Timothy Chesters, Walking By Night: Ghost
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Timothy Chesters, Walking By Night: Ghost
Pierre KAPITANIAK Moreana Vol. 50, 193-194 267-271 Timothy Chesters, Walking By Night: Ghost stories in Late Renaissance France, Oxford, Oxford University Press, 2011, 283 pages. ISBN: 978-0-19-959980-6. RECENSEUR Pierre Kapitaniak Université Paris VIII – Saint-Denis Dans Walking By Night Timothy Chesters se penche sur la littérature consacrée aux apparitions de toutes sortes au XVIe et XVIIe siècle en France. Pour ce faire, l’auteur choisit une approche qui allie analyse littéraire et histoire intellectuelle en y intégrant aussi les apports de l’histoire du livre. Et c’est ce dernier aspect qui présente la contribution la plus importante du présent ouvrage au champ des études sur la démonologie et la sorcellerie. L’ouvrage est divisé en trois parties : la première aborde les débats théologiques sur les apparitions, la seconde étudie ces phénomènes dans les recueils d’histoires prodigieuses, et la troisième se penche sur le traitement de la figure du revenant dans des œuvres plus ouvertement littéraires, en privilégiant deux thèmes : la violence envers les fantômes et le retour des amants défunts. Chesters écarte d’emblée le théâtre et la poésie de son corpus pour deux raisons somme toute assez louables. D’une part ce domaine artistique a déjà fait l’objet de nombreuses études de la part des critiques littéraires et d’autre part les poètes font peu cas des thèses théologiques (comme c’est d’ailleurs le cas pour le domaine anglais à la même époque). On peut alors s’étonner qu’après avoir ainsi restreint son corpus à la prose narrative, l’auteur 268 Moreana Vol. 50, 193-194 Pierre KAPITANIAK déroge aussitôt à sa propre règle en annonçant un chapitre sur l’Hymne des daimons de Ronsard qui lui tient à cœur. Après un rappel des débats médiévaux, Chesters montre comment la Réforme transforme le statut des fantômes et décrit les développements du discernement des esprits hérité de Jean Gerson. Réservé au départ aux visions et aux prophéties ce discretio spirituum s’étend très vite aux apparitions des morts et au XVIe siècle on le retrouve d’une part dans une tradition pastorale qui aboutit aux exercices spirituels de Loyola, et de l’autre dans les premiers écrits démonologiques comme ceux de Jean Nider ou de Heinrich Institoris. Dans ce deuxième type d’écrits, le discernement devient externe et se mue en une catégorisation des esprits. Chester le voit comme exclusivement catholique, constituant une réponse vernaculaire aux attaques contre le Purgatoire. À leur tour, les protestants ripostent par des récits d’impostures dont la plus célèbre est celle des Cordeliers d’Orléans en 1534. Chesters montre également que la question de la corporéité des esprits est liée à la doctrine de la consubstantiation et que pour les protestants le commerce avec les morts est toujours diabolique. En guise de réponse, la Contre-réforme place alors le caractère moral du témoin au centre du discernement. L’auteur observe qu’au XVIe siècle ce sont les apparitions qui servent d’arme idéologique, alors qu’au XVIIe siècle ce sont surtout les possessions démoniaques. Le deuxième chapitre de cette première partie « théologique » est consacré à une voie médiane qu’est la « démonologie pastorale », distinction très intéressante introduite par l’auteur pour caractériser des textes qui parlent du surnaturel sans s’impliquer dans les polémiques engendrées par les chasses aux sorcières. Bien qu’il cite en préambule la plupart des auteurs de l’époque, Chester se concentre sur deux auteurs : Ludwig Lavater et Noël Taillepied, le second qui est catholique faisant surtout œuvre de plagiat de son prédécesseur et adversaire protestant. Lavater est ainsi le premier Pierre KAPITANIAK Moreana Vol. 50, 193-194 269 auteur à faire œuvre de démonologie pastorale et Chesters montre qu’un des apports de cet ouvrage capital est de faire déplacer (ou plutôt revenir) le cadre de la hantise du cimetière vers la maison (à l’instar de l’histoire antique d’Athénodore). À cet égard, il observe une différence fondamentale entre les maisons hantées de Plaute ou de Pline et celles de Lavater : les secondes ont pour effet d’effacer le clergé comme médiateur de l’apparition que le croyant doit désormais confronter tout seul (p.83). Il passe ensuite à Noël Taillepied qui, au moment d’écrire sa Psichologie, est cordelier à Rouen (et non capucin, comme l’indique Chesters). On peut regretter ici que Chesters traite de cet auteur sans tenir compte des travaux critiques de ces dernières années (et notamment ceux de Pierre Morachini et de Paola Aretini), préférant démonter la médiocre préface de l’excentrique « révérend » Montague Summers, qui remonte à 1933. Taillepied réinstaure le prêtre comme figure de médiation tout en conservant de longs passages de Lavater quasi inchangés, ce qui amène Chesters à insister sur la « profonde complicité conceptuelle » entre les deux auteurs, plutôt que sur leurs différences. De fait, en l’absence de frontières doctrinales clairement délimitées, Chesters se tourne vers d’autres domaines discursifs dans lesquels les fantômes jouent un rôle important et choisit d’aborder le genre des histoires prodigieuses des auteurs comme Pierre Boaistuau ou François de Belleforest. Le premier privilégie une approche naturaliste et la dimension eschatologique des apparitions (p.122), tandis que chez le second, le débat théologique est marginalisé et ce qui compte véritablement c’est l’amitié entre les hommes qui survit au-delà du trépas. Une interprétation originale suggère qu’une amitié brouillée entre Thevet et Belleforest a pu motiver le chapitre sur les apparitions en 1575 (p.136). Le second chapitre de cette partie est consacré à la fameuse somme de Pierre Le Loyer dans laquelle ce dernier tente de mettre en place une « science des spectres » (ou 270 Moreana Vol. 50, 193-194 Pierre KAPITANIAK « spectrologie » comme la surnomme Chesters) et dans laquelle il déplace les histoires des « escoles de théologie » aux « barreaux des avocats » (p.150). C’est le chapitre qui démontre le mieux ce que l’histoire du livre peut apporter à la relecture des textes anciens. Chesters étudie à la fois les conditions matérielles de production des Quatre livres des spectres de Le Loyer (grand volume luxueux, financé par l’auteur lui-même) et plusieurs cas précis de la façon dont cette somme a été lue par ses contemporains. Une microanalyse de la réception de ce livre nous montre ainsi comment Pierre de L’Estoile emprunte d’abord l’ouvrage de Le Loyer qu’il lit en 11 jours et en recopie deux histoires pour les comparer aux originaux latins, puis rachète un exemplaire quelques mois plus tard. Toutes ces analyses sont d’une grande finesse et érudition, et il ressort de cet examen que les lecteurs de l’époque étaient attirés par les histoires de fantômes non seulement à cause d’un intérêt théologique mais aussi d’un certain goût pour les histoires étranges, ce qui rejoint les conclusions de Marianne Closson dans L’imaginaire démoniaque en France. Ce sont sans doute les cas d’étude qui composent la troisième partie qui intéresseront le plus large spectre de lecteurs car ils nous offrent des relectures nouvelles et informées de la démonologie de Panurge chez Rabelais (au Tiers livre) et de l’Hymne des daimons de Ronsard. Convoquant des contextes qui ne sont pas généralement associés à ces grands auteurs, Chesters montre de façon fort convaincante que, pour ce qui est de la corporéité des revenants, tous deux ont puisé leur inspiration chez Michel Psellos. Quant au dernier chapitre, Chesters s’y concentre sur le thème de la morte amoureuse (ou « revenant lover »), dont il montre que les auteurs renaissants le situent systématiquement dans un Orient lointain. Particulièrement intéressant s’avère le lien qu’il révèle entre ces histoires et le trafic de momies au tournant du siècle (p.207-8). Enfin, l’auteur se concentre sur une anecdote unique, le récit des amours de Philinion Pierre KAPITANIAK Moreana Vol. 50, 193-194 271 et de Machates tel qu’il nous est parvenu grâce au témoignage de Phlégon de Tralles, pour en étudier le cheminement à travers les différents discours. Sur ce point, également, on peut regretter que l’auteur n’ait pas consulté la critique récente. Et c’est lorsqu’il interprète l’évolution de ce type de récit que Chesters nous convainc le plus : lorsqu’il montre que le discretio spirituum se mue bien vite en discrétion au sens de galanterie, rapprochant les cas de mortes amoureuses du retour de Martin Guerre. Il ne faut donc pas bouder le plaisir que l’on éprouve à la lecture de cette monographie sur les revenants, et Timothy Chesters, grâce à une excellente maîtrise des textes connus et moins connus, parvient à recréer pour le lecteur moderne ce qui en avait constitué l’intérêt et le charme pour le lecteur renaissant. Il décèle dans ces récits d’apparitions une tension constante entre lumière et chaleur, dans laquelle il voit une opposition entre connaissance et désir qui autorise deux niveaux de lecture : à la fois comme recherche spirituelle et comme charge érotique. Pierre Kapitaniak [email protected]