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AVERTISSEMENT
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QUATRE MILLIONS D’EUROS
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PIERRE BILGER
QUATRE MILLIONS D’EUROS
Le prix de ma liberté
5, rue Royale 75008 Paris
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© Bourin Éditeur, 2004
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À Éliane
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SOMMAIRE
OUVERTURE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
FIN DE PARTIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
ÉPREUVES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
ORIGINES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
À L’OMBRE DU POUVOIR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
APPRENTISSAGES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137
GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
ALSTOM : UNE BELLE AMBITION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213
ALSTOM : LA CRISE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259
FINAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 301
ANNEXES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 309
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« Il ne faut jamais oublier de prévoir l’imprévu. »
Auguste Detoeuf 1
« Il y a des jours où il faut distribuer son mépris
avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux. »
François René de Chateaubriand
1. Auteur des Propos de O.L. Barenton Confiseur et fondateur d’Alsthom en
1928, Auguste Detoeuf en a été l’administrateur délégué, puis le vice-président, jusqu’en 1940.
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OUVERTURE
ÉCRIT-ON POUR SOI-MÊME ou pour les autres, les lecteurs, « virtuels » en
l’espèce ? C’est la question que je me pose alors qu’après avoir quitté
mes fonctions de directeur général d’Alstom le 1er janvier 2003 et
celle de président du conseil d’administration le 11 mars 2003, je me
dis que, décidément, je ne peux pas m’installer dans l’oisiveté et que,
pour y échapper, je ne vois d’autre solution, au moins à court terme,
que de prendre la plume. Si je ne songe qu’à satisfaire ces hypothétiques lecteurs, je n’irai pas très loin dans mes efforts. Comment
pourrais-je considérer que mon existence professionnelle, faite de
quinze ans de service de l’État et de plus de vingt ans d’industrie,
puisse susciter l’intérêt d’autrui ? Il y a tellement d’expériences
analogues dont il a été rendu compte dans des mémoires, des entretiens ou des articles de journaux ou de revues.
De surcroît, bien qu’ayant désormais des loisirs, je me souviens
du conseil d’Auguste Detoeuf selon lequel « un véritable homme
d’affaires ne perd pas son temps à écrire des pensées sur les affaires ».
Pourtant j’éprouve le besoin de m’expliquer. Essentiellement parce
que je ressens, à tort ou à raison, que mon ou mes expériences ont eu
un caractère singulier, original et aussi inachevé, et que le fait d’en
rendre compte par écrit mettra fin au sentiment de frustration que les
circonstances de mon départ, jour après jour, ont alimenté et amplifié.
Je me dis aussi que tous ceux que j’ai rencontrés et appréciés au
cours de cette longue vie professionnelle, collègues, collaborateurs,
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amis de Rivoli, de la CGE, d’Alsthom, de Gec Alsthom et enfin
d’Alstom trouveront intérêt à connaître ma version de ce parcours
alors que les médias l’ont obscurci et travesti.
Cependant qu’ils n’attendent pas de moi de faire œuvre d’historien, d’économiste, de comptable, d’analyste financier ou de théoricien du management. Ce que je leur propose, c’est de suivre un
homme qui se veut libre et responsable dans une approche subjective et impressionniste d’un itinéraire individuel atypique de l’autre
siècle.
Les Romains avaient coutume de dire « qu’il est peu de distance
de la roche Tarpéienne au Capitole »2 . Bien des hommes illustres ont
eu l’occasion de vérifier cette assertion. À mon tour, toutes proportions gardées, j’aurai connu et le Capitole et la roche Tarpéienne. J’ai
connu le pouvoir, le succès et la considération au service de l’État et
à la tête d’une grande entreprise multinationale et j’ai connu l’échec,
la disgrâce, l’épreuve judiciaire et le lynchage médiatique. Du jour au
lendemain, on peut être aux yeux des puissants comme des gens
ordinaires, le chef respecté et quasi infaillible et « ce maudit animal,
ce pelé, ce galeux, d’où vient tout le mal 3 ».
Les étapes contrastées qui se sont ainsi succédé ne trouvent leur
sens et leur cohérence que dans l’enchevêtrement chronologique
d’expériences et de circonstances qui, avec le recul, sont devenues
indissociables. Je crois néanmoins préférable de commencer par la
fin afin de retrouver, avant toute chose, le regard serein indispensable pour raconter sans amertume mon existence.
2. Mirabeau, Discours, 22 mai 1790.
3. Jean de La Fontaine.
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FIN DE PARTIE
LA DERNIÈRE MATINÉE
MARDI 11 MARS 2003, 10 h 55. Je suis sur le palier du septième étage
du 25 avenue Kléber. Nous avons traversé la rue un peu moins de
quatre ans auparavant pour occuper en location cet immeuble transparent et fonctionnel qui a succédé à la forteresse du 38. Alsthom
avec un H a construit cette dernière dans les années trente, mais en
a transféré la propriété à Alcatel au moment de la formation de Gec
Alsthom en 1989. Un soleil printanier éclaire les boiseries blondes
que nous avons choisies pour réchauffer la fonctionnalité des lieux.
J’attends que le comité des nominations et des rémunérations que
préside Sir William Purves – Willie pour ses collègues – ait achevé
de siéger pour que nous rejoignions ensemble la salle où se réunit le
conseil d’administration au huitième étage, en principe à onze
heures.
De l’ascenseur sort Jean-Paul Béchat qui n’est plus membre du
comité, mais qui fait étape au septième avant de rejoindre le conseil.
Nous nous saluons. Il me dit : « La situation est grave. » Je le sais ! Et
il ajoute sans intention maligne : « Le mieux que vous ayez à faire,
c’est de vous faire oublier ! » Certes, mais est-ce vraiment aussi
simple ? Il poursuit sa route vers le huitième étage.
Willie – un Écossais qui, à la tête de la Hong Kong and Shanghai
Banking Corporation Limited pendant plus de vingt ans, a fait de
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cette banque ce qu’elle est devenue – sort de la petite salle du comité
et me suggère quelques instants d’entretien dans le bureau de
passage que j’occupe au même étage. J’ai en effet laissé l’usage de
mon ancien bureau à Patrick Kron dès sa nomination comme directeur général le 1er janvier précédent.
Willie m’informe que, à son grand regret, le comité me refuse le
maintien du bénéfice des options de souscription d’actions, point qui
a été oublié de part et d’autre lors du règlement des modalités de
mon départ à la fin de 2002. L’effet concret est limité, tant les conditions et les prix d’exercice de ces options, en particulier sous
l’influence de mon interlocuteur, sont strictes, même si la période de
huit ans qui reste à courir pour celles dont le prix d’exercice est le
plus faible peut laisser un espoir.
Néanmoins, sur le moment, cette ultime et inhabituelle décision,
même si elle ne constitue pas une surprise pour moi, me blesse
profondément et me laisse un goût amer en raison non de la perte
d’un avantage, mais de la volonté de rupture et de séparation qu’elle
semble traduire entre le conseil d’administration de l’entreprise et le
président-directeur général qui part. Après avoir dirigé pendant
douze ans cette entreprise, je me sens brutalement rejeté dans les
oubliettes de l’histoire et, en quelque sorte, interdit de m’intéresser à
Alstom.
Je réconforte néanmoins Willie en lui disant que je sais qu’il n’est
pas à l’origine de cette décision. Nous rejoignons ensemble la salle
du conseil.
J’ouvre la séance que je préside encore et procède aux formalités,
approbation du procès-verbal de la séance précédente, rapport de
Willie au nom du comité des rémunérations et des nominations qui
accepte ma proposition de quitter mes fonctions de président avant le
31 décembre 2003 au motif que, « dans les circonstances présentes, il
serait préférable de donner à Patrick Kron pleine autorité, responsabilité et visibilité pour agir au nom de la Compagnie », acceptation de
ma double démission comme président et comme administrateur et
nomination de Patrick Kron comme président.
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FIN DE PARTIE
Willie prend la parole pour rendre hommage au travail que j’ai
accompli et pour me remercier de l’esprit de coopération dont j’ai fait
preuve depuis le moment où mon départ a été décidé, notamment
pour le choix de mon successeur. Patrick Kron y ajoute quelques
mots sympathiques pour souligner qu’il n’a pas demandé mon départ
anticipé, et pour rappeler la force de mon engagement au service de
l’entreprise, thème qu’il reprendra dans le communiqué 4 qu’il publie
le lendemain aux côtés du mien 5 pour saluer mon départ avec une
élégance ignorée par la presse, mais appréciée par les employés
d’Alstom.
J’écris tout cela de mémoire, car je n’ai jamais reçu le procèsverbal de cette dernière séance du conseil à laquelle j’ai participé
brièvement et je ne sais donc pas ce que mes deux anciens collègues
ont voulu laisser comme traces écrites de leurs interventions, ni ce
que les autres ont voulu ou pu dire après mon départ.
4. Extrait du communiqué du 12 mars 2003 : Patrick Kron a déclaré : « Pierre Bilger
a fait d’Alstom un des leaders mondiaux sur le marché des infrastructures pour
l’énergie et le transport. Sous sa présidence, la société a enregistré de nombreux
succès industriels et commerciaux dans le monde entier et s’est construit une
solide réputation d’innovation. Avec les membres du conseil d’administration et
l’ensemble des collaborateurs de la société, je rends hommage à Pierre pour son
engagement. » Patrick Kron aurait pu se taire ou faire moins ; il n’aurait pas pu faire
plus ! Ce geste confirme, s’il en est besoin, la qualité de l’homme.
5. Extrait du communiqué du 12 mars 2003 : Pierre Bilger a déclaré : « Depuis près
de trois mois, Patrick Kron a pris en mains avec énergie et détermination la
conduite opérationnelle d’Alstom en tant que directeur général. Prolonger davantage la période de transition n’est donc pas nécessaire. Dans un souci de clarté et
d’efficacité, j’ai donc proposé au conseil d’administration, qui l’a accepté, qu’il en
devienne également, et dès à présent, le président. Au moment de quitter définitivement cette entreprise que j’ai dirigée pendant douze ans, je suis convaincu que
sous la direction de Patrick Kron, l’exceptionnel potentiel humain, technique et
industriel d’Alstom ainsi que les positions acquises sur l’ensemble des marchés
mondiaux lui permettront de surmonter avec succès ses difficultés actuelles et de
regagner la confiance de ses actionnaires. »
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Ces paroles dites, laissant la place à Patrick Kron, je me lève pour
quitter la séance. Candace Beinecke, la chairwoman de Hughes
Hubbard & Reed, une grande firme d’avocats de New York, que j’ai
fait entrer au conseil deux ans auparavant, suggère, seule à le faire,
que la séance soit suspendue un instant pour que mes désormais
anciens collègues puissent me dire au revoir. Je l’embrasse, elle qui
m’a toujours soutenu avec clairvoyance et efficacité.
Je serre quelques mains et je rejoins au septième étage mes deux
collaborateurs les plus proches des dernières semaines, Jean-Daniel
Lainé, directeur du bureau du président, et Patricia Baillon, la secrétaire que je partage avec lui depuis que Martine Morel, mon assistante de longues années, a quitté le siège, en plein accord avec moi,
à la fin de 2002. Je leur dis au revoir sans autre forme de procès en
percevant leur émotion réelle, mais heureusement contenue. Au rezde-chaussée, je retrouve Francis Chodan, mon fidèle chauffeur, tout
aussi ému, qui est désormais devenu celui de mon successeur et qui
me ramène chez moi.
Rien d’autre. Pas de déjeuner du conseil, pas de déjeuner du
comité exécutif, pas de cocktail de départ, pas de discours, rien. Je
l’aurais souhaité ainsi, si quelqu’un avait proposé autre chose, mais
personne ne l’a fait. Douze années de responsabilité à la tête de cette
entreprise ont ainsi été oblitérées en un instant. Les circonstances
critiques qu’Alstom traverse peuvent à la rigueur justifier cette touche
de discrétion finale. Elle est en tout cas à l’image, chaotique, des deux
années et demie de processus successoral qui ont précédé.
UNE SUCCESSION AU LONG COURS
Tout a commencé trois ans auparavant. Entreprise nouvellement
cotée en Bourse, Alstom, sous mon impulsion autant que sous celle
de Willie qui, depuis le début, préside le comité des nominations et
des rémunérations, a le souci d’opérer en conformité avec la lettre et
l’esprit du gouvernement d’entreprise. Ainsi, dès le départ, les plans
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de succession des membres du comité exécutif sont revus deux fois
par an par ce comité 6.
Dans ce contexte, en juillet 2000, je rencontre pour la première
fois Patrick Kron au cours d’un déjeuner. C’est François Newey, à
l’époque directeur financier d’Alstom, qui a organisé cet entretien au
25 avenue Kléber. Il a connu et apprécié Patrick Kron quand ils
étaient tous deux employés par Péchiney.
Tout de suite l’homme me séduit. J’apprécie son intelligence
aiguë, son engagement pour l’industrie, sa dimension internationale
acquise à travers des positions de responsabilité de longue durée en
Grèce et aux États-Unis et, surtout, ses qualités humaines, que je
pressens, faites de courage et de simplicité.
Je lui offre d’entrer au conseil, ce qu’il accepte d’emblée. Ma
proposition en ce sens est approuvée par l’assemblée générale en
juillet 2001. Mon arrière-pensée est que Patrick Kron pourra être, le
moment venu, un candidat externe à ma succession. Je la partage
uniquement à ce stade avec Willie.
La perspective de mon départ est évoquée pour la première fois
devant le comité de nominations et des rémunérations en
septembre 2000. J’explique à l’instigation de Willie qu’à mon sens une
solution convenable serait que je me retire de la fonction de directeur
6. En fait, ma réflexion personnelle a commencé beaucoup plus tôt. Je retrouve dans
mes notes le commentaire suivant, daté du 15 juillet 1998, trois semaines après la
première cotation d’Alstom : « Il va donc falloir qu’au cours de l’été, je réfléchisse à
tout cela, que je réaligne mes repères et que je définisse un nouveau schéma de
comportement compatible avec cette nouvelle position. Plus de distance, plus
d’autorité, plus de sérénité, plus de vision. Stratégie plus que tactique. Penser aux
hommes, penser au futur. Car j’accède à cette responsabilité ultime alors que les
années commencent à compter. Certes je pourrais imaginer d’avoir sept ans devant
moi jusqu’à soixante-cinq ans, mais je n’imagine pas aller jusqu’au bout de ce
parcours et j’espère au contraire que les circonstances me permettront de prendre
du champ – harmonieusement, c’est-à-dire dans le cadre d’une succession organisée
– avant cette échéance. Il peut paraître paradoxal d’avoir de telles idées en tête au
moment où cette nouvelle période commence à peine. Mais sans doute est-ce la loi
de la vie qu’à peine une page est-elle tournée qu’il faut déjà penser à tourner la
suivante. »
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général après l’assemblée générale de juillet 2003 en restant président
non exécutif jusqu’en 2005.
Cette initiative peut paraître précipitée alors que je viens tout
juste de fêter mes soixante ans, au mois de mai précédent, bien que
j’aie la responsabilité complète de l’entreprise, sous des titres divers,
depuis près de dix ans. En fait, elle résulte de trois éléments convergents.
D’abord mon propre souhait est de ne pas conserver la responsabilité opérationnelle de l’entreprise, en toute hypothèse, jusqu’au terme
de la limite fixée par les statuts, c’est-à-dire soixante-cinq ans. Ensuite
l’influence britannique au sein du conseil (trois administrateurs sur
huit) milite pour une limite d’âge de la fonction exécutive plus précoce
que ce qui se pratique habituellement sur le « continent ». Enfin il y a
le sentiment diffus, non formulé explicitement, mais très présent dans
nos esprits, que l’intérêt de l’entreprise peut rendre nécessaire un
changement avant l’échéance normale à la suite du sinistre de grande
ampleur que nous venons d’identifier en juillet sur les turbines à gaz
de grande puissance, héritées d’ABB quatre mois auparavant.
Quoi qu’il en soit, je commence une réflexion avec le directeur
des ressources humaines, Kees Kruit, un collaborateur néerlandais,
sur les candidatures internes et externes susceptibles d’être envisagées. Nous avons également en tête la nécessité prévisible de
remplacer le président du secteur production d’énergie, Claude
Darmon, qui souhaite faire une offre de rachat du secteur entreprise
que nous avons décidé de céder. Dans ce dernier cas, avec Alexis
Fries, c’est une solution interne qui sera retenue.
Cependant, en novembre 2001, un an plus tard, prenant essentiellement en considération les conséquences de la faillite de notre
client Renaissance qui s’est déclenchée à la fin de septembre à la suite
de la tragédie du 11, le comité des nominations et des rémunérations
sous l’impulsion de Willie propose au conseil d’accélérer et d’élargir
le processus.
À mon propre remplacement comme directeur général s’ajoute
désormais la volonté de recruter un nouveau directeur financier
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pour remplacer François Newey, ceci en dépit de mon opposition. Je
considère en effet que convaincre un directeur financier de qualité de
nous rejoindre sans que soit connu le directeur général auquel il sera
associé relève de la gageure, sauf à retenir la solution interne qui
existe, excellente, mais dont je devine qu’elle sera récusée au motif
qu’elle n’est pas de nature à « satisfaire les marchés ».
En janvier 2002, le comité constate le peu de succès de la
recherche d’un nouveau président. Conscient de la situation critique
dans laquelle se trouve Alstom et de la nécessité d’une action
énergique et continue dans ce contexte, je propose deux options :
soit me prolonger, comme initialement prévu, jusqu’à fin 2003 pour
mener à son terme le plan de redressement, soit me remplacer
immédiatement par une solution interne.
Le comité écarte cette alternative, mais accepte formellement que
les candidatures internes soient sérieusement considérées. Il retient
également, sur ma proposition, Patrick Kron comme une option
externe possible. Il me mandate enfin pour prendre contact avec un
autre candidat externe de grande envergure que j’ai identifié. Celui-ci
examinera sérieusement l’opportunité qui lui est offerte, mais finalement la déclinera, préférant conserver la position qui est la sienne.
Comme je l’ai prévu, la recherche externe du directeur financier
se révèle extrêmement décevante, deux excellents candidats ayant
refusé, notamment pour les raisons que j’ai anticipées. L’opposition à
la candidature interne que je propose demeure. Je ressens que, quelle
que soit l’élégance de François Newey qui sait que son départ est
souhaité, cette situation d’incertitude ne peut durer et risque de
compromettre la présentation et l’exécution de Restore Value, plan de
redressement qui doit être lancé en mars 2002.
C’est alors que je conçois l’idée de faire appel à mon ami, Philippe
Jaffré. Je connais ses talents financiers, pour les avoir appréciés
lorsqu’il a supervisé la privatisation de la CGE à la direction du Trésor
et lorsqu’il a dirigé Elf. J’ai d’ailleurs fait partie du conseil d’administration de cette entreprise. Je sais qu’il n’est que très modérément
occupé par la gestion de son site Internet Stock-options.fr et par
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ZeBank dont il préside le conseil de surveillance et qu’il est en train
de vendre.
Je lui propose, le lundi 12 février au matin, la position de
conseiller du président d’Alstom dans le domaine financier avec la
perspective de prendre, le 1er juillet suivant, celle de directeur financier au terme d’une période de transition avec François Newey.
Le mardi matin, il me confirme son acceptation. Je recherche
l’accord du conseil d’administration que j’obtiens après quelques
péripéties surprenantes, nées de l’incapacité de certains membres à
accepter les explications et justifications données, pour ce qu’elles
sont, lorsqu’elles sont directes et sans malice. Il est évident en effet et
totalement clair avec Philippe Jaffré qu’il ne vient pas m’aider dans
l’intention de me succéder, bien qu’il connaisse, dès le début, la
perspective de mon départ proche.
Enfin, en mai 2002, je soumets au comité et au conseil une candidature interne et celle de Patrick Kron (en son absence). C’est la
seconde qui est retenue avec mon total accord, même si je regrette
que les circonstances aient en fait compromis l’excellente candidature interne.
En juillet 2002, Patrick Kron qui a accepté, entre-temps, d’examiner l’opportunité qui lui est offerte, est interviewé par le comité.
Puis, en compagnie du comité d’audit, pour se faire une idée plus
précise sur le problème que posent les turbines à gaz de grande
puissance GT24/GT26, il participe à une réunion de travail dans
notre usine de Birr en Suisse où elles sont développées et fabriquées.
Un accord définitif est trouvé durant l’été non sans que j’intervienne
pour le faciliter et l’accélérer.
Le 11 septembre 200, le comité et le conseil approuvent le principe
de son recrutement comme directeur général à partir du 1er janvier
2003 et ensuite comme président à partir du 1er janvier 2004, moimême restant président pendant l’année 2003. Cette décision ne peut
être formalisée et annoncée que le 5 novembre 2002 pour laisser à
Patrick Kron le délai nécessaire pour avertir les actionnaires d’Imerys
dont il est encore le président et y organiser sa propre succession.
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Dès sa prise de fonction, le 1er janvier 2003, le nouveau directeur
général exerce immédiatement la totalité de la responsabilité exécutive à laquelle il a eu le temps de se préparer en fait depuis novembre
en circulant librement dans l’entreprise et élabore son plan d’action.
Très vite, la détérioration de la situation des marchés et de la trésorerie d’Alstom ainsi que le contenu de ce plan me convainquent que,
plus que jamais, l’unité de commandement et de responsabilité est
nécessaire pour en assurer le succès. Je propose donc de quitter ma
fonction de président et de la confier à Patrick Kron, en plus de celle
de directeur général, le jour du lancement de ce plan.
Ainsi, deux ans et demi à l’avance, je connais l’échéance probable
de mon départ. Après l’accélération de ce calendrier, que je n’ai pas
souhaitée, j’ai accepté pendant dix-huit mois de diriger Alstom
comme si j’avais l’éternité devant moi. J’ai recherché en fait moimême mon successeur et régler pour un temps la question du directeur financier tout en lançant le plan de redressement et en animant
l’action commerciale et industrielle. Seules, la loyauté à toute épreuve
des équipes d’Alstom et, je l’écris sans fausse modestie, ma propre
abnégation ont permis de gérer convenablement cette situation
complexe.
Rétrospectivement je ne regrette pas le souhait que j’ai formulé de
quitter deux ans avant terme la position de directeur général. Je
demeure en effet convaincu, aujourd’hui comme hier, que les
fonctions de Chief Executive Officer d’un groupe de la taille et de la
complexité d’Alstom ne doivent pas être exercées au-delà d’une
certaine durée (dans mon cas, en définitive, près de douze ans)7. Elles
requièrent en effet des capacités physiques et psychologiques qui se
7. Une étude de Booz Allen Hamilton, publiée en septembre 2002, constate sur la
base d’un échantillon de 2 500 cas de renouvellement de CEO que « entre 1995
et 2001, la longévité moyenne au poste de CEO s’est réduite de 9,5 ans à 7,3 ans »
et que « la performance des CEO est globalement meilleure au cours de la première
moitié de leur mandat, tendance encore plus marquée pour les CEO qui ont été
remerciés en cours de mandat ».
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déploient à leur maximum entre quarante-cinq et soixante ans. En
outre elles ne doivent pas buter sur une date-limite, connue à l’avance
et dès lors propice aux manœuvres et intrigues de succession.
En revanche ce que je regrette, c’est qu’il n’ait pas été possible de
faire le changement un peu plus tôt ou un peu plus tard. En effet, si
tel avait été le cas début 2002, le même responsable aurait conçu et
exécuté de bout en bout le plan Restore Value, indispensable pour
redresser le bilan d’Alstom. Il en aurait été de même si mon remplacement avait été reporté fin 2003. La solution que les circonstances
ont imposée, janvier 2003, complique en effet, pratiquement à partir
de l’été 2002, la mise en œuvre du plan et en particulier de certaines
des initiatives indispensables pour l’adapter à l’évolution des choses,
dès lors qu’elles engagent à l’excès l’avenir, qu’elles concernent les
cessions ou les changements de personnes.
Je rentre donc chez moi sans tambour ni trompettes, avec déjà la
nostalgie de mes douze années d’exercice intense de la responsabilité
de conduire une entreprise mondiale et simplement l’amertume que
suscite en moi l’injustice du destin qui a assombri la dernière
période. Je pense aussi que cette page qui se tourne marque le début
d’une vie paisible et anonyme, rythmée par quelques activités marginales qui me donneront l’illusion que la retraite n’est pas trop rapidement synonyme d’enterrement prématuré. C’est sans compter avec la
justice et les médias.
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LA GARDE À VUE
NAÏVEMENT SANS DOUTE, j’ai longtemps espéré terminer ma vie professionnelle sans faire l’objet ni d’une garde à vue, ni d’une mise en examen,
sentiment qui, rétrospectivement, ne peut apparaître que comme la
confirmation de l’optimisme congénital qui m’a souvent été reproché.
Depuis le moment, en mars 1991, où j’ai pris la responsabilité
d’Alstom, à l’époque Gec Alsthom, je me suis efforcé d’éliminer
toutes les pratiques douteuses que l’histoire de l’entreprise m’a
léguées. Je crois que j’y suis progressivement parvenu.
En outre chaque fois qu’un épisode ancien a attiré l’attention de
la justice en France ou à l’étranger, j’ai donné instruction sans hésitation de coopérer pleinement avec les autorités concernées dans la
transparence la plus complète en essayant néanmoins et souvent
avec succès de les convaincre d’éviter par des initiatives inappropriées d’affaiblir les positions commerciales de l’entreprise.
Enfin, faut-il que je l’écrive, je n’ai jamais utilisé des fonds de l’entreprise à des fins d’enrichissement personnel et j’ai toujours fait sanctionner et, le cas échéant, poursuivre ceux de nos employés, heureusement
peu nombreux, qui s’étaient laissés tenter par de telles facilités.
Cependant, bientôt, à la suite de l’annonce par mon successeur
d’une nouvelle provision exceptionnelle pour les turbines à gaz de
grande puissance GT24/GT26, la presse fait état du dépôt d’une
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plainte contre Alstom, donc notamment contre son président-directeur général précédent et actuel, pour diffusion de « fausses informations », par une association de petits actionnaires.
Je n’ai aucune inquiétude sur le fond. Aussi bien l’établissement
des comptes que la communication financière d’Alstom ont toujours
été d’une rectitude absolue même si, à mon avis, en grande partie à
tort, nous avons pu être taxés parfois de maladresse dans l’expression. En revanche, je crains que, dans le contexte médiatique que
subissent actuellement les entreprises, les autorités et magistrats
concernés n’aient pas la possibilité ou le courage de donner la suite
qui convient à cette démarche, si elle est confirmée, c’est-à-dire un
classement pur et simple, de manière à éviter d’engager l’argent du
contribuable dans une cause sans fondement.
Aussi je m’attends qu’une procédure soit néanmoins initiée tout
en imaginant que, s’agissant d’un débat essentiellement technique,
elle n’impliquera pas nécessairement la mise en branle de tout
l’arsenal policier et judiciaire, mais qu’elle procédera par voie d’auditions et d’analyses de documents.
Le lundi 12 mai 2003, vers sept heures du matin, la sonnerie
d’abord du téléphone mobile que je n’ai pas le temps de décrocher,
puis du téléphone fixe, met fin à cette douce quiétude. Éliane, mon
épouse, et moi venons à peine de nous réveiller dans notre chambre
à la campagne où, pour la première fois, nous prolongeons le weekend, tirant avantage de ma nouvelle situation de retraité. Je pense
que c’est Shaun, notre gendre britannique, qui appelle pour nous
annoncer la naissance de notre septième petit enfant, Camille, qui
est imminente et qui d’ailleurs intervient le lendemain soir.
Mais au bout du fil, il y a un lieutenant de police qui m’annonce
qu’en exécution d’une commission rogatoire, il a mission de perquisitionner mon domicile, qu’en mon absence, il a obtenu du gardien de
l’immeuble, mes numéros de téléphone et que si je peux rejoindre
rapidement Paris, il attendra, avec ses deux collègues, mon arrivée pour
opérer. Deux heures et demie plus tard, je les ai rejoints sans téléphoner
à personne, avocat ou Alstom, dans l’intervalle, comme il l’a souhaité.
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La procédure commence. Je suis convaincu qu’elle concerne la
plainte supposée de l’association des petits actionnaires. On me
détrompe et on m’explique qu’il s’agit de Gec Alsthom Transport, ce
qui, dans l’instant, à la surprise des enquêteurs, n’évoque rien dans
mon esprit. Ce n’est que lorsqu’ils parlent du déménagement du
siège de la division transport à Saint-Ouen en 1994 que mes souvenirs commencent à ressurgir.
Et la perquisition débute. Il n’y a rien à trouver, rien n’est donc
trouvé. L’attention des enquêteurs se concentre sur les relevés de
comptes bancaires et les agendas. Comme je n’ai jamais archivé
d’agendas, même lorsqu’ils sont devenus électroniques dans les
dernières années, ce point est vite réglé.
Beaucoup de temps est consacré à la rédaction du procès-verbal
de perquisition. Puis le lieutenant de police me notifie avec une
certaine solennité que je suis mis en garde à vue, que je peux
réclamer un examen médical, que je peux exiger de voir immédiatement un avocat, que si je ne le fais pas, je peux le réclamer à nouveau
à l’issue de la vingtième heure, puis de la trente sixième heure et que,
tout au long de la garde à vue, je ne serai jamais seul.
Il est précisé qu’Éliane est libre de ses mouvements et peut
contacter qui elle juge utile et se préoccuper d’un avocat. Le lieutenant de police lui donne son numéro de téléphone pour qu’elle
puisse l’appeler pour se renseigner sur l’avancement de la procédure.
N’emportant avec moi que ma carte d’identité et 70 euros et
chaussé de mocassins pour éviter d’être privé de lacets, j’accompagne
les trois enquêteurs dans leur 206 jusqu’au 122 rue du Château des
Rentiers dans le treizième arrondissement où est situé le siège de la
brigade financière. J’ai oublié à quel étage se trouve le bureau dans
lequel je suis conduit pour les interrogatoires. Il est équipé d’un
ordinateur qui deviendra l’intermédiaire obligé entre le lieutenant de
police et moi jusqu’au lendemain après-midi.
Pourtant l’interrogatoire débute par une déclaration non enregistrée de mon interlocuteur. Il m’indique que la police et le juge d’instruction savent « tout » des conditions dans lesquelles l’agrément de
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la délégation générale à l’aménagement du territoire (Datar) a été
donné pour le transfert du siège opérationnel de la division transport
de Gec Alsthom en 1994 de la tour Neptune à la Défense vers un
nouvel immeuble destiné à être construit à Saint-Ouen sur un site où
sont déjà installées deux de nos usines. En particulier, dit-il, ils ont
connaissance des détails d’un versement qui aurait été effectué in fine
au profit de Charles Pasqua et qui aurait conditionné cet agrément.
Ce qui est attendu de moi, ce n’est pas seulement de dire la vérité
puisque je suis entendu sous serment, mais aussi que je dénonce le
« système » qui a été organisé par l’ex-ministre d’État.
Mon attitude est simple. Je l’ai d’ailleurs arrêtée dans mon esprit
pendant le trajet entre mon domicile et le siège de la brigade financière. Elle correspond à celle que j’ai toujours adoptée en tant que
responsable d’Alstom lorsque j’ai été confronté à une procédure
judiciaire de quelque nature qu’elle soit. J’ai l’intention de rendre
compte, avec la plus grande exactitude possible et au mieux de mes
souvenirs, des faits dont j’ai eu connaissance, mais me garder de toute
interprétation ou d’expression d’opinion qui, n’étant pas été corroborées par des faits connus de moi, feraient appel à ma subjectivité.
Je crois avoir respecté correctement la première de ces règles,
mais sans doute moins parfaitement la seconde, tant l’objectif des
interrogatoires que je subis est de mettre au procès verbal non seulement les raisons et les circonstances qui ont conduit au versement
incriminé, mais aussi des spéculations sur son ou ses bénéficiaires
ultimes que je suis hors d’état de documenter.
Au cours des trois interrogatoires policiers successifs, deux le
lundi, un le mardi matin, et lors de la présentation au juge d’instruction le mardi après-midi, mon analyse des faits, et pour cause, ne
varie pas.
Durant le deuxième semestre de 1993, Claude Darmon qui est à
l’époque le directeur général de la division transport m’a présenté le
projet de transfert de son siège de la tour Neptune à la Défense à
Saint-Ouen. Après analyse et examen, la direction générale du
groupe (l’executive central management dans notre jargon de
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l’époque, formé de Paul Combeau, Jim Cronin et moi-même) donne
son accord sur le principe de cette opération immobilière.
L’exécution en est confiée au principal intéressé, à savoir le directeur
général de la division transport.
Début 1994, Claude Darmon me rend compte une première fois
des difficultés rencontrées pour obtenir l’agrément de la Datar. Il fait
état du fait qu’une « contribution politique » d’un montant de
10 millions de francs, destinée à être versée à un certain Étienne
Léandri proche de l’entourage du ministre chargé de la tutelle de la
Datar, peut permettre de débloquer le dossier. Je lui fais part d’une
réaction très négative tant sur le principe que sur le montant.
Plus tard, Claude Darmon évoque à nouveau la question en
expliquant que le projet est essentiel pour sa division, que le blocage,
à défaut d’un versement, sera difficile à surmonter et qu’il a pu
obtenir qu’il soit réduit à 5 millions de francs. C’est alors que je me
résigne à ne pas y faire opposition, étant entendu que l’exécution de
cette décision est assurée par la division transport et notamment par
son directeur financier, Bernard Lebrun.
À ce point s’arrêtent mes souvenirs sur ces faits vieux de neuf
ans. J’ai cependant du mal à faire accepter au lieutenant de police
qu’à la tête d’une entreprise comme Gec Alsthom, je n’ai pas négocié
personnellement cette « transaction », ni supervisé le paiement, ni
veillé à ce qu’il ne soit effectué que si l’agrément est obtenu de
manière certaine.
Sans chercher à me dérober à ma responsabilité que j’assume
pleinement et sans ambiguïté, je tente de lui expliquer notre mode
de fonctionnement raisonnablement et nécessairement décentralisé
compte tenu de la taille de l’entreprise. Je mets en évidence que le
directeur général d’une division de Gec Alsthom est un responsable
de premier rang qui a pleine capacité à agir dès lors que les décisions
justifiant d’être soumises à l’échelon central ont été approuvées.
Dans la suite des interrogatoires, j’obtiens quelques informations
supplémentaires. Par exemple les investigations ont établi que le
paiement a été effectué en mai 1994 à travers une société, située hors
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de France, en cours d’extinction, dont je confirme, grâce à ce
souvenir ravivé, qu’elle a été très certainement gérée dans le
périmètre de responsabilité de la division transport.
J’apprends également que l’origine de cette procédure remonte à
1998. Dans le cadre d’un autre dossier, ne concernant pas Gec
Alsthom, un témoin proche de la Datar et, apparemment, du
ministre d’État en charge en 1994, un certain Michel Carmona,
professeur d’université en géographie, a révélé, parmi d’autres, cette
affaire à la justice en m’impliquant aux côtés de Darmon, Lebrun,
Roos et Paillet (le délégué général de la Datar à l’époque).
Les années suivantes, la justice a lancé des commissions
rogatoires pour établir la matérialité des mouvements de fonds. Le
cheminement du versement de 5 millions de francs jusqu’au compte
bancaire d’Étienne Léandri, décédé entre-temps, a été précisé. Les
enquêteurs ont mis l’accent sur la coïncidence de ce versement,
effectué le 11 mai 1994, avec un versement de 700 000 dollars qui
aurait été effectué quelques jours plus tard à partir de ce même
compte au profit de Pierre Pasqua, le fils de Charles Pasqua.
Dans la nuit, un commissaire de police vient renforcer le lieutenant pour « durcir » l’interrogatoire sans d’ailleurs que cela contribue
à une manifestation supplémentaire de vérité puisque j’ai dit tout ce
que je sais dès le départ. Puis notamment, sur la fin, quelques
questions additionnelles précises sont posées à l’instigation de
personnes, policier de grade plus élevé ou juge d’instruction, qui, je
l’imagine, suivent l’interrogatoire de leur bureau. Je devine que le
procès-verbal, tapé et validé avec lenteur, mais en temps réel, leur est
communiqué par fax, page par page, au fur et à mesure de leur finalisation et signature.
Les dernières questions portent sur des documents qui ont été
saisis lors de la perquisition dont a fait l’objet le siège d’Alstom au
25 avenue Kléber au moment même où Claude Darmon et moimême étions interpellés et alors que l’entreprise se prépare à publier
ses comptes annuels deux jours plus tard. Mon successeur, Patrick
Kron qui est évidemment incapable de fournir une quelconque
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lumière sur des événements de 1994 alors qu’il a été nommé directeur général le 1er janvier 2003, puis président le 11 mars 2003, a
même eu droit à la visite du juge d’instruction dans son bureau.
Le mardi 13 mai 2003, en fin de matinée, alors que la France fait
grève et défile sur la question des retraites, l’interrogatoire policier
s’achève et la fin de ma garde à vue m’est notifiée, après avoir été
prolongée de vingt-quatre heures la veille au soir.
Pourquoi cette prolongation alors que ce que j’ai à dire l’a été
complètement dès la matinée et le début de l’après-midi précédent ?
La raison est simple. Claude Darmon a été perquisitionné et mis en
garde à vue le lundi matin dès sept heures parce que contrairement
à moi il a dormi dans son domicile parisien. En revanche, Bernard
Lebrun, le directeur financier du secteur transport à l’époque, se
trouve à l’étranger et, contacté par téléphone, ne peut être à Paris que
le lendemain matin mardi. Du coup, me dit le lieutenant de police,
nous ne pouvons mettre fin à votre garde à vue et vous présenter au
juge d’instruction immédiatement, car nous ne pouvons prendre le
risque que vous vous entreteniez avec Bernard Lebrun avant que
nous ayons pu l’entendre.
De surcroît, Claude Darmon, par loyauté à mon égard et par
souci de protéger l’entreprise, a passé, me dit le lieutenant de police,
les premières heures de sa propre garde à vue à exaspérer son
collègue qui l’interroge en feignant de tout ignorer de l’agrément en
question et de ses conditions d’octroi. Il ne change d’attitude que
quand il lui est donné connaissance de mon propre témoignage et,
pour autant que je le sache puisque le contrôle judiciaire m’interdit
de m’entretenir avec lui, à partir de ce moment, fournit toutes les
informations que sa mémoire lui restitue.
Ainsi Claude Darmon et moi passons la nuit à deux cellules de
distance au quatrième étage de la brigade financière sans qu’évidemment nous soyons autorisés à nous parler. Ma cellule fait à peu près
un mètre sur deux. Elle est dotée d’un banc sur lequel il est impossible de m’allonger compte tenu de ma corpulence et de son étroitesse. Pour aller aux toilettes, il faut appeler le gardien qui passe la
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nuit avec nous et vient périodiquement s’assurer de notre comportement. Je reste assis toute la nuit, ne dors jamais et somnole quelque
peu. Curieusement, mon téléphone portable m’a été laissé, mais
soupçonnant que c’est intentionnel, je me garde bien de passer le
moindre coup de téléphone.
En revanche les circonstances sont propices à un retour sur moimême. Aurais-je pu et dû faire autrement ? Pourquoi me suis-je laissé
entraîner à une démarche tellement contraire à mes principes et à
mon attitude générale en la matière ? Est-ce mon amitié pour Claude
Darmon et une importance excessive accordée au jugement de
l’homme qui a brillamment redressé la division transport et qui peut
à bon droit exiger de moi le soutien que justifient les services rendus
à Gec Alsthom ? Ou bien n’ai-je vu tout simplement que l’intérêt de
l’entreprise et de ses actionnaires qui, à l’évidence, ont avantage au
gain de temps et d’efficacité, et donc aux économies, que favorise ce
versement ?
Insensiblement mes réflexions me conduisent à m’interroger sur
le destin qui, après les succès enregistrés jusqu’en juillet 2000 à la
tête de Gec Alsthom, puis d’Alstom et qui ont été reconnus comme
tels par l’environnement économique et médiatique, fait place désormais à une véritable « descente aux enfers ».
Ne reste pour me réconforter au terme de cette nuit blanche que
le soutien de ma famille, mais dont l’inconditionnalité que j’apprécie
atténue néanmoins la portée. La suite me montrera que j’ai d’autres
soutiens, y compris quelques-uns inattendus, qui s’exprimeront à
titre privé, en même temps, il faut bien le dire, que je constate
quelques silences surprenants.
Éliane a usé de la faculté que lui offre la connaissance du numéro
de téléphone du lieutenant de police, s’enquérant périodiquement de
mes perspectives de sortie, de la possibilité – exclue – de m’apporter
du linge, des affaires de toilette ou de la nourriture et de l’avancement de la procédure. S’agissant de l’alimentation, le café est offert ;
en revanche, sandwichs, salades, croissants doivent être achetés sur
nos propres deniers.
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Comme je l’ai souhaité, je vois mon avocat, Pierre CornutGentille, à huit heures du matin. Je lui raconte brièvement ce que je
sais de l’affaire. Il me dit comment il voit le reste de la journée et
nous nous donnons rendez-vous, si j’ose dire, pour nous rencontrer
à nouveau quelques minutes avant la présentation au juge d’instruction. Entre-temps la loi lui donne la possibilité d’accéder au dossier.
Au tout début de l’après-midi du mardi, le lieutenant de police et
l’un de ses adjoints s’équipent de leur pistolet et m’encadrent pour
nous embarquer à bord de la 206. Cette fois-ci le gyrophare est
apparent et nous permet de traverser sans encombres les cortèges de
manifestants qui sont nombreux sur notre parcours pour rejoindre le
pôle financier qui siège dans l’ancien immeuble du Monde boulevard
des Italiens. Une porte et un sas blindés ainsi que des gendarmes
puissamment calibrés et armés le protègent désormais au point que
je ne serais pas surpris que le libéral Hubert Beuve-Méry, fondateur
du Monde, n’en ressente quelque inconfort posthume dans sa tombe.
Les gendarmes à l’évidence plus soucieux du formalisme de la
procédure que leurs collègues – à tout le moins c’est ce que
m’explique le lieutenant de police, lui-même ancien gendarme, pour
me préparer à ce changement de style –, me traitent au début avec
les précautions que peut justifier le futur détenu que je puis être,
faute pour eux d’être informés de qui je suis réellement.
Une fois que je suis installé à nouveau dans une cellule, leur
comportement s’humanise au point de m’offrir de la lecture pour
meubler ce temps mort, ce dont je n’ai bénéficié à la brigade financière
qu’à l’issue formelle de ma garde à vue. Au bout d’une heure, mon avocat
me rejoint et, après quelques minutes d’entretien où il me rend compte
des derniers éléments introduits dans le dossier, nous indiquons aux
gendarmes que nous sommes prêts à être déférés devant le juge.
Il y a encore plusieurs dizaines de minutes d’attente, puis un
gendarme m’accompagne jusqu’au cabinet du juge d’instruction. Les
policiers m’ont prévenu que, pour ce parcours, je serai menotté, car
c’est la règle. Le gendarme, sous le contrôle de son adjudant-chef, me
dit cependant que j’en suis dispensé, mais qu’il faut en conséquence
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essayer d’éviter les journalistes qui stationnent en général à proximité. Ceux-ci, explique-t-il, pourraient être scandalisés par l’absence
de menottes du prévenu que je suis, tant, me dis-je, il est patent que
la classe médiatique dans ce pays se fait plus facilement procureur,
surtout à l’égard d’hommes à terre, que défenseur des droits de
l’Homme comme le veulent la tradition et l’honneur de la presse.
Je suis donc « présenté » au premier juge d’instruction du
tribunal de grande instance de Paris. À ma gauche, mon avocat.
Derrière moi, si j’ose dire, « mon » gendarme, prêt à me maîtriser de
son mètre quatre-vingt-dix et de ses quatre-vingt-dix kilos (approximatifs) si je m’avise de me jeter sur le juge d’instruction pour lui
régler son compte. Formalisme glacé : Vous êtes Pierre Bilger, fils de
Joseph Bilger et de Suzanne Gillet, né le 27 mai 1940… Formalisme
glacé, mais vite expédié !
L’audition a deux objectifs : mesurer, grâce à mon témoignage,
l’implication de Charles Pasqua, s’informer plus en détail sur la
société qui a effectué le paiement
Je tente de répondre le mieux possible à ses interrogations sur le
second point, mais sur une structure qui a été constituée bien avant
ma prise de fonction et que de surcroît je n’ai jamais eu vocation à
gérer, les éléments dont j’ai pu disposer et encore plus les souvenirs
qui me reviennent sont extrêmement limités. Je crois tout au plus me
rappeler qu’elle a été apportée à Alsthom, le prédécesseur de Gec
Alsthom, en des temps reculés à l’occasion d’acquisition de sociétés
ferroviaires ayant des activités en Amérique du Sud.
Quant au premier point, je ne peux que répéter la manière dont les
choses m’ont été présentées: l’agrément sera débloqué rapidement si
5 millions de francs sont versés à Étienne Léandri, homme d’influence,
proche de Charles Pasqua, cet argent étant destiné, selon cette
personne, à financer l’action politique de cette personnalité. Point final.
Pour ma part, j’entends, au cours de cette audition, faire valoir
trois éléments. D’abord, cela va sans dire, que cette opération n’a
donné lieu à aucun enrichissement personnel, ni de ma part, ni, à ma
connaissance, de celle de mes collaborateurs.
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Ensuite que je n’ai eu en tête en me résignant à ce versement que
l’intérêt exclusif de l’entreprise qui est de réaliser sans perdre de
temps ni d’argent supplémentaire ce projet de construction et de
déménagement qui apporte des économies de fonctionnement,
génère une productivité accrue et couronne heureusement le projet
d’entreprise de la division transport dont le succès est indispensable
à la performance de Gec Alsthom.
Enfin que pour justifiée que me soit apparue cette décision dans
le contexte de l’époque, avec le recul d’aujourd’hui, je regrette de
l’avoir prise, convaincu, rétrospectivement après ce que j’ai appris au
cours de l’instruction, que probablement le projet se serait fait sans
le paiement de cette commission, il est vrai, au prix d’efforts, de
délais et de coûts supplémentaires.
Les intérêts financiers des actionnaires auraient donc été lésés,
mais l’entreprise et ceux de ses dirigeants qui étaient concernés
auraient évité de céder à un racket moralement et juridiquement
inacceptable. La seule explication, qui n’est pas une excuse, à cette
erreur de jugement est que, dans l’expansion frénétique que connaît
l’entreprise à ce moment-là, cette décision a été noyée parmi des
centaines d’autres alors que de nombreuses affaires commerciales
mobilisent l’attention et l’énergie du management en Asie, en
Amérique du Sud et même en Europe.
Je ne suis pas certain d’avoir pu structurer, comme il aurait fallu,
ma démonstration. En revanche je suis convaincu que, quelle qu’ait
été ma force de conviction, l’issue de l’audition n’en aurait pas été
modifiée. À l’évidence, le juge d’instruction a décidé, avant de
m’entendre, sur la base de ses investigations préalables et des interrogatoires de police, de me mettre en examen, cette étape représentant un élément important dans sa « traque » de Charles Pasqua. Il y
ajoute un contrôle judiciaire qui ne mérite pas la publicité qui lui est
donnée puisqu’il m’interdit simplement tout contact avec les cinq
protagonistes de l’affaire. Il fixe également une caution à un niveau
absurde, 150 000 euros, sans doute pour accréditer l’idée de la
gravité de l’infraction qui m’est reprochée et peut-être aussi pour
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contribuer à donner plus de substance à cette procédure inspirée des
mœurs américaines et que certains entendent étendre en France 8.
L’audition est terminée. Mais, dans les minutes qui suivent,
commence la logorrhée médiatique, sur la base d’une dépêche qui
reproduit « de source judiciaire », entre guillemets un membre de
phrase exact, mais tronqué et isolé de son contexte, qui est le seul
moyen trouvé pour m’utiliser contre Charles Pasqua.
Cette violation délibérée du secret de l’instruction à des fins de
manipulation médiatique n’émeut personne et, en tout cas, pas les
autorités judiciaires. Mon avocat me confirme que ce délit, bien que
patent, n’a aucune chance d’être éclairci, instruit et jugé si je dépose
une plainte.
Ainsi le système judiciaire accepte sans vergogne des accommodements avec la loi pour mieux servir les fins qu’il poursuit. Cette
attitude est-elle réellement différente de celle qui m’est reprochée,
sans doute à juste titre, à savoir, m’être résigné à un racket pour le
bien de l’entreprise dont j’ai eu la responsabilité.
Mais le mot de la fin de ces deux journées, c’est à « mon » fidèle
gendarme qu’il revient. Me reconduisant à travers les couloirs et les
ascenseurs vers la « souricière » où sera opérée ma levée d’écrou, il
me demande gentiment, cherchant sincèrement une réponse à une
question qui le trouble : mais comment une affaire aussi ancienne et
d’une importance aussi limitée peut-elle justifier une garde à vue et
une mise en examen aussi tardives ?
Devant cette expression de simple bon sens, je n’ai pas eu le cœur
de prendre la défense du processus que je viens de subir. Je lui dis
qu’effectivement, l’argent de la justice et de la police, investi dans ce
dossier depuis que l’informateur a parlé, aurait gagné à être dépensé
ailleurs.
8. Caution qui sera annulée par la chambre d’accusation de la cour d’appel sur
requête de ma part.
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Il aurait été tellement plus simple que Gec Alsthom soit sommé
de s’expliquer dès 1998 par le canal d’une simple enquête policière ou
d’une audition, comme d’autres juges d’instruction l’ont fait, en France
ou à l’étranger, dans des circonstances similaires avec tout autant,
sinon davantage, d’efficacité. Je peux garantir, ayant été en charge à
l’époque, que la politique bien établie de coopération de l’entreprise
avec la justice aurait permis d’obtenir exactement les mêmes informations et de faire la lumière de manière simple et rapide.
Mais pour qu’on en vienne à une conduite plus sereine de la
justice dans de telles circonstances, il faudrait que les juges cessent
de considérer les entreprises et leurs dirigeants, d’emblée, comme
des délinquants potentiels et qu’ils leur accordent tout simplement
la présomption d’innocence !
Plus concrètement, comment un juge ou un policier, spécialisés
dans les affaires financières et supposés avoir une certaine connaissance des entreprises, peuvent-ils imaginer qu’une société comme
Alstom, soumise aux règles boursières de Paris, Londres et New York
en raison de sa cotation simultanée sur ces trois places et à des règles
de gouvernement d’entreprise extrêmement strictes, héritées de son
ascendance franco-britannique, puisse ne pas coopérer pleinement
avec les autorités judiciaires, une fois une procédure engagée ? C’est
tout simplement impossible.
Même si la bonne foi et la bonne volonté du dirigeant suprême
ne sont pas acquises (elles le sont à Alstom hier comme aujourd’hui), le corps social de l’entreprise ne supporterait pas une volonté
de dissimulation, inévitablement vouée à l’échec, dès lors qu’une
investigation serait en cours.
C’est la raison pour laquelle il est possible de faire sortir du
Moyen Âge les méthodes d’investigation policières et judiciaires,
appliquées à de telles entreprises, en faisant appel à la bonne foi, à
l’intelligence et à la raison. En effet les entreprises ne prennent
jamais l’initiative de la corruption (car ce serait contraire à leur
logique profonde qui est de maximiser leur bénéfice), mais sont les
victimes de rackets dont le seul souhait est d’en être débarrassés.
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L’INDEMNITÉ REMBOURSÉE
Reste pour compléter mon profil de chef d’entreprise maudit que
s’engage un débat public sur mon indemnité de départ.
Le détonateur est, comme il est fréquent, un article du journal Le
Monde du 7 juin 2003 9 qui développe l’information contenue dans le
rapport annuel 2002-2003 d’Alstom qui vient juste d’être publié.
Celui-ci est extrêmement elliptique. Un tableau fait apparaître le
« montant (qui m’a été) versé au titre de l’exercice 2002-2003 », soit
5 113 524 euros. Ce montant est « qualifié », si j’ose dire, dans une
note en bas de page comme « rémunération brute et avantages en
nature y compris indemnités de départ ». Rien de plus !
En fait, il inclut, notamment, en chiffres ronds, 1 million d’euros
pour mes salaires et congés payés relatifs à la période du 1er avril
2002 au 11 mars 2003 où j’étais encore en fonction et 1 million
d’euros de préavis. Ainsi, quelle que soit l’approche que l’on ait envie
de retenir, je n’ai jamais bénéficié d’une indemnité de 5,1 millions
d’euros, comme cela a été répété par la suite à satiété. Le chiffre
correct est 3 millions d’euros ou 4 millions si l’on tient à y inclure le
préavis. Et si l’on veut être véritablement honnête, en particulier si
l’on fait des comparaisons internationales, il serait convenable de
rappeler qu’il s’agit d’un montant avant impôt.
9. Le Monde du 7 juin 2003 : « Les indemnités de Pierre Bilger contestées. Ancien
PDG démissionnaire d’Alstom, Pierre Bilger quittera le groupe fin décembre 2003
avec 5 113 524 euros. Ce montant inclut 4 millions d’euros d’indemnités de départ :
3 millions étaient spécifiés dans son contrat d’origine Alcatel-CGE, qu’il dirigeait
(sic) avant de prendre la direction d’Alstom, et 1 million d’euros seront versés au
titre de préavis. Communiquée dans le rapport d’activité 2002-2003, cette décision,
entérinée par le conseil d’administration, a renforcé la colère des salariés mobilisés
le 5 juin. M. Bilger est en particulier critiqué pour sa gestion, qui aboutit à la crise
actuelle d’Alstom. Par ailleurs, il a récemment été mis en examen pour « abus de
biens sociaux » dans une affaire de versement de commission occulte lors du transfert du siège de Gec Alsthom, en 1994 (Le Monde du 15 mai). »
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Le plus désagréable sera cependant la publication d’une lettre
d’un lecteur belge, toujours par Le Monde, le 18 juin 2003, qui
résume parfaitement la polémique dont je vais faire l’objet 10 et qui
se demande à mon propos, « Cet individu n’a-t-il pas honte ? » 11,
tout en considérant comme « raisonnable », « qu’un PDG d’un
certain âge abandonne son emploi avec une pension confortable ».
Bien que même l’observateur le plus bienveillant puisse avoir du
mal, sur la base des seules informations publiées, à se former une
opinion équilibrée, je pourrais faire l’impasse sur cet épisode et
compter sur l’oubli pour en effacer le désagrément. Mais au terme de
mes quarante-deux années de vie professionnelle, je considérerais une
telle dérobade comme indigne et je préfère m’expliquer sur le fond. Je
n’ai pas l’ambition de convaincre la plupart de ceux qui me liront, car
je sais bien qu’au-delà du raisonnement, l’amplitude des écarts de
rémunération qui est associée à l’économie de marché suscite, chez
beaucoup, un sentiment de scandale et de rejet que je respecte.
Je vais donc essayer d’expliquer la décision dont j’ai bénéficié,
mais pour ne pas ennuyer ceux qui ne trouvent pas leur satisfaction
dans la contemplation du patrimoine des autres, je renvoie pour les
détails à mon témoignage devant la mission d’information de la
commission des lois de l’Assemblée nationale de décembre 2003
dont le texte figure en annexe 12.
10. Voir page 54.
11. Je cite intégralement cette lettre, telle qu’elle a été publiée par Le Monde : « Je
lis que la société Alstom va supprimer des emplois. Et dans la même page je lis
qu’un PDG démissionnaire quittera le groupe en décembre 2003 avec une indemnité de départ de 4 millions d’euros, dont 1 million versé à titre de préavis… Qu’un
PDG d’un certain âge abandonne son emploi avec une pension confortable me
paraît raisonnable, mais qu’une indemnité soit versée me semble appeler à crier
vengeance au ciel, alors que d’autres travailleurs Alstom perdent leur emploi sans
faute de leur part. Cet individu n’a-t-il pas honte ? La fureur et l’indignation des
licenciés me paraissent parfaitement justifiées. » Signé : J.-P. Ryckmans, Sprimont
(Belgique).
12. Voir page 311.
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Pour apprécier une rémunération, quelle que soit la position
concernée, il faut d’abord se faire une opinion sur le profil du bénéficiaire. En ce qui me concerne, après six années de service militaire
et d’École nationale d’administration (y compris un arrêt d’un an
pour raison de santé), j’ai passé quinze ans au ministère des Finances
et vingt et un ans dans l’industrie électrotechnique à laquelle j’ai
consacré la majeure partie de ma vie professionnelle d’une manière
continue et persévérante.
Cette carrière industrielle s’est effectuée sur la base d’un « contrat
de travail », soumis à la convention collective de la métallurgie et
complété, le 28 juillet 1988, par une lettre du président-directeur
général de la CGE, à l’époque Pierre Suard, me garantissant au moins
deux années de traitement brut comme indemnité en cas de licenciement. Le 15 février 1999, quelques mois après la mise en Bourse
d’Alstom, le comité des nominations et des rémunérations du conseil
d’administration prend acte de ce dispositif en le confirmant et le
précisant.
En 2002, la décision de le mettre en œuvre a été prise avec soin.
Il n’a pas fallu moins de quatre séances au comité des nominations
et des rémunérations et de trois séances au conseil d’administration
pour examiner, analyser et finaliser les conditions financières de
mon départ.
Même si cette décision n’a été motivée publiquement que par
référence à l’application du contrat 13, je peux déduire de ce qui m’a
été dit que trois raisons essentielles l’ont inspirée.
13. LCI le 3 juillet 2003 :
Patrick Kron : « (…) il est exact que le conseil d’administration a, à la fin de l’année
2002, convenu des indemnités à verser à Pierre Bilger qui, outre la rémunération
qu’il a touchée pendant l’exercice, correspond donc à une indemnité supplémentaire de fin de contrat de 4 millions. Il s’agit simplement du respect des obligations
contractuelles prévues dans son contrat de travail. Je n’ai pas d’autre commentaire
à faire, sinon qu’Alstom respecte vis-à-vis de ses clients, de ses salariés et de ses
dirigeants, ses obligations contractuelles. »
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D’abord, l’esprit de coopération dont j’ai fait preuve pendant les deux
années où s’est organisée ma succession a probablement exclu, dans
l’esprit de ceux qui avaient à en connaître, que le contrat ne soit pas
appliqué.
Ensuite, le sentiment a dû prévaloir que ma rémunération a déjà
reflété, à trois reprises, l’insuffisance de la performance d’Alstom par
la réduction de mon bonus en 2000-2001, puis sa suppression pure
et simple pour 2001-2002 et 2002-2003, le tout sur ma proposition,
mon salaire annuel étant lui-même stabilisé à 880 000 euros.
Enfin, s’agissant d’un départ deux ans et demi avant l’échéance
statutaire, le comité a pu constater que ma future retraite, toutes
sources confondues, y compris ma pension d’ancien fonctionnaire,
représenterait moins du quart de mon dernier salaire de base hors
bonus, ce qui au regard de tous les éléments comparatifs disponibles
en France et à l’étranger et en considération des vingt et une années
passées au service de l’entreprise sous des formes diverses, a pu lui
paraître faible.
C’est sur la base de ce diagnostic qu’il lui a sans doute semblé
légitime de m’allouer, quelles qu’en soient les modalités juridiques
ou la présentation financière, un capital qui me procurerait après
impôts des intérêts, susceptibles de porter mon revenu de retraité à
environ un tiers de mon dernier salaire de base…
Le lecteur belge du Monde 14, qui, au tout début de la polémique,
concède qu’il est normal que je bénéficie d’une pension « confortable », aurait-il considéré cet ordre de grandeur comme « raisonnable » ? Au regard des salaires et des retraites de la plupart des
ouvriers et employés d’Alstom, il s’agit à l’évidence d’un montant
démesuré. Au regard de ce dont ont bénéficié ou bénéficient par un
canal ou un autre des dirigeants ayant eu des responsabilités et des
performances équivalentes à l’étranger ou en France, il s’agit de
14. Voir page 39, note 11.
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manière tout aussi évidente d’un niveau, j’allais écrire ridicule 15, en
tout cas modeste.
Dernier élément : pourquoi ne pas avoir donné directement à
cette décision la forme d’un avantage retraite ? Essentiellement parce
que, à tort ou à raison, les membres, notamment anglo-saxons du
conseil, ont considéré qu’une indemnité de départ est plus transparente, plus claire, plus compréhensible et plus défendable du point
de vue du gouvernement d’entreprise.
Cependant, le 14 août 2003, par une lettre adressée à mon
successeur et rendue publique le 18 août 2003, je renonce à cette
indemnité 16.
Contrairement à ce qui a été écrit, ce geste ne m’a été inspiré ni
par un souci tardif de justice, ni par un sentiment de panique. Pour
moi, la décision du conseil d’administration d’Alstom a été fondamentalement juste. Non seulement elle a honoré mon contrat, mais
elle a été naturelle au terme de ma carrière dans l’industrie et au
regard de ce que j’ai accompli pendant douze ans à la tête de cette
entreprise. Quant à la panique, elle est hors de propos puisque
personne ne peut m’imposer cette renonciation, tant la décision prise
et sa mise en œuvre sont juridiquement incontestables.
Pourtant, je me suis interrogé dès le mois de janvier 2003 sur le
point de savoir si, en dépit de mon bon droit, l’éthique ne doit pas
me conduire de mon propre chef à réduire cette indemnité ou même
à y renoncer totalement. J’ai mis du temps à me résoudre à cette
dernière initiative.
15. En particulier, par rapport aux chiffres qui ont défrayé la chronique pendant
cette période : Barnevik : 87 millions de dollars dont 32 millions ont été conservés
in fine – Lindahl : 51 millions de dollars dont 22 millions ont été conservés in fine
– Messier : 20 millions de dollars arbitrés, réclamés en justice, avant d’être
abandonnés dans le cadre d’une transaction avec la SEC-Grasso : 140 millions de
dollars.
16. Le fait que j’aie « conservé » le salaire qui m’était normalement dû pour la
période du 1er avril 2002 au 11 mars 2003 où j’ai exercé effectivement mes
fonctions ainsi que les reliquats de congés payés correspondants a paru surprendre
certains journalistes. À ma propre surprise, je dois le dire !
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J’ai consacré de longues années à cette entreprise industrielle
dans ses incarnations successives à raison d’au moins soixante
heures par semaine sans parler des week-ends et des voyages
commerciaux aussi nombreux qu’éreintants, privant ainsi les miens,
ma femme et mes cinq enfants trop souvent de ma présence. Certes,
diront certains, ces sujétions professionnelles ont eu pour contreparties le niveau élevé du salaire ainsi que la satisfaction que procure
l’exercice de responsabilités importantes.
Néanmoins, ayant le sentiment d’avoir toujours agi dans l’intérêt
de l’entreprise sur la base des données dont j’ai disposé, je ne vois pas
ce qui aurait justifié que je sois privé d’une compensation et d’une
retraite « convenables » au regard des usages de l’industrie et
conformes aux engagements contractuels pris à mon égard.
Je n’ai pas non plus vu de fondement logique à une renonciation
partielle qui n’aurait d’ailleurs pas désarmé les critiques. Après tout,
le fait que j’aie été, après Claude Bébéar, le premier président-directeur général à publier ma rémunération avant même que la loi ne le
rende obligatoire, le fait que je n’aie bénéficié d’aucun bonus et
d’aucune augmentation de salaire au cours de mes deux derniers
exercices de responsabilité en raison de la performance d’Alstom et
de la suppression du dividende, le fait que j’aie investi l’essentiel de
mon épargne en actions Alstom, n’ont été retenus à mon crédit ni par
les « petits » actionnaires qui se sont exprimés, ni par les médias, ni
a fortiori par l’« establishment » qui y a vu une nouvelle expression
de cette forme de naïveté qui m’en a toujours séparé.
Ce qui en définitive a motivé ma décision, c’est l’impossibilité où
je me trouve, dans ma nouvelle situation, d’expliquer et de justifier
cette indemnité de manière audible alors que, et je ne leur en fais pas
le reproche, ni le conseil d’administration, ni le président-directeur
général n’ont pu ou voulu, dans les circonstances du moment,
donner d’autre explication que l’application du contrat.
Du coup je suis devenu un motif de scandale pour beaucoup de
salariés d’Alstom, désinformés à outrance par des médias opérant en
meute sans tenter à aucun moment d’analyser honnêtement la
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question et par certains groupes politiques et syndicaux qui y
trouvent un argument d’autant plus facile qu’ils ne s’exposent à
aucune contre-communication. Or le jugement de ceux avec lesquels
j’ai travaillé pendant de nombreuses années est ce qui compte le plus
pour moi.
En outre, je devine que, dans le combat dans lequel Patrick Kron
est engagé pour assurer le redressement de l’entreprise, la question
de l’indemnité, sans qu’à aucun moment il m’en ait fait le reproche,
revient, notamment dans son dialogue avec les syndicats, comme un
thème lancinant, distrayant l’attention de l’essentiel. Devenir un
handicap pour l’entreprise que j’ai dirigée pendant douze ans m’est
également insupportable.
Enfin quand j’apprends le 6 août 2003 que l’État envisage
d’entrer au capital, la politisation du dossier devient irréversible. Je
comprends que cette indemnité va être utilisée par certains, comme
cela n’a pas manqué, pour déstabiliser les initiatives qui sont prises
et pour pratiquer des amalgames et anathèmes abusifs qui ne
peuvent que nuire à l’élan de solidarité nationale dont fait désormais
l’objet cette entreprise et dont elle a souvent manqué pendant les
douze années où je l’ai dirigée.
C’est pourquoi j’ai parlé, dans un entretien avec Le Monde 17, de
sens de l’honneur 18, concept que certains peuvent trouver désuet,
démodé, voire ridicule, mais auquel j’attache de l’importance.
Et au risque de donner une nouvelle fois au Canard enchaîné
l’occasion d’ironiser sur mon état de « catholique pratiquant », je ne
résiste pas au plaisir de mentionner que, par une coïncidence que je
n’ai pas prévue, l’Évangile du jour de l’annonce, le 18 août 2003, est
celui de l’histoire du jeune homme riche (Mathieu, 19, 16-22) :
17. Le Monde du 19 août 2003.
18. Littré : l’honneur est entre autres « le sentiment qui fait que l’on veut conserver
la considération de soi-même et des autres » et « la qualité qui nous porte à faire
des actions nobles et courageuses ».
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« Le jeune homme lui dit : “Tout cela je l’ai observé : que me
manque-t-il encore ? ” Jésus lui répondit : “Si tu veux être parfait, va,
vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor
dans les cieux. Puis viens, suis-moi.” À ces mots, le jeune homme
s’en alla tout triste, car il avait de grands biens. »
Mais ni Éliane, ni nos enfants, ni moi ne sommes tristes ce soir du
18 août 2003, car avec leur soutien indéfectible, j’ai fait ce qui est juste.
Si je fais l’autopsie de cet épisode, trois interrogations ou regrets
me viennent à l’esprit.
D’abord : ai-je prêté assez d’attention à cette question quand les
décisions ont été prises ? En fait, obsédé par les impératifs de la
bonne gouvernance, je m’en suis remis au résultat de la réflexion
commune du comité des nominations et des rémunérations et du
directeur des ressources humaines sans y appliquer suffisamment
mon propre jugement. De sorte que le montant, les modalités et la
présentation du dispositif retenu, largement influencés par la culture
anglo-saxonne dominante de ce groupe de personnes (deux
Britanniques, une Américaine, un Néerlandais pour un Français),
n’ont pas suffisamment tenu compte de la sensibilité française.
Ensuite, je regrette de n’avoir pas rendu publics en 1998, au
moment de ma nomination comme président-directeur général
d’une société cotée, les termes de mon contrat et les dispositions
arrêtées par le conseil en cas de séparation. Une telle initiative n’a, à
cette époque aucun caractère obligatoire. Mais j’ai déjà pris celle de
publier tous les éléments de ma rémunération, second président de
société cotée à le faire avant que cela ne devienne une obligation
légale, et j’aurais dû aller au bout de cette logique. Ce point m’a
échappé sur le moment, sans doute parce que, engagé dans l’action,
je ne m’interroge pas sur son issue.
Enfin j’aurais dû demander que, pour éviter la confusion, la
décision prise soit soigneusement et publiquement détaillée et
motivée, et mieux encore qu’on donne à l’avantage consenti la forme
de ce qu’il a voulu être, c’est-à-dire un complément de revenu pour
la retraite.
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Mais, au-delà de ces regrets et considérations relatifs à mon cas
particulier, cet épisode m’inspire plusieurs réflexions de caractère
plus général que j’ai évoquées devant la mission d’information de la
commission des lois de l’Assemblée nationale 19.
D’abord il est essentiel que les chefs d’entreprise, notamment,
mais pas seulement, lorsqu’ils dirigent des sociétés cotées, soient
rémunérés convenablement et que leur tranquillité d’esprit soit
assurée par des règles claires qui s’appliqueront à leur départ dans les
différents cas de figure qui peuvent se présenter, départ normal à la
retraite, départ forcé ou départ volontaire. De ce point de vue, il faut
prendre garde que la combinaison de la publicité de leur rémunération et de l’agitation médiatique ne se traduisent pas par un traitement moins favorable que celui de leurs principaux collaborateurs
français ou internationaux tout aussi responsables de la performance
de l’entreprise en fait, sinon en droit.
En sens inverse, il n’est pas non plus souhaitable que la rémunération du président-directeur général soit massivement supérieure à
celle de ces collaborateurs. Pour ma part, j’estime normale une situation dans laquelle leur salaire de base est supérieur de 30 à 50 % à la
moyenne des salaires de base du comité exécutif et où le bonus peut
s’élever jusqu’à l’équivalent du salaire de base sous réserve d’en
subordonner le calcul à des critères opérationnels très exigeants.
J’hésite à aller au-delà en évoquant un ordre de grandeur
convenable en valeur absolue, d’une part parce que la référence
à la moyenne des rémunérations des principaux dirigeants de
l’entreprise me paraît à la fois la seule pertinente et pratique,
d’autre part parce que la décision des conseils d’administration ne
peut pas ne pas tenir compte des caractéristiques spécifiques de
chaque entreprise.
Je souscris cependant à l’opinion selon laquelle, en toute
hypothèse, la contribution d’un chef d’entreprise, quel que soit son
19. Voir en Annexe, page 311.
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talent et quelle que soit la taille de son entreprise, ne peut jamais
justifier les chiffres astronomiques qui ont été et continuent d’être
alloués, surtout hors de France. Il n’y a pas de tels écarts de « valeur »
entre les actions des dirigeants et je fais mien le commentaire de
Warren Buffett selon lequel il y a toujours, disponible sur le marché,
un dirigeant capable d’une performance satisfaisante sans requérir
une rémunération exorbitante. Mais j’ajoute aussitôt que ce
jugement s’applique de la même manière à d’autres catégories professionnelles que le public ignore, tels, par exemple et sans prétendre à
l’exhaustivité, certains opérateurs de marché ou banquiers d’investissement, dont les rémunérations, notamment en France, sont
souvent très supérieures à celles des dirigeants d’entreprise les plus
favorisés.
Ensuite – au-delà de la question du niveau des rémunérations,
même si l’on peut regretter que leur transparence totale ne s’applique
qu’aux dirigeants d’entreprises cotées ainsi que, il est vrai, à certaines
catégories d’hommes politiques –, dès lors que cette transparence est
exigée, elle doit être totale et, à mon avis, relever directement de la
responsabilité des commissaires aux comptes. Une de leurs « notes
comptables », plutôt que le « rapport de gestion », établi sous la
responsabilité du management, devrait donner le détail des rémunérations et avantages divers dont bénéficie le président-directeur
général.
En outre, un rapport du comité des nominations et des rémunérations, approuvé par le conseil d’administration, devrait donner les
motifs des décisions prises. En revanche, ne compliquons pas les
choses. Le vote en assemblée générale n’a aucun sens, sinon de
donner prétexte à la démagogie du bouc émissaire et à priver le
conseil d’administration d’un élément essentiel de son pouvoir de
nomination, de révocation et de recrutement du président-directeur
général. Ce doit rester la responsabilité du conseil de fixer de
manière définitive les rémunérations, qu’il s’agisse du salaire de base,
du bonus, des options de souscription d’actions, de l’éventuelle
indemnité de départ ou de tout autre avantage.
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Il y a également la question de la relation entre le conseil et le
comité des nominations et des rémunérations et le président-directeur général. Quiconque a l’expérience de la vie des entreprises sait
qu’il est essentiel, pour l’efficacité, que le chef d’entreprise ait
autorité, responsabilité et durée. Il est également clair qu’il est nécessaire que le conseil puisse mettre fin à son mandat sans que cela
provoque nécessairement une crise grave et que cela ne tourne pas
au drame psychologique et financier pour l’intéressé, le poussant
ainsi à des manœuvres de résistance préjudiciables à l’entreprise.
J’ai suggéré devant la mission d’information de la commission des
lois de l’Assemblée nationale d’explorer la piste du système
allemand. Il s’agit d’un contrat en quelque sorte à durée déterminée,
cinq ans en général, qui fixe la rémunération totale pour solde de
tout compte pour la période. Cette méthode a le double avantage
d’obliger le conseil à se poser périodiquement et officiellement la
question de la pertinence de la poursuite de la mission du présidentdirecteur général et évite tout débat sur ses conditions de départ.
Rien n’empêche d’inclure un système d’incitation dans ce contrat.
Pourtant quels que soient les efforts de transparence, les précautions de procédure et la modération nécessaire des décisions de
rémunération, il est probable que persistera le sujet essentiel de
controverse que constitue et qu’a constitué, dans mon cas particulier
comme dans beaucoup d’autres, la coïncidence de l’attribution d’une
indemnité de départ ou d’un avantage quelconque avec la mise en
œuvre de plans de restructuration, l’effondrement du cours de
Bourse ou l’évidence supposée d’une mauvaise gestion.
La prise en considération des deux premiers éléments en tant que
tels est évidemment inappropriée. Ou bien les restructurations et
l’évolution du cours de Bourse ont pour origine la mauvaise gestion
du management, et c’est celle-ci qu’il faut, le cas échéant, apprécier et
sanctionner ou bien ces faits sont la conséquence d’autres facteurs et,
en ce cas, il n’y a pas de raison que les dirigeants en soient pénalisés.
L’essentiel est donc d’évaluer la gestion et, du même coup, de
savoir qui est qualifié pour en juger. Certainement pas les banques
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que le souci légitime de protéger leurs propres intérêts et, le cas
échéant, d’éluder leurs responsabilités, ne prédispose pas à l’impartialité. Certainement pas non plus les syndicats dont le rôle, tout
aussi légitime, ne confère pas l’objectivité nécessaire pour juger les
dirigeants de l’entreprise. Est-ce le tribunal médiatique, est-ce le
Parlement, est-ce l’opinion publique ? Poser ces questions, c’est y
répondre, tant, faute d’informations suffisantes, la conduite d’une
entreprise privée ne peut être évaluée honnêtement et sereinement,
de l’extérieur, dans sa complexité et dans sa durée.
Dès lors, est-ce l’assemblée générale des actionnaires ? Sans
doute, de manière ultime. Mais cette institution a-t-elle les moyens
de former directement son jugement ou doit-elle, conformément au
droit des sociétés, s’en remettre au conseil d’administration qui a, à
la fois le pouvoir, la responsabilité et la possibilité concrète de
nommer, de contrôler, bien sûr d’évaluer et, si nécessaire, de
révoquer les présidents-directeurs généraux ?
En toute hypothèse, l’évaluation elle-même est un exercice particulièrement difficile. Faut-il restreindre son jugement à une période
particulière de la gestion concernée, la dernière peut-être ou au
contraire évaluer l’ensemble de la période d’exercice des responsabilités ? Comment faire la part entre ce qui relève de l’action effective
des dirigeants et ce qui résulte de la force des choses, dans les deux
sens bien entendu ?
Dans mon cas, le conseil d’administration, formé de personnes
expérimentées et indépendantes avec lesquelles je n’ai eu aucune
relation d’intérêts croisés, a considéré, après mûre réflexion, que la
combinaison de la réduction, suivie de la suppression, de mes bonus
pendant trois ans, de l’annulation de mes options de souscription
d’actions et de l’attribution d’une indemnité de départ a constitué,
compte tenu de mes succès et de mes échecs, un traitement approprié pour le dirigeant que j’ai été pendant mes douze années de
responsabilité. Certes il aurait pu ou même dû le dire et l’expliquer.
Mais qui pouvait être mieux placé que lui pour en juger ?
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UN PROCÈS EXPÉDITIF
Sans la caisse de résonance des médias, le débat relatif aux circonstances de mon remplacement et à l’indemnité qui m’a été attribuée
aurait sans doute conservé plus d’objectivité et de sérénité. Pourtant,
jusqu’aux semaines qui ont suivi mon départ d’Alstom, je n’ai pas été
maltraité par la presse.
Que ce soit pendant mes quinze années de service public ou mes
vingt et une années de vie industrielle, les journalistes ont ou ignoré ou
rapporté favorablement mes actions. Bien sûr il y a eu ici ou là quelques
exceptions, mais le plus souvent elles ont été inspirées par des circonstances particulières comme les plans de restructuration en France.
Cette situation peut apparaître comme privilégiée si je me réfère
au fait que j’ai été le directeur de cabinet de Maurice Papon, l’un des
collaborateurs proches de Georges Pébereau et que j’ai fait partie du
cercle des dirigeants d’Alcatel à l’époque de Pierre Suard, autant
d’épisodes parmi d’autres qui auraient pu donner prétexte, il est vrai
de manière injustifiée, à des commentaires désagréables.
Si cela n’a pas été le cas, c’est sans doute parce que de manière
délibérée, j’ai toujours voulu éviter les feux de la rampe, souvent
contre l’avis de mes collaborateurs spécialisés dans la communication qui m’auraient voulu plus actif dans ce domaine, et aussi parce
que, dans les occasions peu fréquentes où j’ai parlé aux journalistes,
j’ai essayé de le faire de la manière la plus honnête possible et que
ceux-ci généralement s’en sont rendu compte.
Même l’annonce de mon départ progressif et les explications que
j’ai données dans un entretien avec Le Monde 20 ont été accueillies
convenablement et retenues comme correspondant à la réalité. Ainsi,
dans la plupart des commentaires, mon départ n’a-t-il pas été considéré comme relevant de la même catégorie que les remplacements
20. Le Monde du 6 novembre 2002.
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faits dans l’urgence d’autres patrons qui ont défrayé la chronique à ce
moment-là.
Cependant, dès cette période, il commence à y avoir des exceptions 21. Mais le véritable procès médiatique ne commence qu’en
mars 2003. La plupart des commentaires qui l’ont alimenté ont aujourd’hui été emportés par l’écume des jours et ceux qui feront l’effort
d’analyser les faits, d’un point de vue d’historien de l’entreprise,
n’auront pas de mal à se convaincre de leur manque de substance et de
pertinence. Mais, avant que je ne revienne sur le fond du débat au fil de
mes souvenirs, je crois néanmoins utile d’en résumer l’essentiel pour
illustrer les cheminements tortueux et pernicieux du dénigrement.
Trois chefs d’accusation, assortis de circonstances aggravantes,
sont articulés. La défense est réduite à la portion congrue. Et le
verdict est sans circonstances atténuantes et sans appel.
À la suite de la présentation, le 12 mars 2003, par mon successeur,
de son plan d’action et, le 14 mai 2003, des comptes 2002-2003
d’Alstom qui en sont issus 22, l’accusation se concentre d’abord sur
mes « multiples » ou « grossières » erreurs de gestion qui sont censées
expliquer la situation où se trouve l’entreprise à ce moment-là.
Le premier élément du réquisitoire consiste à mettre en doute
que la cause centrale, sinon exclusive des difficultés d’Alstom a été
le sinistre technico-commercial d’une dimension sans précédent que
les défauts techniques des turbines à gaz de grande puissance
GT24/GT26 ont provoqué. Même si le coût de ce sinistre, de 4 à
5 milliards d’euros, selon les journaux 23, et le montant de la dette,
21. Par exemple Le Point (édition Affaires) du 29 novembre 2002 : « Bilger et (…)
ont démérité parce qu’ils rataient tout ce qu’ils entreprenaient. »
22. Trois articles dans le Nouvel Observateur du 3 avril 2003, Les Echos du 14 mai
2003 et Le Monde du 20 mai 2003 sont particulièrement représentatifs de cette
première vague.
23. Le coût global, tel qu’il résulte du rapport annuel 2002-2003, publié sous la
responsabilité de mon successeur, s’élève, à la date de ce rapport, à 4,3 milliards
d’euros, réduits à 3,8 milliards si l’on soustrait la provision de 519 millions d’euros,
constituée avant la prise de contrôle complète d’ABB Power par Alstom.
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5 milliards d’euros 24, sont rappelés, le lien de causalité n’est pas
établi, est négligé ou est sous-estimé.
Du coup il devient possible contre toute logique d’attribuer la
responsabilité de la crise d’Alstom à une série d’autres actions ou
attitudes, réelles ou supposées, du management, sans lien avec les
turbines à gaz de grande puissance. Ainsi le prélèvement d’un
dividende exceptionnel, opéré avant l’introduction en Bourse serait le
«péché originel», source de toutes les difficultés, sans que cette
décision soit jamais replacée dans le contexte de l’époque où elle a été
prise. La revente d’une partie de Cegelec aurait provoqué, invention
pure et simple, une «lourde perte». Une véritable frénésie d’acquisitions, de surcroît, financée «à crédit» aurait résulté d’une volonté
d’Alstom de s’affirmer très vite sur tous ses métiers sans que soient pris
en compte l’étalement sur quinze années de l’action stratégique de
l’entreprise ni les multiples désinvestissements réalisés pour la financer.
Par ailleurs s’abritant «abusivement» derrière la conjoncture et
accumulant les «choix industriels désastreux», le management aurait été
laxiste dans les prises de commandes, imprégné d’une culture du chiffre
d’affaires plus que de la rentabilité et signant avec légèreté des clauses
contractuelles risquées, par exemple dans le cas des financements
fournisseurs du secteur marine, notamment au profit de Renaissance,
toutes affirmations qui ne sont ni documentées, ni plausibles au regard
d’une dizaine d’années de performance ininterrompue et convenable.
Les Anglo-saxons, quant à eux, préfèrent mettre l’accent tout à la
fois sur l’ampleur insuffisante et la supposée non-exécution 25 de
24. D’après le rapport annuel 2002-2003, la dette économique au 31 mars 2003
s’est établie à 4,9 milliards d’euros en réduction de 372 millions par rapport aux
5,3 milliards d’euros, constatés au 31 mars 2002.
25. Ainsi, selon le Financial Times du 13 mars 2003, « Alstom is paying for the
timidity of its Restore Value programme, unveiled just twelve months ago ». Critique
complétée plus tard, le 24 juin 3003, par le Wall Street Journal Europe : « Mr Bilger
was replaced earlier this year after Alstom was forced to admit that it wouldn’t achieve
the targets set out in his Restore Value corporate-revamp plan, despite Mr Bilger’s
repeated claims throughout last year that the plan was on track. »
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Restore Value, ignorant que, tel que je l’ai conçu à l’origine, le plan a
été en fait exécuté fin avril 2003, six semaines après mon départ et
avec un retard de seulement quatre semaines sur l’échéance prévue.
Mais il est vrai que douze mois après le lancement de Restore Value,
le changement des circonstances a imposé un effort supplémentaire
que j’ai d’ailleurs engagé avant mon départ en préparant la cession
du secteur transmission et distribution.
Dans un autre registre, on met à mon débit l’absence de noyau
dur et plus généralement la faiblesse de la structure de l’actionnariat,
sans qu’on se pose la vraie question qui est de savoir si le démantèlement du portefeuille d’activités d’Alcatel Alsthom était souhaitable,
s’il était possible de faire autrement ou si un substitut à ce modèle
pouvait être trouvé pour Alstom.
Enfin on achève de peindre ou d’expliquer la médiocrité
supposée de ma gestion par une série d’appréciations subjectives sur
ma manière d’être et d’agir, auxquelles je n’ai à opposer que ma
propre subjectivité qui ne va évidemment pas dans le même sens…
Les difficultés d’Alstom seraient ainsi venues de « l’inexpérience
de son équipage », de ma tendance supposée « à voir grand » et à
n’avoir vu « dans l’indépendance que les charmes de la liberté », de
ma « solitude de plus en plus grande » et du « peu d’intérêt que les
élites françaises attachent à l’industrie » de sorte, touche finale, que
« pour l’instant, le seul espoir des actionnaires tient au fait qu’il ait
suffi de trois mois au nouveau président pour démarrer le chantier là
où Pierre Bilger avait tourné autour pendant près de trois ans 26 ».
Le deuxième chef d’accusation médiatique sera « judiciaire ». Le
12 mai 2003, deux dépêches de l’AFP annoncent successivement la
perquisition d’un juge d’instruction au siège d’Alstom et la mise en
examen de deux responsables dont l’identité n’est pas révélée.
Louable mais fugace souci de respecter le secret de l’instruction et la
présomption d’innocence !
26 Les Echos du 13 mars 2003.
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Quelques heures plus tard, mon identité et celle de Claude
Darmon, en attendant celle de Bernard Lebrun, sont divulguées par
tous les médias écrits, électroniques, radiophoniques et télévisuels.
Et les 14 et 15 mai 2003, mon nom, grâce à ceux qui violent le secret
de l’instruction est, pour une longue période, associé à celui de
Charles Pasqua.
Compte tenu du fait que les anciens responsables d’Alstom interrogés sur cette affaire ont expliqué sans détour, malice, ni délai, ce
qu’ils en savent, ce qu’ils auraient d’ailleurs également fait sans
perquisition, ni garde à vue, sur simple convocation, la machine
médiatique manque de carburant.
Il y a bien trois tentatives de relance à travers la mise en examen de
Pierre-Henri Paillet (délégué général de la Datar) quelques jours plus
tard, puis la constitution de partie civile par Alstom et enfin, figure
obligée de ce type de scénario, l’évocation le 1er juin 2003 par Charles
Pasqua d’une « manipulation ». Mais la couverture médiatique reste
relativement mince. Néanmoins, dans la plupart des articles qui me
sont consacrés par la suite – et il y en aura beaucoup –, figurera désormais systématiquement le rappel de ma « mise en examen pour abus
de biens sociaux », expression commode, techniquement inattaquable, mais lourde de soupçon de malhonnêteté et d’enrichissement
personnel 27.
Mon indemnité de départ constituera le troisième chef d’accusation.
Le 7 juin 2003, je l’ai dit, Le Monde a planté le décor et allumé la
mèche. Le décor, c’est un article sur les restructurations qui va le
fournir et la mèche, c’est un encart sur « les indemnités de Pierre Bilger
contestées ». Ces dernières sont présentées de manière relativement
exacte 28, puisque chiffrées à 4,1 millions d’euros et non 5,1 millions,
comme cela sera ensuite répété à satiété, y compris par Le Monde.
27. Une lettre de lecteur que Les Echos du 4 novembre 2003 ont éprouvé le besoin
de publier, en se référant à ma « mise en examen pour des opérations immobilières
douteuses » (sic) illustre le mécanisme de propagation du soupçon.
28. Voir note 9, page 38.
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Dès lors et jusqu’à l’assemblée générale du 2 juillet 2003, les
articles et les déclarations se succèdent pour « chauffer la salle ».
Cela commence avec le lecteur belge du Monde 29, et se poursuit
avec Pierre-Henri Leroy, président de Proxinvest qui choisit le Wall
Street Journal Europe du 24 juin 2003 pour déclarer que mon indemnité « is shocking », avec l’association des salariés actionnaires
d’Alstom qui, nous dit Le Figaro Économie du 2 juillet 2003, compte
demander la restitution des indemnités de départ et avec le
Financial Times du même jour qui anticipe un « noisy protest » au
cours de l’assemblée.
Et effectivement, nous apprendrons le lendemain, sur tous les
tons, par Libération, Le Figaro, Le Monde, Les Echos et beaucoup
d’autres, toutes les interpellations et insultes qu’une poignée d’agitateurs professionnels des assemblées générales ont proférées à mon
égard, le script variant selon les journalistes : « Ouh ! Scandale ! En
prison », « En prison comme Messier », « Voleurs en prison », « Il a
laissé des pertes abyssales. Cela justifie un licenciement sans frais ! »,
« Pourquoi, interpelle un président d’association d’actionnaires à
l’adresse de Patrick Kron, ne portez-vous pas plainte, comme nous,
pour divulgation de fausses nouvelles ? », « C’est scandaleux ! »
Une déclaration de Bertrand Tavernier, cinéaste, dans Le Parisien
du 16 juillet 2003, apportera une touche finale, en stigmatisant la
passivité de Seillière « qui ne fait rien vis-à-vis de patrons comme
Messier, Jaffré, Bilger, Tchuruk et d’autres, qui s’offrent des indemnités de départ mirifiques et exonérées d’impôt (sic), au moment où
leur groupe se débat dans les pires difficultés, licencie et ruine les
actionnaires ».
À ces trois chefs d’accusation, l’intervention de l’État, annoncée le
6 août 2003, dans le plan de refinancement d’Alstom viendra ajouter
des circonstances aggravantes. Du coup la violence des commentaires
purement médiatiques monte d’un cran supplémentaire.
29. Voir note 11, page 39.
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Mais je n’insisterai pas davantage sur la presse, car le moment est
venu de la « grosse artillerie » politicienne. Curieusement, le signal
est donné par Francis Mer qui déclare le 8 août 2003, encore dans Le
Monde, interrogé sur mes indemnités de départ : « Cette décision
relevait des actionnaires et des administrateurs de l’entreprise. Je
garderai pour moi mes opinions personnelles. Chacun a sa conception des responsabilités. »
Je préfère oublier ce commentaire, ne retenant dans ma mémoire
de cet ancien ministre que sa décision courageuse d’engager l’État
pour se substituer aux banques internationales et françaises
incapables d’assurer le financement de l’entreprise dans les circonstances exceptionnelles mais transitoires où elle s’est trouvée, même
si la méthode qu’il a choisie peut être discutée.
J’aurai beaucoup moins d’indulgence pour les trois politiciens
UDF ou ex-UDF qui ont participé à la curée 30, que ce soit Jean
Arthuis, président de la commission des finances du Sénat, Pierre
Méhaignerie ou Alain Madelin. On peut en effet attendre des
membres du Parlement, chargés de faire la loi, encore plus quand ils
s’affirment centristes ou libéraux, qu’ils s’informent avant de
s’exprimer et qu’ils s’interdisent d’attaquer nommément les
personnes, ne serait-ce que pour respecter la présomption d’innocence. Ceux-là n’ont pas eu cette décence.
Sans surprise, les vannes ayant ainsi été grand ouvertes, les jours
qui suivent voient, en dépit de la torpeur estivale ou peut-être à
cause d’elle, les flux médiatiques à la fois déborder et déraper, parfois
aux limites de la diffamation 31.
Cerise sur le gâteau, dans Le Parisien du 14 août 2003, un
banquier anonyme explique que « Dès le second semestre 2002, nous
30. Aucun homme politique ex-RPR ne s’est exprimé, peut-être parce que, héritage
du général de Gaulle, la démagogie est moins spontanée dans ces cercles-là !
31. À titre d’exemples : Libération du 8 août 2003, Le Canard enchaîné du 13 août
2003, la Vie Française du 15 août 2003 ou Marianne du 18 août 2003.
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nous sommes mis à la recherche d’un successeur à Pierre Bilger (…)
Nous avons assez vite pensé à Patrick Kron pour le remplacer (…) Il
ne fallait pas que les banquiers soient une nouvelle fois critiqués pour
leur manque d’anticipation. ». Ce morceau d’anthologie, dont j’abrège
l’extrait, aurait gagné en crédibilité si le processus conduisant à mon
départ n’avait été engagé par le conseil d’administration d’Alstom dès
novembre 2001 et si mon successeur n’avait été proposé par moi dès
le début de 2002 !
Face à ce déferlement accusatoire, la défense est réduite à la
portion congrue.
Je n’ai pas trouvé pendant cette période de cinq mois entre mars
et août 2003, un seul commentaire qui rappelle une quelconque
action positive que j’aurais pu mener à bien pendant les douze
années où j’ai dirigé Alstom. Les mêmes journalistes qui, au fil des
années, n’ont pas hésité à publier des appréciations sympathiques
sur tel ou tel épisode, n’ont pas cherché à équilibrer leurs articles en
s’y référant fût-ce marginalement.
Curieusement et par exception, Le Parisien encore se singularise
en citant un patron anonyme qui est le seul pendant cette période à
esquisser une forme de défense solidaire, peut-être intéressée par le
précédent que mon cas représente : « Bilger qui se trouve dans le
groupe depuis quinze ans a perçu ce que prévoit le droit du travail
en la matière, défend un de ses pairs. Un mois par année de présence,
une indemnité d’ancienneté et son préavis. Cela peut paraître
énorme, au final, mais il a été traité comme n’importe quel salarié. »
Bien entendu, ma décision de renoncer à ces indemnités,
confirmée par une lettre du 14 août à Patrick Kron et rendue
publique et expliquée le 18 août, notamment par un entretien
circonstancié avec Le Monde 32, va changer partiellement la donne.
32. Extrait : « Il y a une raison fondamentale : je ne veux pas être un motif de
scandale pour la centaine de milliers de salariés d’Alstom que j’ai eu l’honneur de
diriger depuis douze ans, ni pour les actionnaires (suite de la note à la page suivante)
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Un éditorial de ce même journal, intitulé « L’exemple Bilger »
analyse ma décision à la fois comme « un geste individuel »
d’« ancien patron atypique (…) prenant une décision sans y être
aucunement contraint » et le signe que le climat de “l’argent fou” est
en passe d’être révolu. Et que commence celui de la modération ».
Les premières réactions sont d’abord individuelles. Pierre Lescure,
star médiatique que certains espèrent voir suivre mon exemple, confie
à l’AFP « louer mon attitude », mais explique à juste titre que la différence de nos situations respectives n’exige pas de sa part un geste
analogue. Colette Neuville qualifie, toujours pour l’AFP, cet événement de « tournant » et complète plus tard le 21 août 2003 dans
Challenges sa réaction en déclarant : Pierre Bilger « a bien réagi et il a
eu raison de parler d’honneur ». Le président d’une autre association
d’actionnaires moins représentative, toujours selon l’AFP, salue le
geste, mais le trouve « insuffisant », réclamant dans un style d’ayatollah
qui lui est propre, que « des sanctions soient prises » à mon égard.
À partir du lendemain, 19 août 2003, toutes les interprétations se
déploient : « une jurisprudence Bilger » (La Tribune), « Accident de
parachute » (Les Echos, Crible), mais aussi « Honneur patronal » (des
mêmes Echos sous une autre plume anonyme, Favilla, cette fois-ci
assimilant mon geste à une nouvelle nuit du 4-août !), remboursement par « peur du scandale », « l’ex-patron d’Alstom a rendu son
magot. Il était lâché par ses bons amis » (Le Canard enchaîné),
« L’honneur existe et il a un prix » (Journal des Finances), « Pierre
Bilger a rendu l’argent. (…) voilà encore un facteur encourageant, en
tout cas pour ce qui participe du retour à la moralité » (Investir).
(suite de la note 32.) qui m’ont accordé leur confiance depuis 1998.
Subsidiairement, je ne veux pas que le management d’Alstom continue d’être
embarrassé par cette controverse, alors qu’il se bat pour surmonter la crise que
connaît le groupe. – Pourquoi avoir attendu pour annoncer votre décision ? – Parce
qu’évidemment la décision n’était pas simple à prendre. Vous connaissez la formule
d’Albert Camus à propos de l’Algérie : “Je crois en la justice, mais je défendrai ma
mère avant la justice”. Si j’ose une telle comparaison, j’avais à choisir entre ma
famille et une certaine conception de l’honneur. »
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Un peu plus tard, encore des commentaires sympathiques. Par
exemple un article de l’Usine Nouvelle du 28 août 2003, « L’honneur
de Pierre Bilger », le seul à relever que j’ai conservé l’essentiel de mes
actifs mobiliers en actions Alstom, subissant ainsi, comme les autres
actionnaires, la chute du cours de Bourse. Ou encore la déclaration
de Sophie de Menthon, la présidente d’Ethic, salue par le canal de
l’AFP, le 20 août 2003, mon geste « nécessaire, mais courageux »,
ajoutant : « Il n’est pas facile de renoncer à une telle somme dont le
montant représente l’aisance et la sécurité pour toute une famille
pendant de longues années ! »
Le Point du 21 août 2003 qui m’a déclaré « en panne » la semaine
précédente, constate mon retour « en forme » et Paris Match,
soucieux d’informer en temps réel les chaumières et peut-être aussi
de se faire pardonner sa dénonciation peu élégante du « scandale » la
semaine précédente, constate « l’honneur retrouvé de la famille
Bilger » dans un style people qui met en valeur à la fois mes cinq
enfants et les effets bienfaisants de la campagne normande.
D’autres commentaires s’efforcent de relativiser ou de ridiculiser
le geste accompli. Par exemple, Le Canard enchaîné, toujours à la
pointe du combat anticlérical, attribue à « la mère de Dieu », cette
démarche qui a pris place le 14 août, veille de la Fête de
l’Assomption, véritable « opération du Saint-Esprit ».
Mais cette revue de presse serait incomplète sans la presse anglosaxonne. Après tout peu de Français ont eu droit à un éditorial du
Financial Times qui, le 19 août 2003, sous le titre « French lesson »,
me donne son satisfecit, « Pierre Bilger has done the right thing ». Le
Times du même jour, plus nuancé, écrit : « (…) you could applaud the
Frenchman for doing the decent thing. English readers may even be a
little embarrassed to be upstaged in this way by a Frenchman. Honour,
and its protection, are concepts deeply ingrained in those hailing from
both sides of the Channel. »
Mais c’est Business Report du 2 septembre 2003 que j’affectionne
le plus : « The Bilger story got editorials in the Financial Times, while
the Messier story was relegated to the news-in-brief columns. Acts of
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honour by senior businessmen are now so rare they are deemed
newsworthy, while greed are so common place they are hardly noted.
(…) a traditional sense of honour must be restored. The corporate class
will have to reconnect with what ordinary people regard as right and
wrong for themselves, someone will eventually do it for them. »
La presse allemande n’est pas en reste, le Handelsblatt du 19 août
2003, parlant de « Eine ehrenhafte Geste ».
Le mouvement de sympathie qu’a suscité dans l’instant mon
geste ne conduit pas pour autant à un début de réévaluation de mon
action passée.
Certes, un article des Echos, le 23 septembre 2003, tout à fait
involontairement il est vrai, a laissé suinter quelques éléments de
vérité. Pour la première fois, depuis que cette campagne médiatique a
commencé, trois de ses correspondants à l’étranger ont rassemblé
quelques faits – enfin, uniquement des faits ! – sur la présence considérable et reconnue d’Alstom en Grande-Bretagne et en Allemagne,
fruit de longues années d’efforts. Le crédit n’en est attribué à personne,
mais le lecteur attentif et honnête peut se dire qu’après tout, ce qui a
été accompli pendant cette période n’est pas totalement négatif.
La Croix, qui, tout au long de la campagne, n’évoque jamais la
question des indemnités, pour moi, ni pour qui que ce soit d’autre,
quand il revient sur l’affaire Alstom, est le seul journal à oser reconnaître un effet positif de ma gestion en écrivant le 6 octobre 2003 :
« La “stratégie de leadership”, préconisée par Pierre Bilger, a réussi
sur le plan industriel puisque le groupe est numéro 1 dans presque
tous les métiers où il intervient. Les résultats financiers sont en
revanche moins éloquents… »
À partir de fin septembre, le nombre et l’intensité des articles me
concernant se raréfient. Pierre Suard dans Le Monde du 3 octobre
2003 se charge, avec un certain retard dans la polémique, de porter
un coup ultime. Sa démonstration qui se veut implacable d’un
« enchaînement diabolique » est néanmoins considérablement affaiblie par l’affirmation deux fois répétée que tout aurait pu être évité si
un juge n’avait pas écarté l’auteur de l’article de sa fonction à la tête
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d’Alcatel Alsthom ! D’autant que cette démonstration n’échappe pas
aux erreurs de fait et d’interprétation que l’on peut commettre quand
on est écarté des affaires depuis huit ans et que l’on prétend réécrire
l’histoire à la lumière d’une expérience obsolète.
Deux autres patrons 33 prendront position de manière différente.
Claude Bébéar d’abord qui, dans Capital d’octobre 2003, exprimera
publiquement un sentiment non de solidarité, mais de sympathie à
mon égard: «Je salue le geste de l’ancien patron d’Alstom, Pierre Bilger,
qui a remboursé ses 4 millions d’euros d’indemnités. (…) Son exemple
devrait faire réfléchir certaines personnes et les inciter à modifier
leurs habitudes. »
Georges Pébereau ensuite, mon ancien patron qui, dans Le Monde
des 2-3 novembre 2003, sous le titre « Alstom ou le confort du bouc
émissaire » rappelle les erreurs commises par son successeur, Pierre
Suard, notamment lors de son repli dans Framatome et qui « s’est
résolu à prendre la plume aujourd’hui (…) aussi pour défendre
l’honneur d’un homme qui, quelles que soient les erreurs que,
comme beaucoup, il a certainement commises, ne mérite pas le
procès expéditif qui lui est fait ».
33. Beaucoup se sont interrogés ou m’ont interrogé sur ce qu’ont pu être les
réactions du patronat à mon égard pendant cette période. Comme chacun le sait,
il n’y a eu aucune expression de soutien public, ce qui en soi n’a pas de caractère
inhabituel. Moins conformes à la décence ont été certaines critiques exprimées par
quelques patrons ou représentants du patronat à titre privé à l’intention de journalistes et dont j’ai eu l’écho. Cette attitude ne m’a pas surpris. La plupart des chefs
d’entreprise sont par définition peu enclins à la manifestation collective et évitent
toute action ou toute prise de position qui ne seraient pas directement motivées
par l’intérêt de leur entreprise et qui pourraient compliquer leur tâche. Cette
péripétie me remet en mémoire un conseil de Lord Weinstock que j’aurais peutêtre dû écouter. Se référant au retrait de GEC de la « Confederation of British
Industries », il m’a recommandé de suivre cet exemple, soulignant que cela procurerait une économie substantielle (Alstom est en effet un des cotisants les plus
importants des organisations patronales), que cela m’éviterait d’être déçu le jour
où, en ayant besoin, je constaterais l’absence de soutien et qu’il n’y aurait aucun
effet négatif à une telle décision. Cela étant dit, quelques patrons ont néanmoins
tenu à m’exprimer à titre privé leur sympathie et je garde en mémoire leur geste.
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Pour l’opinion cependant la cause est entendue. Rien ne le
résume mieux que ce propos, extrait d’une déclaration par ailleurs
mesurée 34 de Marcel Gignard, secrétaire général de la fédération
CFDT-Métallurgie : « La démonstration est faite que, directement ou
pas, il est responsable de la faillite de son entreprise. » De démonstration, il n’y en a pas eu, mais le verdict est rendu : sans circonstances atténuantes et sans appel.
REPÈRES
Ainsi de novembre 2002, date de l’annonce de mon départ, à
octobre 2003, j’ai vécu douze mois de pression intense qui, à leur
terme, me laissent encore stupéfait et abasourdi et dont je n’ai pu
protéger mes proches et mes amis. Je n’ai jamais imaginé polariser sur
moi autant d’événements adverses, susciter autant de polémiques, de
critiques et d’attaques et devenir, à un tel degré, le bouc émissaire et
la victime expiatoire de toutes les difficultés d’Alstom.
Avec le recul, les explications de ce déchaînement à mon égard
paraissent évidentes : la gravité de la situation de l’entreprise à mon
départ, l’inconfort des banques, l’absence de communication convenable sur mon indemnité de départ, l’implication de l’État, l’accident
judiciaire.
Pourtant, la rationalité de ces explications me laisse insatisfait. Je
n’échappe pas à la paranoïa qui submerge les caractères les mieux
trempés en de pareilles circonstances. La convergence, l’unilatéra-
34. Déclaration de Marcel Gignard, secrétaire général de la fédération CFDTMétallurgie dans Le Parisien du 19 août 2003 : « Pierre Bilger se comporte avec
beaucoup de décence. Il pouvait conserver ses indemnités légales. Cela dit qu’un
patron s’en aille avec des indemnités qui lui assurent un avenir doré, alors que ses
salariés se demandent de quoi sera fait leur propre avenir, c’eût été scandaleux.
Surtout, lorsque la démonstration est faite que, directement ou pas, il est responsable de la faillite de son entreprise. »
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lisme et la violence des attaques me font songer à une forme
d’orchestration pour laquelle j’imagine, plusieurs « chefs » possibles.
La « révélation » tonitruante de mes indemnités n’a-t-elle pas des
sources judiciaires ou policières auxquelles mon audition a donné
accès à leur existence et à leur montant ? Plus classiquement certains
syndicats d’Alstom, sans doute plus attentifs lecteurs que d’autres du
rapport annuel de l’entreprise, ont-ils considéré que clouer au pilori
médiatique leur ancien président-directeur général leur donnerait un
argument dans leur combat contre les restructurations ? Ne suis-je
pas la victime de « bavardages » bancaires inconsidérés et malheureusement fréquents au cours de dîners en ville, au mépris du
« secret des affaires », comme l’expérience m’en a souvent donné des
exemples en d’autres circonstances ? Je ne chercherai jamais à approfondir ces hypothèses ou d’autres, plus complexes, mais j’ai du mal
à me résigner à croire au caractère totalement « spontané » du
lynchage dont j’ai fait l’objet.
D’autres questions me viennent à l’esprit. Pourquoi, alors que je
reçois de nombreux messages privés de soutien, personne n’a-t-il
imaginé de s’exprimer publiquement, dans les moments les plus
difficiles, ne serait-ce que pour appeler à la mesure et à l’équilibre
dans la critique 35 ? Pourquoi aucun journaliste, à l’exception de
deux journalistes anglo-saxons et une journaliste française, n’a-t-il
pris directement contact avec moi, avant que je renonce à mes
indemnités de départ, pour être en état de mettre mon point de vue
en regard des analyses exclusivement négatives qui étaient propagées ? Pourquoi ai-je fait l’objet d’attaques politiques de caractère
personnel aussi violentes ?
35. Le 16 août 2003, dans Le Monde, des amis de Bertrand Cantat, Hélène
Chatelain, Claude Faber et Armand Gatti ont osé courageusement prendre la
défense de celui que la mère de Marie Trintignant devait qualifier plus tard de
« meurtrier ». Lisant cet article, au moment où la polémique fait rage, je ne peux
m’empêcher de mettre en parallèle cette initiative et l’absence totale d’une
quelconque expression de soutien public à mon égard, à l’exception, bien entendu,
de Georges Pébereau en novembre.
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Je ne vois qu’une seule réponse logique : le fait que j’aie pris le
parti de ne pas m’exprimer pour me défendre. Le silence face au
lynchage médiatique vaut aveu de culpabilité. Les journalistes n’ont
le temps et les moyens que de prendre en compte l’événement,
l’information ou la déclaration instantanés. Il leur est impossible
d’analyser et de comprendre en profondeur les faits qu’ils commentent, voire de remonter dans le temps pour relire leurs propres
articles qui leur permettraient de renouer le fil et de donner à leurs
lecteurs une grille d’analyse honnête. Ils en sont donc réduits à leur
propre subjectivité, considérablement influencée par la mode et la
sensibilité du moment et sujette au panurgisme et à l’effet de meute.
Ceux qui m’entourent ont souhaité que je m’engage dans la
polémique et que je rende coup pour coup. Je ne me suis pas résolu
à une telle démarche. Certains penseront que ce refus a été cohérent
avec mon peu de goût pour la communication. Cependant, comme
je l’ai montré à l’occasion de mon départ ou au moment où j’ai
renoncé à mon indemnité, je ne suis pas plus maladroit qu’un autre
pour m’exprimer avec précision quand j’ai quelque chose à dire.
En fait, je considère que la situation de l’entreprise et les difficultés que doit gérer mon successeur justifient que je me tienne,
pendant un délai de décence suffisant, à la réserve qu’on attend en
pareille circonstance du prédécesseur. Naïvement, je me dis aussi
que ceux des observateurs qui, dans le passé, ont applaudi beaucoup
de mes initiatives, sauront faire la part des choses dans les manipulations et les rumeurs qui entourent inévitablement les entreprises
en crise et éviteront les analyses excessivement unilatérales, espoir
qui évidemment a été déçu.
Au fur et à mesure que le temps passe, je prends plus de distance
avec l’événement et je commence à m’interroger sur mon action
passée. La convergence et l’unanimité des critiques ne sont-elles pas
justifiées par des fautes que j’aurais commises personnellement et
dont seule ma myopie m’empêcherait de voir la réalité et la gravité ?
Pourtant l’accumulation des erreurs de fait que commettent ces
mêmes critiques et leur incapacité ou leur refus d’analyser mon
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action dans sa durée affaiblissent grandement à mes yeux la pertinence de leurs analyses.
Oui, alors que la partie est terminée, pour l’histoire, pour ceux
qui pendant douze ans ont participé et contribué à ce que j’ai entrepris pour Alstom, pour ceux qui m’ont accompagné et soutenu à
toutes les étapes de ma vie professionnelle, pour les miens et pour
l’honneur, le moment est venu de dire comment les choses se sont
passées. Réellement. Et tout simplement.
Et pour que la compréhension soit complète et parce que l’action
d’un homme ne s’explique que par ses racines, je vais raconter toute
mon histoire depuis le début, c’est-à-dire depuis ma naissance. Ce
sera la meilleure manière pour moi de faire la paix avec moi-même et
les autres et peut-être d’apporter un modeste témoignage à l’histoire
de l’autre siècle, une petite cicatrice dans un océan d’événements.
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ORIGINES
FRAGMENTS
JE SUIS NÉ, TROIS OU QUATRE JOURS AUPARAVANT, le 27 mai 1940. Je suis
maintenant dans les bras de ma mère. Elle me pose sur le siège à côté
d’elle dans la Chenard Walker. Elle fait démarrer la voiture. Nous
quittons la clinique Sainte-Thérèse au centre de Colmar en Alsace.
Pas très loin, nous entendons les chars allemands entrer dans la ville.
Nous rejoignons la grande maison de mes grands-parents à
Ingersheim juste après le pont qui enjambe la Fecht.
Ma mère m’a si souvent raconté l’histoire que j’ai l’impression de
la vivre dans mon souvenir et que je ne distingue plus ce qui relève
de la reconstitution ou de la réalité vécue. Je n’ai même jamais vérifié
si c’est bien ce jour-là que les Allemands sont entrés dans Colmar ou
si ma mère a « corsé » les choses dans sa propre mémoire.
Une autre réminiscence. Quelques jours ou semaines plus tard,
devant la maison de mon grand-père, des milliers de soldats français,
des divisions entières, dit ma mère, faits prisonniers, à peine gardés,
se succèdent, marchant en direction de la captivité, ma famille et
leurs employés s’affairant à leur donner à boire et à manger autant
qu’ils le peuvent, le défilé se terminant par quelques dizaines de
généraux écrasés de honte et de tristesse.
D’autres souvenirs sont plus concrets. Près de Rosendaël, on me
l’a dit après, ma mère arrête la voiture sur la route et se jette avec moi
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dans le fossé alors que des avions alliés lâchent leurs bombes sans
que, miracle, ni nous ni la voiture ne soyons touchés. Toujours à
Metz, dans la nuit, nous descendons dans une cave où nous sommes
nombreux tandis qu’à l’extérieur les bombes tombent. Uniquement
des images fugaces, je n’ai que trois ou quatre ans.
Une autre image. La maison de mon grand-père au bord de la
Fecht n’est plus qu’un tas de cendres. Une bombe l’a détruite. Nous
ramassons une cuiller en argent encore toute chaude. Ma mère l’a
conservée longtemps. C’est tout ce qui reste de richesses bourgeoises
accumulées au fil des siècles en ce lieu.
Plus tard, je me souviens du parc de la maison de mon parrain et
de ma tante à Turkheim. Mon parrain dirige la fabrique de papier.
Dans le parc il y a une petite maison en bois – je crois qu’elle existe
toujours – où nous jouons des heures et des heures, ma cousine et
moi. Ensuite, nous nous retrouvons dans une villa de Wintzenheim
le long de laquelle passe un tramway, puis avec ma grand-mère
maternelle dans une maison dans les Vosges où chaque jour je vais
attendre au bout du chemin dans la forêt le retour de ma mère.
C’est au cours de l’une de ces journées que je vois revenir mon
frère aîné, François, qui a déjà onze ans et qui est allé dans la vallée
à la rencontre des soldats américains qui lui ont donné du chocolat
et du chewing-gum qu’il apporte dans son petit sac à dos. Et puis un
jour enfin, au bout du chemin, arrive ma mère. Bien entendu, je ne
sais pas qu’elle sort de prison et que mon père y est toujours et y sera
pour six ans encore.
ENGRENAGES
Leur histoire mériterait d’être racontée en détail. D’ailleurs ma mère
a laissé des notes éparses qu’il faudrait exploiter un jour et j’ai une
partie du verbatim du procès de mon père. Mon père, Joseph Bilger,
est le fils d’un paysan du Sundgau de Seppois-le-Haut près de la
frontière suisse. Il n’a jamais eu que le certificat d’études, mais son
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ORIGINES
intelligence brute et son goût de la contestation et de la controverse
l’ont conduit à s’engager très jeune dans le syndicalisme paysan et à
prendre à vingt-cinq ans la direction de l’Union paysanne.
Ce mouvement de défense des agriculteurs, d’abord alsaciens, puis
aussi lorrains, a pris progressivement, dans l’esprit du temps, une
couleur politique autoritaire, en même temps que «régionaliste» par
opposition à «autonomiste», jamais pro-allemande et même in fine,
juste avant la guerre, une vocation nationale sous l’étiquette de «Front
national des travailleurs». Les «Chemises Vertes» que Henri Dorgères,
un dirigeant paysan de l’entre-deux guerres, récupérera ensuite au plan
national ont été inventées par lui et il sera le premier à utiliser la Croix
de Lorraine comme le signe distinctif de son mouvement.
Ma mère, Suzanne Gillet, est la fille d’un viticulteur d’Ingersheim,
président de la coopérative vinicole et notable du village comme ses
ancêtres l’ont été depuis longtemps. La légende familiale et notre arbre
généalogique veulent que Dominique Gillet, soldat (sergent ?) de
l’armée de Turenne, ait été blessé à la bataille de Turkheim, abandonné
dans les vignes et sauvé par une jeune fille du village tout proche
d’Ingersheim qu’il épouse et avec qui il donne naissance à cette lignée.
Ces racines franc-comtoises expliquent sans doute pourquoi
mon grand-père restera toujours irréductiblement attaché à la
France et maintiendra l’usage de la langue française et la référence à
sa culture comme des valeurs fondamentales de la famille. Au point
qu’en 1918, quand Raymond Poincaré revient prendre possession de
Colmar, c’est ma mère, habillée en petite alsacienne, qui a l’honneur
de lui remettre le traditionnel bouquet de fleurs et de se faire
embrasser par ses moustaches.
La rencontre entre ma mère et mon père correspond à l’archétype du
coup de foudre. Cela se passe à Ingersheim où mon père jeune syndicaliste la subjugue par son éloquence au grand dam de mon grand-père
qui n’est pas un contestataire et qui aurait préféré un gendre plus
conventionnel, mais qui ne sait rien refuser à l’aînée de ses deux filles.
Puis ma mère s’engage, sans recours, aux côtés de mon père. Son
soutien est décisif pour la création des coopératives laitières qui est
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l’un des chevaux de bataille de mon père. Elle lui apporte le sens des
réalités et de l’organisation dont il manque cruellement, lui dont les
armes sont exclusivement la parole et l’écrit. Elle participe à tous les
combats, mobilisant ses partisans pour manifester à Strasbourg pour
exiger sa libération lorsqu’il sera arrêté pour trouble à l’ordre public
par une République excédée par les désordres paysans.
La guerre, faite au Quatrième Cuir, vaut à mon père d’être fait
prisonnier. Libéré comme tous les Alsaciens-Lorrains, il est alors
confronté au choix décisif : partir, ce qui, dans son cas, veut dire
passer en Suisse pour attendre d’autres développements ou rester
pour aider tous les paysans qui lui ont fait confiance et qui, eux,
n’ont pas d’autre choix que de rester et qui, en son absence, risquent
de tomber sous la coupe d’autres responsables, proches des
Allemands et de leurs idées. Bien qu’il ait discuté longuement avec
ma mère l’option du départ, mon père choisit de rester pour
« composer pour décomposer », comme il l’expliquera par la suite.
Ambiguïté et choix fatals qui l’entraînent dans une forme de
collaboration dégradée. Nombreux sont les témoins à décharge au
procès qui viennent expliquer ce que mon père a fait pour les
protéger, voire même les sauver, y compris des Juifs persécutés.
Mais face à ces actes, il y a l’apparence, les responsabilités confiées
au début par l’appareil nazi dans l’organisation paysanne, les
rencontres avec le gauleiter Bürckel en Lorraine pour négocier et
arracher pied à pied des concessions, l’utilisation contre son gré de
son nom, cette histoire ubuesque d’une photo de ma mère reproduite sans même qu’elle le sache par Der Stürmer, l’organe antisémite par excellence, pour symboliser la pure femme allemande
aryenne alors que ma mère, dotée d’une dense chevelure brune,
aurait mieux passé pour une belle italienne ou moyen-orientale que
pour la blonde nordique idéale !
Ne pèsera pas non plus très lourd le fait que mon père indispose
tellement les Allemands que le gauleiter décide de l’assigner à résidence
à Hambourg pour en débarrasser l’Alsace-Lorraine et son bureau. Mais
ce n’est pas une déportation au sens où l’histoire l’a retenu.
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L’arrestation de mon père à la Libération est donc inévitable. Il a
la chance qu’elle soit effectuée par l’armée du général de Lattre de
Tassigny, bénéficiant ainsi d’un traitement convenable dans les
circonstances de l’époque. Moins évidente rétrospectivement est
l’arrestation de ma mère à laquelle rien n’a jamais été reproché, mais
qui passe néanmoins trois mois en prison, ce qui lui permet
d’apporter son soutien et son aide à des femmes qui se trouvent avec
elle, moins pour des incriminations politiques que pour des délits
plus classiques, prostitution, vols etc. et pour qui elle écrit des lettres
à leurs familles, à leurs avocats, à leurs juges.
Vient le procès. Le président du tribunal initialement prévu, n’ayant,
dit-on, rien trouvé de «sérieux» dans le dossier, est remplacé par un
autre magistrat, plus sensible à l’air du temps et aux injonctions de la
presse communiste. Le procureur se prépare à requérir la peine de mort.
Pourtant, la succession des témoins que ma mère, combattante inlassable, mobilise sans trêve (Pierre Pflimlin, futur président du Conseil de
la IVe République est l’un d’eux) et les explications éloquentes de mon
père ébranlent le jury, au point qu’un acquittement ne devient plus
impossible aux dires de jurés dont le temps déliera les langues.
L’affaire focalise cependant tellement l’attention qu’une telle issue
ne peut être tolérée. Le président du tribunal fait en sorte que les
jurés mesurent la responsabilité qui serait la leur et peut-être les
risques personnels qu’ils prendraient s’ils se résolvaient à une telle
décision. Le verdict est donc, non la mort, ni l’acquittement, mais
dix ans de travaux forcés.
SURVIE
Nous sommes en 1945 et il revient à ma mère, désormais seule,
d’assurer la survie et l’éducation de ses quatre enfants. Comme,
interdite de séjour, elle n’a plus le droit de vivre en Alsace, la
première étape est Nancy pour réfléchir et décider de l’avenir. J’y
découvre pour la première fois l’école, mais en raison de la surpopu-
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lation des classes, au moins au début, on me met dans une classe de
philosophie où je vais présenter mes premiers « bâtons » à un professeur que ma présence distrait de la tâche plus ingrate d’enseigner la
sagesse à des adolescents déstabilisés par la guerre.
Grâce à mon grand-père, ma mère peut, en association à
quarante-neuf pour cent avec un ami de mon père, propriétaire en
Algérie, acquérir le domaine de La Jacqueminière près de Courtenay
dans le Loiret. Il est convenu qu’elle l’exploitera, aidée par des
anciens de l’Union paysanne que mon père mobilise de sa prison et
même d’un ancien jeune inspecteur de la BST (l’ancêtre de l’actuelle
direction de la Surveillance du territoire) qui a participé à l’enquête
et qui considère la condamnation comme une injustice.
C’est un domaine de quatre cents hectares qui a été laissé à
l’abandon pendant la guerre et qu’il faut défricher avant de le
remettre en culture. Tout commence mal. La veille de notre arrivée,
le château du domaine, un château du dix-neuvième siècle de taille
modeste, brûle. Au lieu du château, nous nous installons donc dans
le pavillon de chasse que nous ne quitterons jamais avant notre
départ du domaine, ma mère n’ayant eu que les moyens pour refaire
la toiture, mais pas pour le réaménager.
Cependant, grâce au maire de Courtenay, ma mère peut utiliser
une vingtaine de prisonniers de guerre allemands pour mener à bien
le défrichage, certains d’entre eux décidant de rester au domaine
même après leur libération. L’exploitation, petit à petit, trouve son
équilibre grâce notamment, sur l’initiative de ma mère, à un élevage
de porcs à grande échelle, grâce aussi à des expédients comme la
vente de beurre, transporté dans des valises, à des prix défiant toute
concurrence, à des restaurateurs de Montargis.
Pour nous, les enfants, c’est une période heureuse. Certes nous
sommes tous en pension, sauf mon jeune frère Philippe, au début,
qui va à l’école maternelle et primaire de Montcorbon. Ma sœur,
Marie-Christine, est en pensionnat à Sens dont, peu réceptive aux
études, elle s’enfuit régulièrement pour rejoindre La Jacqueminière.
Mon frère aîné, François, est pensionnaire au collège Stanislas à
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Paris. Quant à moi, âgé de sept ans à peine, je deviens pensionnaire
au collège Saint-Louis à Montargis où Philippe, me rejoint au bout
de quelques années et où je resterai près de dix ans avant d’intégrer
en « mathématiques élémentaires » 36 le lycée Louis-le-Grand à Paris.
Le domaine est un champ permanent de découverte et d’exploration. Près du château, il y a deux étangs que ma mère a fait drainer.
Quand l’abbé Ingrain, l’un des prêtres du village, vient nous rendre
visite, au moins une fois par semaine, à la fois pour nous servir de
répétiteur et pour dîner, il plonge d’abord dans l’étang. Nous suivons
cet exemple avec prudence en bons continentaux, peu familiers avec
l’eau, que nous sommes. Nous faisons aussi des promenades dans la
barque qui est, en temps normal, amarrée à la gloriette.
L’abbé Ingrain a d’autres ressources et notamment un appareil de
projection grâce auquel il nous montre des vieux films muets. À vrai
dire le seul dont je me souvienne est une bande d’actualités où on
voit le roi Zog d’Albanie ! C’est à Courtenay que je vois mon premier
vrai film, L’ Aigle à deux têtes de Jean Cocteau. Je n’y comprends rien,
mais la magie opère, renforcée par les séances de cinéma du mercredi
auxquels nous nous rendons au collège dans le cinéma paroissial de
Villemandeur dont la programmation comporte encore les grands
films du muet, par exemple le prodigieux Ben Hur avec Ramon
Novarro. Plus tard nous voyons des films parlants. Et les pères
prennent même le risque – audacieux à l’époque – de nous emmener
voir Le Défroqué avec Pierre Fresnay non sans de nombreuses explications préalables.
La Jacqueminière, ce sont aussi les longues promenades à
bicyclette dans la forêt et la nature avec ses risques. De temps en
temps, ma mère organise des battues de sangliers, nombreux sur la
propriété. Je me souviens aussi de la foudre tombant à quelques
mètres de moi alors que nous attendons, en famille, le véhicule jaune
36. Dernière classe du secondaire à l’époque pour ceux qui privilégiaient les
mathématiques.
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des « Autocars de Bourgogne » pour aller rendre visite à mon père à
Oermingen, un ancien camp de concentration allemand où il est
détenu.
C’est encore l’époque des calèches et, pour aller à la messe, nous
attelons « Bijou », un beau cheval noir, que nous attachons à un
anneau de fer à l’église pendant que nous participons à l’office. Au
domaine, ma mère a trouvé une vieille et imposante Chrysler
d’avant-guerre qu’un mécano, prisonnier de guerre allemand, a
réussi à remettre en état, mais qui consomme des quantités considérables d’essence, point qui préoccupe suffisamment mon frère
Philippe pour le conduire à remplir le réservoir d’eau, croyant ainsi
avoir trouvé la solution du problème !
Il y a les soirées de Noël où Français et Allemands se retrouvent
à l’unisson et se rendent ensemble à la messe de minuit, accueillis
indifféremment avec générosité et ouverture d’esprit par nos voisins
qui, pourtant, comme tous les autres, ont souffert de la guerre.
Ce bonheur tranquille ne dure pas. Au bout de quelques années,
des dissensions apparaissent avec les collaborateurs qu’a fait venir
mon père, puis excité par eux, avec l’autre actionnaire du domaine
qui a la majorité. Le fait que ma mère ait réussi à redresser l’exploitation et qu’elle soit au centre de l’attention locale les exaspère. Il n’y
a bientôt d’autre solution que la séparation. Ma mère – mon grandpère qui ne lui a jamais mesuré son soutien est malheureusement
mort entre-temps – ne réussit pas à trouver l’argent nécessaire pour
racheter les cinquante et un pour cent qui lui manquent et doit
vendre ses quarante-neuf pour cent.
Nous devons donc quitter La Jacqueminière pour nous installer
à titre provisoire à Fontainebleau. Le seul à nous suivre dans cet
exode est l’ancien inspecteur de la BST. Il faut tout recommencer et
les ressources sont limitées alors que les pensions coûtent cher et
que les enfants grandissent en même temps que leurs besoins.
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ENTREPRISE
Ma mère hésite plusieurs mois sur l’orientation à prendre. Elle visite des
domaines dans plusieurs régions de France sans jamais retrouver ce qui
l’a enthousiasmée dans La Jacqueminière. À l’époque, l’une des priorités
du pays est de remettre l’agriculture en état de produire suffisamment.
L’un des moyens est de rattraper le retard qu’a provoqué la guerre dans
la mécanisation agricole. La France ne dispose ni des technologies ni
des entreprises permettant de satisfaire rapidement ce besoin.
Ma mère comprend qu’une opportunité existe dans l’importation
de machines agricoles modernes que d’autres pays européens,
comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Italie, moins bien pourvus que
nous par la nature, développent rapidement. Ce n’est pas facile, car
la France vit encore sous le régime des licences d’importation destinées à contrôler la balance commerciale, qu’il n’est pas aisé d’obtenir.
Mais le besoin existe et ma mère pense pouvoir convaincre si elle est
à même d’offrir de bons produits.
Le tout est de les trouver et de s’en assurer l’exclusivité. Ma mère
rencontre un marchand-réparateur de machines agricoles de l’Est de la
France qui consolide sa conviction et lui propose de l’aider à commercialiser une presse botteleuse qu’il importe d’Allemagne. C’est sur la base
de cette opportunité qu’elle crée le 28 février 1950 le Comptoir général
pour l’équipement agricole et industriel qui devient plus tard en abrégé
le Cogeai et que le 4 mars suivant, elle sous-loue en catastrophe
cinquante mètres carrés à un exposant du premier Salon de la machine
agricole, Porte de Versailles, pour y présenter cet unique produit.
Je ne raconterai pas le détail de cette aventure qui fait de cette
entreprise, au fil des années, un importateur important et respecté de
machines agricoles avec une part de marché régulièrement croissante
et significative.
Quelques épisodes m’ont cependant suffisamment marqué pour
me donner le goût de l’entreprise sans pour autant m’éviter ses
pièges. Chaque année, nous rendons visite à ma mère au Salon de la
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machine agricole, ce qui nous permet de mesurer les progrès accomplis à l’effectif des employés, à la superficie du stand et au nombre de
clients qui s’y pressent. Dans les débuts, cependant, ces chiffres sont
très modestes et nos visites ne sont pas simplement de courtoisie.
Nous sommes là pour aider.
Les uns distribuent des prospectus et s’efforcent de répondre aux
questions. D’autres, dont je suis, sont réquisitionnés pour s’installer
sur une planteuse de pommes de terre qui fait l’objet d’une démonstration sur un dispositif circulaire et tournant, permettant aux clients
de se rendre compte en grandeur réelle de la manière dont elle
fonctionne. Ma tâche consiste à mettre des pommes de terre entre les
deux disques qui ensuite les positionnent de manière régulière et à
la profondeur adéquate dans un sol de terre végétale.
Ces expériences me donnent aussi l’occasion de découvrir les
difficultés qui peuvent résulter de machines commercialisées avant
d’être au point. Au début, nous avons peu d’argent et il n’est pas
question de nous payer des vacances coûteuses. Celles-ci se passent
donc parfois, quand l’opportunité se présente, à accompagner des
agents de maintenance dans leurs tournées chez les clients.
Une année, ma mère a décidé d’importer des moissonneusesbatteuses bavaroises qui ont une bonne réputation en Allemagne. Ses
talents de commerçante ont fait qu’un nombre significatif d’entre elles
a été vendu quand soudain, en juillet-août, en pleine saison de
moissonnage, les moteurs se mettent à tomber en panne les uns après
les autres. J’accompagne l’agent technique allemand du constructeur
qui doit à la fois affronter la colère des paysans concernés et s’efforcer
de remettre en route la machine. Dure leçon pour le garçon de
quatorze ans que je suis ! Priorité absolue à la satisfaction du client
par tous les moyens imaginables, avant toute considération financière, c’est l’obsession de tous dans cette petite entreprise !
Une autre expérience significative est celle des relations avec les
banques et les créanciers. Dès l’emprisonnement de mon père, ma
mère a engagé les démarches pour obtenir sa grâce, soutenue par les
jurés et notamment leur président. Ces derniers n’hésitent pas à
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écrire le fond de leur pensée, à savoir que les services rendus aux
Lorrains qui auraient pu justifier un acquittement, rendent en tout
cas injuste le maintien en détention. Avec le temps et l’apaisement
des esprits, ces arguments finissent par porter et René Mayer, Garde
des Sceaux, décide l’élargissement, six ans s’étant écoulés depuis la
condamnation.
Au retour de mon père, loyale jusqu’à l’extrême, même si cette
loyauté n’a pas toujours été payée de retour, ma mère décide de lui
remettre les clés de l’entreprise qu’elle a créée et de s’effacer derrière
lui. Malheureusement mon père n’a pas les qualités d’un chef
d’entreprise. Ni son rapport à l’argent, ni sa manière de juger les
hommes, ni ses aptitudes de commerçant ou de gestionnaire, ne le
qualifient pour exercer ce métier avec succès. Et ce qui doit arriver
arrive : dépenses de fonctionnement somptuaires, recrutements
hasardeux et nombreux, plans sur la comète avec d’anciens compagnons des luttes syndicales ou de prison.
Très vite l’entreprise est au bord de la cessation de paiement, et le
fonds de commerce en péril. Banquiers et créanciers se réunissent et
exigent le retour immédiat de ma mère à la tête de l’entreprise et le
retrait simultané, complet et définitif de mon père en échange d’un
salaire dont la seule condition est qu’il n’y remette plus les pieds !
Avec rapidité et énergie, ma mère, soutenue par tous ses enfants,
dans la mesure des moyens de chacun, met en œuvre les mesures de
redressement nécessaires et l’entreprise retrouve la santé et prospère.
Mais son couple ne résiste pas à cette épreuve même si elle essaye
encore quelques années de le sauver sous prétexte que ses enfants
sont encore trop jeunes pour supporter le choc d’une séparation. Il
nous faut la convaincre que nous préférons une telle issue plutôt que
la persistance de l’ambiance méphitique qui prévaut entre les époux
et dont nous sommes les témoins impuissants.
Après le divorce se rompent aussi progressivement les liens entre
le père et les enfants, soudés autour de leur mère. Nous apprenons
par la suite qu’il a repris des activités politiques et journalistiques et
qu’il a été notamment secrétaire général du MP13, éphémère
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Mouvement populaire du 13 mai, créé par Charles Martel, un
homme politique algérois, pour perpétuer le combat pour l’Algérie
française. Il est décédé en 1975.
De ma mère, chef d’entreprise, j’ai retenu plusieurs leçons dont je
resterai imprégné pour la vie : l’engagement total pour la tâche que
l’on s’est fixée, le fait qu’on obtienne plus de ses collaborateurs et de
ses interlocuteurs par l’enthousiasme, la transparence et la simplicité
que par la terreur, l’opacité et l’arrogance et puis, le travail et encore
le travail, quels que soient les obstacles, les contre-temps, les déceptions, faire face, continuer, rester debout.
Au bout du parcours, ma mère ne sait pas s’arrêter et trouver
d’autres centres d’intérêt. Elle conserve la direction de l’entreprise
jusqu’à soixante-seize ans, âge auquel elle la vend, en 1985, à l’un de
ses fournisseurs, hollandais, qui lui-même a été racheté par Thyssen
Bornemisza. Ces acquéreurs ne font pas une bonne affaire, car avec
la création de l’espace unique européen, le rôle et l’importance de la
fonction d’un importateur ont beaucoup diminué.
Cependant, infatigable, ma mère recrée une nouvelle entreprise
dans un domaine d’avenir – celui des légumes frais et notamment des
salades sous vide – qui ne perd pas d’argent et en gagne même quelque
peu, avant qu’une attaque cérébrale, six ans plus tard, ne l’empêche de
continuer. Elle disparaît en 1996. Mais, grâce à ses efforts inlassables,
elle a atteint son but : assurer la sécurité financière à ses enfants et
petits-enfants pour leur permettre d’accomplir leurs destins sans
affronter les incertitudes et les difficultés qu’elle-même a connues.
Paradoxalement, elle n’a jamais regretté qu’aucun de ses enfants
ne suive sa voie ou prenne sa suite, car pour elle, réminiscence de ses
années de jeunesse, faites d’engagement syndical et politique, servir
l’Université comme mon frère François, la Justice comme mon frère
Philippe et l’État comme moi est une activité plus noble. Son véritable
regret est qu’aucun d’entre nous ne s’engage à fond, pour y réussir,
dans la politique même si chacun d’entre nous à des moments divers
s’y frotte. Elle aurait aimé avoir un fils, ministre ou président de la
République. Nous ne lui donnerons pas cette satisfaction !
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ÉDUCATION
Ma mère veut que ses enfants aient la meilleure éducation possible.
Dans la situation où elle se trouve, géographiquement et financièrement, l’internat est la seule option possible même si elle est extrêmement coûteuse. Pour ce qui me concerne, je l’ai dit, je passe dix
années scolaires au collège Saint-Louis de Montargis.
Même si ce mode d’éducation est plus commun à l’époque,
notamment pour la jeunesse bourgeoise, qu’il ne l’est aujourd’hui, il
est plus ou moins bien supporté ou fructueux. Ainsi mon jeune frère
Philippe ne s’y est jamais fait et s’est toujours senti mal à l’aise et
rebelle au collège. Tel n’a pas été mon cas.
Certes la première fois quand, à sept ans, je vois ma mère me dire
au revoir à travers la vitre du réfectoire des petits, à peine éclairée par
une lampe à pétrole, l’électricité étant encore incertaine dans cette
France de l’immédiate après-guerre, l’enfant que je suis alors, ressent
une émotion qui aujourd’hui encore reste au fond de moi. D’autant
qu’émergeant à peine de mon Alsace natale, après un bref détour par
La Jacqueminière, je pratique beaucoup plus l’alsacien que le
français. Je l’écris sans fausse modestie, il ne me faut qu’un trimestre
pour maîtriser convenablement notre langue, pour prendre la tête de
ma classe de neuvième et pour perdre la connaissance indirecte de
l’allemand qui n’est pas enseigné au collège.
Ce n’est pas en effet la priorité de notre père supérieur, le Chanoine
Danthon, particulièrement impressionnant dans un corset de cuir qui
lui est imposé par une blessure de guerre qu’il a subie dans les eaux de
Salonique pendant la première guerre mondiale. Cet homme a des
allures d’Erich von Stroheim dans Les Disparus de Saint-Agil, film qui
reflète bien l’ambiance qui règne dans notre collège, mais sous ces
dehors austères, c’est un religieux pour lequel la charité, la rectitude et
la foi sont « naturelles ». Patriote authentique, il veille personnellement à ce que jamais mon frère et moi ne souffrions du passé supposé
de nos parents d’une manière ou d’une autre.
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Grâce à lui et grâce à d’autres éducateurs, prêtres exemplaires ou
laïcs, à l’époque, moins nombreux que les premiers, nous bénéficions d’une éducation qui, rétrospectivement, ne peut être qualifiée
que de luxe. Peut-être ai-je été aveugle, mais je n’ai jamais été
confronté à aucune de ces turpitudes qu’aujourd’hui les romans et
les films, reconstituant artificiellement le passé, associent à ce type
d’institutions. Le plus grand scandale a été l’exclusion du collège de
trois « grands », trouvés en possession d’une revue, reproduisant des
photographies de femmes dénudées qu’à l’époque la morale
réprouve !
En revanche, au cours de ces années, j’acquiers le sens de notre
langue, la pratique des classiques, le goût de l’histoire, le respect des
mathématiques et l’amour de notre patrie. Les connaissances de nos
professeurs sont limitées, mais ils savent nous inculquer ce qui est
essentiel. Je suis un bon élève, discipliné et travailleur, mais, à mes
yeux, pas exceptionnel, même si mes maîtres me rangent au nombre
des meilleurs. Je ne suis pas mauvais juge de moi-même si je me
réfère à mes performances aux examens officiels : succès sans
problème au BEPC, mais déjà, à l’époque, c’est facile ; premier baccalauréat A’, combinaison de lettres classiques et de mathématiques,
sans mention ; « mathématiques élémentaires » à Louis-le-Grand
ensuite, à la session de septembre. Plus laboureur que cavalier,
j’avance régulièrement et solidement, mais jamais avec facilité.
Un autre acquis de ces dix années est la confirmation de ma foi
catholique. Je l’ai héritée de mes parents et de tous ceux qui les ont
précédés. J’ai le bonheur de n’avoir jamais douté, même et surtout
dans les circonstances les plus difficiles de la vie, et de trouver dans
la prière la force et l’espoir.
A cette conviction innée et inaltérable, les années de collège ont
ajouté la « culture » religieuse, faite de références bibliques et historiques ainsi que le respect de l’Église que j’ai toujours perçue, grâce
à l’exemple et à la pédagogie des prêtres qui ont accompagné ma
jeunesse, comme transcendant les hommes qui la servent avec leurs
faiblesses et leurs incertitudes.
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Néanmoins, je suis toujours resté un « catholique de base », s’efforçant de vivre sa foi au quotidien sans engagement formel d’Église et
sans m’afficher comme catholique autrement que par la participation
à l’eucharistie et aux manifestations collectives qui naissent des
circonstances, telles que les visites du Pape, les journées mondiales de
la jeunesse ou la défense de l’école libre. Sur mes cinq enfants, deux
ont fait leurs études dans un collège catholique et trois dans un lycée.
Je suis donc un « catholique pratiquant » comme beaucoup, mais
pas plus que d’autres, et si je ne prends pas, bien au contraire, le fait
de me qualifier comme tel comme une insulte, j’ai néanmoins trouvé
surprenant et même bizarre que très fréquemment des journalistes
éprouvent le besoin d’accoler à mon nom cette caractéristique,
surtout quand ce qu’ils y ajoutent est désagréable. Qualifie-t-on
fréquemment d’autres personnages publics systématiquement de
« juif pratiquant », de « musulman pratiquant », de « protestant pratiquant », d’« athée militant » ou de « franc-maçon notoire » ?
POLITIQUE
Pendant cette période, d’autres événements me marqueront particulièrement. Dien Bien Phu en 1954 : le Père Supérieur réunit un matin
tout le collège pour nous annoncer la chute des dernières positions
françaises, cette défaite sonnant le glas de notre présence en
Indochine, et pour nous demander de prier pour notre pays et pour
ceux de nos anciens – il y en a quelques-uns – tombés là-bas. À
quatorze ans, cet événement est l’occasion de ma première prise de
conscience politique.
L’année suivante, par suite d’un hasard dont j’ai oublié les
circonstances, je me trouve un après-midi au fond de la salle des
fêtes de Montargis avec quelques camarades, écoutant brièvement un
personnage qui commence à faire parler de lui, Pierre Poujade, et
dont le talent oratoire, exaltant la France et l’Algérie française, et
pourfendant les « sortants », me subjugue. Quelques semaines plus
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tard, il crée la surprise aux élections législatives le 2 janvier 1956 en
récoltant cinquante sièges de députés parmi lesquels Jean-Marie Le
Pen, élu à vingt-cinq ans au Quartier latin.
C’est l’époque où, par loyauté à l’égard de mon père et pour
combattre les gaullistes qui, à nos yeux, sont responsables de toutes
les bavures de l’épuration, avec mon frère aîné, nous lisons Rivarol,
l’hebdomadaire où tous les rescapés du passé entretiennent la
flamme du ressentiment, nous nous passionnons pour Brasillach, à
nos yeux, véritable martyr qui nous émeut par ses Poèmes de Fresnes,
écrits avant son exécution et dont le beau-frère, Maurice Bardèche,
entretient envers et contre tous le souvenir.
Nous avons hérité de notre mère lucidité et patriotisme. Aussi
jamais ce culte nostalgique ne tourne-t-il à l’apologie ou au regret du
national-socialisme ou du fascisme. Nous ne sommes pas de ce bordlà ! Et il nous faut des causes nouvelles. L’histoire nous les fournit.
En effet, 1956 c’est aussi l’année de la révolte hongroise. Le siège du
Parti communiste, rue de Chateaudun, est proche de l’endroit où
nous habitons, rue Condorcet, et François participe à l’assaut qui
permettra à la jeunesse solidaire des Hongrois en révolte d’en incendier symboliquement le rez-de-chaussée.
Mais l’histoire, c’est aussi et surtout à ce moment-là la guerre
d’Algérie. Pour nous, il n’y a pas de doute : elle est et doit demeurer
française, selon le slogan fameux, « de Dunkerque à Tamanrasset ».
Nous ne voulons plus d’une nouvelle humiliation de type indochinois.
C’est ce qui me conduit à militer quelques mois dans le mouvement poujadiste. Je fais de l’affichage avec mon beau-frère, un ancien
d’Indochine, ce qui me vaut d’être emmené au poste de police et
répertorié comme un militant engagé. Durant l’été 1957, je vais
jusqu’à participer pendant plus d’un mois au tour de France de
Pierre Poujade qui nous conduit de ville en ville à organiser des
meetings et faire du porte-à-porte, notamment auprès des commerçants et artisans, dans des bourgs de la province profonde, écrasés
par la torpeur estivale. Je n’ai jamais regretté cette expérience qui me
met au contact de gens simples, honnêtes et attachants.
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Cependant mai 1958 approche, qui va m’obliger à choisir entre
mon engagement pour l’Algérie française et mon rejet du gaullisme.
Le fameux « Je vous ai compris » du général de Gaulle ne trompe pas
seulement les soldats perdus et les harkis, mais aussi, avec beaucoup
d’autres, le jeune enthousiaste que je suis. Mais, par ce détour qui me
conduit à soutenir l’accession au pouvoir du général de Gaulle,
j’engage une conversion intellectuelle et morale qui me fait progressivement reconnaître ce qu’il apporte au pays et surmonter le
jugement négatif hérité du passé.
Pour autant, je ne deviens jamais un « gaulliste » au sens
classique du terme, mais je rejoins, à travers ce processus paradoxal,
ma vraie famille, la démocratie chrétienne qui combine les aspirations européennes et sociales qui sont encore les miennes aujourd’hui avec le sens de l’État et de la grandeur du pays qu’incarne
désormais pour moi le général de Gaulle. Ce parcours n’a rien d’original, mais il explique, probablement, pourquoi, au terme de ces
années d’apprentissage, je vais être mûr pour le destin qui doit être
le mien.
NOSTALGIES
Ces années de collège prolongées par l’année de « mathématiques
élémentaires » au lycée Louis-le-Grand justifient de temps à autre
des bouffées nostalgiques, correspondant à des moments de rire, de
joie ou tout simplement de bonheur et pratiquement jamais, et en
cela j’ai eu beaucoup de chance, de regrets ou de tristesse.
Je me souviens par exemple de ce jour où, en première, le Chanoine
Goerung demande à l’un de nos camarades (nous étions six en classe
de grec) – il s’appelle Poulain si je me souviens bien et est doté d’une
force physique certaine –, de «prendre la porte» et celui-ci de se diriger
vers la porte, de la prendre à bras-le-corps en la sortant de ses gonds et
de l’apporter au professeur d’abord médusé, puis éclatant de rire.
Instant de joie indicible des potaches que nous sommes!
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Autres moments forts: les séances de théâtre. Dès mon plus jeune
âge, peut-être parce que j’ai une bonne mémoire, je suis voué aux rôlestitres! Ainsi, je dois avoir douze ans, je joue «le petit ramoneur»,
affublé d’une gigantesque échelle sur la scène de la salle paroissiale de
Montargis où nous nous produisons devant nos camarades rigolards,
mais surtout les filles du pensionnat Saint-Joseph.
C’est l’occasion de mon premier émoi amoureux devant la beauté
d’une jeune élève au visage virginal et à la chevelure blonde tombant
sur ses épaules. Je ne l’ai jamais revue et je n’ai même jamais su son
nom. Mais j’ai longtemps rêvé d’elle et un peu plus tard je l’ai transcendée en Marianne de ma jeunesse, un film dont le romantisme me
met longtemps en extase. Rétrospectivement, je crois qu’elle devait
ressembler à ce qu’est aujourd’hui ma petite fille Margaux qui a en ce
début de siècle à peu près l’âge qu’elle devait avoir !
Je joue aussi un chef suisse, Arnold de Mechtal, dans des scènes,
inspirées du Guillaume Tell de Schiller et retraçant le moment décisif
de la création de cette nation. Pourquoi la Suisse, parce que nous
avons un couple de maîtres auxquels nous devons beaucoup,
monsieur et madame Devaud, qui sont de nationalité suisse et qui
réussissent à nous mobiliser pour honorer leur pays.
Que de temps ont-ils passé pour concevoir et réaliser les
costumes grandioses et colorés que nous arborons sur la terrasse du
château dans la douceur d’une soirée de juin en présence de nos
parents ! Il doit rester quelque part dans mes archives une photo en
couleur de cet événement – la couleur, à elle seule, un autre événement en ce temps-là !
Parlant des soirées de printemps, comment ne pas se souvenir
des cérémonies du rosaire devant la statue de la Vierge qui domine
la ville à partir de la terrasse du collège. Je ne sais pas si nous étions
authentiquement pieux, mais je suis certain que nous étions
sensibles au charme vespéral, doux et tranquille de ces moments de
recueillement comme nous le sommes à la torpeur qui nous gagne le
dimanche soir dans la chapelle au retour de notre promenade dans
la forêt de Montargis au moment du traditionnel « Tantum ergo »,
bercé d’un encens odorant.
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Il y a aussi le sport assez primitif avec notre professeur de
gymnastique, Monsieur Machicoine, les matchs de football dans la
deuxième cour et les épreuves d’athlétisme où nous nous affrontons,
dans les championnats régionaux, avec les élèves des lycées et
collèges publics et où j’ai l’occasion de remporter la course de vitesse
des soixante mètres des minimes à la grande joie de mes professeurs.
À cette époque, les piscines sont rares et ni Philippe, ni moi
n’avons bénéficié de cours de natation. Ce qui nous vaut, pour
combler cette lacune, sur l’initiative de notre frère François, au cours
d’un été à Paris, de prendre, déjà adolescents très avancés, des leçons
à la piscine Molitor sous les yeux goguenards de jeunes gens ou
jeunes filles, déjà entraînés et qui trouvent dans nos ébats au bout
d’une perche ou soutenus par une sorte de portique un sujet de
divertissement plaisant.
Durant le service militaire, plus tard, alors que je n’ai pas réellement progressé, un examen que je dois passer prévoyant une
épreuve de natation, l’adjudant responsable use d’une méthode plus
expéditive en me jetant purement et simplement à l’eau et en me
faisant progresser en maintenant une perche à cinquante centimètres
devant moi comme une bouée inaccessible. Le colonel qui surveille
l’épreuve considère cependant très vite, que le sous-officier qui me
stimule de cette manière altère les conditions de l’épreuve et la
perche est retirée. J’ai survécu et j’ai surnagé suffisamment cependant pour ne pas être éliminé !
J’évoque l’apprentissage de la politique. La classe de « mathématiques élémentaires » me donne l’occasion de participer pour la
première et jusqu’à présent la dernière fois à une compétition électorale. Aujourd’hui encore je ne sais pas pourquoi je m’y suis engagé,
sinon que c’est, dans ce cas, littéralement et authentiquement sous la
pression de mes amis dont avec le temps, deux seuls noms me
reviennent, Yann Briancourt et Bertrand Giraud. Par contre le nom
dont je me souviens, c’est celui de mon concurrent pour cette
élection des délégués de classe. Il s’agissait de Christian Sautter qui
devient par la suite un inspecteur général des finances au tour
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extérieur, un éphémère ministre des Finances et aujourd’hui l’adjoint
aux finances du maire de Paris. C’est lui qui est élu, non sans que
mes partisans se promènent pendant une longue période avec mon
nom inscrit à la craie sur leurs blouses grises – notre « uniforme »
habituel – dans leur dos.
La classe de « mathématiques élémentaires », c’est aussi le
cinéma, le cinéma à haute dose. Actua Champo, le cinéma de la rue
des Écoles, avec son système de projection indirect grâce à un miroir
et ses piliers qui rendent souvent la vision particulièrement inconfortable, est ma base avancée. En dépit de ces inconvénients, je me
laisse facilement submerger par la magie des images en noir et blanc
et des acteurs. En fait toute salle nous est bonne, les Cineac qui
commencent tôt le matin, le Déjazet, le Lynx, le Gaumont-Palace, le
Wepler. Nous pouvons voir trois ou quatre films dans la même
journée, westerns, policiers, drames romantiques, comédies, tout y
passe. Fascination du cinéma américain et du cinéma français de la
grande époque avec Louis Jouvet, Pierre Fresnay, Madeleine
Robinson, Danielle Darrieux et beaucoup d’autres…
Je l’ai dit, cette période d’adolescence se termine pour moi par un
échec. Je dois repasser en septembre l’épreuve de mathématiques
pour obtenir ce qui s’appelle à l’époque le deuxième baccalauréat et
cet incident m’écarte définitivement des études scientifiques pour
m’orienter vers Sciences po et ultérieurement l’École nationale
d’administration.
VACANCES
L’évocation de cette période de ma vie ne peut être complète si je ne
parle pas des vacances. C’est évidemment pour nous un moment
d’autant plus important que c’est le seul où nous voyons nos parents.
Pensionnaires, nous ne rentrons à la maison que lors des vacances,
grandes ou petites, mais il n’y a jamais de week-ends pour interrompre les longues semaines de présence au collège.
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Quand nous sommes à La Jacqueminière, nos vacances consistent à y revenir et cela nous suffit. Ensuite il y a Barmont, une
propriété beaucoup plus modeste, louée près de Mehun-sur-Yèvre
dans le Cher où nous passons un ou deux étés, je ne sais plus, juste
avant que notre mère ne crée son entreprise de machines agricoles.
Ensuite cela devient plus compliqué, nous ne pouvons passer toutes
les grandes vacances à Paris et notre mère s’efforce de trouver les
solutions les moins coûteuses possibles, car, pendant ces années,
l’argent manque. Je me souviens d’un Noël où il y a tout juste de quoi
acheter deux poulets et un peu de vin rouge pour faire du vin chaud.
Nous étions tous les cinq, les quatre enfants et ma mère autour de la
table dans un petit rez-de-chaussée du neuvième arrondissement. Il
n’y a rien d’autre et nous sommes heureux.
Aussi nos vacances se passent-elles à Seppois-le-Haut chez ma
grand-mère paternelle sous la responsabilité de François, mon frère
aîné, dont nous acceptons avec difficulté l’autorité. L’un de ces
séjours a eu lieu l’été 1953, période pendant laquelle la France est
totalement paralysée par une grève générale. Je vais au cinéma à
Altkirch à vélo, le relief rendant cette expédition particulièrement
pénible.
La ferme grand-paternelle – notre grand-père est mort en
tombant d’une échelle alors qu’il cueillait des cerises – est particulièrement rustique. Aussi faisons-nous souvent notre toilette dans la
rivière qui coule à l’arrière de la maison. Nous allons aussi dans une
ferme d’un ami de mes parents à Grüssenheim dans le Haut-Rhin et
nous y cueillons du tabac, tâche pénible entre toutes. Une autre fois,
toujours sous la responsabilité de François, nous allons à BerckPlage où les joies de la mer se transforment pour moi en plaisirs de
la lecture grâce à l’usage intensif de la bibliothèque locale.
Ce n’est que beaucoup plus tard, alors que notre adolescence est
terminée, en 1964, que ma mère a les moyens nécessaires pour
acquérir dans l’Aisne une propriété, à Rozières-sur-Crise, qualifiée de
château par les gens du village, mais qui est en réalité, un charmant
petit manoir. J’y retrouve ma mère, ma sœur, mes frères et leurs
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épouses pour des discussions passionnées sur la politique, la philosophie et la littérature… Nos enfants avec leurs cousins y grandissent, y font leurs racines et y construisent leurs souvenirs et leurs
regrets. C’est leur Jacqueminière, mais ce n’est pas la nôtre. Sans
doute est-ce la raison pour laquelle nous avons eu la cruauté de la
vendre, aucun des enfants n’ayant eu le courage de prendre la suite
de ma mère pour cette propriété où nous avons tout de même été
heureux pendant près de trente ans.
Plus tard, l’histoire a recommencé avec La Grange, dans l’arrièrepays cannois, que nous avons conservée une dizaine d’années, et
continue aujourd’hui avec l’acquisition que j’ai faite, juste après,
d’une propriété en Normandie. Je sais déjà que cet autre petit manoir
tout agréable qu’il soit ne nous permettra pas non plus, tel qu’il est
situé et structuré, de nous enraciner même s’il nous a procuré, au fur
et à mesure que nos petits-enfants ont grandi, dans les journées et les
heures qui se sont succédé, des moments de bonheur.
Sans doute faut-il voir dans la répétition de ces épisodes avortés
l’effet d’une destinée familiale, victime des chaos de l’histoire et des
ruptures de cheminement. Nulle part, je ne me sens réellement chez
moi parce que mes vraies racines, celles du Florimont à Katzenthal
près d’Ingersheim, couvert de vignes dans le soleil, je n’y ai plus accès,
sauf quand de temps en temps je vais me recueillir sur la tombe de ma
mère dont il constitue l’arrière-plan. Pourtant à dix-sept ans, sorti de
l’adolescence et des études secondaires, à l’automne 1957, je suis prêt
à affronter la vie pour mon propre compte et à rentrer dans l’action.
REPÈRES
Avec le recul du temps, il y a discordance, pendant ces années
d’enfance et d’adolescence, entre le caractère dramatique des événements historiques et politiques, la gravité des circonstances
familiales et le souvenir toujours présent des jours heureux qui
efface celui des moments difficiles.
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Sans doute faut-il y voir un trait caractéristique de la condition
humaine et surtout de la jeunesse qui privilégient généralement les
raisons d’espérer plus que les motifs de désespoir. Je crois aussi que
la manière dont ma mère a su protéger ses enfants des tourmentes de
l’histoire et des conflits familiaux y est pour beaucoup.
Mais je pense également que les générations dont j’ai fait partie
se sont habituées aux tragédies. Pendant les vingt-deux premières
années de mon existence, la France a toujours été en guerre d’une
manière ou d’une autre et a vu tomber tous les jours nombre de ses
soldats. La page n’a été réellement tournée qu’à partir de 1963 avec
la fin de la guerre d’Algérie et la réconciliation franco-allemande,
initiée par Robert Schuman, mais que, seul, le général de Gaulle a pu
rendre définitive, permettant ainsi la poursuite et l’amplification de
la construction européenne.
Il me semble aussi que pendant cette période, notre pays a été
fondamentalement optimiste. Le dynamisme démographique, la
croissance économique, l’absence de chômage ont donné le sentiment que sinon tout, en tout cas, beaucoup était possible. L’État est
l’institution à travers laquelle tout se fait ou peut se défaire. Certes il
suscite déjà des réactions de rejet, comme l’a montré le mouvement
poujadiste, mais le progrès, la modernisation, l’adaptation au monde
passent par lui.
Les jeunes gens qui souhaitent agir, créer et marquer leur temps,
et pas seulement les Rastignac, n’imaginent pas d’autre voie royale
que celle de servir l’État, soit comme soldat s’ils en ont la vocation,
soit comme haut fonctionnaire s’ils en ont les capacités, soit comme
homme politique s’ils en ont l’ambition. Devenir riche rapidement
par le commerce de l’argent, la réussite médiatique ou les stock
options n’est pas encore l’idéal d’accomplissement personnel offert à
la jeunesse. L’État reste la référence.
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VOCATION
JE CROIS ME SOUVENIR que le journal a traîné sur une table de classe de
« mathématiques élémentaires » du lycée Louis-le-Grand où m’a
conduit, au cours de l’année scolaire 1956-1957, mon ambition de
préparer le concours de l’École polytechnique. Il s’agit de ce qui
s’appelle à l’époque France Observateur, le prédécesseur du Nouvel
Observateur d’aujourd’hui, et je lis une référence assez elliptique à
l’Inspection des finances et au pouvoir dans l’État des inspecteurs
des finances.
Il n’y a guère plus, et rien en particulier qui donne un tour
concret à ce que peuvent être le rôle de ces personnages et le contenu
de leur activité. Pourtant, par une alchimie assez mystérieuse et
totalement fortuite, mon attention est retenue et, me renseignant sur
la manière dont on peut devenir inspecteur des finances, je découvre
que le chemin le plus simple est de faire Sciences po, d’entrer par
concours à l’École nationale d’administration et d’en sortir dans les
tout premiers.
Aussi, quand après avoir entendu mon professeur de mathématiques me dire que mes chances de réussir Polytechnique ne sont pas
nulles, mais certainement marginales et que mon ignorance en
cosmographie m’oblige à repasser le baccalauréat de « mathématiques élémentaires » en septembre, je décide que ma voie est ailleurs
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et j’entreprends le long parcours dont j’espère sans complexe qu’il
me conduira à l’Inspection des finances.
Échaudé par cet échec, je renonce à passer l’examen d’entrée à
Sciences po Paris que je n’ai pas préparé et je postule à l’entrée
directe à l’Institut d’études politiques de Strasbourg dont la
renommée moindre, comme l’est à l’époque celle de tous les Instituts
similaires de province, justifie moins d’exigence dans le recrutement.
Mais, néanmoins, l’enseignement, animé par son directeur, l’éminent
historien, Félix Ponteil, y est de grande qualité.
Et surtout, je trouve dans ce séjour à Strasbourg l’opportunité de
renouer avec mes racines alsaciennes. J’y découvre avec intérêt
l’ambiance des Compagnons du devoir qui, ayant quelques chambres
disponibles, accueillent des étudiants peu nombreux au milieu des
apprentis qui font leur Tour de France. Je suis également assidu aux
conférences du Frère Médart qui contribue à consolider les
références démocrates-chrétiennes et européennes que j’ai en moi
sans les avoir encore extériorisées.
Cet environnement est stimulant et, alors que le pays connaît des
heures cruciales – le coup d’État du 13 mai 1958 qui est censé sauver
l’Algérie française et l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle –, je
termine premier de cette première année de Sciences po. En outre je
réussis brillamment la propédeutique, à l’époque la première année
de la licence de lettres, que j’ai menée de front grâce notamment à
une copie sur « l’Ancien Régime et la Révolution » qui m’a convenu
d’autant plus que la lecture d’Alexis de Tocqueville m’a enthousiasmé
tout au long de cette année.
Grande est la déception de Félix Ponteil quand je vais lui demander
de consentir à mon entrée directe en deuxième année de Sciences po à
Paris, comme, compte tenu de mes résultats, la possibilité en existe
pour peu qu’il décide de la favoriser. Il fait le nécessaire, non sans me
dire qu’il n’a pas compris pourquoi je suis venu à Strasbourg pour cette
première année alors que j’aurais pu intégrer Paris sans difficulté et qu’il
regrette mon départ, tant il est convaincu que j’aurais pu être le premier
étudiant de cet institut de Strasbourg à réussir l’ENA.
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Les deux années suivantes sont studieuses. Il faut dégrossir le
provincial que je suis resté en dépit de mon année de Louis le Grand,
il faut aussi gagner mon argent de poche, car ma mère n’a pas les
moyens de financer les dépenses que requiert la vie d’un jeune
homme à Paris, cinémas à haute dose, pièces de théâtre d’Anouilh,
de Marcel Aymé, de Sartre…, livres en quantité innombrable,
longues stations dans des bistrots et restaurants variés, notamment
La Bûcherie, que la manière de courtiser une jeune fille – Éliane, en
l’espèce – exige à une époque où les choses se passent avec plus de
contraintes et aussi plus de romantisme qu’aujourd’hui.
De l’avant-guerre et de l’immédiat après-guerre, ma mère connaît
Pierre Pflimlin, le dernier président du Conseil de la IVe République,
qui dirige encore le Mouvement républicain populaire (MRP), le
grand parti démocrate-chrétien français, l’ancêtre de l’actuelle UDF.
Cela me vaut l’opportunité d’un emploi de journaliste à mi-temps à
Forces Nouvelles qui est l’hebdomadaire du MRP et surtout dans une
lettre hebdomadaire économique et sociale, vendue à prix d’or pour
contribuer au financement du parti. C’est du journalisme en
chambre qui consiste surtout à exploiter, le plus intelligemment
possible, les dépêches d’agence et toute documentation disponible, y
compris chez les confrères, pour rédiger des synthèses trés précises
dans un délai extrêmement court.
Cette expérience renforce mes capacités rédactionnelles et
m’oblige progressivement à porter sur le monde et les problèmes
politiques et économiques des jugements plus nuancés et plus
équilibrés que ceux que m’ont inspiré mes engagements partisans
précédents et ma volonté de rester fidèle au passé familial. Sans
doute faut-il que je passe par ce « sas » pour acquérir l’état d’esprit
du futur haut fonctionnaire que j’ambitionne toujours de devenir.
Cette vocation est encore renforcée par une rencontre particulièrement stimulante avec François Bloch-Lainé, à l’époque l’archétype emblématique – avec Paul Delouvrier – du grand haut
fonctionnaire, dont cet intermède journalistique me fournit l’occasion.
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Pour l’anecdote, je mentionne aussi que je suis durant cette
période le correspondant à Paris d’un journal suisse, la Solothurner
Zeitung, dont la rubrique politique est assurée par le beau-père de
mon frère aîné, l’ancien député autonomiste, Marcel Stürmel, qui,
sorti lui aussi de prison, a trouvé cette activité en Suisse. Je lui envoie
un article par semaine qu’il traduit en allemand. Mon titre de gloire,
dans cette activité, est que la Solothurner Zeitung est probablement le
seul organe de la presse mondiale à faire état un mois à l’avance
d’une perspective de coup d’État en France, initiée par le général
Raoul Salan et qui a lieu le 21 avril 1961, pseudo-information que j’ai
imaginée à la suite de la lecture attentive des hebdomadaires et que
Marcel Stürmel publie après moult hésitations !
Entre-temps j’ai terminé Sciences po dont je suis sorti, dans la
section service public, dans le peloton de tête. Et selon une
démarche qui me devient habituelle, peu sûr de moi, j’ai décidé de
faire l’année de préparation à l’ENA avant de présenter le concours
pour la première fois et en même temps de m’inscrire au cycle
supérieur d’études politiques où je côtoie des « gourous » universitaires aussi prestigieux que Maurice Duverger, Jean Touchard et
Raoul Girardet et des anciens de justesse, à l’époque, encore
débutants, comme Alain Lancelot ou Michèle Cotta.
Poursuivant dans ma veine éclectique, j’ai soutenu à Sciences po
un volumineux mémoire de fin d’études de près de 300 pages dactylographiées sur « Les nouvelles gauches, janvier 1956-mai 1958,
étude de stratégie politique » sous la direction de Maurice Duverger.
Au cycle supérieur d’études politiques, j’engage un travail de
fond sur la Défense nationale et les forces politiques dans l’avantguerre sous la direction de Raoul Girardet. Cette étude qui me
plonge notamment dans la lecture de tous les débats parlementaires
entre 1930 et 1939 sur la Défense nationale, n’aboutit jamais, car, au
terme de l’année de préparation, menée simultanément, je suis reçu
vingtième, si je me souviens bien, au concours d’entrée à l’ENA. Jean
Touchard veut un moment m’encourager à rester au cycle supérieur
d’études politiques pour poursuivre une carrière dans la science
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politique et je suis même tenté brièvement d’accepter une offre de
devenir professeur de science politique en Australie, mais, la cause
est entendue dans mon esprit, j’entre au service de l’État.
Henry Bourdeau de Fontenay, le « commissaire de la République »
(il tient à ce titre correspondant à la fonction qu’il a occupée au lendemain de la Libération), directeur de l’École nationale d’administration
depuis l’origine, me reçoit, comme tous les autres élèves avant le
départ au service militaire qui s’effectue avant la scolarité. Cette
entrevue est conçue pour impressionner, et elle m’impressionne.
C’est ma première rencontre avec l’État, l’État tel qu’on l’entend
au temps du général de Gaulle. À l’évidence, mon interlocuteur sait
tout de moi, mes origines et mes pérégrinations politiques d’adolescence, mais n’en laisse transpirer que ce qui est nécessaire pour
inspirer au jeune homme de vingt et un ans que je suis, la volonté de
servir l’État avec détermination, courage et loyauté en lui manifestant sans hésitation une confiance sans réserve qui fonde mon
engagement sans faille pour le bien du pays pendant les vingt années
qui suivront.
MILITAIRE
En janvier 1962, je rejoins le centre de sélection de Commercy pour
être incorporé dans l’infanterie. Il y a incertitude sur le point de
savoir si nous irons en Algérie alors qu’après l’échec du putsch, le
processus conduisant au retrait français est engagé. J’ambitionne de
devenir officier de réserve : sera-ce Cherchell ou Saint-Maixent ?
En fait les choses se passent différemment. Je suis affecté au
e
24 groupe de chasseurs portés à la fourragère jaune, stationné à
Tübingen en Allemagne d’où je rejoins un peloton d’élèves officiers
de réserve à Berlin à l’issue duquel, à ma grande déception, je ne suis
pas sélectionné et je vois mes camarades partir pour Cherchell.
Les critères qui m’éliminent ne sont pas limpides. Le sous-lieutenant qui commande le peloton ne m’aime pas et n’aime pas l’ENA, mais
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je me suis toujours demandé si, à une mauvaise «note de gueule» qui,
à l’époque, est beaucoup plus déterminante que les résultats des
épreuves physiques ou militaires, ne s’est pas ajoutée une influence de
la sécurité militaire, rémanence de mes origines et de mon passé
politique chaotique alors que la tentative de putsch est encore toute
récente dans les mémoires et exige des précautions préventives.
Ce soupçon trouve une certaine consistance par la suite. Car, à
mon retour à Tübingen, mon commandant de corps et surtout son
adjoint « Opérations » qui se résigne à mon élimination encore
moins que moi, me renvoie à Berlin pour que je fasse un deuxième
peloton dont je sors premier et qui aurait dû me conduire à SaintMaixent si le ministère des Armées n’avait considéré, me dit-on, un
tel rattrapage comme inacceptable.
Je reviens donc à nouveau à Tübingen où le commandement qui,
décidément, n’accepte pas le cours des choses, me fait faire à
marches forcées, successivement, les pelotons de caporaux et de
sergents, avant de m’envoyer, fait exceptionnel pour un appelé, faire
le peloton de chefs de sections, réservé habituellement aux sousofficiers d’active, à Besançon. J’en sors potentiellement adjudant, ce
qui me permet d’achever ma carrière militaire comme adjudant-chef
dans la réserve, grade dont je suis extrêmement fier, car chacun sait
que les adjudants et adjudants-chefs constituent l’ossature des
armées, ceux qui permettent de gagner les combats.
De retour de nouveau à Tübingen, le commandement juge que je
mérite pour les six derniers de mes dix-huit mois de service un peu
de repos et me confie la sinécure de sergent photographe, tâche pour
laquelle je n’ai aucune prédisposition, mais à laquelle je prends goût
après y avoir été initiée par mon prédécesseur, Claude Sagroun, lui
un vrai professionnel, qui est resté mon ami à travers toutes les vicissitudes de l’existence. Elle me permet aussi d’apprécier la compagnie
de trois camarades de l’ENA qui se trouvent également à Tübingen,
Jean-Pierre Falque, François Delafosse et Yves Gamelin, avec
lesquels je fréquente les Gasthaus de la région, notamment grâce à la
2 CV, déjà assez fatiguée, que mon frère aîné a mise à ma disposition.
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EURATOM
Fin juin 1963, pour nous qui faisons partie de la première « classe »
à avoir bénéficié du raccourcissement à dix-huit mois, consécutif à
la fin de la guerre d’Algérie, ce service militaire se termine.
Cependant, nous posons un problème à l’ENA, car la scolarité de
la prochaine promotion ne doit débuter qu’en janvier 1964. La direction décide donc de nous occuper à des stages exceptionnels, et
quatre d’entre nous sont mis à la disposition du cabinet du président
d’Euratom qui est à l’époque, avant leur fusion, l’une des trois institutions communautaires aux côtés de la CECA et de la CEE. Le
président est Pierre Chatenet qui a été le ministre de l’Intérieur du
général de Gaulle à partir de 1958. Nous le voyons peu, mais voyons
davantage Serge Antoine qui dirige son cabinet et Jacques IsaacGeorges, son conseiller spécial.
De cette période, je n’ai conservé que peu de souvenirs professionnels. Serge Antoine ne sait pas trop quoi faire de nous et le stage
se limite à une initiation certes superficielle, mais néanmoins utile au
nucléaire. J’ai particulièrement en mémoire un séjour au centre de
recherche d’Euratom à Stresa en Italie dans la région des lacs. Surtout
parce que nous promenant à quatre dans une petite Fiat 500, nous
ouvrons la radio et entendons une référence à un certain président
Johnson dont nous nous demandons à quel pays d’Amérique Latine
ou d’ailleurs il appartient sans nous rendre compte instantanément
qu’il vient de remplacer John Kennedy, assassiné quelques heures
plus tôt.
Je vis aussi un épisode surprenant et quelque peu romanesque pour
le jeune homme que je suis. À la fin du stage, Jacques Isaac-Georges dont
la personnalité, mystérieuse pour nous, nous impressionne, m’invite à
déjeuner. Nous ne savons pas quel est son rôle réel tout en pressentant
qu’il s’agit d’un homme d’influence dont les avis sont déterminants.
La conversation tourne autour de mes études, de mon service
militaire, de mes ambitions. Puis, alors qu’elle se termine, Jacques
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Isaac-Georges me raconte un épisode de la guerre qu’il a faite dans
l’armée du général de Lattre de Tassigny et sans doute dans les
renseignements. Cela se passe, me dit-il, en Alsace, dans un petit
village du Sundgau, Seppois-le-Haut. Il a dû procéder à l’arrestation
d’un homme et de son épouse qui sont soupçonnés de collaboration
avec les Allemands. Il a fait en sorte que les choses se passent proprement, notamment quand il a procédé à leur premier interrogatoire,
ce n’est pas à lui de juger et, pour le peu de temps qu’il les a vus et
leur a parlé, il en a gardé le souvenir de personnes dignes et
estimables, quel qu’ait été leur parcours. Il s’agit de mon père et de
ma mère !
Pour moi, que ces circonstances relatives à mes origines inhibent
encore et continueront à inhiber longtemps, cette conversation
marque néanmoins le début d’une sorte de délivrance. Cet épisode
venant après celui de mon entretien avec Henry Bourdeau de
Fontenay, je commence à comprendre que, pour des personnes intelligentes et honorables, les fautes supposées du père ne doivent pas
retomber sur les fils et que ceux-ci doivent être jugés pour leurs
propres mérites. Cela peut paraître évident aujourd’hui, mais cela ne
l’est pas à l’époque et certainement pas dans mon subconscient.
MALADIE
Au terme de cet intermède, janvier 1964 doit marquer le début de
notre scolarité effective avec le départ en stage de préfecture. Mais
auparavant, il faut passer la visite médicale préalable qui s’impose à
tout nouveau fonctionnaire. Je n’ai pas d’inquiétude particulière.
Aussi est-ce un choc pour moi d’apprendre du médecin que je suis
atteint d’une primo-infection tuberculeuse qui lui interdit de me
déclarer apte au service de l’État. Il faut que je guérisse d’abord. Je
découvre ensuite que je ne suis pas le seul dans ma situation. Il en
est de même pour Jean-Pierre Falque qui, comme moi, était à
Tübingen où nos maux ont trouvé probablement leur origine.
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J’entreprends donc de me soigner. À l’époque le traitement de la
tuberculose, même si les antibiotiques existent, est encore un sujet
de préoccupation et, comme je souhaite une guérison rapide et
efficace, on me recommande un séjour en sanatorium. C’est
Sancellemoz en Savoie, un établissement tout droit sorti de Thomas
Mann, où je subis pendant neuf mois des perfusions quotidiennes de
streptomycine, des siestes tous les après-midi et un régime culinaire
d’une fadeur dont le goût ou plutôt l’absence de goût m’est resté
pour toujours dans la bouche.
De ce séjour déprimant ne demeurent que deux souvenirs
positifs, la splendeur des Alpes que, dans la dernière période de mon
séjour, j’ai le droit d’explorer grâce à la voiture, une Simca 1200, que
mon traitement de fonctionnaire et mon absence de dépenses m’ont
permis d’acheter, et la décision que j’y prends d’épouser Éliane qui,
pendant cette épreuve pénible, a continué, comme pendant le service
militaire, à m’écrire assidûment, soutenant ainsi, avec succès, mon
moral. Cependant je guéris et en janvier 1965, à un peu plus de
vingt-quatre ans, je suis enfin en état de commencer ma scolarité,
trois ans après avoir réussi le concours d’entrée.
PRÉFECTURE
La première étape, incontournable, est le stage de préfecture. Les
spéculations vont bon train sur les avantages ou les inconvénients de
telle ou telle affectation. En ce qui me concerne, mon ignorance est
totale. Néanmoins quand j’apprends que je dois rejoindre le préfet de
l’Ariège à Foix, je sais que la chance m’a favorisé, car sa réputation
est excellente.
Il s’agit de Jacques Juillet, le frère de Pierre Juillet qui est le
conseiller de Georges Pompidou, Premier ministre, aux côtés de
Marie-France Garaud. Jacques Juillet a été sous-préfet pendant la
guerre et a activement participé à la Résistance. Il est d’autant plus
discret sur ses références en la matière qu’elles sont réelles.
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Foix est une petite préfecture et l’état-major en est réduit, si bien
qu’à l’époque, le stagiaire de l’ENA fait immédiatement office de chef
de cabinet, ce qui est considéré comme le nec plus ultra en matière
de stage. Seule ombre au tableau, mon prédécesseur, Christian Aubin
a été très apprécié et a obtenu une excellente note. Je me dis que je
risque de pâtir de la comparaison et qu’un préfet ne peut imposer en
permanence d’excellentes notes pour tous ses stagiaires au directeur
des stages.
En fait tout se passe très bien et, auprès de Jacques Juillet, je
confirme ma vocation de fonctionnaire, ma motivation pour l’intérêt
général et aussi mon aspiration à une action énergique et rapide
quand les circonstances l’exigent. L’Ariège est un département
d’opposition où les socialistes règnent en maîtres. La tâche du représentant du gouvernement n’est pas facile, mais un comportement
objectif et professionnel permet de l’assumer. J’assiste le préfet dans
le maintien de l’ordre. Il n’y a pas eu de problèmes sérieux à traiter,
l’événement le plus marquant qui ait justifié quelques précautions
ayant été la visite du général Catroux, grand chancelier de la Légion
d’honneur !
Je me souviens du 8 mai 1965. Le préfet, par fonction, préside les
cérémonies les plus importantes et je l’accompagne. Nous attendons
l’heure du départ dans son bureau. Je suis face à lui, impressionnant
dans son uniforme et portant toutes ses décorations, illustrant sa
valeur militaire et ses faits de résistance. C’est le moment que je
choisis pour lui expliquer que je suis le fils d’un homme condamné
à dix ans de travaux forcé pour collaboration et que j’espère qu’avec
son passé que j’admire, cela ne lui pose pas problème. Il me dit qu’il
me faut être prudent dans mes jugements, que les circonstances ont
été difficiles en ce temps-là, que bien des hommes honorables se sont
fourvoyés et que, de toute façon, les fils ne sont pas comptables des
actes de leur père. Une étape de plus dans mon travail de deuil,
comme on dit aujourd’hui !
Un autre épisode. La réconciliation franco-allemande, initiée par
le général de Gaulle et le chancelier Adenauer, est encore toute
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récente. Dans ce contexte, l’office franco-allemand pour la jeunesse,
organise des échanges de lycéens entre les deux pays qui donnent
lieu à des manifestations d’accueil. Le préfet, absent, me désigne
pour le représenter à l’une d’elles organisée par le président du
Conseil général, le sénateur Nayrou, où je dois prendre la parole. Je
décide de faire preuve d’initiative et demande à mon frère François
de m’aider à rédiger la moitié de mon discours en allemand, langue
qui m’est familière à cause de mon atavisme alsacien et un peu
ravivée par mon service militaire à Tübingen, mais que je ne maîtrise
que très imparfaitement, faute d’apprentissage continu et de
pratique.
C’est ainsi que je le prononce à la grande surprise des élus locaux
présents qui se demandent ce que j’ai bien pu dire au vu de l’enthousiasme excessif des jeunes allemands, justifié moins par le contenu
de mes propos que par la performance linguistique, inattendue pour
eux sur cette terre, la plus éloignée possible de la frontière qui sépare
nos deux pays. Le préfet a vent de cette prestation par ses propres
réseaux et m’en félicite avec, dans ses yeux, un sourire intrigué ou
goguenard, je ne sais.
Il y a aussi des événements plus frivoles. Ainsi de la mission qui
m’est confiée de présider au nom du préfet la sélection de Miss
Ariège qui prend place au Casino d’Ax-Les-Thermes. La tâche est
aisée, un consensus s’étant rapidement réalisé avec les notables
locaux, membres du jury. Ce qui l’est moins, c’est d’inaugurer la
soirée dansante aux bras de l’élue qui a fort heureusement des
capacités suffisantes en la matière pour masquer, j’ose l’espérer
rétrospectivement, mes propres insuffisances.
Au bout de quelques mois cependant, Jacques Juillet est nommé
préfet de région à Limoges. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour
moi. Car un changement de préfet en cours de stage n’est jamais
positif pour la note. Jacques Juillet résout le problème en me demandant de le suivre à Limoges et en imposant ce changement au directeur des stages qui est réticent pour l’accepter, l’ENA ne souhaitant
pas favoriser les allégeances personnelles.
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Je passe peu de temps à Limoges, la fin de mon stage approchant.
La tâche du préfet est beaucoup plus difficile qu’à Foix. Dans une
préfecture de cette importance, je ne peux être chef de cabinet, le
poste est occupé à plein temps. Un souvenir demeure cependant,
celui de ma première rencontre avec Jacques Chirac. Il est, à
l’époque, chargé de mission au cabinet du Premier ministre et est
parti à la conquête de la Corrèze dont il a l’ambition de devenir
député. La Corrèze fait partie du Limousin, notre région. Jacques
Chirac fait donc de temps en temps escale à Limoges.
Une image m’est restée : Jacques Chirac dans le bureau du préfet,
assis dans son fauteuil et téléphonant les pieds sur la table, le tout
sous les yeux de Jacques Juillet qui n’apprécie pas la posture, même
s’il a de l’affection pour l’homme qui est un « poulain » de son frère…
Jacques Juillet fait en sorte que j’obtienne l’une des meilleures
notes de stage. Mon mémoire de stage en revanche ne reste pas dans
les annales, le jury considérant qu’il se présente à l’excès comme une
défense et illustration de l’action exceptionnelle de mon préfet. La
note est seulement moyenne. Mais ce qui compte, c’est la note de
stage. Et grâce à elle, ma scolarité parisienne démarre sur une base
solide et, plus important encore, je commence à bâtir un début de
confiance en moi-même.
ÉCOLE
Je dois à ma grande honte reconnaître que les dix-huit mois qui ont
suivi ne m’ont pas réellement marqué. C’est une évidence maintes
fois soulignée par d’autres avant moi que l’ENA n’est pas une institution dans laquelle on peut augmenter son savoir, du moins l’ENA
que j’ai connue. Tout au plus peut-on espérer y acquérir certaines
techniques, certaines méthodes.
Parfois jusqu’à la caricature ! Je me souviens de ce maître de
conférence dont l’exercice favori consistait à demander à un groupe
de quatre de ses élèves de rédiger ensemble un exposé d’un quart
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d’heure, à charge pour chacun d’entre eux de l’apprendre par cœur,
l’un d’eux étant sélectionné en séance au hasard pour le réciter avec
un mot à mot scrupuleux et la durée prévue, le tout vérifié minutieusement par ses soins. J’ai peut-être tort aujourd’hui de railler ce
maître de conférence, car il m’a gratifié d’une note excellente et,
après tout, comme l’a montré l’exemple du général de Gaulle dans
tous ses discours et notamment à la télévision, le « par cœur » est
peut-être la clé d’une grande carrière !
Il y a aussi eu un stage d’entreprise, très court si je me souviens
bien, deux mois. Le mien a lieu au sein d’une banque aujourd’hui
disparue, l’Union européenne. J’y reçois un accueil très sympathique
et j’y étudie l’épargne salariale et l’intéressement des salariés qui
connaissent à l’époque une grande vogue à la suite de l’amendement
Vallon. Pourtant c’est probablement de cette époque que date mon
peu de goût pour le métier bancaire qui se confirmera par la suite. Je
le trouve déjà trop abstrait et détaché des réalités humaines et
concrètes.
Mais l’essentiel est qu’il s’agit de classer les élèves de manière à
déterminer le rang dans lequel ils exerceront in fine les choix conduisant à leur affectation. Ce classement résulte de la combinaison de
notes multiples, les notes de stage et de mémoire, les notes de conférences, les notes obtenues à certaines épreuves écrites ou orales, y
compris le fameux « grand oral » final qui est plus révélateur du brio
des examinateurs que du potentiel des élèves.
La chance joue un grand rôle. Cette chance qui fait que le matin
de mon oral d’anglais, je mobilise Éliane, qui est devenue entretemps mon épouse et qui est aussi interprète-traductrice, pour
traduire l’éditorial du Figaro du jour et que c’est précisément ce que
me demande de faire l’examinateur quelques heures plus tard. Cette
bonne fortune qui a voulu également qu’étant un des rares élèves à
me présenter à l’épreuve optionnelle de mathématiques aux côtés
des polytechniciens de la promotion, l’examinateur me gratifie d’une
excellente note, faisant en sorte en revanche, inspiré par une forme
de justice qui me favorise, mais qui ne correspond pas à la logique
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des concours, que celles des polytechniciens de la promotion soient
médiocres au regard de leurs capacités supposées en la matière. Mais
Napoléon ne considérait-il pas la capacité de ses futurs généraux à
bénéficier de la chance comme un des critères importants de leur
sélection !
Sans avoir eu à aucun moment le sentiment d’être plus performant
que la plupart de mes camarades, je me trouve neuvième au classement final et par conséquent éligible à l’un des trois « Grands Corps »,
Conseil d’État, Inspection des finances et Cour des Comptes. Je ne
veux ni du Conseil d’État, ni de la Cour des Comptes, ayant peu de
goût pour le droit ou la comptabilité à l’état pur.
Je ne veux que l’inspection ou, à défaut, le corps préfectoral qui
me paraissent plus orientés vers l’action à laquelle j’aspire. Jusqu’à
« l’amphi-garnison », qui est le forum où les élèves doivent l’un
après l’autre formaliser leurs préférences, je reste dans l’incertitude,
car si sept des huit camarades qui me devancent dans le classement
ont depuis longtemps indiqué leur choix, un seul, notre major,
Raphaël Hadas-Lebel, hésite jusqu’au bout entre le Conseil d’État et
l’Inspection des finances de sorte que je ne sais qu’à la dernière
minute que j’accède à cette dernière parce qu’il a en définitive choisi
le premier.
INSPECTIONS
Le 1er juin 1967, à tout juste vingt-sept ans, j’entre au ministère de
l’Économie et des Finances par la grande porte, celle de l’Inspection
générale des finances. Ma « commission », document dont je suis
très fier et qui me permet d’accéder, sans entraves et à l’improviste,
dans tous les locaux du ministère et à requérir l’assistance de ses
agents est signée par Michel Debré qui en est le ministre alors que
Georges Pompidou dirige le gouvernement et que le général de
Gaulle, pour deux ans encore, est président de la République. Le
temps est proche où la France « s’ennuiera ». L’État reste cependant
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inspiré par le patriotisme, le sens de l’autorité, celui de l’intérêt
général et, aussi, le réalisme ainsi que l’a voulu le fondateur de la
Ve République.
Les quatre premières années d’un inspecteur des finances sont
consacrées à la « tournée », c’est-à-dire à des opérations de vérification des services extérieurs du ministère ou d’enquête sur des
problèmes que le ministre souhaite éclairer pour préparer des
décisions gouvernementales. C’est d’abord l’occasion d’exposer et de
préparer de futurs dirigeants des administrations financières à des
situations concrètes leur permettant d’éprouver leur caractère et leur
jugement et aussi d’approfondir leurs capacités d’analyse et de
compréhension de questions complexes. En somme un entraînement de luxe, qui peut quand même produire ici ou là des rapports
et des études qui ont quelque utilité.
L’intérêt majeur des vérifications en « brigades » de cinq à dix
inspecteurs dans une trésorerie générale, une direction départementale des Impôts, une direction régionale des Douanes… est de
manifester la présence du ministère sur le terrain en complément des
inspections spécialisées.
Ces missions permettent à la « tête d’œuf » et au parisien que je
suis devenu de fréquenter pendant quinze jours, trois semaines ou
même un mois, le percepteur de Wattrelos, de Comines, le receveur
municipal de Beauvais, de Cholet, de Saint-Herblain, l’inspecteur des
impôts de Le Blanc et d’Auzances, les agriculteurs du Morbihan et
des Côtes-du-Nord, les arboriculteurs d’Aiguillon, du Bordelais, de
la vallée du Rhône, les contribuables de Lorraine et de la
Champagne, les constructeurs du Havre, de Blois, de Toulouse, de
Cambrai. Cet apprentissage m’a donc d’abord fourni l’occasion de
découvrir la géographie française et d’approfondir des contacts
multiples avec les hommes et les problèmes de la « province », privilège rare et inestimable que de retrouver les cœurs et les paysages
après l’abstraction et le dessèchement des livres et des théories.
Mais il y a aussi eu parfois des suites concrètes. Ainsi à l’occasion
d’une vérification surréaliste qui m’a menée dans une trésorerie de la
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région parisienne en mai 1968, poursuivant mon dialogue avec le
trésorier principal alors que tous ses collaborateurs ont quitté le
travail et que la France tout entière manifeste ou subit les manifestations, j’identifie un détournement de fonds.
Répondant à l’appel radiophonique du général de Gaulle, j’ai
néanmoins le temps, le 30 mai, avec beaucoup d’autres, après avoir
rejoint le ministère, de franchir le porche derrière Michel Debré et de
m’engager dans la rue de Rivoli pour participer à la grande manifestation de plus d’un million de personnes sur les Champs Elysées par
laquelle la France jusque-là silencieuse marque le coup d’arrêt du
désordre.
Une autre mission reste dans ma mémoire. Maurice Couve de
Murville qui est brièvement ministre de l’Économie et des Finances,
est préoccupé par la porosité du dispositif douanier de contrôle des
changes alors que le franc est attaqué quotidiennement et que les
capitaux fuient la France. Il demande donc à l’Inspection des
finances de tester ce dispositif. Je fais partie de la brigade qui en est
chargée. Cela me conduit à compter le nombre de voitures contrôlées et non contrôlées à plusieurs postes de la frontière belge en me
dissimulant, incognito, derrière un arbre tout en ayant une vue
directe sur la barrière. Je fais aussi plusieurs fois l’aller-retour Paris
Bruxelles en TEE, le prédécesseur du Thalys, ainsi que plusieurs
allers-retours Paris Genève en avion pour procéder à des comptages
analogues.
Le directeur général des douanes de l’époque, célèbre pour son
autorité et sa truculence, Philippe Waldruche de Montrémy
n’apprécie pas cette enquête au point de qualifier la brigade de « petits
cons » ! Ce mouvement d’humeur néglige le fait que cette mission
contribue à disqualifier le contrôle des changes en en démontrant la
vanité, conclusion qui va dans le sens de l’histoire économique.
Les enquêtes, plus encore que les vérifications, élargissent nos
horizons et nous préparent à nos fonctions futures. Il s’agit souvent
d’un travail collectif et les enjeux de certains des sujets que nous
avons à traiter ne sont pas subalternes. Ainsi suis-je chargé deux fois
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et à chaque fois en tandem avec un inspecteur général, de deux
missions d’envergure, l’une avec Jacques Delmas, positive, proposer
un système de mensualisation de l’impôt sur le revenu, l’autre avec
Dominique Lewandowski, négative, analyser la fiscalité foncière
pour « tuer » définitivement le « serpent de mer » de l’impôt foncier.
Les deux rapports, sur décision de Valéry Giscard d’Estaing,
redevenu ministre de l’Économie et des Finances, sont publiés et
diffusés à vingt-cinq mille exemplaires. Le premier inspire la loi qui
met en place la mensualisation de l’impôt sur le revenu par prélèvement sur les comptes bancaires, qui est aujourd’hui encore en
vigueur et qui connaît au fil des ans un succès certain. Le second met
effectivement fin au débat sur l’impôt foncier que suscite périodiquement le ministère de l’Équipement et du Logement et qui agite
les partis politiques et les assemblées parlementaires.
D’autres missions analogues me permettent de travailler en
équipe avec mes camarades de promotion. Celle-ci est composée de
Michel Pébereau, Denis Gautier-Sauvagnac, Hervé de Gouyon de
Coipel et Daniel Lallier, dans l’ordre du tableau résultant du classement de sortie de l’ENA qui fait de moi le dernier de la liste.
L’Inspection des finances a cependant une autre particularité ; elle a
maintenu la pratique dite du « petit concours » qui conduit un jury
d’anciens à remettre en chantier ce classement sur la base des
travaux effectués pendant les deux premières années de la
« tournée ». À l’issue de cet exercice, je me trouve promu en
deuxième position derrière Michel Pébereau sans qu’il y ait d’autre
changement.
Mais l’inspection ne me réserve pas que des satisfactions.
Pendant la « tournée », nous sommes organisés en « brigades » et les
chefs de brigades, en général, deux ou trois ans plus anciens que
nous et parfois plus, ont mission de nous guider et de nous
conseiller, exerçant sur nous une forme de « tutorat », s’apparentant
à ce que pratiquent les universités britanniques pour leurs étudiants.
L’un d’eux, René Lenoir, qui deviendra plus tard secrétaire d’État
à la Santé et que nous estimons tous beaucoup, a un commentaire
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qui me « choque » pour longtemps, ce dont il ne s’est probablement
pas rendu compte. Il s’étonne un jour que je ne m’exprime pas
davantage dans les réunions de travail du service et que quand je
m’exprime, je le fais d’une manière non convaincante et, pour tout
dire, inefficace. Il attribue cette faiblesse à la timidité et m’invite à la
corriger énergiquement en me recommandant de prendre des leçons
auprès d’un professeur de théâtre, ce que je tente avec René Simon
qui est probablement le plus célèbre à l’époque dans cette discipline.
Ce maître m’invite à déclamer pendant nos séances derrière un
lutrin et, suggère-t-il, par mes propres moyens au milieu de mon
jardin, à très haute et intelligible voix, des textes économiques et
financiers. Contraint par l’éthique, qui m’interdit d’utiliser d’autres
textes plus confidentiels, j’utilise des extraits des « Notes bleues » du
ministère de l’Économie et des Finances, bien connues des étudiants
et des journalistes. Au bout de deux séances, il me dit qu’il peut
continuer à me prendre mon argent et à s’instruire sur des matières
économiques et financières ardues avec lesquelles il est peu familiarisé à sa grande honte, mais qu’il trouve cela abusif, considérant que
ma diction est excellente et que mon problème est très certainement
de nature différente.
Il a bien entendu raison et j’ai longtemps souffert d’être mal à
l’aise dès qu’il s’agit de m’exprimer ou de convaincre au sein de
réunions regroupant plus de trois personnes. En revanche, je crois
qu’il n’en est pas de même quand j’utilise l’écrit ou quand je m’entretiens en tête-à-tête avec un interlocuteur. Ce handicap ne m’a jamais
quitté, même s’il s’est atténué avec l’âge et l’expérience. Si je me
laisse aller à une psychanalyse de pacotille, je suis tenté d’en situer
l’origine dans les complexes qu’ont ancrés en moi les drames divers
qui ont affecté ma famille. Mais comme certains de mes enfants
paraissent souffrir de difficultés analogues, je me dis qu’il y a peutêtre quelque chose dans nos gènes qui nous a prédisposés à cette
infirmité.
La « tournée » est aussi l’occasion de créer des liens qu’aucune
des circonstances de la vie ne rompra jamais entre les cinq membres
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de notre promotion. Nous sommes extrêmement différents les uns
des autres et nos carrières par la suite empruntent des chemins très
variés. Mais Michel, Denis, Hervé, Daniel et Pierre ont toujours eu
plaisir à se rencontrer, à échanger et à retrouver le souvenir de leur
passé commun. Au sein de ce petit groupe, il n’y a pas de relations
amicales privilégiées, mais nos parcours respectifs font que c’est avec
Michel Pébereau que je forge au fil des années les liens les plus
étroits.
Il y a d’abord eu des missions à deux qui se traduiront par des
rapports cosignés qui nous sont assignés par l’inspection, par
exemple sur la politique foncière en région parisienne, qui nous
permettent, parfois au prix d’efforts intenses, d’ajuster nos méthodes
de travail et nos modes de réflexion. Il y a eu ensuite une complémentarité dans les choix professionnels qui a évité toute forme de
conflit et au contraire nous a offerts de multiples opportunités de
coopération.
La sortie de la « tournée » qui doit orienter de manière décisive
nos carrières respectives en fournit un premier exemple. Notre
promotion est viscéralement attachée au service de l’État et aucun
d’entre nous n’imagine, comme cela est devenu fréquent aujourd’hui,
de le quitter au terme de ces quatre premières années d’inspection.
L’Administration nous offre entre autres un emploi à la direction
du Trésor, à la direction du Budget, à la direction de la Prévision, à
la direction des Relations économiques extérieures et à la direction
de la Concurrence et des prix. L’ajustement se fait naturellement et
sans drame entre nous et à aucun moment il n’est nécessaire de
recourir à l’ordre du tableau pour nous départager.
Pour ce qui me concerne, le Budget est un choix naturel. Le chef
du service de l’Inspection générale des finances, Jacques Friedmann,
a cru déceler cette vocation en moi beaucoup plus que je ne l’ai
pressentie moi-même et Renaud de la Genière, le directeur du
Budget de l’époque, m’a agréé. Michel Pébereau, de toute éternité, en
revanche, est prédestiné à la direction du Trésor, supposée sans
doute à juste titre être la plus prestigieuse.
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Il n’y a pas débat entre nous parce qu’il est à l’évidence, à nos
yeux, « l’homme » de cette filière et aussi parce que, l’option auraitelle été disponible que je ne suis pas certain que je l’aurais saisie,
tant l’esprit et le style « financiers » par excellence de cette administration ne me conviennent pas. Intuitivement, je pense que le
Budget m’impliquera davantage dans l’action et, peut-être, dans la
politique.
BUDGET
Le 1er juin 1971, je rejoins donc, comme chargé de mission, la direction du Budget dans l’orbite de laquelle je vais passer onze années
de ma vie professionnelle. Je l’ai dit, c’est Renaud de la Génière qui
la dirige. C’est le prototype du « grand » serviteur de l’État, qui
contrôle d’une main de fer la dépense publique à une époque où le
budget de l’État est en excédent ou très proche de l’équilibre, sous
l’impulsion de dirigeants soucieux des deniers publics, qu’il s’agisse
du général de Gaulle, de Georges Pompidou ou de Valéry Giscard
d’Estaing, et qui conservent le souvenir humiliant de la gestion
financière calamiteuse de la IVe République.
Cet homme, sans que nous n’ayons jamais eu ce qu’on pourrait
appeler une conversation personnelle, m’a marqué pour la vie. Venir
dans son bureau est ressenti par certains comme une épreuve, car il
ne tolère pas la médiocrité dans l’analyse et le jugement, mais, pour
moi, c’est plutôt un défi et un stimulant, tant j’aspire à le satisfaire
intellectuellement et à recevoir de sa part un satisfecit qui n’est
jamais explicite, mais qui se devine.
Je suis affecté successivement à deux « bureaux », l’un, celui qui
réunit fort logiquement l’agriculture et les affaires européennes et
l’autre, celui des transports qui exerce la tutelle, entre autres, sur la
SNCF, la RATP, Air France, la construction navale etc. Je suis
impliqué à ce titre dans le financement des dépenses de soutien des
marchés agricoles, le règlement financier européen, le contrat de
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plan de la SNCF, le financement du train à grande vitesse, les investissements de la RATP et beaucoup d’autres affaires.
Quand j’écris impliqué, cela veut dire être « l’homme de base »
qui étudie les dossiers et prépare les notes d’analyse et de proposition qui sont ensuite revues successivement par le chef de bureau –
j’en ai eu trois successifs, Claude Villain, Jean Choussat, futur directeur du Budget, Jean-Marie Thiaville –, le sous-directeur, le directeur
avant d’atterrir au cabinet du ministre chez le conseiller technique
chargé des affaires budgétaires, le directeur du cabinet et, enfin,
quand il s’agit d’une note très importante, chez le ministre lui-même.
Ce steeple chase fonctionne comme une sorte de « marché » qui
permet de tester la qualité de l’analyse et des propositions et la
capacité de conviction.
Dans tout ce processus, le fait d’être inspecteur des finances
n’apporte aucun privilège. En effet la direction du Budget constitue
encore à cette époque un territoire à conquérir pour les inspecteurs
des finances. Plusieurs d’entre eux ont exercé les fonctions de directeur, mais ils ont été parachutés par le haut dans cette position. En
revanche Jean Choussat n’est que le deuxième inspecteur à avoir été
recruté « à la base » dans une position de compétition avec les
administrateurs civils qui constituent l’armature quasi-exclusive du
Budget. Je suis le troisième, le premier ayant été Guy Verdeil.
Comme me l’a expliqué Renaud de la Genière, cette situation exige
des inspecteurs qu’ils soient encore plus excellents que leurs
collègues s’ils ambitionnent d’avoir une carrière tout juste
« normale » dans cette administration et devenir un jour, peut-être,
l’un des six sous-directeurs (Jean Choussat sera le premier).
Si Renaud de la Genière ne me fait bénéficier d’aucun passe-droit
– auquel d’ailleurs je n’aspire pas –, les affectations dont je bénéficie
fournissent l’occasion de produire des notes qui retiennent l’attention.
Par exemple celle relative à l’avenir de la politique agricole commune
où je m’efforce d’imaginer quand il sera possible pour la France
d’accepter une certaine dose d’aide au revenu, susceptible de se substituer au soutien aveugle des prix agricoles. Autres exemples, une note
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relative à la réforme du règlement financier européen qui est l’une des
œuvres maîtresses de Renaud de la Genière, toutes les notes relatives
à l’avenir de la SNCF qui aboutissent au premier « contrat » entre l’État
et cette entreprise ou encore la note relative au financement du TGV.
Ce dernier exemple permet de souligner que, contrairement à
une idée répandue, le budget n’est pas toujours négatif. Renaud de la
Génière a coutume de dire qu’un directeur du Budget peut bâtir un
budget excédentaire, en équilibre ou en déficit, que c’est à l’autorité
politique de faire ce choix et que le reste est affaire de technique. Il
considère aussi qu’il y a de « bonnes » dépenses et que la direction du
Budget doit savoir les reconnaître, voire les encourager. Ainsi du
train à grande vitesse : nous sommes tellement convaincus que ce
projet sera un instrument de modernisation et de transformation de
la SNCF que la direction du Budget, à l’opposé de la direction du
Trésor, très soucieuse des enveloppes d’emprunts y est activement
favorable. Au point que le ministre Valéry Giscard d’Estaing – qui
est, lui, beaucoup plus réservé – qualifie dans une réunion Renaud
de la Genière comme le meilleur « lobbyiste de la SNCF », ce qui est
sans doute vrai, mais qui n’ôte rien à la pertinence de la position
prise, comme l’expérience ultérieure l’a confirmé.
Un autre épisode illustre le sentiment que nous avons de pouvoir
influencer effectivement le cours des choses. La direction du Budget
est légitimement préoccupée par le fardeau que représente la
construction navale et l’activité maritime pour les finances
publiques. À cette époque, l’une des subventions les plus importantes et les plus discutables correspond au déficit d’exploitation du
paquebot France, néanmoins objet de fierté nationale. L’un de nos
objectifs est de mettre fin à cette subvention en retirant le paquebot
du service pour le vendre ultérieurement, si possible.
Je me souviens que, dans notre bureau, nous travaillons collectivement à la préparation d’un projet de lettre au Premier ministre
dont nous espérons que le ministre, encore Valéry Giscard d’Estaing,
le signera pour déclencher le processus. Avec Marie-Hélène Bérard,
la jeune administrateur civil, qui est en charge directe du dossier,
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nous préparons avec soin une lettre d’une page et demie qui ne subit
aucune modification tout au long de la remontée vers le ministre et
que celui-ci signe telle quelle. Notre satisfaction est grande puisqu’en
définitive, à la suite de cette initiative, le processus espéré s’engage
et aboutit, non sans qu’entre temps, l’élection de notre ministre à la
présidence de la République y soit pour quelque chose !
La construction navale restera, pour moi, un sujet d’intérêt et de
préoccupation puisque je la retrouverai à travers le secteur marine
d’Alstom. J’aurai d’ailleurs la satisfaction de présider au plan de
redressement qui permet à cette activité de devenir profitable sans
subventions de l’État… trente ans plus tard !
Succédant aux quatre années de la « tournée », ces trois années de
travail de base achèvent d’une certaine façon ma formation professionnelle. Connaissance des mécanismes administratifs (cabinet,
administration centrale…), obsession des délais (la fabrication d’une
loi de finances ne peut souffrir aucun retard, le calendrier étant
imposé par la Constitution), obligation de décider (tout sujet doit in
fine se traduire par un chiffre à soumettre au vote du Parlement),
rigueur de l’argumentation et de la forme (il faut convaincre tous les
échelons), prise en compte des facteurs politiques, capacité de se
mobiliser totalement pour l’objectif poursuivi (il n’y a pas de limites
d’horaires), tels sont quelques-uns des éléments que cette expérience
m’a permis d’approfondir et de cultiver.
CABINETS
Cependant à la suite du décès de Georges Pompidou en mai 1974,
Valery Giscard d’Estaing devient président de la République. Cet
événement inattendu m’ouvre des perspectives nouvelles plus tôt
que je ne l’ai escompté. Alors que Jacques Chirac devient Premier
ministre pour la première fois, un nouveau ministre de l’Économie et
des Finances, Jean-Pierre Fourcade prend possession de la rue de
Rivoli. Ce changement conduit à la formation d’un nouveau cabinet.
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J’ai déjà eu une opportunité d’entrer dans un cabinet quand
Jacques Chirac, devenu ministre de l’Agriculture, alors que Pierre
Messmer est Premier ministre, cherche un conseiller budgétaire.
Renaud de la Genière me transmet une proposition de Jacques
Friedmann et me laisse libre de mon choix, mais je sens bien que,
pour lui, partir si vite de la direction du Budget, serait une erreur et
une sorte de dévoiement surtout pour rejoindre le cabinet d’un
ministre dépensier. Mais il ne me trace aucune perspective de nature
à me retenir, sauf à souligner que si je suis un jour attiré par une
fonction de cabinet, celui des finances serait un moindre mal.
En fait, je partage son point de vue et je décline la proposition.
Celui qui l’accepte est Alain Juppé qui sort tout juste de la
« tournée » et qui trouve là la première occasion de lier son avenir à
celui de Jacques Chirac. Sans chercher à refaire l’histoire, je me dis
parfois que cette décision m’a fait manquer un destin politique
auquel, sans me l’avouer, j’aspire dans mon for intérieur. Une parmi
d’autres des occasions manquées de mon existence !
En revanche, je souhaite faire partie du cabinet du ministre de
l’Économie et des Finances et j’ai fait part de cette aspiration à
Renaud de la Genière. Je ne sais pas encore que celui-ci va rejoindre
rapidement la Banque de France et que Paul Déroche qui s’apprête à
occuper le poste de directeur adjoint du cabinet du nouveau
ministre, est en réalité destiné à lui succéder. Je suis d’abord retenu
comme candidat au poste de chargé de mission, responsable des
affaires transport, équipement, logement etc. alors que Emmanuel
Rodocanachi, un administrateur civil, davantage connu de Paul
Déroche, doit devenir le chargé de mission pour les affaires budgétaires. Mais de manière surprenante à mes yeux, Emmanuel préfère
rejoindre le cabinet du Premier ministre, à la suite de quoi Paul
Déroche, après quelque hésitation, me propose de le remplacer.
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CONSEILLER
C’est ainsi que commencent ces sept années pendant lesquelles, sous
des titres divers, je conseille sept ministres et secrétaires d’État
successifs dans le domaine budgétaire. Ce sont les ministres JeanPierre Fourcade, Raymond Barre quand il cumule les fonctions de
Premier ministre et de ministre de l’Économie et des Finances,
Michel Durafour, Robert Boulin, Maurice Papon et les secrétaires
d’État, Christian Poncelet et Pierre Bernard-Reymond.
Aujourd’hui peut-être plus qu’à l’époque où l’ombre portée du
général de Gaulle a redonné du crédit à la politique, il est de bon ton
de mettre en cause la probité, l’intégrité, le dévouement et le sens de
l’intérêt général des hommes politiques et des ministres. En ce qui
me concerne, je puis témoigner, sur la base d’une expérience qui a,
à tout le moins, une certaine valeur statistique, que chacun de ces
hommes que j’ai servis a appliqué au ministère de l’Économie et des
Finances l’ensemble de ces qualités. Certes tous n’avaient pas au
départ des compétences identiques dans les domaines économiques
et financiers et les mêmes capacités intellectuelles, mais tous me sont
apparus dans leur démarche et dans leurs actes comme inspirés par
le seul intérêt du pays.
Raymond Barre est celui qui m’a le plus impressionné et dont je
me suis toujours senti le plus proche même si c’est celui de « mes »
ministres que j’ai par définition le moins côtoyé puisqu’il a, avant
tout, été Premier ministre même pendant la période où il exerce la
double fonction entre 1976 et 1978. À la demande de Francis Gavois
qui est le directeur adjoint de son cabinet, j’ai eu la mission et le
privilège d’être seul derrière lui au banc du gouvernement pour sa
première prestation devant l’Assemblée nationale, car par fonction le
conseiller budgétaire est celui des collaborateurs techniques qui,
avec l’attaché parlementaire dont la place est dans les « couloirs »,
connaît le mieux les usages parlementaires.
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C’est ce qui me vaut l’occasion d’indiquer au nouveau Premier
ministre que, quand il prend la parole du « banc » et non de la
tribune, il vaut mieux qu’il en sorte pour faire face à l’Assemblée au
lieu de s’exprimer simplement en se levant, ce qui lui ferait tourner
le dos à ceux à qui il s’adresse. Cela a été ma seule contribution ce
jour-là.
Par la suite, elle devient plus substantielle quand, face à une
majorité divisée dont une fraction dominante, le RPR, devient de
plus en plus hostile, il faut user de toutes les armes de la
Constitution et de la procédure pour faire adopter les textes législatifs et notamment les lois de finances que requiert le bien de l’État,
articles 49-3 et 40 de la Constitution et 42 de l’ordonnance
organique en vigueur à l’époque, votes bloqués, deuxième délibération, exceptions d’inconstitutionnalité, etc.
Mais mon attachement à Raymond Barre qui a subsisté tout au
long de sa carrière politique, y compris lors de sa candidature à
l’élection présidentielle, a trouvé sa source dans mon adhésion à ses
positions européennes, libérales et sociales. Il a incarné à mes yeux,
à son époque, à la fois la tradition chrétienne-démocrate, le sens
gaulliste de l’État et le choix de l’économie sociale de marché, combinaison qui correspond désormais, alors que je suis parvenu à l’âge
adulte, à mes propres convictions dont je ne vais plus m’écarter.
Sans que mon frère aîné le mesure peut-être complètement, il a
joué un rôle décisif dans cette conversion définitive. François a fait
sa thèse de doctorat sur « La pensée économique libérale dans
l’Allemagne contemporaine », publiée en 1964 37, qui m’a fait découvrir l’« ordoliberalismus » de Wilhelm Röpke et Walter Eucken,
principaux inspirateurs de la politique économique de Ludwig
Erhard qui a permis à l’Allemagne, après la dernière guerre
mondiale, de se reconstruire avec succès en tournant le dos au
dirigisme national-socialiste. Pour moi, ces conceptions sont celles
de l’avenir et doivent fonder le rôle assigné à un État moderne.
37. Librairie générale de droit et de jurisprudence.
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Je crois d’ailleurs encore aujourd’hui qu’elles représentent le
compromis raisonnable entre le libéralisme échevelé à l’anglosaxonne et les exigences qu’impose à l’État un traitement humain de
l’évolution des structures économiques. Raymond Barre est, à mon
sens, l’homme d’État qui a été le plus proche de ces idées et le fait
qu’il n’ait pas été porté à la magistrature suprême par nos concitoyens constitue ma plus grande déception d’ordre politique.
MINISTRES
Les autres ministres que j’ai servis ont eu des itinéraires, des talents et
des caractères extrêmement variés. Jean-Pierre Fourcade, le premier,
est un inspecteur des finances, ancien directeur général de la concurrence et des prix, qui a fait un détour par la banque au CIC avant que
Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac, à la surprise générale, ne
le nomment ministre de l’Économie et des Finances. C’est à l’époque
plus un technocrate qu’un politique même si par la suite il ne quittera
plus la vie publique. Ayant à gérer les conséquences du premier choc
pétrolier, il fait de son mieux, mais, coincé entre un président de la
République et un Premier ministre dont les relations se détériorent
rapidement, il a une marge de manœuvre très réduite.
Pour ce qui me concerne, il a été un patron agréable qui
m’apprécie même si entre lui et moi, il y a un directeur de cabinet et
un directeur adjoint du cabinet dont la valeur ajoutée dans le
domaine budgétaire qui est le mien est par définition limitée. De
cette période qui se termine avec la démission de Jacques Chirac
comme Premier ministre, deux épisodes restent dans ma mémoire.
Le premier marque ma deuxième rencontre avec ce dernier après
Limoges. C’est le premier comité interministériel sur le budget.
J’accompagne mon ministre dans une petite salle au premier étage de
Matignon et je suis en bout de table, le Premier ministre présidant à
l’autre bout avec Jean-Pierre Fourcade à ses côtés. Pour moi, c’est le
baptême du feu. Jacques Chirac commence la séance en disant qu’il
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y a trop de monde autour de la table et qu’on ne peut travailler dans
ces conditions. Je ne sais pourquoi je prends cette remarque, comme
dirigée contre ma présence, peut-être parce que je me situe dans l’axe
de son regard, et je suis le seul à la prendre comme telle alors que
d’autres que moi pourraient se sentir visés. De ma propre initiative,
je sors, ce que Jean-Pierre Fourcade, après la réunion, me reproche
en me disant que, s’il avait souhaité mon départ, il me l’aurait dit, ce
qu’effectivement j’aurais dû prendre en compte.
Par la suite, je participe toujours à ces comités sans problème. J’ai
même des contacts plus directs avec le Premier ministre à plusieurs
reprises. La circonstance la plus délicate se situe en août 1975, alors
que s’élabore ce qui deviendra le plan de relance de septembre. JeanPierre Fourcade qui y est peu favorable et qui pense ainsi être en
ligne avec le président de la République a pris quelques jours de
vacances en même temps d’ailleurs que son directeur de cabinet. Ne
restent présents que le directeur adjoint et moi. Nous sommes
convoqués par le Premier ministre dans son bureau pour revoir le
plan. Comme on peut l’imaginer, dûment chapitrés par le ministre
avant son départ et sous l’étroit contrôle de la direction du Budget,
nos propositions sont minimales.
Le dialogue est surréaliste. Chacune de nos propositions est
systématiquement majorée et, au sortir de la réunion, notre plan
initial est en lambeaux. À son retour, Jean-Pierre Fourcade obtient
quelques diminutions, mais pour l’essentiel, la volonté du Premier
ministre l’emporte, contribuant ainsi à aggraver les problèmes
économiques du pays que Raymond Barre a eu ensuite à traiter.
Quand celui-ci devient Premier ministre en 1976 et jusqu’aux
élections législatives en 1978, il n’y a plus aux Finances que des
ministres « délégués », le Premier ministre étant lui-même ministre
de l’Économie et des Finances. Il y a d’abord Michel Durafour, maire
de Saint-Étienne, homme estimable, sensible et cultivé, mais qui
n’est pas fait pour cette fonction. Je me souviens qu’un jour, à la
tribune du Sénat, lors de la discussion d’une loi de finances, il intervertit les réponses à deux amendements différents. J’essaie de
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l’alerter par des signaux visuels, mais je ne dois qu’à l’intervention
d’Alain Poher qui préside la séance et qui voit mes gesticulations,
pour qu’il prenne conscience de sa bévue et rectifie le tir. Anecdote
sans conséquence et sans portée, mais qui illustre le fait qu’il ne
maîtrise qu’imparfaitement les sujets que sa fonction lui impose de
traiter.
Tel n’est pas le cas de Robert Boulin qui lui succède et qui a eu le
record de longévité ministérielle sous la Ve République. C’est un
avocat de formation et il a une capacité prodigieuse pour absorber et
restituer avec éloquence et conviction les questions les plus
complexes. Il est aussi un parlementaire dans l’âme et il renâcle
toujours, tout en s’exécutant, quand le caractère déliquescent de la
majorité d’alors nous conduit à lui demander de recourir aux armes
de procédure pour imposer le vote d’un texte. Il préfère convaincre
et accepte avec difficulté l’idée que parfois, cela ne peut suffire pour
que le gouvernement puisse appliquer sa politique. J’aime et admire
ce ministre et quand plus tard j’apprends avec stupéfaction son
suicide, alors qu’il est ministre du Travail, j’en conçois une grande
peine et, comme beaucoup d’autres, je me joins, profondément ému,
à ses obsèques à Libourne.
Tout aussi talentueux en termes parlementaires est Christian
Poncelet, secrétaire d’État au Budget sous Jean-Pierre Fourcade et
Michel Durafour, et, devenu, bien plus tard, président du Sénat et
deuxième personnage de la République. Ancien syndicaliste, député
et président du Conseil général des Vosges, Christian Poncelet a la
politique dans le sang. Nous avons eu une relation intime de travail
et de confiance. Je crois que je lui ai appris le Budget, il m’a appris le
Parlement. Pendant les périodes où se discutent les lois de finances
initiales ou rectificatives, nous sommes ensemble à l’Assemblée
nationale ou au Sénat, plus souvent de nuit que de jour, réussissant
la plupart du temps avec succès à faire adopter les textes gouvernementaux alors que le conflit entre le président de la République et le
gouvernement d’un côté et l’UDR, devenu RPR après 1976, ne cesse
de s’aggraver.
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Nous tâchons de trouver des terrains d’entente pragmatiques sur
le terrain, n’utilisant les armes de procédure qu’à la dernière extrémité, faisant voter à main levée aux petites heures de l’aube, tirant
parti de la lassitude de tous et approchant les députés ou les
sénateurs un par un. L’un des grands moments de cette tâche sans fin
est la négociation, essentiellement avec les présidents des groupes de
la majorité, de la répartition de ce que nous appelons la « provision
parlementaire », destinée à donner aux parlementaires l’illusion ou
l’alibi d’un rôle à jouer dans la fixation des dépenses alors que
l’article 40 de la Constitution leur interdit toute initiative en la
matière. Ainsi en échange d’une « recette de poche », droit de timbre
par exemple, un montant de l’ordre de 300 millions de francs est
saupoudré au prix d’âpres marchandages entre diverses utilisations
censées matérialiser certains infléchissements politiques. Personne
n’est dupe de la réalité de cet exercice, mais cela permet de régler
quelques petits problèmes.
Quand Christian Poncelet est nommé ministre chargé des
relations avec le Parlement, il m’offre de devenir son directeur de
cabinet. En fait, il a appris à connaître Rivoli et il se doute que je
refuserai, privilégiant ce que je crois être la « voie royale » qui me
conduira à ce qu’est mon ambition de l’époque, directeur du Budget,
mais néanmoins il évoque de manière elliptique – mais j’ai appris à
« décrypter » ses propos – la possibilité d’une « suite » politique, dans
son sillage, dans les Vosges. Et effectivement, celui qui prend la
fonction à ma place, Philippe Séguin, devient député des Vosges et
Maire d’Epinal. Encore une occasion politique ratée…
Pierre Bernard-Reymond, un jeune centriste, député des HautesAlpes, lui succède pour contrebalancer le nouveau ministre délégué,
le RPR Robert Boulin. Ce nouveau secrétaire d’État apprend rapidement le métier et exerce sa fonction avec rigueur même si son
ministre lui laisse un espace réduit. Les circonstances – l’arrivée de
François Mitterrand au pouvoir – ne favorisent pas la suite de sa
carrière politique. Il fait partie de la génération sacrifiée, même si,
maire de Gap, il continue à jouer un rôle politique.
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DIRECTEUR DE CABINET
Après les élections législatives de 1978, Raymond Barre est reconduit
comme Premier ministre. Pour ma part, après avoir exercé pendant
quatre ans la responsabilité de conseiller budgétaire des ministres,
avec la charge de travail diurne et nocturne qu’elle implique, je
m’apprête à retourner à la direction du Budget assumer effectivement
les fonctions de sous-directeur auxquelles j’ai été nommé quelques
mois plus tôt. Je me considère en effet encore trop jeune pour
pouvoir postuler au poste de directeur de cabinet du ministre de
l’Économie et des Finances.
Je commence donc à prendre mes marques comme sous-directeur de la première sous-direction, celle des recettes et de l’équilibre,
sous l’autorité de Paul Déroche quand Raymond Barre décide, pour
cette nouvelle étape de son action, de changer l’organisation gouvernementale. Au lieu d’un ministre délégué, il y aura désormais deux
ministres « pleins », l’un chargé de l’économie, l’autre du budget. Et
pour montrer à la fois son souci d’écoute vis-à-vis des parlementaires
et d’équilibre entre les différentes composantes de sa majorité, il
nomme à ces deux postes les anciens rapporteurs du budget au Sénat
et à l’Assemblée nationale, l’un, UDF, et l’autre, RPR, René Monory
et Maurice Papon.
Du coup, la problématique du choix des directeurs de cabinet se
présente de manière différente. Francis Gavois, le directeur adjoint
du cabinet du Premier ministre, qui coordonne les réflexions en la
matière avec le cabinet de l’Élysée, se convainc rapidement que le
moment est venu de recourir à la nouvelle génération. Dans cette
optique, les options sont restreintes. Au trésor, c’est-à-dire pour
l’économie, ce ne peut être que Michel Pébereau.
Au Budget, Paul Déroche, le directeur, accepte rapidement que je
sois la seule solution disponible même s’il aurait préféré me
conserver dans la sphère administrative qui, pour lui, est une
meilleure préparation aux grandes responsabilités qu’il me voit un
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jour occuper dans ce domaine. Telle est la décision de Raymond
Barre approuvée par l’Élysée. Conformément à une pratique qui n’est
pas inhabituelle à l’époque, je sais donc que je suis nommé directeur
de cabinet du nouveau ministre du Budget avant même qu’il me l’ait
formellement offert.
Certes Maurice Papon n’est pas, du moins en suis-je convaincu,
un inconnu pour moi. J’ai eu l’occasion de le pratiquer dans ses
fonctions de rapporteur général de la commission des finances à
l’Assemblée nationale. Je n’ai pas beaucoup de sympathie spontanée
pour lui. À travers ses livres, il m’apparaît comme un gaulliste
« professionnel » et, dans sa fonction parlementaire, à mon sens, il
n’aide que superficiellement le gouvernement. J’ai compris sa
nomination comme une manœuvre destinée à contenir l’opposition
latente du RPR et à faciliter l’adoption des textes financiers par une
majorité dont le caractère rétif a à peine été émoussé par le succès
aux législatives qui est pourtant largement l’œuvre de Raymond
Barre. Bien entendu, comme tout le monde, je ne connais de son
passé que ses longues années comme préfet de police de Paris à la
fois sous la IVe et la Ve République, qui lui ont donné une réputation
sulfureuse de détenteur de dossiers compromettants sans que
d’ailleurs des éléments concrets aient jamais été apportés à ce titre.
Maurice Papon me reçoit quelques instants avant la passation de
pouvoirs et me demande explicitement si j’accepte de devenir son
directeur de cabinet, ce à quoi je consens instantanément. Je me
mets immédiatement au travail pour constituer notre équipe selon la
règle non-écrite que telle est la responsabilité du directeur de cabinet
en liaison avec les administrations et sous réserve d’un nihil obstat de
Matignon et de l’Élysée pour les postes-clés.
Bien entendu le ministre reçoit les candidats, mais il n’y a pas
d’exemple qu’il en récuse un que j’aie proposé. Sa contribution se
limite au choix de ses collaborateurs proches, son assistante et la
responsable de sa circonscription, l’attaché parlementaire, le futur
député, Bruno Bourg-Broc et le chef de cabinet, poste en principe
politique. C’est Jean-Louis Debré, le futur ministre de l’Intérieur et
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président de l’Assemblée nationale, plus tard remplacé par PaulHenry Watine, un administrateur civil de la direction du personnel
du ministère.
Comme j’ai également recruté Étienne Pflimlin, qui vient de la
Cour des Comptes, pour s’occuper des affaires sociales, nous avons
ainsi deux fils d’anciens présidents du Conseil ou Premier ministre au
sein du Cabinet ! Pendant une brève période, Emmanuel Rodocanachi
est mon adjoint avant qu’il ne rejoigne l’Élysée et ne soit remplacé par
Robert Baconnier qui supervise les affaires fiscales avec sa connaissance inégalée du Code général des impôts avant d’être remplacé par
Patrick de Fréminet. L’emploi de conseiller technique chargé du
budget est occupé successivement par Guy Dutreix et Patrick Gatin.
J’ai aussi le plaisir de recruter Daniel Bouton qui, comme jeune inspecteur des finances, a rejoint la direction du Budget et qui devient notre
conseiller technique chargé notamment des affaires industrielles.
Le comportement de Maurice Papon comme ministre du Budget
ne justifie aucune préoccupation particulière et les réticences qui
étaient les miennes à l’égard du rapporteur général du budget dans
la période précédente s’effacent pour faire place à une relation de
travail confiante et, je crois, efficace. Pour l’essentiel, il épouse les
positions classiques du ministère, réduction du déficit, limitation des
dépenses, rejet des réformes fiscales intempestives. Ses contributions
les plus importantes portent sur le plafonnement de la taxe professionnelle par l’introduction du critère de la valeur ajoutée, la réforme
des procédures fiscales et la transformation de l’établissement public,
Seita, en société anonyme. Les choix budgétaires et fiscaux essentiels
sont en revanche davantage le fait du Premier ministre pour lequel
notre cabinet travaille comme si nous étions le sien.
Maurice Papon a toutefois une tendance que nous jugeons parfois
excessive à s’intéresser aux dossiers fiscaux individuels, tropisme que
nous attribuons à son passé de préfet de police qu’avec Philippe
Rouvillois, le directeur général des impôts et Robert Baconnier, puis
Patrick de Fréminet, nous contenons, à vrai dire sans difficulté, de sorte
qu’aucun manquement à l’éthique n’a jamais pu nous être reproché.
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En revanche la déception vient du manque d’audience politique
et par conséquent d’efficacité du ministre du Budget dans la gestion
des relations avec les groupes parlementaires du RPR à l’Assemblée
nationale et au Sénat. La « guérilla » est permanente et il faut souvent
mobiliser Christian Poncelet, le ministre chargé des relations avec le
Parlement, et Raymond Barre lui-même pour veiller au grain. Ces
efforts n’empêchent pas à la fin de 1979, le RPR de provoquer le rejet
de l’article d’équilibre du projet de loi de finances pour 1980 en
première délibération à l’Assemblée nationale.
La non-interruption de l’examen du projet à ce moment et le
rétablissement de l’article d’équilibre en deuxième délibération au
moyen d’un vote bloqué donnent lieu à un recours du groupe socialiste
devant le Conseil constitutionnel sous l’impulsion de Michel Charasse,
son talentueux secrétaire, qui conduit à l’annulation de la loi.
J’apprends cette décision par un coup de téléphone du secrétaire
général du gouvernement, Marceau Long, le soir du 24 décembre
alors que nous commençons à célébrer Noël en famille dans l’Aisne.
Il faut convoquer le Parlement entre Noël et Nouvel An et faire
adopter la loi de finances par deux votes bloqués successifs de telle
sorte que, conformément à la Constitution, elle soit promulguée et
en vigueur avant le 1er janvier.
Je n’ai eu connaissance des actions imputées à Maurice Papon
sous l’occupation que le mardi 5 mai qui a suivi le premier tour de
l’élection présidentielle de 1981 38. Dans l’après-midi, comme tous les
directeurs de cabinet de ministre, je reçois en avant-première Le
Canard enchaîné du lendemain mercredi. Celui-ci révèle en première
page l’implication du ministre du Budget dans la mise en œuvre de la
38. J’ai retrouvé dans un carnet les commentaires suivants que j’ai écrits le 7 mai
1981 et qui, je crois, reflètent assez bien le mélange d’irréalisme, de surréalisme et
de méthode Coué qui caractérise les « fins de règne » :
« Dans trois jours, intervient le deuxième tour de l’élection présidentielle. Je
demeure persuadé que Giscard d’Estaing sera élu.
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déportation des juifs à Bordeaux en 1942-1943. J’apporte ce journal à
Maurice Papon dont le bureau communique avec le mien.
Impassible – peut-être est-il déjà prévenu de l’existence de cet
article –, il lit le texte et se tourne vers moi en me disant : « Vous qui
avez travaillé quotidiennement avec moi pendant trois ans, croyezvous que les choses se sont passées comme il est écrit dans cet
article. » Je lui réponds que je n’ai jamais eu de raison de les
imaginer. Il ajoute : « Vous savez, ce n’est pas une coïncidence si ceci
est publié aujourd’hui. Il s’agit, à travers moi, de compromettre
l’élection de M. Giscard d’Estaing. Pourquoi moi ? Parce qu’on ne me
(suite de la note 38)
Néanmoins, comme le veut l’usage et parce qu’en toute hypothèse, le mandat de ce
gouvernement s’achève, le cabinet a procédé au traditionnel renvoi des dossiers
dans les services et à la liquidation des archives.
Cette période, psychologiquement difficile, s’est trouvée aggravée par l’attaque
indigne dont Maurice Papon a fait l’objet de la part du Canard Enchaîné du
mercredi 6 mai. Il est accusé d’avoir participé à la déportation des Juifs de Bordeaux
de 1942 à 1944, bien qu’on reconnaisse simultanément qu’il en avait sauvé
d’autres.
Cette attaque a une double origine :
– d’une part Le Canard enchaîné lui-même, qui n’a jamais pardonné à Maurice
Papon d’avoir ordonné une vérification fiscale à son encontre en septembre
dernier ;
– d’autre part le parti socialiste, qui n’a pas pardonné à Maurice Papon son engagement dès le premier jour aux côtés de Giscard d’Estaing pendant la campagne
électorale et la formule qu’il a utilisée à Bourges au lendemain du premier tour,
mettant le pays en garde contre le risque de devenir “la Pologne de l’Occident”.
Maurice Papon a réagi par deux actions :
– un communiqué “personnel” stigmatisant “le trucage honteux” et le caractère
“électoral” de cette opération et faisant état de l’appui de ceux qui avaient pu juger
son action ;
– un communiqué, précisément, de MM. Cusin, Soustelle et Bourgès-Maunoury,
commissaires de la République à Bordeaux, dénonçant ces “scandaleuses attaques”.
On en est là aujourd’hui. Il est clair que, quelle que soit la suite des événements,
Le Canard enchaîné s’attachera à ne pas laisser tomber en désuétude cet événement.
Demain, je réunis pour la dernière fois, avant la sanction du peuple français, les
directeurs les plus importants et le cabinet. Que leur dire ? »
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pardonne pas l’article que j’ai publié dans Le Figaro avant le premier
tour sur le coût du Programme commun. »
Je n’ai jamais eu d’autres explications ou commentaires. J’ai eu
beaucoup de mal à réconforter les membres du cabinet que je réunis
en dehors de sa présence. Pour eux aussi, la surprise est totale et
interpelle leur conscience en les faisant douter du travail acharné et
souvent couronné de succès qu’ils ont accompli pendant trois ans. Je
suis moi-même trop désorienté pour être capable de leur apporter le
réconfort attendu. Maurice Papon quitte le ministère définitivement
la veille de la passation de pouvoirs avec le nouveau gouvernement.
Aussi bien Jacques Delors que Laurent Fabius, les ministres désormais en charge de Rivoli refusent de le rencontrer en cette occasion
formelle contrairement à l’usage.
Tandis que les choses se passent normalement avec René Monory
pour le ministère de l’Économie, c’est moi qui remplis cette formalité pour le ministère du Budget, accueillant les deux nouveaux
ministres socialistes, comme le veut la coutume, au bas du perron.
Ils sont d’une courtoisie parfaite à mon égard, je transmets un état
des affaires, succinct à leur intention, plus détaillé à celui de leurs
directeurs de cabinet, Louis Schweitzer et Philippe Lagayette, avec
lesquels j’entretiens des relations amicales.
Je ne revois jamais Maurice Papon. Mon dernier contact avec lui
est indirect quand un magistrat instructeur de la Chambre
d’Accusation de Bordeaux me convoque assez bizarrement pour
témoigner alors que, né en 1940, je n’ai évidemment aucun élément
d’information pertinent pour l’affaire. En fait ce qui m’est demandé,
c’est de dire si j’ai pressenti à travers le comportement quotidien de
Maurice Papon quand j’ai travaillé à ses côtés, quoi que ce soit qui
puisse corroborer l’accusation. Je ne peux que répondre par la
négative, soulignant par exemple qu’il a toujours mis en évidence ses
excellentes relations avec les Rothschild ou Antoine et Simone Veil
sans que je décèle rien de suspect dans cet étalage.
Ainsi se terminent ces sept années de cabinet. M’en reste le
souvenir, comme je l’ai écrit à l’époque, d’une « tâche exaltante,
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passionnante, harassante, épuisante, qui ne laisse aucun répit ni à
l’esprit ni au cœur » et d’une « immense fatigue » 39.
VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Alors que se met en place l’alternance, je n’imagine pas d’autre avenir
à court terme que celui de poursuivre ma carrière à la direction du
Budget. J’ai été nommé chef de service, ce qui, dans la nomenclature
de la rue de Rivoli, signifie que je suis l’adjoint du directeur du
Budget, à l’époque Guy Vidal, et j’ai même commencé à exercer cette
fonction à temps partiel en restant directeur de cabinet. Mais je sais
que mon ambition suprême qui est, dans ces années-là, de devenir
directeur du Budget est sérieusement compromise.
Plus de deux années auparavant, le 1er janvier 1979 au matin, j’ai
reçu un coup de téléphone du membre de cabinet de permanence
qui m’avertit que Paul Déroche, le directeur du Budget en fonction,
a succombé à un arrêt cardiaque pendant la nuit de la SaintSylvestre, en conséquence sans doute d’une partie de tennis imprudente dans le froid l’après-midi précédent. À cette époque, Jean
Choussat occupe la position de sous-directeur et Guy Vidal, celle de
directeur général des douanes. J’ai trente-huit ans, je suis directeur
de cabinet du ministre du Budget et je crois être apprécié à tous les
échelons de l’État, si bien qu’en mon for intérieur, je me prends à
rêver que je pourrais être nommé à cette fonction.
Les signaux que je reçois sont contradictoires. Certes Maurice
Papon me soutient, mais je connais suffisamment les arcanes du
pouvoir pour savoir que pour une telle nomination, ce soutien
n’offre aucune garantie. Plus encourageante me paraît être la
position du Premier ministre dont je sais à travers Francis Gavois
que je suis son candidat. J’apprends aussi que, consulté, Jean
39. Écrit le 10 avril 1976.
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Choussat que sa sensibilité de gauche aurait porté à décliner l’offre
si elle lui avait été faite, a soutenu très énergiquement l’éventualité
de ma nomination, y compris par une lettre personnelle adressée au
secrétaire général de l’Élysée, Jacques Wahl. Cependant celui-ci
douchera rapidement mes espoirs par un coup de téléphone sans
équivoque, expliquant que ma candidature n’est pas la bienvenue,
que je suis bien là où je suis où au demeurant on a besoin de moi et
que mon tour viendra – peut-être ! – au cours du second septennat.
Guy Vidal est donc nommé et quant au mirage du second septennat,
il disparaît avec l’élection de François Mitterrand, Jean Choussat
succédant fort logiquement à Guy Vidal en octobre 1981.
Cette occasion manquée constitue l’épilogue logique d’une
relation avortée avec le président de la République sortant. J’ai
retrouvé un texte que j’ai écrit en février 1982, que j’ai intitulé
« Valéry Giscard d’Estaing et le haut fonctionnaire », qui est resté
dans mes cartons et qui traduit bien le sentiment de frustration et
d’exaltation qu’a pu susciter le fait de travailler à l’ombre de ce grand
homme. Certains pourront discuter l’adjectif que je viens d’utiliser et
assimileront à de la flagornerie mes pensées secrètes de l’époque.
Mais je persiste et signe : pour moi, Valéry Giscard d’Estaing reste
avec Raymond Barre, le seul homme d’État français incontestable du
dernier quart de siècle, ne serait-ce que pour sa vision de l’Europe.
En exergue de ce texte, figure une citation de La Chartreuse de
Parme 40 : « Son principal chagrin était de ne pas avoir adressé cette
question au caporal Aubry : Ai-je réellement assisté à cette bataille ?
Il lui semblait oui, et il eût été au comble du bonheur s’il en eût été
certain. » Et il se poursuit de la manière suivante :
« Plusieurs fois, il aurait eu l’occasion de l’approcher, de se faire
reconnaître de lui. Mais à chaque fois, le hasard ou les circonstances
l’en ont empêché. Jusqu’au vendredi 2 janvier 1981 où les corps
40. Stendhal, Première Partie, page 104, Jean de Bonnot, 1971.
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constitués devaient pour la dernière fois présenter leurs vœux au
président Giscard d’Estaing et, où cinq mois avant la fin, après d’obscurs et loyaux services, s’entretenant sans doute moins d’une minute
avec lui, il eut enfin le sentiment fragile et ultime que sa vassalité
était admise et ses services étaient reconnus.
En cet instant privilégié et fugitif et tandis que le Président informé,
précis et concret l’interrogeait, des images du passé ressurgissaient.
1970 : il vient avec Jacques Delmas, inspecteur général des
finances, de rédiger un rapport sur la mensualisation de l’impôt sur
le revenu dont le ministre, Valéry Giscard d’Estaing, a décidé la
publication et qu’il entend mettre en œuvre. Il doit y participer. Or
le hasard le conduit ce jour-là à Alger pour une mission d’enseignement à l’École nationale d’administration algérienne. Jacques Delmas
ira donc seul à cette réunion.
1971 : le projet de loi, qui traduit les conclusions du rapport, est
discuté à l’Assemblée nationale. Le ministre fait envoyer deux
cartons d’invitation qui, du haut de la loge ministérielle, lui permettent d’assister à son discours.
1972 : le débat s’achève à l’Assemblée nationale pour l’adoption
de la loi de finances pour 1973. Dans la salle des Pas-Perdus, dans le
coin des commissaires du gouvernement, il voit le ministre, debout,
seul, près d’une des tables rondes, lisant un document. Personne ne
l’approche : il est grand, élégant, inaccessible…
1978 : sa femme et lui sont invités à la Comédie Française par le
Président en l’honneur du président de la République du Sénégal,
Léopold Senghor en présence de madame Pompidou. Chacun est à
sa place et ne la quittera pas. Il est entouré de ministres. Il ne lui
parlera pas.
1979 : encore les vœux des corps constitués. La veille, Paul
Déroche, le directeur du Budget est mort. Son successeur n’est pas
désigné. Le Président passe devant lui, paraît ne pas le connaître ; il
sait déjà qu’il n’est pas le successeur de Paul Déroche.
Et voilà en cet instant au début de 1981 que le Président paraît
tout connaître de lui, des efforts accomplis, du rôle joué, des respon-
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sabilités assumées. Voilà, hommage suprême, qu’il se préoccupe de
sa succession – alors qu’apparemment, elle n’est pas ouverte –, lui
demande comment il la prépare et lui dit toute l’importance qu’il
attache à cette fonction assumée obscurément, fidèlement,
besogneusement pendant sept années. En cet instant, le travail
fourni, les nuits et les dimanches sacrifiés, les forces dilapidées, tout
trouve sa justification, car IL sait. »
DÉPART
De retour au Budget, j’assume donc désormais à plein temps la
fonction de chef de service sans que le nouveau ministre délégué au
Budget, Laurent Fabius ou son directeur de cabinet, Louis
Schweitzer, fassent une quelconque objection, respectant ainsi la
plus pure tradition républicaine.
Adjoint du directeur, je gère le personnel de la direction du
Budget, je la représente dans des occasions ou des affaires mineures,
je remplace le directeur en cas d’absence et, surtout, je le conseille,
notamment en lisant avant lui, toutes les notes qu’il est appelé à
signer. Tâches agréables aux côtés d’un directeur d’une qualité
humaine et professionnelle aussi exceptionnelle que celle de Jean
Choussat qui a entre-temps remplacé très vite Guy Vidal, mais tâches
néanmoins frustrantes et peu exaltantes qui me laissent le loisir de
perfectionner le cours de politique budgétaire dont j’ai pris la charge
à Sciences po succédant en cela à Renaud de la Genière, à sa
demande, deux ans auparavant.
Les mois passant et le choc du changement politique absorbé, je
m’interroge néanmoins sur mon avenir, la perspective de devenir un
jour directeur du Budget ayant disparu de l’horizon. Le hasard, la
chance et l’amitié font leur œuvre. Un lundi matin – en mars 1982,
si je me souviens bien –, Michel Pébereau, qui a suivi un itinéraire
parallèle au mien en devenant chef de service à la direction du Trésor
après avoir dirigé le cabinet de René Monory, entre dans mon bureau
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qui n’est qu’à quelques couloirs du sien. Il me fait part de l’intention
de son frère Georges, directeur général de la Compagnie générale
d’électricité, de recruter un jeune haut fonctionnaire et me propose
de le rencontrer.
Je ne connais rien ou pratiquement rien de cette entreprise. Je
sais qu’elle vient d’être nationalisée en dépit du combat acharné
mené par son président, Ambroise Roux, pour la sauvegarde de
l’entreprise privée. Ce dernier a en conséquence démissionné et a été
remplacé par un ambassadeur de France, Jean-Pierre Brunet, tandis
que son directeur général reste en place. Je ne connais pas non plus
Georges Pébereau. En revanche, deux ou trois ans auparavant, j’ai
déjeuné avec Philippe Dargenton, son directeur financier, à sa
demande, déjeuner que j’ai interprété comme un sondage de prérecrutement du type de ceux que les inspecteurs des finances pratiquent parfois entre eux, mais aucune suite n’en est résultée.
Le vendredi suivant, je rencontre Georges Pébereau pendant
deux heures au siège de CIT-Alcatel, la filiale telecom de la CGE, rue
Emeriau. Je n’ai pas de souvenirs précis de notre entretien, sinon que
je suis ébloui et séduit par l’intelligence fulgurante de l’homme. Je ne
m’attarde pas sur le contenu concret de la proposition qui, en fait,
m’importe peu.
Après plusieurs mois d’incertitude et de désarroi, Georges
Pébereau m’offre l’opportunité unique de participer à ce que je
pressens devoir être une grande aventure industrielle, sans trop
mesurer ce que cela peut réellement être. D’emblée j’exprime un
préjugé positif, lui demandant de formaliser sa proposition, y
compris en termes de rémunération. Je m’en remets à lui de la fixer
sans que je négocie quoi que ce soit, approche que j’ai toujours
adoptée pendant toutes mes années industrielles et qui m’a valu
d’être toujours traité convenablement, mais ne m’a pas permis,
comme d’autres dans des circonstances semblables, de devenir ce
que l’on appelle « riche ».
Comme cette proposition répond à mon attente profonde, je
consulte peu et je réfléchis vite. Le seul dont l’avis m’importe réelle-
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ment est Raymond Barre qui me conseille sans hésiter d’accepter
pour mettre fin à une situation « moralement et intellectuellement
inacceptable ».
Les choses vont ensuite très vite. Je rencontre Jean-Pierre Brunet
qui me fait un accueil sympathique et chaleureux. Je demande
ensuite l’accord des ministres du Budget et de l’Industrie à travers
leurs directeurs de cabinet respectifs, Louis Schweitzer et Loïc Le
Floch-Prigent, pour pouvoir être détaché auprès de ce qui est désormais une entreprise publique. Grâce à leur élégance d’esprit et de
cœur, c’est une formalité, même si l’ambiance de l’époque n’est pas
favorable à la « promotion » d’anciens hauts fonctionnaires, liés par
leurs fonctions antérieures à la droite.
Ainsi s’achèvent pour moi ces années vécues à l’ombre du
pouvoir. Je continuerai certes à m’intéresser à la politique. Avec une
douzaine d’anciens de Rivoli qui ont exercé des responsabilités
variées pendant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, nous
constituons un petit groupe qui se réunit sans interruption depuis
lors, au début presque tous les mois et aujourd’hui une ou deux fois
par an et qui échange informations, expériences et réflexions sur les
grands problèmes du pays.
Nous avons l’ambition de mettre le potentiel intellectuel et
technique que nous représentons au service de l’homme ou des
équipes qui, après ce que nous considérons être le désastreux intermède socialiste, sauront remettre le pays debout. Nous ne trouverons
pas l’homme qui pourrait justifier notre engagement collectif et
unanime.
En revanche, de manière diverse, nous contribuons à la préparation de l’alternance de 1986 et notamment à celle des privatisations.
Puis certains d’entre nous dont je suis s’efforcent d’aider Raymond
Barre dans sa candidature présidentielle de 1988. Je me souviens
d’avoir rédigé à son intention, seul ou avec des amis, des notes
portant notamment sur la politique budgétaire, la politique fiscale ou
la politique européenne. L’échec qui a suivi a marqué pour moi
l’abandon définitif de toute velléité politique.
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Mais pour l’heure, le 1er juin 1982, je rejoins le siège de la
Compagnie générale d’électricité à la rue La Boétie, quittant définitivement la rue de Rivoli où j’ai servi le ministère de l’Économie et des
Finances, c’est-à-dire, à mes yeux, la quintessence de l’État, pendant
quinze ans, jour pour jour.
Et pour illustrer l’ambiguïté de ces périodes d’alternance, l’une
des premières visites que je reçois est celle de cadres de « gauche »,
venant me dire tout l’espoir qu’ils mettent dans mon arrivée, moi qui
suis « détaché » par un gouvernement socialiste, pour que les choses
changent dans une entreprise dont les dirigeants n’ont pas compris
ou ne veulent pas comprendre que les choses ont changé et qu’une
entreprise nationalisée ne peut pas se gérer comme une entreprise
privée !
REPÈRES
Ces quinze années pendant lesquelles j’ai été au service de l’État ont
vu se succéder les événements de mai 1968, le départ du général de
Gaulle et les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 avec leurs conséquences économiques et sociales désastreuses. L’alternance de 1981
n’a donc pas constitué une vraie surprise, même si certains, dont j’ai
été, ont jusqu’au bout espéré le miracle.
Le surprenant, c’est qu’elle n’ait pas eu lieu en 1978. La raison
tient sans doute au fait qu’en 1976, il y a eu alternance au sein de la
majorité en place avec la nomination de Raymond Barre comme
Premier ministre qui a ouvert l’espoir d’un changement. Mais en
1981, le rejet de cette alternance interne par une bonne partie de la
majorité d’alors a mis fin à cette forme de renouvellement et n’a
laissé d’autre issue au peuple français que de porter au pouvoir la
coalition du « programme commun » de la gauche.
Cet événement de première grandeur a évidemment marqué l’histoire du pays, mais il a aussi bouleversé beaucoup de destinées
individuelles. Dans le microcosme de ce qui est encore la rue de
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Rivoli, une génération de dirigeants ou de dirigeants potentiels se
trouvent écartée des cheminements initialement envisagés, non pas,
sauf exceptions, par sectarisme politique, mais parce que, quelle que
soit la loyauté des hauts fonctionnaires, la bonne exécution des
nouvelles politiques exige, à la tête des administrations, des responsables qui, sans être nécessairement engagés politiquement, n’ont
pas une réaction d’allergie intellectuelle qui compromettrait leur
efficacité.
Une anecdote me revient en mémoire qui illustre les paradoxes
de l’époque. Au tout début de 1982, avant que je ne rejoigne la CGE,
l’administration des finances m’envoie en mission d’assistance
technique en Hongrie pour y expliquer et y défendre la politique de
nationalisation du nouveau gouvernement. Je m’acquitte de cette
tâche devant un auditoire goguenard au premier rang duquel figure
le directeur du Budget, Peter Medgyessi, futur Premier ministre, qui
m’interpelle au regard de sa propre expérience de pays encore
communiste, engagé dans un vaste programme de privatisation.
Inutile de dire qu’en dépit des efforts que me dicte mon devoir à
l’égard du gouvernement démocratiquement élu de mon pays, ma
capacité de conviction est limitée.
Ainsi, beaucoup d’entre nous se sont retrouvés dans des entreprises bancaires ou industrielles, nationalisées ou non, marquant
ainsi le début d’un mouvement de départs de la fonction publique de
grande ampleur qui ne s’est plus interrompu. Il s’agit désormais non
plus de « parachutages » au sommet comme cela a été le cas parfois
dans le passé, mais de recrutement à tous les niveaux de responsabilité de l’entreprise selon l’âge et l’expérience des candidats au départ
et dans des conditions de concurrence normale avec les autres
sources auxquelles elle peut avoir recours.
En mai 1990, au cours d’un exposé sur « l’approche française des
relations entre administration et entreprises publiques et privées »
que m’a demandé le Thursday Club qui réunit périodiquement des
hauts fonctionnaires britanniques à Cumberland Lodge dans le parc
du château de Windsor, j’ai cité le chiffre de 725 anciens élèves de
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l’ENA, occupant des fonctions de responsabilité dans l’industrie ou
la banque, soit un cinquième de l’effectif en activité.
Ce mouvement a constitué à mon sens un phénomène transitoire
dont les effets commencent à s’estomper. Il est en effet lié à la
réorientation des priorités des élites du pays. Le service de l’État ne
constitue plus désormais le modèle de référence et ceux qui choisissent néanmoins cette voie le font en raison d’une vocation affirmée
et raisonnée qui n’a pas de raison d’être remise en cause plus tard.
Les métiers de l’entreprise, de la banque, de l’audit et du conseil sont
désormais devenus la voie royale et le détour par l’État ne procure
plus, sauf exceptions, aucun avantage particulier.
Ainsi en même temps que l’alternance devient la règle dans le
fonctionnement de nos institutions politiques, les transferts de
cadres dirigeants du public vers l’entreprise seront moins nombreux
que dans le passé. Certains, spécialisés dans l’opposition systématique à l’État, s’en féliciteront. D’autres regretteront que cette osmose
se réduise, considérant que le partage d’expériences est toujours
fructueux, même si malheureusement, jusqu’à présent, l’échange ne
se fait que très peu dans l’autre sens, de l’entreprise vers l’État, faute
d’avoir imaginé un mode de gestion des ressources humaines et des
traitements financiers appropriés.
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APPRENTISSAGES
MES SOUVENIRS DES CINQ ANNÉES ET DEMIE passées rue La Boétie sont
moins précis et présents dans ma mémoire que ceux de la rue de
Rivoli ou, plus tard, de l’avenue Kléber. Peut-être est-ce un effet
indirect du tourbillon que Georges Pébereau a imprimé en permanence à notre action et qui en quelque sorte a effacé les structures et
les repères. Et cela d’autant plus que mes fonctions tout au long de
ces années n’ont cessé d’être redéfinies et modifiées.
PLAN
À cette époque, la Compagnie générale d’électricité (CGE) vient d’être
nationalisée. Elle est présidée par Jean-Pierre Brunet qui a remplacé
Ambroise Roux depuis trois mois. Elle a un chiffre d’affaires de
66 milliards de francs, 10 milliards d’euros d’aujourd’hui, et pas loin de
200000 salariés. Elle a 1000 filiales. Le conglomérat est présent dans
les équipements électriques sous toutes les formes possibles, notamment avec Alsthom et CGEE-Alsthom, dans le bâtiment et le génie civil
avec la SGE, dans l’ingénierie avec Sogelerg-Sogreah, dans les Câbles
avec Câbles de Lyon, dans les télécommunications avec Cit-Alcatel et
dans beaucoup d’autres activités, telle la Générale occidentale.
À mon arrivée, je suis nommé directeur de la planification. Ce
titre d’apparence prestigieuse pour quelqu’un nourri de la culture de
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Rivoli n’a cependant aucune réalité concrète. Je n’ai en fait ni direction, ni collaborateurs et je comprends vite que, pour fonctionner et
réussir dans l’univers dans lequel je suis en train d’entrer, le premier
piège à éviter est l’ambition de devenir un centre de coûts.
La tâche qui m’est confiée est de piloter la mise au point avec
l’État du contrat de plan qui doit régir les relations entre la CGE
récemment nationalisée et son nouvel actionnaire. Ma mission est
claire : satisfaire l’État en produisant le document, le « plan », qui
sera la base de ce « contrat » et protéger l’entreprise et ses filiales du
délire bureaucratique auquel pourrait donner lieu son élaboration si
nous n’y prenons garde.
Je décide donc de proposer de ne m’entourer que de trois collaborateurs, l’une, à temps plein, une économiste, Marie-Rose
Yatsimirsky, qui fait déjà partie du siège et qui a travaillé dans le
passé essentiellement avec Ambroise Roux et deux autres, à temps
partiel, un administrateur de l’Insee, Philippe Fondanaiche, qui
élabore les statistiques du groupe et Marc Flavigny, un contrôleur de
gestion qui dépend de la direction financière. Pour le reste, j’imagine
de travailler en réseau avec les responsables des analyses stratégiques
et les responsables financiers des filiales. Tout le monde, et en particulier Georges Pébereau, applaudit à cette organisation dont le coût
supplémentaire est limité à mon salaire et à celui de ma secrétaire !
Je fais en sorte aussi que toute discussion avec les hauts fonctionnaires de l’industrie et des finances sur le projet de contrat de plan
passe exclusivement par moi. Je me rends aux réunions soit seul, soit
accompagné de tel ou tel « stratège » de filiale dont l’examen est à
l’ordre du jour.
Pourtant, avec Georges Pébereau, nous souhaitons également
utiliser cet exercice pour expliciter et formaliser la stratégie du
groupe. La CGE est alors une entreprise solide financièrement, mais
avec une performance médiocre, au moins exprimée en termes de
marge opérationnelle sur le chiffre d’affaires, une taille encore insuffisante et un horizon trop exclusivement hexagonal. L’idée est,
faisant contre mauvaise fortune bon cœur, de tirer parti de cette
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période de nationalisation que nous espérons transitoire pour régler
quelques problèmes de frontière en France et pour dynamiser notre
expansion internationale. Le plan fournit l’occasion d’afficher nos
ambitions et de préparer notre actionnaire unique du moment à les
soutenir.
Je n’ai pas conservé ce document, ni le contrat qui l’a suivi, mais
je me souviens que toutes les grandes actions stratégiques qui ont
marqué les dix années suivantes y figurent plus ou moins explicitement. C’est le résultat d’un intense dialogue au sommet que j’ai mené
avec les dirigeants de filiales et surtout avec Georges Pébereau. Tout
y est : la cession de la SGE, la rectification de frontières avec
Thomson, l’entrée dans Framatome, la grande alliance internationale
d’Alstom, celles d’Alcatel…
FINANCES
Cette tâche accomplie je suis nommé directeur de la planification et
du contrôle budgétaire. Ce titre a donné lieu à une bataille sémantique qui, comme c’est souvent le cas, reflète un débat de fond.
L’intention initiale est de parler de contrôle de « gestion », mais cette
expression se heurte à l’hostilité des filiales qui y voient une volonté
du siège ou du holding nationalisé de s’impliquer de manière excessive dans la conduite opérationnelle du groupe.
Nous expliquons que l’objectif n’est pas celui-là, mais de nous
doter d’un instrument permettant de prévoir et de piloter le résultat.
C’est l’époque héroïque où les comptes consolidés sont encore dans
l’enfance et où les comptes sociaux règnent en maître. Mais les temps
changent et le « carnet noir », célèbre au sein du groupe, qu’utilise le
directeur financier pour bâtir sur un coin de table les comptes consolidés n’est plus suffisant.
Dans la suite du plan qui vient d’être finalisé, je mets donc au
point avec Marc Flavigny et Philippe Fondanaiche, un processus
d’élaboration de budgets annuels, révisés à mi-année et faisant l’objet
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de comptes rendus mensuels très légers. Ce dispositif nous permet
petit à petit d’avoir une vision plus continue de l’évolution de la
performance du groupe et de mesurer où nous allons sans qu’il soit
nécessaire d’attendre la clôture des comptes pour le savoir. Tout cela
paraît évident aujourd’hui, mais dans la CGE de l’époque, cela ne
l’est pas !
L’étape suivante est ma nomination en 1985 comme directeur
financier, directeur des services économiques et financiers selon
l’appellation barbare en vigueur au sein de la CGE. Je succède dans
cette fonction à Philippe Dargenton qui demeure encore quelque
temps au siège comme directeur général adjoint, puis directeur
général. Ma mission est simple : moderniser la fonction financière,
financer l’expansion du groupe qui commence à prendre forme, tout
en ayant à l’esprit que le socialisme alors triomphant n’aura qu’un
temps et que reviendra un autre temps, celui de la privatisation.
Au cours de cette période, après m’être contenté d’utiliser les
ressources humaines existantes, je recrute néanmoins deux collaborateurs dont le destin ultérieur confirmera les talents. Luc Vigneron,
d’abord, est un jeune ingénieur des ponts et chaussées que j’avais fait
entrer à la direction du Budget en 1982 et que je fais venir à la CGE
en 1984 pour prendre en charge l’analyse stratégique. Il poursuivra
sa carrière à Alcatel après 1986 avant de devenir le patron du GIAT,
contraint de gérer sa restructuration drastique.
C’est l’époque aussi où, sous réserve de l’exception tardive de
Philippe Jaffré, pour la première et d’ailleurs unique fois pendant ma
carrière industrielle, je recrute un jeune inspecteur des finances de
grand talent, Jean-Jacques Augier, qui en un laps de temps très réduit,
contribuera à quelques actions décisives, après avoir servi brièvement
d’assistant à Georges Pébereau. C’est lui qui ira au charbon, pour bâtir
le système de consolidation des comptes de la CGE et c’est lui aussi
qui animera et conclura les négociations financières conduisant au
rachat des activités télécommunications d’ITT. Il nous quittera
d’abord pour diriger le Groupe G7 et ensuite, devenu un véritable
entrepreneur, pour créer son propre petit groupe industriel.
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CHANGEMENTS
En 1986, intervient une nouvelle réorganisation, annoncée en
janvier à l’occasion de la cérémonie traditionnelle des vœux, par
Georges Pébereau qui est devenu président-directeur général de la
CGE entre-temps.
Je suis nommé directeur général adjoint, ajoutant à mes fonctions
financières, la tutelle des filiales « énergie » du Groupe, Alsthom,
CGEE-Alsthom, la future Cegelec et aussi Framatome au capital de
laquelle nous venons d’entrer.
Cette nouvelle promotion intervient cependant dans un environnement qui devient de plus en plus délétère. Les élections législatives qui verront la victoire de la droite approchent et chacun se
positionne dans cette perspective. Georges Pébereau a longuement
hésité à accepter d’être nommé président à la place de Jean-Pierre
Brunet, craignant que la droite ne lui reproche cette désignation par
un gouvernement de gauche. Il peut espérer qu’il lui sera tenu gré
d’avoir maintenu Edouard Balladur à la tête de GSI, l’une des filiales
de la CGE, pendant les « années noires » ainsi que de la présence à
ses côtés, parfois contestée, de Pierre Suard, directeur général
d’Alcatel, après avoir été président-directeur général des Câbles de
Lyon, et qu’on suppose engagé au RPR.
Ces espoirs sont déçus et un samedi après-midi de juillet 1986
alors que je suis à la campagne, je reçois un coup de téléphone de sa
part, me disant qu’il vient d’être reçu par le ministre d’État, ministre
de l’Économie et des Finances, Edouard Balladur, qui lui a notifié
son remplacement à la tête de la CGE par Pierre Suard. Le motif
avancé est qu’un président désigné pour gérer une entreprise nationalisée n’est pas qualifié pour conduire sa privatisation. Ainsi se
termine brutalement ma collaboration de quatre années avec
Georges Pébereau.
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RUPTURE
Les circonstances dans lesquelles Georges Pébereau reviendra sur le
devant de la scène à l’occasion du raid avorté sur la Société générale
mené par Marceau Investissement ont injustement occulté l’œuvre
qu’il a accomplie à la CGE. Tout cela paraît bien lointain aujourd’hui
alors que l’héritage stratégique qu’il a laissé – un peu comme celui de
Lord Weinstock à GEC – a été dilapidé par une succession de
dirigeants de moindre inspiration.
Pendant ces quatre années en effet, à marches forcées, la CGE a
radicalement changé de nature se spécialisant et acquérant une
dimension mondiale et la taille critique dans deux domaines
majeurs, l’énergie et les télécommunications. Elle a ainsi été allégée
par la cession à Saint-Gobain de la SGE, entreprise qui n’a pas la
taille adéquate et qui incorpore des risques élevés. Les activités
télécommunications de Thomson ont été récupérées en échange
d’activités militaires sans avenir au sein de la CGE, mettant fin à une
ruineuse concurrence franco-française. La CGE prend 40 % du
capital de Framatome en association avec Dumez, entreprise privée
qui en acquiert 12 % et avec la perspective d’en prendre le contrôle
en cas de désaccord entre les deux partenaires. Et, enfin et peut-être
surtout, après de longues explorations alternatives avec ATT et
Northern Telecom, elle se trouve en situation de racheter les activités
télécommunications du géant américain ITT.
La manière dont ces opérations ont été conçues et conduites a
grandement influencé ma propre approche stratégique quand, plus
tard, j’ai eu la responsabilité d’Alstom. Georges Pébereau est l’un de
ceux qui, dès cette époque, ont compris qu’il faut adopter d’emblée
une vision industrielle mondiale, même si une consolidation
européenne peut être utile. Il est extrêmement attentif aux valorisations des entreprises achetées et aux risques qu’elles peuvent incorporer, de sorte que toutes les opérations qu’il a conduites se sont
révélées plus tard très avantageuses financièrement pour la CGE.
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Je me souviens par exemple de la négociation avec le commissariat
à l’Énergie atomique pour le rachat d’une part du capital de
Framatome en liaison avec Dumez, à l’époque dirigé par Jean-Paul
Parayre. Georges Pébereau n’est jamais satisfait des résultats successifs
de la négociation que je mène pour son compte avec Gérard Renon,
l’administrateur général du commissariat à l’Énergie atomique. Il me
pousse continuellement jusqu’à la rupture, obtenant à chaque épisode
une satisfaction supplémentaire, jusqu’à la nuit finale, où, après que
j’ai fait, pendant la journée et jusqu’à neuf heures du soir plusieurs fois
l’aller-retour entre la rue de la Fédération et la rue La Boétie, je lui dis
que j’ai épuisé ma crédibilité et qu’il faut arrêter.
Il prend alors le relais pour une ultime discussion par téléphone
avec Gérard Renon qui dure deux heures et qui se termine à minuit
par une réduction supplémentaire de 5 millions d’euros, aboutissant
à un prix final pour 100 % de Framatome de l’ordre de 250 millions
d’euros, alors qu’Alcatel Alsthom revendra quelques années plus tard
une partie de sa participation sur la base d’une valorisation de
1,1 milliard d’euros ! Se battre jusqu’au bout, ne jamais être satisfait
du résultat, considérer qu’il y a toujours une amélioration possible,
telle est la leçon que me donne Georges Pébereau.
SYSTÈME 12
Un autre épisode a influencé la manière dont plus tard j’ai abordé
l’achat d’ABB Power et explique pour partie l’opportunité qu’a représenté à mes yeux la reprise de sa technologie des turbines à gaz de
grande puissance. Quand il s’est agi d’acquérir les activités télécommunications d’ITT, le sujet essentiel qui préoccupent tous ceux –
responsables d’Alcatel Cit, dirigeants de la CGE, hauts fonctionnaires
de Rivoli ou de Grenelle représentant notre actionnaire, l’État – qui
ont leur mot à dire dans la décision finale, concerne le Système 12.
Le système 12 est le central téléphonique de nouvelle génération
développé par ITT qui concrétise le passage de l’électromécanique au
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digital. Alcatel CIT a engagé des développements analogues sous le
nom de E 10, mais se trouve à un stade moins avancé. Le Système 12
constitue un élément essentiel de la valeur de ce qu’il est envisagé
d’acheter. ITT a dépensé des sommes considérables pour le mettre au
point et affirme qu’il l’est, mais cette affirmation n’a pas encore été
validée par le marché et par l’expérience, les premiers systèmes 12
étant à peine commercialisés.
Il faut donc se convaincre et convaincre notre actionnaire que
cette technologie est viable et que nous avons raison de payer relativement cher pour l’acheter. Georges Pébereau m’envoie au contact
de l’État pour expliquer que tel est bien le cas, moi qui ne suis pas
un ingénieur et dont toute la compétence en la matière repose sur
l’ouï-dire. Je suis, il est vrai, assisté de François Petit, un dirigeant
d’Alcatel qui, lui, sait de quoi il parle.
Pour autant et jusqu’à la fin, Georges Pébereau conserve un doute
persistant et s’efforce par de multiples réflexions et discussions de limiter
le champ de l’incertitude. Celui qui emporte finalement la décision est
Pierre Suard, directeur général de Alcatel CIT, qu’il charge de l’expertise et
de la synthèse finales sur cette question. Pierre Suard est de loin, à
l’époque, le meilleur manager technique et industriel de la CGE. Il aime et
connaît les produits et les usines. Son jugement en la matière est d’une
sûreté à toute épreuve, comme j’aurai l’occasion de m’en rendre compte
par la suite quand il sera l’un de mes deux actionnaires dans Gec Alsthom.
Un soir, la veille du jour où il faut signer ou ne pas signer le
memorandum of understanding avec Rand Araskorg, le patron d’ITT,
il rejoint un petit groupe de dirigeants réunis autour de Georges
Pébereau, qui attendent, haletants son verdict qu’il rend avec sa
sobriété coutumière par un simple « On peut y aller ! ». Et il a raison,
comme le montrera la suite, puisque, grâce au système 12, dont ITT
a supporté, seul, le poids considérable du développement, passant la
main, comme épuisé, Alcatel s’imposera à brefs délais comme le
leader mondial de la commutation téléphonique digitale.
Pour ma part, je retiens de cet épisode que beaucoup de valeur peut
résulter de la récupération d’une technologie nouvelle créée par
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d’autres pour peu que les vérifications préalables nécessaires soient
effectuées. Plus tard, quand je dois prendre une décision analogue pour
la technologie des turbines à gaz de grande puissance, rachetée à ABB,
je confie à Claude Darmon le rôle qu’a joué Pierre Suard dans le
système 12. Moins favorisés par la chance, nous n’éviterons cependant
pas la tragédie en dépit de toutes les précautions prises.
GEORGES PÉBEREAU
Ce que j’ai cependant retenu de plus essentiel de Georges Pébereau,
c’est ce que j’appellerai la quintessence de la stratégie, ce mélange
indissociable d’audace dans la pensée, de profondeur dans l’analyse
des faits et des rapports de force, de sens de la durée et de la patience,
de subjectivité dans la négociation, de détermination dans la conclusion et de prudence dans l’exécution.
Que d’audace et de patience a-t-il fallu pour faire émerger et mûrir
le dialogue avec ITT ! La première rencontre entre Rand Araskorg,
assisté à l’américaine, par son lawyer, et le petit « Frenchie » tout seul
qui vient tout de go lui proposer de le racheter, est glaciale. Ensuite
ayant quelque peu progressé, il faut prendre sur soi pour satisfaire la
demande insultante de produire une lettre de banquiers, certifiant que
nous sommes capables de payer 4 milliards de francs, somme considérable à l’époque. Je dois à la vérité de dire que les deux banquiers
que, comme directeur financier, je sollicite à cette fin, Société générale
et BNP, produisent cette lettre sans barguigner et sans autre forme de
procès en vingt-quatre heures. Heureuse époque !
Pour être francs, nous sommes probablement légèrement inconscients avec notre mauvais anglais, nos équipes squelettiques face aux
bataillons de financiers et de lawyers américains et notre taille qui
représente la moitié de ce que nous achetons. Pourtant, sous la direction de Georges Pébereau, nous avons osé !
Cet homme exceptionnel a cependant suscité plus d’inimitiés que
de loyautés. Ceux qui, comme moi, sont fascinés par son intelligence
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et que leur équilibre personnel protège de son influence déstabilisatrice, n’ont pas de difficultés à lui être fidèles et loyaux, tant les
chemins sur lesquels il nous engage, nous stimulent et nous donnent
le sentiment de participer à une grande aventure industrielle.
En revanche, ceux à qui leur profil ou leur caractère n’assurent pas la
même indépendance d’esprit, sont laminés ou écrasés. Je me souviens
d’une des premières réunions du comité de direction de la CGE à laquelle
je participe. L’un de nos collègues s’est fait tellement agonir de réprimandes et de commentaires désobligeants sur ses capacités intellectuelles
qu’en sortant, je dis à François de Laage de Meux, le directeur général
adjoint, que sans doute, il lui sera demandé de nous quitter rapidement.
Il me détrompe en me disant que c’est le style de notre directeur général
et que la seule manière de réagir est de faire le gros dos et de continuer.
Et de fait Georges Pébereau ne se sépare pas de ses collaborateurs,
bons ou mauvais, tout en traînant beaucoup d’entre eux plus bas que
terre, y compris, ceux plus illustres ou plus valeureux que d’autres qui
trouveront plus tard des occasions de se souvenir de la manière dont ils
ont été traités. Cette manière d’agir et de parler n’est pas limitée aux
collaborateurs directs. Beaucoup d’interlocuteurs en font les frais dans
les entreprises, les cabinets ministériels, les administrations ou la presse.
Cette intelligence ne tolère pas la médiocrité et ne respecte que
l’excellence et éprouve le besoin de le dire et de l’affirmer sans fards
ni complaisance. Rancœurs et inimitiés s’accumulent et ne demandent qu’à s’exprimer dès que les circonstances le permettront.
PIERRE SUARD
C’est ainsi qu’en juillet 1986, Pierre Suard devient président-directeur
général de la CGE. J’ai appris plus tard qu’avant son départ, Georges
Pébereau a pensé me nommer directeur général de la CGE, Pierre
Suard devenant pleinement responsable de CIT Alcatel, fusionnée
avec ITT Telecom et qu’il a déjà parlé de moi, à cette époque, de
manière pour le moins prématurée, même à mes yeux, comme son
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successeur potentiel. De surcroît je crois que Edouard Balladur a
suggéré à Pierre Suard de me conserver auprès de lui.
Ce dernier n’est pas homme à aimer les cartes forcées. Mais, peutêtre parce qu’après tout, il a une certaine estime pour moi, il fait
contre mauvaise fortune bon cœur et me demande de rester dans son
équipe comme directeur général adjoint et directeur financier, mais
en me retirant la tutelle des filiales énergétiques, l’autre directeur
général adjoint, chargé des affaires industrielles, étant Bernard Pierre.
Ce schéma ne me pose pas de problème de fond car je considère
cette mission de tutelle comme très artificielle dès lors qu’en réalité les
relations avec les filiales sont très naturellement gérées par l’ensemble
de la direction générale. Ma préoccupation est différente. En effet,
l’automne précédent, Jean-Pierre Desgeorges, le président-directeur
général d’Alsthom, filiale contrôlée par la CGE tout en étant cotée en
Bourse, m’a proposé de le rejoindre pour remplacer Paul Legrand, son
secrétaire général, qui se prépare à prendre sa retraite et m’intégrer à la
direction générale dont le troisième homme est Paul Combeau.
Cette offre m’attire en ce qu’elle satisfait cette aspiration à l’opérationnel qui anime tout responsable fonctionnel et peut-être aussi en
raison de l’hérédité alsacienne de l’entreprise. Mais en même temps,
elle peut paraître manquer de visibilité et de panache. Je surmonte
dans mon esprit cet inconvénient que tous ceux auxquels j’en parle,
notamment Georges Pébereau, mettent en avant, en me disant qu’il y
a dans toute carrière des détours productifs et que, peut-être, cet
adoubement opérationnel me réservera de bonnes surprises sans que
j’imagine réellement à l’époque ce que l’avenir me réservera.
PRIVATISATION
Quand j’explique tout cela à Pierre Suard, il me dit qu’il ne peut pas
me laisser partir tout de suite, qu’il a besoin de moi pour la privatisation de la CGE et qu’ensuite, si je persiste, je pourrai rejoindre
Alsthom.
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Avec le recul, je pense que ce scénario lui a bien convenu. D’une
part, il peut utiliser mon potentiel de relations avec la direction du
Trésor pour ce qui est son objectif immédiat et prioritaire, la privatisation. D’autre part, il a la possibilité d’achever à terme de compléter
son équipe, par un fidèle, André Wettstein, au demeurant homme
compétent et solide, qui a été son directeur financier aux Câbles de
Lyon. Je reste donc à la CGE jusqu’au 7 octobre 1987, date qui
marque le terme de l’opération de privatisation.
Celle-ci est un succès même si elle est particulièrement complexe.
En effet avec Pierre Suard, nous considérons qu’il faut tout à la fois
purger le passif de la nationalisation et doter l’entreprise d’un bilan lui
permettant de financer de manière convenable les actions stratégiques en cours et notamment l’acquisition de ITT Telecom.
C’est la raison pour laquelle nous cherchons et nous réussissons
à compléter l’offre publique de vente des titres détenus par l’État par
la conversion en actions des titres participatifs, émis pendant la
période de nationalisation et par une augmentation de capital.
À ces trois opérations, déjà délicates, nous ajoutons une augmentation de capital, réservée aux salariés, à travers un fonds commun
de placement, et la constitution d’un noyau dur d’actionnaires
stables.
C’est encore le far west des privatisations même si, pour ce qui
concerne les entreprises industrielles, Saint-Gobain nous a ouvert la
route. Véritables néophytes, nous découvrons les joies de la communication financière. Pour faire connaître le groupe et les fleurons
anciens et nouveaux de notre empire aux analystes et aux journalistes, nous affrétons un Boeing 727 pour leur faire faire une tournée
de trois jours en Europe, en France, en Allemagne et en Italie.
Nous faisons des roadshows bien frustes par rapport à ceux
d’aujourd’hui. Aux États-Unis, Pierre Leroux, le directeur financier
d’Alcatel-CIT, et moi avons deux convives à un petit-déjeuner à Boston
et moins de dix, à un déjeuner à New York, interlocuteurs auxquels
nous faisons une courte présentation dans ce qui est indiscutablement
un très mauvais anglais. Et aucun investisseur ne souhaite nous
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rencontrer à titre individuel en dépit des efforts déployés par Morgan
Stanley, le chef de file de l’opération de privatisation !
Nous lançons parallèlement une campagne publicitaire à la fois à
la télévision et dans la presse où nous associons l’image de la CGE à
celle de Jules Verne avec le slogan évocateur de « l’esprit de
conquête ».
Au total, cette opération multiforme est un grand succès. La
partie du capital après augmentation cédée sur la Bourse de Paris a
été souscrite plus de sept fois. 50 % des salariés ont souscrit plus de
deux fois et demi l’offre qui leur était faite. Quant à la part réservée
aux marchés internationaux elle a été souscrite plus de quinze fois.
Enfin le taux de conversion des titres participatifs a été de 97,8 % !
Mais comme il est d’usage en France, sitôt réalisée, l’opération
donne lieu à des soupçons et des critiques aussi politiciens qu’injustifiés, centrés sur le thème du « bradage » du patrimoine de l’État, au
motif que l’offre publique de vente n’a « rapporté » qu’un peu plus de
6 milliards de francs à l’État alors que l’entreprise a « bénéficié » pour
plus de 15 milliards de francs de la conversion des titres participatifs
et d’une augmentation de capital. Cette campagne s’essouffle cependant rapidement et la commission d’enquête parlementaire qui, en
1989, après le nouveau changement de majorité, analyse toutes les
opérations de privatisation, menées depuis 1986, ne relève aucun
élément à charge méritant considération 41.
Je préfère conserver de cette période un autre souvenir qui
symbolise, me semble-t-il, beaucoup mieux l’œuvre accomplie. C’est
à l’automne 1986. Les interminables discussions contractuelles qui
précèdent inévitablement tout accord, digne de ce nom, dès lors qu’il
implique un partenaire américain et qui mobilisent des armées de
41. Rapport n° 969 de la commission d’enquête sur les conditions dans lesquelles
ont été effectuées les opérations de privatisation d’entreprises et de banques appartenant au secteur public depuis le 6 août 1986 – Assemblée nationale – Président :
Raymond Forni – Rapporteur : Raymond Douyère : ma propre audition figure aux
pages 515 à 527 du rapport.
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juristes et de financiers, se sont terminées à Paris. Il ne reste plus
qu’à signer et à payer et cela doit se faire à Bruxelles au siège
européen d’ITT.
Rand Araskorg dispose, pour cette négociation, de trois avions,
faisant partie de la flotte d’ITT, et nous propose de transporter de
Paris à Bruxelles la petite équipe de la CGE, quatre personnes y
compris Pierre Suard et moi-même. Mais Pierre Suard considère que
l’occasion mérite que nous ayons notre propre moyen de transport et
nous louons un petit avion, peut-être un Falcon 10, mais plus probablement un avion à hélices, démarche qui ne nous est pas habituelle.
Les quatre avions décollent du Bourget, atterrissent et viennent se
ranger à Bruxelles, si j’ose dire, en file indienne.
Sur ce dernier aéroport, stationnent ainsi côte à côte, les trois gros
avions d’ITT d’où sortent des dizaines de collaborateurs et le petit
avion de la CGE d’où descendent quatre individus, confrontation
« physique » qui résume bien ce qui se passe ce jour-là : rachat par un
petit européen d’une activité technologique d’avenir, employant des
dizaines de milliers de salariés dans le monde, à une multinationale
américaine mythique, littéralement épuisée par ses efforts et abandonnant la partie. Le résultat de « l’esprit de conquête » en somme !
REPÈRES
Le paradoxe est en effet que, par une véritable « ruse de l’histoire »,
les nationalisations de 1982 ont permis aux grandes entreprises
industrielles du pays de devenir en quelques années plus fortes, plus
performantes, plus internationales et mieux armées que jamais pour
la compétition mondiale 42.
42. Dans un article de L’Express du 6 décembre 1985, Philippe Simonnot résumait
cette thèse de manière saisissante : « Les nationalisations ont rendu possible la
restauration du capitalisme en France. »
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Ces entreprises n’ont constitué ni le fer de lance de la politique
industrielle, ni l’instrument de lutte contre le chômage, ni la vitrine
des relations sociales, tout ce dont avait rêvé le législateur socialiste
de 1982. Elles ont certes maintenu un rythme important d’investissement dans la lancée de leurs efforts antérieurs, mais le ralentissement
conjoncturel les a contraints de le modérer. De même, après avoir
stabilisé leurs effectifs, elles ont dû, à leur tour, entrer dans la voie des
suppressions d’emploi. Enfin leur capacité d’innovation sociale a été
limitée par les contraintes de la modernisation.
Pour autant ces entreprises n’ont pas subi non plus le discrédit
international, l’effondrement financier et le risque de « statufication »
que leur prédisaient les contempteurs des nationalisations.
Bien au contraire, beaucoup d’entre elles ont donné une ampleur
nouvelle à leur développement international et s’y sont peut-être
senties encouragées, au moins autant que par le passé, par les
pouvoirs publics. Leurs comptes sont restés positifs quand ils l’étaient
ou se sont progressivement redressés quand ils ne l’étaient pas.
L’unicité d’actionnaire leur a permis une grande mobilité stratégique
au plan national, et les a ainsi conduits à rationaliser leurs activités à
un rythme que le jeu capitaliste normal aurait ralenti ou interdit.
Enfin l’adaptation nécessaire des effectifs s’est opérée dans des conditions doublement imprévisibles, d’une part parce que l’État dans le
cadre de la législation en vigueur dès avant 1981 a su prendre, la
plupart du temps, ses responsabilités, d’autre part parce que l’amélioration du dialogue social a facilité la mise en œuvre de ces opérations.
Ces faits ont ainsi démenti les analyses et les pronostics qui
avaient constitué l’essentiel du débat sur la nationalisation industrielle. Ce faisant, ils ont inauguré la réconciliation des Français avec
leur industrie, favorisée par la convergence, à l’époque, surprenante,
du discours modernisateur de la gauche et du discours libéral de la
droite et qui a permis son essor dans les vingt années qui ont suivi.
Ce n’est qu’au début de ce siècle que, par un phénomène historique
classique de retour de balancier, les prémices d’une remise en cause
de cet acquis consensuel de l’alternance de 1981 commencent à
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apparaître comme conséquence de la crise économique, de l’éclatement des « bulles » financières et de la vogue de l’anti-mondialisation.
La fin de ces années d’apprentissage offre aussi l’occasion de
s’arrêter un instant sur ce qui oppose ou rapproche la pratique des
entreprises publiques ou privées et de l’Administration. La différence
des finalités, maximisation du profit d’un côté et recherche de
l’intérêt général de l’autre, est patente même si on peut démontrer
que la première concourt indirectement à la seconde.
Moins évidente est la thèse habituellement défendue de la plus
grande efficacité du fonctionnement des entreprises par rapport à
celui des administrations. Ce que j’ai retiré de mon expérience est
que les entreprises ne sont en règle générale pas intrinsèquement
mieux organisées ou plus performantes que les administrations, mais
que leur avantage dans cette compétition est qu’elles ont la capacité
d’identifier et de corriger plus vite les dysfonctionnements et de
remplacer plus rapidement les responsables insuffisants.
Un autre avantage que cultivent davantage les petites et
moyennes entreprises que les grandes est qu’elles sont capables
d’exiger et d’obtenir en moyenne une plus grande intensité et une
plus grande concentration dans l’effort professionnel. Je dis en
moyenne, car je dois à la vérité de témoigner que dans mes quinze
ans de service public et mes vingt et une années de vie industrielle,
je n’ai pas rencontré d’organisation où l’on ait davantage travaillé
qu’à la direction du Budget ou dans un cabinet ministériel du ministère de l’Économie et des Finances.
Quant à la différence entre les entreprises publiques et privées,
je n’ai pas de témoignage substantiel à présenter. Le passage de la
CGE dans le secteur public a en effet été trop court pour qu’elle
puisse être représentative d’un profil traditionnel d’entreprise
publique. Tout au plus ai-je perçu les premiers symptômes de ce
qui aurait pu devenir un mal fatal, les velléités de politisation de
certaines nominations ou révocations et les tentatives d’imposer
des solutions industrielles inspirées par les nécessités politiques
plus que par la logique des entreprises.
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PRÉLUDE
EN OCTOBRE 1987, JE QUITTE DONC LA CGE pour rejoindre ce qui est
encore Alsthom avec un « H » et j’en deviens le secrétaire général,
abordant ainsi la dernière étape de ma vie professionnelle, une
dernière étape qui va durer seize ans.
À cette époque Alsthom est une belle société française qui a
construit sa prospérité sur sa position de fournisseur privilégié
d’EDF pour la partie conventionnelle du programme nucléaire, de la
SNCF pour les trains à grande vitesse et de la RATP pour les métros
et sur le soutien financier public pour quelques grands projets à
l’exportation. Alsthom est aussi en train d’achever le regroupement
d’une grande partie de l’industrie française de son domaine.
L’entreprise a un chiffre d’affaires de 28 milliards de francs, soit
4,2 milliards d’euros d’aujourd’hui. Elle a un résultat net de
455 millions de francs, soit 69 millions d’euros. Elle emploie 50 000
personnes dont un peu plus de 4 000 hors de France. Elle exporte la
moitié de son chiffre d’affaires. Alsthom est cotée en Bourse, mais a un
actionnaire majoritaire, la Compagnie générale d’électricité. Elle est
organisée en sept divisions : électromécanique, centrales énergétiques,
transports ferroviaires, appareillage électrique, transformateurs,
robotique et matériaux et constructions navales.
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Jusqu’à mon arrivée, Alsthom est dirigé par un triumvirat
compétent et énergique formé de Jean-Pierre Desgeorges qui en est
le président-directeur général, son adjoint industriel, Paul Combeau
et, son adjoint financier, Paul Legrand. Jean-Pierre Desgeorges,
avant de devenir le responsable de l’ensemble de l’entreprise, a
dirigé l’activité chaudières et centrales électriques. Même s’il a
l’ambition d’être un stratège, c’est avant tout un commerçant dans
l’âme, vif, expéditif et intuitif. Il saisit vite les hommes et les situations et sait les exploiter au mieux des intérêts dont il a la charge. Il
aime se mettre en avant, notamment pour communiquer, ce qui ne
lui évite pas toujours des pas de clerc et complique ses relations
avec son actionnaire majoritaire.
Paul Combeau est beaucoup plus réservé. Il vient de la CEM, la
filiale française de Brown-Boweri, l’homologue suisse d’Alsthom, qui
a été rachetée quelques années plus tôt. C’est un industriel extrêmement compétent aussi bien dans la technologie que dans la production. Il gère avec discernement les relations sociales de l’entreprise et
est profondément respecté par les syndicats.
Le troisième homme, le secrétaire général, Paul Legrand, celui
que je remplace, tient la maison en appliquant une discipline de
gestion et une politique financière extrêmement rigoureuses. Il gère
en direct le financier et le juridique, sait tout de ce qui se passe et est
redouté aussi bien par les opérationnels que par ses collaborateurs.
Je m’interroge sur ma capacité à le remplacer tel quel.
Heureusement je découvre vite que l’entreprise dispose de collaborateurs solides et loyaux dans le domaine fonctionnel et que la tâche
est moins de remettre de l’ordre que d’essayer d’introduire des
ferments de changement et de modernisation. C’est d’ailleurs ce que
Jean-Pierre Desgeorges attend de moi dans le domaine qui est le
mien. C’est pourquoi je m’attache rapidement à promouvoir une
nouvelle génération de collaborateurs. Je nomme Yves de la Serre,
directeur financier, je recrute Pascal Durand-Barthez en provenance
d’Alcatel comme directeur juridique et je fais venir Patrice Mantz de
la rue de Rivoli pour préparer l’avenir dans le domaine financier.
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La situation de l’entreprise est saine. Elle dispose de près de
1 milliard d’euros de trésorerie nette et les commandes rentrent, 9 %
de progression en 1988 par rapport au niveau élevé de 1987.
Pourtant la rentabilité reste médiocre, moins de 10 % de retour sur
fonds propres et moins de 2 % sur le chiffre d’affaires. Mais surtout
la perspective du quasi-achèvement du programme nucléaire et du
ralentissement des investissements ferroviaires est acquise et fait
reposer sur l’exportation pure et simple tout le futur de l’entreprise
qui n’a pratiquement pas de présence industrielle à l’étranger.
Bien entendu, je sais cela en arrivant et aussi bien l’actionnaire,
la CGE, que le management d’Alsthom ont conscience qu’à défaut
d’un mouvement stratégique de grande ampleur, la survie et le
développement de l’entreprise risquent d’être compromis en raison
du rétrécissement progressif du marché national.
Je me souviens qu’au printemps 1988, nous nous réunissons un
après-midi et une soirée, avec Jean-Pierre Desgeorges et Paul
Combeau au château de Bellinglize, par un temps relativement froid
qui justifie encore un feu dans la cheminée.
Nous examinons quatre options d’alliance dont nous allons
retrouver fréquemment les protagonistes au fil des années
suivantes : l’allemand Siemens, l’américain General Electric, l’italien
Ansaldo et le britannique The General Electric Company (GEC).
Au résultat des analyses et des contacts que nous avons eus, il est
très vite clair que, seule, la dernière est susceptible de se réaliser,
même si les conditions de sa mise en œuvre constituent un défi que
le sens commun industriel considérerait comme insurmontable.
GEC refuse de vendre purement et simplement sa branche Power
Systems, refuse aussi une société commune dont Alsthom aurait le
management et n’envisage qu’une structure totalement paritaire,
fût-ce au prix d’une soulte.
Avec une certaine forme d’inconscience, après mûre réflexion,
nous proposons à Pierre Suard qui s’y rallie d’accepter la proposition
de GEC, non sans obtenir que le siège de la société commune,
détenue à parité par ce qui est encore la CGE et GEC, soit à Paris,
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que le président en soit français et que, dans le directoire, il y ait trois
Français pour deux Anglais. Ainsi va naître Gec Alsthom par un
accord du 23 décembre 1988, mis en œuvre en mars et juillet 1989.
Mais, avant d’aboutir à cette heureuse conclusion, les négociations, bien que menées rondement de part et d’autre, donnent lieu à
de nombreuses péripéties qui souvent nous paraissent devoir en
compromettre l’issue. Sous l’autorité de Lord Weinstock qui en est le
managing director, c’est-à-dire l’équivalent du président-directeur
général « à la française », l’équipe de GEC que nous avons en face de
nous et que nous allons progressivement apprendre à connaître est
dirigée par Malcolm Bates qui a ce profil de true Englishman que l’on
imagine sur la passerelle d’un navire de la Royal Navy, impavide sous
les embruns et dans les combats. Il est assisté par Michael Lester, un
juriste de qualité exceptionnelle, mais qui constitue l’expression la
plus achevée du lawyer britannique avec ce que cela implique de
compétence, mais aussi de morgue.
Les dirigeants de GEC Power Systems, l’entité avec laquelle nous
allons fusionner, jouent également un rôle décisif: Sir Robert Davidson,
le patron, l’homologue de Jean-Pierre Desgeorges, sans doute celui de
nos interlocuteurs, le plus convaincu de l’inéluctabilité de l’alliance et
qui a su faire partager sa vision à Lord Weinstock et Jim Cronin, son
adjoint financier, qui, à cette occasion, fait sans doute, pour la première
fois, connaissance avec le «continent», après avoir pratiqué assidûment
le «Commonwealth». De notre côté, je suis le pivot de la négociation.
Pierre Suard m’a en effet confié la responsabilité de la conduire avec,
évidemment, le plein soutien de l’équipe de management d’Alsthom.
Le dialogue initial a été noué entre Jean-Pierre Desgeorges et Lord
Weinstock, mais, très vite, il faut tenir de nombreuses séances de
discussion au cours desquelles nous échangeons des informations
détaillées sur nos entreprises respectives de manière à définir les
conditions financières de la transaction et préparons l’accord d’actionnaires qui constituera la « constitution » de la société commune.
Ces réunions se tiennent alternativement entre le 38 avenue
Kléber et Stanhope Gate, le siège de GEC à Londres. Les débuts sont
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difficiles. Nos interlocuteurs ne parlent que l’anglais et sont extrêmement « insulaires ». Notre anglais est laborieux et nous nous
méfions de « la perfide Albion ». Pourtant de manière chaotique, une
alchimie se crée, notamment entre « Bob » (Sir Robert Davidson),
« Jim » (Jim Cronin), « Paul » (Paul Combeau) et « Pierre » (moi). Ce
climat permettra de surmonter les difficultés qui naissent de la
manière provocante dont Malcolm Bates formule ses exigences,
parlant par exemple lors de la première réunion de « monkey
business » à propos d’Alsthom !
Les termes d’un accord se dessinent. GEC veut éviter de payer
formellement la soulte qu’impose la différence de dimension des
deux entreprises qui se rapprochent, même si GEC Power Systems
est plus profitable qu’Alsthom. La CGE conservera donc l’immeuble
du 38 avenue Kléber plus une partie du cash. Il est confirmé
qu’Alsthom, au grand regret de ses responsables, sera retirée du
marché boursier. La société commune sera détenue à parité par la
CGE et GEC. Elle sera de droit néerlandais. Son Conseil de
surveillance, formé exclusivement à parité de représentants des deux
actionnaires, sera présidé par Lord Weinstock. Le directoire sera
constitué du regroupement des deux équipes de direction, les trois
d’Alsthom et les deux de GEC Power Systems et présidé par JeanPierre Desgeorges. Le siège opérationnel du nouvel ensemble sera
situé à Paris au 38 avenue Kléber où il sera locataire de la CGE. Le
nouvel ensemble adoptera l’exercice comptable décalé de GEC du
1er avril au 31 mars. Enfin les comptes de cette entreprise commune
européenne seront établis en écus, le prédécesseur de l’euro.
À quelques jours de Noël, les choses nous paraissent en bonne
voie ; Pascal Durand-Barthez et moi nous rendons dans les locaux
du cabinet d’avocat de GEC à Londres, Freshfield, pour ce que
nous pensons être d’ultimes détails à régler. Quelle n’est pas alors
notre surprise d’entendre Malcolm Bates nous soumettre une liste
considérable de demandes de modifications qui tendent à remettre
en cause de manière substantielle l’accord auquel nous avons
abouti.
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Je décide sur-le-champ d’interrompre les discussions et déclare à
nos interlocuteurs que, compte tenu du caractère totalement inacceptable de leurs exigences, je rentre immédiatement à Paris pour rendre
compte à Pierre Suard de la situation et que je suis extrêmement
pessimiste sur l’avenir de notre projet si GEC n’y renonce pas au plus
vite. Cette « gesticulation », soutenue par un coup de téléphone
énergique de Pierre Suard à Lord Weinstock, produit son effet. Trentesix heures plus tard nous sommes de retour à Londres et le
23 décembre, nous signons le memorandum of understanding qui scelle
l’accord entre les parties sous réserve des audits, des autorisations
réglementaires à obtenir et des formalités sociales à accomplir.
Autant cet accouchement s’est révélé difficile, autant, après la signature, les étapes ultérieures – l’accord définitif en mars et closing le
1er juillet – se sont déroulées sans anicroches ni manœuvres tortueuses,
de sorte que, en fait, le management de la nouvelle entité a pu
commencer à travailler dès le début de janvier 1989.
ENVOL
Le faire-part de naissance, publié dans quelques journaux, affirme
audacieusement : « A Power is born. » Mais l’entreprise, au regard du
marché mondial et encore plus de ses concurrents, a une taille
modeste avec un chiffre d’affaires de 6,5 milliards d’écus et moins de
80 000 employés, même si ses neuf divisions couvrent un large
spectre d’activités : centrales électriques, équipements électromécaniques, chaudières et environnement, turbines à gaz et diesels, transmission et distribution d’énergie, équipements électriques, transport,
robotique et matériaux, équipements navals sans oublier une
rubrique « autres »…
Peu de personnes, à l’intérieur ou à l’extérieur du groupe, donnent
beaucoup de chances de survie durable à cette société commune. Il
n’y a pratiquement pas eu d’expérience comparable dans le domaine
industriel en Europe et certainement aucune, associant à parité des
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intérêts français et anglais. Et pourtant elle a survécu sous cette
forme pendant neuf ans jusqu’en juin 1998.
Il y a de nombreuses raisons qui expliquent que cette structure
ait pu durer aussi longtemps : la forte complémentarité géographique
et industrielle entre les deux ensembles regroupés (Alsthom et GEC
Power Systems), les synergies significatives qui en résultent, le
bénéfice d’une conjoncture des marchés d’infrastructure en amélioration progressive pendant la période, l’absence de problèmes stratégiques majeurs à traiter au moins pendant les premières années et la
bonne compréhension entre Lord Weinstock et Pierre Suard et, à un
degré affaibli et décroissant par la suite, entre Lord Simpson et Serge
Tchuruk.
Un autre facteur déterminant est sans doute l’entente inattendue
entre les cinq membres d’origine de la direction générale, réduits à
trois après 1991 à la suite du retrait simultané de Jean-Pierre
Desgeorges et de Sir Robert Davidson. Ce dernier point est illustré
par le soutien immédiat que m’apportent mes deux collègues, Jim
Cronin et Paul Combeau lorsqu’ils sont dûment et préalablement
consultés par les deux actionnaires sur l’opportunité de ma désignation à la tête de l’entreprise.
En effet, en mars 1991, je remplace Jean-Pierre Desgeorges à la
demande de Lord Weinstock, le patron de GEC. Cette décision n’est
pas réellement une surprise pour nous. Nous savons qu’« Arnold »
pense, en dépit de la sympathie qu’il a pour « Jean-Pierre », que celuici, ancien président d’une société cotée, ne saura pas s’adapter durablement à sa nouvelle position de président d’une société totalement
contrôlée. Il a en outre très mal pris la conférence de presse que JeanPierre Desgeorges a faite en janvier 1991, considérant que la communication externe est exclusivement l’affaire des deux actionnaires.
Pierre Suard partage ce dernier point de vue et ne fait donc pas
réellement obstacle au changement, même s’il n’en est pas le moteur,
se contentant de m’imposer, dans une structure curieuse, une
cohabitation de plus de trois ans avec un président du directoire non
exécutif, Jean-Pierre Desgeorges. Gec Alsthom a ainsi la particularité
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pendant cette période d’être dotée de deux présidents non exécutifs,
si l’on compte Lord Weinstock, président du Conseil de
surveillance ! Je deviens néanmoins, sans ambiguïté, le Chief
Executive Officer, responsable réel, unique et non contesté de cette
société de droit néerlandais.
Pourtant c’est bien Jean-Pierre Desgeorges qui a mis Gec Alsthom
sur orbite, présidant aux bonnes décisions initiales qui ont considérablement favorisé son succès. J’ai retrouvé le discours qu’il a fait en
octobre 1990 à une conférence de management. La plupart des ingrédients qui ont été exploités au cours des années suivantes s’y
trouvaient déjà. Organisation décentralisée certes, mais nécessité
d’« une vraie cohésion ». Priorité à une vraie internationalisation, avec
au-delà de l’exportation à partir de France et de Grande-Bretagne, la
nécessité « d’être allemands en Allemagne, espagnols en Espagne
etc. ». Développement du service. Renforcement de l’indépendance
technologique, « la seule exception notable devant être, au moins dans
les circonstances actuelles, les turbines à gaz de grande puissance ».
Renforcement de la présence mondiale avec priorité à l’Europe.
ACTIONNARIAT
La raison principale de la pérennité de la société commune tient sans
doute à la situation de blocage de l’actionnariat qui résulte du désir
affiché par chacun des deux actionnaires de racheter la part de
l’autre, désir sans doute plus réel de la part de la CGE, devenue
successivement Alcatel Alsthom, puis Alcatel, que de la part de GEC,
devenue Marconi, néanmoins tout aussi obstinée, dans ce cas, pour
des raisons plus politiques ou culturelles que stratégiques.
Pendant la première période, celle de Pierre Suard et Lord
Weinstock, la plupart des décisions essentielles nécessaires, notamment
dans le domaine de la croissance externe, ont pu être prises et exécutées sans drame. Il n’y a eu que deux exceptions, l’acquisition des
activités d’ABB Transport et celle de Fiat Ferroviaria, bloquées par GEC.
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Dans le premier cas, curieusement, avec le recul créatif de la
mémoire, Pierre Suard, dans un article publié 43 en 2003, explique
que c’est lui qui nous a empêchés de faire cette opération. Mon
souvenir est plutôt celui d’une discussion normale entre actionnaires
et management sur une opportunité stratégique à l’issue de laquelle
un consensus négatif s’est créé sans difficultés.
Dans le second cas, celui de Fiat Ferroviaria, il n’en est pas de
même. Cela s’est passé au moment de ma nomination. Lord
Weinstock a manifesté une opposition catégorique tandis que Pierre
Suard exprime une neutralité plutôt positive. Engager un bras de fer
de cette nature alors que je viens à peine de prendre mes fonctions
ne m’a pas paru opportun. Nous avons rectifié cette erreur par le
rachat de cette entreprise italienne, après la mise en Bourse, presque
dix ans plus tard.
En revanche toutes les autres opérations stratégiques que nous
avons lancées, y compris les plus importantes, telles le rachat de
l’activité transmission et distribution d’AEG, ont fait l’objet d’un
accord unanime. Même une décision aussi difficile que le lancement
du développement d’une technologie propre de turbine à gaz de
grande puissance alors que nous étions licenciés de General Electric
a pu être prise, même si pour des raisons financières et techniques,
elle n’a pu être menée à son terme.
En dehors de ces occasions en définitive peu fréquentes où il
s’agit de prendre des décisions stratégiques importantes, les relations
entre l’actionnariat et le management sont rythmées par des rendezvous périodiques sans surprises ni conflits.
Tous les mois un rapport est adressé aux deux actionnaires, qui
récapitule l’ensemble des informations de gestion essentielles et qui
donne lieu quand c’est nécessaire à un dialogue informel entre leurs
directeurs financiers et le directeur financier de Gec Alsthom. GEC a
demandé et obtenu d’être saisi d’un compte rendu périodique sur les
43. Le Monde du 3 octobre 2003.
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offres commerciales supérieures à 200 millions d’euros, compte rendu
que la CGE, pour sa part, souhaite ne pas recevoir pour rester en
cohérence avec sa position de principe selon laquelle la gestion est la
responsabilité du management. En neuf années de pratique, ce compte
rendu spécifique ne donnera jamais lieu à aucune observation. Il est
vrai que le nombre des offres supérieures à 200 millions d’euros, en
dépit de la taille des projets d’Alstom, restera relativement faible.
Le Conseil de surveillance se réunit une fois par an au cours du
premier trimestre, l’exercice comptable de Gec Alsthom allant du
1er avril au 31 mars de l’année suivante. La première fois c’est à
Amsterdam et ensuite alternativement à Paris et à Londres. L’ordre du
jour est toujours le même. Le management présente le projet de budget
de l’année suivante après avoir rendu compte des conditions dans
lesquelles va se clôturer l’exercice en cours. Parfois un ou plusieurs
directeurs généraux de division présentent en détail leur activité.
Puis un dialogue s’instaure pour fixer l’objectif de résultat opérationnel que les deux actionnaires prendront en compte dans leurs
propres prévisions et qui servira également de référence pour le
calcul des bonus de l’année suivante. Il est clair pour tout le monde
que, quoi qu’il arrive, l’objectif doit être tenu. Les actionnaires attendent de nous prévisibilité, certitude et régularité. En échange de quoi
ils se satisfont d’une performance modérément croissante. En neuf
années, nous n’avons jamais manqué notre objectif.
Le conseil fournit également l’occasion de fixer le dividende, mais
en réalité cette question n’a donné lieu à débat que lors de la première
réunion qui a déterminé une règle de calcul qui a toujours été appliquée par la suite : distribution des deux tiers du résultat, le management fee de 0,7 % du chiffre d’affaires, s’imputant sur ce montant.
Enfin, en marge du conseil, j’ai une séance séparée avec les
adjoints des présidents, Malcolm Bates et François de Laage de
Meux, pour fixer les augmentations de salaires des membres du
directoire et des directeurs généraux de divisions ainsi que leurs
objectifs de bonus de l’année suivante, les bonus payés pour l’année
en cours résultant d’un simple calcul dont je rends compte quand les
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résultats définitifs sont connus. Quant à ma propre situation, elle
m’est notifiée.
Mais plus qu’au cours de ce conseil annuel, le vrai contrôle s’exerce
lors des entretiens le plus souvent en tête-à-tête que j’ai séparément
tous les mois avec Pierre Suard et Lord Weinstock, puis, plus tard,
Serge Tchuruk et Lord Simpson, à Paris et à Londres. Ce sont ces
entretiens qui me permettent de donner les informations essentielles,
de partager mes préoccupations majeures, de discuter les initiatives
que je projette, de traiter les questions de personnes et de recevoir des
avis et des recommandations dont je tiens le plus grand compte.
PERSONNALITÉS
Si les neuf années de Gec Alsthom ont été, somme toute, fastes, cela
se doit aux personnes que les circonstances m’ont fait connaître et
apprécier, et avec lesquelles j’ai pu échanger et travailler.
Lord Weinstock, dès le début de nos relations, en 1988, me fascine.
Voilà un homme qui, sans jamais sortir de son bureau, par l’analyse
minutieuse des comptes et l’usage intensif du téléphone à toute heure
du jour et de la nuit, sait tout des activités dont il a la responsabilité et
souvent beaucoup plus que les hommes auxquels il les a déléguées. Il
appréhende les situations et les problèmes avec la rigueur du scalpel,
mais selon un processus tourbillonnant qui désorganise les réunions
et décourage toute planification. Beaucoup de livres et d’articles lui ont
été consacrés 44. Ce que je puis y ajouter, c’est que sans sa vision de
l’Europe industrielle, Gec Alsthom n’aurait jamais vu le jour.
Pour ce qui me concerne, il achève de m’éduquer à l’industrie et
chaque conversation avec lui stimule mes initiatives et me laisse
heureux d’une connaissance plus approfondie des problèmes. Arnold
44. Par exemple : Weinstock : The Life and Times of Britain’s Premier Industrialist, de
Alex Brummer et Roger Cowe chez HarperCollins Business, 1998, Arnold
Weinstock and the making of Gec, de Stephen Aris chez Aurum Press, 1998.
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ne décourage jamais, il inspire. Il cédera la place à Georges Simpson en
septembre 1996 après avoir été managing director de GEC pendant plus
de trente ans. Avant qu’il ne disparaisse en juillet 2002, j’ai beaucoup
regretté, en raison des réticences de la nouvelle équipe de GEC, de
n’avoir pu en faire un membre du conseil d’administration du nouvel
Alstom, ce qu’il aurait beaucoup apprécié et qui aurait été utile à l’entreprise.
L’autre personnalité marquante de cette période est Pierre Suard.
Cet homme, complexe et secret que je n’ai jamais réellement compris
tout en reconnaissant sa profonde intelligence et sa grande compétence, reste pour moi jusqu’au bout un mystère. Nous n’avons jamais
réellement sympathisé; nos relations sont cependant toujours restées
d’une très grande courtoisie.
Pierre Suard a été un industriel exceptionnel, non seulement aux
Câbles de Lyon, mais aussi à la tête de ce qui est devenu Alcatel Alsthom.
Son jugement a été sûr et pratiquement jamais pris en défaut sur les
choses de l’industrie. Il l’a moins été sur les hommes, se laissant parfois
tromper par les apparences et s’installant dans le confort des relations
stables par crainte du risque d’ajustement à des personnalités nouvelles.
Contrairement à Lord Weinstock, il ne fait pas confiance. Une telle
attitude à la tête d’un grand groupe condamne au rétrécissement et stérilise le dialogue qui permet d’anticiper les problèmes et de les surmonter.
Quant à son destin final, je n’y ai jamais rien compris non plus, car
pour moi, quel que soit le jugement qu’il ait porté sur moi et bien qu’il se
soit joint dans la période récente à la meute des critiques 45, Pierre Suard a
été et demeure un honnête homme et je ne sais par quelle aberration, son
existence professionnelle a pu se terminer de manière aussi absurde 46.
45. Voir page 60.
46. Dans un roman à clés amusant, écrit à la manière d’un « thriller », intitulé Les
conseils de l’ombre et publié chez BrunoLePrince en 2002, Michel H. Jamard, un
ancien membre de l’équipe de la communication d’Alcatel Alsthom à l’époque de
Pierre Suard, donne une interprétation originale, mais qui contient peut-être des
éléments de vérité, de ce qui reste une tragi-comédie, comme seul notre pays sait
les organiser pour compromettre ses propres intérêts.
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Le 30 mai 1995 47, il sera remplacé par Serge Tchuruk. Celui-ci,
fort courtoisement, me rend visite au 38 avenue Kléber pour un
premier contact. Je n’ai aucune difficulté à l’assurer de ma disponibilité, de ma motivation et de ma loyauté. Je lui dis que je n’ai jamais
cru sérieusement que je pourrais être retenu, dans les circonstances
du moment, comme le successeur de Pierre Suard, mais que j’ai
regretté que, dans la période de transition où Pierre Viénot a été
président-directeur général intérimaire, le conseil d’administration
47. Je retrouve une note datée de ce soir-là : « C’est ce soir que le conseil d’administration d’Alcatel Alsthom se réunit pour désigner le président-directeur général qui
doit succéder à Pierre Suard. Cette convocation inopinée va sonner le glas de mon
ambition et de mon espoir d’occuper ce poste. À vrai dire, je m’attends depuis
plusieurs semaines ou, pour tout dire, depuis l’origine à cette issue. Mais l’homme est
ainsi fait que, même devant l’évidence, il conserve toujours une parcelle d’espérance.
Car personne, ni le président-directeur général intérimaire, ni aucun membre du
conseil ne m’ont jamais dit explicitement que je n’allais pas être choisi. Seul, le
président-directeur général intérimaire a consenti à écouter la déclaration de
candidature qu’il est le seul à avoir jamais entendue et qu’il a accueillie avec
courtoisie, mais aussi avec hermétisme. Rétrospectivement, je me dis qu’il a dû la
trouver totalement incongrue.
Pourtant, mes collaborateurs, mes pairs au sein du groupe et, même, certains
médias me considéraient comme la “solution interne” naturelle en dépit de mes
dénégations répétées que beaucoup devaient trouver forcées et hypocrites et qui ne
faisaient que traduire la prescience de l’inévitable. À vrai dire, comme un journaliste devait l’écrire quelques jours plus tard, j’avais compris dès le commencement
des événements, qu’indépendamment même de ma propre indignité et de l’esprit
de préservation de la “mafia”, la situation de crise que connaissait le groupe
conduisait nécessairement à une “solution externe”.
Tout en éprouvant du plaisir à écrire de ces choses – car écrire libère –, je me dis
ou peut-être je souhaite que la pathologie et la thérapeutique que décrit cette
histoire ne sont en aucune façon représentatives du capitalisme français et qu’il
vaut dès lors mieux écrire des choses plus sérieuses que le compte rendu de cette
succession d’événements pitoyables dans lesquels le système judiciaire et un
conseil d’administration se sont déconsidérés. D’autant que le résultat final, c’està-dire la nomination d’un nouveau président-directeur général, est convenable,
non pas en raison de la sagesse des acteurs, mais à cause de cette “main invisible”
qui, dans l’économie de marché, sauve parfois les entreprises. »
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d’Alcatel n’ait pas fait preuve de plus de doigté et de considération
pour les candidats internes supposés ou réels, ne serait-ce que pour
maintenir le moral du management. Lorsque le moment sera venu de
préparer ma propre succession, je me souviendrai de cette
expérience pour faire en sorte que les candidats « internes », à défaut
d’être retenus, soient à tout le moins entendus.
Mais deux hommes représentent encore davantage pour l’entreprise et pour moi durant cette période. Paul Combeau est directeur
général d’Alsthom sous Jean-Pierre Desgeorges quand j’y suis arrivé
comme secrétaire général. D’emblée, nous nous sommes sentis à
l’aise l’un avec l’autre et son soutien ne m’a jamais manqué jusqu’à sa
retraite. Il a assumé avec dignité le choix qui a fait préférer JeanPierre Desgeorges pour diriger l’entreprise et quand il faut lui
proposer un successeur, c’est lui le premier qui milite pour que je
sois retenu. Ce qui a été accompli au cours des premières années de
Gec Alsthom ne l’aurait pas été sans sa présence à mes côtés et sa
connaissance exceptionnelle de notre industrie.
Jim Cronin a un rôle tout aussi décisif. Jim est mon homologue
au sein de GEC Power Systems au moment de la création de Gec
Alsthom. Quand nous nous rencontrons, pour la première fois, je ne
comprends rien à son anglais, cultivé à Rugby, et je soupçonne qu’il
ne comprend pas davantage le mien. Pourtant j’apprécie d’emblée la
compétence remarquable de cet « Accountant » britannique caractéristique, mais peut-être plus encore sa grande honnêteté intellectuelle et sa gentillesse extrême bien que discrète. Je crois que, sans la
relation que nous avons établie, Gec Alsthom n’aurait pas non plus
vu le jour, ni prospéré. Lord Weinstock a une grande confiance en lui
et cela facilite le dialogue avec nos actionnaires. Dans la dernière
période, son bon sens et ses avis équilibrés et documentés m’ont
souvent manqué. J’ai eu le plaisir d’obtenir que la République
française en fasse un chevalier de la Légion d’honneur à titre
étranger. Cette distinction récompense une contribution fondamentale, parfois mal comprise par certains de mes collègues français, à
notre œuvre franco-britannique commune.
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L’un des sous-produits de ma cohabitation avec Jim est que mon
anglais s’améliore considérablement, bien que j’aie eu à cœur de
toujours conserver mon accent français distinctif ! En effet, à titre
privé, résidant à Paris, Jim pratique le français plus qu’il ne veut bien
le reconnaître, mais se fait un point d’honneur à ne jamais le parler
au bureau, de sorte que nous appliquons, sans défaillir, l’instruction
que, dès les débuts de Gec Alsthom, Jean-Pierre Desgeorges a émise
et qui a fait de l’anglais, la langue officielle de l’entreprise. Bien nous
en a pris, tant il devient clair par la suite qu’il n’y a pas d’autres
moyens pour communiquer, non seulement avec les Anglais ou les
Américains, mais avec les Allemands, les Espagnols, les Asiatiques et
même maintenant les Italiens.
D’autres personnes parmi mes collaborateurs ont joué un rôle
capital pendant cette période. Celles que j’ai déjà mentionnées, mais
aussi Jacques Strack qui a été longtemps notre directeur du développement ainsi que Martin Nègre et Jack Cizain, talentueux responsables successifs du réseau international et qui ont eu l’un et l’autre
de brillantes suites de carrière, l’un à Suez, l’autre, à EDF. Si leur
nombre au fil des années n’était devenu trop important, je devrais
d’ailleurs citer tous les directeurs généraux de division successifs qui
ont été en fait les piliers opérationnels de Gec Alsthom.
Serge Tchuruk et Jean-Pierre Halbron d’un côté et Lord Simpson et
John Mayo de l’autre ont été présents dans les dernières années de Gec
Alsthom, mais ils ont surtout contribué à la naissance du nouvel Alstom.
MANAGEMENT
Si les hommes sont au cœur du succès ou de l’échec d’une entreprise,
la manière de l’organiser et de la gérer constitue également un
facteur décisif. Dans les années 1993 à 1995, alors que l’entreprise
s’installe dans le paysage industriel et dément par sa longévité les
pronostics pessimistes qui ont entouré ses débuts, l’occasion m’est
donnée à plusieurs reprises de m’expliquer sur notre style ou notre
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culture de management. On m’excusera de me plagier moi-même
pour expliquer ce que nous avons voulu faire 48.
À l’époque où nous commençons à « théoriser » nos méthodes,
notre chiffre d’affaires dépasse 8 milliards d’euros d’aujourd’hui et
notre résultat opérationnel après financement représente un retour
sur chiffre d’affaires de l’ordre de 7 % et sur les capitaux investis, de
18 %. Cinq divisions se partagent les ventes : production d’énergie
(45 %), transmission d’énergie (15 %), transport (22 %), équipements industriels (10 %) et construction navale (8 %). Ces ventes
sont réalisées à raison de 24 % en France, 13 % en Grande-Bretagne,
21 % dans le reste de l’Europe et 42 % dans le reste du monde dont
24 % en Asie. Pour servir ces marchés, Gec Alsthom dispose
d’unités de production dans vingt-huit pays et d’unités de commercialisation dans cent pays. Les effectifs de l’entreprise atteignent
83 000 personnes dont, encore à l’époque, 33 000 en France, 16 000
en Grande-Bretagne, 12 000 dans le reste de l’Europe et 22 000 dans
le reste du monde.
Au cours de cette période, l’entreprise doit relever simultanément
deux défis : la mondialisation des marchés qui l’a conduite à multiplier et à disséminer dans le monde ses unités de commercialisation,
d’assemblage, de maintenance et, dans une certaine mesure, d’ingénierie et la concentration et la spécialisation des unités de développement et de fabrication qui l’ont menée à en réduire le nombre et la
dimension, principalement en Grande-Bretagne et en France. Le
chemin qu’il a fallu parcourir en raison de l’évolution rapide des
technologies, de l’ouverture progressive des marchés et de la privatisation des clients peut être illustré par deux exemples : dans le
domaine des grandes turbines à vapeur il y a à l’époque, cinq usines
aux États-Unis, quatre au Japon et treize dans l’Union européenne ;
48. Achievement/Décembre 1993 : The men driving Gec Alsthom towards its world
ambitions – Entretien du 21 décembre 1994 avec Michel Drancourt et Roland
Fitoussi – Colloque du Nouvel Economiste du 3 octobre 1995 : Comment passer
d’un management national à un management transnational.
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dans celui des turbines à gaz, il y a quatre usines aux États-Unis, cinq
au Japon et huit dans l’Union européenne.
Alors même que l’industrie dans laquelle opère Gec Alsthom est
engagée dans une mutation accélérée, le problème de management qui
est posé est de conduire l’évolution nécessaire à partir de deux bases,
industrielle et commerciale, française et anglaise, fortement typées et,
par certains côtés, antagonistes, au moins en termes culturels.
D’ordinaire, dans une telle situation, un actionnariat paritaire, en
l’espèce franco-britannique, est considéré, sans doute à juste titre,
comme un handicap, en ce qu’il maximise les risques de conflits
d’intérêt et de paralysie du commandement. Dans le cas particulier
de Gec Alsthom, ces inconvénients ont été évités par l’option,
inscrite dans l’accord d’actionnaires et respectée dans la pratique, de
confier au management la pleine responsabilité juridique et effective
de conduire l’entreprise, les décisions remontant aux deux actionnaires étant limitées en nombre et ne concernant jamais la gestion.
Cette structure a eu un effet bénéfique inattendu. En excluant la
prise de contrôle par l’un ou l’autre des actionnaires fondateurs, elle
a imposé au management, désigné par les deux ensemble, une règle
de comportement, fondée sur l’objectivité et le respect mutuel, appliquée à toutes les unités et tous les personnels du nouvel ensemble,
quels que soient leur nationalité et leur lieu d’implantation.
Ce point fournit l’occasion d’une digression. Aujourd’hui encore,
tout le système intellectuel, législatif et fiscal qui préside aux regroupements industriels est fondé sur le mécanisme d’une prise de
contrôle par une société d’une nationalité déterminée de sociétés
d’autres nationalités, même si récemment la perspective d’une
« société » de droit européen paraît commencer à émerger. Or il serait
bien plus efficace au regard du marché unique de mettre en place des
sociétés industrielles d’actionnariat européen diversifié de telle sorte
que tous les pays européens dans lesquelles elles opèrent s’en sentent
au même titre propriétaires. Imagine-t-on ce que pourrait être la
force de frappe dans la compétition mondiale, face aux quelques
grands groupes concurrents américains ou japonais, des groupes
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dont non seulement le marché domestique, mais aussi l’actionnariat,
seraient considérés comme européens, c’est-à-dire comme assurés du
soutien de tous les États européens ?
La liberté d’action que les actionnaires ont assurée au management lui a permis d’effectuer les choix d’organisation et de méthodes
en fonction de leurs mérites propres et en privilégiant la simplicité et
la rapidité plutôt que la recherche de compromis « boiteux ».
Ainsi, dès le premier jour, c’est une structure fondée sur des
divisions correspondant à un marché qui a été retenue. La segmentation évolue au cours du temps : au début neuf divisions, ensuite sept,
puis cinq, ramenés à quatre secteurs – nouvelle dénomination – dans
Alstom avant que leur nombre ne remonte après mon départ. Ces
divisions ou secteurs sont eux-mêmes divisés d’abord en « business »
et enfin en unités opérationnelles, respectivement quarante et cent
soixante à l’époque, chacun de ces niveaux constituant des centres de
profit. La ou les sociétés nationales ont donc été délibérément
écartées comme centres de profit et de commandement.
Ce choix d’organisation permet de réaliser sans délai et en
permanence les rationalisations et adaptations nécessaires. Les
patrons des divisions ou des secteurs ainsi que ceux des business,
ayant la responsabilité industrielle, commerciale et financière d’un
marché ou d’un segment de marché mondial et étant rémunérés dans
une large proportion sur cette base, sont de ce fait fortement encouragés à pratiquer une approche transnationale optimisée.
Autre choix fondamental: le principe du commandement unique.
Dès l’origine, les deux actionnaires ont décidé de confier la responsabilité de l’entreprise à un seul homme et non à un collège, même si pour
des raisons de droit et de présentation, Gec Alsthom, société de droit
néerlandais, a à sa tête un directoire composé d’une partie du comité
exécutif de l’entreprise et formé de cinq membres reflétant de manière
constante l’équilibre d’origine, trois Français et deux Anglais, lui-même
reflet du déséquilibre des contributions de départ des deux actionnaires.
Le processus de décision interne a ainsi échappé au risque
inhérent à toute organisation mettant en jeu plusieurs nationalités, le
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risque des mauvais compromis et des arbitrages artificiels, ce que l’on
peut appeler le « syndrome communautaire ». Cela ne nous a pas
prémunis contre les mauvaises décisions, mais cela nous a interdit de
les justifier pour de mauvaises raisons. Je dois tout de même dire
qu’au début, nous avons failli succomber à ce syndrome en flanquant,
pendant une période brève, par des adjoints d’une autre nationalité,
certains de nos directeurs généraux de division. L’expérience a été si
peu concluante que nous y avons renoncé très vite.
Nous avons aussi mis en place un contrôle de gestion standardisé
et unifié dès le départ, qui a transposé pour l’essentiel le modèle GEC
jugé plus performant que l’ancien système d’Alsthom. Cela peut
paraître une évidence. Cependant, ceux qui ont eu à l’époque l’occasion de pratiquer ce genre de situations savent la difficulté que peut
représenter le fait d’imposer un système de comptabilité générale et
analytique unique, associé à une discipline de comptes rendus
mensuels obligatoires et à un contrôle centralisé des offres commerciales les plus importantes, à des unités participant de plusieurs nationalités en Europe et hors d’Europe et qui considèrent toutes,
notamment lorsqu’elles sont issues de fusions ou d’acquisitions
récentes, que leurs comptes statutaires ou « sociaux » doivent suffire
à l’information de l’échelon central de l’entreprise. Cette démarche est
cependant indispensable au succès. Sans cet instrument d’analyse et
de mesure homogène, il n’est pas de gestion transnationale possible.
Pour le réseau international en revanche, c’est le modèle Alsthom
qui a été mis en œuvre. Contrairement à GEC qui laisse à chaque
business le soin d’organiser comme il l’entend sa représentation
commerciale dans tous les pays du monde de manière isolée et
autonome, Alsthom a mis en place une structure de représentation
unique qui est au service de l’ensemble des unités et leur fournit un
outil qui a la taille critique et économise les coûts fixes. Au fur et à
mesure du développement de la présence industrielle de Gec
Alsthom dans le monde, cette structure évoluera. Dans certains pays
où les implantations sont importantes, les délégués de Gec Alsthom
International deviendront des « coordinateurs nationaux » avant
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qu’au terme du parcours, chaque pays soit doté d’un « président ».
Celui-ci représente et incarne Alstom dans le pays, gère un certain
nombre de fonctions transversales, structures juridiques, trésorerie,
relations sociales locales, communication, achats quand il y a lieu,
développe l’approche commerciale en amont des grands projets et
veille aux relations avec les grands clients en soutien des secteurs.
Mais, pour décisive qu’ait été l’existence de ce réseau commun
pour favoriser l’émergence d’un style de management propre à
l’entreprise, plus important encore a été l’échange d’expériences, le
networking, comme disent nos amis anglais. Nous sommes
convaincus que les sources principales de progrès résident dans les
comparaisons et les discussions entre unités et professionnels des
divers pays où nous opérons. Mais nous savons aussi que la tentation
naturelle de chacun est de fermer les écoutilles et de cultiver le
confort de ses pratiques antérieures. Il faut donc forcer les échanges
d’expériences et imposer l’ouverture des esprits. Nous avons donc
multiplié les conventions au niveau de l’entreprise tout entière, au
niveau du réseau international, au niveau des divisions, au niveau
des principales fonctions financière, technique, ressources humaines
et juridique. Nous avons mis en place des programmes de formation
transnationaux lourds pour les (250) et pour les potential senior
executives (500). Au début, nous avons « forcé la dose » parce que le
besoin était considérable et le temps limité, puis, nous en sommes
venus à un rythme plus normal.
La manière de surmonter les difficultés rencontrées a aussi
contribué à forger notre style de management. Un obstacle significatif est et reste dans tout projet de construction d’une entreprise
transnationale, la barrière linguistique. Cette question concerne
principalement le système de communication entre les responsables
des unités, des business, des divisions et de l’échelon central. Elle
concerne aussi d’une autre manière les collaborateurs intervenant
dans la commercialisation, les bureaux d’études, les achats, la direction de la production, soit au total à l’époque pas loin de 5 000
personnes sur un total de plus de 80 000.
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Nous n’avons pas trouvé d’autre solution que de faire de l’anglais
la langue de travail de l’entreprise. Aurions-nous été une société à
majorité française ou allemande que nous aurions pu imaginer de
retenir le français ou l’allemand comme langue du groupe, comme l’a
fait jusqu’à une date récente Siemens. Mais encore cela n’est-il pas
certain, tant l’anglais s’impose comme le véhicule privilégié des
relations avec nos principaux clients mondiaux et comme l’instrument de communication le plus efficace entre collaborateurs de
diverses nationalités. Quant à utiliser la traduction et l’interprétation
simultanées comme instruments habituels, outre les coûts importants que cela engendre, cela ne nous a pas paru compatible avec la
spontanéité et la rapidité que requiert la vie de l’entreprise.
Mais le choix de l’anglais comme langue de travail a comporté
l’inconvénient de handicaper des collaborateurs anciens et expérimentés qui, moins aptes que les nouvelles générations à s’adapter à
cette situation, voient de ce fait leurs perspectives de carrière se
ternir. Le fait que soient lancés à grande échelle des programmes de
formation à l’anglais ne limite que partiellement cet inconvénient.
Un autre obstacle a résidé dans la difficulté qu’ont eue principalement les « continentaux » de l’entreprise à s’affranchir de la pesanteur des structures juridiques. Il est clair qu’il est impératif de
respecter scrupuleusement les règles du droit des sociétés, du droit
social et du droit fiscal applicables dans les divers pays où l’entreprise opère. Mais pour que l’approche transnationale fonctionne, il
faut que la structure de management ait le pas sur les structures
juridiques et qu’il soit par exemple plus important d’être directeur
général d’une division que président-directeur général d’une filiale
de l’entreprise dans tel ou tel pays.
Derrière cette question se profilent le problème des « baronnies »
et celui des intérêts minoritaires. Extirper et ne pas laisser se recréer
les « baronnies » que des managers à forte personnalité ont parfois
tendance à constituer pour s’affranchir des disciplines collectives de
groupe, a été notre politique constante, la seule thérapeutique, dans
cette affaire, résidant dans le choix des hommes.
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Le maintien d’intérêts minoritaires dans une filiale est souvent
l’alibi derrière lequel se cache une « baronnie », mais cela peut être
aussi efficace pour l’approche d’un marché ou la mobilisation du
soutien d’un gouvernement. Il y a aussi des cas où la présence d’intérêts minoritaires locaux est imposée par la législation du pays
d’implantation. La politique retenue a été de détenir la totalité du
capital des filiales, même si les circonstances ont parfois obligé de
composer avec ce principe.
Un autre danger que nous avons rencontré est celui de circuits
parallèles, systèmes d’influence reliant entre eux les collaborateurs
de même nationalité pour tenter de contourner la structure de
management officielle de l’entreprise, tentatives de liaison directe
entre structures françaises ou britanniques et l’un des deux actionnaires de même nationalité.
Ces phénomènes ont existé surtout dans les débuts de Gec
Alsthom. Mais leur nocivité a été contrecarrée par la volonté déterminée des responsables ultimes des deux actionnaires et du management de refuser de telles manœuvres. L’expérience a d’ailleurs
montré que, chaque fois que certains essayent d’obtenir des
décisions en n’impliquant que des collaborateurs français ou britanniques parce que l’affaire est supposée être strictement francofrançaise ou anglo-britannique, celles-ci s’avèrent souvent erronées
pour s’être privées de la contribution de quelques-unes des parties
prenantes normales du processus de décision, quelle que soit leur
nationalité.
Le dernier obstacle rencontré est celui des ressources humaines.
Il est bien difficile en effet de mettre en mouvement les dirigeants et
les cadres supérieurs entre différents pays d’implantation.
L’internationalisation des états-majors à tous les niveaux requiert des
efforts considérables. De même n’est-il pas besoin d’insister longuement sur la difficulté de recruter des cadres européens de haut
niveau prêts à s’expatrier en Asie et en Amérique du Sud pour
conduire les projets sur le terrain, lancer des joint-ventures ou tout
simplement assurer une présence commerciale convenable.
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Reste la question cruciale de l’état d’esprit international ou transnational des dirigeants. J’en ai connu, techniciens exceptionnels,
managers de talent, praticiens reconnus de l’anglais, qui n’étaient
pourtant pas aptes à exercer une fonction de responsabilité importante. Il leur a manqué quelque chose. Ce quelque chose, c’est ce
mélange d’ouverture d’esprit, de curiosité à l’égard des autres cultures,
d’objectivité intellectuelle et de chaleur humaine qui fait d’un dirigeant qu’il est reconnu légitime par ses collaborateurs, quelle que soit
leur nationalité. Comment les renouveler, comment en élargir le
nombre, comment les sélectionner, comment étendre cet état d’esprit
à l’ensemble de l’organisation ? Tel est sans doute le défi majeur que
nous ayons eu à relever.
STRATÉGIE
Entre 1988, dernière année de l’ancien Alsthom, et 2002, ma dernière année de responsabilité à la tête du nouvel Alstom, notre
démarche stratégique a radicalement transformé l’entreprise et l’a
portée à figurer dans les trois premiers mondiaux dans chacun de ses
domaines d’activité.
Pendant ces quatorze années, dont neuf sous la forme de Gec
Alsthom, le chiffre d’affaires a plus que quintuplé, progression correspondant à un taux de croissance moyen annuel de près de 13 %, la part
réalisée hors de France est passée de 48 % à 92 % et les effectifs français
se sont réduits de 41500 à 27000 tandis que hors de France ils passaient
de moins de 5000 à un peu moins de 100000. Hors financement et hors
éléments exceptionnels, la marge opérationnelle était de l’ordre de 1%
en début de période pour être proche de 5 % en fin de période.
Cette croissance est d’abord le résultat d’une stratégie, appliquée
avec continuité et détermination, qui n’a pas fondamentalement
varié tout au long de ses années, même si elle n’a été complètement
extériorisée et affichée qu’à l’occasion de l’introduction en Bourse
d’Alstom en 1998.
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Les objectifs poursuivis étaient clairs et simples : se concentrer
sur le marché des infrastructures pour l’énergie et le transport,
maîtriser l’ensemble des technologies-clés, correspondant à cette
vocation, devenir l’un des trois ou deux premiers mondiaux à la fois
par la taille et la performance dans chacun des quatre secteurs
concernés (production d’énergie, transmission et distribution
d’énergie, transport, construction navale), déployer une présence
mondiale, industrielle et commerciale équilibrée à partir d’un
ancrage fort sur le marché européen devenu « domestique ».
C’est cette vision, progressivement épurée et affinée au fil des
années, qui a inspiré ma démarche et celle des équipes qui se sont
succédé à la tête de ce qui est devenu Alstom, qui a animé les actions
de développement technique et de croissance organique et qui a
justifié les nombreuses acquisitions qui ont été réalisées. De 19891990 à 1997-1998, les neuf années de Gec Alsthom, le chiffre
d’affaires acquis par croissance externe a été d’environ 7 milliards
d’euros pour un prix cumulé de 1,5 milliard.
L’effort a d’abord porté sur l’Europe et plus spécifiquement
l’Union européenne. D’abord la création de Gec Alsthom a réglé, si
j’ose dire, par définition et pour l’essentiel, les cas de la France et
de la Grande-Bretagne. Quelques acquisitions mineures ultérieures
ont achevé d’établir la position de l’entreprise dans ces deux pays,
notamment dans le domaine ferroviaire avec Metro Cammell, GEC
Railway Signals et GT Raiway Maintenance en Grande-Bretagne et
De Dietrich Ferroviaire en France. Au moment de l’introduction en
Bourse, le rachat de Cegelec permet de satisfaire une ambition
stratégique ancienne en mettant fin à la compétition fratricide dans
les systèmes et l’ingénierie électriques entre les deux entreprises.
L’Allemagne a également fait l’objet d’un parcours obstiné. Rachat
par morceaux successifs d’AEG, d’abord les turbines à gaz, puis les
alternateurs, puis l’essentiel, transmission et distribution d’énergie.
Rachat en plusieurs étapes des turbines à vapeur de MAN. Rachat
d’EVT, le grand fabricant de chaudières allemand en trois étapes,
l’une étant favorisée en 1989 par l’échec – bienvenu – de l’acquisition
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de Combustion Engineering par ABB que nous allions récupérer dix
ans plus tard, mais sans l’amiante ! Rachat de quelques activités de
chaudières en Allemagne de l’Est. Rachat en deux étapes de Linke
Hofmann Bush, le constructeur ferroviaire. Enfin, une fois Alstom,
introduit en Bourse, rachat de ABB Power.
Cette dernière opération a également assuré à l’entreprise une
importante présence industrielle en Suisse, position qui a déjà été
initiée de nombreuses années auparavant par le rachat de Sprecher
transmission et distribution. Le rachat de trois sociétés ferroviaires
espagnoles en liaison avec l’attribution du contrat TGV MadridSéville a permis de créer une base industrielle dans ce pays. La percée
en Italie est plus tardive. Une première approche se fait à nouveau à
travers transmission et distribution, s’amplifie par les activités
italiennes de ABB Power et prend de l’ampleur avec le rachat tardif
de Fiat Ferroviaria. Entre temps l’entreprise s’est également installée
en Belgique à travers la reprise des activités de l’ancienne ACEC.
Au bout du compte, Gec Alsthom, puis Alstom, auront regroupé
quasiment l’ensemble des activités européennes historiques de
l’énergie et du transport, à l’exception de Siemens !
Les Amériques ont constitué la deuxième zone de croissance
externe. Tout a commencé avec le Brésil où, à partir de Mecanica
Pesada, une activité hydraulique héritée de Schneider, a été répliqué
dans ce pays avec succès l’ensemble des secteurs d’Alstom, à l’exception du secteur marine, sous l’impulsion notamment d’un président
talentueux et dynamique, Philippe Joubert. Le Canada et le Mexique
ont fait l’objet d’une approche analogue, les bases industrielles qui y
sont constituées permettant également d’aborder le marché des
États-Unis, notamment dans le cadre du NAFTA.
Les États-Unis, le plus important marché du monde, mais aussi
le plus difficile et le plus risqué, ne sont l’objet d’un effort d’implantation significatif que plus tardivement. Le secteur transmission et
distribution s’y est développé essentiellement par croissance
organique. En revanche dans le domaine ferroviaire, c’est la reprise
de l’usine d’Hornell, tombée en déshérence après la faillite de
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Morrison-Knudsen, qui permet de décoller avant que le rachat d’ABB
Power conduise à récupérer l’ancienne Combustion Engineering
sans l’amiante, mais redressée au prix d’une décennie d’efforts d’ABB,
qui crée une forte position dans les centrales thermiques et dans le
service aux entreprises de production d’électricité.
Le troisième axe est l’Asie et surtout la Chine. Avec patience des
entreprises communes sont établies au fil des années d’abord dans la
transmission et distribution, puis dans l’hydraulique et enfin dans le
transport, à quoi s’ajoutent des partenariats techniques dans les
turbines nucléaires et les chaudières à charbon. Singapour,
l’Indonésie et la Corée du Sud grâce au contrat du TGV Séoul-Pusan
constituent trois autres points d’ancrage de moindre importance.
L’Europe centrale et orientale est le dernier champ d’expansion.
Une présence importante a, là encore, été apportée par ABB Power en
Tchéquie, Pologne et Russie. Auparavant la prudence a commandé
des efforts limités pour l’essentiel à transmission et distribution, en
Pologne et en Russie et au transport, encore en Pologne.
Parallèlement, corollaire naturel de cette stratégie, d’importants
désinvestissements sont réalisés pour accentuer la concentration sur la
vocation essentielle de l’entreprise. Cela commence avec une première
activité diesels, une première activité basse tension, bientôt toute
l’activité robotique et matériaux, une nouvelle activité diesels héritée
de GEC, enfin l’activité turbines à gaz de grande puissance développée
sur technologie General Electric, le secteur industrie et la partie entreprise régionale de Cegelec, ces cessions faisant partie de la stratégie de
base de l’entreprise avant que le sinistre technique et commercial des
turbines à gaz GT24/GT26 n’impose des initiatives supplémentaires.
La plupart des acquisitions réalisées pendant cette marche forcée
de quatorze ans se sont révélées profitables à l’exception de quelques
petites opérations qu’avec le recul, il aurait mieux valu éviter et des
acquisitions ferroviaires espagnoles, héritées de mon prédécesseur,
qui, probablement, ne pouvaient pas être évitées, sauf à être exclu du
marché du premier TGV espagnol et qui n’ont été réellement assainies qu’après dix années d’efforts.
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CONQUÊTE
Même si le calcul est difficile à faire de manière assurée sur une
période de quatorze ans, on peut estimer que la moitié de la croissance réalisée par l’entreprise a été due aux acquisitions stratégiques,
l’autre moitié provenant de l’action commerciale.
Les circonstances ont été favorables. Le marché des infrastructures
pour l’énergie et le transport a connu une croissance soutenue pendant
les dix dernières années du siècle précédent. Parallèlement les industries correspondantes ont été libéralisées et privatisées de sorte que,
paradoxalement, cette évolution s’est accompagnée d’une dégradation
des prix sans précédent avec des baisses massives de 40 à 50 %.
La concentration réalisée par Gec Alsthom avec les rationalisations et les spécialisations qui l’ont accompagnée lui ont permis non
seulement de résister à cette pression, mais de gagner des parts de
marché tout en protégeant sa rentabilité. L’entreprise a ainsi connu
des années particulièrement fastes en termes de prises de
commandes notamment en 1992-1993, 1993-1994 et 1995-1996.
Certains de mes collaborateurs ou, par exemple, mon prédécesseur, Jean-Pierre Desgeorges, sont ou ont été des commerçants nés. Je
ne crois pas avoir le même talent naturel. De surcroît la taille de l’entreprise ayant très vite considérablement grandi, ne serait-ce qu’en raison
de la création de Gec Alsthom, je n’ai pas pu, autant que ce dernier,
m’impliquer personnellement dans tous les grands appels d’offres.
Néanmoins, pour moi, l’action commerciale sera toujours fondamentale. Gec Alsthom a besoin des commandes non seulement pour
charger ses centres d’ingénierie et ses usines, mais aussi pour
alimenter sa trésorerie. Compte tenu de l’ampleur et de la durée de ses
projets, l’entreprise ne peut fonctionner qu’avec l’argent de ses clients
qu’elle reçoit sous forme d’acomptes qui en accompagnent et souvent
en anticipent l’exécution. Ce n’est pas un hasard si elle a connu ses
plus hauts niveaux de trésorerie nette, proche de 3,5 milliards d’euros,
dans les années 1993-1994, 1994-1995 et 1995-1996.
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Je passe donc beaucoup de temps à animer cette action. Ma
première contribution est de réfléchir en permanence sur son organisation optimale, rôle du réseau international par rapport aux
divisions, organisation de ce réseau, structuration des divisions ellesmêmes pour répondre aux attentes du marché, recherche de responsables commerciaux de premier rang. Bien entendu, c’est la tâche des
directeurs généraux de division, encore plus que la mienne, mais
mon dialogue avec eux sur ces sujets doit être intense de manière à
ne jamais relâcher l’effort. Il ne faut pas hésiter à bouleverser les
méthodes et les organisations aussi souvent que nécessaire quand
elles ne donnent pas ou plus satisfaction.
Le dialogue porte aussi sur les grands appels d’offres. Chaque
mois, lors des business reviews, je consacre beaucoup de temps à
discuter avec les directeurs généraux de division les progrès, les
difficultés, les initiatives à prendre. Il est vrai qu’ils n’ont pas réellement besoin d’être stimulés sur ces sujets dont ils sont les premiers
à savoir l’importance. Au demeurant les objectifs commerciaux
figurent en bonne place dans les indicateurs qui serviront à fixer leur
bonus. Mais ils ont besoin d’avoir un interlocuteur qui soit « dans
leur camp » pour échanger et réfléchir.
Je suis aussi, bien entendu, à leur disposition, pour leur apporter
mon appui dans l’approche des clients et plus généralement du
réseau de décision souvent complexe qu’il faut convaincre pour
gagner. Je me rends ainsi six fois en Corée du Sud pour stimuler,
accompagner et soutenir les efforts de l’équipe qui finalement
signera en 1994 le contrat du TGV Séoul-Pusan, au moins quatre fois
à Hong Kong pour le projet de centrale à cycle combiné de Black
Point et je ne sais combien de fois en Chine pour la centrale
nucléaire de LingAo, le barrage des Trois Gorges, les métros de
Shanghaï, la centrale de Baïma. Il faut parfois des années et un
nombre considérable de visites pour que les choses prennent corps.
Je n’ai jamais tenu le compte de ces voyages, mais en douze
années, j’ai dû visiter une trentaine de pays plus ou moins régulièrement. Cela n’est pas du tourisme. Éliane ne m’a accompagné que
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dans quelques cas très exceptionnels, lorsque les coutumes commerciales locales rendaient nécessaire la présence des épouses à la
requête d’un client. Le plus souvent je passe vingt-quatre heures ou
quarante-huit heures dans le pays considéré. J’enchaîne parfois
plusieurs pays à la suite, même si je m’organise pour, sauf exception
rarissime, être toujours absent moins d’une semaine du bureau, de
manière à conserver au moins un jour ouvrable, utilisant les fins de
semaine pour les délais de route.
Je demande que, dès la descente de l’avion, les événements se
succèdent sans interruption, rendez-vous politiques ou commerciaux, réunions avec les managers, visites des usines, déjeuners et
dîners avec les clients, rencontres avec la presse. Rien ne m’exaspère
plus que les plages horaires vides que certains voudraient me
ménager pour me « reposer », alors que par définition les décalages
horaires et la brièveté des séjours rendent inévitablement tout repos
impossible. Ce n’est d’ailleurs pas ce que cherche. Chacun de ces
voyages a un coût important même si je ne suis accompagné par des
managers venant comme moi de Paris ou d’Europe que lorsqu’un
projet ou un client le rendent nécessaire. Le but est d’accumuler le
maximum d’informations, de contacts et d’initiatives dans le
minimum de temps.
Avec l’écoulement des années, l’équipe qui organise ces voyages
dans la dernière période – Jean-Daniel Lainé, le directeur du bureau
du président, et Étienne Dé, le responsable du réseau international
qui a brillamment succédé à Jacques Strack – devient de plus en plus
performante pour en accroître la densité et l’efficacité. La charge
physique et psychologique de ces déplacements est considérable et
je surprends toujours les amis à qui j’en parle hors de l’entreprise en
leur expliquant qu’il ne s’agit jamais de parties de plaisir, quelques
exotiques que puissent paraître mes destinations, même s’il est juste
de dire que j’en tire parfois des moments d’intense satisfaction quand
un beau succès commercial est au bout de l’effort.
Autant je suis mobilisable en amont pour les approches, les
négociations et les points de situation en cours d’exécution, autant
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je considère comme du temps perdu, sauf circonstances très exceptionnelles, la participation aux cérémonies d’inauguration. En
revanche, il est parfois utile de participer aux voyages gouvernementaux au niveau du président de la République ou du Premier
ministre. Dans certains pays, notamment la Chine, la Corée ou
l’Egypte, ces voyages font avancer les choses. François Mitterrand
par exemple nous a apporté un soutien décisif pour le TGV SéoulPusan et Lionel Jospin, pour le métro de Shanghaï. Jacques Chirac
ne nous a jamais mesuré son soutien en de multiples occasions.
Utiles aussi dans beaucoup de pays sont les rencontres avec les
chefs d’État ou les Premiers ministres. Ces entretiens relèvent dans
la plupart des cas du marketing en amont, destiné à manifester à
l’environnement décisionnel du pays considéré qu’Alstom y est
persona grata. J’ai en mémoire un seul exemple où un contrat a été
effectivement conclu en une telle circonstance. Il s’agit du Liban où
je me suis rendu en janvier 1992 avec Jack Cizain, sur l’initiative de
Jacques Chirac, à l’époque maire de Paris, relayé par Pierre Suard, en
avion privé, seul moyen à ce moment-là pour accéder à l’aéroport de
Beyrouth. À la descente de l’avion, nous avons été conduits jusqu’au
président de la République, Haroui, mis en place et gardé par les
Syriens, par une escorte armée composée de véhicules blindés et de
commandos. Après deux heures de discussions, nous avons arrêté
les détails financiers et contractuels d’un projet de réparation de la
centrale de Zouk qui avait une fois de plus été endommagée, avant
de repartir par le même chemin.
J’ai eu ainsi le privilège de faire connaissance avec des dirigeants
aux profils les plus variés, le général Suharto en Indonésie, le
Premier ministre Mahatir de Malaisie, le président Jian Zemin, les
Premiers ministres Li Peng et Zu Rongji, en Chine, le président
Cardoso au Brésil, les présidents mexicains successifs, y compris
Vincente Fox, le président Iliescu de Roumanie, les présidents Willy
de Clerk et Nelson Mandela d’Afrique du Sud, le président Khatami
d’Iran, le Premier ministre de Grande-Bretagne, Tony Blair, le
chancelier d’Allemagne Gehrard Schröder, le roi d’Espagne, Bill
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Clinton, le président des États-Unis… et beaucoup d’autres encore
que l’on m’excusera de ne pas mentionner. Au fil de ces rencontres,
je me suis dit parfois qu’il m’a été plus facile de mobiliser pour Gec
Alsthom, puis Alstom, l’attention, la compréhension et souvent la
sympathie de ces dirigeants du monde que celle de dirigeants
français de moindre rang et de moindre responsabilité.
Parmi toutes les anecdotes dont le souvenir me revient, je n’en
retiendrai que quelques-unes. Par exemple quand je fais antichambre
au Palais des Peuples à Pékin pour rencontrer Zu Rongji, je vois
sortir de la salle où il reçoit ses visiteurs et passer devant moi,
Gerhrard Schröder accompagné de Heinrich von Pierer, avant que je
n’y entre à mon tour, bénéficiant de ce comportement éclectique des
Chinois vis-à-vis des Européens qui est une de leurs nombreuses
forces.
Dans ce même Palais des Peuples, j’ai en mémoire la cérémonie
de signature du contrat d’équipement des Trois Gorges. Dans une
volonté de justice distributive que justifie l’ampleur de ce projet, les
autorités chinoises en ont partagé la responsabilité entre la totalité
des six entreprises mondiales compétentes, à l’époque, dans le
domaine de l’hydraulique : General Electric, Siemens, Voith, ABB,
Kwaerner et Alstom. La solennité du moment exige à leurs yeux la
présence physique du Chairman and CEO de chacune d’entre elles, et
leur ordre d’entrée en scène est régi par un protocole minutieux qui
donne la préséance à Alstom, non seulement à cause de son rôle dans
le projet, mais aussi en raison de sa présence continue en Chine
depuis 1949, confortée par la reconnaissance précoce de ce pays par
le général de Gaulle.
Tous les CEO de ces six sociétés sont présents, à l’exception de
Jack Welch qui a délégué un représentant et défilent en rang
d’oignons devant les dignitaires chinois avant de partager un dîner
avec eux. Nous profitons ainsi d’une occasion de concertation que la
morale européenne des affaires réprouve, mais qui paraît naturelle et
presque nécessaire dans ce pays qui a fait de l’exploitation habile des
divisions des nations occidentales une opportunité sans pareille.
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J’ai aussi en mémoire la visite à Saint-Nazaire du Premier ministre
de Malaisie. Une visite en France lui fournit l’opportunité de se
rendre compte de visu de l’avancement de la construction des six
méthaniers dont nous avons reçu commande pour son pays. Tout se
passe bien jusqu’à ce que nous nous rendions au modeste aéroport
de Saint-Nazaire où stationne l’avion d’Alcatel Alsthom qui nous a
été prêté pour l’occasion et où doit se trouver un autre avion privé
dont nous ne savons rien sinon qu’il appartient à un ami de Mahatir
qui désormais doit le prendre en charge. Nous arrivons à l’aéroport.
L’avion attendu n’est pas là. Je m’installe avec le Premier ministre
dans un local exigu, qui nous donne cependant un minimum d’isolement par rapport à la nombreuse suite qui l’accompagne.
Conciliabules multiples sans effet apparent. Je mets notre avion à
la disposition du Premier ministre qui n’en veut pas. Nos pilotes se
renseignent et découvrent que l’avion attendu est allé par erreur
atterrir à Brest au lieu de Saint-Nazaire ! Il ne sera pas là avant trois
heures, ce qui me donne l’occasion d’une conversation extrêmement
difficile à entretenir avec un personnage aussi arrogant qu’hermétique.
Heureusement, il me dévoile avec réticence au bout d’un certain
temps qu’il se rend à Colmar, ville dont il est enthousiaste au point
d’avoir reproduit le quartier historique de cette ville à échelle réduite
pour en faire un parc d’attraction en Malaisie. Quand il apprend qu’il
s’agit de ma ville natale, la conversation enfin se détend au point de
devenir presque chaleureuse. Sans qu’il y ait de lien de cause à effet,
la Malaisie a néanmoins été l’un des marchés les plus importants
d’Alstom. En effet aux méthaniers ont succédé dans la période qui a
suivi, notamment plusieurs centrales électriques, en particulier celle
de Manjung, sans parler des projets hydrauliques.
Autre souvenir : l’enthousiasme sincère de Bill Clinton pour les
trains à grande vitesse et son regret que le Congrès des États-Unis
n’ait pas retenu ses propositions tendant à mettre en place un dispositif destiné à encourager les États à promouvoir ce type de transport.
La rencontre s’étant située à la fin de son mandat, l’idée m’a traversé
l’esprit de nous assurer de ses services pour la promotion de nos
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projets ferroviaires américains, mais je ne l’ai même pas évoquée avec
mes collaborateurs, imaginant ce que pourraient être les tarifs requis,
à supposer que, comme d’autres hommes d’État américains l’ont fait
pour d’autres entreprises dans le passé, il ait envisagé de s’y prêter !
Et bien entendu il y a aussi le contrôle. La dimension des projets,
leur complexité technique et contractuelle, leur étalement dans le
temps font qu’ils recèlent des risques intrinsèques considérables qui
naissent non seulement en cours d’exécution, mais aussi dès l’élaboration, la remise et la négociation des offres. J’ai toujours considéré
que cette responsabilité est fondamentalement celle du directeur
général de division et plus tard celle du président de secteur. Il est le
seul à avoir un accès direct et facile à l’ensemble des informations
techniques, industrielles et commerciales nécessaires pour mesurer
les risques et fixer le prix.
Néanmoins je dois avoir connaissance des termes des offres les
plus importantes ou de celles où il est envisagé de prendre un risque
significatif même si sa valeur est faible. Nous avons donc une cellule
au niveau central qui les suit de près. J’ai demandé à Jim Cronin
d’abord, à Claude Darmon plus tard et, dans la dernière période, à
François Newey et Nick Salmon de présider en mon nom le comité
des appels d’offres, d’abord informel, puis formel après l’acquisition
d’ABB Power, qui assure ce contrôle, à charge pour eux de m’impliquer en cas de difficulté ou de désaccord particuliers.
Au risque de surprendre, tant la calomnie superficielle a fait son
œuvre, je soutiens que notre contrôle a été sérieux et n’a pas laissé
passer d’offres dont nous n’aurions pas volontairement assumé les
risques. Ni les offres Renaissance, délibérées, sur lesquelles je
m’expliquerai plus tard, ni les turbines à gaz GT24/GT26 pour
lesquelles les offres ont été faites pour l’essentiel par ABB, ni les
projets ferroviaires britanniques qui ont dérapé au niveau de l’exécution ne constituent un démenti de cette affirmation.
Au-delà des questions d’organisation et de méthode, l’action
commerciale, c’est aussi la conquête. La conquête et l’enthousiasme. Il
en a fallu pour gagner la bataille du TGV Corée où notre concurrent
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allemand a utilisé tous les moyens d’intelligence économique et de
déstabilisation politique pour torpiller notre offre avant que ne
l’emporte la qualité intrinsèque de notre produit, démontrée par des
années de performance opérationnelle sur le réseau ferroviaire français
alors que l’ICE ne connaît pendant cette période que des déboires.
Autre exemple, en Chine, cette fois-ci, l’îlot conventionnel 49 de
la centrale nucléaire de Ling Ao que la dispersion et l’éclatement des
actions françaises ont failli faire perdre à Gec Alsthom. J’ai dû
m’imposer à la réunion tactique ultime qui se tenait dans la
« chambre sourde » de l’ambassade de France à Pékin entre un
ministre français et les entreprises concernées, réunion dont
Framatome voulait nous exclure, mais où le soutien de l’ambassadeur a changé la donne.
Les négociations sur l’îlot nucléaire traînent de telle manière que
je vois venir le moment où la délégation française repartira pour
Paris sans que l’îlot conventionnel soit abordé, nous faisant perdre
l’atout de la pression politique dont Framatome bénéficie à plein. Je
m’installe donc avec Mike Barrett, le responsable à l’époque du
segment turbines à vapeur dans l’antichambre de la salle de réunion
où les négociations se tiennent. Nous y restons pendant cinq heures
jusqu’à ce que les discussions sur l’îlot nucléaire se terminent. À
deux heures du matin, Zanulong, le négociateur chinois, sort de la
salle, nous voit et, bien qu’épuisé, nous invite à le rejoindre pour que
nous finalisions l’îlot conventionnel. Nous réglons l’affaire en deux
heures de sorte que notre signature peut intervenir en même temps
que celle de Framatome, le lendemain matin, avant que la délégation
française ne s’envole pour Paris.
Toujours en Chine, le barrage des Trois-Gorges nous vaut des
séances tout aussi mémorables. Je pourrais citer beaucoup d’autres
49. C’est-à-dire, en simplifiant, par opposition à l’îlot nucléaire, la partie non
nucléaire de la centrale nucléaire qui, à mon époque, représentait environ un tiers
de sa valeur.
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affaires où la furia francese qui a animé les équipes de Gec Alsthom,
qu’elles soient françaises ou non, ont permis de l’emporter.
Certains nous ont reproché de communiquer à l’excès sur ces
grands projets et ont insinué que souvent ils n’ont pu être gagnés que
grâce au soutien public et en acceptant des pertes significatives.
J’assume la fierté que nous avons ressentie au moment de ces
victoires et qui nous a incités à les faire connaître. Je témoigne aussi
que le soutien des pouvoirs publics en France et aussi dans tous nos
pays d’implantation concernés par l’un de nos projets, par exemple
la Grande-Bretagne, nous a rarement manqué. Mais croit-on que nos
concurrents allemand, Siemens, ou américain, GE, ont été privés du
soutien de leurs gouvernements ? Ce serait bien naïf de croire aux
professions de libéralisme pur et dur quand on connaît l’efficacité du
KfW allemand ou de la War Room commerciale, créée aux États-Unis
par le secrétaire au commerce Brown.
Quant à la rentabilité, j’en surprendrai sans doute beaucoup en
leur affirmant que ce sont ces projets-phares qui ont souvent été les
plus rentables en dépit de commentaires, sans doute inspirés par la
concurrence 50, expliquant que nous n’avions été retenus que parce
que nous avions accepté de perdre de l’argent. Ce n’est d’ailleurs pas
surprenant puisque, tout à fait normalement, plus l’effort de conviction commerciale est intense, documenté et bien organisé, plus les
concessions de prix dont il faut tenir compte dès le départ dans
l’offre sont limitées.
Il n’en reste pas moins que cette publicité, qui, pour répondre à
nos vœux, n’aurait dû se déployer qu’une fois les affaires gagnées, a
parfois eu des effets boomerang. Ainsi, dans le cas des trains à grande
50. On a pu noter qu’après mon départ, Siemens n’a pas perdu l’habitude d’expliquer publiquement ses échecs commerciaux par le fait que son ou ses concurrents
pratiqueraient du dumping, non sans que quelques commentateurs ou analystes,
quelque peu naïfs, accordent du crédit à cette pratique indécente qui n’est celle
d’aucune autre entreprise dans cette industrie.
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vitesse, un malentendu s’est installé sans que nous y soyons pour
grand-chose. Ce produit emblématique, résultat des efforts conjoints
de la SNCF et de Gec Alsthom, a connu le succès que l’on sait en
France et auprès des étrangers visitant notre pays. Au point que les
hommes politiques et les journalistes observant notre action ont très
vite mis à notre débit le fait que rares ont été les pays qui ont adopté
ce système de transport sans mesurer que les décisions en la matière
ne peuvent résulter de l’action directe du fournisseur qu’est Gec
Alsthom.
Dans la plupart des pays qui s’y sont ralliés, l’initiative a été celle
des États, en France, bien sûr, mais aussi en Allemagne, en Corée du
Sud, en Espagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne et
en Italie. Cela n’est d’ailleurs pas surprenant quand on considère le
coût de ces projets, extrêmement élevé non en raison de la fourniture de Gec Alsthom qui ne représente pas plus de 15 à 20 % du
total, mais du fait de l’infrastructure dédiée qui est indispensable.
Au fil des années, quelques projets privés ont néanmoins surgi,
développés par des entrepreneurs, plus ou moins heureux, que Gec
Alsthom a toujours soutenus de son expertise aux États-Unis, au
Texas, en Floride, en Californie, en Russie, à Taiwan ou ailleurs, mais
dont le coût a été tel qu’en fait, seul le projet taïwanais a abouti. Que
n’aurait-on dit ou écrit si Gec Alsthom ou plus tard Alstom avait
décidé de les soutenir financièrement, ayant en particulier en
mémoire l’avalanche de critiques que je subirai pour avoir accordé
un financement fournisseurs à Renaissance.
Pourtant Gec Alsthom a gagné tous les projets arrivés à terme à
l’exception de deux d’entre eux, le train à grande vitesse taïwanais
remporté par les Japonais qui ont pu convaincre leur gouvernement
de financer intégralement le projet ce que l’alliance Alstom-Siemens
n’a pu obtenir ni même jamais envisagé d’obtenir – sans surprise –
de l’Union européenne, et les nouveaux trains à grande vitesse
espagnols, concédés à Siemens et à Talgo-Bombardier, grandement
aidés par l’état peu satisfaisant des relations franco-espagnoles au
moment de la décision.
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Au demeurant, le fait qu’Alstom ait fourni avec Bombardier le
seul train rapide que les États-Unis aient mis en œuvre pendant cette
période, l’ACELA qui relie Washington à Boston en passant par New
York, confirme la position dominante que l’entreprise a acquise sur
ce segment de marché.
Ces batailles que nous avons fréquemment gagnées ne doivent pas
faire oublier que l’essentiel des succès commerciaux et de l’alimentation
du carnet de commandes résulte d’un travail de fourmi, loin des feux de
la rampe, et concernent des milliers de projets suivis simultanément et
dont le montant peut aller de quelques dizaines de milliers d’euros à
quelques centaines de millions. Ainsi les trains à grande vitesse ou les
îlots conventionnels de centrales nucléaires ou les grands barrages ou les
grands paquebots de croisière ne représenteront au terme du parcours
que quelques pour cent du chiffre d’affaires d’Alstom sur lesquels l’attention et les commentaires se focaliseront, alors que la charge des centres
d’ingénierie et des usines viendra de la multitude des contrats anonymes
de systèmes, d’équipements et de services dont personne ne parle!
GRÈVE
Commandes en hausse, mais pourtant effondrement des prix, telle
est l’équation paradoxale que nous avons à résoudre. La réduction
substantielle et rapide des coûts constitue la seule réponse.
Pour y arriver, il y a d’autres solutions que l’adaptation des effectifs. Elles sont toutes utilisées au mieux de nos moyens et de nos
compétences : effet de volume, spécialisation des usines, réduction
du coût des achats, chasse à la non qualité. Les programmes de
changement se multiplient et se succèdent pour mobiliser les imaginations et les énergies et trouver des solutions : The Way Forward,
Change Now, Stretch 30, Pace, Quality Focus et Six Sigma. Cette
frénésie d’actions de progrès, orchestrée au niveau Corporate,
notamment dans la dernière période, avec brio, par Jacques Léger,
nous sera parfois reprochée.
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J’ai effectivement laissé faire ce foisonnement. Je pense en effet
que, dans cette entreprise qui est nouvelle en permanence compte
tenu du rythme des acquisitions, le brassage des idées et des hommes
qu’entraînent les actions de changement, à la limite quelle que soit
leur pertinence intrinsèque, a un effet fondamentalement positif. Je
ne le regrette donc pas même si, en fin de période, à un moment où
il n’était plus question d’acquisitions et où l’entreprise commençait à
acquérir son identité, je me suis rallié sans problème au principe du
référentiel unique externe et, de ce fait, théoriquement objectif
qu’est Six Sigma.
En dépit de toutes ces actions, nous n’avons pas échappé à l’adaptation permanente des effectifs. J’ai un jour calculé qu’ils s’étaient
réduits, à structure constante, à un rythme moyen annuel supérieur
à 6 %. Cette évolution n’a pratiquement jamais cessé, comme le
montrent les provisions de restructuration inscrites année après
année, dans nos comptes. Il y a pu y avoir des périodes de répit dans
tel ou tel secteur, mais globalement la tendance n’a jamais changé.
La philosophie dont nous avons hérité à la fois de GEC et
d’Alcatel est que les restructurations doivent être gérées au niveau le
plus bas et le plus segmenté possible de l’organisation de manière à
en faciliter le traitement au plus près des personnes concernées et à
éviter tout blocage global, toute « prise en masse » qui pourrait
paralyser l’entreprise. Cette démarche est appropriée dans la plupart
des pays soit parce qu’elle correspond, comme dans le cas de la
Grande-Bretagne, à la manière de faire locale, soit parce que, notamment dans les débuts de Gec Alsthom, dans beaucoup de pays nous
ne sommes présents qu’à travers de petites unités qui, sauf exception, comme en Belgique, se prêtent bien à ce type de traitement.
Comme de surcroît les restructurations de grande ampleur ont
d’abord concerné les unités britanniques de l’entreprise, les vraies
difficultés ne commencent qu’en 1994.
Et c’est la France qui en est le théâtre. En octobre 1993 est
annoncée la fermeture de l’usine de transformateurs du Havre qui
emploie 745 personnes. En juin 1994, deux jours avant qu’Édouard
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Balladur, Premier ministre, n’annonce un plan emploi, la division
transport rend publique la suppression de 984 emplois ! Enfin en
novembre 1994 s’engage à Belfort une grève de cinq semaines qui
porte sur les salaires et qui se veut la répétition de la grande grève
« historique » de 1974 qui avait mis à mal l’ancienne Alsthom.
La succession de ces événements met brutalement les relations
sociales en France en bonne place dans mon agenda. Ils arrivent de
surcroît au plus mauvais moment. Paul Combeau, mon adjoint
industriel, expert social et respecté des syndicats, a pris sa retraite le
31 mars 1994. Le directeur des ressources humaines France, un
homme de qualité, n’a cependant pas l’expérience nécessaire pour se
substituer totalement à lui et le directeur des ressources humaines au
niveau mondial est britannique et ne peut nous être que d’un secours
limité.
C’est donc moi que les syndicats français vont tester en la
circonstance. Les choses se passent mal sur les trois dossiers. Sur
Le Havre, nous sommes obligés de maintenir pendant un temps trop
long 210 emplois et de réduire le temps de travail à 31 heures ! Le
plan social de la division Transport, à l’époque dirigée par Claude
Darmon, bien qu’exemplaire du point de vue de la gestion prévisionnelle de l’emploi puisqu’il prend en compte un objectif sur trois
ans, s’enlise dans des discussions interminables même si in fine,
préalablement laminé, il sera exécuté. Quant aux revendications
salariales de Belfort, elles ne seront pas satisfaites, le conflit se terminant à l’usure avec l’octroi d’une petite prime.
Je découvre cependant, à cette occasion, que le talent et le brio,
avec lesquels Paul Combeau a géré de manière centralisée en France
les relations sociales, ont occulté l’absence d’une vraie fonction
ressources humaines à chaque niveau de responsabilité et l’insuffisance de l’implication des managers dans la gestion sociale. Il y a, en
particulier depuis le départ de Paul, une véritable déconnexion entre
le management, notamment central, et la « base ».
Je sais, bien entendu, que l’attente qui s’exprime est surtout le fait
de nos salariés français, imprégnés d’une « culture sociale » qui
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suppose l’engagement de la direction générale de l’entreprise, pour
artificiel qu’il soit. En effet la taille d’Alstom exclut que le dialogue,
même s’il est honnête, ait à ce niveau de globalité un contenu
concret, réel et utile. Il n’en est pas encore de même dans la plupart
des autres pays bien qu’au fil des années, l’échange des expériences
entre les syndicats de l’espace européen contribue à une forme
d’osmose progressive.
Le changement est donc nécessaire. En France, il commence par
une convention des principaux cadres qui entend le secrétaire
général de la fédération CFDT de la métallurgie nous révéler nos
faiblesses et nos lacunes. Nous filialisons toutes les activités
françaises de manière à créer des entités de dialogue social dotées
d’un comité d’entreprise de taille humaine, une pour le transport,
une autre pour transmission et distribution, trois pour l’énergie et,
bien entendu, une pour la construction navale qui existe déjà. Même
processus pour les établissements : à Belfort, il y en aura désormais
quatre au lieu d’un seul, chacun d’eux étant doté d’un directeur des
ressources humaines. Au bout du parcours, alors que Gec Alsthom a
encore plus de 30 000 salariés en France, ils seront couverts par
plusieurs dizaines de comités d’entreprise ou d’établissement. Cette
inflation a un coût, mais elle « force » les partenaires au dialogue
social et permet de segmenter le traitement des problèmes.
L’arrivée de Jacques Gounon, recruté comme directeur des
ressources humaines France avant de devenir plus tard le président
de notre secteur entreprise, que j’ai eu l’occasion de connaître et
d’apprécier quand il était mon interlocuteur au cabinet du ministre
du Travail au moment de la grève, achève de modifier le climat.
Jusqu’à mon départ, neuf ans plus tard, il n’y aura plus de « grande
grève » modèle Belfort au sein de Gec Alsthom et ensuite Alstom. Il
y aura encore des conflits sur les restructurations, mais ils seront
traités au niveau approprié sans menacer le fonctionnement de
l’ensemble de l’entreprise.
Mais le changement doit aussi s’étendre au niveau mondial.
Quelques initiatives sont de nature à la favoriser. Chaque division est
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désormais dotée d’un directeur des ressources humaines à vocation
mondiale. Les « coordinateurs nationaux » ou plus tard les
« Présidents Pays » ont qualité pour superviser et coordonner les
relations sociales dans leur pays.
Une négociation est engagée avec la fédération européenne de la
métallurgie pour constituer un comité de groupe européen. Cela
mettra du temps puisque la cérémonie de signature n’intervient que
le 30 mai 1996, mais ce processus à lui seul constitue un acte de
dialogue social. Je me rendrai au fil des années à toutes les réunions
du European Works Forum, deux fois par an, pour présenter et actualiser les orientations stratégiques de l’entreprise et répondre aux
questions pendant deux heures. Le directeur des ressources
humaines gère le Select Committee, formation restreinte qui se réunit
plus fréquemment.
Les relations sociales n’ont jamais été apaisées et sereines au sein
de Gec Alsthom et d’Alstom. Il m’est même arrivé un soir de retour
d’Allemagne où j’ai passé la journée de ne pouvoir rejoindre mon
bureau, le 38 avenue Kléber étant bloqué depuis le matin par une
poignée de syndicalistes de l’usine de Saint-Ouen. J’ai dû donner un
coup de téléphone au préfet de police pour que vers neuf heures du
soir une compagnie de CRS vienne en quelques minutes déloger les
manifestants et libérer les locaux de cette entreprise internationale
paralysée depuis le matin. Belle image de la France et de Paris
comme siège attractif pour les groupes étrangers !
Mais, de tels incidents auraient-ils pu être évités alors que les
restructurations étaient permanentes et que notre pays ne sait pas
gérer ces opérations autrement qu’en termes de guerre civile ?
Néanmoins nous avons fait des progrès, le dialogue s’est structuré et
sa nécessité a été progressivement reconnue par le management, car
l’obstacle principal ne vient pas tant des syndicats que de managers,
fondamentalement imprégnés d’une culture d’ingénieurs qui privilégie la dimension technique de la gestion par rapport à la dimension
humaine. Les mœurs ont progressivement changé, mais l’effort ne
peut se relâcher.
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BELFORT
La grève a été aussi pour moi l’occasion de faire la connaissance de
Jean-Pierre Chevènement qui a longtemps incarné le mythe belfortain.
Bien que deux promotions m’aient seulement séparé de lui, je ne
l’ai jamais rencontré à l’ENA à l’époque où il cosignait sous le
pseudonyme de Jacques Mandrin un livre au vitriol sur l’énarchie, ni
pu nouer avec lui des relations autres que professionnelles. J’ai
néanmoins toujours apprécié le courage qu’il a manifesté en diverses
occasions, choix de l’opposition comme jeune administrateur civil
quand les carrières ne peuvent se faire que dans la majorité, démissions ministérielles sur des questions de principe, choix du combat
politique solitaire, nécessairement ingrat, courage et énergie qui lui
ont permis de surmonter son accident opératoire…
Cette fermeté de caractère fort estimable a cependant conduit le
maire de Belfort, qu’il est déjà quand je prends mes fonctions, à
choisir, sans beaucoup de nuances et en toutes circonstances, le parti
de la revendication et de la contestation sociale. Comme il me l’a
souvent exprimé, il est indéfectiblement de ce camp-là et, pour
utiliser d’autres mots que les siens, c’est le fonds de commerce sur
lequel il a assis sa carrière politique locale.
N’étant pas loin de faire sienne la théorie de la CGT selon
laquelle les entreprises qui font des bénéfices doivent s’abstenir de
licencier, Jean-Pierre Chevènement prend difficilement en compte,
au moins publiquement, la complexité des situations économiques
qu’elles ont à affronter. Il a également une vision colbertiste des
relations entre les entreprises et l’État, attendant de celui-ci à la fois
qu’il les mette sous tutelle en contrepartie, pour être juste, d’un
soutien qu’il souhaite indéfectible. Enfin la Bourse et les marchés
financiers lui paraissent être les ennemis irréductibles des salariés et
les initiateurs réels des plans sociaux.
Pendant la grève de 1994, il sait cependant encore faire la part
des choses et quand il prend conscience que Gec Alsthom ne peut
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céder, il contribue à l’arrêt progressif du conflit. Mais, par la suite, au
fur et à mesure qu’il devient évident, notamment, mais pas seulement, en raison de l’effondrement durable du marché français, que la
survie d’une activité électrotechnique à Belfort passe inéluctablement par une rationalisation européenne et même mondiale, il
donne souvent l’impression de s’arc-bouter dans la défense sans issue
d’une sorte de Fort Alamo industriel.
La segmentation du site en plusieurs unités séparées, les opérations d’externalisation auxquelles nous avons procédé au fil des
années, la cession à General Electric de l’activité de turbines à gaz de
grande puissance, développée sur leur technologie et dont l’usine
principale est à Belfort et enfin le rachat en deux étapes de ABB
Power constituent autant d’événements successifs qui le confirment
dans cette attitude et justifient de sa part réserves et inquiétudes.
À l’évidence je n’ai pas su faire partager à Jean-Pierre Chevènement notre conviction que toutes ces actions ont pour unique
objectif de faire en sorte que nos usines françaises et notamment
celles de Belfort puissent survivre en continuant à exporter au moins
la moitié, sinon davantage, de leur production. C’est grâce à la quête
permanente de compétitivité à laquelle nos managers et nos salariés
français ont su s’adapter, que nous avons réussi à maintenir ce ratio
contre vents et marées.
Du coup notre démarche est volontiers caricaturée comme étant
d’inspiration exclusivement « financière » et attribuée au fait
qu’Alstom n’est pas dirigé par un ingénieur, défaut que la nomination de Patrick Kron, sur ma proposition, a désormais heureusement
corrigé !
Je crains pour ma part que le refus des autorités locales de
comprendre, d’anticiper et d’expliquer les évolutions inéluctables,
n’ait contribué à entretenir des faux espoirs chez nos salariés et n’ait
retardé ou affaibli les initiatives indispensables pour préparer et
rechercher à temps et avec suffisamment d’énergie les alternatives
nécessaires. J’ajoute qu’à l’évidence, le climat de « guérilla » sociale
permanente qui a prévalu à Belfort pendant toutes ces années n’a pas
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manqué de décourager les entreprises existantes d’investir et les
nouvelles implantations de se multiplier.
En dépit de ce désaccord grandissant, Jean-Pierre Chevènement
ne nous a cependant jamais ménagé son soutien pour l’action
commerciale aussi bien en France qu’à l’étranger, notamment dans
les pays, tel l’Irak, où il bénéficie d’introductions particulières
Dans la dernière période, après que j’ai renoncé à mon indemnité de
départ, il a déclaré à France-Soir du 23 octobre 2003 que «Pierre Bilger,
à l’origine d’une erreur industrielle majeure, mérite plutôt de lourdes
pénalités financières». J’ai été déçu et surtout surpris qu’il se soit ainsi
rangé ainsi parmi ces procureurs et juges politiques qui s’autoproclament compétents pour évaluer la performance des dirigeants d’entreprise. En effet, attaquer de cette manière les personnes ne correspond
pas au souvenir que j’ai conservé de son style.
Pour ma part, je laisserai au suffrage universel le soin d’apprécier
la performance de Jean-Pierre Chevènement. Il s’est d’ailleurs déjà
exprimé en première instance en lui retirant son siège de député,
circonstance qui aurait pu l’inciter à manifester plus de modestie et
de réserve dans l’expression de ses propres jugements.
GENERAL ELECTRIC
Toute entreprise majeure doit maîtriser ses technologies critiques.
Dès 1990, Jean-Pierre Desgeorges a noté que la seule lacune significative de Gec Alsthom qui vient d’être créée est la technologie des
turbines à gaz de grande puissance que nous fabriquons sous licence
de General Electric, et il ajoute « dans les circonstances actuelles ».
Quelques années, plus tard, Jack Welch reconnaît dans une de nos
conversations bisannuelles que, dès le premier jour de l’existence
d’une licence, le licencié a l’obligation de prendre les dispositions
pour s’en affranchir progressivement.
Cette prise de conscience s’impose d’autant plus à nous que le
segment de marché le plus dynamique au cours de cette période,
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celui autour duquel se structure toute la problématique de la production d’énergie, est précisément celui des turbines à gaz de grande
puissance, supérieures à 50 MW. Nous pensons que cette tendance
persistera au moins au cours des deux décennies suivantes en raison
du niveau prévisible du coût du gaz, du coût modéré d’investissement qu’exigent les centrales à cycle combiné et de leur flexibilité
d’utilisation, même si dans le très long terme, les centrales à charbon
et les centrales nucléaires conservent leur intérêt.
Or Gec Alsthom est présent sur toute la gamme de 4 MW à
250 MW, mais pour les turbines à gaz de grande puissance, nous
bénéficions de la technologie de General Electric à travers un accord
de licence conclu en 1989 grâce à une opportunité saisie par Lord
Weinstock dans le cadre d’une bataille boursière impliquant General
Electric.
Les succès commerciaux rencontrés au cours de l’exercice 19921993 renforcent encore cette perception avec l’enregistrement de
12 000 MW de cycles combinés à Hong-Kong (Black Point), en
Hollande (Eems), en Tunisie, en Chine, au Pakistan, en Allemagne et
au Royaume-Uni. Le principal vecteur de cette expansion est la
turbine à gaz 9F dont un premier exemplaire a été mis en service par
EDF à Gennevilliers.
Cette question devient un sujet stratégique majeur qui préoccupe
nos deux actionnaires au même titre que nous et au premier chef
Pierre Suard. Nous leur proposons de lancer dans le plus grand
secret un programme de développement d’une première machine de
70 MW qui ferait appel à une technologie propre, développée à partir
des compétences dont nous disposons dans les turbines à gaz industrielles à Whetstone et à Lincoln en Grande-Bretagne et à Belfort en
tant que licencié de General Electric. Yvon Raak est chargé de ce
projet et nous estimons que nous devrons dépenser 700 millions
d’euros pour arriver à un résultat significatif. L’équipe se constitue et
les études préliminaires démarrent.
Cependant, au fil du temps, la part de marché de Gec Alsthom
s’est considérablement renforcée au point de représenter désormais
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la moitié de celle du licencieur, General Electric, ce qui commence à
l’indisposer, notamment parce qu’il souhaite de manière abusive
contrôler le commerce des pièces de rechange qui constitue la source
essentielle de la profitabilité de ces machines.
Il est probable aussi que notre partenaire est informé de nos
intentions de développement autonome. Il sait que nous avons des
compétences que nous avons montrées quand il a accepté que nous
améliorions par nos propres moyens les performances de certaines
machines à la condition que les modifications correspondantes
soient mises à sa disposition. La lucidité de Jack Welch sur le
comportement inévitable d’un licencié ne va pas jusqu’à accueillir
avec bienveillance cette initiative.
Enfin General Electric a entrepris une politique systématique de
rachat du réseau d’associés (« Business Associates ») qui a constitué
la forme principale de son expansion internationale dans ce métier.
Mais le plus important de ces partenaires est Gec Alsthom qui n’a
aucune raison de se prêter à cette manœuvre, bénéficiant d’une
licence d’une durée de vingt-cinq ans dont seuls cinq sont expirés.
General Electric entreprend donc de nous décourager et de nous
contenir par une mise en œuvre tatillonne et a minima de ses
engagements contractuels, retardant autant qu’il est possible les
transferts de technologie pour les machines nouvelles même s’il y est
contraint juridiquement. Mais chacun sait que les transferts de
technologie supposent, quand ils portent sur des produits
complexes, bien plus que l’application littérale de clauses contractuelles, une entente parfaite et des échanges intenses entre les
équipes techniques du licencieur et du licencié, conditions qui ne
sont plus remplies de manière délibérée par notre partenaire.
Dans cette ambiance de plus en plus conflictuelle, interviennent
les difficultés de mise au point de la nouvelle turbine à gaz de classe F,
la 9F pour le marché 50 Hz, le seul accessible à Gec Alsthom et celui
où il excelle. Les coûts de rectification et les pénalités dues aux clients
qui résultent de ces difficultés frappent aussi bien General Electric
(pour les 7 F et les 9 F) que Gec Alsthom (pour les seules 9 F).
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L’essentiel de la charge, qui est substantielle, incombe à General
Electric et fait l’objet d’une demi-ligne dans un de ses rapports
annuels. Mais la part de Gec Alsthom, bien que beaucoup plus
modeste, réduit par contre sa capacité à financer son programme de
développement d’une technologie autonome et conduit du coup
l’entreprise et ses actionnaires à s’interroger sur sa pertinence.
Son interruption est décidée. Mais les pressions du partenaire
subsistant pour rendre la licence la moins fructueuse possible,
l’option retenue est de privilégier la recherche d’une solution stratégique au problème. L’opportunité surgit en 1997 avec la mise en
vente longtemps attendue de l’activité production d’énergie de
Westinghouse, engagé par ailleurs dans un processus de recentrage
sur CBS, le grand Network américain.
Paradoxalement, saisir une telle opportunité m’a été recommandée par Jack Welch lui-même, comme le moyen élégant de régler
notre différend en établissant Gec Alsthom comme son nouveau
concurrent aux États-Unis, car, dit-il, il est souhaitable que
Westinghouse tombe entre des mains responsables et professionnelles et il n’est de l’intérêt de personne d’ajouter sur le marché une
technologie supplémentaire qui serait développée par Gec Alsthom.
Jack Welch va même jusqu’à évoquer l’idée de racheter en parallèle
l’activité que nous avons développée sous licence General Electric
pour nous aider à financer une telle transaction, offre que je ne peux
saisir sur le moment, mais que j’exploiterai plus tard.
Westinghouse Power Generation représente à peu près la moitié
du chiffre d’affaires de Gec Alsthom dans ce domaine d’activité,
dispose d’une excellente technologie de turbines à gaz de grande
puissance 60 Hz qu’il aurait fallu adapter au marché 50 Hz, ce qui ne
représente pas une difficulté majeure, et est fortement implanté
industriellement à Shanghai en Chine.
Mais le rachat ne peut aboutir. D’une part Alcatel également
actionnaire de Framatome souhaite que les deux entreprises fassent
une offre commune pour la partie conventionnelle et nucléaire et
quand cette stratégie qui ne répond pas aux vœux du vendeur se
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révèle infructueuse, les deux actionnaires refusent à Gec Alsthom la
possibilité de faire une offre compétitive face à Siemens. Ce concurrent l’emporte par un écart si faible que, rétrospectivement, il apparaît
dérisoire par rapport aux coûts que générera par la suite le sinistre des
turbines à gaz de grande puissance GT24/26 héritées d’ABB.
Siemens, en revanche, grâce à cette transaction, assure son avenir
dans ce domaine. En effet la technologie de Westinghouse excellente
– et d’ailleurs également à l’origine de la position de Mitsubishi qui
a été longtemps son licencié – est substituée à la sienne propre sur
les marchés 60 Hz et le fait bénéficier dans de bonnes conditions du
gas bubble américain dans les années 1998 et 1999.
FRAMATOME
Si assurer l’avenir de la division production d’énergie constitue le
sujet de préoccupation prioritaire du management de Gec Alsthom,
sortir de son actionnariat paritaire et fermé est celui d’Alcatel et, à un
moindre degré, de GEC. Serge Tchuruk s’inscrit à cet égard dans la
continuité de Pierre Suard. Lord Weinstock ou, après lui, Lord
Simpson lui auraient-ils offert l’opportunité de racheter leur part,
qu’il l’aurait saisie en dépit de la pression des analystes financiers qui
commencent à recommander une spécialisation à outrance des
entreprises cotées en Bourse au motif que les pure players surtout
s’ils interviennent dans le domaine des télécommunications et
d’internet recueillent la faveur des marchés et peuvent espérer une
meilleure valorisation.
Mais cette offre, à mon grand regret, ne vient jamais. Responsable
de l’entreprise commune, je suis astreint à la plus parfaite neutralité
et objectivité vis-à-vis des deux partenaires. Je n’ai donc aucun
moyen de forcer l’un ou l’autre à l’initiative que j’espère. Je suis
convaincu que même si Alcatel lui avait offert le rachat de sa participation, GEC, surtout après l’arrivée de Lord Simpson, n’en aurait
pas tiré parti. Mais GEC rejette également le retrait pur et simple au
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profit de son partenaire que l’environnement britannique semble lui
interdire.
C’est dans ce contexte que Serge Tchuruk en parfaite harmonie et
coordination avec moi tente de mettre en œuvre une manœuvre qui,
si elle avait abouti, aurait permis de constituer un acteur de la
production d’énergie d’une taille et d’une puissance dans ce domaine
équivalent à celles de General Electric. C’est le projet de fusion entre
Gec Alsthom et Framatome.
Ce n’est pas une idée nouvelle. Les ambitions que la CGE a eues,
dans les années soixante-dix, dans le domaine nucléaire ont tourné
court lorsque la France a choisi la technologie des réacteurs à eau
pressurisée pour son programme nucléaire dont Schneider, actionnaire
principal de Framatome, s’est fait le promoteur, appuyé sur la licence
Westinghouse. Mais ses dirigeants ont toujours considéré que toute
opportunité de retour dans ce domaine devrait être saisie pour
compléter leur offre énergétique en regroupant Alsthom, leur filiale, et
Framatome. Aussi bien cet objectif figure-t-il en bonne place dans le
« plan » que j’ai rédigé, à peine arrivé à la CGE en 1982 à la demande
de Georges Pébereau pour servir de base au « contrat de plan » qui doit
être négocié entre l’État et la CGE nouvellement nationalisée.
L’occasion attendue se présente quand Framatome tombe par
accident dans le secteur public en 1984. Cette entreprise, créée en
1958, a en effet pour actionnaire majoritaire le groupe Schneider,
principalement à travers sa filiale Creusot-Loire, même si, en 1975,
l’État a racheté à travers le commissariat à l’Énergie atomique les 30 %
du capital qui sont alors détenus par Westinghouse. Au demeurant en
1981, Framatome s’est affranchi de sa dépendance technologique à
l’égard de Westinghouse, la licence dont elle bénéficie étant simplement transformée en un accord de coopération technique. Il est vrai
qu’entre temps, après le premier choc pétrolier, Framatome s’est vu
commander en trois ans – à partir de 1974 – 34 tranches nucléaires
auxquelles se sont ajoutées quatre tranches vendues à l’étranger !
C’est la faillite de Creusot-Loire qui conduit le commissariat à
l’Énergie atomique à prendre possession de la totalité des actions de
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Framatome. Cette situation ne convient ni au management de
l’entreprise, ni à l’État qui n’a pas fait de la nationalisation de cette
entreprise un objectif politique. Georges Pébereau propose donc que
la CGE devienne l’actionnaire principal (40 %), qu’un partenaire
privé, Dumez, l’accompagne dans ce mouvement (12 %) et que le
personnel se voit également réserver une participation (3 %).
Je suis chargé de cette négociation que, appuyé par le management d’Alsthom, je mène avec le commissaire à l’Énergie atomique,
Gérard Renon et qui est finalisée en 1985. En complément nous
concluons un accord avec Dumez qui organise notre partenariat et
permet à la CGE de récupérer la participation de son associé dans
l’éventualité d’un désaccord persistant. Potentiellement la CGE a
donc le contrôle de Framatome sur la base d’une valorisation d’un
peu plus de 250 millions d’euros qui apparaîtra par la suite comme
très avantageuse.
Toute cette opération est grandement facilitée par la relation
confiante que Georges Pébereau a su établir avec Jean-Claude Lény,
le président-directeur général de Framatome. En 1986, la privatisation de la CGE marque le retour de Framatome au secteur privé qu’il
n’aura ainsi quitté que pendant une courte période de deux ans.
Mais Pierre Suard qui a succédé à Georges Pébereau à la tête de
la CGE et qui ne saura pas nouer les mêmes liens avec Jean-Claude
Lény n’arrive pas à transformer l’essai. Curieusement il ne tire pas
parti de la période où la droite se trouve au gouvernement avec
Jacques Chirac comme Premier ministre pour s’efforcer de récupérer
les actions de Dumez, ce qui n’était pas un objectif inaccessible,
compte tenu de l’excellence des relations des deux groupes, et attend
le retour de la gauche au pouvoir pour le faire en s’appuyant sur un
accord verbal de Roger Fauroux, ministre de l’Industrie. Cela se
passe en août 1990. En octobre de la même année, Pierre Suard se
laisse imposer par le gouvernement de Michel Rocard de céder 7 %
au secteur public alors qu’il n’y est contraint par aucune disposition
juridique. Ainsi après avoir détenu pendant deux mois 52 % de
Framatome, la CGE, devenue entre temps Alcatel Alsthom, se
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retrouve avec 44 % ! À travers cette péripétie désastreuse, les efforts
de plusieurs années se trouvent ainsi gâchés et le rapprochement
avec ce qui est encore Gec Alsthom, manqué.
Serge Tchuruk a remplacé Pierre Suard en 1995. Il a très vite
compris que clarifier les structures des actionnariats de Gec Alsthom
et de Framatome doit constituer pour lui une priorité stratégique.
Dans les deux cas, Alcatel Alsthom immobilise des capitaux considérables sans contrôler, sans consolider autrement que de manière
proportionnelle et sans avoir la maîtrise des deux trésoreries très
positives. La fusion des deux entités doit permettre dans son esprit
de mettre en mouvement un processus qui pourrait conduire soit à
la prise de contrôle totale par la reprise des participations de l’État,
soit, à défaut, à la mise en Bourse de l’entreprise unifiée dans d’excellentes conditions.
Lord Weinstock mesure l’intérêt de cette dernière perspective.
Contemporain de la grande aventure nucléaire européenne, il
apprécie aussi la valeur que représente Framatome, une fois réunie à
Gec Alsthom. Il donne donc son accord de principe à Serge Tchuruk.
Le gouvernement français, informé notamment par une note de
Philippe Rouvillois, président de CEA-Industrie, adressée au président de la République, rend public le 30 août 1996 son accord pour
que l’étude du rapprochement s’engage avec pour seule condition
significative, « la mise en œuvre de garanties appropriées relatives au
contrôle du nouvel ensemble et à l’exercice des activités nucléaires ».
GEC et Alcatel Alsthom confirment le même jour leur volonté
commune d’aboutir à cette fusion, étant entendu que « la nouvelle
entité serait détenue par les actionnaires actuels des deux sociétés et
tenant compte de leurs apports respectifs ».
Le processus semble donc s’engager sur des bases claires. Certes
des difficultés subsistent. Jean-Claude Lény, le président-directeur
général de Framatome, est opposé à la fusion. Ce n’est pas une
surprise, car, sauf pendant le bref intermède de sa relation avec
Georges Pébereau, il a toujours été hostile à toute structure capitalistique qui se serait traduite par un contrôle réel sur Framatome. Le
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problème est réglé par la décision que prend l’État de le remplacer à
la tête de Framatome par Dominique Vignon qui pendant sept ans a
dirigé la branche nucléaire de Framatome et qui est favorable à la
fusion. La position qu’il prend permet d’atténuer l’opposition traditionnelle des syndicats.
Une mission d’information de la commission de la production et
des échanges de l’Assemblée nationale, présidée par Yvon Jacob et
dont le rapporteur est Claude Birraux, permet, à travers de multiples
auditions, y compris celles de Serge Tchuruk, Jean-Claude Lény, Jim
Cronin, représentant GEC et la mienne de dépassionner le débat et
de mettre en valeur l’intérêt de la fusion 51. Tout paraît donc aller
dans la bonne direction.
C’est oublier la volatilité dans les négociations qui fait le charme
de la méthode britannique. Une nouvelle équipe a pris en
septembre 1996 la tête de GEC, formée principalement de Georges
Simpson et, plus tard, de John Mayo. Elle a d’abord confirmé l’accord
de principe de Lord Weinstock, mais son conseil d’administration
revient sur cet accord. Le 26 mars 1997, Georges Simpson vient
expliquer à Paris à Frank Borotra, ministre de l’Industrie, qu’il ne
peut accepter une position minoritaire dans le nouvel ensemble face
aux intérêts français, Alcatel Alsthom et le commissariat à l’Énergie
atomique, que d’ailleurs il n’est pas prêt non plus à faire l’effort
financier nécessaire pour se porter à la parité avec Alcatel Alsthom si
l’opportunité lui en était offerte et qu’enfin toute évolution de
l’actionnariat de Gec Alsthom ne pourra s’effectuer qu’en respectant
scrupuleusement le principe de parité entre les deux actionnaires.
Frank Borotra, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, veut
toujours croire en avril 1997 que d’autres montages sont possibles et
que les discussions peuvent se poursuivre pour aboutir à la privati51. Le rapport d’information n° 3246, enregistré le 18 décembre 1996 à l’Assemblée
nationale, sous le titre « Framatome-Gec Alsthom : un mariage sous conditions »,
fournit des informations précieuses sur le projet et reproduit le verbatim de
l’ensemble des témoignages collectés.
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sation de Framatome. Certes, en septembre 1997, Serge Tchuruk se
déclare encore « persuadé » qu’une fusion entre Gec Alsthom et
Framatome reste « la bonne solution ». Mais le secrétaire d’État à
l’Industrie, Christian Pierret – qui a succédé à Frank Borotra après le
remplacement à Matignon d’Alain Juppé par Lionel Jospin –, après
avoir été interpellé par les syndicats de Framatome, déclare le
1er octobre 1997 à l’Assemblée nationale que l’actionnariat de cette
entreprise doit garder « une nature publique », enterrant ainsi définitivement le projet.
L’échec de cette deuxième tentative de rapprochement entre Gec
Alsthom, successeur d’Alsthom, et Framatome est lourd de conséquences. L’enjeu, je l’avais résumé dans un entretien avec La Tribune 52 :
« Pourquoi aurions-nous raison contre le monde entier ? Quand
on regarde tous les grands concurrents étrangers, Siemens, General
Electric (GE), Westinghouse, ABB, Mitsubishi… tous se sont dotés
de l’ensemble des compétences de la production d’énergie dans le
même ensemble industriel. Si GE maintient ses capacités dans le
domaine nucléaire, si ABB fait de même, c’est qu’ils sont convaincus
qu’il est important d’être aussi dans le nucléaire.
Ces querelles sur l’indépendance de tel ou tel sont d’un autre âge.
Aux États-Unis, il n’existe plus qu’un acteur, peut-être deux dans ce
domaine : GE et Westinghouse. En Europe, nous sommes cinq dont
deux Français qui jouent séparément. Ce qui est en jeu, c’est la
création d’un grand groupe électrotechnique européen à dominante
française qui sera le vrai challenger de General Electric. Dans cette
perspective, l’alliance avec Siemens pour le développement du
réacteur européen du futur est un élément majeur de la stratégie de
Framatome. Elle est judicieuse et doit être maintenue et développée. »
Jack Welch n’aimera pas la référence au « challenger de General
Electric ». Il me le dira plus tard. Mais la réalité est bien celle-là. En
torpillant ce projet, GEC a détruit la possibilité de constituer, à partir
52. La Tribune du 6 novembre 1996 : le PDG de Gec Alsthom défend la fusion avec
Framatome.
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d’une initiative franco-britannique, sur des bases techniques et
financières saines, la grande entreprise dont l’Europe a besoin dans
le domaine de la production d’énergie. Il a aussi mis en route un
mécanisme qui a limité et affaibli le potentiel d’évolution et de
rebond de Gec Alsthom, puis d’Alstom. Oui, 1997 a été une année
noire pour l’industrie électrotechnique européenne dont elle ne s’est
pas encore remise.
Je ne le sais pas encore à ce moment-là. Mais l’autre conséquence
de cet événement a été de passer le relais à Siemens dans ce rôle de
fédérateur que Gec Alsthom, réuni avec Framatome, aurait pu jouer.
Mais cela, il faudra quelques années de plus et beaucoup de difficultés pour en prendre conscience.
C’est en effet en décembre 1999 que Framatome et Siemens
signeront un accord de principe ayant pour objet de regrouper leurs
activités nucléaires au sein d’une société commune Framatome ANP
dont Siemens détiendra 34 %. L’accord définitif est signé en
juillet 2000 et sa mise en œuvre intervient en janvier 2001. Alstom,
à ce moment-là, n’est évidemment pas informé de la clause scélérate,
associée à cet accord, qui donne à Siemens la priorité pour fournir
les îlots conventionnels des centrales nucléaires qui seraient
commandées à Framatome ANP. J’ignore si cette clause exclut ou
non de son champ d’application les centrales nucléaires françaises et
chinoises sur technologie Framatome dont les îlots conventionnels
ont été jusqu’à présent fournis par Alstom.
Mais, épilogue navrant de ce gâchis anglo-français, en
décembre 2003, quand Framatome ANP vend pour la première fois
le réacteur européen du futur, l’EPR, à un client finlandais, c’est l’îlot
conventionnel de Siemens qui est inclus dans l’offre retenue. Ainsi
Framatome ANP réussit ce tour de force de réintroduire Siemens sur
un marché dont il était pratiquement exclu depuis longtemps,
notamment en raison de l’arrêt du programme nucléaire allemand,
alors qu’Alstom en est le spécialiste mondial incontesté. De manière
surprenante, cet événement particulièrement désastreux pour Belfort
et pour l’intérêt national, n’a donné lieu à aucun commentaire.
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PERFORMANCE
L’échec du projet de fusion, en dehors de son effet propre, compromet
encore davantage la qualité des relations entre les deux actionnaires
de Gec Alsthom et les incite à rechercher rapidement une solution qui
leur permette à la fois de se séparer et de se retirer. Alors que s’achève
1997, le moment est donc proche pour Gec Alsthom, après neuf ans
d’existence, de céder la place au nouvel Alstom.
Le parcours de Gec Alsthom peut être illustré par des chiffres.
Le chiffre d’affaires d’abord : 4,3 milliards d’euros pour l’ancien
Alsthom en 1988, 6,8 milliards pour la première année de Gec
Alsthom en 1989-1991 et 11,2 milliards pour sa dernière année en
1997-1998, soit un rythme annuel moyen de croissance de 10 % ou
de 5,7 % selon le point de départ.
Le résultat opérationnel pour les mêmes périodes, 5,4 millions,
228 millions et 524 millions d’euros, correspond à un rythme annuel
moyen de 9,7 % pour la période 1989-1998. Quant à la marge opérationnelle, elle est quasiment nulle en 1988, de 3,3 % en 1989-1990
et de 4,7 % en 1997-1998.
Le résultat financier pour les trois années était respectivement de
100 millions, 133 millions et 75 millions d’euros, chiffres d’autant
plus satisfaisants qu’en dix ans les taux d’intérêt ont considérablement baissé et que Gec Alsthom a totalement autofinancé ses acquisitions.
Enfin les fonds propres de Gec Alsthom ont doublé, passant entre
1989-1990 et 1997-1998 d’un peu moins de 1,3 milliard à 2,3 milliards
d’euros. En résumé, neuf années de croissance rentable réussie !
Le positionnement stratégique constitue une autre mesure de la
performance. En 1997-1998, ce qui est encore la division production
d’énergie de Gec Alsthom est l’un des premiers fournisseurs mondiaux
des systèmes, équipements et services nécessaires aux centrales
électriques. La base installée par la division représente 15 % de la
capacité mondiale. Gec Alsthom est aussi le deuxième fournisseur
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mondial de systèmes, d’équipements et de services pour la transmission et la distribution de l’énergie. La division transport est également
le deuxième fournisseur mondial sur son marché. Enfin la division
navale est le premier constructeur mondial de navires de croisière.
Ces données sèchement énumérées ne rendent pas compte de la
richesse de technologies, de savoir-faire, de compétences, de
relations commerciales que détient cette entreprise européenne
qu’est Gec Alsthom, devenue l’un des trois premiers mondiaux dans
chacun de ces métiers.
L’évolution de la répartition géographique du chiffre d’affaires
traduit la marche forcée vers l’internationalisation et la mondialisation que l’entreprise a dû consentir pour assurer son développement.
La part de la France s’effondre de 51 % en 1988 avec l’ancien
Alsthom, à 37 % en 1989-1990 et enfin à 17 % en 1997-1998.
Corrélativement, les pourcentages du reste de l’Europe bondissent
de 11 % à 26 %, puis 39 %. Les Amériques passent de 13 % à 10 %,
puis 16 % tandis que l’Asie grimpe de 19 % à 21 %, puis 25 %. Quant
au reste du monde, il se situe à 6 % et 7 % en début de période pour
tomber in fine à 2 %.
Ce mouvement est également reflété dans la répartition des effectifs. En 1988 l’ancien Alsthom emploie 37 000 personnes en France
et seulement 4 300 à l’étranger. Dès 1989-1990, la fusion avec GEC
Power Systems introduit un changement substantiel : il y a toujours
35 000 personnes employées en France, mais il y en a désormais
23 000 au Royaume-Uni et 21 000 dans le reste du monde pour un
total de 79 000. En 1997-1998, les chiffres deviennent 30 000 pour la
France, un peu moins de 20 000 pour le Royaume-Uni et 35 000
pour le reste du monde, correspondant à un total de 85 000.
Ainsi, en neuf ans, une œuvre considérable a été accomplie. Deux
entreprises « hexagonale » et « insulaire », mais exportatrices ont vu
s’évanouir leurs marchés domestiques sur lesquels elles ont bâti leurs
compétences et leur fortune. Elles ont anticipé que l’exportation,
quels que soient les efforts consentis et les soutiens publics obtenus,
ne permettrait pas la survie de ce modèle. Elles ont su aussi
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comprendre que face aux deux géants américains et allemands, la
concentration était non seulement inévitable, mais nécessaire pour
conserver une taille critique appropriée. C’est la prise de conscience
de ces réalités par les managers et les salariés de Gec Alsthom qui a
permis la survie et le succès de leur entreprise.
Je confesse cependant que j’ai été trop impliqué personnellement
dans cette aventure pour faire reconnaître mon jugement comme
totalement serein et objectif. Je pourrais citer beaucoup de journalistes dont les appréciations ont toujours été largement positives sur
ce parcours. Je préfère néanmoins extraire quelques phrases du
témoignage de Serge Tchuruk devant la mission d’information de
l’Assemblée nationale sur Framatome53. Ses propos ont à mon sens
d’autant plus de valeur qu’il les tient à un moment où, récemment
nommé, son point de vue n’est pas encore altéré par l’accoutumance
à son nouvel environnement.
Première citation : « Gec Alsthom n’est pas un groupe dans lequel
deux parents interviennent sans arrêt dans le fonctionnement ; c’est
un groupe qui a su trouver sa personnalité dans un heureux ménage
entre les collaborateurs français et britanniques, avec un patron
français. »
Plus loin : « Regardons les choses en face. Gec Alsthom : rares sont
les sociétés françaises qui sont, dans leur métier, leaders mondiaux,
ou quasi-leaders mondiaux. Ils sont dans le peloton de tête, ça
“rupine”, leur carnet de commande croît, cette année 54, de façon tout
à fait sympathique. Ils ont en outre, des réserves financières, qui me
paraissent d’ailleurs excessives – c’est l’actionnaire qui parle. »
Remarque ultime qui constitue une introduction appropriée à la
nouvelle page qui s’ouvre…
53. Voir page 204, note 51.
54. Exercice 1995-1996.
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REPÈRES
Non sans s’arrêter un instant sur l’aventure européenne qui a été
celle de Gec Alsthom.
Ce dont Gec Alsthom et ses concurrents ont pris conscience
pendant la décennie de la fin du siècle précédent, dans le domaine
qui est le leur, celui des infrastructures pour l’énergie et le transport,
est que le facteur déterminant de la performance est la taille. Cet
impératif a été imposé par la combinaison de la déréglementation de
la production d’énergie et du transport et de l’ouverture de tous les
marchés mondiaux à la compétition. La taille s’analyse non seulement en part de marché mondial, qui doit s’exprimer en dizaines de
pour cent, mais aussi en « masse critique » domestique.
Je m’explique : la taille est nécessaire pour générer la rentabilité
permettant de financer la recherche et de garantir par la solidité du
bilan de l’entreprise la pérennité des engagements que les clients
demandent de souscrire pour des périodes qui se comptent en
décennies. Mais il ne suffit pas que cette taille soit diluée à l’échelle
de la planète. Il faut aussi qu’elle soit critique sur un marché
homogène, lui aussi, d’une taille suffisante, où l’entreprise est chez
elle, où elle bénéficie d’un environnement favorable, du soutien des
pouvoirs publics à l’intérieur et à l’extérieur.
Quelle autre explication donner à la puissance et à la rentabilité de
General Electric, que sa dimension massive et dominante sur le plus
grand marché du monde, celui des États-Unis, sans oublier le contreexemple que constitue l’effondrement d’ABB, jadis présenté comme
l’alter ego de General Electric, qui n’a jamais eu d’autres bases domestiques que la Suisse ou la Suède dont la taille n’est pas suffisante.
C’est à la construction d’une position semblable sur le marché de
l’Union européenne que Gec Alsthom a travaillé pendant ces années,
démarche qui a été au cœur de sa stratégie et qui a connu des succès
importants. Les progrès accomplis ont été reconnus et compris par
exemple en Chine et en Amérique du Sud comme un élément de
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consolidation et de renforcement de l’industrie électrotechnique
européenne face au grand concurrent américain.
Mais un grand scepticisme subsiste qui mine la crédibilité des
actions entreprises. L’enracinement des réflexes nationaux et la lassitude produite par la lenteur du processus de construction de
l’Europe, engagé il y a cinquante ans y sont pour beaucoup. Les
entreprises qui ont multiplié et réussi les fusions européennes
peuvent avoir l’impression d’être des commandos parachutés très en
avant des lignes et qui désespèrent de voir le gros des troupes se
mettre en marche pour les rattraper.
C’est ce sentiment qui prévaut quand on constate l’absence d’un
cadre juridique et fiscal, cohérent avec les exigences d’un marché
domestique unifié, le refus d’une politique commerciale offensive
commune en termes de soutien à l’exportation, réduisant celui-ci
aux seuls moyens nationaux, structurellement dispersés, à l’inertie
des initiatives européennes dans le domaine de la recherche, à la
naïveté des procédures de concurrence.
L’Union européenne paraît vouloir mettre en œuvre un modèle
anglo-saxon que les Américains ont réservé au domaine du discours,
confiant à celui de l’action le soin de soutenir leur industrie par tous
les moyens possibles. Mais ce dont elle a besoin, c’est d’une vraie et
grande politique industrielle, revendiquée et assumée, qui ignore les
« théologiens » du libéralisme et les « ayatollahs » du marché financier, alliés objectifs de la domination économique américaine.
Au moment de tourner cette page, je m’aperçois que je n’ai pas
satisfait à l’exercice de style que mon expérience peut laisser espérer
au lecteur, celui du commentaire sur le choc des cultures française,
britannique, allemande… Les fusions successives dont Gec Alsthom
a été le résultat lui ont en effet permis de vivre ce « choc » à grande
échelle. Cette omission peut s’expliquer par le fait que, ce qui reste
dans la mémoire, ce sont moins les différences que les similarités.
Certes à l’usage les Français se sont révélés plus performants
dans l’action internationale et dans l’organisation industrielle, les
Britanniques, plus efficaces dans le contrôle de gestion et dans le
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fonctionnement en réseau et les Allemands, plus préoccupés de
planification à long terme et de qualité. D’autres exemples de différences ou de nuances pourraient être donnés, concernant ces nationalités et d’autres.
Pourtant, une fois les problèmes linguistiques surmontés, très
vite un langage opérationnel unique s’est imposé et le fait de faire
travailler des équipes multinationales sur des projets communs n’a
pas rencontré d’obstacles insurmontables. La clé du succès a été de
reconnaître que les différences de méthode intellectuelle qui se
manifestent par exemple dans la manière de tenir les réunions, loin
d’être un handicap, sont au contraire une source d’enrichissement
pour peu qu’un temps suffisant soit consacré, en toutes circonstances, au dialogue préalable à la décision.
Je crois que nous avons ainsi démontré, au sein de Gec Alsthom,
qu’une entreprise européenne est possible et qu’elle peut connaître le
succès.
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DÉCISION
APRÈS L’ÉCHEC DU PROJET DE FUSION entre Gec Alsthom et Framatome,
Alcatel Alsthom et GEC n’ont toujours pas résolu leur dilemme
stratégique. Ils sont toujours actionnaires à égalité de Gec Alsthom.
Et pour ce qui concerne Alcatel Alsthom, ses participations dans le
secteur de l’énergie sont toujours éclatées (Cegelec, 100 %, Gec
Alsthom, 50 % et Framatome, 44 %). Parallèlement, les deux groupes
ont engagé des négociations dans le secteur de la défense qui impliquent également Thomson-CSF, devenue depuis lors Thalès.
Leurs discussions se poursuivent donc et se concentrent progressivement sur la seule option praticable qui reste disponible : mettre
Gec Alsthom en Bourse. Mais il faut plusieurs mois pour que cette
solution soit mise en œuvre.
Durant l’été 1997, est étudiée l’hypothèse d’une scission
(demerger) qui permettrait de remettre directement aux actionnaires
des deux maisons-mères des actions de l’entreprise mise en Bourse.
Cette technique a la faveur des Britanniques en raison des avantages
fiscaux qu’elle comporte pour les actionnaires de ce pays. Elle n’a pas
les mêmes attraits en France. Et surtout elle offre l’inconvénient de
ne pas apporter directement d’argent frais à Alcatel Alsthom et à
GEC. Elle est donc abandonnée et la réflexion se concentre sur
l’hypothèse d’une introduction en Bourse classique.
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GEC est conseillé par Crédit Suisse First Boston, Alcatel Alsthom
par Goldman Sachs et Gec Alsthom par Warburg et BNP Paribas. Gec
Alsthom est soumis à des due diligences approfondies, menées par les
« coordinateurs globaux » et futurs « chefs de file teneurs de livres »
que sont Crédit Suisse First Boston et Goldman Sachs, assistés
d’équipes juridiques nombreuses (pas moins de cinq cabinets d’avocats sont impliqués d’une manière ou d’une autre). Gec Alsthom
s’organise pour dialoguer avec eux et se préparer à l’introduction en
Bourse.
Sous la responsabilité de François Newey, le nouveau directeur
financier recruté sur l’initiative de John Mayo et de Jean-Pierre
Halbron, et de Andrew Hibbert, le directeur juridique, qui a
remplacé Pascal Durand-Barthez, les compétences nécessaires sont
mises en place. Henri Poupart-Lafarge, nouvellement recruté,
devient responsable de ce qui est pour nous désormais une tâche
essentielle, la communication financière, rampe de lancement stimulante pour celui qui s’affirmera peu à peu comme notre plus brillant
financier de la jeune génération.
Alors qu’approche la fin de l’année 1997, les deux actionnaires ne
cachent plus leurs intentions. « Les discussions avec GEC continuent. Nous essayons de faire évoluer cette société actuellement à
50/50. Nous ne souhaitons pas nous en désengager. Peut-être nous
alléger. La mise en Bourse d’une part du capital de Gec Alsthom est
une éventualité sérieuse. », déclare Serge Tchuruk dans Le Monde du
15 octobre 1997.
Si sérieuse que le 4 décembre, Alcatel Alsthom et GEC annoncent
leur accord pour mettre en Bourse leur filiale commune et pour
réduire chacun leur participation à 24 %, offrant ainsi au total 52 %
au public et, pour une petite part, aux salariés. Il est convenu et
rendu public de manière préliminaire que Gec Alsthom abandonnera
la référence à GEC devenant simplement Alsthom, que nous allons
transformer en Alstom sans « h », tandis qu’Alcatel Alsthom ne
s’appellera plus qu’Alcatel. La société ne sera plus de droit néerlandais, mais de droit français, elle sera cotée simultanément à Paris,
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Londres et New York et un dividende exceptionnel précédera la mise
en Bourse.
Commence alors un effort d’explication qui ne sera pas exempt
de quelques ratés. D’abord Serge Tchuruk motive sa décision : « Gec
Alsthom était au début une juxtaposition d’équipes. Elle s’est mise à
exister. Mais nous avions, peu à peu, atteint les limites du 50/50. »
Quelques jours plus tard, le 12 décembre 1997, je m’exprime, à
mon tour, pour la première fois, dans ce nouveau contexte, dans un
entretien avec La Tribune où je commence à roder le discours qui va
être le mien pendant les semaines de marketing qui vont suivre :
l’entreprise est saine financièrement, bien positionnée stratégiquement, leader mondial dans 50 % de ses activités. J’explique que le
prix qui aurait dû être offert pour être retenu pour le rachat de
Westinghouse production d’énergie a été jugé trop élevé, qu’un
rapprochement avec Cegelec mérite réflexion et que celui avec
Framatome, tout en n’ayant rien perdu de son intérêt, n’est plus
d’actualité.
C’est le moment où une fuite rend public un épisode dont je n’ai
jamais décrypté complètement la signification. Quelque temps
auparavant, Serge Tchuruk m’a proposé de prendre la responsabilité
de Thomson-CSF dont, avec Serge Dassault, il devient l’actionnaire
de référence et où je succéderais à Marcel Roulet. J’ai eu un déjeuner
d’embauche avec les dirigeants de Dassault et je comprends que, si je
le souhaite, le poste est pour moi.
J’indique cependant à Serge Tchuruk que je préfère rester à Gec
Alsthom même si, à ce moment-là, la perspective de la mise en
Bourse est encore incertaine. Je pense cependant qu’elle ne l’est pas
pour Serge Tchuruk et je me demande par conséquent s’il n’a pas en
tête quelqu’un d’autre pour la conduire. Je ne saurai jamais le fin mot
de l’histoire.
Un autre épisode illustre l’ambiguïté de cette période. Le Monde
écrit le 5 décembre 1997, manifestement après que son correspondant à Londres se soit entretenu avec des personnes de GEC, que
« pour lui (Georges Simpson), cette firme commune apparaît
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dominée par les Français, peu respectueuse des normes comptables
anglo-saxonnes et laxiste en matière de contrôle financier ».
Une telle déclaration supposée le jour même où GEC avec Alcatel
Alsthom annonce son intention de vendre ses actions de Gec
Alsthom en Bourse est particulièrement inopportune. Nous
engageons donc George Simpson à rectifier le tir ce qu’il fait dans
une lettre au Monde publiée le 17 décembre 55.
Néanmoins cet échange constitue un bon exemple des arrièrepensées, des procès d’intention et des malentendus culturels
auxquels Gec Alsthom a échappé, en tout cas, au niveau de ses
organes dirigeants, au cours de ses premières années d’existence
grâce à la compréhension qui s’est créée entre Lord Weinstock,
Pierre Suard, puis Serge Tchuruk, et moi-même et que l’arrivée d’une
nouvelle équipe à GEC a détruit, rendant impossibles la définition et
la mise en œuvre communes des solutions stratégiques optimales.
55. Lettre de George Simpson dans Le Monde du 17 décembre 1997 : « Votre article
me fait dire que cette firme commune apparaît dominée par les Français et peu
respectueuse des normes comptables anglo-saxonnes et laxiste en matière de
contrôle financier.
Outre le fait que je n’ai jamais dit ou même pensé cela, je crois qu’il est utile de
mentionner plusieurs faits objectifs. Tout d’abord le Management Board de Gec
Alsthom est constitué de trois Français et de deux Britanniques, dont l’un d’eux,
Jim Cronin, directeur général, est notamment en charge de la stratégie financière
et du contrôle financier. D’une façon plus générale, l’analyse des structures de
direction de Gec Alsthom démontre clairement que le groupe n’est pas dominé par
les Français.
Ensuite les Financial Statements de Gec Alsthom NV, société de droit néerlandais,
sont établis conformément aux normes comptables internationales édictées par
l’International Accounting Standarts Committee ; préalablement à leur publication,
ces comptes sont approuvés par le comité d’audit de Gec Alsthom, auquel nous
participons ; ces comptes sont certifiés par deux commissaires aux comptes, Arthur
Andersen et Deloitte & Touche, dont la réputation de rigueur et de compétence au
plan international n’est pas contestable ; ceux-ci ont constamment approuvé les
comptes de Gec Alsthom sans aucune réserve depuis la formation du groupe il y a
huit ans. »
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EXIGENCES
L’opération d’introduction en Bourse est donc lancée. Mais elle a un
prix – un « prix fort », diront certains plus tard avec ce discernement
supérieur que procure l’analyse rétrospective –, un prix qu’avec Jim
Cronin et Claude Darmon, je pèse et soupèse avant de l’accepter.
L’alternative n’est d’ailleurs pas d’accepter ou de renoncer à la mise
en Bourse. Cette dernière est décidée et se fera de toute façon. La
seule question est de savoir quelle équipe la conduira et si, avec mes
deux collègues, je considère le risque qui sera pris, comme raisonnable et gérable sans compromettre l’avenir de l’entreprise.
Le délai qui s’est écoulé entre l’arrêt du projet de fusion avec
Framatome (mars 1997) et l’annonce de l’introduction en Bourse
(décembre 1997) ne s’explique en effet que par le temps qu’il a fallu
aux deux actionnaires pour se mettre d’accord sur les exigences non
négociables imposées au management.
L’objectif initial d’Alcatel Alsthom – stratégique ou tactique, je ne
sais – est d’obtenir qu’au terme de la mise en Bourse, il soit l’actionnaire le plus important, GEC détenant moins d’actions que lui, situation qui aurait prévalu si la fusion avec Framatome était intervenue.
Cette asymétrie reste tout aussi évidemment inacceptable pour
GEC. Alcatel Alsthom y renonce et obtient en échange que Gec
Alsthom achète Cegelec préalablement à la mise en Bourse et que celleci soit structurée juridiquement d’une manière qui lui évite de rendre
imposable la plus-value qui sera réalisée à cette occasion. Mais GEC ne
veut pas être en reste et demande le versement préalable d’un dividende
exceptionnel substantiel qu’Alcatel Alsthom ne saurait décemment
refuser même s’il comprend mieux que son partenaire la nécessité pour
l’entité mise en Bourse de disposer d’un bilan convenable.
La première exigence, l’achat de Cegelec, ne nous fait pas réellement problème, bien au contraire.
Cette opération met fin à un contentieux vieux de vingt-sept ans
entre Alstom et son actionnaire français. C’est en effet en 1971 que
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la CGE crée CGEE Alsthom – devenu Cegelec en 1989 – par le
regroupement forcé de la CGEE et des départements d’entreprise
électrique de la SGE et d’Alsthom. En 1980, quand la CGE reprend
la majorité d’Alsthom après quatre années où elle est restée minoritaire à la suite de l’absorption des Chantiers de l’Atlantique, Alsthom
s’attend à récupérer le contrôle de la future Cegelec. Il n’en sera rien.
En dépit d’une revendication exprimée avec constance par les
responsables successifs d’Alstom, les dirigeants qui se sont succédé à
la tête de la CGE, puis d’Alcatel Alsthom, Ambroise Roux, Georges
Pébereau et Pierre Suard 56, ne lui donneront jamais cette satisfaction.
Alstom est de ce fait la seule des grandes entreprises énergétiques et
ferroviaires à ne pas disposer en son sein des compétences systèmes et
ingénierie électriques lui permettant de faire des offres globales
cohérentes et optimisées. Il lui faut se mettre en consortium avec
Cegelec dont l’actionnariat est différent du sien, ce qui complique singulièrement l’élaboration des prix et l’action commerciale. Nous
accueillons donc cette première exigence comme une «divine surprise»
qui nous permettra enfin de procéder aux rationalisations nécessaires.
Bien entendu nous savons que, dans Cegelec, il y a aussi une
deuxième activité, appelée entreprise « régionale », qui offre des
installations électriques et des services à l’industrie et au bâtiment et
qui nous intéresse beaucoup moins, mais dont nous pensons
améliorer la rentabilité qui est alors médiocre.
Dès lors la seule préoccupation du management d’Alstom est que
le prix que nous serons amenés à payer soit convenable et défendable, sachant que les risques que recèle cette entreprise que nous
56. Pierre Suard s’en faisait encore récemment, huit ans après avoir quitté la présidence d’Alcatel Alsthom, un titre de gloire en écrivant dans Le Monde du 3 octobre
2003 : « La direction d’Alstom tenait, depuis longtemps, à acquérir Cegelec, filiale
spécialisée dans l’entreprise électrique que j’avais soigneusement veillé à tenir
indépendante de la fabrication des équipements, car les cultures sont très différentes dans ces deux métiers complémentaires. » Point de vue que les dirigeants
successifs d’Alstom ont toujours contesté…
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connaissons bien, puisqu’elle est notre partenaire forcé depuis vingtsept ans, sont limités.
Au résultat de la négociation, nous décaissons 1,6 milliard
d’euros pour une société dont le chiffre d’affaires est de 3,4 milliards
d’euros, mais qui nous apporte une trésorerie qui, une fois déduites
ses dettes, se monte à environ 1,1 milliard d’euros. Le cash net
dépensé par Alstom pour cette acquisition est donc d’environ
500 millions d’euros. Trois chiffres encore : le résultat opérationnel
de la société, 70 millions d’euros, le résultat financier, 39 millions, le
résultat net, 43 millions.
Le lecteur averti jugera. Quant au lecteur non averti, je ne lui
demanderai pas de me croire sur parole, mais je lui dirai simplement
que la Banexi qui fait partie du groupe devenu BNP Paribas depuis,
qui s’est fait une réputation en la matière et qui évidemment n’est pas
impliquée dans l’opération, a produit le 14 mai 1998 « une lettre
d’opinion », habituelle en la circonstance, confirmant « le caractère
raisonnable » des termes économiques de la transaction.
Au demeurant, trois ans plus tard, la cession du secteur entreprise, l’ancienne entreprise « régionale », pour financer l’acquisition
de la deuxième tranche de ABB Power, confirme ce jugement. Pour
ce secteur qui représente environ la moitié de l’ex Cegelec et qui sera
vendu, à travers un management buy out, à un groupe d’investisseurs,
dirigé par CDC Ixis et Charterhouse Development et qui s’est assuré
les services de Claude Darmon et de Jacques Gounon, Alstom encaissera 770 millions d’euros et conservera les 600 millions de cash
détenus par l’entité cédée, soit au total 1,4 milliard d’euros, autant
que le prix d’acquisition total de l’ancienne Cegelec. Là encore,
Merril Lynch, autre maison réputée, n’aura pas de difficultés à
confirmer le caractère raisonnable de cette seconde transaction qui
se traduira d’ailleurs par une plus-value de 106 millions d’euros 57.
57. Page 25 des informations financières du rapport annuel d’Alstom pour 20012002.
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Enfin les activités « systèmes et ingénierie électriques » issues de
Cegelec qui ont été transférées aux secteurs « production d’énergie »,
« transmission et distribution d’énergie » et « transport » d’Alstom ont
toutes connu depuis lors un rythme rapide de croissance profitable.
Ainsi dans le débat historique qui a opposé la maison-mère à sa
filiale, c’est cette dernière qui a eu raison, mais je doute que cela soit
jamais reconnu et admis par certains des protagonistes encore
vivants, tant l’émotion et la subjectivité l’ont emporté au fil des
décennies sur la sérénité et l’objectivité que naïvement on croit
pouvoir attendre d’une controverse entre ingénieurs !
La deuxième exigence, celle d’un montage juridique de l’opération de mise en Bourse évitant à Alcatel Alsthom d’être imposée sur
la plus-value réalisée, nous préoccupe davantage.
Bien entendu le souci d’optimisation fiscale d’Alcatel Alsthom est
parfaitement compréhensible. La difficulté est que, pour le satisfaire,
il faut transférer tous les actifs de la société néerlandaise Gec
Alsthom NV vers sa filiale à 100 % Gec Alsthom SA, dont les actions
seront ensuite apportées à Alstom SA, société de droit français
nouvellement constituée qui sera introduite en Bourse. Ces actifs
comprennent notamment les actions de la société European Gas
Turbines NV, détenue à 90 % par Gec Alsthom et à 10 % par General
Electric et qui gère l’activité turbines à gaz de grande puissance,
développée sur la base de la licence octroyée par le partenaire américain. Or ce transfert peut s’analyser comme un changement de
contrôle au regard de l’accord de licence sur les turbines à gaz et peut
donner à General Electric la possibilité d’y mettre fin.
Certes la violation de l’accord n’est qu’apparente et formelle et
n’est pas de nature à modifier la substance de la relation entre les
deux partenaires. Nos avocats sont convaincus que, si contentieux il
devait y avoir, Alstom aurait d’excellents arguments à faire valoir
pour exiger le maintien de la licence. Néanmoins le risque existe et
nous ne pouvons garantir que General Electric n’utilise pas cette
opportunité pour tenter de remettre en cause la pérennité et les
termes de l’accord de licence.
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Aucune autre solution n’est trouvée pour aboutir au résultat
recherché qui constitue pour Alcatel Alsthom un élément non
négociable de l’opération. Elle est donc mise en œuvre, mais nous
veillons à ce que ce risque de modification ou de résiliation de la
licence soit soigneusement et clairement décrit dans les documents
de l’offre publique de vente validés par la Commission des opérations de Bourse (COB) et son homologue américaine (SEC). Nous
précisons également que General Electric nous a fait savoir sa préoccupation sur ce changement de structure, que nous privilégions la
recherche d’un accord amiable avec notre partenaire et que, dans le
cas extrême d’une éventuelle résiliation, l’accord de licence prévoit
que nous pourrons continuer à utiliser les technologies déjà transférées sans bénéficier des améliorations futures, les redevances disparaissant progressivement pendant une période de cinq ans.
Nos futurs actionnaires ne sont donc pas pris par surprise. Mais
il est clair que, dans le contexte de la détérioration déjà engagée de
nos relations avec General Electric et après l’échec du rachat de
Westinghouse, cet élément confirme le caractère prioritaire du
repositionnement de notre secteur énergie.
La troisième exigence, le versement d’un dividende exceptionnel
avant l’introduction en Bourse, est tout aussi incontournable.
En neuf ans, de 1989-1990 à 1997-1998, bien que, pendant cette
période, chaque année, les deux actionnaires aient prélevé 70 % du
résultat sous forme de management fees et de dividendes, les capitaux
propres de Gec Alsthom ont été portés d’un peu moins de
1,3 milliard d’euros à un peu plus de 2,3 milliards. C’est cet accroissement qu’ils entendent récupérer en prélevant un dividende exceptionnel de 1,2 milliard d’euros 58.
58. Ce montant n’inclut pas l’acompte sur dividende de 226 millions d’euros que
les actionnaires cédants ont également prélevé à leur seul profit au titre de l’exercice 1998-1999.
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Ainsi au 1er avril 1998, après prise en compte de l’ensemble des
opérations liées à l’introduction en Bourse et avant constatation du
résultat de l’exercice 1998-1999, les capitaux propres du nouvel
Alstom se réduisent à 1,3 milliard d’euros, au même niveau que
neuf ans auparavant alors que, dans l’intervalle, pour ne prendre que
ce seul indicateur, le chiffre d’affaires a connu une augmentation de
plus de 70 %, passant de 6,5 milliards à 11,2 milliards d’euros.
Jim Cronin, Claude Darmon et moi sommes évidemment tout à
fait conscients qu’une entreprise comme Alstom, engagée dans les
grands projets d’infrastructure avec les risques contrôlables, mais
réels, qui leur sont associés, a besoin de fonds propres solides. Mais
nous sommes bien les seuls de cet avis. Aussi bien les responsables
financiers d’Alcatel et de Marconi comme leurs banquiers conseils,
Crédit Suisse First Boston et Goldman Sachs, nous assurent que nos
réflexes – peut-être influencés par le fait d’appartenir à une autre
génération (on me l’a dit avec délicatesse !) – sont ceux du passé et
que désormais « l’effet de levier » constitue le nec plus ultra d’une
gestion financière moderne et du succès auprès des investisseurs et
des banquiers.
Nous demandons à nos propres banquiers conseils de nous aider
dans notre effort de conviction, ce qu’ils font, avec loyauté, mais sans
plus de succès, peut-être parce qu’intellectuellement, ils ne sont pas
loin de partager le point de vue de leurs interlocuteurs. Je sens
néanmoins que Jean-Pierre Halbron, le directeur financier d’Alcatel
Alsthom, a une certaine sympathie pour notre thèse et qu’il se satisferait d’un dividende exceptionnel limité à 600 millions d’euros,
mais John Mayo, le directeur financier de GEC, présenté à l’époque,
avant sa chute, comme la « star de la City », est intraitable.
La seule satisfaction que nous obtenons est l’inclusion dans l’opération d’une augmentation de capital de 300 millions d’euros,
présentée comme destinée à financer l’acquisition de Cegelec et dont
le montant est modeste par rapport aux prélèvements qui sont effectués. Ces actions nouvelles s’ajoutent à celles qui seront offertes aux
salariés.
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Les réactions que nous recueillons dans les roadshows, ces
tournées de marketing indispensables pour assurer l’information des
investisseurs et la vente des actions, ne démentent pas le point de
vue de nos interlocuteurs et nous confortent dans la conviction que
le risque que nous avons pris est raisonnablement calculé. Je dois
dire qu’un analyste – un seul – et un investisseur – un seul – expriment une préoccupation à ce sujet. Il s’agit, pour l’analyste, de Chris
Hemingway de Lehman Brothers et, pour l’investisseur, Voltaire, un
fonds londonien, géré par un Français.
Un article du Monde du 14 mars 1998 résume bien l’ambiance de
l’époque : « Les sociétés cajolent leurs actionnaires avec des
dividendes exceptionnels. (…) Le temps est révolu où les groupes
riches de liquidités étaient bien considérés. (…) Avec la baisse des
taux d’intérêt, le coût des capitaux propres est pratiquement deux
fois plus élevé que celui des emprunts. Les dirigeants ont donc entrepris de redistribuer dès que possible leurs excédents de capitaux à
leurs propriétaires, c’est-à-dire les actionnaires. »
Pourtant le même article note déjà : « Bouyghes, en 1996, a fait
remonter un dividende exceptionnel de 512 millions de francs de sa
filiale Bouyghes Offshore, la vidant de sa trésorerie avant son introduction en Bourse. Les boursiers ont peu apprécié. Ils craignent de
la même façon que les groupes français Alcatel Alsthom et britannique GEC se partagent un dividende exceptionnel de 10 milliards
de francs (1,5 milliard d’euros d’aujourd’hui), versé par leur société
commune Gec Alsthom avant son introduction en Bourse prévue
pour les mois à venir. »
Les seules autres réserves exprimées l’ont été par les syndicats
d’Alstom lors de séances du European Works Forum, mais leurs
préoccupations ne sont pas différentes de celles du management de
l’entreprise, même si celui-ci a fait le choix de présenter cette
exigence des actionnaires comme un défi que nous sommes capables
de relever, comme nous avions su le faire au cours des neuf années
précédentes.
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COTATION
Toutes difficultés surmontées, au prix d’un travail considérable des
équipes concernées, le grand jour arrive enfin. Le 2 juin 1998, je
tiens la conférence de presse de lancement de l’introduction en
Bourse. Sur le conseil de nos banquiers, nous utilisons le français
avec traduction simultanée, mais c’est une erreur que nous corrigerons par la suite. L’entreprise est désormais tellement internationalisée 59 que l’intérêt qu’elle suscite hors de nos frontières l’emporte de
loin sur celui que lui accordent nos compatriotes et notre mode
d’expression devra s’adapter à cette réalité.
J’annonce que l’offre publique de vente est lancée simultanément
sur les trois places financières de Paris, Londres et New York. Je
confirme que les roadshows viennent de démarrer et vont se
poursuivre jusqu’au 18 juin et que les cotations débuteront le 22 juin.
J’énumère les huit décisions-clés qui sont associées à cet événement:
un nouveau nom, Alstom sans «h», un nouveau logo qui veut illustrer
le dynamisme, l’innovation et l’adaptabilité, un nouveau statut juridique
qui fait de Gec Alsthom NV de droit néerlandais un Alstom SA de droit
français, un nouvel actionnariat associant Alcatel Alsthom et GEC qui
conserveront chacun environ 24 %, les salariés pouvant acquérir jusqu’à
2%, et de nombreux actionnaires institutionnels et individuels, un
nouveau conseil d’administration dont je détaille les caractéristiques, un
nouveau comité exécutif concentré, une nouvelle dimension résultant
notamment de l’acquisition de Cegelec et enfin une valorisation encore
indicative comprise entre 6 et 7 milliards d’euros.
En conclusion je résume les raisons essentielles qui font, à mon
sens, de l’introduction en Bourse d’Alstom une excellente opération
59. Un article du Nouvel Observateur du 18 juin 1998 est titré : « Alstom, première
entreprise en euro. C’est la plus grosse introduction en Bourse hors privatisation.
C’est aussi la reconnaissance pour le fabricant de TGV, devenu une multinationale
européenne exemplaire. »
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d’investissement, que beaucoup des marchés où nous intervenons
sont en forte croissance et à forte marge et que nous sommes plutôt
mieux positionnés que d’autres pour en profiter, que nous affichons
des résultats plus élevés et plus réguliers que nos principaux concurrents, enfin la réserve importante de rentabilité pour les prochaines
années que constituent les activités récemment acquises.
Ce discours, je vais le développer et le répéter sans trêve avec Jim
Cronin et François Newey sur les routes aériennes et terrestres en allant
visiter en Europe et aux États-Unis nos actionnaires potentiels et en
multipliant les présentations individuelles et collectives. Cette démarche
de marketing intensif connaît un grand succès puisqu’elle permet aux
actionnaires vendeurs de fixer le prix à 205 francs ou 31,25 euros, soit
à peu près au milieu de la fourchette annoncée au départ.
Nos banquiers conseils et nous-mêmes aurions cependant
préféré, compte tenu des demandes collationnées dans le book, qu’ils
fixent le prix à 195 francs ou 29,7 euros afin de permettre un démarrage plus satisfaisant et plus « naturel » de la cotation pour la plus
grande offre publique de vente « privée » européenne. Mais une fois
de plus la rapacité à court terme des deux actionnaires et surtout de
GEC les conduira à retenir le chiffre le plus élevé et le plus tendu par
rapport aux conditions du marché. La tenue du cours s’en ressentira
au cours des premières semaines.
Le 22 juin cependant la cotation débute. L’usage veut que je sois
présent symboliquement à l’ouverture dans la brasserie Le Vaudeville
qui fait face au Palais Brongniart. Après quoi nous nous envolons pour
New York pour assister à la clôture de Wall Street où un gigantesque
nez de TGV en carton pâte, aux couleurs de notre nouveau logo,
installé dans la rue, marque l’événement. Je sonne la cloche avec
Richard Grasso, le président du NYSE, dans l’atmosphère chaleureuse
– sans doute artificiellement chaleureuse – que les Américains savent
créer en de telles occasions.
Je repars pour Paris où j’arrive exténué le lendemain matin alors
que commence le parcours boursier du nouvel Alstom sans apporter
à nos nouveaux actionnaires la petite plus-value initiale qu’ils affec-
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tionnent en pareille circonstance et à laquelle l’État privatisant les
entreprises publiques les avait habitués. Il est vrai que, dans ce cas,
ce sont d’autres actionnaires privés qui vendent et qu’ils n’ont pas à
faire de cadeaux, sauf à se souvenir qu’un bon démarrage boursier
peut faciliter les offres secondaires ultérieures par lesquelles ils
pourront céder le reste de leurs participations 60.
Parallèlement, 28 000 salariés d’Alstom souscrivent près de
3 millions d’actions pour environ 50 millions d’euros venant compléter
l’augmentation de capital de 300 millions d’euros placée sur le marché.
Un mois plus tard, dans un marché, il est vrai morose, l’action a
chuté de plus de 10 % sans qu’aucune information nouvelle ne justifie
cette évolution. Alcatel Alsthom et GEC ont bien vendu leur fille
commune ! Au cours d’introduction de 31,25 euros, sa valeur s’établit
à 6,7 milliards d’euros. Ce montant peut être rapproché des chiffres
de l’exercice 1998-1999, premier exercice clôturé après l’introduction : chiffre d’affaires, 14 milliards d’euros, résultat opérationnel,
707 millions, résultat net, 303 millions et capitaux propres,
1 626 millions. À chacun de former son jugement !
Ce n’est que dix-huit mois plus tard, le 5 novembre 1999, que
l’action Alstom entre dans le CAC 40 pour n’y rester d’ailleurs que
deux ans et demi, la chute de sa capitalisation boursière l’en faisant
sortir le 3 avril 2002.
60. En tout cas, l’introduction en Bourse d’Alstom aura échappé à la critique
formulée par le prix Nobel d’Économie, Joseph Stiglitz, dans Quand le capitalisme
perd la tête (Fayard, 2003), pages 204-205 : « Certains échanges de dons étaient si
discrets qu’avant l’éclatement des scandales fort peu de gens en étaient informés.
Les économistes se demandaient depuis longtemps pourquoi lors des introductions en Bourse, ces IPO où l’on offre pour la première fois au public les actions
d’une entreprise, celles-ci l’étaient régulièrement à des prix très inférieurs au juste
prix de marché, comme tendait à le prouver leur ascension rapide. C’étaient les
banquiers d’affaires chargés de mettre les actions nouvelles sur le marché (et que
l’on pouvait présumer bien au fait des perspectives de la firme) qui fixaient ces prix
artificiellement bas. Concrètement ils faisaient cadeau de l’argent des actionnaires,
ce qui pourrait être raisonnablement interprété comme une forme de vol
patronal. »
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GOUVERNANCE
Quelques-unes des décisions qui ont façonné ce nouvel Alstom
méritent un retour en arrière.
D’abord le nom. Quand je prends la résolution de retirer le « h »
d’Alstom, j’imagine qu’il s’agira d’une simple formalité. Je pense que
tout un chacun comprendra, sans difficulté, que ce changement
permettra à nos clients dans tous les pays du monde de mieux lire,
de mieux mémoriser et de mieux prononcer notre nom. Il n’y aura
plus l’éternelle confusion avec Alsthröm, le fabricant de chaudières
finlandais et nous faciliterons la tâche de nos clients chinois. D’autre
part la mise en place d’une identité visuelle plus compacte et plus
forte à l’image de celle dont bénéficient certains de nos concurrents
sera facilitée. Passer de sept lettres à six lettres n’est pas neutre. Enfin
sans renier nos racines industrielles, nous montrons que nous nous
tournons vers l’avenir.
Je demande que le concept soit testé sur des panels de salariés et
de clients. Globalement, la réaction est très positive avec des
nuances curieuses. Belfort est plus favorable que Rugby, peut-être
parce qu’habitué à une plus grande diversité de contacts avec les
marchés mondiaux. D’une manière plus générale, les Français et les
Américains se rallient plus facilement que les Britanniques ou les
Allemands, plus attachés aux traditions. Mais nous ne décelons pas
de réelle opposition, y compris au niveau des syndicats qui apprécient le dynamisme novateur de l’approche.
La difficulté vient d’où je ne l’attends pas. Par courtoisie, j’ai
consulté les deux actionnaires même si cela concerne l’avenir d’une
entreprise qu’ils ne contrôleront plus. GEC se désintéresse de la
question et me donne carte blanche. En revanche Serge Tchuruk qui
a personnellement la même attitude juge néanmoins opportun de
consulter son conseil d’administration qui, par la voix d’Ambroise
Roux, exprime une forte opposition. Il me convie donc à rendre visite
à l’intéressé, rue Roquépine, me laissant le soin de le convaincre.
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La préoccupation d’Ambroise Roux est à la fois historique et
tactique. Il pense que ce changement nous coupera de nos racines et
que cela est de nature à affaiblir notre culture d’entreprise à la fois
technique et française. En outre il ne désespère pas qu’un jour le
nouvel Alstom revienne dans l’orbite d’Alcatel Alsthom dont il
n’aime pas d’ailleurs qu’il devienne uniquement Alcatel et que par
conséquent il ne faut rien faire qui agrandisse la distance entre la
mère et la fille émancipée.
Très vite la conversation s’élargit. Je lui explique le nouvel
Alstom, sa présence mondiale, ses positions stratégiques qu’il
connaît mal. Je lui fais part des réactions des salariés de l’entreprise
et des clients. Je résume mon point de vue en lui disant qu’il s’agit
d’un changement dans la continuité et en soulignant que l’introduction en Bourse en mettant fin au face-à-face franco-britannique
permet de « refranciser » Alstom dans la mesure où la contribution
majeure de notre pays à la réalité opérationnelle de l’entreprise ne
sera plus occultée ou contrée par la structure de l’actionnariat.
Finalement Ambroise Roux comprend ma démarche et, sans y
adhérer véritablement, s’y résigne.
En définitive la nouvelle orthographe du nom entre dans les
mœurs sans difficulté même si de temps à autre quelques grincheux
regrettent encore l’ancienne dénomination peut-être comme un
symbole d’un bon vieux temps, plus idéalisé que réellement vécu. Le
nouveau logo a contribué aussi à ce succès. L’engrenage rouge, ce
que j’appelle l’engrenage, ne m’enthousiasme pas, mais ce n’est pas
le cas de mes collaborateurs les plus proches qui sont tous séduits.
Je me rallie à leur point de vue que l’expérience confirme.
Une autre décision, en fait beaucoup plus importante, ne va pas
de soi : la triple cotation à Paris, Londres et New York.
Paris s’impose pour la cotation primaire. Nous avons envisagé un
moment de rester à Amsterdam mais, dans le nouveau contexte,
aucune raison ne nous y poussait, ni fiscale, ni financière. Le seul
argument est qu’il s’agit d’un terrain neutre entre Paris et Londres,
mais la logique consistant à retenir le pays où nous avons la plus
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forte implantation ainsi que la dimension du marché de Paris
l’emportent aisément. Alstom sera Alstom SA.
Il n’y a pas d’avantages véritables à une cotation à Londres. Le
seul argument est que GEC souhaite offrir un accès direct pour ses
propres actionnaires à une action Alstom « britannique ». Pour ma
part, je n’y suis pas hostile, car je sais que nos 23 000 salariés britanniques seront sensibles à une telle cotation et la charge supplémentaire reste limitée, car Londres accepte de se référer à la
documentation boursière de Paris dûment traduite. Nous irons donc
à Londres.
Pour New York, la décision est plus complexe. La charge de
travail, les contraintes de toute nature et les coûts de cette cotation
sont substantiels. Je le sais, car Andrew Hibbert, notre directeur
juridique qui est notamment avocat au barreau de New York m’en
avertit, comme à son habitude, avec clarté et précision. Les
arguments en sens inverse ne sont pas négligeables. La présence à
New York peut élargir le marché de l’action, notre image vis-à-vis de
nos clients et de nos salariés américains sera renforcée par une
cotation à Wall Street, les contraintes de transparence qui nous
seront imposées peuvent renforcer la crédibilité et la visibilité de
l’entreprise. Et quant à la charge de travail, si, comme je le pense à
ce moment-là, tôt ou tard, nous serons obligés d’aller à New York,
autant tout faire d’un coup pour ne plus y revenir.
Le seul à me mettre en garde contre cette initiative est Jean-Pierre
Halbron. Il a eu raison, et j’ai eu tort de ne pas l’écouter. Les
contraintes bureaucratiques qu’impose la cotation à New York sont
pires que tout ce que j’ai pu imaginer ; la nécessité de satisfaire en
parallèle et simultanément aux règles de Paris et de New York,
parfois divergentes, constitue un casse-tête permanent ; le fait d’être
obligé de publier et d’expliquer nos comptes en principes
comptables US en même temps que les comptes français introduit
distorsion, confusion et occasion de spéculation ; la cotation à New
York ne nous apporte pas un actionnaire supplémentaire avec un
volume de transactions ridiculement faible.
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C’est la raison pour laquelle, avant mon départ d’Alstom, j’ai
lancé l’étude des conditions dans lesquelles nous pourrions nous
retirer de Londres et de New York. Pour Londres, mon successeur l’a
fait. Je lui souhaite de pouvoir aussi le faire un jour pour New York.
Quelques mots du comité exécutif qui est en place au moment de
l’introduction en Bourse. Il est formé de huit personnes : le présidentdirecteur général que je suis, Claude Darmon, le directeur général,
chargé des opérations, Jim Cronin, le directeur général qui supervise
les affaires financières et commerciales, les patrons des trois principaux secteurs, Nick Salmon pour l’énergie, Robert Mahler pour la
transmission et la distribution et André Navarri pour le transport, le
directeur financier, François Newey et le directeur juridique, Andrew
Hibbert. Une équipe compacte, motivée et engagée pour le succès du
nouvel Alstom comme le sont Patrick Boissier, le responsable du
secteur marine, et Yvon Miran, qui vient de Cegelec et qui sera bientôt
le responsable du nouveau secteur entreprise.
Mais du point de vue du gouvernement de l’entreprise, l’acte le plus
important est la constitution du nouveau conseil d’administration.
La page n’est pas totalement vierge. Chacun des deux actionnaires d’origine conserve 24 % du capital. Il est donc naturel qu’ils
soient représentés au conseil. J’obtiens qu’ils le soient par leurs chefs
de file, Serge Tchuruk et Jean-Pierre Halbron pour Alcatel Alsthom
qui devient désormais Alcatel tout court, Lord Simpson et John
Mayo pour GEC qui devient Marconi, le nom de sa branche défense.
Outre moi-même, ce conseil comportera dès le départ trois
administrateurs non exécutifs indépendants : Klaus Esser qui est
encore à cette époque vice-président du directoire de Mannesman,
Jacques de Larosière, notamment ancien président de la BERD et
ancien gouverneur de la Banque de France et désormais conseiller
du président de BNP Paribas et enfin Sir William Purves qui vient de
prendre sa retraite de président de la Hong Kong Shanghai Bank, la
première banque mondiale qu’il a dirigée pendant plus de vingt ans,
et que je vais proposer de nommer vice-président non exécutif du
conseil.
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Deux comités sont constitués entre lesquels les membres du
conseil se répartissent. Le comité des nominations et des rémunérations est présidé par Sir William Purves et comprend, Serge Tchuruk,
George Simpson et moi-même 61. Le comité d’audit regroupe, sous la
présidence de Jacques de Larosière, Klaus Esser, Jean-Pierre Halbron
et John Mayo.
Ainsi alors que le nouvel Alstom commence à fonctionner, je suis
assez satisfait par la diversité des nationalités des membres qui le
composent en harmonie avec la substance industrielle et commerciale de l’entreprise et par la qualité et la dimension des personnalités qui le constituent, qui me paraissent de nature à garantir que les
règles et l’éthique du gouvernement moderne des entreprises seront
scrupuleusement respectées.
Pendant deux ans, la composition du conseil restera inchangée.
Le premier changement résulte du départ de Jacques de Larosière en
décembre 2000 et son remplacement par Jean-Paul Béchat en
janvier 2001. En mai 2001, après l’offre secondaire qui a conduit
Alcatel et Marconi à réduire leurs participations à moins de 5 %,
Serge Tchuruk et John Mayo se retirent du conseil. À ma demande,
pour assurer une certaine continuité, l’un de leurs deux représentants d’origine demeure. Ce seront George Simpson et Jean-Pierre
Halbron. Quant à ceux qui partent, ils seront remplacés par Jim
Cronin et Paolo Scaroni qui nous quitte cependant rapidement avant
d’être bientôt nommé à la tête de l’ENEL, l’EDF italienne, dont
Alstom est un des fournisseurs et aspire à le devenir davantage.
Dans l’intervalle l’assemblée générale approuve la proposition du
conseil de nommer deux nouveaux administrateurs. Il s’agit de
Patrick Kron que j’ai perçu dès juillet 2000 comme un successeur
possible et de Candace Beinecke, qui est Chairwoman de Hughes
Hubbard & Reed, l’une des principales firmes d’avocats américaines,
61. Bien entendu je ne participe pas aux séances ou aux parties de séances où est
traitée ma situation personnelle !
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et dont la contribution remarquable au conseil, notamment pendant
la crise finale, l’élégance et la finesse demeurent dans ma mémoire.
Le dernier changement sera la conséquence du départ de JeanPierre Halbron lors de l’expiration de son mandat. Georges Chodron
de Courcel, numéro trois de BNP Paribas, accepte ma proposition de
le remplacer et il est nommé à l’assemblée générale de juillet 2002.
Je pense en effet que, dans les temps difficiles que vit l’entreprise, il
est approprié que le conseil ait dans ses rangs, un administrateur
proche de l’un de ses principaux banquiers.
Ainsi à mon départ, neuf membres composent le conseil, nombre
qui serait resté à dix avec Paolo Scaroni, ce chiffre de dix me paraissant représenter un optimum à la fois pour permettre un travail
efficace et pour assurer une diversité suffisante. Sur ces neuf
membres, quatre sont français (Béchat, Chodron de Courcel, Kron et
moi), trois sont britanniques (Cronin, Purves et Simpson), un est
allemand (Esser) et la dernière (Beinecke) est américaine.
Je sais qu’il est de bon ton aujourd’hui de chercher des boucs
émissaires quand une entreprise traverse une crise, le conseil d’administration par son anonymat collectif, mais néanmoins restreint étant
bien placé pour jouer ce rôle. Je suis évidemment mal placé pour
témoigner, mais j’ose néanmoins dire que le conseil d’Alstom a
globalement bien fait son travail, notamment dans le processus de
ma succession. Je pense qu’il aurait pu mieux faire dans la gestion du
calendrier et dans la motivation publique de mes indemnités, mais
ces critiques sont mineures.
Par ailleurs il a exercé avec discernement et fermeté sa fonction
de surveillance et de contrôle notamment par le canal du comité
d’audit, en particulier à partir de l’affaire Renaissance. Certains
diront que, sur tel ou tel point, la communication par exemple, il
pouvait être plus exigeant à mon égard. Peut-être, mais il a travaillé
et a formulé les recommandations normales imposées par les
circonstances.
Les échanges entre les membres et le management ont été directs
et transparents, notamment parce qu’en l’absence de représentants
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du personnel, Alstom SA, le holding de tête du groupe n’employant
aucun salarié, aucune autocensure n’a été pratiquée, comme c’est
parfois le cas ailleurs. Outre le président, assistent aux séances, les
deux directeurs généraux, le directeur financier et le directeur
juridique de même que périodiquement les présidents de secteurs.
Surtout à partir de 2000, je corresponds électroniquement très
fréquemment avec les membres du conseil pour les tenir informés en
temps réel de l’évolution des affaires essentielles. Je crois donc qu’il
serait abusif et injuste d’imputer au conseil d’Alstom des diligences
insuffisantes dans la crise qu’a traversée l’entreprise.
En revanche, ce que je me reproche, c’est de n’avoir introduit que
trop tardivement plus de sang neuf. En mai 2001, j’aurais dû faire
partir non pas seulement la moitié mais tous les représentants des
précédents actionnaires et j’aurais dû attacher plus de soin au recrutement d’administrateurs de premier rang, notamment français, plus
industriels que financiers et particulièrement à même de comprendre
en profondeur le fonctionnement de l’entreprise. Tant que les choses
allaient bien, cette lacune n’a pas présenté d’inconvénients. Quand
elles ont mal tourné, les hommes ou femme d’expérience dont j’ai
disposé m’ont dispensé des conseils précieux, mais, faute d’être suffisamment enracinés dans l’environnement industriel, ils n’ont pas pu
m’apporter les avis, les relais et les soutiens qui m’auraient permis
peut-être d’agir avec plus d’efficacité et plus de rapidité.
Alstom est donc désormais en Bourse. Le parcours de la grande
entreprise industrielle européenne, Gec Alsthom, qui lui a donné
naissance, a été atypique, long et difficile. Neuf années d’actionnariat
bipolaire et paritaire ont été un défi sans précédent que nous avons
su relever.
Beaucoup d’entre nous aurions préféré l’absorption par Alcatel
Alsthom ou à défaut la fusion avec Framatome, convaincus que
l’optimum pour une activité comme la nôtre, les infrastructures pour
l’énergie et le transport, est de s’intégrer dans l’ensemble le plus vaste
et le plus fort possible, comme le montrent les exemples réussis de
nos deux principaux concurrents. Je ne perdrai pas de vue cette
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nécessité, même si les circonstances et le temps dont j’ai disposé ne
me permettront pas de la satisfaire.
En attendant, je convie l’entreprise à faire sienne la belle
ambition de la mise en Bourse et de la marche en avant dans l’indépendance qu’elle représente. Ainsi, alors que les jours qui passent
sont désormais scandés par le cours de Bourse, trois priorités stratégiques s’imposent à moi comme incontournables : d’abord et avant
tout renforcer la performance opérationnelle, ensuite surmonter
l’impasse dans laquelle se trouve notre secteur production d’énergie,
enfin rechercher inlassablement la grande alliance qui soit de nature
à stabiliser l’avenir à long terme de l’entreprise.
OPÉRATIONS
La performance opérationnelle, c’est principalement la responsabilité de Claude Darmon depuis que je l’ai nommé le 1er avril 1996
directeur général chargé des opérations, Chief Operating Officer dans
la terminologie anglo-saxonne. Il le sera jusqu’au 1er juillet 1999,
date à laquelle il deviendra Chairman and Chief Executive Officer de
ABB Alstom Power, la société commune que nous avons créée avec
ABB dans le domaine de la production d’énergie.
Mes relations avec Claude Darmon sont anciennes. Je le rencontre
pour la première fois à la direction du Budget où jeune polytechnicien
et administrateur de l’INSEE, il fait la synthèse des recettes de l’État
et où j’apprécie ses qualités intellectuelles. Il n’y reste cependant que
peu de temps, rejoignant Saint-Gobain où il fait ses « classes » industrielles avant d’intégrer la Compagnie générale d’électricité, d’abord à
la Compagnie européenne d’accumulateurs dont il devient, après
quelque temps le directeur général sous la présidence d’Edouard
Balladur, puis à la SAFT dont il est président-directeur général, deux
positions où j’ai l’occasion d’observer ses compétences industrielles.
C’est dans cette dernière entreprise que je vais le chercher pour
lui proposer de rejoindre Gec Alsthom, transfert auquel Pierre Suard
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consent non sans réticences. Mon offre initiale est qu’il devienne
directeur général de la division transmission et distribution
d’énergie. Cependant quinze jours avant son arrivée, je lui annonce
qu’en définitive, je lui demande de devenir directeur général de la
division transport. Je dois en effet me séparer de Michel Perricaudet
qui exerce cette fonction et qui, pour estimable et motivé qu’il soit,
ne saura pas mener à son terme le redressement nécessaire.
Le secteur transport a été longtemps une success story d’Alstom.
Néanmoins, quand je prends mes fonctions en 1991, il enregistre un
déficit substantiel. Il est empêtré dans des problèmes de qualité,
concernant notamment la livraison de l’Eurostar dont la commande a
été prise en commun avec GEC avant même la constitution de GEC
Alsthom. Il peine aussi à sortir d’un mode de relations avec ses clients
et notamment le principal d’entre eux, la SNCF, qui en fait un fabricant de trains sans véritable capacité autonome de développement et
d’ingénierie. Enfin il achève péniblement d’intégrer les sociétés
françaises qui ont été regroupées autour de lui, l’intégration avec les
activités correspondantes de GEC n’ayant pas réellement commencé.
Le parcours de Claude Darmon à la tête de cette division est remarquable. D’une structure qui est encore dans une large mesure une sorte
d’« arsenal » de la SNCF et de la RATP, bénéficiant de quelques
commandes à l’exportation, insuffisantes pour compenser la disparition programmée du marché national, il fait en un peu plus de quatre
ans une entreprise de plein exercice, motivée et conquérante, maîtrisant progressivement ses technologies, engageant son déploiement
international et surtout devenant la plus profitable de la profession.
Aussi quand il m’explique, après avoir accompli ce travail, qu’il
souhaite prendre des responsabilités plus larges en devenant auprès
de moi le directeur général des opérations, j’accepte de réfléchir à
cette possibilité. J’y suis d’autant plus enclin que le départ à la
retraite de Paul Combeau a laissé un grand vide, que la grande grève
de fin 1994 a montré l’inconvénient qu’il y a pour l’entreprise à ce
que je sois en première ligne sur les opérations et enfin que sa taille
grandissante justifie un renforcement de l’équipe de direction.
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J’hésite néanmoins. Je me demande si ses talents ne seraient pas
mieux utilisés s’il prenait la tête de la division production d’énergie
pour succéder à Kelvin Bray qui prend sa retraite le 30 mai 1997 et
que je remplacerai en définitive par Nick Salmon. Et surtout je
m’interroge sur notre écart d’âge que je trouve trop limité, considérant que la position qu’il ambitionne devrait être le tremplin normal
pour mon futur successeur.
Je me convaincs néanmoins que cette nomination est la bonne
décision. Désormais donc c’est Claude Darmon qui présidera les
business reviews mensuelles avec les directeurs généraux de division,
qui aura avec eux le dialogue permanent destiné à stimuler leur
performance, qui prendra position sur les grands appels d’offres et
qui supervisera les actions de rationalisation et de modernisation.
Du coup, tout en étant informé en temps réel par lui de l’évolution
des affaires industrielles et en rencontrant une fois tous les quinze
jours en tête-à-tête les directeurs généraux de division, je me
concentre sur l’action stratégique, sur l’action commerciale et sur les
relations avec les investisseurs.
Claude Darmon imprime sa marque très rapidement. Il renforce
les compétences industrielles au niveau du siège. Il lance des actions
transversales énergiques dans le domaine des achats et de la qualité.
Il rationalise les relations entre les divisions et les pays à travers le
réseau international. Il anime l’intégration des acquisitions et notamment de Cegelec. Il apporte une contribution importante au choix
des hommes-clés. Ainsi c’est lui qui identifie Patrick Boissier dont
j’approuve le recrutement sans hésitation, me félicitant rétrospectivement de ce choix.
Cependant l’évolution de la marge opérationnelle qui reste stable
pendant la période ne reflète pas le travail accompli. De 5,2 % en 19961997, elle tombe à 4,7 % en 1997-1998 (4,2 % pro-forma pour tenir
compte de l’intégration de Cegelec) pour remonter à 5 % en 1998-1999
et rechuter à 4,5 % en 1999-2000, ce chiffre étant négativement affecté
par l’inclusion pour la première fois de 50 % de ABB Alstom Power qui
vient d’être créé et s’établissant à 5,7 % pour les activités hors énergie.
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Pourtant je pense avec le comité exécutif qu’une marge opérationnelle de 6 % est accessible. C’est l’objectif que j’ai annoncé pour
2002 au moment de l’introduction en Bourse et que je repousserai à
2003 au moment de l’acquisition de ABB Power.
Quatre facteurs de retournement nous donnent confiance. D’abord
la cession progressive du secteur industrie qui sera achevée en 20002001 dont l’élimination de la marge, très faible, doit contribuer
mécaniquement au redressement de la marge globale. Ensuite l’intégration dynamique de Cegelec et la cession en 2001-2002 de sa partie
la moins profitable, l’entreprise régionale, vont aller dans le même
sens. De plus la transformation du secteur marine en une entreprise
raisonnablement profitable sans subventions va éliminer « l’épée de
Damoclès » qu’il fait peser sur notre performance. Enfin nous attendons de la rationalisation de notre secteur production d’énergie,
engagée à marche forcée avant et après l’acquisition en deux étapes
d’ABB Power, qu’elle dégage une marge opérationnelle supérieure à
6 % dans ce qui va désormais représenter la moitié d’Alstom.
Deux événements vont perturber ce scénario : le sinistre technique
et commercial des turbines à gaz de grande puissance GT24/GT26 qui
commencera à affecter négativement le compte de résultat à partir de
2000-2001 jusqu’en 2003-2004, le retournement brutal du marché de
la production d’énergie à partir de l’automne 2002 qui imposera des
coûts de restructuration supplémentaires et retardera le retour à une
marge opérationnelle normale dans ce secteur.
Pour autant mon successeur, Patrick Kron, n’abandonnera pas la
référence à cet objectif de 6 % en fixant désormais l’échéance à 20052006. Ce qui confirme, par le jugement d’une équipe renouvelée,
qu’un tel objectif est normal et accessible dans le type d’industrie
dans lequel opère Alstom. Mais ce qui confirme aussi que, comme
cela a été fait ailleurs et comme je ne l’ai sans doute pas fait suffisamment, la communication doit insister sur le fait que cet objectif
ne peut être atteint que dans une configuration de croissance économique et d’augmentation en volume des marchés de l’énergie et du
transport qu’il faut quantifier, sauf à bercer d’illusions les analystes
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et les investisseurs qui ne feraient pas d’eux-mêmes ce raisonnement
de bon sens.
PRODUCTION D’ÉNERGIE
L’introduction en Bourse n’a pas réduit, mais a au contraire aggravé
l’acuité de la question stratégique que continue de poser l’avenir de
notre secteur production d’énergie. La pression de General Electric
pour réduire par tous les moyens possibles les avantages que nous
tirons de la licence s’intensifie. Dès juin 1998, nous nous attaquons
au problème, considérant que prendre l’initiative est dans notre
intérêt tactique de manière à éviter que s’installe une logique de
conflit qui pourrait être dévastatrice, notamment vis-à-vis de nos
clients qui auraient vite choisi, s’ils y étaient contraints, entre le
licencié et le bailleur de licence !
Une première voie est explorée : au lieu de rompre nos relations
avec General Electric, pouvons-nous les réaménager d’une manière
qui puisse satisfaire les deux parties ? L’hypothèse de deux sociétés
communes, l’une à majorité General Electric pour les turbines à gaz,
et l’autre à majorité Alstom pour les turbines à vapeur, est étudiée,
mais il apparaît rapidement que General Electric n’est pas réellement
déterminé à aller de l’avant dans cette direction notamment en raison
de la difficulté de mettre au point un système équilibré de relations
entre les deux futurs ensembles.
Une deuxième option est envisagée, qui ne manque pas d’attraits
à court terme, que nous appelons le scénario du soft landing. Il
résulte en effet de l’accord de licence que, si celle-ci est interrompue,
nous continuons à avoir le droit d’exploiter toutes les technologies
acquises à cette date et avons évidemment le droit de les améliorer
ou de les renouveler par nos propres moyens. Nous pensons que,
dans ce cas de figure, nous pouvons faire décroître notre activité
turbines à gaz de grande puissance de manière profitable pendant
quelques années, mais qu’il est hors de notre portée financière,
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commerciale et probablement technique de rebondir par la mise au
point d’une technologie autonome qui serait la sixième au monde
derrière celles de General Electric, de Westinghouse, de Siemens (ces
deux dernières étant alors distinctes, comme elles le sont encore
aujourd’hui), de ABB et de Mitsubishi, et donc probablement celle de
trop ! Nous ne sommes pas loin de conclure que le soft landing
conduirait à long terme au dépérissement progressif de notre activité
production d’énergie.
Or dans la même période, nous avons commencé à réfléchir à
l’éventualité d’un rapprochement avec ABB. Des discussions entre
homologues des deux secteurs production d’énergie ont lieu périodiquement et nous sentons un intérêt grandissant de la part de ces
interlocuteurs pour approfondir un tel schéma au motif que trois
technologies européennes, Siemens, désormais renforcé par
Westinghouse, ABB et potentiellement Alstom face à une technologie américaine, désormais unique, bénéficiant à plein des subventions considérables du Department of Energy alors que l’Union
européenne se désintéresse totalement de ce sujet, n’ont probablement pas d’avenir.
Mais avant d’aller de l’avant, il faut d’abord nous convaincre que
le choix technologique qu’a fait ABB pour la nouvelle génération de
machines de la classe F, c’est-à-dire le recours à deux chambres de
combustion ou sequential combustion est viable. Ce n’est pas une
approche totalement nouvelle, mais c’est la première fois qu’elle est
utilisée à cette échelle. Nos meilleurs experts, formés à l’école de
General Electric et de Rolls Royce, étudient la question et concluent
que, au plan théorique, cette approche est intéressante et peut même
présenter des avantages compétitifs importants, même si, bien sûr,
des vérifications plus approfondies sont nécessaires si la décision est
prise de se rapprocher d’ABB.
Une autre condition préalable doit être satisfaite : il faut obtenir
que, dans l’éventualité d’une fusion entre les deux activités production d’énergie d’Alstom et d’ABB, General Electric accepte à la fois de
racheter au même moment l’activité turbines à gaz de grande
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puissance que nous avons développée avec leur technologie à un
prix convenable et de voir Alstom se rétablir le lendemain dans une
activité en concurrence frontale.
JACK WELCH
Le seul moyen de s’en assurer est que j’aille voir Jack Welch, ce que
je fais à New York au cours d’un déjeuner qu’il m’offre au Rockefeller
Center devenu le GE building. Le démarrage est glacial. Les relations
entre les deux entreprises sont devenues détestables. Nos activités de
maintenance et de pièces de rechange se développent très rapidement, ce que General Electric, ne supporte pas, nous accusant de
« casser les prix », sous-estimant la performance de notre usine de
Belfort dans les achats et la réduction des coûts, comme celui qui est
encore notre partenaire pourra s’en convaincre ultérieurement au
cours des due diligences, préalables à l’acquisition.
Mais nous n’en sommes pas là. J’explique à mon interlocuteur
que, quand les relations entre deux groupes responsables comme les
nôtres se détériorent de cette manière après des années de bonne
entente, la faute n’en incombe pas aux personnes, mais à la situation
dans laquelle ils se trouvent.
D’ailleurs, je le pense toujours, j’ai toujours eu la plus grande
admiration pour lui depuis ce jour de septembre 1991 où nous avons
fait connaissance au cours d’un déjeuner au siège de Gec Alsthom à
Paris. J’ai toujours apprécié nos échanges et les conseils qu’il m’a
donnés au fil de nos deux rencontres annuelles, destinées à revoir
nos sujets d’intérêt commun, souvent en présence de Paolo Fresco
que je vois aussi souvent séparément.
Cette situation structurellement conflictuelle résulte de la collision inévitable entre sa stratégie d’internalisation de ses partenaires
dans le domaine des turbines à gaz et notamment de la maintenance
et des pièces de rechange et l’ambition légitime et inévitable
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d’Alstom de devenir un acteur de plein exercice dans la production
d’énergie.
Dès lors, lui dis-je, il n’y a que trois solutions, les deux dernières
s’inscrivant dans un contexte de « divorce à l’amiable ».
La première consiste pour General Electric à essayer de mettre fin
à la licence et d’acculer Alstom au soft landing, ce qui expose notre
concurrent à deux risques, une bataille juridique déplaisante dont
l’issue favorable est rien moins qu’acquise et ensuite une bataille
commerciale sans merci où Alstom a d’excellents atouts pour attaquer
leur part de marché dans la maintenance et les pièces de rechange.
La deuxième consiste pour General Electric à racheter la totalité
du secteur production d’énergie d’Alstom, ce qui lui apporterait une
position inexpugnable dans les turbines à vapeur et réglerait son
problème turbines à gaz tout en éliminant un concurrent agaçant.
Certes cette solution qui mettrait fin à notre ambition stratégique
dans la production d’énergie n’est pas idéale pour Alstom, mais elle
serait un moindre mal dès lors que le prix serait suffisant pour
améliorer la valeur de l’entreprise, ce qui, après tout, depuis que
nous sommes en Bourse, est le seul critère déterminant et légitime.
La troisième possibilité est que General Electric rachète notre
activité turbines à gaz de grande puissance tout en acceptant que
nous nous rétablissions le même jour dans la même activité avec un
autre partenaire. Dans cette solution, tout en réglant son problème
essentiel, General Electric voit disparaître un concurrent et bénéficie
indirectement de la concentration correspondante. Bien entendu
Alstom devrait conclure les deux transactions simultanément, ne
pouvant prendre le risque de signer l’une sans finaliser l’autre.
Jack Welch réagit de manière directe et claire. Il n’est pas
intéressé par la deuxième solution, d’une part parce qu’il ne veut pas
s’engager dans les chaudières, ni, à grande échelle, dans l’ingénierie
des centrales complètes, qui sont des points forts du secteur production d’énergie d’Alstom, d’autre part, en substance, parce qu’il ne
veut pas surcharger General Electric avec un nombre excessif
« d’ouvriers communistes, contrôlés par la CGT, à Belfort ou ailleurs
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en France » (sic), pays qui a encore une conception d’un autre âge
des restructurations, incompatible avec une économie de marché
performante !
En revanche, sans être effrayé par la première option, il n’exclut
pas la troisième tout en demandant quel serait le nouveau partenaire
d’Alstom et quel serait le prix convenable que nous attendons. Je lui
indique que le partenaire serait probablement ABB – il craignait à
l’évidence que ce fût Siemens – et que, pour le prix, nous ne traiterons pas en dessous de 1 milliard de dollars.
Notre déjeuner se conclut sur l’indication qu’il m’appellera avant
la fin de la semaine. Ce qu’il fait en m’informant qu’il « prend » la
troisième option, qu’il accepte l’ordre de grandeur que nous souhaitons ainsi que le rétablissement immédiat avec un concurrent avec
une seule réserve : que nous nous engagions à ne pas utiliser les
technologies héritées de General Electric et les hommes qui les
connaissent, dans les activités correspondantes issues d’ABB, ceci
pendant une durée de cinq ans, ce qui est bien le moins.
GÖRAN LINDAHL
Il ne reste plus qu’à trouver un accord avec ABB. Je connais peu
Göran Lindahl, le President and Chief Executive Officer qui a succédé
à Percy Barnevik à la tête d’ABB.
J’ai davantage connu ce dernier qui associe, de manière surprenante, un « look » de pasteur nordique sorti d’un film de Bergman à
une chaleur, j’allais dire, une faconde, toute méridionale, ce qui, à mon
sens, explique le succès médiatique qu’il a rencontré tout au long des
dix années durant lesquelles il a dirigé cette entreprise alors que ses
performances réelles ne justifient pas l’enthousiasme dont il a fait
l’objet. Nous nous rencontrions au moins une fois par an, toujours de
manière agréable, et évoquions des possibilités de coopération et sans
que rien jamais aboutisse, même pas la discussion la plus sérieuse que
nous ayons eue, celle relative au rachat d’ABB Transport.
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Göran Lindahl a un profil différent. Il a dirigé pendant de longues
années la branche transmission et distribution d’énergie d’ABB où,
selon Robert Mahler qui était responsable à l’époque de celui de nos
secteurs qui était son concurrent direct, il s’est fait une réputation de
professionnalisme et de dureté en affaires, j’allais dire, de bon aloi.
En tout cas, c’est un Suédois aux origines lapones qui n’a rien de
méridional !
Dès le départ, nos rencontres prennent une tournure particulière.
Göran Lindahl est toujours par monts et par vaux et affectionne de
proposer des rendez-vous physiques ou téléphoniques à des heures
absurdes parce qu’elles coïncident avec ses escales ou parce qu’elles lui
permettent une gestion acrobatique de son agenda. Ainsi notre première
rencontre sur cette affaire a lieu dans un salon de l’hôtel Sheraton de
Roissy à 4 heures du matin. Sans en faire une pratique habituelle (!), j’ai
accepté cet horaire à titre exceptionnel et considérant qu’il s’agit d’une
première entrevue sur le sujet, parce que nous voulons avancer rapidement et aussi parce qu’il fait l’effort de venir jusqu’à nous.
Il vient seul, mais, comme toujours dans ces sortes de circonstances, autant que possible et surtout si je connais mal l’interlocuteur,
je souhaite avoir près de moi un collègue pour m’aider à analyser ses
réactions et éviter l’exercice solitaire du pouvoir dans des transactions
d’une telle envergure. Cette fois-là c’est Philippe Soulié qui est à
l’époque notre directeur de la stratégie et du développement.
Notre objectif stratégique est simple : nous souhaitons fusionner
les activités « production d’énergie » des deux groupes en un
ensemble qui, avec 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires, constituerait un acteur mondial à parité avec General Electric, loin devant
Siemens, et doté de l’ensemble des technologies indispensables, y
compris pour les turbines à gaz avec l’apport d’ABB pour la grande
puissance et celui d’Alstom pour les petites machines. Même si, à
terme, notre ambition est de devenir maître de cet ensemble, nous
pensons que dans l’immédiat, nos capacités de financement, même
renforcées par le produit de la transaction simultanée avec General
Electric, ne nous permettent pas d’envisager un rachat pur et simple
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des activités de notre concurrent, même si ABB y était disposé, ce
dont nous ne sommes pas certains.
Au fil de nos rencontres, les discussions avec Göran Lindahl
aboutissent à une analyse commune et simple : il devient urgent de
regrouper l’industrie européenne de la production d’énergie, les
coûts de développement des nouvelles générations de produits, pas
seulement dans les turbines à gaz, ne nous laissant pas le choix ; il y
a une complémentarité naturelle entre ABB et Alstom dans ce
domaine, géographique, industrielle et commerciale. Il n’y a pas
d’autre solution qu’une société commune paritaire ; d’ailleurs les
expériences parallèles d’ABB et d’Alstom montrent qu’il est possible
de faire fonctionner de manière durable et efficace de telles structures dès lors qu’un accord se fait pour choisir le meilleur candidat
pour diriger le nouvel ensemble, quelle que soit sa nationalité ou sa
société d’origine.
Nous nous mettons d’accord sur ce concept et arrêtons les détails
du processus de négociation. J’indique que, de notre côté, nous
aurons trois préoccupations essentielles, nous convaincre de la
solidité de la technologie des turbines à gaz de grande puissance
d’ABB, nous assurer d’une valorisation correcte de nos actifs, jumeler
la conclusion des deux transactions avec General Electric et Alstom,
l’une n’allant pas sans l’autre.
TRANSACTIONS
Sur ces bases, les deux négociations s’engagent en parallèle. Nick
Salmon qui est, à l’époque, le président de notre secteur production
d’énergie, dirige l’équipe qui traite avec GE. Philippe Soulié, notre
directeur du développement, coordonne nos discussions avec ABB. Il
est fortement soutenu par Claude Darmon, à l’époque directeur
général d’Alstom, chargé des opérations, par Yvon Raak, notre
meilleur spécialiste des turbines à gaz, qui a été responsable de notre
programme interrompu de développement autonome, par Andrew
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Hibbert, notre directeur juridique et par François Newey, notre
directeur financier.
Nous réussissons à contenir le « rouleau compresseur » de
General Electric et in fine la transaction se conclut à un niveau très
proche de l’ordre de grandeur que nous avions initialement indiqué,
910 millions d’euros, représentant 150 % du chiffre d’affaires vendu.
En ce qui concerne ABB, des réunions approfondies ont lieu sur
l’état des technologies et les conditions commerciales acceptées par
ABB dans les contrats conclus. Les conclusions qui en résultent sont
toutes positives. Le prix que nous acceptons de payer pour équilibrer
les apports, 1,5 milliard d’euros, valorise la contribution d’ABB à
moins de 50 % du chiffre d’affaires. C’est un résultat avantageux
pour Alstom même si on tient compte du fait que le périmètre acheté
incorpore les turbines à vapeur et hydrauliques, les alternateurs et
les chaudières dont les marges sont plus faibles que celles des
turbines à gaz et des services.
Un accord est conclu rapidement sur la dénomination, ABB
Alstom Power, et le siège, Bruxelles, de la nouvelle société commune.
Et Göran Lindahl accepte, après réflexion, une proposition qu’il lui
est difficile de refuser, n’ayant aucun candidat d’une envergure
équivalente à proposer, celle de nommer Claude Darmon, le directeur
général d’Alstom, comme President and Chief Executive Officer du
nouvel ensemble, Göran lui-même devenant Chairman du
Supervisory Board.
En mars 1999, les deux transactions sont annoncées simultanément, la création d’ABB Alstom Power donnant lieu à une conférence
de presse réunissant, à Bruxelles, Claude Darmon, Göran Lindahl et
moi-même, marquée par une photo symbolique où nos mains s’entrelacent de manière inextricable pour symboliser une entente que
chacun des protagonistes espère durable et fructueuse. Le 1er juillet
1999, ABB Alstom Power commence son existence opérationnelle.
Simultanément nous lançons la cession de notre secteur industrie
dont le produit, ajouté à celui de la transaction avec General Electric,
doit compléter le financement de l’opération.
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La communauté financière, analystes et investisseurs, accueille
ce double mouvement stratégique avec sympathie et notre cours de
Bourse, sans véritablement décoller, retrouve, un an après, le niveau
d’introduction.
ABB ALSTOM POWER
Rétrospectivement, ce qui pourrait être appelé la première alerte
vient en septembre 1999. Claude Darmon, en bon gestionnaire, a
procédé à un état des lieux de l’entreprise commune et considère
qu’un certain nombre de projets, apportés par les actionnaires d’origine, ne sont pas correctement provisionnés. Le rapport qu’il produit
met en évidence des dérives, beaucoup plus importantes du côté ABB
que du côté Alstom, qu’il chiffre à environ 600 millions d’euros, mais
ne met pas un accent particulier sur les turbines à gaz. La charge en
cause, réévaluée après discussion, sera provisionnée immédiatement,
pour sa quote-part, par Alstom dans les comptes semestriels de
novembre. Elle est certes importante, mais pas anormale, comparée
à la dimension de la transaction d’origine.
Mais l’essentiel de cette charge relève de la responsabilité d’ABB
auquel nous demandons évidemment de la compenser en application des garanties réciproques, données dans le cadre de la transaction. Il apparaît très vite que l’attitude de nos interlocuteurs n’est pas
conforme à l’esprit que l’on peut attendre de partenaires dans une
entreprise commune et que nous ne pouvons espérer obtenir satisfaction que par le recours à l’arbitrage. Au fur et à mesure que ces
discussions progressent, il est de plus en plus évident que ne
prévaudra jamais entre les deux actionnaires le climat de confiance
et de transparence qui a permis à Gec Alsthom, société commune
également paritaire, de fonctionner efficacement pendant neuf ans.
Prenant conscience de cette situation et constatant que la
stratégie d’ABB paraît s’éloigner de plus en plus des marchés d’infrastructure (il est par exemple clair que ABB cherche à se dégager de
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sa société commune avec Daimler Benz dans le domaine du
Transport, AdTranz), me souvenant aussi du temps et des efforts qui
ont été nécessaires pour dénouer la société commune Gec Alsthom,
je considère qu’il est de l’intérêt d’Alstom de tirer parti de ce moment
propice pour prendre le contrôle total de ABB Alstom Power, à un
prix attractif.
Je rencontre à nouveau Göran Lindahl dans une chambre d’hôtel
et nous tombons d’accord sur le fait que la seule manière de régler
notre différend sans compromettre l’avenir de l’ensemble que nous
avons constitué est de nous séparer. ABB souhaite se dégager de la
production d’énergie ; en revanche Alstom en a fait un axe majeur de
sa stratégie. Il faut donc déterminer si un terrain d’entente peut être
trouvé en vue d’une transaction équitable.
RACHAT
Pour Alstom, l’enjeu est majeur. D’une part c’est l’opportunité de
concrétiser la stratégie de positionnement et de focalisation, faisant
d’Alstom l’un des trois leaders mondiaux des infrastructures pour
l’énergie et le transport avec General Electric et Siemens. D’autre part
c’est aussi un défi financier en raison du caractère tendu de notre
bilan.
Sur la base des projections qui nous sont fournies, en tant qu’actionnaire, par ABB Alstom Power et de celles qui nous sont propres
pour le reste d’Alstom, François Newey et moi élaborons, en liaison
avec Merril Lynch qui nous conseille pour cette transaction, un
scénario qui, nous l’espérons, nous permettra de financer correctement l’acquisition, étant entendu que le prix tiendra compte du
règlement de notre différend et aussi d’un début de détérioration des
perspectives du marché. Nous comptons mettre en œuvre deux
initiatives, d’une part céder l’un de nos secteurs d’activité, noncritique, le secteur entreprise (la partie entreprise « régionale » de
l’ancienne Cegelec que nous avons rachetée à Alcatel juste avant
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l’introduction en Bourse), d’autre part émettre des obligations
convertibles en actions pour un montant significatif.
La négociation avec ABB est difficile. Certes nous ne pouvons
exiger des garanties relatives aux activités apportées précédemment
à la société commune allant au-delà de ce qui a été initialement
convenu alors que nous avons été coactionnaires de l’entreprise
commune pendant un an. Nous devons en revanche tenir compte de
la partie des provisions constituées en novembre qui a trouvé son
origine dans les contrats apportés par ABB.
Mais, sur le conseil, clairement exprimé, d’Andrew Hibbert, notre
directeur juridique, et de Jean-François Chenard, notre banquier
conseil de Merril Lynch, hélas trop tôt disparu, il n’est pas question
pour Alstom de prendre la responsabilité du risque amiante que ABB
a voulu transférer à la société commune en prétendant qu’une provision de 400 millions de dollars, à laquelle d’ailleurs il tarde à contribuer, suffit à couvrir le risque. Bien nous en a pris puisque in fine
ABB, désormais dirigé par Jürgen Dorman, a dû engager 1,2 milliard
de dollars pour se débarrasser de ce problème dans le cadre de la
mise en faillite de Combustion Engineering.
D’autre part Göran Lindahl a des exigences de prix que nous
n’avons pas l’intention de satisfaire et qu’il faut laminer progressivement au fil de nombreuses réunions, de moins en moins physiques
et de plus en plus téléphoniques, combinant par exemple Lindahl en
Chine, Hibbert à New York où ont lieu les négociations contractuelles, et moi, à Paris.
Finalement la transaction est conclue de manière définitive le
29 mars 2000 avec la seule clause suspensive de l’accord de Bruxelles
qui est levée le 11 mai 2000. Bien entendu, avant la signature, avec
Andrew Hibbert, nous avons procédé à une ultime due diligence des
points-clés en consultant toutes les personnes appropriées. Les informations ainsi collectées ne font pas apparaître d’éléments, y compris
sur les difficultés de mise au point des turbines à gaz de grande
puissance GT24/26, qui soient de nature à mettre en cause l’équilibre
de la transaction. En tenant compte de l’aléa technologique que nous
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avons inclus dans l’évaluation et en considération du fait que nous
sommes totalement et définitivement couverts du risque amiante, le
prix auquel nous avons abouti, 1,25 milliard d’euros pour 50 %, après
discussion avec l’équipe, me paraît convenable.
Le conseil d’administration qui approuve la transaction me réserve
néanmoins une déception. Le projet d’émission d’obligations convertibles qui, dans notre esprit, doit boucler le financement de l’opération
en complétant le produit attendu de la cession d’une partie de Cegelec
ne fait pas l’unanimité. Je m’y résigne sur le moment, considérant qu’un
effort de dialogue supplémentaire permettra de rallier l’assentiment de
tous, d’autant que les conditions du marché obligataire, qui sont en
train de se détériorer, ne se prêtent pas à un lancement immédiat. Je me
réserve d’y revenir quand les circonstances le justifieront.
L’accueil que reçoit l’annonce de la transaction est excellent et le
cours de Bourse en bénéficie au point de dépasser enfin par moments
le cours d’introduction.
MAGNUM OPUS
Cependant, même dans cette courte période d’euphorie stratégique
et boursière, je ne perds pas de vue que le socle sur lequel est installé
le nouvel Alstom n’a pas la solidité qui puisse lui garantir son avenir
comme un « long fleuve tranquille ».
Je n’oublie pas que face aux deux mastodontes que représentent
General Electric et Siemens, notre position reste fondamentalement
fragile. Je mesure que là où la France aligne Alstom, Framatome,
Schneider, Snecma et bientôt Nexans sans parler d’Alcatel comme
des entreprises séparées, nos deux grands concurrents regroupent,
peu ou prou, en leur sein, leurs équivalents en y ajoutant encore
beaucoup d’autres activités.
J’ai beau essayer de me persuader que les analystes, les boursiers
et les banquiers, férus de pure players, peuvent nous trouver à leur
goût pour investir de manière ciblée dans les infrastructures pour
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l’énergie et le transport, je sais néanmoins que la manière dont cette
industrie est organisée aux États-Unis et en Allemagne n’est pas le
fruit du hasard, mais de l’expérience et de l’histoire et que nous
courons de grands risques à nous écarter de ce modèle.
Aussi, pendant ces années, je remets périodiquement en chantier
ce que j’appelle avec mes collaborateurs le « Magnum Opus », reprenant une expression que Lord Weinstock avait appliquée au projet
avorté de rapprochement avec Framatome.
Celui-ci, malheureusement ne peut être repris pendant cette
période. D’une part, sous le gouvernement socialiste, la perspective
d’une sortie possible de Framatome du secteur public s’éloigne. D’autre
part la participation de 34 % de Siemens au capital de cette entreprise
à la suite de l’accord de décembre 1999, fusionnant leurs activités
nucléaires, constitue désormais un handicap majeur pour Alstom.
Périodiquement, j’évoque le problème au niveau gouvernemental
sans trouver aucun écho. Ma dernière tentative consistera, en 2002,
à proposer à Anne Lauvergeon, devenue présidente du directoire
d’Areva, actionnaire à 66 % de Framatome ANP, de participer à l’augmentation de capital, lancée par Alstom dans le cadre de Restore
Value, me disant que sa présence, fût-elle modeste, au capital permettrait enfin d’amorcer un dialogue d’entreprise à entreprise. C’est un
échec, sans doute parce que les circonstances peuvent laisser penser
que je cherche simplement à « placer » l’augmentation de capital,
alors que je n’ai pas de souci de ce point de vue, mais aussi parce que
le management d’Areva prend en compte d’autres priorités et paraît
également soucieux, à ce moment-là, de ménager sa relation avec
Siemens.
J’imagine un autre projet, celui d’un rapprochement avec
Schneider. L’arrivée à sa présidence de Henri Lachmann me paraît
fournir l’opportunité nécessaire. Nous nous voyons régulièrement
tous les trimestres pour parler de l’évolution de notre industrie.
Nous sommes à la fois à l’époque concurrents dans le domaine de la
haute et moyenne tension et complémentaires, car Alstom est un
client important de Schneider pour la basse tension.
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Ma vision est que beaucoup de valeur pourrait être créée pour
notre secteur transmission et distribution par un adossement au
leader mondial de la basse tension qu’est Schneider. Bien entendu, je
pense aussi à la consolidation financière qui résulterait de la fusion
des deux entreprises.
Schneider y trouverait l’avantage de régler le problème de son
activité moyenne tension, ayant entre-temps cédé sa haute tension à
l’Autrichien VaTech à travers une société commune. La fusion lui
permettrait aussi d’utiliser son cash que les analystes financiers lui
reprochent de thésauriser. Mais préserver les intérêts des actionnaires de Schneider dans la transaction constituerait un problème
compliqué, compte tenu des valorisations boursières respectives des
deux entreprises.
Je n’hésite pas à aller voir Claude Bébéar et Daniel Bouton qui sont
membres du conseil d’administration de Schneider pour leur présenter
le concept et avec Henri Lachmann, nous décidons d’engager une
réflexion à laquelle la Société générale participe. Cette réflexion porte
sur deux scénarios, celui d’une fusion globale, celui de la création d’une
société commune dans le domaine de la haute et moyenne tension.
Le premier est écarté très rapidement par Schneider en raison de
l’effet de dilution que la différence de valorisation des deux entreprises peut lui imposer et aussi parce que le souvenir du désastre de
Creusot-Loire rend son management très réservé à l’idée d’un retour
dans l’industrie des grands projets. Le second est davantage approfondi, mais ne peut arriver à terme en raison notamment de sa
coïncidence dans le temps avec l’affaire Legrand qui voit Schneider
rencontrer des difficultés importantes avec Bruxelles. Tout en respectant les raisons de nos interlocuteurs, je demeure persuadé que, dans
des circonstances différentes, le premier scénario surtout aurait pu
constituer une belle opportunité.
Pourtant je connais trop la viscosité et le comportement de
« tribus gauloises » de l’industrie française que, seuls, des électrochocs du type des nationalisations de 1982 peuvent surmonter, pour
être réellement surpris de l’échec de mes efforts franco-français,
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même si je conserve l’espoir qu’un contexte nouveau permettra peutêtre dans l’avenir de réactiver telle ou telle piste.
Aussi me semble-t-il nécessaire de conserver ouvert « le
téléphone rouge » qui fonctionne entre Heinrich von Pierer, le CEO
de Siemens, et moi.
Au fil des années, une relation qui restera néanmoins superficielle
s’est établie entre nous, non sans mal. Pendant un certain temps, en
toute courtoisie, il ne m’a pas considéré comme un interlocuteur
valable. Pour l’Allemand qu’il est, l’organisation industrielle française
est dans une certaine mesure incompréhensible. Pour lui, le seul
interlocuteur est Alcatel Alsthom, c’est-à-dire Pierre Suard, feignant
d’ignorer que Gec Alsthom a aussi un autre actionnaire, GEC, c’est-àdire Lord Weinstock avec lequel il a des relations détestables.
Cependant comme ses relations avec Pierre Suard deviennent
également difficiles, que décidément Gec Alsthom s’installe dans le
paysage européen, que notre présence en Allemagne se renforce et
que nos batailles commerciales s’intensifient, notamment à l’occasion du TGV Corée, il trouve progressivement un intérêt à des
échanges de vue périodiques. Ainsi, à partir de notre première
rencontre utile à Gênes, en janvier 1993, à l’occasion du 140e
anniversaire de notre concurrent italien Ansaldo, nous avons des
contacts réguliers, le dernier d’entre eux ayant eu lieu par téléphone,
peu de temps après mon départ d’Alstom, où il me dira sa sympathie
et son amitié dans les circonstances difficiles que je traverse.
Heinrich von Pierer offre l’image d’un homme d’une grande
élégance, non seulement physique, mais aussi morale. Il n’élève
jamais le ton. Ses propos sont mesurés. Il n’éprouve pas le besoin de
dramatiser les choses, de bousculer les emplois du temps ou de
forcer les événements ou les décisions. Pourtant il a su transformer
et consolider considérablement Siemens à un rythme compatible
avec la taille de ce mammouth industriel et les contraintes particulièrement lourdes de l’environnement allemand qui ne le cèdent en
rien à celles que nous connaissons en France. Si, sous sa direction,
cette entreprise avance pas à pas, sa stratégie et son organisation ne
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sont pas toujours très lisibles et, en dépit de sa puissance, elle fait
parfois preuve d’une retenue au moins apparente qui peut être considérée comme excessive.
Ainsi, dans le domaine d’Alstom, Siemens hésite à s’engager à fond
et à découvert dans l’industrie française, poursuivant davantage une
stratégie de neutralisation que de conquête tout en se plaignant des
positions solides et profitables que nous avons acquises outre-Rhin. Le
verrouillage de Framatome participe de cette démarche de même que sa
lenteur ou ses hésitations face aux opportunités que peut offrir Alstom.
Cela n’empêche pas Siemens de fasciner l’establishment français.
La seule explication de « l’aura » de cette entreprise dans notre pays
est qu’elle bénéficie de « l’ombre portée » de l’entente francoallemande, pierre angulaire, à juste titre, de notre politique
européenne et étrangère. Siemens est considéré comme étant en
symbiose parfaite avec le gouvernement et la société d’outre-Rhin. Il
ne faut donc rien faire qui puisse indisposer ou chagriner cette
entreprise et tenir compte au plus haut point de ses avis, même
lorsqu’ils n’ont pas lieu d’être, par exemple, lorsque ses intérêts
entrent en conflit avec ceux d’une société française. Alstom ne
bénéficiera jamais d’une proximité analogue avec son propre
gouvernement, ni d’une écoute similaire à celle du gouvernement
allemand, avant que la crise que l’entreprise a traversée en 2003 n’ait
changé la donne, je l’espère, définitivement.
Il n’y a pas lieu d’être surpris de cette situation après tout, car face
à Siemens qui « est » toute l’industrie allemande dans de nombreux
secteurs, la France aligne un nombre considérable d’acteurs isolés et
souvent antagonistes. Nous n’avons pas su créer dans notre pays
l’équivalent de « cette force qui va », préférant cultiver nos particularismes et multiplier des alliances partielles qui ont progressivement
rendu impossible jusqu’à présent l’émergence d’un véritable
champion de notre industrie dans le monde.
En ce qui me concerne, au fil des années, je pressens de plus en
plus que le début du XXIe siècle verra ou Alstom ou Siemens devenir
l’acteur dominant, sinon exclusif, de notre industrie des infrastruc-
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tures pour l’énergie et le transport pour l’Union européenne comme
General Electric l’est pour les États-Unis.
Jusqu’en 2000, la cause n’est pas encore entendue. Alstom est
numéro un en Europe dans la production d’énergie (après le rachat
d’ABB Power), numéro deux dans le monde derrière ABB dans la
transmission et la distribution d’énergie et numéro deux dans le
transport, toujours dans le monde, derrière AdTranz, qui a résulté de
la fusion entre ABB Transport et AEG Transport et qui est devenu
depuis lors Bombardier Transport. Ainsi, dans chacun de nos trois
principaux métiers, nous sommes, à ce moment-là, devant Siemens
en termes de parts de marché, de chiffre d’affaires et de profit.
Mais je mesure bien que d’une manière ou d’une autre, au bout du
parcours, il sera nécessaire de se rapprocher. C’est pourquoi il me
semble nécessaire de réfléchir en commun chaque fois que nous le
pouvons et de créer des occasions d’affaires communes. Dans certains
cas peu fréquents, nous allons ensemble à la bataille commerciale. Ainsi
pour le métro d’Athènes, gagné et construit ensemble. Ainsi, de
manière plus organisée, pour les trains à grande vitesse pour lesquels
nous décidons d’aborder ensemble le marché asiatique. Cependant,
nous échouons à Taiwan, battus par les Japonais, et les Chinois n’apprécient pas du tout, à cette époque, cette approche commune, tant ils
espèrent et savent tirer parti des combats fratricides entre Européens.
Nous sentons bien que ces expériences, même si elles permettent
aux équipes de se connaître et aux cultures de se confronter, ne
seront qu’anecdotiques et que des approches similaires en Europe se
heurteraient aux objections de Bruxelles et aux réticences des
clients. Aussi décidons-nous d’explorer des options plus radicales.
À plusieurs reprises, nous envisageons de fusionner dans une
entreprise commune notre activité transport. Des idées analogues,
mais beaucoup moins concrètes, sont agitées dans la production
d’énergie. Arrive même un moment où nous évoquons un projet
« Peter » d’absorption d’Alstom par Siemens qui donne lieu à un
examen sérieux de part et d’autre, mais que nous écartons d’un
commun accord comme « prématuré ».
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Il est vrai que la perspective de la « descente aux enfers » d’Alstom
commence à se profiler et que Siemens peut se dire qu’il lui suffit
d’attendre pour récupérer, à bon compte, activité par activité, ce qui
l’intéresse, calcul, s’il a été fait, dont les circonstances justifieront la
pertinence dans certaines limites. En effet s’il rachète l’activité
turbines industrielles en 2003, il est néanmoins obligé de la payer à
un prix convenable. Et surtout sous-estimer la capacité d’Alstom à
réagir à l’adversité peut conduire à des mécomptes.
Au demeurant la compétition entre Siemens et Alstom n’a, à
aucun moment, cessé d’être frontale. Ce concurrent n’a jamais fait de
cadeaux et s’ingénie en toutes circonstances à compliquer notre
tâche. Dans la dernière période, je ne peux m’empêcher de voir sa
main derrière l’acharnement dans le dénigrement dont fait preuve tel
analyste qui publie toujours ses études engagées à un moment choisi
pour faire le plus mal possible ou derrière la démarche destructrice
de Bruxelles à l’égard du plan de sauvetage d’Alstom.
Mais début juillet 2000, à la veille des vacances d’été, on n’en est
pas encore là. Ma tâche, telle que je la vois, est maintenant, de transformer l’essai en améliorant l’efficacité opérationnelle de l’entreprise
et en portant sa performance au niveau mondial. Il faut aussi
commencer le processus de sélection de mon successeur et ne pas
perdre de vue la nécessaire consolidation stratégique à long terme.
REPÈRES
Pourtant la belle ambition d’Alstom de devenir le principal, et peutêtre à terme le seul, acteur européen de l’industrie électrotechnique
mondiale va bientôt tourner court sous l’effet combiné du sinistre
des turbines à gaz de grande puissance et de l’effondrement du
marché de la production d’énergie.
Le temps a en effet manqué pour achever de corriger convenablement les défauts que le processus de formation du nouvel Alstom
n’a pas pu éviter : l’absence d’accès à une technologie des turbines à
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gaz de caractère compétitif qui, après l’échec du rachat de
Westinghouse, n’a pu passer que par la reprise nécessairement plus
difficile de ABB Power, l’insuffisance du bilan provoquée par les
conditions de l’introduction en Bourse et la faiblesse stratégique qui
persiste en raison de l’avortement de la fusion avec Framatome.
Ce constat conduit à s’interroger sur la pertinence du processus
de mise en Bourse qui peut apparaître rétrospectivement comme un
pari hasardeux. Pourtant les trois défauts majeurs de conception
sont parfaitement connus de l’ensemble des protagonistes et du
public. Rien n’a été et ne sera caché.
La légitimité de la volonté d’Alcatel et de Marconi de sortir de leur
relation paritaire dans l’actionnariat de Gec Alsthom et de le faire
dans les conditions les plus profitables pour leurs propres actionnaires est difficilement contestable. Le « torpillage » par Marconi du
projet de fusion avec Framatome pour des raisons plus politiques que
financières a en revanche constitué une faute majeure dont Alstom
subit aujourd’hui encore les effets. Quant à Alcatel, imagine-t-on ce
qu’aurait pu être sa situation, quand elle a traversé sa propre crise,
sans les ressources tirées de l’introduction en Bourse d’Alstom ?
Le management de Gec Alsthom s’est efforcé de limiter les dégâts
et a veillé à la transparence des informations fournies. Conscient du
pari, il pense qu’il est raisonné plus que hasardeux et que le risque
vaut la peine d’être pris pour débarrasser l’entreprise d’actionnaires
qui n’ont plus désormais aucune affectio societatis et qui sont
incapables de mettre en œuvre d’un commun accord des solutions
plus favorables. Certes ce management aurait pu céder la place à une
autre équipe, mais est-ce la fuite devant les responsabilités qu’on
pouvait en attendre dans une telle circonstance ?
Restent les banques. Aucune ne s’est exprimée pour alerter ou
mettre en garde les deux actionnaires, le management ou le public à
l’égard des risques supposés de l’opération. Sans doute sont-elles en
droit de soutenir que les documents d’introduction ont clairement
identifié tous ces risques, ce qui est exact. Mais leur rôle ne doit-il
pas aller au-delà, ne sont-elles pas les plus qualifiées pour juger de
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l’adéquation de la structure de bilan à la nature de l’activité de
l’entreprise et si cette structure n’est pas appropriée, ne leur appartient-il pas de le faire savoir et le cas échéant de refuser l’opération
financière qu’il leur est demandé de conduire ?
La vérité est que le jugement collectif de tous les protagonistes est
à l’époque que les risques ne sont pas excessifs par rapport à ceux que
prennent les souscripteurs dans tout investissement offert au public.
De surcroît, chacun considère jusqu’à la grande désillusion de mi2000 que les marchés financiers représentent durablement un bon
placement à forte croissance et faible risque. Tout est fait et organisé
pour encourager l’épargne populaire à s’investir en actions. Personne
ne prévoit l’effondrement des cours que provoqueront l’éclatement
des bulles spéculatives et la récession économique mondiale.
L’absence de responsable identifié crédible laissera sur leur faim
les petits actionnaires qui ont acheté au départ des actions dans une
perspective à long terme et qui ont vu leur valeur s’effondrer. Mais
ont-ils pu ignorer, du moins ceux qui sont de bonne foi, que de tels
investissements ont nécessairement un caractère spéculatif et risqué.
Il est vrai que le marché les a habitués aux parcours boursiers des
privatisations qui ont été en général plus fructueux pour eux au
moins au stade initial.
Avec Alstom, comme avec quelques autres opérations pendant la
même période, la situation est différente. Il s’agit d’actionnaires
privés qui vendent certains de leurs actifs et qui sont fondés en toute
légitimité à exiger le prix que le marché est prêt, à ce moment-là, à
tort ou à raison, à leur payer. En vertu de ce principe de précaution,
désormais tellement à la mode, les intermédiaires, les analystes
financiers et le management auraient sans doute mieux rempli leur
rôle s’ils avaient davantage mis en valeur cette particularité dont la
prise de conscience par les souscripteurs individuels aurait peut-être
permis d’éviter de trop cruelles déceptions.
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TEMPÊTE
CE PLAN DE MARCHE SEREIN que je vois se profiler devant moi cède
brutalement la place en juillet 2000 à la tempête quand Claude
Darmon, devenu le président du nouveau secteur power d’Alstom,
me rend compte de l’aggravation brutale des difficultés techniques
sur les turbines à gaz de grande puissance GT24/26.
Il ne s’agit plus désormais des défauts de jeunesse susceptibles d’être
corrigés rapidement et d’un impact limité dont nous avions connaissance jusqu’alors. Les incidents, d’une nature nouvelle, constatés sur
une turbine GT 24 qui vient d’être ouverte et corrélés rapidement par
des observations analogues sur d’autres machines, mettent en cause
l’intégrité du design ou la durée de vie de plusieurs composants-clés
ainsi que les performances qui ont été annoncées aux clients.
Les informations disponibles sont encore limitées, mais, au fil
des investigations dans les jours et semaines qui suivent, il apparaît
clairement que leur gravité ne laisse pas d’autre choix que d’avertir
le marché du problème bien que nous ne soyons pas en état de lui
donner une évaluation sérieuse ni de l’étendue finale du dommage,
ni du calendrier de rectification, ni des conséquences financières que
nous pressentons néanmoins comme considérables.
La bonne nouvelle, au début de ce désastre, est que nous identifions rapidement un mode opératoire permettant de continuer à faire
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fonctionner les machines, au moins de manière provisoire, à
puissance et rendement réduits.
La première mauvaise nouvelle est que nous ne voyons pas à ce
moment-là la solution définitive et que les délais inévitables qui
seront nécessaires pour la valider et la mettre en œuvre seront tels
que les garanties contractuelles données aux clients pour les
79 machines qui ont été vendues risquent de jouer à plein et par
conséquent d’engendrer des coûts considérables que nous devrons
supporter.
La deuxième mauvaise nouvelle est que, au terme d’une analyse
extrêmement approfondie, nous sommes obligés de conclure que
nous n’avons pas la possibilité de mettre en cause la responsabilité
d’ABB, notamment parce que les défauts techniques incriminés qui
ont pris naissance au stade du développement des machines n’ont
été identifiés par leurs effets que postérieurement à notre prise de
contrôle et n’étaient pas connus du vendeur au moment de la
première transaction, ni des deux coactionnaires d’ABB Alstom
Power au moment de la seconde.
Il reste néanmoins que, nous trouvant désormais en position et
dans la nécessité de mettre à plat l’ensemble du système industriel
d’ABB dans le domaine considéré, nous constatons a posteriori qu’il
a accumulé les erreurs de management, les improvisations
techniques et les légèretés commerciales. Leur origine se trouve
moins dans une intention délibérée que dans une inadaptation structurelle de l’organisation et de la culture industrielles des unités
opérationnelles concernées dont l’inefficacité a été occultée par
l’inconscience et l’arrogance de beaucoup de managers et qu’aucune
due diligence n’a pu révéler à l’avance. Mais, malheureusement, nous
ne pourrons pas identifier des « fraudes » caractérisées qui auraient
permis de ne pas gaspiller en pure perte des frais de justice dans un
contentieux perdu d’avance.
Commence alors un véritable « marathon » pour gérer ce désastre
au plan technique, commercial et financier d’une manière qui
maintienne autant que faire se peut une relation convenable avec nos
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clients dans le domaine considéré et par ricochets dans les autres
segments ou secteurs d’Alstom et qui permette la survie de l’entreprise.
Il faut d’abord renouveler complètement le management. C’est
désormais Alexis Fries qui a la responsabilité du segment turbines à
gaz. Je considère que, bien qu’originaire d’ABB, il n’est pas comptable
du désastre, mais qu’en revanche, il est le mieux équipé pour
pénétrer la « forteresse » ex Brown Boveri de Baden et de Birr et pour
la mobiliser pour le combat de redressement. Je mise aussi sur les
qualités techniques et intellectuelles d’Alexis pour maîtriser un
processus dont tout annonce qu’il sera d’une complexité sans précédent. Je me dis aussi qu’en tant que Suisse, il sera d’autant plus
motivé qu’il ressent cette affaire comme un blâme pour la tradition
industrielle de son pays et qu’il aura à cœur de relever le défi et de
reconquérir avec ses équipes une réputation perdue.
Quand Claude Darmon quitte Alstom en juillet 2001 pour gérer
la partie de l’ex-Cegelec vendue à un groupe d’investisseurs, je le
nomme à la tête du secteur power, ce mouvement donnant l’occasion
de parachever l’ouverture de ces équipes par la nomination, à la tête
du segment turbines à gaz, de Mike Barrett, un Britannique, ancien
d’Alstom, spécialiste des centrales électriques complètes et des
turbines à vapeur.
Entre-temps, fin 2000, j’ai également introduit Joe Chriqui, un
autre ancien d’Alstom et un autre spécialiste des centrales, qui est
passé par l’hydraulique et qui est un négociateur aussi expérimenté
que compétent. J’espère qu’il limitera les dégâts en recherchant et
obtenant des arrangements avec les clients, ce qu’il fera avec brio.
Mon seul regret sera de ne pas l’avoir nommé dès juillet dans cette
position.
Je n’oublierai pas de mentionner que, dès la prise de contrôle, j’ai
nommé Patrice Mantz comme directeur financier du secteur power.
Il est, à mon sens, pendant cette période, le meilleur financier
d’Alstom, ayant construit sa compétence, d’abord au niveau central à
l’époque de Gec Alsthom, puis comme directeur financier du secteur
transmission et distribution, essentiellement sous Robert Mahler.
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Le deuxième chantier est technique. Il faut consolider la solution
transitoire, engager rapidement le programme destiné à élaborer et
mettre en œuvre la solution définitive et commencer, en dépit de
tous les problèmes du court terme, à réfléchir aux étapes suivantes.
L’activité turbines à gaz est au sein d’Alstom, l’une de celles qui
s’inscrit le plus dans une optique de long terme. Il faut savoir que le
développement, l’expérimentation et la validation définitive d’une
nouvelle machine requièrent entre cinq et dix ans selon sa taille et
l’importance des innovations projetées. Ensuite elle peut être
exploitée de façon de plus en plus rentable jusqu’à trente ou trentecinq ans avec certes des évolutions, mais sans changements substantiels. C’est cette phase initiale qu’ABB n’a pas su gérer.
Tel n’est pas le cas d’Alstom qui, dans les petites turbines à gaz
industrielles entre 4 et 20 MW, à Lincoln, en Grande-Bretagne, a une
pratique couronnée de succès de lancement de nouveaux produits.
Ce n’est même pas le cas d’ABB pour les turbines à gaz de moyenne
puissance où, à Finspong, en Suède, des produits nouveaux performants ont été lancés de manière convenable.
Mais à Baden et à Birr, tous les processus doivent être reconstruits
et les ressources humaines doivent être complètement renouvelées
avec au surplus la nécessité de recourir à des consultants extérieurs
qualifiés pour raccourcir le temps nécessaire pour progresser.
Beaucoup sera fait en peu de temps dans cette direction. Il est
cependant évident pour nous que, quels que soient nos efforts, ils
risquent d’être insuffisants. Toute la culture turbines à gaz de Baden
et de Birr trouve son soubassement dans une compétence turbines à
vapeur et alternateurs, excellente en elle-même, mais qui ne donne
pas naturellement accès aux technologies des hautes températures,
essentielles pour dessiner des ailettes performantes. L’une des causes
majeures de la domination de General Electric sur ce marché (60 %
du marché mondial à cette époque) n’est-elle pas la réunion en son
sein des turbines à gaz de production d’énergie et des moteurs
d’avions pour lesquels la maîtrise des hautes températures est fondamentale ?
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Aussi, avant même que le désastre n’intervienne, avons-nous déjà
envisagé de rechercher une alliance avec un motoriste aéronautique
pour reproduire à notre façon la combinaison gagnante de General
Electric. Il y a trois possibilités : Pratt et Withney, le CanadoAméricain, Rolls-Royce, le Britannique, et Snecma, le Français. Très
vite, il est clair que le Canado-Américain, d’ailleurs en proie à
certaines difficultés qui se sont confirmées par la suite, ne manifeste
pas d’intérêt pour un tel partenariat (une démarche analogue qui l’a
associée à Siemens a d’ailleurs échoué dans le passé).
Snecma pose un problème, car il a une longue relation historique
réussie avec General Electric dans les moteurs d’avion civils, mais il
dispose néanmoins d’une technologie autonome, dérivée notamment
de ses compétences militaires. En outre, nous avons d’excellentes
relations fondées, notamment, sur des sous-traitances que notre
usine de Belfort a assurées pour leur compte. De plus, Jean-Paul
Béchat, le président de la Snecma est un membre actif de notre
conseil d’administration, où il a remplacé Serge Tchuruk.
Avec Rolls Royce, nous avons aussi un historique de longues
relations. Notre centre de développement de Whetstone en GrandeBretagne assure de temps en temps des prestations à leur bénéfice.
Nous sommes partenaires à travers Mermaid dans la nouvelle
technologie de propulsion navale appelée « Pods » qui équipe désormais la plupart des navires de croisière et un nombre croissant de
navires militaires.
Nous engageons donc des discussions avec ces deux interlocuteurs. Rolls Royce souhaite qu’un partenariat technologique dans les
turbines à gaz de grande puissance soit combiné avec la création
d’une société commune dans les turbines à gaz industrielles où ils
ont une petite activité qu’ils souhaitent développer, considérant la
production d’énergie décentralisée comme un axe de diversification
intéressant.
Nous explorons cette option, mais il apparaît très vite que nous
aurons du mal à trouver un accord sur la valorisation de notre
propre activité. Snecma a proposé de son côté de prendre 50 %
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d’une société commune à constituer où il n’y aurait eu que nos
propres turbines à gaz industrielles, n’ayant pas lui-même d’activité
dans ce domaine.
Finalement ces options complémentaires disparaissent. Et le
débat se résume au choix entre deux partenaires technologiques sur
la base de trois critères essentiels : la compétence et le savoir-faire
accumulés, les performances garanties pour les ailettes à dessiner en
commun, les redevances demandées. La décision n’est pas facile, car
l’écart est faible sur chacun des critères. Je propose finalement au
conseil d’administration de retenir Rolls Royce.
L’ensemble de ces initiatives permet rapidement d’assurer la
continuité du fonctionnement des machines. De leur côté, la mise au
point et la validation des nouveaux composants progressent de
manière satisfaisante. Le nouveau compresseur et les nouvelles
ailettes, destinés à rétablir une puissance et un rendement convenables, ne seront cependant disponibles qu’au cours de l’exercice
2003-2004 avec un léger retard en fin de période qu’il n’aura pas été
possible de rattraper. Quant aux réflexions sur la génération de
machines suivantes, elle s’est poursuivie, mais avec des moyens
limités avec l’objectif d’arrêter une stratégie à la fin de 2003-2004 qui
serait mise en œuvre les années ultérieures.
Le troisième chantier est commercial. L’insatisfaction des clients
est évidemment profonde. Certes les machines, dans la plupart des
cas, peuvent fonctionner. Mais leur mise en service est souvent
retardée, leur exploitation doit être fréquemment interrompue pour
permettre le remplacement ou la rectification de pièces défectueuses
et enfin leurs performances sont inférieures à celles qui ont été
garanties par les contrats d’origine.
Il faut donc négocier avec les clients pour qu’ils acceptent de
renoncer à l’application brutale des clauses contractuelles qui, dans
certains cas, peuvent conduire au rejet pur et simple de la centrale et
de mettre en place de nouveaux arrangements qui, en échange du
paiement de pénalités les plus faibles possibles et de fourniture de
pièces de rechange et de prestations de maintenance à des conditions
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avantageuses, prévoient le retour à des objectifs de performance plus
réalistes assortis, dans certains cas, d’une période transitoire au
terme de laquelle ils doivent être constatés.
Ces négociations, à l’évidence, difficiles en elles-mêmes, se
compliquent encore davantage en raison de la structure de la base de
clients héritée d’ABB. Il s’agit, dans la plupart des cas, non pas d’opérateurs de production d’électricité compétents et établis comme par
exemple EDF, Tractebel ou China Light & Power, mais de structures
ad hoc de financement de projets, constituées par des développeurs,
financés par des banques et que la grande vague de la dérégulation a
convaincus, notamment aux États-Unis que la production d’électricité représente un Eldorado où il est facile de gagner de l’argent. Ces
structures, gérées par des financiers et des juristes, ignorent totalement les contraintes de ce métier et les risques associés inévitablement à la mise en œuvre de technologies nouvelles, risques que les
opérateurs traditionnels connaissent pour les avoir subis avec tous
les grands fournisseurs, chacun à leur tour, au rythme du lancement
de leurs nouvelles turbines.
Le climat qui résulte de cette situation est aggravé par la dimension du parc de machines concernées, désormais 80. La multiplicité
des clients et, derrière eux, le nombre considérable d’établissements
bancaires concernés constituent une caisse de résonance d’autant
plus nuisible à la réputation d’Alstom qu’elle est souvent le fait de
personnes totalement incompétentes en la matière et n’ayant
d’ailleurs qu’une vision extrêmement parcellaire des enjeux réels.
Les résultats atteints n’en ont été que plus méritoires. Aucune
centrale n’a été rejetée et, pour aucune d’entre elles, les pénalités
maximales n’ont été appliquées. Dans la totalité des cas, des négociations amiables, renouvelées à plusieurs reprises et, dans quelques
cas, ayant exigé le passage par une phase contentieuse, ont permis de
limiter les dégâts.
Amère satisfaction : la manière dont Alstom a conduit cette
opération de sauvetage, restera, à mon sens, un modèle du genre et
a en tout cas démontré la compétence de son management par
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opposition à celle de l’équipe d’ABB qui a été à l’origine du désastre
par ses carences, notamment au stade du développement des
machines et de l’octroi des garanties contractuelles de performance.
Reste à considérer l’essentiel, c’est-à-dire les conséquences financières. Dès l’origine, il est clair qu’elles seront considérables et
n’aurais-je écouté ou retenu que les évaluations spontanées improvisées dans la hâte par les managers et financiers, directement
concernés, littéralement « tétanisés » par l’ampleur du défi, nous
aurions pu perdre le contrôle de la situation.
Des hypothèses de mise en règlement judiciaire de la filiale suisse
et de la filiale américaine, principalement concernées, sont examinées sans que j’aie cru un seul instant à leur viabilité ou à leur opportunité, Alstom garantissant, comme il est naturel, les engagements
de ses filiales contrôlées à 100 %.
Il n’y a donc pas d’autre option – au demeurant, la seule, digne
d’un management responsable – que de traiter le problème en professionnels sérieux. Ce qui veut dire que les charges correspondant à ce
sinistre doivent être comptabilisées ou provisionnées au fur et à
mesure qu’il est possible de les évaluer avec un degré de certitude
suffisant et en les assortissant des plans d’action nécessaires suivis en
permanence. En parfait accord avec nos commissaires aux comptes,
nous avons donc reconnu scrupuleusement les effets instantanés sur
le compte d’exploitation et constitué les provisions que requiert
l’appréciation que le management porte sur le risque en fonction des
informations certaines dont il dispose. Bien entendu, ces informations sont régulièrement portées à la connaissance du marché.
Ainsi à chaque arrêté des comptes, semestriels et annuels, nous
indiquons le montant actualisé de la provision figurant dans nos
comptes à ce titre et nous rappelons de surcroît que l’objectif de
marge opérationnelle à moyen terme pour l’ensemble de l’entreprise
ne prend pas en compte une contribution positive du segment
turbines à gaz.
L’historique de ce provisionnement est résumé dans le rapport
annuel 2002-2003 d’Alstom et dans l’actualisation du document de
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référence du 17 novembre 2003, établis sous la responsabilité de
Patrick Kron 62.
Cette présentation qui globalise les provisions stricto sensu et les
charges à payer, permet de mesurer le coût final global de ce sinistre sans
précédent. 519 millions d’euros figurent dans les comptes d’ABB Alstom
Power en 1999-2000 alors qu’Alstom n’en est encore qu’actionnaire à
50 %. Ensuite, les coûts additionnels successifs comptabilisés chaque
année s’élèvent à 1068 millions d’euros en 2000-2001, à 1075 millions
en 2001-2002 et à 1637 millions en 2002-2003. Rétrospectivement, à
cette date, le coût total du sinistre des turbines à gaz de grande puissance
s’établit donc à 4299 millions d’euros. En retranchant de ce montant la
dotation initiale de 519 millions, on obtient le coût supplémentaire réel
pour Alstom après l’acquisition, soit 3780 millions d’euros.
Si l’on fait abstraction un instant de l’énormité intrinsèque de ce
chiffre et de ses conséquences sur le destin de l’entreprise et si on retient
un point de vue purement industriel, il est intéressant de le considérer
comme un élément du prix d’acquisition en deux étapes d’ABB Power et
de la technologie des turbines à gaz de grande puissance qui en faisait
partie. En définitive, le prix payé par Alstom 63 se sera élevé au total à
6,5 milliards d’euros, résultant de l’addition de 1,5 milliard pour la
première tranche, 1,25 milliard pour la deuxième tranche et
3,8 milliards supplémentaires pour la technologie.
Le chiffre d’affaires acquis a été de 7,9 milliards d’euros, correspondant pour plus de la moitié aux turbines à gaz et aux services,
activités ayant vocation à dégager des marges élevées, et pour l’autre
moitié, aux turbines à vapeur et alternateurs, aux chaudières, à
l’hydraulique et à l’environnement dont la rentabilité est plus faible.
C’est au regard de cette structure que peut être apprécié le ratio prix
sur chiffre d’affaires de 82 % qui en résulte par comparaison avec les
ratios de transactions de même nature.
62. Rapport annuel 2002-2003 (page 63), note 20 des comptes consolidés (page 122)
et actualisation du document de référence du 17 novembre 2003 (page 23).
63. Rapport annuel 2002-2003 (page 50).
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Ainsi pour la cession par Alstom des turbines à gaz de grande
puissance de Belfort à General Electric 64, le même ratio est d’environ
150 %. Dans le cas de l’acquisition de Westinghouse Power (turbines
à gaz plus turbines à vapeur et alternateurs) par Siemens, le ratio
semble avoir été proche de 70 %, mais évidemment les coûts que
peut avoir engendrés postérieurement cette opération ne sont pas
connus. Enfin, dans des circonstances de marché très défavorables,
Alstom a vendu, en avril 2003, son activité de turbines industrielles
(petites turbines à gaz plus petites turbines à vapeur) dont le chiffre
d’affaires a été de 1,25 milliard d’euros en 2002-2003 pour une
valeur de 967 millions d’euros, correspondant à un ratio de 77 % 65.
Chacun peut appliquer son jugement à ces chiffres. Pour ma part,
je considère que l’acquisition en deux tranches de ABB Power s’est
effectuée à un prix d’origine faible qui a pris en compte de fait,
comme cela a été admis par les deux parties pendant les négociations, un élément significatif de risque technologique, mais que, bien
entendu, le coût considérable du sinistre qui lui a été très supérieur
a détruit cet avantage initial.
Par cette transaction, le secteur power d’Alstom a acquis un potentiel stratégique dont les effets positifs réels ne se mesureront qu’avec le
temps. Il est devenu numéro un mondial dans les turbines à vapeur et
hydrauliques, les alternateurs, les chaudières et surtout les services qui
exploitent la base installée combinée d’ABB et d’Alstom qui représente
plus de 20 % de la capacité mondiale de production d’électricité.
Alstom dispose en outre désormais de sa propre technologie de
turbine à gaz, considérablement renforcée par l’apport de Rolls Royce
64. Rapport annuel 2002-2003 (page 50) : prix d’achat payé par General Electric :
922 millions de dollars, pour un chiffre d’affaires acheté de 609 millions d’euros.
65. Rapport annuel 2002-2003 d’Alstom (page 47), complété par l’actualisation du
document de référence du 17 novembre 2003 (page 5). Si on retient la valeur
d’entreprise de 1,1 milliard d’euros et non pas le produit net de la cession, ce ratio
devient 88 %.
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et, paradoxalement, par l’investissement humain et technique qu’a
imposé le traitement du sinistre66. Dans les années 2000, cependant,
la rentabilité du secteur power d’Alstom, voisine de 4 % hors turbine
à gaz, n’a pas reflété ces atouts. La montée en puissance attendue et
inéluctable a été retardée par les retombées commerciales de la crise
financière que l’entreprise a traversée, par le retournement brutal du
marché de la production d’énergie, intervenu depuis la fin de 2002
et par les délais qui ont affecté l’adaptation correspondante des effectifs en France et en Allemagne.
ACTIONNAIRES
Quel que soit le jugement qui sera porté avec le recul nécessaire sur
la pertinence de l’acquisition d’ABB Power, l’effet de l’annonce du
sinistre technique sur le cours de Bourse est, de manière compréhensible, immédiat et substantiel. Alors que l’introduction a été
effectuée en juin 1998 sur la base d’un cours de 31,25 euros et après
que l’annonce de la création d’ABB Alstom Power et, plus tard, du
rachat total a même fait « toucher » un sommet de 36 euros, le cours
revient dans une fourchette aux alentours de 20-25 euros .
Cette évolution ne dissuade pas Alcatel et Marconi de céder
l’intégralité de leurs titres en deux étapes à travers une offre secondaire en février 2001, puis le solde, en juin 2001, par un placement
privé. À l’été 2001, nous nous trouvons donc libérés de l’effet de
« surplomb » que fait peser sur notre cours la présence de deux
minoritaires dont chacun sait qu’ils n’ont plus aucune affectio
societatis.
66. Trois ans et demi après l’émergence du sinistre, Patrick Kron indique, le
19 janvier 2004, que « la commande, obtenue en Espagne, d’une centrale équipée de
trois turbines à gaz de grande puissance GT 26 (...) confirme notre retour sur ce
marché avec des machines compétitives ».
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Aussi pouvons-nous espérer, lors de l’assemblée générale qui se réunit
en juillet 2001 – battant à cette occasion un record de brièveté du délai de
production des comptes et de convocation des actionnaires –, que
progressivement nous retrouverons un niveau de cours plus convenable.
En particulier, nous avons présents à l’esprit que notre conseil
d’administration, dans sa générosité, nous a octroyé des options de
souscription d’action dont la mise en œuvre effective est subordonnée
à la condition de la constatation d’un cours moyen de 38 euros
pendant vingt jours consécutifs ! Autant dire que cette « incitation »
est restée lettre morte !
MARINE
C’est sans compter avec le destin qui prend, pour nous, la forme des
abominables attentats du 11 septembre 2001. Je fais antichambre
chez un investisseur suédois à Stockholm. J’ai, le matin même, participé à Finspong à une réunion du European Works Forum, et j’ai
rencontré au début de l’après-midi, le ministre suédois chargé des
transports pour lui parler de nos projets dans son pays.
Je regarde Bloomberg quand soudain la nouvelle et les images
surgissent sur l’écran, totalement incompréhensibles sur l’instant.
Quelques minutes plus tard, l’investisseur sort de son bureau et nous
convenons aisément qu’il lui est difficile de quitter son desk à ce
moment et que nous nous reverrons à une autre occasion.
En rejoignant l’aéroport, mon assistante, Martine Morel, me révèle
au téléphone, minute par minute l’étendue du drame. Dans la salle
d’attente, je m’emploie à réconforter une jeune collaboratrice américaine
des ressources humaines, originaire de New York, que je ne connais pas
jusqu’alors, mais qui se trouve prendre le même avion que moi pour
rentrer à Paris. Honnêtement je ne pressens pas à ce moment-là les effets
indirects que cet événement tragique aura sur notre entreprise.
Un peu plus d’une semaine plus tard, je me trouve au Brésil pour
rencontrer des clients, nos employés et le président du Brésil, Enrique
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Cardoso. Entre deux rendez-vous, Nick Salmon et François Newey
m’alertent pour m’indiquer que nous sommes saisis par l’un de nos
anciens clients, Renaissance Cruises, confronté à une crise de trésorerie majeure, d’une demande de soutien de 100 millions de dollars
pour lui éviter la banqueroute. La seule justification de cette demande
est que, avec la COFACE et plusieurs banques, nous lui avons accordé,
dans le passé, un financement fournisseurs partiel pour lui permettre
d’acquérir au fil des ans six navires de croisière identiques de la classe
Renaissance, commande répétitive qui a été l’un des éléments spectaculaires du plan de redressement de notre secteur marine.
C’est en 1997 que, sur proposition de Claude Darmon, j’ai
recruté Patrick Boissier – volontairement choisi en dehors de la
construction navale et doté d’une expérience industrielle authentique – pour prendre la tête de ce secteur et relever le défi, consistant
à rendre progressivement cette activité profitable sans recours aux
subventions de l’État. La disparition de ces dernières est en effet
inéluctable en raison d’une décision de l’Union européenne qui doit
prendre effet au début de 2001.
La première commande de Renaissance qui remonte à 1996 est
antérieure à son arrivée, mais à un moment où nous n’avons pas encore
consolidé notre position sur ce marché, ce client représente l’opportunité de renforcer notre savoir-faire et de réduire nos coûts. Ces contrats,
réserve faite des conséquences de la banqueroute du client, vont
d’ailleurs se révéler parmi les plus profitables dont nous ayons bénéficié
dans ce secteur, dégageant, d’après mes souvenirs, un profit cumulé
supérieur à 200 millions d’euros. Et Patrick Boissier va, comme je le lui
ai demandé, réussir ce retournement, grâce à son exceptionnel talent de
manager industriel et de catalyseur des énergies, à travers deux
programmes de changement successifs, Cap 21 et CAP 21+.
Du Brésil, je demande à mes deux collègues d’analyser la situation,
de contacter nos partenaires dans le financement et de me proposer un
plan d’action. Leur diagnostic est catégorique : compte tenu des conséquences prévisibles du 11 septembre sur le marché de la croisière,
Renaissance Cruises n’a aucune chance de survivre, même avec notre
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aide. Dès lors, la seule attitude possible est de refuser notre soutien et
de nous organiser avec nos partenaires pour récupérer le contrôle des
navires et en assurer ensuite l’affrètement avant de saisir toute opportunité dans l’avenir pour les céder dans des conditions convenables.
Telle est la décision. Décision que la suite justifie puisque,
aujourd’hui, les navires ont tous retrouvé un usage, deux ayant été
vendus et les autres affrétés pour de longues durées. Une provision
de 140 millions d’euros a été constituée en deux étapes et en utilisant notamment une provision préexistante de 110 millions, réservée
par précaution pour couvrir les risques du secteur marine, et tout
laisse penser qu’elle sera suffisante par excès pour couvrir ce risque,
quand l’issue finale sera connue d’ici cinq à sept ans !
En revanche la manière dont la communauté financière accueille
ce sinistre nous prend totalement par surprise. L’existence de financements fournisseurs n’a jamais été cachée : ils figurent dans
les notes comptables. Mais il est juste de dire que nous n’avons jamais
mis particulièrement l’accent sur ces engagements qui n’ont d’ailleurs
jamais donné lieu à aucun sinistre et sur lesquels les analystes ne
nous ont jamais interrogés. Seul, l’un d’entre eux, toujours le même,
Chris Hemingway de Lehman Brothers, s’est inquiété d’un financement fournisseurs que nous avons fait pour le Métro de Londres et
qui, d’ailleurs, ne présente aucun risque particulier.
Nous publions un communiqué, sans doute trop lentement – cela
nous prend deux jours – pour exposer la situation sans donner de
chiffres. Erreur que je rectifie dans un entretien avec Les Echos, qu’on
me reprochera par la suite parce que j’aurais minimisé abusivement le
risque, reproche que je n’accepte pas, car comme je l’ai dit à l’époque,
compte tenu de la provision préexistante, le risque n’était pas et n’est
jamais devenu « substantiel » au sens que les comptables et les juristes
donnent à ce mot en harmonie avec l’adjectif anglo-saxon material.
Quand Alstom a consenti ces financements fournisseurs, c’est
d’abord la survie des chantiers navals de Saint-Nazaire, menacé à
terme par la suppression des subventions européennes que j’avais en
tête. La technique financière utilisée que beaucoup d’autres secteurs
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industriels, tel l’aéronautique, pratiquent, ne m’a pas paru une incongruité. Au surplus mes éventuels scrupules auraient été balayés, si
besoin est, par la conscience que la seule alternative à cette politique
était la décision de licencier dans un délai rapide les 4 000 employés
des Chantiers. Mais au bout du compte il apparaîtra qu’en dépit des
coûts que cette décision a entraînés, Renaissance aura été, globalement, compte tenu des marges dégagées sur la vente des navires, une
affaire légèrement bénéficiaire pour Alstom et surtout qu’elle aura
permis aux Chantiers d’améliorer substantiellement leur compétitivité, permettant ainsi notamment le triomphe du Queen Mary 2.
Mais tout cela, personne ne veut l’écouter, ni a fortiori le comprendre
à l’époque. Rien n’y fait. Nous sommes rentrés dans un tourbillon
émotionnel, aggravé par le climat qui prévaut sur les marchés après le
11 septembre, l’éclatement progressif de la bulle technologique, l’éclatement de la bulle des turbines à gaz aux États-Unis qui nous concerne
plus directement et enfin la modification des repères des investisseurs et
des analystes qui désormais donnent la priorité à la solvabilité, l’absence
de dettes et ce qu’ils appellent la transparence.
TRANSPORT
La descente aux enfers du cours de Bourse d’Alstom commence,
mais pour que le drame se noue complètement doit encore surgir un
dernier protagoniste, également inattendu, le secteur transport.
Inattendu parce que, déjà à ce moment, il bénéficie d’une envolée des
commandes qui se poursuivra pendant plusieurs années.
Claude Darmon a radicalement transformé et redressé ce secteur
entre 1992 et 1996. Quand il est nommé directeur général chargé des
opérations à mes côtés, nous choisissons ensemble son successeur,
André Navarri dont l’adjoint sera Michel Moreau. André Navarri fait
un beau parcours, poursuivant l’expansion de l’activité, mais en
1998, il se laisse tenter par l’offre qui lui est faite de succéder à Noël
Goutard à la tête de Valéo.
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Cette décision dont j’ai essayé sans succès de le dissuader au
cours d’un dîner à l’Hôtel Raphaël à la fois dans l’intérêt d’Alstom et
dans le sien propre, ne lui porte pas chance puisqu’il n’exerce cette
fonction que très brièvement, comme celle qu’il occupe ensuite à
Alcatel, avant de rejoindre Bombardier Transport. Pour le remplacer,
je choisis Michel Moreau qui, entre-temps, a approfondi sa connaissance inégalée du métier ferroviaire et confirmé ses talents de
commerçant hors ligne.
Pendant la période qui suit, en dépit de la croissance dont le
secteur bénéficie, le secteur transport a toujours de grandes difficultés
à atteindre le résultat opérationnel, inscrit au budget. De surcroît, à
mon sens, la performance de l’activité signalisation n’est pas à la
hauteur de l’opportunité qu’elle représente et le redressement de
l’activité espagnole, dont le mauvais état a, il est vrai, été hérité des
prédécesseurs de Michel Moreau, continue à se faire trop attendre.
Mais en ce mois de septembre 2001, un nouveau problème surgit,
celui des trains régionaux britanniques. Les unités britanniques du
secteur transport, et surtout Birmingham, le centre d’ingénierie et
d’assemblage et d’intégration des trains, ont au cours des années
précédentes enregistré un volume important de commandes dans le
contexte de la dérégulation et de la privatisation du système ferroviaire de ce pays. Nous sommes conscients que pour faire face à cet
afflux, il faut que les capacités de management et les méthodes de
Birmingham soient considérablement renforcées, notamment parce
que le passé de cette unité, que GEC a acquise juste avant la création
de Gec Alsthom, a été médiocre en termes de qualité, de performance technique et encore plus de résultats financiers.
Michel Moreau confie la responsabilité de nos opérations ferroviaires en Grande-Bretagne à celui qui est considéré comme notre
manager britannique le plus performant, Mike Lloyd, qui vient du
secteur production d’énergie et met à sa disposition les meilleures
compétences disponibles au sein du secteur transport.
À l’époque, le principal défi à relever nous parait être le
« Pendolino » que nous devons livrer pour la West Coast Main Line à
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la société Virgin de Richard Branson en partenariat avec Fiat
Ferroviaria qui n’a pas encore rejoint Alstom. Mike Lloyd applique les
méthodes les plus avancées notamment dans le domaine de la qualité
et Birmingham nous parait sortir du Moyen Âge industriel où, selon
les managers du secteur transport, il s’est trouvé jusqu’alors. Les
contrats des trains régionaux paraissent s’exécuter normalement.
Au début de 2001, un rapport d’audit tire une sonnette d’alarme,
en soulignant notamment le mauvais état de la comptabilité de
Birmingham. Au cours d’une réunion spécialement convoquée à cet
effet, le management du secteur transport à la fois local et mondial
explique, de manière convaincante, que les mesures correctrices sont
en cours de mise en œuvre et qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter particulièrement.
L’annonce que quatre contrats relatifs à la livraison de trains
régionaux à quatre clients différents font apparaître des décalages de
livraisons et des problèmes de qualité substantiels et justifient la
constitution de provisions significatives, compromettant la prévision
de résultats du secteur transport pour l’année en cours, constitue
une nouvelle surprise intervenant au pire moment.
Nous savons que ce problème sera résolu. Nous ne sommes pas
face à un défi technique comme dans le cas des turbines à gaz
GT24/26, mais à un problème d’exécution. Et, d’ailleurs, à la fin de
2002, tous les trains auront été livrés, il est vrai, avec un retard
compris entre douze et dix-huit mois. De même après plusieurs
péripéties et quelques coûts supplémentaires, mon successeur
pourra annoncer la bonne fin du « Pendolino ».
CRISE
Mais, quelle que soit l’issue finalement positive de ces affaires, à ce
moment-là, nous n’avons pas le choix. En présentant nos résultats
du premier semestre début novembre à la communauté financière, il
faut rendre compte non seulement du déroulement de notre
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programme de redressement pour les turbines à gaz, mais aussi du
traitement de la banqueroute de Renaissance Cruises et des
problèmes affectant la livraison des trains régionaux britanniques.
Le choc est rude. L’effet de ces événements combinés sur les
résultats et la trésorerie est sévère et durable. L’endettement, précédemment ignoré devient un sujet majeur de préoccupation. Les
engagements hors-bilan, financements fournisseurs et surtout
cautions et garanties données dans le cadre de l’exécution des
contrats, auxquels, jusqu’alors, personne ne s’intéresse, focalisent
l’attention.
La confiance des marchés, c’est-à-dire des analystes et des investisseurs, qui ne nous a pas manqué précédemment, se volatilise. Le
cours de Bourse s’effondre. En juin 2001, il a touché un maximum
historique de 36 euros. Après le 11 septembre, il reste dans la zone
des 26-27 euros, résistant bien au krach des Bourses mondiales.
Mais, après la publication du premier communiqué sur Renaissance,
il connaît en deux jours une chute foudroyante à moins de 12 euros
avec une rémission pendant le mois d’octobre, consécutive à notre
deuxième communiqué donnant des explications plus détaillées qui
le fait remonter au-dessus de 17 euros.
Les comptes semestriels, publiés début novembre, qui récapitulent toutes ces difficultés, donnent lieu à une rechute brutale avec un
plus bas de l’année à 11,46 euros avant une remontée progressive
pour finir à 12,09 euros au 31 décembre. Le communiqué présente
les faits sans les noircir ou les embellir : des commandes et un chiffre
d’affaires en forte progression, un résultat et une marge opérationnels stables, un résultat net stable, une dégradation sensible de la
trésorerie nette (- 421 millions d’euros), une dette financière en
hausse à un peu plus de 2 milliards d’euros et la titrisation des
créances futures en baisse à 1,2 milliard, des engagements hors-bilan
en forte baisse à 10,8 milliards.
Comme il se doit, tous les chiffres sont comme toujours sur la
table. Mais, à la suite du 11 septembre et des scandales comptables
américains, la grille de lecture des analystes et des investisseurs a
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changé, et l’attention se focalise désormais sur les paramètres du
bilan, qui sont tendus, plus que sur la performance des opérations,
qui est convenable dans le contexte.
Face à cette situation dramatique, le conseil d’administration,
que je tiens scrupuleusement informé en temps réel de tous les
développements essentiels, se mobilise et s’interroge. Il intensifie le
dialogue avec moi, démarche grandement facilitée par le courrier
électronique qui devient notre instrument de communication privilégié entre les séances, notamment parce qu’il nous affranchit des
fuseaux horaires. Il cherche des solutions, imaginant que le départ
du directeur financier et l’accélération – déjà initiée – du remplacement du président-directeur général résoudront plus rapidement les
problèmes.
En dépit de ce climat délétère qui commence à sourdre autour de
moi, j’ai la satisfaction au cours de cette période de bénéficier de
l’engagement indéfectible de toute l’équipe de management pour
continuer notre tâche comme si j’avais l’éternité devant moi.
RESTORE VALUE
Ce soutien est d’autant plus nécessaire que le moment est venu
d’engager et d’intensifier l’action sur ce qui doit être désormais notre
objectif unique et absolu, la restauration du bilan.
Novembre et décembre 2001 sont consacrés à finaliser et mettre
en œuvre les plans d’action relatifs aux navires Renaissance et aux
trains régionaux britanniques tout en continuant à gérer le
programme de redressement des turbines à gaz de grande puissance.
En même temps se déroule, comme chaque année à pareille époque
l’élaboration du budget de l’année suivante, en l’espèce 2002-2003,
et du plan à trois ans qui lui est toujours associé, le tout devant être
arrêté dans son état définitif dans la première semaine de février.
Cet exercice est d’autant plus important qu’il constitue les
fondations de ce que j’appelle encore, de manière interne le Revival
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Plan par imitation de Carlos Ghosn, le sauveur de Nissan
(je suis devenu entre-temps membre du Advisory Board de l’Alliance
Renault-Nissan !) et que nous appelons en définitive Restore Value.
En janvier et au début de février, nous en définissons les éléments
essentiels, tels que nous allons les présenter au conseil d’administration du 24 février 2002 et aux analystes le 11 mars 2002 au cours
d’une réunion consacrée à la stratégie. J’effectue ce travail notamment avec Nick Salmon et François Newey qui sait qu’une recherche
est engagée pour le remplacer, mais qui continue avec courage à
exercer sa fonction comme s’il n’en était rien. Philippe Jaffré nous
rejoint le 24 février.
Nous sommes également aidés dans cette tâche par Goldman
Sachs qui nous conseille avec brio à la fois sur le fond et sur la forme.
Nous souhaitons conserver le bénéfice de cette assistance tout au
long de l’exécution du plan, mais le conseil d’administration
soucieux de ne pas indisposer les banques prêteuses y est peu
favorable, ce qui, à l’usage, aurait pu se révéler désastreux pour les
intérêts des actionnaires, si Philippe Jaffré n’avait été là pour
maîtriser un processus qui aurait pu facilement devenir pervers.
La structure de Restore Value est simple : accentuer l’excellence
opérationnelle, renforcer le management, générer du cash, avec deux
objectifs quantitatifs essentiels, 6 % de marge opérationnelle et 20 %
de taux d’endettement net sur fonds propres en 2004-2005, et trois
leviers mis en œuvre à court terme, des cessions immobilières, la
vente d’activités industrielles non critiques pour la stratégie et une
augmentation de capital, le tout devant permettre d’encaisser plus de
2 milliards d’euros à fin mars 2003.
La recherche de l’excellence opérationnelle est une préoccupation constante depuis la création de Gec Alsthom et encore plus
depuis notre introduction en Bourse. Nous avons toujours su
adapter de manière convenable la dimension de l’outil de production
au plan de charge, favorisés en cela par la longueur de nos cycles qui
permet de gérer les évolutions nécessaires dans la durée et même si
les contraintes légales, l’incompréhension de l’environnement
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politique et social et nos propres maladresses dans le dialogue social
allongent parfois à l’excès les délais d’exécution.
Très tôt aussi, sous la bannière de Stretch 30 pour moins 30 %,
nous avons réussi à réduire considérablement les coûts de nos achats
au point d’impressionner General Electric par nos méthodes quand ils
ont racheté notre activité turbines à gaz de grande puissance. Puis
nous avons lancé notre programme Quality Focus, devenu progressivement Six Sigma, avec des progrès plus lents, mais qui se déploient
néanmoins en profondeur. Parallèlement un contrôle des offres et des
risques a été mis en place, même si sa continuité peut être améliorée.
Restore Value peut s’appuyer sur tous ces acquis en se fixant pour
objectif de les amplifier, mais nous y ajoutons deux actions supplémentaires. La première met l’accent sur la réduction des frais généraux
engendrés par des structures de fonctionnement devenues dans certains
cas trop lourdes, notamment à la suite des nombreuses acquisitions
réalisées dans les dernières années. Il faut réduire le nombre de niveaux,
optimiser les fonctions, réduire le nombre et le coût des voyages… Le
champ est immense et l’objectif de 250 millions d’euros d’économies en
régime de croisière au bout de trois ans nous paraît accessible.
Par ailleurs deux actions majeures de réorganisation sont lancées
par transmission et distribution, pour optimiser l’organisation
commerciale, spécialiser et réduire les implantations industrielles et
simplifier les gammes de produits et par power, en créant deux
segments, l’un dédié aux turbines et l’autre aux centrales électriques.
Le renforcement du management est également illustré par les
changements déjà effectués au cours de la dernière période. En
faisant « sauter » à Philippe Joubert, jusqu’alors responsable particulièrement performant de nos opérations brésiliennes, au moins un
échelon de responsabilité, je l’ai mis à la tête du secteur transmission
et distribution où il va confirmer et révéler à tous ses talents exceptionnels. Nick Salmon rejoint la direction générale. Et beaucoup
d’autres remplacements interviennent à d’autres niveaux. Un
changement ne peut encore être annoncé, le mien, car le choix
définitif de mon successeur n’est pas encore effectué. Et j’ai réglé la
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question du directeur financier, au moins pour un temps, avec le
recrutement de Philippe Jaffré.
La génération du cash et donc la réduction de l’endettement
constituent le deuxième axe de Restore Value. Il résulte du plan à
trois ans, et encore cette perspective est-elle incertaine, car dépendant de l’évolution des commandes et de l’encaissement des
acomptes correspondants, que nous pouvons espérer au mieux un
montant cumulé de 1,3 milliard d’euros sur la période. Des rentrées
exceptionnelles substantielles sont donc nécessaires pour réduire
notre endettement économique qui, en cumulant les emprunts
classiques et la titrisation des créances futures, représente
3,7 milliards d’euros (sans tenir compte d’une autre source de financement : la mobilisation des créances nées pour 1 milliard) alors que
nos fonds propres sont inférieurs à 1,8 milliard.
Paradoxalement l’action la plus aisée et la plus rapide à mettre en
œuvre est une augmentation de capital avec droit préférentiel de
souscription, émise à 9,65 euros et qui permet de récolter
617 millions d’euros dès juillet 2002.
La deuxième action – les cessions immobilières – prévue pour
750 millions d’euros, paraît simple, mais une erreur de stratégie
retarde le processus. En effet avec notre premier conseiller, City,
nous adoptons une approche de vente globale qui se révèle infructueuse. Nous changeons en septembre de conseiller – c’est désormais
BNP Paribas – et de méthode en retenant une cession fragmentée et
celle-ci est couronnée de succès, garantissant l’encaissement
progressif de 600 millions d’euros, objectif réévalué entre-temps.
Reste le plus difficile, les cessions industrielles. Mon souci sera
d’éviter de ne rien vendre qui déstabilise de manière incohérente
notre stratégie. Les cessions envisagées en respectant ce principe
permettent d’atteindre, voire de dépasser, l’objectif global fixé.
La liste ne comprend pas la plupart des idées des banquiers que
leurs préoccupations à court terme ont volontiers conduit à recommander de céder des pans entiers d’activités dont le départ aurait
laissé Alstom exsangue, sans stratégie et sans futur. Elle ne
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comprend pas non plus le secteur marine que des conseilleurs, plus
ou moins compétents, analystes ou banquiers, nous recommandent
périodiquement de vendre comme le remède à tous nos maux. Sans
me prononcer sur l’opportunité, au moins dans le dialogue avec ce
type d’interlocuteurs, je me borne à leur demander de me désigner
l’acquéreur, ce qui en général met fin à la conversation !
Mais à l’automne 2002, alors qu’approche le moment de mon
remplacement par Patrick Kron et l’échéance de fin mars 2003, les
opérations qui ont abouti ou sont proches de l’aboutissement, ne
représentent encore que 400 millions d’euros au total. La raison en
est que les éléments les plus substantiels de ce programme ont été
torpillés par la paranoïa qui a entre-temps saisi les milieux financiers
à propos de l’amiante.
Les deux projets concernés – qui faisaient partie du segment
chaudières et environnement du secteur power et qui auraient dû
produire ensemble au moins 1 milliard d’euros – correspondent à des
activités héritées d’ABB et « teintées » d’amiante, mais que je ne
considère pas comme essentielles pour notre stratégie dans le
domaine de la production d’énergie. D’ailleurs nos deux grands
concurrents n’ont pas d’activités similaires.
Le risque amiante est celui d’ABB puisque nous avons refusé de le
reprendre à notre compte dans la transaction. Mais les acquéreurs
avec lesquels nous sommes proches d’un accord sur les conditions
contractuelles et les prix, refusent de se satisfaire de la garantie de
cette entreprise, doutant de sa pérennité et de surcroît « tétanisés » par
l’importance que prend ce problème dans l’environnement américain.
En septembre 2002, il est donc devenu clair qu’aucun de ces
deux projets n’aboutira à court terme même si à moyen terme quand
ABB se sera définitivement débarrassé du risque amiante à travers la
mise en faillite de Combustion Engineering, les acquéreurs potentiels le seront aussi et du même coup manifesteront peut-être à
nouveau leur intérêt. Mais nous ne pouvons pas attendre.
Je propose donc aux conseils d’administration des 11 septembre
et 5 novembre 2002 d’activer immédiatement le projet de cession des
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turbines industrielles. Heureusement, nous n’avons jamais cessé de
le préparer depuis plusieurs mois, notamment dans le cadre des
discussions que nous avons eues avec Rolls Royce et SNECMA pour
l’éventuelle constitution d’une société commune dans ce domaine.
Avant même le lancement de Restore Value, j’ai toujours considéré
cette cession comme une solution de repli acceptable qui n’est pas de
nature à remettre en cause notre stratégie. En effet, comme leur nom
l’indique, les turbines industrielles visent les marchés industriels et
non ceux des infrastructures pour l’énergie et le transport dont
Alstom entend être le spécialiste global. Si la motivation que va
manifester Siemens pour les acquérir peut introduire un doute sur la
pertinence de notre raisonnement, en revanche, nous allons
constater que notre autre grand concurrent General Electric, après
avoir manifesté un intérêt de principe, se retire. L’hésitation est en
effet possible, car le numéro un mondial dans ce métier où Alstom
est numéro deux, est Solar, une filiale de Caterpillar, et non pas l’un
de nos deux grands concurrents. De surcroît les performances relativement satisfaisantes de cette activité doivent être tempérées par le
fait qu’elle consomme beaucoup de capitaux.
Mais, de toute façon, les circonstances ne nous laissent pas le choix.
L’opération est menée tambour battant, si bien que mon successeur a pu
annoncer cette cession le 28 avril 2003 pour une valeur d’entreprise de
1,1 milliard d’euros et pour un cash encaissé de 950 millions.
Ainsi, à cette échéance, avec seulement un mois de retard sur le
calendrier, Patrick Kron pourra constater que les actions concrètes,
prévues et annoncées le 11 mars 2002, ont été exécutées. L’augmentation de capital a produit617 millions d’euros, les cessions immobilières 405 millions, les cessions industrielles 1101 millions (en cash),
soit au total, 2,12 milliards d’euros, comparés à un objectif fixé à
2,1 milliards 67.
67. Rapport annuel 2002-2003 d’Alstom, page 42.
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Mais, dès l’origine, je suis convaincu que l’assainissement
définitif de la situation financière d’Alstom exigera d’aller au-delà de
Restore Value. Cette conviction n’est pas fondée, à ce moment-là, sur
une réévaluation des prévisions qui lui ont servi de base. Ces
nouvelles données ne seront disponibles qu’au début de l’année
suivante dans le budget 2003-2004 et le plan à trois ans qui lui est
associé. Elle résulte du sentiment que la nature de notre métier dans
le contexte chaotique qui est devenu celui de l’économie mondiale
impose le retour le plus rapide possible à l’endettement le plus faible
possible et que l’échéance de 2005, inscrite dans Restore Value pour
atteindre ce résultat, est trop éloignée.
Je suis également conscient que cette accélération indispensable
ne pourra provenir de la seule amélioration de la performance opérationnelle, incapable de compenser sur une aussi courte période
l’impact négatif des sorties de cash du segment turbines à gaz qui
persisteront jusqu’en 2004-2005.
La solution ne peut venir que d’un mouvement stratégique. Pour
moi, deux options seulement peuvent être utilement considérées :
soit céder tout ou partie du secteur power, soit céder le secteur transmission et distribution. J’écarte la cession du secteur transport, car je
pense que c’est dans ce domaine qu’Alstom a les positions
techniques et commerciales les plus fortes et que le nouvel Alstom
qui peut sortir de cette crise devra, à mon sens, être nécessairement
engagé dans ce métier où il excelle. Quant au secteur marine, pour
souhaitable que soit un désengagement, il n’est ni plausible à court
terme ni susceptible de régler à lui seul le problème posé.
C’est pourquoi j’ai poursuivi depuis plusieurs mois un dialogue
avec Siemens – nom de code : Siegfried ! – pour explorer l’éventualité d’une cession partielle du secteur power. Pour la première fois,
depuis douze ans que je pratique ce concurrent, j’ai le sentiment
qu’il manifeste un intérêt sérieux pour ce projet. Les équipes
travaillent ensemble et au mois d’octobre, Heinrich von Pierer
confirme par écrit, à ma demande, qu’il est prêt à engager des
négociations sous réserve d’étudier ensemble au préalable la
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manière dont pourraient être surmontées les difficultés probables
avec les autorités de concurrence.
J’estime que, faute de fusion avec Areva/Framatome, cette option
est de loin la meilleure, car elle correspond à une vision à long terme
de l’évolution de cette industrie, c’est-à-dire la création d’un General
Electric européen. Deux ans auparavant, Alstom aurait encore pu en
être le pivot, mais les difficultés que nous rencontrons et l’éclatement
persistant des forces industrielles françaises dans ce domaine m’ont
convaincu que, dans les circonstances du moment, seul Siemens
peut, au moins provisoirement, être le vecteur de cette vision.
Néanmoins je sais que la bonne fin de cette option demeurera
trop longtemps incertaine. Or, s’il y a échec, Alstom ne peut se
retrouver en fin de parcours sans solution de rechange. C’est
pourquoi je demande, au début de l’été 2002, à Philippe Joubert et à
Henri Poupart-Lafarge, président et directeur financier du secteur
transmission et distribution, de préparer les éléments d’un éventuel
dossier de cession dans l’hypothèse où je serais obligé de l’activer.
Il est clair enfin que le choix final entre ces deux solutions, à
supposer que la première demeure ouverte jusqu’au bout, ne peut
qu’être le fait de mon successeur dont l’arrivée est programmée pour
le 1er janvier 2003. Certes il est en permanence associé et informé,
mais il n’est pas encore en situation de responsabilité. Je propose
donc au conseil d’administration du 5 novembre 2002 d’engager
avec Siemens l’exploration des problèmes de concurrence et d’accélérer la préparation de l’éventuelle cession du secteur transmission et
distribution avec la perspective d’une prise de décision au cours du
premier trimestre de 2003.
Dans les premiers jours de janvier, je prends l’avion avec
Patrick Kron et Nick Salmon pour Munich. Je présente mon successeur à Heinrich von Pierer et à son équipe. Les discussions s’engagent. Quelques semaines plus tard, Patrick Kron constate, au vu de
la manière dont se comporte Siemens dans les négociations, qu’un
résultat suffisamment engageant est probablement inaccessible et, en
tout cas, ne peut être obtenu dans le calendrier qui s’impose à lui. Il
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y met donc fin et prend, en mars 2003, avec le conseil d’administration, la décision de céder le secteur transmission et distribution qui
aboutira quelques mois plus tard avec Areva. Si Alstom avait été
soumis à un calendrier moins contraignant, peut-être cette négociation aurait-elle pu aboutir. Mais nul ne le saura jamais. Ce qui est
certain, c’est que les banques ne laissent plus aucune marge de
manœuvre à celui qui m’a succédé.
Entre-temps en effet, en décembre 2002 et au début de
janvier 2003, au moment où Patrick Kron me remplace comme
directeur général, les secteurs poursuivent la préparation de leur
budget 2003-2004 et du plan à trois ans qui lui est associé. C’est
désormais mon successeur qui analyse leurs prévisions et leurs
propositions et arrête les hypothèses et les choix qui vont déterminer
la suite des événements.
Des éléments qui sont communiqués au président du conseil
d’administration, que je suis encore, résultent trois constats essentiels.
Au cours de la dernière période, le programme de développement
des nouveaux composants des turbines à gaz de grande puissance a
pris un retard de plusieurs mois qui, contrairement à notre attente,
n’a pas pu et ne pourra pas être rattrapé ou compensé même si ses
résultats sont positifs et s’il n’y a plus d’inquiétude sur l’issue du
processus. D’autre part certains clients manifestent une raideur
grandissante dans les négociations commerciales, plus soucieux
d’encaisser des pénalités que de produire de l’électricité en raison de
la stagnation de la demande qu’ils ont à satisfaire. Il faut donc
prévoir des coûts et des sorties de cash supplémentaires par rapport
à ce qui était jusqu’alors envisagé. En mars 2003, leur montant, au
jugement de Patrick Kron, est pour l’essentiel cerné et acquis.
Deuxième constat : l’effondrement désormais patent du marché
de la production d’énergie. Trois conséquences en résultent. Le
secteur power va devoir intensifier et accélérer l’adaptation de son
outil de production au nouvel état de la demande, ce qui entraînera
aussi des coûts et des sorties de cash supplémentaires. La dérive du
programme des turbines à gaz GT24/GT26 ne pourra pas être
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compensée, au moins partiellement, comme on aurait pu l’espérer et
comme cela a été le cas dans la période précédente, par les performances du reste du segment turbines à gaz et du secteur power.
Enfin la chute brutale des commandes entraîne celle des acomptes
qui ne viennent plus alimenter la trésorerie.
Troisième constat : les autres secteurs ne sont pas non plus en état
d’apporter une compensation. Le secteur transmission et distribution
tient ses objectifs, mais sans plus, en raison de l’atonie du marché. Le
secteur transport en dépit de l’excellent niveau de commandes dont il
bénéficie termine d’exécuter les difficiles contrats britanniques. Le
secteur marine ne reçoit pratiquement plus de commandes.
Deux effets concrets résultent de ces constats. D’abord le déficit
provoqué notamment par la provision supplémentaire sur les
turbines à gaz va réduire substantiellement les fonds propres.
Ensuite la prévision de génération de 1,3 milliard d’euros de cash sur
trois ans qui est incluse dans Restore Value est désormais caduque,
une moitié disparaissant en raison des turbines à gaz et l’autre
moitié, en raison de l’effondrement du marché de la production
d’énergie 68.
Du coup, l’endettement ne pourra être réduit au rythme prévu,
même si, au 31 mars 2003, une première étape de diminution de
400 millions d’euros interviendra et si la solution est disponible avec
l’alternative préparée entre l’alliance avec Siemens dans la production d’énergie ou la cession de transmission et distribution.
À cette même date, les covenants, c’est-à-dire les clauses contractuelles des contrats de prêts dont le non-respect entraîne l’obligation
de leur remboursement immédiat (par exemple le ratio dette nette
sur fonds propres), ne seront plus satisfaits.
68. Dans le plan d’actions, présenté par Patrick Kron le 12 mars 2003, le montant
attendu des cessions industrielles est porté par rapport à Restore Value de
1,6 milliard à 3 milliards d’euros, soit une majoration de 1,4 milliard d’un montant
proche de la prévision de 1,3 milliard d’euros de génération de cash qui était
envisagée et qui est désormais caduque.
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BANQUES
Cette perspective désormais avérée transfère la responsabilité de
l’avenir d’Alstom des mains du management et du conseil d’administration à celles des banques. Patrick Kron n’a pas d’autre choix
que d’en prendre acte et d’intensifier les négociations avec elles pour
trouver des solutions permettant d’assurer la continuité des opérations de l’entreprise. C’est lui désormais qui prend la suite et je me
garderai bien de commenter ou de juger la manière dont le problème
a été traité.
Je sais d’expérience que, seuls, le management et le conseil
d’administration disposent des éléments nécessaires pour se former
une opinion et prendre les décisions appropriées. Tout ce que l’on
peut faire de l’extérieur, y compris quand on a dirigé pendant douze
ans l’entreprise, c’est de juger l’arbre à ses fruits. Or, dans le cas
d’Alstom, plus que dans beaucoup d’autres entreprises, selon
l’expression bizarre, mais aujourd’hui consacrée, il faut laisser du
temps au temps. L’action de Patrick Kron ne pourra être honnêtement évaluée qu’à l’horizon 2006-2008, quand les premiers contrats
qu’il prend aujourd’hui auront été exécutés et que ses premières
décisions stratégiques et opérationnelles commenceront à produire
leurs effets concrets 69.
En revanche la manière dont ont évolué les relations d’Alstom
avec les banques dans le passé mérite un commentaire. De fait mes
derniers mois de responsabilité à la tête d’Alstom ont été profondément marqués par une dépendance croissante à l’égard d’un nombre
de plus en plus restreint de ces établissements.
Nous n’avons jamais été dans une telle situation. Entre 1991
et 1998, notre trésorerie a été constamment positive et de manière
69. À titre d’illustration extrême, il est intéressant de noter que le marketing du
TGV vendu à la Corée a commencé en 1989, que nous avons signé le contrat en
1994 et que l’inauguration a eu lieu en mars 2004 !
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croissante. Même après le prélèvement du dividende exceptionnel et
l’achat de Cegelec à la veille de la mise en Bourse, nous n’avions pas
de dettes.
En 1999, la première étape de l’acquisition d’ABB Power est
financée quasi intégralement par la cession à General Electric de
notre activité turbines à gaz et grâce au désinvestissement progressif
du secteur industrie. La majeure partie de la deuxième étape l’est par
la cession du secteur entreprise qui interviendra en 2001.
Dans le même temps, Alstom monte en puissance dans l’exécution de plusieurs contrats qui avaient bénéficié dans le passé
d’acomptes exceptionnellement élevés, jusqu’à 100 % dans certains
cas, et qui se traduisent désormais par des décaissements sans contrepartie (1 milliard d’euros de 1999 à 2002). Par ailleurs le sinistre des
turbines à gaz GT24/GT26 commence aussi à consommer du cash
(4 milliards d’euros de 2000 à 2004). Enfin les investissements corporels (1,9 milliard d’euros de 1998 à 2002) se poursuivent et les coûts
de restructuration (1,7 milliard d’euros de 1998 à 2003) sont de plus
en plus lourds.
Du coup, le cash flow libre est négatif de 1,1 milliard d’euros en
2000-2001, de 1,2 milliard en 2001-2002 et de 265 millions en 20022003, bien qu’Alstom ait pu souligner que ce dernier chiffre aurait été
positif à 1 milliard d’euros sans ces facteurs exceptionnels et non
récurrents.
La conséquence cependant est qu’à partir de 2000-2001, la dette
économique, dans la définition qu’Alstom lui donne désormais,
s’établit à 4,5 milliards d’euros pour des capitaux propres qui sont
encore à 2,1 milliards. Elle atteint un maximum de 5,3 milliards
d’euros en 2001-2002 pour des capitaux propres de 1,8 milliard
avant de retomber à 4,9 milliards d’euros à fin mars 2003 pour des
capitaux propres qui s’effondrent à environ 800 millions.
Dans le même temps, un autre paramètre va focaliser l’attention
des banques. Il s’agit des garanties et cautions qu’elles-mêmes et les
compagnies d’assurance émettent pour donner aux clients le confort
que le fournisseur honorera ses engagements. Cette pratique
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habituelle dans les métiers où les délais d’exécution des contrats sont
particulièrement longs est rémunérée au profit des émetteurs par
une redevance et, dans le passé, n’a donné lieu, dans le cas d’Alstom,
à aucun sinistre significatif.
L’en-cours correspondant est néanmoins facialement élevé, bien
qu’en forte diminution, 15 milliards d’euros en 2000-2001,
12,5 milliards en 2001-2002 et 10,3 milliards en 2002-2003. Il faut
cependant relativiser ces montants en les rapprochant de ceux du
carnet de commandes, 39,5 milliards d’euros en 2000-2001,
35,5 milliards en 2001-2002 et 30,3 milliards en 2002-2003.
Tous ces chiffres, toutes ces données et beaucoup d’autres sont
parfaitement connus des banques. Elles ont un accès permanent à
l’entreprise et ont parfaitement les moyens de se former une opinion
sur sa situation. Ce sont elles qui ont proposé les instruments de
financement qui ont constitué la dette économique. Emprunts
obligataires, emprunts à moyen terme, billets de trésorerie, titrisation de créances futures, titrisation de créances nées ne sont pas
sortis de l’imagination des trésoriers d’Alstom, ils sont le produit du
marketing intensif dont ils ont fait l’objet au fil des années de la part
des établissements bancaires.
Au demeurant, beaucoup d’entre eux ont participé dans des rôles
divers à la mise en Bourse d’Alstom de juin 1998, à l’offre secondaire
de février 2000 et à l’augmentation de capital de juin 2002 et ont été
associés à la préparation de Restore Value au printemps 2002. Que la
situation d’Alstom ait constitué une « surprise » pour certaines
banques, comme cela aurait été dit, demeurera longtemps une
« surprise » pour moi et sans doute pour mes collaborateurs qui
n’ont cessé au fil des années de répondre à leurs questions !
La situation que connaît Alstom à la fin de 2002 et au début de
2003 est évidemment préoccupante. Pour autant, l’entreprise n’est
pas en état de faillite ou de quasi-faillite comme on ne cesse de
l’écrire, au risque de compromettre sa réputation commerciale et de
détruire la confiance de ses clients. En effet, en dépit des conditions
difficiles des marchés et en termes cumulés, Alstom aura vendu, en
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2002-2003, environ un cinquième de son chiffre d’affaires pour près
de 2 milliards d’euros, ce qui veut dire que la totalité des actifs de
l’entreprise a une valeur sensiblement supérieure au montant de son
endettement économique, 4,9 milliards d’euros, à fin mars 2003.
Néanmoins, en raison de la rupture des covenants, collectivement, les banques ont la possibilité technique de provoquer une
crise de liquidité, mais elles n’y ont pas intérêt, sauf à assumer les
aléas inhérents à toute procédure de liquidation et les risques
politiques qui lui seraient nécessairement associés dans le cas d’une
entreprise comme Alstom.
Aussi, comme elles l’ont fait pour Marconi en Angleterre, ABB en
Suisse, Fiat en Italie ou Vivendi en France dans une situation
analogue, les banques vont accepter de donner à l’entreprise le temps
indispensable pour revenir à meilleure fortune et de garantir les
financements qu’elle sera obligée de rechercher sur le marché.
Prenant en compte le caractère exceptionnel et transitoire de la crise
financière, elles lui assureront ainsi le soutien nécessaire en pariant
sur la mise en œuvre des engagements du management, déjà vérifiée
pour Restore Value, et crédible pour le « plan d’actions » de Patrick
Kron.
Mais des circonstances particulières à Alstom vont compliquer ce
processus. L’entreprise a une population de banques particulièrement
nombreuse en raison de l’accumulation en France et à l’étranger de
relations historiques, héritées du passé à l’occasion des nombreuses
acquisitions qui ont été réalisées, en particulier celle d’ABB Power. La
direction financière d’Alstom n’a pas eu le temps, avant la crise, de
restructurer et concentrer ces relations, notamment en réduisant le
nombre d’établissements impliqués dans les opérations de l’entreprise.
La détérioration de l’environnement économique et l’éclatement des
diverses bulles financières entraînent cependant un changement rapide
et brutal d’attitude de beaucoup d’entre eux, en particulier américains et
allemands pour lesquels Alstom est un client marginal. D’où un tarissement des sources de crédit, même quand il s’agit simplement de renouveler des crédits existants, et un appétit très réduit pour des opérations,
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telles les titrisations de créances futures ou nées, qui autrefois ont suscité
leur enthousiasme. Plus encore, les cautions et garanties sont soumises
à un processus de rétrécissement progressif, essentiellement parce qu’à
la suite de sinistres consécutifs au 11 septembre et à de grandes faillites
américaines, les agences de notation recommandent aux émetteurs,
principalement des compagnies d’assurances, de réduire ou d’interrompre leurs engagements à ce titre.
Il est vrai que la nature et la durée des cycles et des contrats
d’Alstom, combinées avec les effets de l’effondrement du marché de
la production d’énergie font que le délai requis pour le redressement
du bilan – de l’ordre de trois ans – dépasse l’horizon habituel auquel
la communauté bancaire est habituée dans des circonstances
similaires. À cette explication spécifique s’ajoute évidemment la
prise en compte de la dégradation de l’environnement économique
mondial qui laisse les banques, les plus éloignées de l’entreprise,
sceptiques sur sa capacité à améliorer rapidement son exploitation,
de l’expérience malheureuse que beaucoup d’entre elles ont vécue en
se faisant producteurs d’énergie aux beaux jours de la dérégulation
et de l’ombre portée des scandales américains comme Enron qui
n’ont pourtant aucun rapport avec Alstom.
L’avenir du soutien bancaire à Alstom dépend ainsi de plus en
plus d’un club restreint formé de ses banquiers principaux, essentiellement Français. Mais ceux-ci ne sont en état ni de reprendre à
leur compte tous les engagements des établissements qui renonceraient à soutenir Alstom, ni d’émettre toutes les garanties et cautions
que les compagnies d’assurances spécialisées ne veulent plus
assumer, ni de convaincre l’ensemble de la communauté bancaire de
laisser le temps nécessaire à l’entreprise pour réaliser son désendettement sans autre soutien extérieur. Dès lors, pour surmonter cette
impasse, il n’y a plus d’autre solution que de faire intervenir un tiers,
un autre groupe industriel ou l’État.
Le fait que les difficultés d’Alstom ne sont pas interprétées
comme exceptionnelles et non récurrentes, mais comme résultant de
l’accumulation d’erreurs et de fautes multiples de management
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facilite politiquement cette démarche. Providentiellement, le remplacement du président-directeur général fournit le bouc émissaire
idéal. D’autant qu’au même moment, face aux restructurations dont
tout le monde sait qu’elles ne résultent pas de la crise financière,
mais de l’effondrement des marchés, certains syndicats en font également un usage commode.
On a pu parler de « nouvel âge d’or des banquiers » 70 à propos de
cette période où s’est établi un nouveau rapport de forces entre
banquiers d’un côté et entreprises et actionnaires de l’autre. En effet
cette situation se traduit pour les établissements qui consentent les
crédits, par des taux d’intérêt accrus, par des revenus tirés des opérations financières qui se révèlent nécessaires, par le « monopole » des
commissions substantielles, générées par les cessions industrielles
ou immobilières auxquelles les entreprises concernées se trouvent
contraintes de procéder et par un droit de regard permanent et
approfondi sur leur gestion. Ainsi, pendant le temps que requiert
l’exécution du programme de redressement du bilan, le management, les conseils d’administration et les actionnaires, un peu
comme un pays en crise passé sous la tutelle du FMI, perdent de
facto le contrôle de l’entreprise au bénéfice de l’espoir qu’au terme
du parcours, celle-ci survivra et se revalorisera.
J’ai tiré deux leçons de cette expérience venue trop tard dans ma
carrière industrielle : il ne faut jamais dépendre des banques et donc,
surtout, dans les métiers d’infrastructures, il faut viser au minimum
l’endettement zéro (situation dont j’ai joui pendant neuf années sur
mes douze années de responsabilité), il ne faut jamais écouter les
banques quand elles vous proposent des formes nouvelles, attractives et séduisantes d’endettement supplémentaire, car elles s’arrangent pour les structurer par les covenants d’une manière telle que
vous n’en avez plus l’usage quand vous en avez réellement besoin.
70. Yves de Kerdrel dans Les Echos des 19 au 19 juillet 2002.
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Ces leçons ne me seront plus d’aucune utilité, mais je suis
convaincu néanmoins que l’organisation Alstom dans ses profondeurs saura s’en souvenir.
Au bénéfice de cette expérience, j’ai cependant décidé, de ma
propre initiative, de me retirer du conseil d’administration de la
Société générale. Dans d’autres circonstances, j’aurais aimé continuer
à y participer sous la présidence de Daniel Bouton pour lequel j’ai à
la fois amitié et admiration. Mais au moment où Alstom vit toutes ses
difficultés, ma présence m’y a paru incongrue. Je suis reconnaissant
du soutien raisonné que beaucoup d’établissements bancaires, au
premier rang desquels BNP Paribas, la Société générale et le Crédit
agricole, ont apporté à l’entreprise. J’admire également leurs performances financières remarquables. Mais je ne peux me départir de
l’idée que les malheurs autant que les succès de l’industrie y sont
pour quelque chose. Il m’en est resté un sentiment de gêne que je n’ai
plus de raisons d’assumer.
REPÈRES
Il me reste à donner mon interprétation de cette crise financière qui
a failli emporter Alstom.
La cause première et centrale est sans contestation possible le
désastre technique des turbines à gaz GT24/GT26. Le coût supplémentaire direct de ce sinistre, selon les chiffres publiés après mon
départ, s’est élevé en termes de résultats et de cash à 3,8 milliards
d’euros, sans compter les dommages indirects en termes de perte de
commandes et de réputation.
Qui ne voit que, sans ce sinistre, il n’y aurait pas eu d’endettement excessif (4,9 milliards d’euros à fin mars 2003), ni de chute des
fonds propres (805 millions d’euros à fin mars 2003), ni évidemment
de crise de liquidités et de mise sous tutelle par le système bancaire.
D’autres facteurs ne peuvent être ignorés. Il n’est pas douteux
que si le 1,2 milliard d’euros de fonds propres prélevés au moment
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de l’introduction en Bourse par les deux actionnaires de Gec
Alsthom était restés dans l’entreprise, la crise financière n’aurait pas
pris la même ampleur, sans qu’à l’évidence, un lien de causalité
puisse être honnêtement établi.
L’effondrement des commandes de la production d’énergie à
partir de novembre 2003 a substantiellement accru les besoins de
liquidités et retardé la réduction de l’endettement à la déception du
système bancaire.
Le changement de président-directeur général au milieu de la mise
en œuvre de Restore Value et la dramatisation supplémentaire inévitable qui en a résulté ont à la fois compliqué son exécution, amplifié
la crise de confiance des clients et aggravé l’anxiété des banquiers. Qui
ne voit qu’il aurait été préférable de me remplacer, en tant que directeur général, tambour battant, début 2002 ou, au contraire, d’attendre
fin 2003, comme cela était initialement envisagé.
Il y a aussi des fausses explications. Par exemple l’acquisition de
Cegelec. Cette opération était justifiée par l’intérêt stratégique
d’Alstom qui la souhaitait depuis vingt ans. De surcroît, en prenant
en compte la revente du secteur entreprise, elle n’a pratiquement
rien coûté en trésorerie et elle a généré une plus-value tout en apportant à Alstom les activités systèmes et ingénierie revendiquées depuis
longtemps et dont la valeur s’est confirmée au fil des années.
Que n’aurait-on dit si Alcatel, conservant Cegelec, s’était
maintenu comme le concurrent de la filiale qu’il mettait en Bourse,
situation déjà difficilement supportable compte tenu de la différence
d’actionnariats entre Cegelec et Gec Alsthom, mais qui serait
devenue franchement abusive dans la nouvelle situation.
Je range aussi au rang des fausses explications, l’acquisition
d’ABB Power. Le financement en a été assuré dans des conditions
saines par la cession des turbines à gaz sur technologie General
Electric, du secteur industrie et du secteur entreprise, le dernier
élément du puzzle, l’émission d’obligations convertibles, n’ayant pu
être mise en place en raison de l’évolution des conditions du marché
à partir de l’automne 2000.
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Les positions stratégiques, acquises à travers cette opération,
restent remarquables dans les turbines à vapeur et les alternateurs,
les chaudières et surtout le service et marquent l’entrée d’Alstom
comme un acteur de plein exercice dans les turbines à gaz de grande
puissance. Le prix payé en incluant le coût du sinistre reste évidemment trop élevé.
Même s’il est impossible de refaire l’histoire en fonction d’hypothèses qui ne se sont pas réalisées, je suis convaincu que, sans cette
opération, Alstom aurait disparu de la production d’énergie, écrasé
par la concurrence, et que, pour ne prendre que cet exemple, les
activités de Belfort dans les turbines à vapeur, les alternateurs et les
turbines à gaz sur technologie General Electric auraient été progressivement rayées de la carte, faute de commandes françaises capables
de les soutenir.
Une dernière explication a été souvent invoquée dont je ne sais
s’il faut la considérer comme vraie ou fausse, celle de l’inadaptation
de notre communication financière. Je ne doute pas bien entendu
que nous aurions pu faire mieux. Les exigences d’information des
marchés, relayées par les analystes, nous ont conduits à rendre
publics des objectifs et des prévisions qui ont traduit honnêtement
notre vision du moment, mais que parfois la réalité a démenti. Sans
doute aurait-il mieux valu résister à cette pression et laisser les investisseurs se déterminer en fonction des performances constatées. Le
marché aussi, dit-on, n’aime pas les « surprises », c’est-à-dire les
évolutions et les événements non prévus. Alstom, comme d’autres
entreprises, lui en a réservé et s’est efforcé de les expliquer du mieux
possible dans les circonstances du moment.
Mais je ne peux me défaire de l’idée que le fond du problème est
ailleurs. La fonction du marché est de donner une valeur aux entreprises à partir des données réelles qui la caractérisent. Une communication différente aurait peut-être atténué les variations brutales de
cours qui sont désormais de plus en plus fréquentes, pas seulement
pour Alstom, mais n’aurait sans doute rien changé à l’évolution du
cours de Bourse à moyen et long terme.
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Notre époque ne se satisfait pas des explications même quand
elles sont honnêtes et complètes. Il lui faut des responsables. Bien
entendu, en tant que patron d’Alstom du 6 mars 1991 au 1er janvier
2003, je suis par définition responsable de ce qui s’est passé pendant
ces douze années, ce qui s’est bien passé et ce qui s’est mal passé !
Je ne chercherai pas à me décharger de cette responsabilité sur
d’autres, ni sur les ingénieurs qui ont développé à l’origine les
GT24/GT26 dont les calculs ont été défaillants, ni sur les commerçants
qui ont vendu ces machines en prenant, sous le management d’ABB,
des risques contractuels rétrospectivement excessifs, ni sur les
dirigeants d’ABB Alstom Power qui n’ont peut-être pas donné, pendant
leur année de management autonome, l’attention prioritaire qui convenait au segment des turbines à gaz. Je sais d’expérience que les
jugements péremptoires a posteriori et extérieurs aux structures au sein
desquelles les événements ont été vécus atteignent rarement la vérité.
Les décisions qui ont été prises, dont certaines ont été critiquées,
l’ont été de bonne foi et au mieux de mon jugement. Bien entendu,
je sais aussi que, dans certains cas, si j’avais disposé des informations
qui sont disponibles aujourd’hui, certaines de ces décisions auraient
pu être différentes. Malheureusement le management n’est jamais
rétrospectif. Il doit faire au mieux en temps réel avec les informations auxquelles il a accès au moment où les décisions sont prises.
Pourtant au moment où je tourne définitivement la page
d’Alstom, je me dois d’aller plus loin dans ce retour sur mon action
et sur moi-même.
Je peux énumérer une liste de décisions que je n’aurais pas dû
prendre, par exemple le consentement que j’ai donné à mon corps
défendant au paiement d’une commission pour le transfert du siège de
la division transport, la cotation à la Bourse de New York, le défaut
d’attention de ma part aux caractéristiques et à la présentation de mon
indemnité de départ, quelques nominations peu heureuses et sans doute
une communication parfois insuffisamment réactive et trop elliptique…
Mais ces erreurs sont du second ordre par rapport aux enjeux et
encore plus par rapport au nombre de décisions que j’ai dû prendre
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en douze ans et qui ont eu des effets positifs et rentables pour
Alstom. En fait, dans les reproches que je me fais à moi-même, il en
est un qui est essentiel, même s’il ne relève pas de la rationalité, mais
de la subjectivité.
À un instant décisif, en mars 2000, au moment de signer l’accord
irrévocable de rachat de la seconde moitié d’ABB Power, l’instinct
m’a manqué pour « sentir » que la mise au point des turbines à gaz
GT24/26 recélait un risque excessif, même si les défaillances
techniques spécifiques qui ont effectivement provoqué le sinistre
n’ont été identifiées que plus tard. Deux autres préoccupations m’ont
paru à l’époque beaucoup plus importantes : stabiliser ce qui est
devenu Alstom Power en mettant fin à un actionnariat paritaire,
condamné à la paralysie et à l’inefficacité par l’attitude d’ABB,
protéger définitivement et sans contestation possible Alstom contre
le risque amiante.
Encore faut-il souligner que, déjà actionnaire à 50 % d’ABB
Alstom Power et confronté à un partenaire, ABB, lui-même en situation critique, Alstom n’aurait pas pour autant échappé aux difficultés, mais, sans doute, l’impact en aurait été plus faible et la
capacité de manœuvre de l’entreprise, plus importante.
En regard, il serait équitable que je mette en évidence qu’en
douze ans, j’ai appliqué avec constance et, je crois, avec succès
jusqu’à la crise finale, une stratégie simple, celle de faire d’Alstom, le
spécialiste global des infrastructures pour l’énergie et le transport.
La taille du groupe a été multipliée par trois. Nous avons su
intégrer efficacement des centaines d’unités opérationnelles, résultant d’acquisitions multiples. Alstom, à mon départ, est implanté
industriellement dans plus de soixante pays et commercialement
dans plus de cent. Les activités de l’entreprise se répartissent harmonieusement entre toutes les grandes zones économiques mondiales.
Nous pouvons être fiers des positions que nous avons construites
dans la transmission et la distribution, le transport et la construction
navale où nous sommes les champions de l’Union européenne et
dans la production d’énergie où, en dépit des difficultés en voie d’être
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surmontées, nous sommes toujours parmi les trois premiers
mondiaux. Et comment oublier les richesses humaines de nationalités et de cultures multiples qui assurent à l’entreprise un potentiel
de développement exceptionnel ?
Tout cela est vrai, mais, alors que j’ai quitté l’entreprise, quelle
est, pour la plupart des observateurs, la portée de ces succès au
regard, pendant les toutes dernières années, d’une performance
opérationnelle médiocre, des pertes nettes qui ont été enregistrées,
de la suspension du dividende et de la valeur dérisoire de l’action ?
Poser cette question, c’est y répondre. Le jugement du marché ne
sait se référer qu’à la situation instantanée. Les succès passés et les
perspectives futures n’alimentent pas un crédit sur lequel il serait
possible de tirer pour compenser les insuffisances et les échecs du
moment.
Assumant ma responsabilité, je revendique cependant le droit de
dire avec force que, contrairement à ce qui est écrit ou dit en permanence, la tourmente qui a emporté Alstom n’a rien à voir avec les
crises qui ont affecté pendant la même période d’autres groupes
industriels ou de services auxquels son nom a été accolé de manière
répétée, abusive et, peut-être, dans certains cas, intéressée. Alstom
n’a pas truqué les comptes ou laissé libre cours à l’escroquerie de ses
managers comme telle entreprise américaine. Alstom n’a pas été
emporté par la folie des grandeurs en accumulant des acquisitions
sans pertinence stratégique et mal financées comme telle ou telle
entreprise européenne. Ce qui a frappé l’entreprise, c’est un sinistre
technique d’une gravité et d’une dimension qui n’a pas beaucoup
d’équivalents dans l’histoire industrielle même si des précédents
existent par exemple dans l’industrie pharmaceutique, dans l’industrie aéronautique ou dans notre propre industrie.
Il est heureux que le gouvernement français ait su mesurer la
vraie nature de cet « accident » et prendre les initiatives que justifie
le rôle d’« assureur ultime » que doit jouer l’État dans une économie
de marché ordonnée plutôt que de livrer à l’encan une entreprise qui
a tous les atouts pour réussir au plus grand bonheur de ses concur-
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rents à l’affût et des pays que dérange la vitalité d’une industrie
française conquérante et performante.
C’est en revanche une déception de plus que de constater que
l’Union européenne n’a pas compris immédiatement cette situation
et, au lieu d’aider dès le départ à la résoudre, a pris des initiatives qui
n’ont fait qu’aggraver les difficultés et qui, curieusement, si elles
avaient abouti en l’état, auraient pu faire disparaître définitivement
toute concurrence intra-européenne dans l’énergie et le transport au
profit du concurrent allemand. A long terme, il est sans doute
envisageable et possible qu’il n’y ait qu’une seule entreprise
européenne dans ces domaines, mais il aurait été scandaleux et
regrettable que ce soit le résultat d’une « razzia » et non pas d’une
vision industrielle méditée, débattue et cohérente, mise en œuvre de
manière amicale ou soumise au verdict du marché.
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AU MOMENT DE CONCLURE CE RÉCIT, il faudrait faire preuve de distance
et de hauteur. Je ne cache pas que j’ai encore du mal à faire mienne
cette attitude mentale pourtant nécessaire.
Plus d’un an après mon départ, Alstom est toujours présent à
mon esprit. Bien que désormais hors jeu, je ne peux m’en détacher.
Je ne sais quel sort l’avenir réservera à cette entreprise magnifique.
Logiquement, une fois surmontés, les effets dévastateurs des événements vécus de 2000 à 2003, le potentiel exceptionnel, construit au
cours de ce parcours stratégique de douze années, même après les
amputations d’activité, imposées par sa situation financière, devrait
lui redonner sa chance. Le pire n’est certes jamais exclu, surtout dans
le contexte d’un débat qui implique les autorités européennes et
nationales, la communauté bancaire et des concurrents alléchés par
les opportunités qui leur sont offertes par cette situation trouble.
Mais la confiance prévaut quand on constate la capacité de
réaction que l’entreprise a démontrée pendant la crise, illustrée
notamment par la manière dont elle a su gérer techniquement et
commercialement le sinistre des turbines à gaz GT24/26 et
convaincre les clients de maintenir et d’accroître leur rythme de
commandes. Et peut-être le bon sens stratégique prévaudra-t-il enfin
pour imposer les regroupements nécessaires au plan français d’abord
et sans doute un jour au plan européen ?
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Reste de toute façon pour longtemps dans mon esprit et dans
mon cœur le souvenir des centaines et des milliers de collaborateurs
que j’ai eu le privilège de rencontrer, de connaître ou d’apprécier tout
au long de ces années.
Je pense à l’équipe du projet de la ligne numéro trois du métro de
Shanghai avec laquelle j’ai dîné de manière impromptue alors que
nous venions de remporter le contrat. Je pense à la samba endiablée
que, invités par Philippe Joubert, nous avons dansée avec les
ouvriers brésiliens de notre usine de Taubaté au Brésil à l’occasion de
son quarantième anniversaire. Je me souviens de notre enthousiasme
quand nous avons gagné le TGV Corée. Je me rappelle la soupe de
petits pois, consommée avec les ouvriers de notre usine d’Essen lors
de son inauguration et les dîners de la Alstom International
Association à Londres.
Je garde en mémoire les réunions du comité de groupe dont la
diversité des nationalités reflète chaque année de manière croissante
l’expansion jamais interrompue de l’entreprise, même si les nonEuropéens n’y figurent pas sauf les Turcs, bien qu’ils ne fassent pas
encore partie de l’Union européenne. Je ne veux pas oublier non plus
les innombrables visites de clients, les sessions du Advanced
Management Seminar avec les « hauts potentiels » à Fontainebleau,
que sais-je encore.
Et puis toujours des visages, au fil des années et des visites, tous
ces visages qui se sont imprimés en moi et toutes ces mains que j’ai
serrées de salariés français, britanniques, allemands, espagnols,
italiens, belges, indiens, chinois, indonésiens, brésiliens, mexicains,
canadiens, américains, suédois, norvégiens, tchèques, roumains,
russes, turcs…
Mais, au bout du compte, ce dont je reste le plus fier, ce qui
caractérise le plus cette entreprise, ce qui restera dans la mémoire de
tous ceux qui y ont participé ou y participent, c’est l’esprit de
conquête, de combat et de courage qui anime ses équipes et qui leur
permet souvent, quels que soient les coups du sort, de réaliser
l’impossible.
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Mais au-delà de ces images et de ces sentiments, demeurent aussi
trois éléments de fond, sujets lancinants de préoccupation et défis
d’aujourd’hui à relever, qui ont marqué mes deux décennies de
responsabilités industrielles : la rigidité sociale, le handicap
européen, l’émergence asiatique.
Le seul paramètre de gestion, permanent et incontournable, dont
le sens n’a pas varié et auquel je n’ai jamais échappé a été la réduction des effectifs. Je n’ai eu le plaisir et la joie d’être associé à des
augmentations d’effectifs que, dans des cas extrêmement rares, pour
des activités de service par exemple et, pendant une trop courte
période, pour la construction navale.
Dans l’industrie que j’ai connue, cette évolution a eu deux
causes : le progrès technique ininterrompu et accéléré et, pour ce qui
concerne les effectifs européens, le déplacement des marchés vers les
pays d’Asie et d’Amérique du Sud.
Cette réalité écrasante a eu des conséquences dévastatrices sur les
destins individuels de millions d’hommes et de femmes en Europe
qui ont dû affronter l’incertitude du lendemain et l’insuffisance de
leurs ressources. Elle a aussi marqué à vie des générations entières de
managers qui ont dû assumer la tâche ingrate et décourageante de
mettre en œuvre cette adaptation permanente. Elle a enfin influencé
de manière substantielle notre mode de gestion, non pas, comme on
le dit parfois de manière insultante, en nous conduisant à retenir la
réduction des effectifs comme le moyen prioritaire, voire exclusif,
d’amélioration de la performance, mais en nous incitant à n’envisager que très exceptionnellement leur accroissement.
Ce réflexe d’extrême prudence a prévalu particulièrement dans
ceux de nos pays d’implantation, tels la France, l’Allemagne ou,
pendant longtemps, l’Espagne où, de manière diverse, l’adaptation
des effectifs à l’évolution des marchés donne lieu à des conflits,
parfois violents, à des procédures judiciaires sans fin et, en tout cas,
à des délais incompatibles avec les exigences opérationnelles.
L’opinion publique a du mal à reconnaître que cette absence de
flexibilité et de réactivité est, par exemple dans notre pays, la cause
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essentielle du faible nombre de créations d’emploi, beaucoup plus à
mon avis que la réduction de la durée du travail. Son excuse est que la
classe politique, qu’elle soit de droite ou de gauche, et la caste médiatique n’ont cessé, par des gesticulations intempestives, de l’entretenir
dans l’illusion que les suppressions d’emplois trouvaient leur origine
dans la mauvaise volonté ou les erreurs de gestion des patrons.
Plus productif et utile serait de substituer à cette « guerre des
tranchées » une attitude consistant à admettre délibérément la nécessité de la flexibilité pour favoriser la croissance et à la gérer collectivement dans l’intérêt des personnes par la mobilisation des moyens
de formation et de reconversion. Mettre fin à cette rigidité sociale
paralysante permettrait enfin aux managers de mobiliser l’essentiel
de leurs efforts pour le développement et la croissance et non pas
pour la gestion du déclin.
Un deuxième constat est qu’en dépit d’efforts acharnés et de
succès partiels, ce que j’appelle le « handicap européen » demeure.
Dans notre industrie, nul ne peut contester, notamment en raison
des coûts considérables de développement des nouvelles générations
de systèmes et d’équipements et des risques qui leur sont associés,
que trois ingrédients sont nécessaires pour garantir la performance
dans la durée : un marché domestique puissant, une taille suffisante
sur le marché mondial, un socle financier qui permette d’absorber les
chocs. Au regard de chacun de ces critères, les nations européennes
individuellement et l’Europe dans son ensemble n’offrent pas encore
l’environnement qui convient.
Certes le marché unique a permis de réaliser des progrès et
Alstom par exemple, comme d’autres, a pu progressivement faire de
l’Europe son marché domestique. Mais que d’étapes restent encore à
franchir pour que les entreprises européennes jouissent chez elles
d’un marché équivalent à celui des États-Unis ou demain de la
Chine. Sans même parler des barrières linguistiques, il y a, sans
prétendre à l’exhaustivité, les frontières mentales, l’absence d’un Buy
European Act, l’inexistence de l’équivalent du ministère américain de
la Défense ou du Secrétariat américain ou japonais à l’énergie pour
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soutenir la recherche industrielle ou le refus d’une politique
européenne de l’exportation, tous obstacles qui constituent des
freins à l’expansion mondiale et qui ne peuvent être surmontés par
les seuls moyens nationaux.
Une illusion d’optique, provoquée par deux décennies de
fusions-acquisitions en Europe, peut laisser croire que, dans
beaucoup de cas, la question de la taille adéquate par rapport au
marché mondial est résolue. Il n’en est rien. Il suffit, sauf exceptions,
de comparer les grandes entreprises européennes aux grandes entreprises américaines pour constater que nous sommes encore loin du
compte. Même Siemens, la plus grande entreprise industrielle
européenne, est bien loin de jouer dans la même catégorie que
General Electric en termes de taille et de performance.
Les obstacles tiennent dans beaucoup de pays européens à la
persistance de structures industrielles balkanisées et éclatées. La
France n’a même pas été capable, à partir de l’ancien groupe CGE, de
créer l’équivalent de Siemens, faisant le choix des pure players,
parfois subi, mais aussi voulu quand il s’agit de préserver l’ego de
quelques patrons.
Mais plus grave encore, la rationalisation industrielle européenne
continue de se heurter très souvent, quand elle concerne des groupes
importants, aux égoïsmes nationaux. Quels meilleurs exemples que
GEC torpillant la fusion d’Alstom et de Framatome ou Siemens
préférant déstabiliser Alstom à Bruxelles pour le piller ensuite au
lieu de proposer une démarche européenne authentique dans la
transparence d’une offre publique d’achat, appuyée sur un plan
industriel convaincant. À quoi s’ajoute une action de l’Union
européenne qui a pour excuse de se fonder sur les traités dans leur
état actuel, mais qui, arc-boutée sur la politique de concurrence et le
rejet des aides d’État, ignore la nécessité de créer l’industrie
européenne puissante dont le XXIe siècle a besoin.
Quant au socle financier, il demeure imparfait. Quand y aura-t-il
une vraie Bourse européenne qui permette de donner une réelle
identité financière européenne aux entreprises industrielles ? Quand
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y aura-t-il des banques européennes capables d’accompagner et de
soutenir l’expansion mondiale des entreprises européennes sans les
faire dépendre des priorités et des humeurs des banques anglosaxonnes ? Quand y aura-t-il une EximBank européenne ? Quand y
aura-t-il une compagnie d’assurance européenne, capable d’émettre
des cautions au profit des entreprises européennes ? Quand y aura-til une vraie politique de recherche européenne, financée, comme aux
États-Unis, directement ou indirectement sur fonds publics ? Autant
de questions, parmi d’autres, qui n’ont pas trouvé de réponse satisfaisante jusqu’à présent.
Lacune qui est d’autant plus préoccupante que, ultime réflexion,
au cours des deux dernières décades, le centre de gravité de la
compétition industrielle s’est déplacé de l’Atlantique vers le
Pacifique. Si le XIXe siècle a été européen, si le XXe siècle a été américain, le XXIe siècle sera asiatique. C’est en Asie que sont désormais les
marchés dont le volume croît le plus fortement. C’est en Asie que
commencent à émerger les nouvelles entreprises qui seront les
géants industriels de demain.
À titre de première réponse à ce changement, au cours des deux
dernières décennies, les entreprises européennes, plus que les entreprises américaines, ont accepté de fournir à ces économies les technologies dont elles ont désespérément besoin, spéculant sur le décalage
entre technologies actuelles et futures pour maintenir leur avantage
compétitif. Leur deuxième réponse a été de multiplier les implantations sur place, souvent en partenariat avec des acteurs locaux.
Mais au fur et à mesure que ces derniers se renforcent, ces
réponses deviennent insuffisantes. Le temps est sans doute proche
où des rapprochements d’égal à égal seront à la fois possibles et
nécessaires. D’une certaine manière l’alliance réussie entre Renault et
Nissan constitue le modèle des opportunités que l’industrie
européenne pourrait saisir dans ce contexte nouveau. Et pourquoi
Alstom, composante ou non d’un nouvel ensemble français ou
européen, dont l’expérience asiatique est ancienne et profonde, ne
s’engagerait-elle pas à terme dans une telle voie ?
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FINAL
Surmonter la rigidité sociale, éliminer le « handicap européen »,
tirer avantage de l’émergence asiatique, voilà les trois chantiers prioritaires que ceux qui ont la responsabilité de l’industrie européenne ont
à traiter, sauf à accepter comme inéluctable un processus qui, en
Europe, comme cela a été le cas en Grande-Bretagne, verrait sa disparition. La difficulté est que la réponse n’est pas d’abord industrielle,
mais essentiellement politique et qu’elle renvoie à la fondation de ce
que Valéry Giscard d’Estaing a proposé, sans être suivi, d’appeler de
manière évocatrice l’Europe unie. Mais ce n’est pas parce que c’est
difficile, qu’il faut renoncer à y travailler et à espérer.
Il est temps de prendre congé de vous, cher lecteur, qui m’avez
suivi jusqu’ici. À cet instant, il serait sans doute opportun que je
résume en quelques mots, ces quarante-deux années de vie professionnelle dont je viens à grands traits de faire le récit avec ses hauts
et ses bas, ses succès et ses échecs. Je répugne à cet exercice, considérant ma nécrologie comme encore prématurée.
Aussi vais-je user du détour des décorations. Elles sont l’un des
privilèges que réservent parfois l’âge et l’expérience à ceux qui ont
exercé des responsabilités importantes et, à travers les cérémonies
auxquelles elles donnent lieu, fournissent souvent le prétexte
commode d’un retour sur l’itinéraire personnel du récipiendaire.
Ainsi le 18 septembre 2002, au Pré Catelan, alors que mon
remplacement est finalisé et formalisé depuis une semaine, mais n’est
connu que d’un nombre très restreint de personnes, la réponse que je
fais au ministre de l’Industrie, qui me remet la rosette d’officier de la
Légion d’honneur, est en réalité le discours de bilan et d’adieu que les
circonstances ne me permettront pas de faire six mois plus tard. Ainsi
l’ont compris certains de mes collaborateurs plus attentifs que
d’autres et qui ont deviné au soin que je lui apporte, qu’il marque ou
annonce un changement. Ceux qu’intéresse ce résumé de ma vision
de ce que j’ai été et de ce que j’ai fait pourront s’y reporter 71.
71. Voir annexe 2, page 329.
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Mais pour l’heure, la question que je me pose après avoir si intensément vécu est de savoir s’il y a encore place pour une ultime étape,
cette quatrième vie à laquelle j’ai aspiré quand j’ai décidé d’anticiper
mon départ d’Alstom avant que la tourmente ne bouleverse tout.
Comme je l’ai pressenti, j’ai quitté la Normandie, mes enfants et
mes petits-enfants occupent mon esprit et mon temps, les médias,
non sans quelques soubresauts probables, vont m’oublier, me
permettant de retrouver la discrétion et la tranquillité qui m’ont
toujours convenu. Mais bien sûr, je vais continuer à m’intéresser à ce
qui se passe dans le vaste monde et surtout en Europe. Il y a tant de
causes qui méritent passion et tant de rêves qui restent à poursuivre.
Paris, le samedi 1er mai 2004
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ANNEXES
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ANNEXE I
ASSEMBLÉE NATIONALE
Audition 72 de M. Pierre BILGER,
ancien président-directeur général d’Alstom
(procès-verbal de la séance du mercredi 22 octobre 2003)
LE PRÉSIDENT PASCAL CLÉMENT: Je vous remercie d’avoir répondu à l’invitation de notre mission. Votre cas est emblématique puisque vous êtes le
premier dirigeant d’entreprise à avoir reversé son indemnité de départ, ce qui
marquera sans doute une étape dans la gouvernance. Je suis même convaincu
qu’après votre geste, nombre de dirigeants se poseront la question de savoir
s’ils peuvent accepter des golden parachutes alors que l’entreprise est en difficulté. C’est sur ce sujet que nous souhaitons vous entendre et, plus globalement, sur la question de la rémunération des hauts dirigeants des sociétés du
CAC 40.
M. PIERRE BILGER : Je suis très heureux de venir témoigner devant cette
mission d’information. Je tiens à préciser en préalable que les propos que
je tiendrai devant vous n’engageront que moi-même et en aucun cas
Alstom dont je ne suis plus le président.
72. Extrait du rapport d’information n° 1270 de la commission des lois sur
« Gouvernement d’entreprise : liberté, transparence, responsabilité. De l’autorégulation à la loi. » Décembre 2003 : pages 293 à 300.
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D’emblée, je voudrais dire à ceux qui sont présents ici et à ceux qui ont
été sincèrement choqués, c’est-à-dire les honnêtes gens qui n’avaient pour
information que les journaux et la télévision, que je comprends leur
émotion et regrette d’en avoir été la cause involontaire. L’ampleur des écarts
de rémunérations dans le cadre de l’économie de marché, entre les
dirigeants des sociétés cotées et les petits salariés, suscite un sentiment
d’amertume chez beaucoup de nos concitoyens. C’est pourquoi il est
naturel qu’il y ait réflexion et débat. Toutefois, pour qu’un débat soit
honnête, il doit être complet, c’est-à-dire élargi à toutes les hautes rémunérations, à l’ensemble des catégories professionnelles ainsi qu’à la dimension
fiscale.
Je ne crois pas que la chasse à l’homme et le lynchage soient les meilleurs
moyens de faire avancer ce type de débat. En effet, la plupart de ceux qui se
sont exprimés sur cette affaire, y compris les plus éminents, l’ont fait sans
chercher à analyser et à comprendre les faits avant de juger. Ils se sont fait
procureur et juge sans jamais laisser aucune chance à la défense ou à un avis
contraire de s’exprimer.
C’est la raison pour laquelle je suis extrêmement reconnaissant aux
membres de cette mission d’information, car vous m’offrez l’opportunité de
présenter les faits, rien que les faits. Si vous y avez convenance, j’ajouterai
à l’exposé sur mon cas personnel quelques remarques de caractère général
qui n’engageront désormais que le retraité que je suis et qui pourront peutêtre constituer une contribution modeste à la réflexion que vous avez
engagée.
Avant même d’aborder le sujet des hautes rémunérations, il convient déjà
de savoir à quel type de profil elles s’appliquent. Pour ma part, après six
années de service militaire et d’École nationale d’administration, j’ai passé
quinze années au ministère des Finances et vingt et une années dans l’industrie. Je ne suis pas, comme a cru plaisant de le dire un homme politique, un
« intermittent du privé » 73. J’ai passé l’essentiel de ma carrière dans l’industrie électrotechnique.
73. Note de l’auteur : Le Journal du Dimanche : 10 août 2003 : Alain Madelin : « Il est
inacceptable de voir des dirigeants qui ont conduit une entreprise privée au bord
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Cette carrière s’est déroulée dans un cadre contractuel absolument
limpide. Pendant huit ans, j’ai été salarié de la CGE, devenue plus tard
Alcatel, puis salarié d’une société dépendant de la CGE. Ensuite, je suis
passé à Alstom, où j’ai été soumis, comme tous les salariés, à la convention
de la métallurgie. Dans l’intervalle, j’avais reçu une lettre du président
d’Alcatel Alsthom modifiant mon contrat. Tout cela a été pris en compte et
validé par le comité des nominations et des rémunérations d’Alstom au
moment de la mise en Bourse de la société 74.
Quant à mon départ, il s’est fait dans le cadre d’une succession
programmée et amicale, au terme d’un processus engagé deux ans et demi
auparavant, et indépendamment des difficultés qui ont simplement consolidé ce processus de départ. Il était engagé dans le cadre d’un processus,
extrêmement organisé, de révision semestrielle des plans de succession de
l’entreprise où il avait été convenu, avant que naissent ces difficultés, qu’il
était juste et normal qu’après douze années à la tête de l’entreprise, une
(suite de la note 73)
du gouffre partir les poches pleines en laissant les caisses vides. D’autant que ces
indemnités – à la différence de celles de Jean-Marie Messier- ne sont pas payées par
l’entreprise mais par le contribuable (sic). (…) Il est vrai aussi que les ex-hauts
fonctionnaires – intermittents du privé ! – qui dirigent Alstom connaissent bien,
pour l’avoir pris souvent, le chemin des subventions de Bercy. »
74 Note de l’auteur : De 1982 à 1990, l’employeur a été la Compagnie générale
d’électricité (CGE) ; en 1990, mon contrat a été transféré au Centre d’expertise
international (CEI), filiale à 100 % de la CGE, ayant vocation à gérer ses cadres
dirigeants ; le 1er mai 1998, à la veille de l’introduction en Bourse d’Alstom, il a été
transféré à Gec Alsthom Resources Management SA, devenu rapidement Alstom
Resources Management SA où il est resté jusqu’à mon départ d’Alstom.
À partir de 1991, année de ma nomination comme responsable de Gec Alsthom, le
CEI, puis, à partir de 1998, année de ma nomination comme président-directeur
général d’Alstom, Alstom Resources Management m’ont appliqué strictement les
décisions prises par CGE/Alcatel et GEC/Marconi pendant la première période,
puis par le conseil d’administration d’Alstom pendant la seconde période. Je n’ai
jamais été évidemment ni administrateur, ni mandataire social du CEI ou de
Alstom Resources Management dont la gestion a été assurée par les directeurs des
ressources humaines successifs.
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relève soit assurée et que j’en sois récompensé. Ce départ s’est fait dans des
conditions qui sont connues. J’ai quitté les fonctions de directeur général
de l’entreprise le 1er janvier 2003 et en ai quitté la présidence du conseil
d’administration le 10 mars 2003.
Je voudrais mettre en exergue le fait que, durant toute cette période,
mon comportement financier personnel a toujours été transparent et
engagé. Transparent d’abord, car j’ai été le deuxième président d’une
société cotée à publier ma rémunération. Dès que la société a été cotée en
Bourse, à partir du premier exercice 1998-1999, tous les actionnaires ont
pu prendre connaissance de cette rémunération, bien avant que cela ne
devienne obligatoire. Le seul autre exemple de ce genre est celui de
M. Claude Bébéar. En effet, j’étais convaincu que cette publicité était inévitable, notamment parce qu’à l’étranger, cette pratique existait, et que la
société était cotée à Londres et New York.
Par ailleurs, le comité des rémunérations d’Alstom, en accord avec moimême et presque sur ma proposition, a réduit, il y a trois ans, mon bonus,
qui est passé de 500 000 euros à 300 000 euros de 2000 à 2001, puis l’a
supprimé au cours des deux dernières années, pour refléter la performance
de l’entreprise à ce moment-là. Il était, en effet, normal que le bonus me soit
supprimé du fait que je n’avais pas atteint les objectifs de résultat opérationnel qui m’étaient assignés 75.
D’autre part, au moment de mon départ, le comité des rémunérations
et le conseil d’administration ont décidé de supprimer les stock options qui
m’avaient été allouées, ce qui est également normal. En effet, la performance de l’entreprise, à la fin de mes douze années d’exercice, n’était pas
celle que l’on pouvait espérer. Néanmoins, je souligne qu’au contraire
75. Note de l’auteur : Il est sans doute utile de préciser qu’au cours des trois années
1998-1999,1999-2000 et 2000-2001, ma rémunération bonus inclus a été successivement de 914 694 euros, 1 155 531 euros et 1 120 000 euros. Au cours des deux
dernières années, j’ai renoncé au bénéfice du bonus compte tenu des performances
d’Alstom et donc ma rémunération s’est établie en 2001-2002 et 2002-2003 au
niveau de mon salaire de base, 880 000 euros.
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d’autres, j’ai investi la totalité de mon épargne en actions en achat d’actions
Alstom, qui ont donc subi le sort boursier de cette action.
Concernant l’indemnité de départ, je n’ai pas participé aux quatre
séances du comité des nominations et des rémunérations ni aux trois
séances du conseil d’administration qui se sont tenues pour débattre de ce
sujet. Après délibération, les membres de ces instances ont décidé de
m’accorder, en chiffres ronds, une indemnité de préavis d’un million
d’euros, une indemnité résultant de la convention collective d’un million
d’euros et une indemnité transactionnelle de 2 millions d’euros, soit
4 millions d’euros au total. Le chiffre de 5 millions d’euros, avancé dans les
médias, et qui n’a guère de sens d’ailleurs, inclut les salaires de l’année
précédente avec les congés payés. Le chiffre net avant impôt était de
3 millions d’euros, à la rigueur de 4 si on tient à y ajouter le préavis, mais
certainement pas de 5 millions d’euros.
Les motifs qui ont justifié, aux yeux du comité, ces décisions n’ont pas
été rendus publics. Je ne peux donc que témoigner indirectement. Il était
parfaitement clair, compte tenu de mon éthique personnelle, qu’en aucun
cas, il n’y avait un risque de contentieux entre l’entreprise et moi-même. Le
conseil était libre de prendre la décision qu’il voulait : ses membres avaient
donc une totale liberté d’esprit. J’ai dirigé cette entreprise pendant douze
ans et je n’aurais jamais poursuivi le conseil d’administration de l’entreprise. Cet élément doit être parfaitement clair.
Quelles sont les raisons qui ont incité les membres du conseil d’administration à prendre cette décision positive ? Tout d’abord, ils ont considéré
l’esprit de coopération dont j’avais fait preuve pendant les deux dernières
années de mon mandat : j’ai identifié et proposé mon successeur, continué
à gérer l’entreprise comme si de rien n’était et maintenu la ligne. Ils ont
considéré que cela justifiait un geste positif. Par ailleurs, ils ont considéré
qu’ils avaient déjà tenu compte de la performance en diminuant, puis en
supprimant, le bonus. Ils ont également tenu compte d’un troisième
facteur, à savoir ma situation future de retraité. En effet, ils ont pu constater
que, pour des raisons tenant aux caractéristiques de ma carrière, ma
retraite serait inférieure au quart de mon dernier salaire (hors bonus). Au
regard de cette situation anormale à leurs yeux, l’indemnité qu’ils avaient
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décidé de m’accorder m’aurait fait bénéficier après impôt de l’équivalent
d’une rente portant mon revenu de retraité à environ un tiers du dernier
salaire (toujours hors bonus) 76. Tel est le raisonnement de fond qui a déterminé leur choix.
Alors me direz-vous, puisque vous semblez avoir bonne conscience et
que vous considérez que la situation était claire, pourquoi avez-vous
renoncé à cette indemnité ? J’y ai renoncé pour trois raisons que j’ai déjà
expliquées et que je vais vous redonner. Il me semble qu’elles restent mal
comprises.
J’ai renoncé à cette indemnité parce que je ne voulais pas être un objet
de scandale pour les salariés d’Alstom, que je n’avais aucun moyen
d’informer. En effet, ils étaient désinformés sur ce sujet par les médias, sans
que j’aie le moyen de leur faire connaître les motifs qui avaient inspiré cette
décision. Vis-à-vis d’eux et après les avoir dirigés pendant douze ans, je me
sentais, alors que l’entreprise traversait des difficultés, frappé dans mon
honneur. Quand vous avez dirigé une entreprise pendant tant d’années, les
employés ne sont pas une notion abstraite. Pendant ces douze ans, j’en ai
rencontré des milliers, j’ai travaillé avec des centaines d’entre eux. Pour
moi, il était important que ces gens-là, que j’aimais, que je connaissais et
avec lesquels j’avais travaillé, ne gardent pas le souvenir de cette image que
l’on donnait de moi à l’extérieur.
La deuxième raison qui m’a poussé à abandonner cette indemnité tenait
à ma volonté de ne pas placer mon successeur, M. Patrick Kron, en difficulté, à ne pas le handicaper, alors qu’il se retrouvait dans une situation
difficile à gérer.
Enfin, quand, au début du mois d’août, l’État est entré dans le jeu, le
système bancaire n’étant plus lui-même en mesure d’assurer la continuité
de l’entreprise, le décor a totalement changé. Je me suis dit que je devais
prendre cette décision.
76. Note de l’auteur : Ordre de grandeur qui correspond au revenu annuel que peut
générer une indemnité de l’ordre de 4 000 000 euros, réduite après impôt sur le
revenu à moins de 2 500 000 euros et placée par exemple à 4 % par an.
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J’estime toujours que cette décision s’imposait. J’ai néanmoins deux
regrets. Le premier consiste à n’avoir pas rendu public, en 1999, le contrat
me liant à la société. Très franchement, je n’y ai pas pensé. En cohérence
avec ma décision de publier mes propres rémunérations depuis le début de
mon mandat, j’aurais pourtant dû également publier le contrat et en particulier l’indemnité de départ que le conseil avait validés. Je ne crois pas que
cela aurait infléchi la suite des événements, mais, au moins, les débats
auraient été plus honnêtes, nourris par des éléments d’information plus
transparents.
Mon deuxième regret, c’est que le conseil d’administration d’Alstom
n’ait pas motivé publiquement sa décision. Je ne suis pas responsable d’une
décision qui ne m’appartenait pas, sauf à l’avoir acceptée, mais j’estime
qu’on ne devrait pas jeter en pâture des chiffres de ce genre, sans expliquer
de quoi ils découlent. Je termine là sur mon cas personnel.
Je passe maintenant aux propositions que je souhaite vous soumettre,
qui sont de trois ordres.
Tout d’abord, on n’insistera jamais assez sur le fait que les rémunérations, qu’elles soient hautes ou basses, sont des sujets complexes qui ne
peuvent être traités que dans une approche globale. Les individus que vous
avez en face de vous ne sont pas interchangeables ; ils ont chacun des
profils de carrière différents. Toutefois, parmi les dirigeants, il faut distinguer les mercenaires, qui occupent des fonctions de dirigeant pendant deux
ou trois ans dans l’entreprise puis repartent ailleurs, des serviteurs de
longue durée. Comprendre la rémunération du président suppose aussi de
prendre en compte la structure de l’entreprise. Ainsi, il convient de tenir
compte du degré d’internationalisation de l’entreprise, qui implique que le
président a des collaborateurs dans tous les pays du monde. Il faut également prendre en considération l’état du marché, le comportement du
dirigeant, sa capacité de rebond et la réserve que vous attendez de lui
quand il quitte ses fonctions. Certaines fonctions, assumées par le président, ne l’autorisent pas, dans les douze ou dix-huit mois qui suivent, à se
transformer en consultant pour un lobby ou en représentant d’intérêts
divers et variés. Enfin, il faut tenir compte de la situation du dirigeant au
regard de sa retraite, sans oublier le régime fiscal auquel il est soumis. En
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effet, une comparaison honnête entre la situation de dirigeants en GrandeBretagne et celle de dirigeants en France, doit inclure, indépendamment du
seul niveau de rémunération, une analyse en brut et en net.
J’estime, pour ma part, que la fixation des rémunérations devrait
respecter les principes suivants. En premier lieu, les instruments qui
existent – salaire de base, bonus, stock options – sont bons et il ne faut pas
les condamner. Reste à savoir comment les mettre en œuvre.
S’agissant du salaire de base, je considère qu’on ne peut pas ignorer la
référence au marché. Il convient donc de positionner ce salaire de base en
se référant à ce que j’appellerais la moyenne du comité exécutif, c’est-à-dire
la moyenne du petit groupe de dirigeants qui exercent avec lui les responsabilités principales dans l’entreprise, tant ce mythe du PDG deus ex
machina, que l’on cultive notamment dans notre pays, est absurde. En
réalité, ce n’est pas un individu seul qui dirige une entreprise comme
Alstom, mais des équipes. Pour ma part, je trouve absurde que ce salaire de
base soit très supérieur à cette moyenne. Il peut être de 40, 50, voire 60 %,
supérieur, mais certainement pas multiplié par deux, trois, quatre, cinq ou
dix, par rapport à la moyenne des rémunérations des membres du comité
exécutif.
En second lieu, il me paraît très important, compte tenu de la modération qui doit s’appliquer au salaire de base, de maintenir un bonus significatif, lié à la performance opérationnelle. Un grand nombre de mécanismes
ont été inventés, notamment par les Anglais et les Américains, liant ces
bonus au cours de Bourse. Je trouve cela très mauvais. Un PDG d’entreprise, pour l’évaluation du montant de son bonus, doit être jugé sur la
performance de l’entreprise en elle-même, et non en fonction du cours de
la Bourse, qui ne dépend directement ni de lui ni de sa performance.
Beaucoup d’autres facteurs rentrent en jeu. Dès lors que le bonus est entièrement dépendant de la performance déterminée par des critères objectifs,
je ne trouve pas choquant qu’il représente jusqu’à 100 % du salaire.
En dernier lieu, il faut maintenir les stock options, parce qu’elles lient
l’intérêt du dirigeant à celui de l’actionnaire. Si le cours de Bourse se
développe bien, cela lui apporte une satisfaction. Mais je suis convaincu,
tout comme Warren Buffet, que le coût des stock options doit être compta-
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bilisé dans les charges de l’entreprise. Quand nous proposons, en conseil
d’administration, un système de stock options, il ne faut pas que l’exercice
potentiel de celles-ci se traduise par une dilution du capital. Or, si vous êtes
obligés de comptabiliser le coût dans le compte de résultat, à ce momentlà, le garde-fou est beaucoup plus important car cela a un impact direct sur
la performance de l’entreprise. J’ai bien conscience d’être extrêmement
minoritaire sur ce point. Cette démarche me semble cependant être la seule
manière d’être honnête vis-à-vis des actionnaires et de rester dans la
mesure.
Je suis également partisan du maintien des indemnités en cas de départ
anticipé, sachant que cela doit être programmé et publié à l’avance.
Je pense aussi qu’il faudra un jour traiter de manière intelligente le cas
particulier du serviteur ancien de l’entreprise qui devient PDG Je ne dis pas
cela pour moi car j’ai terminé ma carrière. En effet, un certain nombre
d’individus qui se trouvent à la tête de sociétés cotées après avoir servi
l’entreprise pendant de longues années, ne devraient pas, parce qu’ils
deviennent président, perdre le bénéfice de tout ce qu’ils ont accompli
avant. Qu’ils soient soumis à l’aléa lié à leur fonction de président, certes.
En revanche, il n’est pas normal qu’ils perdent les avantages acquis au titre
de salarié. Une bonne pratique serait peut-être, lorsque l’un de ces vieux
serviteurs est nommé PDG que la société rachète, au moment de sa
nomination, les avantages qu’il a acquis au titre de ses anciennes fonctions,
et d’aligner ainsi son statut sur celui du PDG venant de l’extérieur.
LE PRÉSIDENT PASCAL CLÉMENT : Il s’agirait en quelque sorte d’un golden
hello.
M. PIERRE BILGER : Oui. D’ailleurs, le président qui quitte son entreprise
pour une autre, bénéficie généralement de conditions intéressantes lors de
son départ, n’étant pas nécessairement en conflit avec son ancienne entreprise.
Le dernier point que je souhaitais évoquer concerne le processus de
fixation des rémunérations, qui est certainement l’aspect le plus important.
Personnellement, je suis catégoriquement opposé à l’idée de confier à
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l’assemblée générale le soin de fixer les niveaux de rémunération d’un
PDG, voire d’intervenir dans la fixation de celle-ci. En effet, tout comme le
Parlement britannique, le conseil d’administration à la française n’a qu’un
seul vrai pouvoir ; celui du Parlement britannique est de pouvoir révoquer
le Premier ministre ; celui du conseil d’administration en France, en dehors
de son pouvoir de surveillance et de contrôle, d’ailleurs très dépendant des
informations que lui fournit le président, c’est de nommer, révoquer et
recruter le président. Si le conseil d’administration n’a pas la responsabilité
ultime en matière de fixation de rémunération, ce pouvoir en est totalement altéré. Il est impossible, pour un conseil, de recruter un PDG de
talent s’il n’est pas en état de négocier avec lui de manière définitive les
termes de sa rémunération.
La contrepartie de ce pouvoir absolu, c’est la transparence totale. À cet
égard, je fais une petite suggestion, qui n’a aucun caractère législatif mais
plutôt pratique. À l’heure actuelle, l’information sur les rémunérations
figure dans le rapport de gestion, publié sous la responsabilité du management de la société. Dans la mesure où cette question fait l’objet de suspicions multiples et revêt une portée importante, je suggérerais que cette
information figure dans une note comptable élaborée par les commissaires
aux comptes. Sous leur responsabilité, ils garantiraient ainsi de manière
explicite que la totalité des éléments de cette rémunération est bien reflétée
dans le rapport annuel. Par ailleurs, il serait normal que le conseil d’administration publie chaque année, également dans le cadre du rapport annuel,
un bref rapport complémentaire dans lequel seraient exposées les raisons
pour lesquelles les membres du conseil ont décidé d’augmenter la rémunération du dirigeant, de lui donner un bonus ou de lui attribuer telle indemnité ou tel avantage en nature.
Je ferai une dernière suggestion très personnelle. Il se trouve que, de par
mes fonctions de président pendant douze ans, j’ai eu l’occasion de pratiquer
nombre de systèmes de commandement des entreprises. L’équation à résoudre
est contradictoire: d’une part, les dirigeants doivent être à la fois motivés et
sûrs de leur avenir; d’autre part, les conseils d’administration doivent avoir la
possibilité de réévaluer en permanence les performances de leur président. À
cet égard, il me semble que le système allemand de contrat à durée et rémuné-
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ration déterminées est une manière de résoudre cette équation. Ainsi, en
Allemagne, un dirigeant de directoire est recruté pour cinq ans sur la base
d’un contrat, avec une rémunération fixée pour les cinq ans, qui peut être
assortie d’un bonus. À l’issue du contrat, il est soumis à réélection. C’est là le
point important. Le fait, pour le conseil, d’être obligé de se prononcer explicitement sur la prolongation du contrat n’est pas la même chose que d’être
obligé de prendre l’initiative de sanctionner. Je précise enfin que, dans ce
système, si le Conseil de surveillance décide de se débarrasser du PDG en
poste, ce dernier conserve le bénéfice de son contrat, ce qui règle le problème
des indemnités.
LE PRÉSIDENT PASCAL CLÉMENT : S’agissant de vos indemnités de départ, le
mode de calcul en était-il prévu ab initio ou au moment du départ ? Le
comité des rémunérations qui a calculé cette indemnité a-t-il fait appel à
des consultants extérieurs ?
Vous savez que le rapport du comité d’éthique du MEDEF parle d’équilibre entre la rémunération et les performances. Ce qui a choqué dans votre
cas, ce n’est peut-être pas tant le montant, que cette connexion entre
indemnité et performance. Peut-on verser une indemnité au dirigeant qui
quitte une entreprise qui se porte très mal, ce qui était le cas ? Sous cet
aspect, on peut se demander si les membres du conseil d’administration ont
joué leur rôle d’avertissement : comment, en termes de gouvernance,
certains administrateurs en sont-ils arrivés à cette « surprise » publique de
constater brutalement une situation qu’ils auraient dû voir venir ?
La possibilité d’être mis en cause pour complicité d’abus de biens
sociaux a-t-elle influencé votre décision ?
M. PIERRE BILGER : Les conditions financières de mon départ étaient fixées
ab initio. En février 1999, quand le conseil d’administration a validé le
contrat d’origine, ils l’ont fait en toute connaissance des termes. La décision
de me verser une indemnité n’a pas été prise à la sauvette ou négociée sous
la pression. Les membres du conseil ont eu à décider s’ils appliquaient le
contrat ou non, mais ils n’ont subi aucune pression de ma part et savaient
très bien que je n’engagerais aucune action contentieuse. Dès lors que le
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sujet portait sur l’opportunité de me donner ou non une indemnité, le
conseil n’a pas eu besoin de consultants. En revanche, ils ont consulté des
juristes à l’intérieur et à l’extérieur de la société pour s’assurer de la rectitude du mécanisme.
En ce qui concerne le lien entre rémunération et performance, j’ai
quelques difficultés à vous répondre, car cette mission n’a pas pour objet
de discuter la situation d’Alstom. Je crois d’ailleurs que moins on parle
d’Alstom et mieux ce sera dans les mois qui viennent, dans la mesure où, à
Bruxelles, notamment, et chez un certain nombre de concurrents, on est à
l’affût de tout élément qui pourrait affaiblir cette grande entreprise
française. Je me suis interdit, depuis neuf mois, de m’exprimer sur la situation d’Alstom et sur ma performance passée.
Cela ne signifie pas que je n’ai rien à dire. Tout d’abord, je tiens à souligner que je soutiens totalement l’action de l’actuel PDG d’Alstom. Par
ailleurs, j’aurais beaucoup à dire sur cette « surprise » qui aurait été celle,
selon vous, de certains administrateurs ou des banques et sur les informations erronées qui sont propagées, y compris des erreurs extraordinairement grossières.
J’accepte cependant tout à fait de reconnaître que, dans les deux
dernières années, les performances objectives de l’entreprise se sont considérablement dégradées. Les raisons de cette dégradation tiennent, dans une
large mesure, à des facteurs externes, ce qui, je le précise, n’exonère en rien
ma responsabilité : je suis responsable des douze années pendant lesquelles
j’ai été à la tête d’Alstom, pour le meilleur et pour le pire. Nous avons
accompli beaucoup de choses positives pendant ces douze ans, mais nous
avons malheureusement aussi connu des heures difficiles, en particulier
dans la dernière période.
Je suis responsable et c’est pourquoi, lorsque le conseil d’administration et le comité des rémunérations de l’époque ont considéré qu’en supprimant le bonus et les stock options, ils tiraient les conséquences de la
dégradation de la performance, j’ai accepté leurs décisions. Fallait-il aller
au-delà et supprimer toute indemnité de départ ? Je vous ai expliqué tout à
l’heure les raisons qui les ont conduits, me semble-t-il, à prendre une
position différente de l’accord initial. C’est une question de jugement et
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d’appréciation, mais, néanmoins, in fine, comme vous l’avez constaté, j’ai
renoncé à cette indemnité.
M. ALAIN MARSAUD : Votre proposition, qui rentre plus dans le cadre de
notre mission sur la gouvernance, de soumettre à réélection les mandataires sociaux n’est pas sans intérêt, tant s’en faut, et pourrait retenir l’attention des législateurs que nous sommes.
Je voudrais vous poser une question, dont je n’ignore pas la dimension
très personnelle et à laquelle vous pouvez refuser de répondre. En renonçant à vos indemnités, n’avez-vous pas pris en considération le danger lié à
l’abus de biens sociaux ? Par ailleurs, les motivations de votre décision de
rendre l’indemnité n’auraient-elles pas été dictées par des considérations
que je qualifierais de religieuses ou de philosophiques ?
Vous avez tout à l’heure évoqué la problématique de la transparence des
rémunérations et fait différentes propositions concrètes à cet égard. Pour
ma part, je me demande si l’AMF récemment créée par la loi, dont on ne
sait pas trop ce qu’elle aura à faire, ne pourrait pas avoir pour mission de
publier annuellement, ou bi-annuellement, l’état exact des rémunérations
des dirigeants sociaux, dans tous leurs détails, des grandes sociétés cotées ?
On pourrait même envisager de mettre à disposition cette information sur
un site Internet, qui serait le site de l’AMF. Ainsi un actionnaire, à n’importe
quel endroit du monde, avant de se décider à investir dans une société,
pourrait connaître l’état de la rémunération de son dirigeant.
M. MICHEL PIRON : D’aucuns parleront peut-être de naïveté, mais j’ai été
sensible à votre geste. Aussi souhaiterais-je que vous en réaffirmiez les
raisons profondes. Par ailleurs, vous nous avez indiqué que, compte tenu
de la dégradation de la situation de l’entreprise, l’abandon du bonus vous
semblait justifié. S’agissant des stock options, vous avez également indiqué
qu’il vous paraissait, compte tenu du contexte, et peut-être aussi pour des
raisons de communication interne, important de les abandonner. Faut-il,
selon vous, en faire une règle générale ? En cas de dichotomie entre
rémunérations et résultats, n’y aurait-il pas lieu d’envisager la suppression
systématique des stock options ?
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M. CHRISTOPHE CARESCHE : Comment votre geste a-t-il été perçu par vos
pairs ? Avez-vous eu, en retour, des réactions, des commentaires, des observations, voire des réprobations de leur part ? De fait, votre geste ne va pas
de soi, loin s’en faut. Vous avez dit qu’elle avait été inspirée par la perception d’un déséquilibre entre les sommes considérées et la réalité sociale
vécue par nos compatriotes. Par ailleurs, vous avez soumis à la mission une
série de propositions que je trouve très intéressantes et qui pourraient sans
doute permettre d’avancer, même si je suis conscient qu’en la matière, toute
la difficulté tient à l’application concrète des dispositions qui existent
d’ores et déjà, notamment sur la transparence des rémunérations. Je
rappelle à cet égard qu’environ 40 % des entreprises cotées ne respectent
pas l’obligation légale de transparence des rémunérations. Comment, dès
lors, garantir l’application de la règle ?
M. XAVIER DE ROUX : Il ne faut pas perdre de vue que, si nous sommes ici,
ce n’est pas par curiosité pour le montant de la rémunération des dirigeants
d’entreprise, mais parce qu’il est apparu qu’il pouvait y avoir une contradiction forte sur les conditions de la rémunération des dirigeants et la
situation de l’entreprise. Le but de cette mission est de déterminer
comment, dans les entreprises cotées, protéger non seulement l’actionnaire
ou le partenaire public, mais aussi les salariés de l’entreprise qui, en cas de
difficultés, ont à faire face à des plans sociaux extrêmement coûteux pour
leur avenir. L’entreprise est un tout. Nous sommes sortis du capitalisme du
XIXe siècle et, si nous voulons que l’entreprise reste cette entité cohérente,
doit être respecté un certain nombre de règles de solidarité. Figure parmi
elles le lien entre rémunération et efficacité du dirigeant de l’entreprise.
À la question du président Clément concernant le rôle de l’assemblée
générale en matière de fixation des rémunérations, vous avez répondu par
un non catégorique. Vous avez indiqué, que pour être efficace, le conseil
d’administration devrait prendre des décisions en toute indépendance.
Pensez-vous que les conseils d’administration, tels qu’ils fonctionnent
actuellement en France dans les grandes sociétés, exercent toute leur
responsabilité de façon réellement indépendante, notamment vis-à-vis du
marché des chefs d’entreprise, dans la mesure où ces conseils sont égale-
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ment composés de personnes qui interviennent sur ce marché ? Par ailleurs,
l’avis conforme de l’assemblée générale n’aurait-il pas pour effet de dépassionner totalement la discussion ? En effet, pour le non-initié, il n’est pas
aisé de voir clair dans la rémunération des dirigeants, répartie à plusieurs
endroits du rapport annuel. L’assemblée générale n’a-t-elle pas d’autant plus
un rôle à jouer si le commissaire aux comptes lui soumet une note
comptable sur le sujet ?
M. PIERRE BILGER : La question d’une éventuelle complicité d’abus de bien
social ne m’a absolument pas traversé l’esprit. Je ne suis pas un juriste
professionnel, mais je ne m’imagine pas une seconde que la situation dont
nous discutons puisse donner lieu à une telle préoccupation.
Quel rôle ont joué mes convictions personnelles dans ma décision ? Il
est certain que l’individu est unique et que toute décision qu’il prend est
influencée par un ensemble des paramètres. Même si je trouve bizarre
qu’en permanence soit accolée à mon nom l’étiquette de « catholique pratiquant », que je ne récuse en rien et que j’assume totalement, il est certain
que cela a dû jouer un rôle dans ma décision. Je l’ai traduit par cette expression, « l’honneur », qui fait un peu vieillot… Mais il est important pour moi
que je puisse me regarder dans la glace.
M. ALAIN MARSAUD : Morale chrétienne ?
M. PIERRE BILGER : Oui, si vous voulez. Mais je pense que des non
chrétiens pourraient tout à fait avoir la même démarche avec d’autres
conceptions. Cela n’a rien à voir avec la religion.
Je suis opposé à la généralisation de la pratique qui consisterait à
supprimer les stock options déjà attribuées quand l’entreprise est en difficulté. Au sein d’Alstom, il était de règle que, quand un salarié quittait
l’entreprise, les stock options qu’il possédait étaient annulées. Mais le PDG
avait la liberté de proposer au comité de nomination et de rémunération de
les maintenir dans des cas exceptionnels. Il peut arriver, en certaines
circonstances, que le départ d’un dirigeant d’entreprise se fasse en
harmonie totale ; dans ce cas, maintenir ses stock options est un moyen de
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régler intelligemment son départ. Pour être tout à fait transparent vis-à-vis
de vous, j’ajouterai que la suppression de mes propres stock options ne
répondait pas, au départ, à mes vœux. J’étais choqué par l’idée que me soit
supprimé cet avantage, alors que j’avais passé douze ans dans cette entreprise.
Quelles ont été les réactions de mes pairs ? Honnêtement, je n’ai pas fait
de sondages. J’ai reçu de collègues que je ne nommerai pas des mots très
gentils à la suite de cette affaire. Sans en avoir été informé par courrier, je
crois savoir que d’autres ont trouvé sans doute cela moins brillant et ont
jugé que ce n’était pas une réaction très appropriée.
J’ignorais que 40 % des entreprises ne respectaient pas l’obligation
légale de publicité des rémunérations. Il me semble que ma proposition de
confier aux commissaires aux comptes, dans l’exercice normal de leur
audit, le soin de présenter la rémunération des dirigeants dans les notes
comptables, et non pas dans un rapport spécial, apporte une réponse. Ce
serait une manière intelligente de faire respecter cette prescription légale.
Pour en revenir à la question du lien entre performance de l’entreprise
et octroi d’une indemnité de départ, c’est un sujet compliqué : certains
présidents partent lorsque la situation est difficile, tandis que d’autres, au
contraire, restent et la redressent. Personne ne sait ce qui se serait passé si
le dirigeant était resté. Par conséquent, l’amalgame et le jugement instantanés que l’on ferait à un instant t, entre la performance de l’entreprise et le
sort réservé au dirigeant, sauf en cas de faute professionnelle avérée, sont
un point délicat. Je ne voudrais pas être à la place de ceux qui seraient
chargés de juger, en toute honnêteté, de ce lien.
Pour en revenir au cas précis d’Alstom, je me dois de rappeler que les
adaptations d’effectifs d’Alstom ne sont pas le résultat de la crise financière,
mais de l’évolution du marché de la production d’énergie. Elles sont
antérieures à la crise financière récente ; il est à craindre qu’elles ne se
poursuivent un certain temps. N’y aurait-il pas eu de crise financière que
malheureusement, des plans sociaux auraient néanmoins eu lieu. En effet,
quand un marché s’effondre de 30 %, l’entreprise est obligée de s’adapter.
Quant à la crise financière actuelle, sa cause principale est le sinistre qu’ont
connu les turbines à gaz de grande puissance.
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En ce qui concerne le rôle des conseils d’administration, je ne peux pas
témoigner pour l’ensemble des conseils de la place, n’ayant été membre que
de trois d’entre eux. Néanmoins, leur fonctionnement me semble être dans
une phase de transition et de changement. Les diverses dispositions législatives qui ont été introduites dans notre droit, notamment en matière de
transparence des rémunérations, ainsi que le mouvement général d’interrogation et d’interpellation, par l’opinion, des modalités de fonctionnement
des entreprises, ont déclenché un réel mouvement de changement au sein
des conseils d’administration, en France et à l’étranger. Il serait dommage
de ne pas laisser à ce mouvement la possibilité de s’épanouir de manière
spontanée. De plus en plus, les dirigeants sont conscients de leur responsabilité, les membres des conseils d’administration s’expriment.
Je peux vous certifier qu’au sein d’Alstom, depuis 1998 jusqu’à mon
départ – et je suis convaincu que cela continue maintenant – les discussions étaient sérieuses et nourries. Bien au-delà de la simple information,
les décisions du président étaient contestées et discutées. Je pourrais
énumérer un certain nombre de décisions qui ont été modifiées à l’issue des
conseils d’administration, voire abandonnées. À mon sens, il serait
dommage d’encadrer à l’excès ce mouvement qui est en route. Il faut le
suivre, l’observer, analyser ses résultats et lui donner, de temps à autre,
quelques impulsions. Je suis convaincu que les membres de conseils
exerceront de plus en plus sérieusement leurs responsabilités.
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ANNEXE II
LEGION D’HONNEUR 77
18 Septembre 2002
Madame la Ministre, Mesdames, Messieurs, Chers amis,
Pourquoi le cacher ? Je suis extrêmement sensible à l’honneur qui m’est
fait aujourd’hui. Je sais qu’il est parfois de bon ton de traiter les décorations
comme des hochets qui ne justifieraient que l’humour ou la dérision. Pour
ma part, c’est la fierté que m’inspire cette distinction.
D’abord parce qu’une ministre de la République a pris la peine de
distraire de son agenda le temps nécessaire pour venir dire ici ce soir ce
qu’elle pensait de mon parcours humain et professionnel d’une manière à
l’évidence excessivement élogieuse.
J’y suis d’autant plus sensible que ce ministre incarne trois causes, à
mes yeux, essentielles, la liberté – souvenons-nous de son combat pour la
liberté de l’enseignement –, l’Europe – elle a présidé son Parlement –, et
maintenant l’industrie – elle en a la charge.
77. « Réponse » prononcée à l’occasion de la remise de la rosette d’officier de la
Légion d’honneur par madame Nicole Fontaine, ministre de l’Industrie, au Pré
Catelan à Paris.
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Merci, Madame la Ministre, pour ce geste qui venant de vous me touche
profondément.
Mais j’ai une autre raison de me sentir profondément honoré.
La République, aujourd’hui, reconnaît solennellement mes mérites. Or
c’est la République qui a fait de moi ce que je suis. En m’offrant une éducation de luxe à l’École nationale d’administration, poursuivie pendant
quatre années de tournée à l’Inspection générale des finances. En m’assignant à moins de trente ans des missions importantes, par exemple sur la
mensualisation de l’impôt sur le revenu ou sur la réforme de la fiscalité
foncière. Et en me confiant des responsabilités significatives au sein du
dispositif budgétaire de l’État entre trente et quarante ans.
Ces quinze premières années de vie professionnelle sans compter les
années d’apprentissage ont été intenses et exaltantes. J’y ai rencontré des
hommes exceptionnels à tous les niveaux de responsabilité, ayant servi pas
moins de sept ministres ou secrétaires d’État et de nombreux hauts
fonctionnaires. Je ne citerai que deux d’entre eux qui m’ont marqué pour
la vie, Renaud de la Génière, directeur du Budget, aujourd’hui disparu, et
Raymond Barre, Premier ministre. Notamment, grâce à eux, j’ai conservé
de cette période, le respect de l’État et, je l’espère, le sens de l’intérêt
général.
Vingt autres années ont suivi à la CGE avant qu’elle ne devienne
Alcatel, à Alsthom avec un H, à Gec Alsthom et à Alstom sans H.
Là aussi, ce qui reste d’abord dans la mémoire, ce sont les hommes,
Georges Pébereau qui m’a recruté et éduqué à l’industrie, Jean-Pierre
Desgeorges qui m’a choisi et promu et Lord Weinstock, récemment
disparu, qui m’a beaucoup appris, et combien d’autres collègues, Paul
Combeau, Jim Cronin ou Jacques Strack – lui aussi disparu, trop tôt –, sans
parler de tous les autres qui comprendront que je ne puisse les citer.
Les hommes, oui ! Mais aussi l’aventure, la grande aventure industrielle
européenne. Quelle chance j’ai eue, avec tous ceux que j’ai nommés ou que
je n’ai pas nommés, de participer à la construction du spécialiste global des
infrastructures pour l’énergie et le transport qu’est devenu Alstom.
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Français, puis européen, européen, puis mondial, sans renier aucune de ses
racines. Acte fondateur, le 23 décembre 1988, l’accord créant Gec Alsthom,
puis toutes les étapes qui ont progressivement construit l’Alstom d’aujourd’hui : AEG Kanis, EVT, AEG T&D, Fiat Ferroviaria, Cegelec, ABB Power
et beaucoup d’autres.
Bien sûr, nous avons eu des difficultés et nous en avons et en aurons
d’autres encore. Mais Alstom, aujourd’hui est numéro deux ou trois
mondial dans chacun de ses quatre domaines d’activité, production
d’énergie, transmission et distribution, transport et marine. Alstom est
présent industriellement et commercialement de manière équilibrée sur
l’ensemble de la planète. Et Alstom est à l’avant-garde des technologies sur
l’ensemble de ses activités. Au total, plus de 20 milliards d’euros de chiffre
d’affaires, plus de 110 000 employés dans le monde dont 23 % en France
alors que nos ventes n’y représentent que 8 %.
Voilà ce que tous ensemble nous avons construit, voilà la base à partir
de laquelle doivent maintenant se déployer plus d’excellence et de performance opérationnelles ! C’est le défi de maintenant que nous allons relever
comme nous avons su relever celui de la conquête.
Pourquoi cette confiance ? À cause des hommes, j’y reviens, à cause de
l’expérience que nous avons acquise, grâce à cette entreprise d’un nouveau
type que nous avons construite.
Peu de gens sensés croyaient en 1989 que notre entreprise commune
franco-britannique pourrait survivre. Et pourtant elle a survécu ! Et mieux
encore elle s’est transformée en une entreprise multidomestique et multiculturelle, d’abord européenne, puis mondiale.
Ce succès, nous le devons à certains choix d’organisation, faits dès l’origine, et qui nous ont différenciés d’expériences similaires, à l’objectivité
absolue des processus de décision industriels, à l’exploitation des différences pour stimuler le progrès et au respect de l’autre érigé en principe de
fonctionnement.
Bien sûr, tout n’a pas été parfait, mais les intentions étaient nobles et ce
qui a été accompli demeurera.
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Vous l’avez deviné, ces quinze années de service public et ces vingt
années d’industrie stimulantes et exaltantes, je ne vois pas contre quoi
j’aurais voulu les échanger.
Mais, me direz-vous, vous ne parlez que de votre activité professionnelle, n’y a-t-il rien eu d’autre dans votre vie ? En effet, comment pourraisje oublier l’essentiel, ma famille, ma mère, disparue maintenant, qui plus
que tous aurait apprécié ce jour, tous les miens, ma sœur, Marie Christine,
mes frères, François et Philippe, mes cinq enfants et mes deux gendres, mes
six petits-enfants 78 et Éliane, ma femme, sans qui rien n’aurait été possible.
Tous, je les remercie du fond du cœur devant vous ce soir pour avoir
contribué chacun à leur façon à ce parcours.
Deux choses encore m’ont soutenu : ma foi catholique, mais cela, je
n’en parlerai pas davantage ce soir, mais aussi une conviction fondamentale : il n’y a pas d’avenir pour ce pays, il n’y a pas d’avenir pour nos enfants
si la France que j’aime ne se transcende pas de manière décisive dans une
Union européenne, organisée, prospère et puissante. Cela, j’aimerais le voir
et, pourquoi pas, y contribuer modestement dans les années qui viennent.
Pour conclure je voudrais soumettre à votre méditation deux « propos »
d’O.L.Barenton, confiseur, qui sont parvenus jusqu’à nous grâce à Auguste
Detoeuf, l’un de mes éminents prédécesseurs à la tête d’Alstom qu’il a
dirigé de 1928 jusqu’en 1940 79.
Le premier qui rappellera, notamment à l’usage de mes petits-enfants,
ce qui est essentiel dans la vie d’un industriel :
« On peut réussir dans l’industrie par intelligence, par habileté ou par
hasard. Mais on ne réussit pas sans travail. Tous les grands maîtres de l’industrie ne sont pas intelligents ; tous ne sont pas habiles ; tous ne sont pas veinards
– mais tous sont de grands travailleurs. »
78. Devenus sept depuis lors.
79. Et qui, par le plus bizarre des hasards, s’est révélé être le grand-oncle de l’un de
mes gendres.
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Le second de ces propos vise à réconforter certains d’entre nous au
moment où se termine ce discours :
« On rencontre quelquefois dans les affaires des gens qui ne sont pas
officiers de la Légion d’honneur. Il ne faut pas les mépriser ; ils le deviendront. »
Merci, Madame la Ministre, pour m’avoir permis de revenir devant
vous, d’une manière inhabituellement extrovertie, sur ces années que la
distinction que vous m’avez remise, récompense. Merci, chers amis, pour
m’avoir écouté patiemment et, pour conclure, laissez-moi vous encourager
très amicalement à me faire le plaisir de boire – sans trop de modération –
à ma santé. Merci à tous !
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