SOcIETE - Le Mensuel de Rennes

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SOcIETE - Le Mensuel de Rennes
Romain Joly
SOCIETE
Jardinage
Les cannabiculteurs
sortiront-ils du placard ?
En mars, les Cannabis social clubs français projettent de se déclarer en préfecture. Objectif : provoquer le
gouvernement. A Rennes, les activistes restent dubitatifs. L’autoproduction de marijuana explose, mais
les cannabiculteurs ont rarement l’âme militante.
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Selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, au minimum 32 tonnes d’herbe auraient été
produites sur le sol français en 2005, soit 11,5% du volume de cannabis consommé en France.
S
i l’Etat ne vient pas à eux, ils viendront à l’Etat. La Fédération des Cannabis social clubs (CSC) français a pris
la décision de déposer son statut d’association le 4 mars à Tours. Et si le gouvernement –fermement opposé à toute dépénalisation du cannabis– ne réagit pas avant le
25 mars, quelques 425 clubs seraient prêts à se
déclarer en préfecture, d’après leur médiatique
porte-parole Dominique Broc. Nés en Espagne,
les CSC, coopératives au sein desquelles les
consommateurs partagent et cultivent des
plants de marijuana, s’affirment dans le paysage français depuis plus d’un an.
A Rennes, ils ne semblent pas exactement sur
le pied de guerre. Certains commencent tout
juste à débattre de leur participation au projet.
Arnaud Debouté, ancien président du Collectif
d’information et de recherche cannabique (CIRC)
en Bretagne, éprouvé par les nombreuses pro-
« Je n’attends pas la
dépénalisation : je sais
qu’elle ne viendra pas  »
Jérôme, cannabiculteur
cédures judiciaires dont il a fait l’objet, appelle
à la prudence. « Je crains surtout les têtes brûlées qui ne se rendent pas compte où ils mettent
les pieds. Je leur préconise de se déclarer, mais
de ne pas mettre de culture en route trop vite,
confie-t-il dans un rire nerveux. On pourra peutêtre réunir 50 000 € pour les premiers qui se
feront toper, mais ce ne sera pas suffisant. Les
gens doivent être conscients de la législation. »
Le risque est élevé : la production illicite de stupéfiants est un crime au regard de la loi française,
passible de vingt ans d’emprisonnement –trente
ans en bande organisée– et d’une amende de
7,5 millions d’euros. Potentiellement, tous les
cannabiculteurs sont concernés. Mais tous ne
sont pas militants, loin de là. « Les CSC ne sont
qu’un étage de la réalité, une des pistes du futur,
analyse Arnaud Debouté. La réalité est beaucoup plus pragmatique. Le cannabis en France,
c’est un deuxième revenu pour un paquet de
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monde –facilement 500 € par mois. Mais surtout,
la plupart des gens cultivent pour eux. »
Le boom de l’indoor
Pour le consommateur régulier, l’autoproduction offre plusieurs avantages. Un coût réduit,
d’abord : un gramme d’herbe se vend autour de
sept euros, quand il revient à moins d’un euro
en culture indoor (en appartement). La tranquillité aussi : la perspective de ne plus alimenter le
trafic et d’éviter la fréquentation des dealers en
convainc plus d’un. Et une meilleure qualité : « Si
un producteur peut faire mieux dans son petit
jardin que ce qu’on trouve sur le marché parallèle, il n’y a pas de raison… », sourit Arnaud
Debouté. Il n’est pas difficile aujourd’hui de
s’équiper d’une chambre de culture, de lampes
à sodium, d’un extracteur d’air et de quelques
pots. Le matériel est vendu en toute légalité sur
Internet ou dans les trois growshops rennais*.
Partout en Europe, l’autoproduction de cannabis se développe. A Rennes, le Centre d’information régional sur les drogues et les dépendances
(CIRDD) note dans un rapport daté d’octobre
2012 que « de plus en plus d’usagers ont recours
à la cannabiculture. Les deux cultures pratiquées
[…] concernent d’une part une production personnelle, qui n’excède pas les dix plants de
cannabis, plantés en extérieur ou en intérieur
(ex. : armoire) et d’autre part une culture plus
intensive. » Difficile, pour autant, de quantifier
le phénomène. L’Observatoire français des drogues et des toxicomanies recensait 200 000 cannabiculteurs en 2008, un chiffre que les militants
estiment largement sous-estimé.
Les services de police parviennent au même
constat : « C’est très fréquent de trouver des
plants chez les gens », témoigne un policier
rennais. Lui observe « une augmentation de la
culture indoor depuis quatre ou cinq ans ». Portrait du cannabiculteur moyen ? « Il n’y a pas de
profil type. N’importe qui peut le faire. » Tous les
âges et toutes les classes sociales sont concernés, même si les 25-40 ans sont majoritairement
représentés. « Il s’agit plutôt de personnes bien
insérées, puisqu’il faut avoir un logement », note
aussi Guillaume Girard, du CIRDD Bretagne.
Jardin secret
Jérôme et Pierre**, deux Rennais de 23 ans,
cultivent des plants de cannabis depuis quatre
ans. A l’époque, ils ont déboursé un peu plus de
500 € pour leur installation. Une somme « amortie » après une seule récolte. Aujourd’hui en
« Je crains les têtes
brûlées qui ne se rendent
pas compte où ils mettent
les pieds »
Arnaud Débouté, ancien président du Collectif
d’information et de recherche cannabique (Circ)
colocation avec Amandine et Maud**, deux étudiantes respectivement âgées de 23 et 25 ans,
ils partagent avec elles une « passion » pour le
jardinage. Au milieu des tee-shirts et des caleçons trône une chambre de quatre mètres carrés qui abrite les précieux plants. Une dizaine au
total, auxquels les quatre colocataires consacrent
en moyenne une demi-heure par jour –et attribuent parfois de petits noms affectueux. Ils
revendiquent « une certaine connexion avec la
nature », évoquent « le rôle thérapeutique » de la
plante. Et insistent sur la qualité de la production.
« C’est comme un potager, tu sais d’où ça vient, il
n’y a pas de surprise », résume Maud.
« C’est un projet commun. Tout le monde s’en
occupe », reprend Amandine. Le cannabis
devient vecteur de lien social chez ces jeunes
Rennais : ils le cultivent, en parlent et le fument
ensemble. Chaque récolte –environ 150 g tous
les quatre mois– est divisée en quatre parts
égales. Chacun gère son stock en fonction de sa
consommation personnelle. Une organisation
finalement assez proche de celle d’un CSC. Sauf
qu’ils n’envisagent pas une seconde de se déclarer en préfecture. Le projet leur semble même
« idiot ». Autant se livrer directement à la police,
selon eux. « Ce n’est pas une cause pour nous »,
affirme Amandine. La peur des conséquences
judiciaires grève tout militantisme potentiel.
« Il n’y a pas de tolérance envers les petits producteurs, concède un policier. Mais on préfère
travailler sur des réseaux de trafiquants. » Et
d’ajouter : « A Rennes, la lutte contre la culture
indoor n’est pas une priorité. On n’a pas les
moyens humains de tout faire. » Le hasard guide
bien souvent la police jusqu’à l’appartement
du cannabiculteur moyen. Mais elle sait parfois
où chercher, grâce aux « tuyaux » qu’elle reçoit.
« Mieux vaut avoir de bonnes relations avec les
voisins… », note Maud.
« Pour vivre heureux, vivons cachés », dit le
proverbe. Mais le malaise persiste : celui d’une
société coincée entre une politique répressive
qui fonctionne mal, une drogue dont on ne
peut ignorer les dangers, un débat public quasi
inexistant et un militantisme en souffrance…
Comment sortir de l’impasse ? « Il n’y a pas vraiment de solution, soupire Jérôme en haussant les
épaules. Je n’attends pas la dépénalisation, je sais
qu’elle ne viendra pas. » Reste à savoir si les Cannabis social clubs bousculeront le statu quo.
*magasins spécialisés dans la vente de matériel horticole
**Les prénoms ont été changés.
Anne Royer
[email protected]
Quand Rennes marchait pour la ganja
« Elle est fière ma plante, c'est une survivante », chantait en 2001 Nathalie Cousin, leader de Billy Ze Kick et les Gamins en Folie. Tout un symbole.
Le groupe rennais plaidait pour la dépénalisation du cannabis, aux côtés des militants des Verts et du Centre d’information et de recherche cannabique Bretagne (CIRC). « A l’époque, Rennes, c’était 10% des growshops français, raconte Arnaud Debouté, ancien président de l’association. Au
local du CIRC, boulevard de Chézy, on tenait une permanence tous les mercredis… C’était rock’n'roll ! » Avec une pointe de nostalgie dans la voix,
il évoque l’âge d’or du combat anti-prohibitionniste rennais, mais surtout les « conditions de travail très spéciales » du militant. Les contrôles et les
perquisitions à répétition. Et les procès. En 2004, la justice saisit des graines de cannabis au Jardin de poche, growshop dont Arnaud Debouté est
le gérant. Il est condamné en 2007 à huit mois de prison avec sursis pour trafic de stupéfiants. Trois salariés écopent de quatre mois de prison avec
sursis. D’autres membres du CIRC Bretagne sont condamnés à des peines plus lourdes dans d’autres affaires. « On a payé notre quota d’avocats »,
résume l'intéressé. A 48 ans, il affirme se tenir désormais à carreau.
Mais il ne nie pas « une impatience » des militants les plus anciens : certains s’engagent en faveur de la dépénalisation depuis plus de 25 ans. Ils
aimeraient voir renaître de ses cendres un engagement en sommeil depuis la politique répressive des années Sarkozy. « Les premières boutiques
étaient beaucoup plus activistes qu’elles ne le sont aujourd’hui », ajoute Jean-Marie Goater d’Europe écologie-Les Verts. L’ancien conseiller municipal a participé à plusieurs débats sur la dépénalisation du cannabis et a marché aux côtés du CIRC lors de « l’Appel du 18 joint ». Ce dernier a réuni
entre plusieurs dizaines et plusieurs centaines de personnes, selon les sources, à son apogée au début des années 2000. Des élus verts, ainsi que
des militants du Mouvement des jeunes socialistes, faisaient partie des manifestants appelant à « libérer Marie-Jeanne » place de la Mairie.
« Rennes était très engagée sur ces questions-là. Mais la nouvelle génération ne s’est pas vraiment emparée du sujet », regrette Jean-Marie Goater.
Les cannabiculteurs adoptent une démarche plus individualiste : « Les consommateurs ne sont pas forcément acteurs de cette question. C’est la
différence avec un militant politique. »
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