SOcIETE - Le Mensuel de Rennes
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SOcIETE - Le Mensuel de Rennes
Romain Joly SOCIETE Jardinage Les cannabiculteurs sortiront-ils du placard ? En mars, les Cannabis social clubs français projettent de se déclarer en préfecture. Objectif : provoquer le gouvernement. A Rennes, les activistes restent dubitatifs. L’autoproduction de marijuana explose, mais les cannabiculteurs ont rarement l’âme militante. 38 Le Mensuel/mars 2013 www.LeMensuel.com Selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, au minimum 32 tonnes d’herbe auraient été produites sur le sol français en 2005, soit 11,5% du volume de cannabis consommé en France. S i l’Etat ne vient pas à eux, ils viendront à l’Etat. La Fédération des Cannabis social clubs (CSC) français a pris la décision de déposer son statut d’association le 4 mars à Tours. Et si le gouvernement –fermement opposé à toute dépénalisation du cannabis– ne réagit pas avant le 25 mars, quelques 425 clubs seraient prêts à se déclarer en préfecture, d’après leur médiatique porte-parole Dominique Broc. Nés en Espagne, les CSC, coopératives au sein desquelles les consommateurs partagent et cultivent des plants de marijuana, s’affirment dans le paysage français depuis plus d’un an. A Rennes, ils ne semblent pas exactement sur le pied de guerre. Certains commencent tout juste à débattre de leur participation au projet. Arnaud Debouté, ancien président du Collectif d’information et de recherche cannabique (CIRC) en Bretagne, éprouvé par les nombreuses pro- « Je n’attends pas la dépénalisation : je sais qu’elle ne viendra pas » Jérôme, cannabiculteur cédures judiciaires dont il a fait l’objet, appelle à la prudence. « Je crains surtout les têtes brûlées qui ne se rendent pas compte où ils mettent les pieds. Je leur préconise de se déclarer, mais de ne pas mettre de culture en route trop vite, confie-t-il dans un rire nerveux. On pourra peutêtre réunir 50 000 € pour les premiers qui se feront toper, mais ce ne sera pas suffisant. Les gens doivent être conscients de la législation. » Le risque est élevé : la production illicite de stupéfiants est un crime au regard de la loi française, passible de vingt ans d’emprisonnement –trente ans en bande organisée– et d’une amende de 7,5 millions d’euros. Potentiellement, tous les cannabiculteurs sont concernés. Mais tous ne sont pas militants, loin de là. « Les CSC ne sont qu’un étage de la réalité, une des pistes du futur, analyse Arnaud Debouté. La réalité est beaucoup plus pragmatique. Le cannabis en France, c’est un deuxième revenu pour un paquet de Le Mensuel/mars 2013 www.LeMensuel.com 39 monde –facilement 500 € par mois. Mais surtout, la plupart des gens cultivent pour eux. » Le boom de l’indoor Pour le consommateur régulier, l’autoproduction offre plusieurs avantages. Un coût réduit, d’abord : un gramme d’herbe se vend autour de sept euros, quand il revient à moins d’un euro en culture indoor (en appartement). La tranquillité aussi : la perspective de ne plus alimenter le trafic et d’éviter la fréquentation des dealers en convainc plus d’un. Et une meilleure qualité : « Si un producteur peut faire mieux dans son petit jardin que ce qu’on trouve sur le marché parallèle, il n’y a pas de raison… », sourit Arnaud Debouté. Il n’est pas difficile aujourd’hui de s’équiper d’une chambre de culture, de lampes à sodium, d’un extracteur d’air et de quelques pots. Le matériel est vendu en toute légalité sur Internet ou dans les trois growshops rennais*. Partout en Europe, l’autoproduction de cannabis se développe. A Rennes, le Centre d’information régional sur les drogues et les dépendances (CIRDD) note dans un rapport daté d’octobre 2012 que « de plus en plus d’usagers ont recours à la cannabiculture. Les deux cultures pratiquées […] concernent d’une part une production personnelle, qui n’excède pas les dix plants de cannabis, plantés en extérieur ou en intérieur (ex. : armoire) et d’autre part une culture plus intensive. » Difficile, pour autant, de quantifier le phénomène. L’Observatoire français des drogues et des toxicomanies recensait 200 000 cannabiculteurs en 2008, un chiffre que les militants estiment largement sous-estimé. Les services de police parviennent au même constat : « C’est très fréquent de trouver des plants chez les gens », témoigne un policier rennais. Lui observe « une augmentation de la culture indoor depuis quatre ou cinq ans ». Portrait du cannabiculteur moyen ? « Il n’y a pas de profil type. N’importe qui peut le faire. » Tous les âges et toutes les classes sociales sont concernés, même si les 25-40 ans sont majoritairement représentés. « Il s’agit plutôt de personnes bien insérées, puisqu’il faut avoir un logement », note aussi Guillaume Girard, du CIRDD Bretagne. Jardin secret Jérôme et Pierre**, deux Rennais de 23 ans, cultivent des plants de cannabis depuis quatre ans. A l’époque, ils ont déboursé un peu plus de 500 € pour leur installation. Une somme « amortie » après une seule récolte. Aujourd’hui en « Je crains les têtes brûlées qui ne se rendent pas compte où ils mettent les pieds » Arnaud Débouté, ancien président du Collectif d’information et de recherche cannabique (Circ) colocation avec Amandine et Maud**, deux étudiantes respectivement âgées de 23 et 25 ans, ils partagent avec elles une « passion » pour le jardinage. Au milieu des tee-shirts et des caleçons trône une chambre de quatre mètres carrés qui abrite les précieux plants. Une dizaine au total, auxquels les quatre colocataires consacrent en moyenne une demi-heure par jour –et attribuent parfois de petits noms affectueux. Ils revendiquent « une certaine connexion avec la nature », évoquent « le rôle thérapeutique » de la plante. Et insistent sur la qualité de la production. « C’est comme un potager, tu sais d’où ça vient, il n’y a pas de surprise », résume Maud. « C’est un projet commun. Tout le monde s’en occupe », reprend Amandine. Le cannabis devient vecteur de lien social chez ces jeunes Rennais : ils le cultivent, en parlent et le fument ensemble. Chaque récolte –environ 150 g tous les quatre mois– est divisée en quatre parts égales. Chacun gère son stock en fonction de sa consommation personnelle. Une organisation finalement assez proche de celle d’un CSC. Sauf qu’ils n’envisagent pas une seconde de se déclarer en préfecture. Le projet leur semble même « idiot ». Autant se livrer directement à la police, selon eux. « Ce n’est pas une cause pour nous », affirme Amandine. La peur des conséquences judiciaires grève tout militantisme potentiel. « Il n’y a pas de tolérance envers les petits producteurs, concède un policier. Mais on préfère travailler sur des réseaux de trafiquants. » Et d’ajouter : « A Rennes, la lutte contre la culture indoor n’est pas une priorité. On n’a pas les moyens humains de tout faire. » Le hasard guide bien souvent la police jusqu’à l’appartement du cannabiculteur moyen. Mais elle sait parfois où chercher, grâce aux « tuyaux » qu’elle reçoit. « Mieux vaut avoir de bonnes relations avec les voisins… », note Maud. « Pour vivre heureux, vivons cachés », dit le proverbe. Mais le malaise persiste : celui d’une société coincée entre une politique répressive qui fonctionne mal, une drogue dont on ne peut ignorer les dangers, un débat public quasi inexistant et un militantisme en souffrance… Comment sortir de l’impasse ? « Il n’y a pas vraiment de solution, soupire Jérôme en haussant les épaules. Je n’attends pas la dépénalisation, je sais qu’elle ne viendra pas. » Reste à savoir si les Cannabis social clubs bousculeront le statu quo. *magasins spécialisés dans la vente de matériel horticole **Les prénoms ont été changés. Anne Royer [email protected] Quand Rennes marchait pour la ganja « Elle est fière ma plante, c'est une survivante », chantait en 2001 Nathalie Cousin, leader de Billy Ze Kick et les Gamins en Folie. Tout un symbole. Le groupe rennais plaidait pour la dépénalisation du cannabis, aux côtés des militants des Verts et du Centre d’information et de recherche cannabique Bretagne (CIRC). « A l’époque, Rennes, c’était 10% des growshops français, raconte Arnaud Debouté, ancien président de l’association. Au local du CIRC, boulevard de Chézy, on tenait une permanence tous les mercredis… C’était rock’n'roll ! » Avec une pointe de nostalgie dans la voix, il évoque l’âge d’or du combat anti-prohibitionniste rennais, mais surtout les « conditions de travail très spéciales » du militant. Les contrôles et les perquisitions à répétition. Et les procès. En 2004, la justice saisit des graines de cannabis au Jardin de poche, growshop dont Arnaud Debouté est le gérant. Il est condamné en 2007 à huit mois de prison avec sursis pour trafic de stupéfiants. Trois salariés écopent de quatre mois de prison avec sursis. D’autres membres du CIRC Bretagne sont condamnés à des peines plus lourdes dans d’autres affaires. « On a payé notre quota d’avocats », résume l'intéressé. A 48 ans, il affirme se tenir désormais à carreau. Mais il ne nie pas « une impatience » des militants les plus anciens : certains s’engagent en faveur de la dépénalisation depuis plus de 25 ans. Ils aimeraient voir renaître de ses cendres un engagement en sommeil depuis la politique répressive des années Sarkozy. « Les premières boutiques étaient beaucoup plus activistes qu’elles ne le sont aujourd’hui », ajoute Jean-Marie Goater d’Europe écologie-Les Verts. L’ancien conseiller municipal a participé à plusieurs débats sur la dépénalisation du cannabis et a marché aux côtés du CIRC lors de « l’Appel du 18 joint ». Ce dernier a réuni entre plusieurs dizaines et plusieurs centaines de personnes, selon les sources, à son apogée au début des années 2000. Des élus verts, ainsi que des militants du Mouvement des jeunes socialistes, faisaient partie des manifestants appelant à « libérer Marie-Jeanne » place de la Mairie. « Rennes était très engagée sur ces questions-là. Mais la nouvelle génération ne s’est pas vraiment emparée du sujet », regrette Jean-Marie Goater. Les cannabiculteurs adoptent une démarche plus individualiste : « Les consommateurs ne sont pas forcément acteurs de cette question. C’est la différence avec un militant politique. » 40 Le Mensuel/mars 2013 www.LeMensuel.com