53 shares, 82 likes par article

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53 shares, 82 likes par article
53 shares, 82 likes par article : est-ce que Facebook discute d’actualités ?1
Irène Bastard – Orange Labs / Télécom ParisTech
Proposition pour les SMC Research Awards - Novembre 2013
« Tous les matins, les journaux servent à leur
public la conversation de la journée. »
(Gabriel Tarde, 2006[1905] : 89)
Envoyer un email avec un lien, liker un article de presse, retweeter une info…
ces clics du quotidien sont des exemples du « partage d’information ». Je
définis cette pratique comme une interaction sociale mobilisant un contenu
informationnel. Pour envisager cette activité, je propose d’observer sur
Facebook les contenus dont « on » parle, et les manières dont on en « parle ».
La discussion d’actualité : entre expression publique et interaction sociale
Plus couramment, discuter des actualités est une activité sociale relativement
courante (Granjon, Le Foulgoc, 2010) grâce à la fonction d’agenda des
médias. La « messe du 20h » alimente les conversations de cantine, les
déjeuners de famille et d’affaires, les rencontres régulières entre amis et les
premiers mots dans un train. Les médias indiquent ce à quoi il faut penser, en
empilant les fait-divers et match de foot, les élections européennes et la crise
de la dette (Mac Combs, Shaw, 1972).
La pluralité des informations permet de se saisir d’un contenu en fonction de
sa réception propre (Hall, 1975) et d’en discuter. Les discussions sur l’actualité
sont donc multiples et font partie de la réception des contenus par les publics,
quelles soient initiées par conviction et militantisme, par défaut pour meubler
des conversations, ou par interrogation pour partager des questionnements.
Elles peuvent se déployer dans le sens d’un consensus ou d’une opposition
entre les participants (Tarde, 2006[1905]).
La discussion se différencie de l’expression publique telle qu’elle a été
étudiée à partir des courriers des lecteurs : ceux-ci sont produits par un très
petit nombre de personnes relevant d’un profil spécifique ; et ils sont
1
Une version préliminaire de ce travail a été présentée en octobre 2012 au colloque ECREA, et en
décembre 2012 au laboratoire SENSE d’Orange Labs. Je remercie les participants de ces présentations
qui m’ont aidé à avancer sur le sujet.
1
SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?
sélectionnés suivant les critères de la profession de journalistes, comme la
distanciation (Boltanski, 1984 ; Hubé, 2008).
Dans les interactions ordinaires qui n’aspirent pas forcément à la visibilité dans
l’espace public, la discussion sur l’actualité est l’occasion de renégocier sa
réception du contenu et de se former une opinion (Boullier, 2004), mais évite
certains sujets qui font peur ou sur lesquels les participants n’ont pas prises
(Eliasoph, 2008).
Entre expression publique et interaction, la conversation d’actualité s’appuie
sur trois constituants : les profils autonomes de individus qui y prennent part ;
les liens les unissant avec les interactants de la discussion ; et le sujet bien sûr,
proche ou lointain, intellectuel ou populaire, drôle ou triste.
Internet, entre-deux des contenus et des sociabilités
Internet a, dans le même temps, déplacé en ligne des contenus médias et
des formes d’interactions. Il est donc possible à la fois de s’informer de
manière spécifique sur le web, en déployant un parcours de navigation
personnelle sans suivre le fil du 20h et en consultant des formes d’information
multimédia et multi-sources (amateurs, journalistes, experts). Et à la fois
possible de « discuter » avec des inconnus sur des forums, des personnes
connues proches par email, ou des amis d’amis sur Facebook. La particularité
du web par rapport aux interactions en face-à-face consiste à créer une
indétermination sur les interlocuteurs, des proches à l’espace public (Cardon,
2008), et un tiers public qui lit en oblique les interactions sans forcément y
prendre part (Beaudouin, Licoppe, 2002).
La discussion sur l’actualité peut donc se déployer en ligne en mobilisant des
contenus et des interactions tous deux protéiformes, faisant émerger la notion
de partage. Celle-ci s’appuie sur les principes collaboratifs et participatifs qui
ont fondé le web (John, 2012). Dans les petits mondes en clair-obscur de
Facebook (Cardon, 2010), où l’on s’exprime sans forcément se révéler, où
l’on dit sans forcément discuter, où l’on diffuse sans forcément s’investir, que
deviennent les conversations sur l’actualité ?
Il parait nécessaire de décrire ces boutons Facebook qui font partie de la vie
d’un internaute pour aller plus loin (cf. annexe 1). Un article ou une page web,
identifié par une URL, est publié par un site éditeur du contenu. Cet article
peut être posté sur les pages Facebook par un statut ou un share, depuis la
page du média2 ou depuis Facebook. Il restera en archive dans la timeline
du publiant, et apparait dans le newsfeed des abonnés de la page, fans ou
amis. Cette mise en visibilité permet une réaction en like ou comment sur le
statut. Les share, like et comment initient potentiellement une nouvelle
2
Chaque média paramètre les boutons qu’il introduit sur ses pages. Par exemple, Lemonde.fr propose
un « Je recommande » qui publie un statut, le « J’aime » de Rue89 permet d’ajouter un commentaire, le
« J’aime » du figaro.fr est un simple like.
2
SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?
itération puisqu’ils apparaissent à leur tour dans le newsfeed des amis de la
personne qui a cliqué. Aucun de ces clics ne nécessitent d’avoir lu l’article.
Le share porte sur le contenu, mais il ne dit rien de l’opinion de l’internaute
(sauf précision dans le commentaire). Le like et le comment portent sur le
statut d’un ami, ce sont des réactions, sans qu’il soit donc possible de
différencier un like signifiant l’adhésion au contenu d’un like « clin d’œil » au
publiant. Il y a donc une mise à distance des opinions sur les contenus par la
publication et une mise en scène des contenus dans les relations.
Pour les compteurs, le post incrémente le compteur de share du contenu
sans qu’il soit possible de différencier si le clic introduit le contenu dans
Facebook ou le relaye. Le like et le share, contrairement au comment, sont
unitaires. Les compteurs de share, like et comment s’adjoignent au contenu
au fil des publications et contribuent à le qualifier. Des rédactions comme
lemonde.fr affichent sur leur page d’accueil les articles les plus partagés sur
Facebook, donnant à la conversation privée en ligne une fonction éditoriale
dans l’espace médiatique.
Compter les share, like et comment pour dimensionner la conversation
On pourrait débattre à l’échelle systémique de la dimension politique
d’Internet comme espace de libéralisme informationnel (Loveluck, 2012),
mais je souhaiterai ici aborder cette question de la discussion d’actualité par
une enquête empirique portant sur les share, like et comment d’articles de
presse sur Facebook3. La question envisage de décrire les pratiques en ligne
et de les comparer aux pratiques hors ligne. Les artefacts déployés par les
réseaux sociaux numériques élargissent-ils la prise de parole par rapport au
courrier des lecteurs et diversifient-ils les sujets de conversation par rapport au
face-à-face ?
Nous4 avons collecté du 04/04/2012 au 15/05/2012 les articles diffusés en flux
RSS par 6 médias français5 : Lemonde.fr, Lefigaro.fr, Libération.fr, Leparisien.fr,
Rue89 et Slate. Cette période d’observation présente l’intérêt de comporter
les deux tours de l’élection présidentielle, les 22/04/2012 et 06/05/2012, mais
aussi trois jours fériés, et une période début avril sans activité particulière.
Au total, le corpus est constitué de 18.351 articles, inégalement produits par
les 6 médias en fonction de la taille de la rédaction. Nous ne captons que les
3
Cette enquête s’inscrit plus globalement dans mon doctorat en sociologie sur « les logiques de partage
de l’information en ligne ». Différents terrains sont déployés dans cette recherche, de manière à ne pas
explorer que Facebook.
4
La collecte a été réalisée par Thomas Couronné.
5
La collecte a été réalisée sur 26 médias en ligne, dont certains issus de télévision, radio, magazine, etc.
La post-sélection des 6 médias résulte d’une part de la complexité de traiter une volumétrie d’articles
trop importante sur les 26 médias (80.000 articles) et d’autre part la nécessité de se concentrer sur les
médias ayant une audience active (Certains médias ne collectaient en moyenne que 1 ou 2 likes par
article). L’annexe 2 présente les résultats sur les 26 médias.
3
SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?
articles diffusés dans les flux RSS, et non pas l’ensemble de la production 6.
L’alimentation des flux RSS résulte du système éditorial et des choix de la
rédaction. Le corpus est donc hétérogène en fonction des rédactions tant en
volume qu’en nature des contenus, mais le volume d’articles collectés est
suffisamment important pour que nous puissions considérer avoir un
échantillon représentatif de la production des actualités.
Nous avons ensuite enrichi le dataset avec le nombre de share, like et
comment « obtenus » sur Facebook par chaque article 7 à partir de l’API
Facebook, agrégeant dans les compteurs les activités des espaces semiprivés des profils individuels et des pages publiques et groupes.
L’intérêt principal de cette méthodologie est qu’elle permet d’observer la
taille de la conversation ordinaire, et sa répartition sur les articles. Ce dispositif
est en effet quasi impossible quantitativement dans un monde hors
numérique, ou même dans un monde propre à la plate-forme d’un média si
l’on observe les commentaires sur les articles (il ne s’agit plus alors de
conversation ordinaire mais d’expression publique).
Par contre ce dataset « perd » les individus, par exemple nous ne savons pas
si les likeurs et commentateurs sont les mêmes sur les différents contenus ou
s’ils se spécialisent. Et nous ne pouvons bien sûr rien dire des motivations des
internautes et du sens donné à cette pratique de discussion en ligne.
18.000 articles, 970.000 shares, 1.500.000 likes, 1.000.000 comments
Au global, les 18.350 articles collectent 970.000 shares soit 53 shares par article
en moyenne, 1.5 millions de likes soit 82 likes par article et 1 millions de
comments soit 57 comments par article. Cette activité est toutefois très
inégalement répartie entre les médias, comme le montre les résultats de
l’annexe 28.
Le média qui rencontre le plus de succès en moyenne est Rue89 : sur les 810
articles publiés, le pureplayer collecte 130 shares et 201 likes par article, avec
en fait très peu d’articles ne recevant pas d’activité du public. Slate reproduit
cette situation, avec 56 share et 86 likes en moyenne pour 660 articles publiés.
6
Les flux RSS sont structurés par les médias en fonction de leurs choix éditoriaux, et constituent une
base pour identifier le sujet des articles. Par exemple, en dehors des flux « classiques » comme
politique, sport, culture, etc., Lemonde a un flux « Idée » dans lequel sont diffusés des tribunes de
personnalité, Le Figaro a un flux « Blog » ne diffusant que les contenus des blogs hébergés par la plateforme, Le parisien a trois flux « You » relayant les contenus de son site participatif, et un flux « tout ».
7
La collecte se base sur l’API Facebook. Les compteurs par article étaient collectés quotidiennement,
et la collecte interrompue au bout de 4 jours consécutifs avec la même valeur. La dynamique des
compteurs ne sera pas étudiée ici.
8
L’annexe 2 présente les résultats des 26 médias initialement étudiés, et distingue les 6 médias retenus
pour la suite de l’étude.
4
SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?
Pour les médias traditionnels9, Le monde maintient son rang de média de
référence en collectant en volume plus de 416.000 shares et 555.000 likes,
même si la quantité d’articles publiés atténue quelques peu cette
performance en moyenne. Le Nouvel Obs est le premier hebdomadaire,
avec en moyenne 47 shares et 73 likes par article 10 . Les trois quotidiens
Libération, Le Figaro et Le Parisien arrivent ensuite, Libération ayant plus de
succès en share (43 en moyenne par article), Le Parisien en like (69 en
moyenne par article) et Le Figaro en comment (48 en moyenne par article).
Les autres médias initialement considérés rencontrent des activités plus
limitées, qu’ils viennent de la presse écrite, web, télé ou radio. La presse
people étudiée (Purepeople et Paris Match) ne semble pas plus « active »
que la presse d’intérêt général11.
Au niveau des articles, l’article qui a collecté le plus de share est une tribune
d’économistes soutenant François Hollande publiée par lemonde.fr 12 (S=9189,
L=9978, C=10266). L’article qui a collecté le plus de like est l’annonce du
résultat de Marine Le Pen au 1er tour de la présidentielle 13 par
Leparisien.fr (S=2041, L=25124, C=8769). Et l’article ayant collecté le plus de
comment est publié le 06/05 par Le Figaro et titre sur l’augmentation des
impôts en juillet14 (S=8990, L=11373, C=24215).
Ces résultats par article montrent donc une activité particulièrement
importante à l’occasion de l’élection présidentielle. Et nuancent l’idée qu’on
ne parle pas de politique sur Facebook.
Les conversations sont toutefois assez limitées en volume, surtout si l’on
compare à certaines performances de stars ou de divertissement. Deux
caractéristiques de l’information amènent à atténuer cette comparaison.
Tout d’abord, une même actualité est traitée par différents titres. Le
retraitement de l’information et sa mise en circulation dans le petit monde de
l’information existaient hors ligne, mais semblent s’accentuer en ligne (Marty
et al., 2012). Ce qui signifie que les share d’une même information peuvent
porter sur différents articles issus de différentes rédactions. La visibilité d’une
9
Nous n’avons pas retenu Les Inrocks, qui apparaissent deuxième dans le classement en fonction du
nombre de share collecté par article en moyenne. Cette performance des Inrocks est liée à un unique
article qui a fait le buzz (http://www.lesinrocks.com/2012/04/28/actualite/fahim-11-ans-sans-papier-etchampion-de-france-dechecs-11253881/) et l’activité sur les articles des Inrocks est en général
beaucoup plus faible.
10
Le Nouvel Obs n’a pas été retenu dans la suite de l’étude, pour garder un échantillon de médias
comparables en se centrant sur les quotidiens.
11
Ces faibles « performances » en activité peuvent être liées à l’observation par les flux RSS des
rédactions.
12
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/17/nous-economistes-soutenonshollande_1686249_3232.html ; à noter que la tribune miroir soutenant Nicolas Sarkozy, publiée
quelques jours après, a collecté moins de share (4725) et moins de comment (5194) mais plus de like
(12215), faisant apparaître l’article comme plus partagés dans le hit-parade du monde.fr.
13
http://www.leparisien.fr/election-presidentielle-2012/candidats/marine-le-pen-fait-le-meilleur-sccredu-fn-a-une-presidentielle-21-04-2012-1965686.php
14
http://www.lefigaro.fr/impots/2012/05/06/05003-20120506ARTFIG00284-les-impots-augmenterontdes-juillet.php
5
SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?
actualité sur Facebook résulte donc de la visibilité de tous ses traitements et
retraitements. Au risque de ne pas pouvoir « mesurer » l’intérêt pour cette
information et projeter un public entier (Dayan, 2000).
Ensuite, par rapport aux contenus culturels, les actualités sont des contenus
périssables, et le web renforce la valorisation de la fraîcheur de l’information.
Les rédactions web produisent plus, plus vite, et plus court, pour faire vivre la
page d’accueil du média (Bozckowski, 2005). L’enrichissement progressif
d’une information par des méta-informations (comme la déclaration de telle
ou telle personnalité) et le caractère périssable des actualités limitent le
potentiel de diffusion des contenus médiatiques sur les réseaux sociaux.
Les publics des actualités sont donc éparpillés sur la pluralité des titres de
presse et par l’actualisation des informations, ce qui limite l’activité des
publics sur les informations. Pour éclaircir le débat, il parait donc plus
intéressant d’observer la répartition de l’activité des internautes par jour en
fonction des actualités, ou par titre pour différencier les sujets en contrôlant le
profil global du public.
Publics réguliers, publics occasionnels
L’annexe 3 présente le nombre d’articles produits par les 6 médias étudiés
par jour, et les volumes de share, like, et comment collectés par ces articles.
Rappelons d’abord que l’activité de production des journalistes est
relativement régulière et rythmée par le cycle hebdomadaire. Au contraire,
la conversation des internautes parait parfaitement irrégulière … Le pic de
conversation a lieu le lundi 7/05 au lendemain de l’élection de François
Hollande, mais le jour qui collecte le plus de comment est le dimanche 29/04,
dimanche de l’entre-deux tours, et le mardi 17/04 fait le troisième score de
share. Les publics réagissent donc bien à l’actualité, et non pas à l’injonction
de partager ou commenter.
Plus exactement, il faut revenir à la distinction d’un public régulier et d’un
public occasionnel. Différents travaux soulignent en effet que le public de la
presse est un public bicéphale (Olmstead, 2011), entre des habitués qui
« consomment » quotidiennement des contenus d’actualité, quitte à lire
plusieurs médias sur un même sujet dans une « revue de presse » au fil des
pauses au travail ; et des lecteurs occasionnels qui viennent ponctuellement
sur un site pour un sujet donné, à partir d’un portail ou d’un service web, mais
sans expertise particulière sur les sites médias.
Le graphique proposé montre que du 4 au 16 avril 2012, l’activité des
audiences est relativement régulière et en phase avec la production
hebdomadaire, alors qu’entre le 17 avril et le 14 mai elle est fortement
irrégulière. L’activité régulière pourrait être produite par des publics assidus
qui, quotidiennement, trouvent des sujets d’intérêt et les mettent en débat
via leur compte Facebook, avec ou sans réaction de leur cercle d’amis. Le
share semble symptomatique de ce profil de public, et il est fortement corrélé
6
SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?
au nombre d’articles publiés (72% de coefficient de corrélation entre le
nombre d’url du jour et le nombre de share). Alors que les likes et comments
ne réagissent qu’à certains contenus et sujets, relevant donc de publics
potentiellement occasionnels.
Cette distinction amène à proposer que le share est une pratique
informationnelle utilisée par un public régulier, alors que le like et le comment
sont des pratiques interactionnelles qui réagissent ponctuellement à des
sujets avec leurs amis. Cette hypothèse devra être testée avec d’autres
corpus de données, permettant de revenir aux pratiques individuelles et aux
motivations des internautes.
Le 29 avril semble symptomatique d’une activité conversationnelle puisqu’on
observe un pic de like et comment, mais pas de surperformance du share
pour un jour de fin de semaine. Ce dimanche de l’entre deux tours
combinent plusieurs sujets d’actualité : forcément des sujets sur l’activité des
deux candidats, la présence de DSK à l’anniversaire de Julien Dray ou des
rebondissements dans l’enquête sur le financement de la campagne de
Nicolas Sarkozy, mais aussi le décès d’Eric Charden, chanteur des 80’ en duo
avec Stone, la finale de la coupe de France entre Petit Quevilly et Lyon, ou
encore quelques faits divers.
Si l’on inventorie les 20 articles ayant collectés plus de 1000 likes ou comments
(annexe 4), la mort de Eric Charden fait beaucoup réagir sur Facebook (plus
de 13.000 likes et 11.000 comments), d’autant que les articles ont
généralement repris en embedded le clip de L’Aventura ce qui fait un
contenu de divertissement. Il s’agit d’une actualité qui resynchronise les
publics, quelque soit le média d’origine de l’article.
Dans le même temps, certaines actualités semblent significatives de la ligne
éditoriale du média et collectent donc une activité qui peut sembler plus
idéologique : Libération couvre la campagne de François Hollande ; Rue89
interviewe Eric Fassin sur la mixité sociale ; LeParisien affiche plusieurs
contenus people et politiques. Pour ces actualités, les publics d’opinion
trouvent les contenus qu’ils attendent sur le média qu’ils visitent, et créent
ainsi une conversation potentiellement fragmentée par titre si les théories de
l’homophilie se vérifient15.
Réagir en mot ou en clic
Si certains sujets synchronisent les publics et d’autres les segmentent par titre,
je propose de poursuivre l’analyse sur un seul média pour « fixer » le public.
J’ai donc approfondi les analyses sur Rue89, du fait de l’intensité de l’activité
15
Cette théorie propose que le web créerait des espaces de discussion suivant l’intérêt et l’opinion des
internautes, sans mixité. Markus Prior développe par exemple l’idée que les amateurs de divertissement
n’auraient plus à voir en ligne des contenus d’information, alors que via la télé ils visionnent
nécessairement des actualités à 20h (Prior, 2005). Nous n’avons pas ici les éléments d’intérêt et
d’opinion des publics pour confirmer ou infirmer cette proposition.
7
SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?
et de deux raisons méthodologiques : la structure d’URL de Rue89 permet une
catégorisation automatique des articles en rubrique ; et surtout, Rue89 est le
seul média de l’échantillon à afficher l’audience de ses articles avec
l’indicateur de Pages vues. J’ai donc enrichi le corpus des articles avec la
rubrique déclarée par la rédaction et l’audience. Ceci afin de pouvoir
différencier la lecture d’actualité de la discussion d’actualité.
L’annexe 5 construit les courbes de Lorentz 16 des articles de Rue89 en
fonction de l’audience, et de l’activité sur Facebook, et affiche les
coefficients de Gini associés. La courbe de l’audience étant moins
concentrée (moins « plate ») que celle des shares, likes et comments sur
Facebook, on peut en conclure que la lecture des contenus d’actualité est
plus diversifiée que l’activité de partage. L’activité conversationnelle sur
Facebook concentre donc les publics sur un nombre d’articles plus limité que
la lecture des contenus.
Dans la continuité de cette analyse, le like est plus concentré que le share, et
le comment plus concentré que le like : on observe donc une forme de
focalisation de l’activité des publics au fur et à mesure que le dispositif est de
plus en plus impliquant et engageant.
Nous ne pouvons toutefois pas dire si les personnes qui commentent
l’actualité sur Facebook (dans les espaces semi-privés et non pas seulement
sur la page du média) ressemblent au profil des personnes qui écrivent à un
journal, puisque nous n’avons pas les profils des actifs mais que les compteurs.
Il faut de plus envisager que les profils qui likent ou commentent les articles ne
sont pas forcément ceux qui ont lu les articles, voire qu’il s’agit de publics
occasionnels qui n’auraient pas vus l’actualité si un de leurs amis Facebook
ne l’avait pas partagé.
On pourrait faire l’hypothèse que la conversation d’actualité sur Facebook se
concentre sur certains sujets mais fait intervenir une diversité de public plus
large que le public lecteur des médias. Cette hypothèse nécessiterait d’avoir
des traces individuelles pour être confirmée.
Enfin, on peut étudier les résultats des articles par rubrique. L’annexe 6 montre
que les sujets qui ont une audience importante (politique, économie,
technologie, société et planète17) n’ont pas tous une activité importante sur
Facebook. L’activité de commentaire par exemple est plus importante pour
les sujets de politique et d’économie, mais aussi pour les sujets sport. La
rubrique Planète collecte les meilleurs scores de share et like, laissant
16
La courbe de Lorentz d’un corpus de données sert à montrer la concentration de l’activité. Cf. la note
de lecture de l’annexe 5.
17
Il faut tenir compte de la ligne éditoriale de Rue89 pour comprendre ces données. Par exemple, la
rubrique « Economie » n’est traditionnellement pas une rubrique très populaire. Rue89 y intègre des
témoignages liés au travail, aux conditions de vie, aux fermetures d’entreprise, et l’article qui a eu la
meilleure audience, un témoignage d’une personne employée par Free pour le lancement de son offre
mobile.
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SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?
supposer que les partages et discussions sont dans ce cas une activité
militante.
Une hypothèse propose de différencier les sujets en mot et les sujets en
ressenti. Réagir à une déclaration politique ou même au sport est finalement
facilité par la mise en mot des politiciens et des sportifs : l’accumulation de
déclaration des acteurs donne des prises à la parole ordinaire. Alors que les
sujets d’investigation nécessitant des compétences, ou les sujets culturels
adressant un ressenti, laissent sans voix le public qui n’a pas les mots pour
réagir autrement qu’en clic. Le like pourrait alors être une expression de soi
avec les contenus d’information, dans la logique du remix expressif, à partir
de contenus plus idéologiques et plus froids.
Mais qui sont-ils ?
En conclusion, revenons sur les observations permises par notre dataset sur la
conversation d’actualité sur Facebook. Rappelons d’abord que le dispositif
de Facebook met en scène les contenus dans des statuts, et fait réagir les
amis dans un cadre d’interactions sociales. L’observation des clics quotidiens
montre qu’il y aurait sur Facebook une combinaison de pratiques
informationnelles, qui introduisent régulièrement dans le réseau social des
sujets, et de pratiques interactionnelles, qui développent ponctuellement des
discussions entre amis en utilisant des informations.
Les sujets d’actualité sont éparpillés sur les différents titres et se renouvellent
trop rapidement pour pouvoir former un public cérémoniel. Mais certains
évènements permettent de resynchroniser le public, alors que d’autres risques
de partitionner des publics idéologiques. La discussion sur Facebook est plus
concentrée que la lecture en ligne, puisqu’elle se porte sur un petit nombre
d’articles. Elle se focalise sur des contenus qui permettent au public de se
saisir de l’actualité en mots ou en like. Et elle amène peut-être à l’actualité
des publics différents du public lecteur régulier. La suite de ce travail doit
permettre de s’intéresser aux profils d’activité des internautes, plutôt que de
rester au niveau global des compteurs. Qui sont donc les personnes qui
cliquent sur share, like et comment ?
Cette description de la conversation d’actualité en ligne est menée dans
une approche sociologique, et ne permet pas d’ouvrir la question
économique de la valorisation de l’audience et de l’engagement. Pour les
rédactions, c’est l’occasion de questionner la place des journalistes non pas
seulement comme gatekeeper de l’espace public, mais comme
interlocuteurs des publics ordinaires : le journaliste doit-il discuter avec son
public ?
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SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?
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SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?
Annexe 1 : la circulation des contenus, du web au profil
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11
SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?
Annexe 2 : Mesurer la taille de la conversation sur Facebook en fonction des titres
Titre
Total général
Total 6 Médias
rue89
Lesinrocks
Lemonde
Slate
Lenouvelobs
Liberation
Lefigaro
Leparisien
Atlantico
Agoravox
Lexpress
Lepoint
Francetv
Rtl
Metrofrance
Huffingtonpost
tf1
france24
Franceinfo
Rfi
Lequipe
20min
Parismatch
Purepeople
europe1
Nombre
d'articles
79 951
18 340
810
96
5 134
660
1 686
3 618
3 573
4 545
1 526
1 485
3 149
13 003
2 879
1 128
1 340
687
4 505
1 755
1 760
2 882
4 787
6 652
2 355
1 897
7 873
Total
Share
1 704 384
970 202
105 602
10 870
416 176
37 043
78 793
154 911
121 467
135 003
43 318
37 325
76 604
176 756
35 053
12 378
14 573
7 183
46 942
17 902
16 858
25 980
38 618
51 971
7 974
4 494
15 611
Moy.
Share
21
53
130
113
81
56
47
43
34
30
28
25
24
14
12
11
11
10
10
10
10
9
8
8
3
2
2
Total
Like
2 612 797
1 497 431
164 161
26 377
555 890
57 087
122 901
188 011
218 591
313 691
56 471
35 851
107 025
220 192
50 975
24 468
20 597
9 740
88 438
36 223
30 104
54 187
90 492
60 543
24 790
13 386
19 513
Moy.
Like
33
82
203
275
108
86
73
52
61
69
37
24
34
17
18
22
15
14
20
21
17
19
19
9
11
7
2
Total
Comment
1 773 091
1 043 133
104 277
8 852
385 183
39 263
75 025
130 652
171 037
212 721
41 635
22 857
75 047
164 013
34 778
14 153
10 917
6 472
51 584
26 678
17 381
30 006
50 276
51 826
10 284
4 563
15 802
Moy.
Comment
22
57
129
92
75
59
44
36
48
47
27
15
24
13
12
13
8
9
11
15
10
10
11
8
4
2
2
Note de lecture : en rouge les six médias retenus dans l’étude
12
SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?
Annexe 3 : Volume d’articles publiés par jour, et volumes d’activités produites par les audiences
13
SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?
Annexe 4 : Les articles avec plus de 1000 likes et / ou comments le 29 avril
Titre Article
Sujet
Média
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Comment
VIDEOS. Mort du chanteur Eric Charden, éternel complice de Stone
People
leparisien
1 321
9 412
5 201
Hollande défend l'humanisme et donne rendez-vous à Paris le 6 mai
Eric Fassin : « La politique d’identité nationale a construit une France
blanche »
Présidentielle
liberation
295
8 652
3 065
Société
rue89
1 410
7 894
11 379
DSK invité embarrassant de l'anniversaire de Julien Dray
Politique – DSK
leparisien
430
2 674
2 838
Takieddine a «peu de doute sur l'authenticité» du document de Mediapart
Politique - Affaire
liberation
358
2 645
875
A Toulouse, Sarkozy fait l'apologie de la nation et des frontières
Présidentielle
lemonde
147
2 621
4 468
Nantes : une étudiante activement recherchée
Fait-divers
lefigaro
172
2 332
1 276
Sarkozy balaie les «infamies» de Mediapart, une «officine de gauche»
Politique – Affaire
liberation
161
2 215
1 819
Au Stade de France, j’avais l’air d’un con, mais d’un con quevillais
Sport
rue89
29
1 883
883
Décès de Roland Moreno, l'inventeur de la carte à puce
People
leparisien
404
1 826
2 342
Éric Charden, du duo Stone et Charden, est décédé
People
lefigaro
203
1 719
1 738
Décès de Roland Moreno, l'inventeur de la carte à puce
People
liberation
99
1 461
742
Semaine des lecteurs – Bref, la fin du rêve
Société
lemonde
312
1 410
938
Pataquès à l'anniversaire de Julien Dray : visite surprise de DSK
Politique – DSK
lemonde
276
1 172
1 644
Michel Gondry tourne « L’Ecume des jours » avec des voitures mutantes
Divertissement
rue89
197
1 133
346
Mort du chanteur Eric Charden
People
lemonde
218
1 062
1 808
Le chanteur Eric Charden est mort
People
lefigaro
262
911
1 032
Décès du chanteur Eric Charden
Financement de Sarkozy par Kadhafi : le signataire présumé de la note
dément
People
liberation
142
481
1 585
Politique – Affaire
leparisien
223
445
1 371
La fête de Julien Dray avec DSK crée la polémique
Politique - DSK
liberation
114
429
1 545
14
SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?
Par sujet :
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Comment
Décès de Eric Charden
2 146
13 585
11 364
Présidentielle
442
11 273
7 533
Politique – DSK
820
4 275
6 027
Politique – Affaire
742
5 305
4 065
15
SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?
Annexe 5 : Courbes de Lorentz et coefficients de Gini des audiences, share, like et comment des articles de Rue89
Note de lecture : pour chaque article x, est représentée en ordonné sa contribution à l’audience (resp. share, like, comment) total du corpus. Il y a donc
quelques articles qui collectent beaucoup d’audience (resp. share, like, comment), et de nombreux articles qui collectent peu d’audience (resp. share, like,
comment).
Annexe 5b : Courbes de Lorentz de l’audience des articles de Rue89 et en miroir l’activité sur Facbook en share, like, et comment
Note de lecture : pour chaque article, est représenté en ordonnée positive sa contribution à l’audience, et en ordonnée négative sa contribution au share
(resp. like, comment). Les articles de moyenne audience peuvent avoir des bonnes performances en share et like, moins en comment. L’article avec le plus
d’audience est un témoignage sur le lancement de free mobile, avec le plus de share est la vidéo humoristique « l’élection de François Hollande expliquée aux
twaianais », et de plus fort like et comment est l’interview de Eric Fassin sur la politique d’identité nationale.
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SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?
Annexe 6 : Moyenne d’audience et de discussion des articles de Rue89 par rubrique
Rubrique
Nbre URL
Audience
Share moy.
Like moy.
Comment moy.
423
22 252
105
167
102
Politique
29
38 954
186
270
227
Eco
47
31 524
148
191
133
Tech
10
28 795
69
99
54
Société
71
28 463
104
140
112
Planète
34
24 299
213
380
135
Sport
67
19 245
63
135
103
Culture
69
17 919
89
159
77
Média
23
13 534
43
56
40
International
73
11 869
73
118
56
382
28 637
134
250
166
Total
Hors total
Presidentielle
Note de lecture : en rouge apparaissent les rubriques ayant des performances supérieures à la moyenne du corpus de données.
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SMC Research Awards – Irène Bastard – Est-ce que Facebook discute de l’actualité ?