorations. Elles sont l’un des privilèges que réservent parfois l’âge et l’expérience à ceux qui ont exercé des responsabilités importantes et, à travers les cérémonies auxquelles elles donnent lieu, fournissent souvent le prétexte commode d’un retour sur l’itinéraire personnel du récipiendaire. Ainsi le 18 septembre 2002, au Pré Catelan, alors que mon remplacement est finalisé et formalisé depuis une semaine, mais n’est connu que d’un nombre très restreint de personnes, la réponse que je fais au ministre de l’Industrie, qui me remet la rosette d’officier de la Légion d’honneur, est en réalité le discours de bilan et d’adieu que les circonstances ne me permettront pas de faire six mois plus tard. Ainsi l’ont compris certains de mes collaborateurs plus attentifs que d’autres et qui ont deviné au soin que je lui apporte, qu’il marque ou annonce un changement. Ceux qu’intéresse ce résumé de ma vision de ce que j’ai été et de ce que j’ai fait pourront s’y reporter 71. 71. Voir annexe 2, page 329. 307 BilgerBAt 308 11/05/04 9:44 Page 308 QUATRE MILLIONS D’EUROS Mais pour l’heure, la question que je me pose après avoir si intensément vécu est de savoir s’il y a encore place pour une ultime étape, cette quatrième vie à laquelle j’ai aspiré quand j’ai décidé d’anticiper mon départ d’Alstom avant que la tourmente ne bouleverse tout. Comme je l’ai pressenti, j’ai quitté la Normandie, mes enfants et mes petits-enfants occupent mon esprit et mon temps, les médias, non sans quelques soubresauts probables, vont m’oublier, me permettant de retrouver la discrétion et la tranquillité qui m’ont toujours convenu. Mais bien sûr, je vais continuer à m’intéresser à ce qui se passe dans le vaste monde et surtout en Europe. Il y a tant de causes qui méritent passion et tant de rêves qui restent à poursuivre. Paris, le samedi 1er mai 2004 BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 309 ANNEXES BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 311 ANNEXE I ASSEMBLÉE NATIONALE Audition 72 de M. Pierre BILGER, ancien président-directeur général d’Alstom (procès-verbal de la séance du mercredi 22 octobre 2003) LE PRÉSIDENT PASCAL CLÉMENT: Je vous remercie d’avoir répondu à l’invitation de notre mission. Votre cas est emblématique puisque vous êtes le premier dirigeant d’entreprise à avoir reversé son indemnité de départ, ce qui marquera sans doute une étape dans la gouvernance. Je suis même convaincu qu’après votre geste, nombre de dirigeants se poseront la question de savoir s’ils peuvent accepter des golden parachutes alors que l’entreprise est en difficulté. C’est sur ce sujet que nous souhaitons vous entendre et, plus globalement, sur la question de la rémunération des hauts dirigeants des sociétés du CAC 40. M. PIERRE BILGER : Je suis très heureux de venir témoigner devant cette mission d’information. Je tiens à préciser en préalable que les propos que je tiendrai devant vous n’engageront que moi-même et en aucun cas Alstom dont je ne suis plus le président. 72. Extrait du rapport d’information n° 1270 de la commission des lois sur « Gouvernement d’entreprise : liberté, transparence, responsabilité. De l’autorégulation à la loi. » Décembre 2003 : pages 293 à 300. BilgerBAt 312 11/05/04 9:44 Page 312 QUATRE MILLIONS D’EUROS D’emblée, je voudrais dire à ceux qui sont présents ici et à ceux qui ont été sincèrement choqués, c’est-à-dire les honnêtes gens qui n’avaient pour information que les journaux et la télévision, que je comprends leur émotion et regrette d’en avoir été la cause involontaire. L’ampleur des écarts de rémunérations dans le cadre de l’économie de marché, entre les dirigeants des sociétés cotées et les petits salariés, suscite un sentiment d’amertume chez beaucoup de nos concitoyens. C’est pourquoi il est naturel qu’il y ait réflexion et débat. Toutefois, pour qu’un débat soit honnête, il doit être complet, c’est-à-dire élargi à toutes les hautes rémunérations, à l’ensemble des catégories professionnelles ainsi qu’à la dimension fiscale. Je ne crois pas que la chasse à l’homme et le lynchage soient les meilleurs moyens de faire avancer ce type de débat. En effet, la plupart de ceux qui se sont exprimés sur cette affaire, y compris les plus éminents, l’ont fait sans chercher à analyser et à comprendre les faits avant de juger. Ils se sont fait procureur et juge sans jamais laisser aucune chance à la défense ou à un avis contraire de s’exprimer. C’est la raison pour laquelle je suis extrêmement reconnaissant aux membres de cette mission d’information, car vous m’offrez l’opportunité de présenter les faits, rien que les faits. Si vous y avez convenance, j’ajouterai à l’exposé sur mon cas personnel quelques remarques de caractère général qui n’engageront désormais que le retraité que je suis et qui pourront peutêtre constituer une contribution modeste à la réflexion que vous avez engagée. Avant même d’aborder le sujet des hautes rémunérations, il convient déjà de savoir à quel type de profil elles s’appliquent. Pour ma part, après six années de service militaire et d’École nationale d’administration, j’ai passé quinze années au ministère des Finances et vingt et une années dans l’industrie. Je ne suis pas, comme a cru plaisant de le dire un homme politique, un « intermittent du privé » 73. J’ai passé l’essentiel de ma carrière dans l’industrie électrotechnique. 73. Note de l’auteur : Le Journal du Dimanche : 10 août 2003 : Alain Madelin : « Il est inacceptable de voir des dirigeants qui ont conduit une entreprise privée au bord BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 313 ANNEXES Cette carrière s’est déroulée dans un cadre contractuel absolument limpide. Pendant huit ans, j’ai été salarié de la CGE, devenue plus tard Alcatel, puis salarié d’une société dépendant de la CGE. Ensuite, je suis passé à Alstom, où j’ai été soumis, comme tous les salariés, à la convention de la métallurgie. Dans l’intervalle, j’avais reçu une lettre du président d’Alcatel Alsthom modifiant mon contrat. Tout cela a été pris en compte et validé par le comité des nominations et des rémunérations d’Alstom au moment de la mise en Bourse de la société 74. Quant à mon départ, il s’est fait dans le cadre d’une succession programmée et amicale, au terme d’un processus engagé deux ans et demi auparavant, et indépendamment des difficultés qui ont simplement consolidé ce processus de départ. Il était engagé dans le cadre d’un processus, extrêmement organisé, de révision semestrielle des plans de succession de l’entreprise où il avait été convenu, avant que naissent ces difficultés, qu’il était juste et normal qu’après douze années à la tête de l’entreprise, une (suite de la note 73) du gouffre partir les poches pleines en laissant les caisses vides. D’autant que ces indemnités – à la différence de celles de Jean-Marie Messier- ne sont pas payées par l’entreprise mais par le contribuable (sic). (…) Il est vrai aussi que les ex-hauts fonctionnaires – intermittents du privé ! – qui dirigent Alstom connaissent bien, pour l’avoir pris souvent, le chemin des subventions de Bercy. » 74 Note de l’auteur : De 1982 à 1990, l’employeur a été la Compagnie générale d’électricité (CGE) ; en 1990, mon contrat a été transféré au Centre d’expertise international (CEI), filiale à 100 % de la CGE, ayant vocation à gérer ses cadres dirigeants ; le 1er mai 1998, à la veille de l’introduction en Bourse d’Alstom, il a été transféré à Gec Alsthom Resources Management SA, devenu rapidement Alstom Resources Management SA où il est resté jusqu’à mon départ d’Alstom. À partir de 1991, année de ma nomination comme responsable de Gec Alsthom, le CEI, puis, à partir de 1998, année de ma nomination comme président-directeur général d’Alstom, Alstom Resources Management m’ont appliqué strictement les décisions prises par CGE/Alcatel et GEC/Marconi pendant la première période, puis par le conseil d’administration d’Alstom pendant la seconde période. Je n’ai jamais été évidemment ni administrateur, ni mandataire social du CEI ou de Alstom Resources Management dont la gestion a été assurée par les directeurs des ressources humaines successifs. 313 BilgerBAt 314 11/05/04 9:44 Page 314 QUATRE MILLIONS D’EUROS relève soit assurée et que j’en sois récompensé. Ce départ s’est fait dans des conditions qui sont connues. J’ai quitté les fonctions de directeur général de l’entreprise le 1er janvier 2003 et en ai quitté la présidence du conseil d’administration le 10 mars 2003. Je voudrais mettre en exergue le fait que, durant toute cette période, mon comportement financier personnel a toujours été transparent et engagé. Transparent d’abord, car j’ai été le deuxième président d’une société cotée à publier ma rémunération. Dès que la société a été cotée en Bourse, à partir du premier exercice 1998-1999, tous les actionnaires ont pu prendre connaissance de cette rémunération, bien avant que cela ne devienne obligatoire. Le seul autre exemple de ce genre est celui de M. Claude Bébéar. En effet, j’étais convaincu que cette publicité était inévitable, notamment parce qu’à l’étranger, cette pratique existait, et que la société était cotée à Londres et New York. Par ailleurs, le comité des rémunérations d’Alstom, en accord avec moimême et presque sur ma proposition, a réduit, il y a trois ans, mon bonus, qui est passé de 500 000 euros à 300 000 euros de 2000 à 2001, puis l’a supprimé au cours des deux dernières années, pour refléter la performance de l’entreprise à ce moment-là. Il était, en effet, normal que le bonus me soit supprimé du fait que je n’avais pas atteint les objectifs de résultat opérationnel qui m’étaient assignés 75. D’autre part, au moment de mon départ, le comité des rémunérations et le conseil d’administration ont décidé de supprimer les stock options qui m’avaient été allouées, ce qui est également normal. En effet, la performance de l’entreprise, à la fin de mes douze années d’exercice, n’était pas celle que l’on pouvait espérer. Néanmoins, je souligne qu’au contraire 75. Note de l’auteur : Il est sans doute utile de préciser qu’au cours des trois années 1998-1999,1999-2000 et 2000-2001, ma rémunération bonus inclus a été successivement de 914 694 euros, 1 155 531 euros et 1 120 000 euros. Au cours des deux dernières années, j’ai renoncé au bénéfice du bonus compte tenu des performances d’Alstom et donc ma rémunération s’est établie en 2001-2002 et 2002-2003 au niveau de mon salaire de base, 880 000 euros. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 315 ANNEXES d’autres, j’ai investi la totalité de mon épargne en actions en achat d’actions Alstom, qui ont donc subi le sort boursier de cette action. Concernant l’indemnité de départ, je n’ai pas participé aux quatre séances du comité des nominations et des rémunérations ni aux trois séances du conseil d’administration qui se sont tenues pour débattre de ce sujet. Après délibération, les membres de ces instances ont décidé de m’accorder, en chiffres ronds, une indemnité de préavis d’un million d’euros, une indemnité résultant de la convention collective d’un million d’euros et une indemnité transactionnelle de 2 millions d’euros, soit 4 millions d’euros au total. Le chiffre de 5 millions d’euros, avancé dans les médias, et qui n’a guère de sens d’ailleurs, inclut les salaires de l’année précédente avec les congés payés. Le chiffre net avant impôt était de 3 millions d’euros, à la rigueur de 4 si on tient à y ajouter le préavis, mais certainement pas de 5 millions d’euros. Les motifs qui ont justifié, aux yeux du comité, ces décisions n’ont pas été rendus publics. Je ne peux donc que témoigner indirectement. Il était parfaitement clair, compte tenu de mon éthique personnelle, qu’en aucun cas, il n’y avait un risque de contentieux entre l’entreprise et moi-même. Le conseil était libre de prendre la décision qu’il voulait : ses membres avaient donc une totale liberté d’esprit. J’ai dirigé cette entreprise pendant douze ans et je n’aurais jamais poursuivi le conseil d’administration de l’entreprise. Cet élément doit être parfaitement clair. Quelles sont les raisons qui ont incité les membres du conseil d’administration à prendre cette décision positive ? Tout d’abord, ils ont considéré l’esprit de coopération dont j’avais fait preuve pendant les deux dernières années de mon mandat : j’ai identifié et proposé mon successeur, continué à gérer l’entreprise comme si de rien n’était et maintenu la ligne. Ils ont considéré que cela justifiait un geste positif. Par ailleurs, ils ont considéré qu’ils avaient déjà tenu compte de la performance en diminuant, puis en supprimant, le bonus. Ils ont également tenu compte d’un troisième facteur, à savoir ma situation future de retraité. En effet, ils ont pu constater que, pour des raisons tenant aux caractéristiques de ma carrière, ma retraite serait inférieure au quart de mon dernier salaire (hors bonus). Au regard de cette situation anormale à leurs yeux, l’indemnité qu’ils avaient 315 BilgerBAt 316 11/05/04 9:44 Page 316 QUATRE MILLIONS D’EUROS décidé de m’accorder m’aurait fait bénéficier après impôt de l’équivalent d’une rente portant mon revenu de retraité à environ un tiers du dernier salaire (toujours hors bonus) 76. Tel est le raisonnement de fond qui a déterminé leur choix. Alors me direz-vous, puisque vous semblez avoir bonne conscience et que vous considérez que la situation était claire, pourquoi avez-vous renoncé à cette indemnité ? J’y ai renoncé pour trois raisons que j’ai déjà expliquées et que je vais vous redonner. Il me semble qu’elles restent mal comprises. J’ai renoncé à cette indemnité parce que je ne voulais pas être un objet de scandale pour les salariés d’Alstom, que je n’avais aucun moyen d’informer. En effet, ils étaient désinformés sur ce sujet par les médias, sans que j’aie le moyen de leur faire connaître les motifs qui avaient inspiré cette décision. Vis-à-vis d’eux et après les avoir dirigés pendant douze ans, je me sentais, alors que l’entreprise traversait des difficultés, frappé dans mon honneur. Quand vous avez dirigé une entreprise pendant tant d’années, les employés ne sont pas une notion abstraite. Pendant ces douze ans, j’en ai rencontré des milliers, j’ai travaillé avec des centaines d’entre eux. Pour moi, il était important que ces gens-là, que j’aimais, que je connaissais et avec lesquels j’avais travaillé, ne gardent pas le souvenir de cette image que l’on donnait de moi à l’extérieur. La deuxième raison qui m’a poussé à abandonner cette indemnité tenait à ma volonté de ne pas placer mon successeur, M. Patrick Kron, en difficulté, à ne pas le handicaper, alors qu’il se retrouvait dans une situation difficile à gérer. Enfin, quand, au début du mois d’août, l’État est entré dans le jeu, le système bancaire n’étant plus lui-même en mesure d’assurer la continuité de l’entreprise, le décor a totalement changé. Je me suis dit que je devais prendre cette décision. 76. Note de l’auteur : Ordre de grandeur qui correspond au revenu annuel que peut générer une indemnité de l’ordre de 4 000 000 euros, réduite après impôt sur le revenu à moins de 2 500 000 euros et placée par exemple à 4 % par an. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 317 ANNEXES J’estime toujours que cette décision s’imposait. J’ai néanmoins deux regrets. Le premier consiste à n’avoir pas rendu public, en 1999, le contrat me liant à la société. Très franchement, je n’y ai pas pensé. En cohérence avec ma décision de publier mes propres rémunérations depuis le début de mon mandat, j’aurais pourtant dû également publier le contrat et en particulier l’indemnité de départ que le conseil avait validés. Je ne crois pas que cela aurait infléchi la suite des événements, mais, au moins, les débats auraient été plus honnêtes, nourris par des éléments d’information plus transparents. Mon deuxième regret, c’est que le conseil d’administration d’Alstom n’ait pas motivé publiquement sa décision. Je ne suis pas responsable d’une décision qui ne m’appartenait pas, sauf à l’avoir acceptée, mais j’estime qu’on ne devrait pas jeter en pâture des chiffres de ce genre, sans expliquer de quoi ils découlent. Je termine là sur mon cas personnel. Je passe maintenant aux propositions que je souhaite vous soumettre, qui sont de trois ordres. Tout d’abord, on n’insistera jamais assez sur le fait que les rémunérations, qu’elles soient hautes ou basses, sont des sujets complexes qui ne peuvent être traités que dans une approche globale. Les individus que vous avez en face de vous ne sont pas interchangeables ; ils ont chacun des profils de carrière différents. Toutefois, parmi les dirigeants, il faut distinguer les mercenaires, qui occupent des fonctions de dirigeant pendant deux ou trois ans dans l’entreprise puis repartent ailleurs, des serviteurs de longue durée. Comprendre la rémunération du président suppose aussi de prendre en compte la structure de l’entreprise. Ainsi, il convient de tenir compte du degré d’internationalisation de l’entreprise, qui implique que le président a des collaborateurs dans tous les pays du monde. Il faut également prendre en considération l’état du marché, le comportement du dirigeant, sa capacité de rebond et la réserve que vous attendez de lui quand il quitte ses fonctions. Certaines fonctions, assumées par le président, ne l’autorisent pas, dans les douze ou dix-huit mois qui suivent, à se transformer en consultant pour un lobby ou en représentant d’intérêts divers et variés. Enfin, il faut tenir compte de la situation du dirigeant au regard de sa retraite, sans oublier le régime fiscal auquel il est soumis. En 317 BilgerBAt 318 11/05/04 9:44 Page 318 QUATRE MILLIONS D’EUROS effet, une comparaison honnête entre la situation de dirigeants en GrandeBretagne et celle de dirigeants en France, doit inclure, indépendamment du seul niveau de rémunération, une analyse en brut et en net. J’estime, pour ma part, que la fixation des rémunérations devrait respecter les principes suivants. En premier lieu, les instruments qui existent – salaire de base, bonus, stock options – sont bons et il ne faut pas les condamner. Reste à savoir comment les mettre en œuvre. S’agissant du salaire de base, je considère qu’on ne peut pas ignorer la référence au marché. Il convient donc de positionner ce salaire de base en se référant à ce que j’appellerais la moyenne du comité exécutif, c’est-à-dire la moyenne du petit groupe de dirigeants qui exercent avec lui les responsabilités principales dans l’entreprise, tant ce mythe du PDG deus ex machina, que l’on cultive notamment dans notre pays, est absurde. En réalité, ce n’est pas un individu seul qui dirige une entreprise comme Alstom, mais des équipes. Pour ma part, je trouve absurde que ce salaire de base soit très supérieur à cette moyenne. Il peut être de 40, 50, voire 60 %, supérieur, mais certainement pas multiplié par deux, trois, quatre, cinq ou dix, par rapport à la moyenne des rémunérations des membres du comité exécutif. En second lieu, il me paraît très important, compte tenu de la modération qui doit s’appliquer au salaire de base, de maintenir un bonus significatif, lié à la performance opérationnelle. Un grand nombre de mécanismes ont été inventés, notamment par les Anglais et les Américains, liant ces bonus au cours de Bourse. Je trouve cela très mauvais. Un PDG d’entreprise, pour l’évaluation du montant de son bonus, doit être jugé sur la performance de l’entreprise en elle-même, et non en fonction du cours de la Bourse, qui ne dépend directement ni de lui ni de sa performance. Beaucoup d’autres facteurs rentrent en jeu. Dès lors que le bonus est entièrement dépendant de la performance déterminée par des critères objectifs, je ne trouve pas choquant qu’il représente jusqu’à 100 % du salaire. En dernier lieu, il faut maintenir les stock options, parce qu’elles lient l’intérêt du dirigeant à celui de l’actionnaire. Si le cours de Bourse se développe bien, cela lui apporte une satisfaction. Mais je suis convaincu, tout comme Warren Buffet, que le coût des stock options doit être compta- BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 319 ANNEXES bilisé dans les charges de l’entreprise. Quand nous proposons, en conseil d’administration, un système de stock options, il ne faut pas que l’exercice potentiel de celles-ci se traduise par une dilution du capital. Or, si vous êtes obligés de comptabiliser le coût dans le compte de résultat, à ce momentlà, le garde-fou est beaucoup plus important car cela a un impact direct sur la performance de l’entreprise. J’ai bien conscience d’être extrêmement minoritaire sur ce point. Cette démarche me semble cependant être la seule manière d’être honnête vis-à-vis des actionnaires et de rester dans la mesure. Je suis également partisan du maintien des indemnités en cas de départ anticipé, sachant que cela doit être programmé et publié à l’avance. Je pense aussi qu’il faudra un jour traiter de manière intelligente le cas particulier du serviteur ancien de l’entreprise qui devient PDG Je ne dis pas cela pour moi car j’ai terminé ma carrière. En effet, un certain nombre d’individus qui se trouvent à la tête de sociétés cotées après avoir servi l’entreprise pendant de longues années, ne devraient pas, parce qu’ils deviennent président, perdre le bénéfice de tout ce qu’ils ont accompli avant. Qu’ils soient soumis à l’aléa lié à leur fonction de président, certes. En revanche, il n’est pas normal qu’ils perdent les avantages acquis au titre de salarié. Une bonne pratique serait peut-être, lorsque l’un de ces vieux serviteurs est nommé PDG que la société rachète, au moment de sa nomination, les avantages qu’il a acquis au titre de ses anciennes fonctions, et d’aligner ainsi son statut sur celui du PDG venant de l’extérieur. LE PRÉSIDENT PASCAL CLÉMENT : Il s’agirait en quelque sorte d’un golden hello. M. PIERRE BILGER : Oui. D’ailleurs, le président qui quitte son entreprise pour une autre, bénéficie généralement de conditions intéressantes lors de son départ, n’étant pas nécessairement en conflit avec son ancienne entreprise. Le dernier point que je souhaitais évoquer concerne le processus de fixation des rémunérations, qui est certainement l’aspect le plus important. Personnellement, je suis catégoriquement opposé à l’idée de confier à 319 BilgerBAt 320 11/05/04 9:44 Page 320 QUATRE MILLIONS D’EUROS l’assemblée générale le soin de fixer les niveaux de rémunération d’un PDG, voire d’intervenir dans la fixation de celle-ci. En effet, tout comme le Parlement britannique, le conseil d’administration à la française n’a qu’un seul vrai pouvoir ; celui du Parlement britannique est de pouvoir révoquer le Premier ministre ; celui du conseil d’administration en France, en dehors de son pouvoir de surveillance et de contrôle, d’ailleurs très dépendant des informations que lui fournit le président, c’est de nommer, révoquer et recruter le président. Si le conseil d’administration n’a pas la responsabilité ultime en matière de fixation de rémunération, ce pouvoir en est totalement altéré. Il est impossible, pour un conseil, de recruter un PDG de talent s’il n’est pas en état de négocier avec lui de manière définitive les termes de sa rémunération. La contrepartie de ce pouvoir absolu, c’est la transparence totale. À cet égard, je fais une petite suggestion, qui n’a aucun caractère législatif mais plutôt pratique. À l’heure actuelle, l’information sur les rémunérations figure dans le rapport de gestion, publié sous la responsabilité du management de la société. Dans la mesure où cette question fait l’objet de suspicions multiples et revêt une portée importante, je suggérerais que cette information figure dans une note comptable élaborée par les commissaires aux comptes. Sous leur responsabilité, ils garantiraient ainsi de manière explicite que la totalité des éléments de cette rémunération est bien reflétée dans le rapport annuel. Par ailleurs, il serait normal que le conseil d’administration publie chaque année, également dans le cadre du rapport annuel, un bref rapport complémentaire dans lequel seraient exposées les raisons pour lesquelles les membres du conseil ont décidé d’augmenter la rémunération du dirigeant, de lui donner un bonus ou de lui attribuer telle indemnité ou tel avantage en nature. Je ferai une dernière suggestion très personnelle. Il se trouve que, de par mes fonctions de président pendant douze ans, j’ai eu l’occasion de pratiquer nombre de systèmes de commandement des entreprises. L’équation à résoudre est contradictoire: d’une part, les dirigeants doivent être à la fois motivés et sûrs de leur avenir; d’autre part, les conseils d’administration doivent avoir la possibilité de réévaluer en permanence les performances de leur président. À cet égard, il me semble que le système allemand de contrat à durée et rémuné- BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 321 ANNEXES ration déterminées est une manière de résoudre cette équation. Ainsi, en Allemagne, un dirigeant de directoire est recruté pour cinq ans sur la base d’un contrat, avec une rémunération fixée pour les cinq ans, qui peut être assortie d’un bonus. À l’issue du contrat, il est soumis à réélection. C’est là le point important. Le fait, pour le conseil, d’être obligé de se prononcer explicitement sur la prolongation du contrat n’est pas la même chose que d’être obligé de prendre l’initiative de sanctionner. Je précise enfin que, dans ce système, si le Conseil de surveillance décide de se débarrasser du PDG en poste, ce dernier conserve le bénéfice de son contrat, ce qui règle le problème des indemnités. LE PRÉSIDENT PASCAL CLÉMENT : S’agissant de vos indemnités de départ, le mode de calcul en était-il prévu ab initio ou au moment du départ ? Le comité des rémunérations qui a calculé cette indemnité a-t-il fait appel à des consultants extérieurs ? Vous savez que le rapport du comité d’éthique du MEDEF parle d’équilibre entre la rémunération et les performances. Ce qui a choqué dans votre cas, ce n’est peut-être pas tant le montant, que cette connexion entre indemnité et performance. Peut-on verser une indemnité au dirigeant qui quitte une entreprise qui se porte très mal, ce qui était le cas ? Sous cet aspect, on peut se demander si les membres du conseil d’administration ont joué leur rôle d’avertissement : comment, en termes de gouvernance, certains administrateurs en sont-ils arrivés à cette « surprise » publique de constater brutalement une situation qu’ils auraient dû voir venir ? La possibilité d’être mis en cause pour complicité d’abus de biens sociaux a-t-elle influencé votre décision ? M. PIERRE BILGER : Les conditions financières de mon départ étaient fixées ab initio. En février 1999, quand le conseil d’administration a validé le contrat d’origine, ils l’ont fait en toute connaissance des termes. La décision de me verser une indemnité n’a pas été prise à la sauvette ou négociée sous la pression. Les membres du conseil ont eu à décider s’ils appliquaient le contrat ou non, mais ils n’ont subi aucune pression de ma part et savaient très bien que je n’engagerais aucune action contentieuse. Dès lors que le 321 BilgerBAt 322 11/05/04 9:44 Page 322 QUATRE MILLIONS D’EUROS sujet portait sur l’opportunité de me donner ou non une indemnité, le conseil n’a pas eu besoin de consultants. En revanche, ils ont consulté des juristes à l’intérieur et à l’extérieur de la société pour s’assurer de la rectitude du mécanisme. En ce qui concerne le lien entre rémunération et performance, j’ai quelques difficultés à vous répondre, car cette mission n’a pas pour objet de discuter la situation d’Alstom. Je crois d’ailleurs que moins on parle d’Alstom et mieux ce sera dans les mois qui viennent, dans la mesure où, à Bruxelles, notamment, et chez un certain nombre de concurrents, on est à l’affût de tout élément qui pourrait affaiblir cette grande entreprise française. Je me suis interdit, depuis neuf mois, de m’exprimer sur la situation d’Alstom et sur ma performance passée. Cela ne signifie pas que je n’ai rien à dire. Tout d’abord, je tiens à souligner que je soutiens totalement l’action de l’actuel PDG d’Alstom. Par ailleurs, j’aurais beaucoup à dire sur cette « surprise » qui aurait été celle, selon vous, de certains administrateurs ou des banques et sur les informations erronées qui sont propagées, y compris des erreurs extraordinairement grossières. J’accepte cependant tout à fait de reconnaître que, dans les deux dernières années, les performances objectives de l’entreprise se sont considérablement dégradées. Les raisons de cette dégradation tiennent, dans une large mesure, à des facteurs externes, ce qui, je le précise, n’exonère en rien ma responsabilité : je suis responsable des douze années pendant lesquelles j’ai été à la tête d’Alstom, pour le meilleur et pour le pire. Nous avons accompli beaucoup de choses positives pendant ces douze ans, mais nous avons malheureusement aussi connu des heures difficiles, en particulier dans la dernière période. Je suis responsable et c’est pourquoi, lorsque le conseil d’administration et le comité des rémunérations de l’époque ont considéré qu’en supprimant le bonus et les stock options, ils tiraient les conséquences de la dégradation de la performance, j’ai accepté leurs décisions. Fallait-il aller au-delà et supprimer toute indemnité de départ ? Je vous ai expliqué tout à l’heure les raisons qui les ont conduits, me semble-t-il, à prendre une position différente de l’accord initial. C’est une question de jugement et BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 323 ANNEXES d’appréciation, mais, néanmoins, in fine, comme vous l’avez constaté, j’ai renoncé à cette indemnité. M. ALAIN MARSAUD : Votre proposition, qui rentre plus dans le cadre de notre mission sur la gouvernance, de soumettre à réélection les mandataires sociaux n’est pas sans intérêt, tant s’en faut, et pourrait retenir l’attention des législateurs que nous sommes. Je voudrais vous poser une question, dont je n’ignore pas la dimension très personnelle et à laquelle vous pouvez refuser de répondre. En renonçant à vos indemnités, n’avez-vous pas pris en considération le danger lié à l’abus de biens sociaux ? Par ailleurs, les motivations de votre décision de rendre l’indemnité n’auraient-elles pas été dictées par des considérations que je qualifierais de religieuses ou de philosophiques ? Vous avez tout à l’heure évoqué la problématique de la transparence des rémunérations et fait différentes propositions concrètes à cet égard. Pour ma part, je me demande si l’AMF récemment créée par la loi, dont on ne sait pas trop ce qu’elle aura à faire, ne pourrait pas avoir pour mission de publier annuellement, ou bi-annuellement, l’état exact des rémunérations des dirigeants sociaux, dans tous leurs détails, des grandes sociétés cotées ? On pourrait même envisager de mettre à disposition cette information sur un site Internet, qui serait le site de l’AMF. Ainsi un actionnaire, à n’importe quel endroit du monde, avant de se décider à investir dans une société, pourrait connaître l’état de la rémunération de son dirigeant. M. MICHEL PIRON : D’aucuns parleront peut-être de naïveté, mais j’ai été sensible à votre geste. Aussi souhaiterais-je que vous en réaffirmiez les raisons profondes. Par ailleurs, vous nous avez indiqué que, compte tenu de la dégradation de la situation de l’entreprise, l’abandon du bonus vous semblait justifié. S’agissant des stock options, vous avez également indiqué qu’il vous paraissait, compte tenu du contexte, et peut-être aussi pour des raisons de communication interne, important de les abandonner. Faut-il, selon vous, en faire une règle générale ? En cas de dichotomie entre rémunérations et résultats, n’y aurait-il pas lieu d’envisager la suppression systématique des stock options ? 323 BilgerBAt 324 11/05/04 9:44 Page 324 QUATRE MILLIONS D’EUROS M. CHRISTOPHE CARESCHE : Comment votre geste a-t-il été perçu par vos pairs ? Avez-vous eu, en retour, des réactions, des commentaires, des observations, voire des réprobations de leur part ? De fait, votre geste ne va pas de soi, loin s’en faut. Vous avez dit qu’elle avait été inspirée par la perception d’un déséquilibre entre les sommes considérées et la réalité sociale vécue par nos compatriotes. Par ailleurs, vous avez soumis à la mission une série de propositions que je trouve très intéressantes et qui pourraient sans doute permettre d’avancer, même si je suis conscient qu’en la matière, toute la difficulté tient à l’application concrète des dispositions qui existent d’ores et déjà, notamment sur la transparence des rémunérations. Je rappelle à cet égard qu’environ 40 % des entreprises cotées ne respectent pas l’obligation légale de transparence des rémunérations. Comment, dès lors, garantir l’application de la règle ? M. XAVIER DE ROUX : Il ne faut pas perdre de vue que, si nous sommes ici, ce n’est pas par curiosité pour le montant de la rémunération des dirigeants d’entreprise, mais parce qu’il est apparu qu’il pouvait y avoir une contradiction forte sur les conditions de la rémunération des dirigeants et la situation de l’entreprise. Le but de cette mission est de déterminer comment, dans les entreprises cotées, protéger non seulement l’actionnaire ou le partenaire public, mais aussi les salariés de l’entreprise qui, en cas de difficultés, ont à faire face à des plans sociaux extrêmement coûteux pour leur avenir. L’entreprise est un tout. Nous sommes sortis du capitalisme du XIXe siècle et, si nous voulons que l’entreprise reste cette entité cohérente, doit être respecté un certain nombre de règles de solidarité. Figure parmi elles le lien entre rémunération et efficacité du dirigeant de l’entreprise. À la question du président Clément concernant le rôle de l’assemblée générale en matière de fixation des rémunérations, vous avez répondu par un non catégorique. Vous avez indiqué, que pour être efficace, le conseil d’administration devrait prendre des décisions en toute indépendance. Pensez-vous que les conseils d’administration, tels qu’ils fonctionnent actuellement en France dans les grandes sociétés, exercent toute leur responsabilité de façon réellement indépendante, notamment vis-à-vis du marché des chefs d’entreprise, dans la mesure où ces conseils sont égale- BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 325 ANNEXES ment composés de personnes qui interviennent sur ce marché ? Par ailleurs, l’avis conforme de l’assemblée générale n’aurait-il pas pour effet de dépassionner totalement la discussion ? En effet, pour le non-initié, il n’est pas aisé de voir clair dans la rémunération des dirigeants, répartie à plusieurs endroits du rapport annuel. L’assemblée générale n’a-t-elle pas d’autant plus un rôle à jouer si le commissaire aux comptes lui soumet une note comptable sur le sujet ? M. PIERRE BILGER : La question d’une éventuelle complicité d’abus de bien social ne m’a absolument pas traversé l’esprit. Je ne suis pas un juriste professionnel, mais je ne m’imagine pas une seconde que la situation dont nous discutons puisse donner lieu à une telle préoccupation. Quel rôle ont joué mes convictions personnelles dans ma décision ? Il est certain que l’individu est unique et que toute décision qu’il prend est influencée par un ensemble des paramètres. Même si je trouve bizarre qu’en permanence soit accolée à mon nom l’étiquette de « catholique pratiquant », que je ne récuse en rien et que j’assume totalement, il est certain que cela a dû jouer un rôle dans ma décision. Je l’ai traduit par cette expression, « l’honneur », qui fait un peu vieillot… Mais il est important pour moi que je puisse me regarder dans la glace. M. ALAIN MARSAUD : Morale chrétienne ? M. PIERRE BILGER : Oui, si vous voulez. Mais je pense que des non chrétiens pourraient tout à fait avoir la même démarche avec d’autres conceptions. Cela n’a rien à voir avec la religion. Je suis opposé à la généralisation de la pratique qui consisterait à supprimer les stock options déjà attribuées quand l’entreprise est en difficulté. Au sein d’Alstom, il était de règle que, quand un salarié quittait l’entreprise, les stock options qu’il possédait étaient annulées. Mais le PDG avait la liberté de proposer au comité de nomination et de rémunération de les maintenir dans des cas exceptionnels. Il peut arriver, en certaines circonstances, que le départ d’un dirigeant d’entreprise se fasse en harmonie totale ; dans ce cas, maintenir ses stock options est un moyen de 325 BilgerBAt 326 11/05/04 9:44 Page 326 QUATRE MILLIONS D’EUROS régler intelligemment son départ. Pour être tout à fait transparent vis-à-vis de vous, j’ajouterai que la suppression de mes propres stock options ne répondait pas, au départ, à mes vœux. J’étais choqué par l’idée que me soit supprimé cet avantage, alors que j’avais passé douze ans dans cette entreprise. Quelles ont été les réactions de mes pairs ? Honnêtement, je n’ai pas fait de sondages. J’ai reçu de collègues que je ne nommerai pas des mots très gentils à la suite de cette affaire. Sans en avoir été informé par courrier, je crois savoir que d’autres ont trouvé sans doute cela moins brillant et ont jugé que ce n’était pas une réaction très appropriée. J’ignorais que 40 % des entreprises ne respectaient pas l’obligation légale de publicité des rémunérations. Il me semble que ma proposition de confier aux commissaires aux comptes, dans l’exercice normal de leur audit, le soin de présenter la rémunération des dirigeants dans les notes comptables, et non pas dans un rapport spécial, apporte une réponse. Ce serait une manière intelligente de faire respecter cette prescription légale. Pour en revenir à la question du lien entre performance de l’entreprise et octroi d’une indemnité de départ, c’est un sujet compliqué : certains présidents partent lorsque la situation est difficile, tandis que d’autres, au contraire, restent et la redressent. Personne ne sait ce qui se serait passé si le dirigeant était resté. Par conséquent, l’amalgame et le jugement instantanés que l’on ferait à un instant t, entre la performance de l’entreprise et le sort réservé au dirigeant, sauf en cas de faute professionnelle avérée, sont un point délicat. Je ne voudrais pas être à la place de ceux qui seraient chargés de juger, en toute honnêteté, de ce lien. Pour en revenir au cas précis d’Alstom, je me dois de rappeler que les adaptations d’effectifs d’Alstom ne sont pas le résultat de la crise financière, mais de l’évolution du marché de la production d’énergie. Elles sont antérieures à la crise financière récente ; il est à craindre qu’elles ne se poursuivent un certain temps. N’y aurait-il pas eu de crise financière que malheureusement, des plans sociaux auraient néanmoins eu lieu. En effet, quand un marché s’effondre de 30 %, l’entreprise est obligée de s’adapter. Quant à la crise financière actuelle, sa cause principale est le sinistre qu’ont connu les turbines à gaz de grande puissance. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 327 ANNEXES En ce qui concerne le rôle des conseils d’administration, je ne peux pas témoigner pour l’ensemble des conseils de la place, n’ayant été membre que de trois d’entre eux. Néanmoins, leur fonctionnement me semble être dans une phase de transition et de changement. Les diverses dispositions législatives qui ont été introduites dans notre droit, notamment en matière de transparence des rémunérations, ainsi que le mouvement général d’interrogation et d’interpellation, par l’opinion, des modalités de fonctionnement des entreprises, ont déclenché un réel mouvement de changement au sein des conseils d’administration, en France et à l’étranger. Il serait dommage de ne pas laisser à ce mouvement la possibilité de s’épanouir de manière spontanée. De plus en plus, les dirigeants sont conscients de leur responsabilité, les membres des conseils d’administration s’expriment. Je peux vous certifier qu’au sein d’Alstom, depuis 1998 jusqu’à mon départ – et je suis convaincu que cela continue maintenant – les discussions étaient sérieuses et nourries. Bien au-delà de la simple information, les décisions du président étaient contestées et discutées. Je pourrais énumérer un certain nombre de décisions qui ont été modifiées à l’issue des conseils d’administration, voire abandonnées. À mon sens, il serait dommage d’encadrer à l’excès ce mouvement qui est en route. Il faut le suivre, l’observer, analyser ses résultats et lui donner, de temps à autre, quelques impulsions. Je suis convaincu que les membres de conseils exerceront de plus en plus sérieusement leurs responsabilités. 327 BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 329 ANNEXE II LEGION D’HONNEUR 77 18 Septembre 2002 Madame la Ministre, Mesdames, Messieurs, Chers amis, Pourquoi le cacher ? Je suis extrêmement sensible à l’honneur qui m’est fait aujourd’hui. Je sais qu’il est parfois de bon ton de traiter les décorations comme des hochets qui ne justifieraient que l’humour ou la dérision. Pour ma part, c’est la fierté que m’inspire cette distinction. D’abord parce qu’une ministre de la République a pris la peine de distraire de son agenda le temps nécessaire pour venir dire ici ce soir ce qu’elle pensait de mon parcours humain et professionnel d’une manière à l’évidence excessivement élogieuse. J’y suis d’autant plus sensible que ce ministre incarne trois causes, à mes yeux, essentielles, la liberté – souvenons-nous de son combat pour la liberté de l’enseignement –, l’Europe – elle a présidé son Parlement –, et maintenant l’industrie – elle en a la charge. 77. « Réponse » prononcée à l’occasion de la remise de la rosette d’officier de la Légion d’honneur par madame Nicole Fontaine, ministre de l’Industrie, au Pré Catelan à Paris. BilgerBAt 330 11/05/04 9:44 Page 330 QUATRE MILLIONS D’EUROS Merci, Madame la Ministre, pour ce geste qui venant de vous me touche profondément. Mais j’ai une autre raison de me sentir profondément honoré. La République, aujourd’hui, reconnaît solennellement mes mérites. Or c’est la République qui a fait de moi ce que je suis. En m’offrant une éducation de luxe à l’École nationale d’administration, poursuivie pendant quatre années de tournée à l’Inspection générale des finances. En m’assignant à moins de trente ans des missions importantes, par exemple sur la mensualisation de l’impôt sur le revenu ou sur la réforme de la fiscalité foncière. Et en me confiant des responsabilités significatives au sein du dispositif budgétaire de l’État entre trente et quarante ans. Ces quinze premières années de vie professionnelle sans compter les années d’apprentissage ont été intenses et exaltantes. J’y ai rencontré des hommes exceptionnels à tous les niveaux de responsabilité, ayant servi pas moins de sept ministres ou secrétaires d’État et de nombreux hauts fonctionnaires. Je ne citerai que deux d’entre eux qui m’ont marqué pour la vie, Renaud de la Génière, directeur du Budget, aujourd’hui disparu, et Raymond Barre, Premier ministre. Notamment, grâce à eux, j’ai conservé de cette période, le respect de l’État et, je l’espère, le sens de l’intérêt général. Vingt autres années ont suivi à la CGE avant qu’elle ne devienne Alcatel, à Alsthom avec un H, à Gec Alsthom et à Alstom sans H. Là aussi, ce qui reste d’abord dans la mémoire, ce sont les hommes, Georges Pébereau qui m’a recruté et éduqué à l’industrie, Jean-Pierre Desgeorges qui m’a choisi et promu et Lord Weinstock, récemment disparu, qui m’a beaucoup appris, et combien d’autres collègues, Paul Combeau, Jim Cronin ou Jacques Strack – lui aussi disparu, trop tôt –, sans parler de tous les autres qui comprendront que je ne puisse les citer. Les hommes, oui ! Mais aussi l’aventure, la grande aventure industrielle européenne. Quelle chance j’ai eue, avec tous ceux que j’ai nommés ou que je n’ai pas nommés, de participer à la construction du spécialiste global des infrastructures pour l’énergie et le transport qu’est devenu Alstom. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 331 ANNEXES Français, puis européen, européen, puis mondial, sans renier aucune de ses racines. Acte fondateur, le 23 décembre 1988, l’accord créant Gec Alsthom, puis toutes les étapes qui ont progressivement construit l’Alstom d’aujourd’hui : AEG Kanis, EVT, AEG T&D, Fiat Ferroviaria, Cegelec, ABB Power et beaucoup d’autres. Bien sûr, nous avons eu des difficultés et nous en avons et en aurons d’autres encore. Mais Alstom, aujourd’hui est numéro deux ou trois mondial dans chacun de ses quatre domaines d’activité, production d’énergie, transmission et distribution, transport et marine. Alstom est présent industriellement et commercialement de manière équilibrée sur l’ensemble de la planète. Et Alstom est à l’avant-garde des technologies sur l’ensemble de ses activités. Au total, plus de 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires, plus de 110 000 employés dans le monde dont 23 % en France alors que nos ventes n’y représentent que 8 %. Voilà ce que tous ensemble nous avons construit, voilà la base à partir de laquelle doivent maintenant se déployer plus d’excellence et de performance opérationnelles ! C’est le défi de maintenant que nous allons relever comme nous avons su relever celui de la conquête. Pourquoi cette confiance ? À cause des hommes, j’y reviens, à cause de l’expérience que nous avons acquise, grâce à cette entreprise d’un nouveau type que nous avons construite. Peu de gens sensés croyaient en 1989 que notre entreprise commune franco-britannique pourrait survivre. Et pourtant elle a survécu ! Et mieux encore elle s’est transformée en une entreprise multidomestique et multiculturelle, d’abord européenne, puis mondiale. Ce succès, nous le devons à certains choix d’organisation, faits dès l’origine, et qui nous ont différenciés d’expériences similaires, à l’objectivité absolue des processus de décision industriels, à l’exploitation des différences pour stimuler le progrès et au respect de l’autre érigé en principe de fonctionnement. Bien sûr, tout n’a pas été parfait, mais les intentions étaient nobles et ce qui a été accompli demeurera. 331 BilgerBAt 332 11/05/04 9:44 Page 332 QUATRE MILLIONS D’EUROS Vous l’avez deviné, ces quinze années de service public et ces vingt années d’industrie stimulantes et exaltantes, je ne vois pas contre quoi j’aurais voulu les échanger. Mais, me direz-vous, vous ne parlez que de votre activité professionnelle, n’y a-t-il rien eu d’autre dans votre vie ? En effet, comment pourraisje oublier l’essentiel, ma famille, ma mère, disparue maintenant, qui plus que tous aurait apprécié ce jour, tous les miens, ma sœur, Marie Christine, mes frères, François et Philippe, mes cinq enfants et mes deux gendres, mes six petits-enfants 78 et Éliane, ma femme, sans qui rien n’aurait été possible. Tous, je les remercie du fond du cœur devant vous ce soir pour avoir contribué chacun à leur façon à ce parcours. Deux choses encore m’ont soutenu : ma foi catholique, mais cela, je n’en parlerai pas davantage ce soir, mais aussi une conviction fondamentale : il n’y a pas d’avenir pour ce pays, il n’y a pas d’avenir pour nos enfants si la France que j’aime ne se transcende pas de manière décisive dans une Union européenne, organisée, prospère et puissante. Cela, j’aimerais le voir et, pourquoi pas, y contribuer modestement dans les années qui viennent. Pour conclure je voudrais soumettre à votre méditation deux « propos » d’O.L.Barenton, confiseur, qui sont parvenus jusqu’à nous grâce à Auguste Detoeuf, l’un de mes éminents prédécesseurs à la tête d’Alstom qu’il a dirigé de 1928 jusqu’en 1940 79. Le premier qui rappellera, notamment à l’usage de mes petits-enfants, ce qui est essentiel dans la vie d’un industriel : « On peut réussir dans l’industrie par intelligence, par habileté ou par hasard. Mais on ne réussit pas sans travail. Tous les grands maîtres de l’industrie ne sont pas intelligents ; tous ne sont pas habiles ; tous ne sont pas veinards – mais tous sont de grands travailleurs. » 78. Devenus sept depuis lors. 79. Et qui, par le plus bizarre des hasards, s’est révélé être le grand-oncle de l’un de mes gendres. BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 333 ANNEXES Le second de ces propos vise à réconforter certains d’entre nous au moment où se termine ce discours : « On rencontre quelquefois dans les affaires des gens qui ne sont pas officiers de la Légion d’honneur. Il ne faut pas les mépriser ; ils le deviendront. » Merci, Madame la Ministre, pour m’avoir permis de revenir devant vous, d’une manière inhabituellement extrovertie, sur ces années que la distinction que vous m’avez remise, récompense. Merci, chers amis, pour m’avoir écouté patiemment et, pour conclure, laissez-moi vous encourager très amicalement à me faire le plaisir de boire – sans trop de modération – à ma santé. Merci à tous ! 333 BilgerBAt 11/05/04 9:44 Page 335 ISBN : 2-8494-1008-X 966 197 8