dossier pedagogique en attendant godot s. beckett i

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dossier pedagogique en attendant godot s. beckett i
DOSSIER PEDAGOGIQUE
EN ATTENDANT GODOT
S. BECKETT
DOSSIER REALISE PAR JEROME ANDRE, PROFESSEUR-RELAIS DAAC
SOMMAIRE
I - LE THEATRE DE L'ABSURDE
II - RECEPTION DE LA PIECE ET PAROLES DE METTEURS EN SCENE
III - LES GRANDS THEMES DE LA PIECE
IV - DIVERSES APPROCHES INTERPRETATIVES DE LA PIECE
V - DIVERSES MISES EN SCENE DE LA PIECE
VI - SITOGRAPHIE
I - LE THEATRE DE L'ABSURDE
A - Définition
Si le théâtre de l'absurde se fonde sur la vision pessimiste de la condition humaine
que développe la philosophie existentielle, elle en rejette les issues positives comme
l’engagement politique de Sartre ou l’humanisme de Camus. L'expression "théâtre de
l'absurde", souvent contestée pour cette raison, fait désormais partie de l'histoire
littéraire. Elle a été inventée par un journaliste pour caractériser la création de jeunes
auteurs de la même génération : Samuel BECKETT, Eugène IONESCO et Arthur
ADAMOV dans les années 50. D’autres auteurs sont à rapprocher de ce trio tout en
développant une esthétique personnelle : Boris Vian (farces satiriques), Jean Genet (il
milite pour un théâtre rituel, cruel et source de scandale), Fernando Arrabal (fasciné
par la perversion cruelle, il remet en cause la dictature espagnole avec violence),
Roland Dubillard (théâtre du malentendu, de la communication embrouillée)
L’originalité du théâtre de l’absurde consiste surtout dans l'écriture qui tourne
résolument le dos à la tradition. C'est en effet par la forme même du dialogue et pas
seulement par les idées développées que se manifeste l'insignifiance de la vie
dérisoire de l'homme. La structure des œuvres est souvent cyclique (comme La leçon
ou encore La dernière bande ou répétitive (En attendant Godot), visant à montrer, par
l'absence d'action d'ensemble, le caractère monotone, répétitif et sans issue de notre
vie quotidienne.
Le contenu des répliques est pauvre, et porte souvent sur des gestes ou des
situations d'une grande banalité, démontant les mécanismes de la logique ou de la
mémoire. Les objets les plus quelconques, en revanche, prennent souvent une
importance considérable. Les personnages, souvent clownesques, sont des anti-héros
qui se ressemblent. Le registre, qui mêle le comique grinçant au sens tragique de la
vie, le grotesque au sérieux, vise à ridiculiser les valeurs les mieux établies, les
hiérarchies, la culture établie, les corps constitués (professeurs, bourgeois…), le
progrès : le temps est souvent arrêté ou progresse vers le néant. Aucun progrès ne
semble possible. Les auteurs du théâtre de l’absurde cherchent à remettre en cause
notre confiance dans le langage.
LE THEÂTRE, Martine DAVID, Ed Belin, p.p.55-56
B - Les caractéristiques du théâtre de l'absurde
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Un cadre spatio-temporel non référentiel ou incohérent : monde postapocalyptique et huis-clos dans Fin de partie ; sorte de désert ou de "no man's
land" dans En attendant Godot,…
•
Disparition de l’intrigue : les situations n’évoluent pas, pas d’intrigue dans le
sens « narratif » du terme. La structure est souvent cyclique ou répétitive (deux
actes-journées dans EAG, la même scène initiale jouée par les Martin dans la
Cantatrice chauve, etc.)
En attendant Godot " : le gérondif indique un état et non une action
•
Crise du personnage (présenté comme un pantin qui perd parfois son identité).
Souvent, on ne trouve pas de personnalités marquées. Les êtres peuvent parfois
être proches du clown (ou du personnage de "tramp", clown-clochard), des
personnages du burlesque (Charlot, Buster Keaton, etc.) et sont souvent
inadaptés à leur environnement, en marge de la société, décalés, ou dans des
situations insolites ou incongrues (les parents de Hamm, Nell et Nagg, vivent
dans une poubelle pour Fin de partie, Winnie est à moitié enterrée dans Oh les
beaux jours!)
Ceci est à relier à L'ère du soupçon de Nathalie Sarraute et à la déconstruction
du
personnage, le refus de psychologie dans l'esthétique du Nouveau Roman des
années
50 (cf. Le ravissement de Lol V. Stein de Duras, ou Les Gommes de
Robbe-Grillet)
•
Absence de communication entre les personnages : le langage mis en scène
n’est plus un moyen de communication mais exprime le vide, l’incohérence :
déconstruction du langage, qui ôte toute cohérence à l’intrigue et toute logique
aux propos tenus sur scène. Le langage représente la vie, mais a perdu son
essence visant à dire le monde, dans la mesure où le monde a perdu ses repères
: mort de Dieu selon Nietzsche, de l'homme selon Freud, du langage selon
Ferdinand de Saussure, entre signifiant et signifié.
Dans les dernières scènes de la Cantatrice chauve, on aboutit à des suites de
mots proches phonétiquement, puis des suites de voyelles ou de consonnes.
Extrait de la scène 10 :
M. SMITH : Kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes,
kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes.
Mme SMITH : Quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade,
quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade.
M. MARTIN : Quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle
cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades,
quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de
cacades
•
La désorganisation du langage se manifeste par :
-
Les incohérences logiques (le théâtre moderne se moque du principe de
non-contradiction)
Les distorsions du lexique et de la syntaxe : phrases fragmentées,
vocabulaire insolite…
La subversion des lieux communs et de la conversation bourgeoise
Les dysfonctionnements du dialogue, dont la dimension interactive tourne à
vide ou disparaît
L’importance des monologues (qui soulignent la solitude de l’individu), voire
du silence (dans Acte sans paroles, Beckett finit par mettre en scène des
personnages muets)
Extrait du monologue de Lucky, ou la vacuité du langage, tournant à vide
LUCKY (débit monotone). – Étant donné l’existence telle qu’elle jaillit des récents
travaux publics de Poinçon et Wattmann d’un Dieu personnel quaquaquaqua à barbe
blanche quaqua hors du temps de l’étendue qui du haut de sa divine apathie sa divine
athambie sa divine aphasie nous aime bien à quelques exceptions près on ne sait
pourquoi mais ça viendra et souffre à l’instar de la divine Miranda avec ceux qui sont
on ne sait pourquoi mais on a le temps dans le tourment dans les feux dont les feux
les flammes pour peu que ça dure encore un peu et qui peut en douter mettront à la
fin le feu aux poutres assavoir porteront l’enfer aux nues si bleues par moments encore
aujourd’hui et calmes si calmes d’un calme qui pour être intermittent n’en est pas moins
le bienvenu mais n’anticipons pas et attendu d’autre part qu’à la suite des recherches
inachevées n’anticipons pas des recherches inachevées mais néanmoins couronnées
par l’Acacacacadémie d’Anthropopopométrie de Berne-en-Bresse de Testu et Conard
il est établi sans autre possibilité d’erreur que celle afférente aux calculs humains qu’à
la suite des recherches inachevées inachevées de Testu et Conard il est établi tabli
tabli ce qui suit qui suit qui suit[…]
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Importance des didascalies dans le texte écrit : nombreux moments où le
théâtre n’est plus parole, mais gestes et attitudes.
Chez Beckett, de nombreuse didascalies viennent rendre compte du temps
long qui passe (cf. le début de Fin de partie, avec la scansion presque musicale
de la didascalie "un temps")
Le langage théâtral est un langage total et « tout est langage au théâtre »
(Ionesco). Les didascalies peuvent même acquérir une valeur littéraire
propre : elles témoignent d’un véritable travail d’écriture
Extrait 1 :
VLADIMIR. – Oui, c’est la nuit.
ESTRAGON. – Et si on le laissait tomber ? (Un temps.) Si on le laissait tomber ?
VLADIMIR. – Il nous punirait. (Silence. Il regarde l’arbre.) Seul l’arbre vit.
ESTRAGON, regardant l’arbre. – Qu’est-ce que c’est ?
VLADIMIR. – C’est l’arbre.
ESTRAGON. – Non mais quel genre ?
VLADIMIR. – Je ne sais pas. Un saule.
ESTRAGON. – Viens voir. (Il entraîne Vladimir vers l’arbre. Ils s’immobilisent devant.
Silence.)
Et si on se pendait ?
VLADIMIR. – Avec quoi ?
Extrait 2 : (la scène des chapeaux, très longue indication scénique)
Estragon prend le chapeau de Vladimir. Vladmir ajuste des deux mains le
chapeau de Lucky. Estragon met le chapeau de Vladimir à la place du sien
qu’il tend à Vladimir. Vladimir prend le chapeau d’Estragon. Estragon
ajuste des deux mains le chapeau de Vladimir. Vladimir met le chapeau
d’Estragon à la place de celui de Lucky qu’il tend à Estragon. [...]
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Mise en scène renouvelée face à de tels textes :
La majorité de ces pièces de théâtre ne possèdent ni acte ni scène, ou du
moins, cassent le schéma traditionnel (deux actes sans scènes dans EAG, Un
seul acte en 11 scènes dans la Cantatrice chauve)
Importance accordée aux gestes et attitudes des personnages, dans l'esprit
du théâtre extrême-oriental redécouvert par Antonin Artaud ;
Souci du détail dû à la volonté de créer un spectacle total (utilisation de mime,
de clown, d’un maximum d’éléments visuels, soucis du détail dans la mise en
scène, jeux de lumières, de sons). Le décor devient un personnage ou revêt
une portée symbolique ou dramatique : huis-clos, un arbre dans EAG, les
chaises dans la pièce du même nom d'Ionesco
Au théâtre, "il est non seulement permis, mais recommandé de faire jouer les
accessoires, faire vivre les objets, animer les décors, concrétiser les
symboles", disait Ionesco dans Notes et Contrenotes.
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Aspect tragique : solitude, souffrance, absurdité de la condition humaine. La
scène se déroule souvent dans un climat de catastrophe mais le comique s’y
mêle : caractère absurde. On retrouve la vision shakespearienne qui considère
que comique et tragique coexistent dans l'existence, et qu'un ton unique n'est
guère de mise, ce que reprend également le drame romantique (alliance des
contraires : grotesque/ bouffon, dérisoire/ sublime, comique/ tragique)
L’absurde selon Beckett ou Ionesco n’aboutit toutefois pas à un engagement,
politique ou autre (comme chez Sartre), ni à la révolte ou la solidarité (comme
chez Camus). Personnages et situations du théâtre de l’absurde semblent
plutôt s’immobiliser dans un tragique total. Selon, certains, la dénomination du
"théâtre de dérision" vise également à casser toutes les valeurs et tous les
repères de ce qui constitue la période de l'après-guerre : échec de la
civilisation, remise en cause de la culture comme moyen d'éduquer l'homme,
constat lucide et pessimiste sur la condition humaine.
C - Récapitulatif synthétique des caractéristiques du théâtre de l'absurde
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Refus du réalisme, des personnages et de l'intrigue
Lieu de l'action indéterminé
Traitement absurde du temps ou disparition pure et simple
Volonté de créer un spectacle total – Prédominance de la mise en scène
Eléments satiriques visant la société bourgeoise
Climat tragique ou catastrophique “dégonflé” par l'humour et l'absurde des
situations
Le refus du langage comme outil de communication. Le langage comme
représentation du vide, du ridicule et de l'incohérence de l'existence
Représentation de l'absurdité de la condition humaine qui s'achève sur la mort
La mise en scène vue comme une traduction de l'absurde soumis à l'analyse
du spectateur
Théâtre intellectuel qui vise à provoquer une réflexion
Lien avec le théâtre antique en tant que spectacle total et non seulement visuel
ou axé sur les dialogues
D - Un extrait du mythe de Sisyphe d'Albert Camus, 1942
Un monde qu’on peut expliquer même avec de mauvaises raisons est un monde
familier. Mais au contraire, dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières,
l’homme se sent un étranger. Cet exil est sans recours puisqu’il est privé des souvenirs
d’une partie perdue ou de l’espoir d’une terre promise. Ce divorce entre l’homme et sa
vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité.
E - Quelques citations de En Attendant Godot
Je suis comme ça. Ou j'oublie tout de suite ou je n'oublie jamais.
Voilà l'homme tout entier, s'en prenant à sa chaussure alors que c'est son pied le
coupable.
Alors fous-moi la paix avec tes paysages ! Parle-moi du sous-sol !
En attendant, essayons de converser sans nous exalter, puisque nous sommes
incapables de nous taire.
Nous naissons tous fous. Quelques uns le demeurent.
Selon Jean Anouilh, En attendant Godot est « les Pensées de Pascal jouées par les
Fratellini ».
II - RECEPTION ET DIVERS AVIS portés sur En attendant Godot.
Paroles de metteurs en scène de la pièce
1 - Le premier metteur en scène : Roger Blin
Roger Blin qui le premier, en 1953, a créé En Attendant Godot évoque cette pièce :
Je venais de monter la Sonate des spectres de Strindberg à la Gaîté-Montparnasse
dont j’étais alors devenu à la fois le Gérant et le Directeur (il y a de cela bien plus de
dix ans !), quand j’ai fait la connaissance de Samuel Beckett. Il était venu assister à
mon spectacle, et comme il l’avait trouvé valable, il était revenu à la Gaîté. Ce qui lui
avait plu aussi c’était que la salle était presque vide. Quelques jours après notre
rencontre, il m’envoya le manuscrit de sa pièce, En attendant Godot que je lus, sans
découvrir aussitôt le fond de l’œuvre. C’est plus tard que je m’en suis rendu compte:
cela allait très loin !
Ce qui m’avait passionné, à première lecture, c’était la qualité du dialogue: il n’y avait
pas un mot " littéraire a, ni même une image et c’était profondément Iyrique. Ces
phrases parlées, très courtes, exprimaient un mélange de parodie et de gravité, qui
déchiraient. J’étais sensible, en particulier, à la pudeur de Beckett devant l’émotion de
ses personnages (toute échappée de sensiblerie était stoppée net par une grossièreté
ou par un jeu de mots). Le comique de ses personnages était un comique de cirque.
L’ensemble de l’œuvre me donnait l’impression de l’infini, en ce sens que la pièce
aurait pu se prolonger durant quatre ou cinq actes. Seul élément de progression: les
personnages s’enfoncent toujours un peu plus à chaque acte. J’ai essayé alors
d’exprimer tout cela dans la mise en scène (surtout la pudeur des personnages à la fin
devant leur émotion: de là, un jeu assez sec). J’ai refusé aussi le parti-pris des AngloSaxons qui permet beaucoup trop à mon avis une interprétation évangélique favorisant
l’exégèse chrétienne.
Après la lecture de cette pièce. à l’époque, j’ai proposé à mes associés de la monter
à la Gaîté-Montparnasse. Ils n’ont pas voulu en entendre parler. Ce qui a été
regrettable pour notre théâtre: Beckett nous aurait sauvés momentanément de la
faillite. Quand je me suis adressé, ensuite, à d’autres théâtres, on m’a ri au nez ! Cela
a duré ainsi pendant trois ans ! Un jour, finalement, Georges Neveux, membre de la
commission d’Aide à la Première Pièce, s’est emballé pour Godot; on m’a distribué
une petite somme choisie parmi l’échantillonnage réparti régulièrement entre les
drames historiques, les pièces religieuses et une pseudo Avant-Garde. Grâce à cette
aumône, j’ai monté En attendant Godot au Théâtre de Babylone (aujourd’hui disparu),
chez Jean-Marie Serreau. L’accueil de la presse fut formidable. Mais personne, je tiens
à le dire, n’a fait fortune avec cette pièce !
Le spectacle a eu une centaine de représentations, puis, la pièce a été reprise
plusieurs fois à Paris, j’ai présenté Godot à Zurich, en Hollande, en Allemagne. Le
public, les gens simples, surtout, en Allemagne, étaient bouleversés. Pour comprendre
et ressentir Beckett, on ne doit jamais avoir de préjugés à la base: le rationalisme ou
la politique empêchent de communiquer avec cette œuvre.
2 - Beckett et son refus de toute interprétation
Beckett a détesté toutes les études sur sa pièce. Mais il était aussi suffisamment
intelligent pour en dire si peu sur En Attendant Godot que des milliers d'interprétations
en ont fait un immense succès.
Samuel Beckett avait choisi le dépouillement et le minimalisme pour mettre en valeur
la beauté et la puissance de sa pensée. Ses metteurs en scène de théâtre préférés
étaient d’ailleurs ceux qui avaient su s’effacer devant le pouvoir évocateur de ses
textes.
Dans les années 80, bien qu'il n'y ait aucune femme dans la pièce, plusieurs actrices
ont monté En Attendant Godot ce qui a enragé Beckett "les femmes n'ont pas de
prostate!" en effet, Vladimir va ponctuellement pisser pendant la pièce. Ce qui lui
a toutefois plu, c'était la production de la pièce de la part des détenus d'une prison
allemande qui lui avaient écrit que "des bandits, des crapules, des vagabonds, des
fraudeurs, des durs, des faibles, des homosexuels, des fous et des tueurs
se reconnaissaient dans sa pièce".
" Vous me demandez mes idées sur En attendant Godot et en même temps mes idées
sur le théâtre. Je n’ai pas d’idées sur le théâtre. Je n’y connais rien. Je n’y vais pas.
C’est admissible. Ce qui l’est sans doute moins, c’est d’abord, dans ces conditions,
d’écrire une pièce, et ensuite, l’ayant fait, de ne pas avoir d’idées sur elle non plus.
C’est malheureusement mon cas. Je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais même pas,
surtout pas s’il existe. Et je ne sais pas s’ils y croient ou non, les deux qui l’attendent.
Les deux autres qui passent vers la fin de chacun des deux actes, ça doit être pour
rompre la monotonie. Tout ce que j’ai pu savoir, je l’ai montré. Ce n’est pas beaucoup.
Mais ça me suffit, et largement. Je dirai même que je me serais contenté de moins.
Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après
le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt.
Mais ce doit être possible."
Samuel Beckett, Lettre à Michel Polac, janvier 1952.
3 - Présentation de la pièce sur le site théâtre-contemporain.net
"1953 : pièce d’avant-garde. 1956 : pièce bourgeoise. 1961 : spectacle officiel", ainsi
résumait-on la carrière d’En attendant Godot il y a près d’un demi-siècle. Pièce unique
surtout, qui, même cernée, refuse de se rendre : depuis sa création, on l’a qualifiée de
nihiliste, de poétique, d’ennuyeuse, de choquante, d’insolite, de féroce, de
révolutionnaire, et même de classique. On tient toutefois pour sûr que l’action se situe
sur une route indécise, qu’en fait d’action, il ne s’y passe à peu près rien, que deux
pauvres hères nommés Vladimir et Estragon y attendent un certain Godot. Et, qu’en
principe, l’arbre qui se tient là au premier acte est toujours là au second. Pour le reste,
les voies de Samuel Beckett sont impénétrables.
“Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après
le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt.
Mais ce doit être possible”, répondit l’auteur qu’on sommait de s’expliquer. Il faudra
donc chercher ailleurs, en soi, la résolution des mystères de Godot. Sans doute estce pour cela que la première pièce de Samuel Beckett continue de déranger, de
surprendre et d’émouvoir.
Et qu’on continue d’attendre…
4 - Une brève analyse du théâtre de Beckett, par Valentine Bernardeau
" Au XIXème siècle, les poètes de la négation (Rimbaud, Lautréamont) avaient rêvé la
destruction du monde. Des mots arrivaient alors à dire l’insupportable, la haine de l’être
humain, l’avilissement le plus parfait. Et voilà qu’en 1939, ce qui était fantasme devient
réalité. C’est dans cet horizon là qu’il faut voir Beckett: quelque chose est atteint dans
l’espoir, on ne peut même plus rêver la destruction du monde, elle est concrète. Ce
que Beckett raconte, c’est qu’il n’y a plus grand chose à raconter. (…) Le théâtre de
Beckett, c’est un théâtre qui considère qu’on ne peut plus faire du théâtre comme
avant, après Auschwitz et Hiroshima. Qu’est-ce qu’une humanité qui n’a plus
d’espérance? "
5 - Mise en scène tricéphale de Jean Lambert-Wild, Lorenzo Malaguerra et Marcel
Bozonnet avec des comédiens ivoiriens, vers une lecture actuelle de la pièce
(migration, errance et exil)
« Route à la campagne, avec arbre. » Cette indication de décor est sans doute la plus
connue du théâtre du XXe siècle : elle donne son cadre à En attendant Godot, de
Samuel Beckett. Dans la mise en scène de la pièce cosignée par Jean Lambert-Wild,
Lorenzo Malaguerra et Marcel Bozonnet, cet arbre à l’intrigante solitude pourrait être
un arbre à palabres, sur un sol calciné et caillouteux, en Afrique. Les deux hommes
qui vivent à son côté et attendent jour après jour un certain monsieur Godot qui ne
vient jamais, les fameux Vladimir et Estragon, sont joués par deux comédiens ivoiriens,
Fargass Assandé et Michel Bohiri, dont le destin pourrait être celui de deux migrants
qui attendent jour après jour le départ vers un ailleurs espéré.
La mise en scène choisie est l'objet de plusieurs captations et réflexions durant les
répétitions, sorte de work in progress pas à pas. Ci-dessous, quelques réflexions
glanées sur le site de Lambert-Wild (cliquet sur les diverses parties du Carnet de bord)
http://www.lambert-wild.com/fr/spectacle/en-attendant-godot
Préparation de la mise en scène et dernières retouches
https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=BNXpaSzjg0w
Extrait 1 :
En attendant Godot résonne aujourd'hui avec une forme d'évidence. En ces temps de
flux migratoires, où des populations entières cherchent à échapper aux guerres
fratricides, aux famines, à la pauvreté, à l'absence concrète d'une possibilité d'avenir,
ce sont des hommes et des femmes qui accomplissent le chemin mouvementé de
l'exil.
Il en est aussi qui, lors du trajet, s'empêtrent dans des lieux sans identité, pour toute
une série de raisons : attente du passeur, attente d'un visa, attente d'un renvoi, attente
d'une sœur ou d'un fils. Ces situations où le but recherché s'efface devant la nécessité
de rester là nous ramènent au cœur d'En attendant Godot. Vladimir et Estragon
pourraient être ces migrants, collés à une route et sous un arbre, dans l'attente de
quelque chose ou de quelqu'un qui leur est indispensable pour aller ailleurs, vers la
vie rêvée. Des êtres qui, pour rendre supportables l'insupportable, s'inventent des jeux,
des dialogues, des compères, des lunes, des nuits et des jours.
Ainsi, nous avons nous aussi expérimenté durant plusieurs mois l’attente d’un visa
pour Michel Bohiri, l’acteur ivoirien jouant Vladimir, obtenu finalement de haute lutte et
en haut lieu. L’estime portée à cet homme par l’administration consulaire aurait été
vécue comme un fait inacceptable par n’importe lequel d’entre nous. Et pourtant, une
telle attente semble être monnaie courante pour nombre de femmes et d’hommes
africains.
Extrait 2 :
Il n’est pas anodin de savoir que Beckett connaissait l’art du clown sur le bout des
doigts et qu’En attendant Godot est une pièce truffée de références à des numéros
célèbres. Nous avons ainsi visionné tous les films des Marx Brothers, Charlie Chaplin,
Buster Keaton, les fameux « Clowns » de Fellini, les spectacles de Grock, les Russes
de Licedei et les descriptions des premiers augustes et clowns blancs de l’histoire, tels
Footit et Chocolat. Ce travail d’imprégnation préparatoire a été essentiel pour bien
cerner les personnages, leurs façons de bouger et de jouer ; essentiel aussi pour bien
comprendre la pièce, qui est tout sauf un exercice de style sur l’ennui.
https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=G8_NM-4sb-U
6 - Note d'intention du metteur en scène Jean-Pierre Vincent
Ce qui m’a porté à relire, ou plutôt à lire Godot, c’est le sentiment intime, de plus en
plus précis, de l’obsolescence programmée de l’Humanité, de l’intuition
d’une « potentielle fin du monde » qui traverse parfois chacune et chacun d’entre nous.
Quelle anticipation dès 1948, date de l’écriture de la pièce... Ces deux types –
clochards, clowns, philosophes sans Dieu, écho du couple Beckett... perdus dans l’ère
du vide à l’époque même de la reconstruction du monde, rencontrant sur une vieille
route le Maître et l’Esclave, déchets grotesques du « monde d’avant » ! Même pas
tristes, un peu gais parfois, vivants. Ils ne sont pas là parce qu’ils attendent : ils
attendent parce qu’ils sont là... Nous sommes tous là, nous en sommes tous là. Il
devient passionnant de lire cette tragi-comédie avec nos pensées d’aujourd’hui sur
l’état du monde (et du théâtre).
Mais j’aimerais aussi retrouver le moteur d’origine, ce sentiment que Beckett se garde
bien d’exprimer de façon directe : qu’on sort des horreurs et des charniers de 39-45,
et qu’on entre dans l’ère de la fabrication industrielle de l’humain solitaire : et il faut
bien y vivre pourtant... Ce n’est pas du théâtre de l’Absurde, idiote invention ! C’est
l’affirmation fragile d’une résistance dans la débâcle. Évidemment, cette tragédie n’est
pas morose ! L’héritage clairement avoué des burlesques américains traverse l’histoire
de bout en bout : Keaton, Chaplin, Laurel & Hardy... La force comique de Beckett nous
évite de visiter son œuvre comme un musée qui prend la poussière. Godot est une
entreprise de destruction du vieux théâtre bourgeois, de ces scénarios, de son
naturalisme et de ses effets : c’était une provocation, on a envie de retrouver cela
aussi. Mais c’est en même temps un hommage jubilatoire aux lois les plus simples et
les plus anciennes de la scène : coulisses à droite et à gauche, entrées et sorties,
rampe, toilettes au fond du couloir ! Et tout cela se met à jouer ! J’ai parcouru
avidement cette pièce comme une suite formidable de petites scènes très concrètes,
espérantes et désespérantes, frappé par son usage radical du silence, par
l’ambiance « planétaire » qui règne sur ce paysage. Il ne restait plus qu’à choisir
soigneusement mes complices pour ce voyage... Et nous voilà partis...
7 - Un extrait de la Note d'intuition de Laurent Fréchuret
Vivre et inventer
Il est toujours urgent et rassérénant, de faire entendre, de se faire surprendre par
l’actualité et l’éternité d’un chef d’oeuvre. Celui qu’on classait au XXème siècle dans
le Théâtre de l’absurde, me semble une haute entreprise de l’art et de la raison mis en
regard avec l’absurde de notre monde en crise, et du grand marché consumériste qui,
lui, n’attend rien, pour noyer toute tentative de dialogue humain. En attendant Godot
tourne le dos à la diversion, au renoncement, pour aborder joyeusement l’essentiel.
Attendre…Esperar…
L’homme attend quoi ? Peu importe finalement, que ce soit du travail, l’amour, le grand
Jour, un passeport, le Paradis, un repas, la mort, une paire de chaussures. L’homme
a mille raisons d’attendre. Ce qui est troublant – splendide mystère humain – c’est sa
force, sa pulsion de vie, sa capacité à attendre, à espérer, à inventer. Cette énergie –
parfois inquiète et torturée – mais, osons le dire, cette joie de durer.
Les raisons d’attendre, le désir, la folie ou le bonheur d’attendre sont plus intéressants
à définir, à interroger que l’identité de Godot (identité sciemment cryptée par l’auteur
pour déployer ses possibles - « Du reste il existe une rue Godot, un coureur cycliste
appelé Godot ; comme vous voyez les possibilités sont presque infinies » répondit
l’auteur.).
Et nous qu’attendons-nous ? Quel est ce fol espoir qui nous tient debout dans la
catastrophe ?
Je vois dans Godot, en l’attendant, une tentative de définir l’humain – un combat contre
l’absurde, une entreprise délicate et héroïque de civilisation, de civilité. Une œuvre
dramatique existentielle, mais aussi l’oeuvre engagée d’un auteur politique. Des ruines
de l’après guerre aux crises d’aujourd’hui, Godot est la tentative toujours
recommencée de ne jamais renoncer au nom d’humain.
III - LES GRANDS THEMES DE LA PIECE
Les plus fréquents : le temps humain, l'attente, la quotidienneté, la solitude,
l'aliénation, la mort, l'errance, la non-communication, la déchéance… mais l’approche
thématique reste limitée. Il faut voir dans ces thèmes la préoccupation d’une époque
(le Théâtre de l’absurde) après les deux guerres mondiales et l’influence de la
révolution surréaliste en ce qu'elle refuse les conventions et codes bourgeois, visant à
changer le monde et ses représentations
1 - Le salut
Dans le texte il y a beaucoup de références bibliques sur le thème du salut.
Dans le premier acte sont évoqués les deux larrons qui furent crucifiés avec le Christ,
puis on parle de Caïn et Abel. Mais la Bible n’est pas présentée comme un texte qui
donne aux hommes la certitude : au contraire, l’auteur souligne le fait que beaucoup
de contradictions coexistent à l’intérieur de ce texte (par exemple, on sait que l’épisode
des deux larrons n’a pas été raconté par tous les évangélistes). Donc on souligne
toujours l’aspect dramatique de la vie humaine : l’homme n’a pas la certitude de
l’existence d’une vie après la mort, ou d’une punition ou d’une récompense après sa
mort. Avec Nietszche et la mort annoncée, de Dieu, le salut n'est plus de mise, et il
s'agit de vivre ici et maintenant, en trouvant un nouveau sens à sa vie, si c'est possible.
Il serait intéressant de relire l'Etranger de Camus ou la Nausée de Sartre ; de même,
l'œuvre théâtrale des deux philosophes, qu'il s'agisse de Caligula, Les Justes ou Huisclos ("L'enfer, c'est les autres") pose également cette question.
Enfin, l'étude onomastique du fameux nom Godot propose diverses possibilités
d'interprétation, même si Beckett n'en a donné aucune et même s'y refuse " Je n'en
sais rien ! Si je le savais je l'aurais dit".
* Mais pourquoi Vladimir et Estragon attendent-ils Godot? Vladimir dit : "Je suis
curieux de savoir ce qu’il va nous dire" et encore : "Ce soir on se couchera chez lui,
au chaud, au sec, le ventre plain, sur la paille. Ça vaut la peine qu’on attende. Non ?".
Donc, Godot est une personne qui peut changer leur vie pour la rendre meilleure. Mais,
en réalité, les protagonistes n’ont jamais vu Godot et ils peuvent seulement espérer
qu’il arrive et qu’il soit comme ils veulent.
* quelque chose qui mettrait fin à une situation pénible
* on peut penser à Godillot : Chaussure
* God : Le Sauveur ou Dieu (sens le plus retenu pour sa portée métaphysique)
* God + ot , suffixe diminutif, comme Charlot ou Pierrot, avec une nuance plus ou
moins affective ou péjorative
* goder : verbe italien signifiant jouir, se réjouir de, être heureux
2 - Le temps
Un autre thème important est celui du temps. Tous les personnages n'ont aucune idée
de la date précise dans laquelle ils se trouvent. De plus, les deux protagonistes ne
savent pas quand arrivera Godot. Cet aspect souligne le fait que les deux
protagonistes, qui ne font rien toute la journée, ne donnent pas d’importance au temps
qu’ils ont. Le seul événement au cours de ces deux jours (deux actes, deux journées
semblables), outre les passages de Pozzo et Lucky, est l'arrivée du petit garçon qui
vient annoncer que Godot ne viendra pas ce jour-là, mais sîurement le lendemain!
Pozzo (soudain furieux) : Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires
de temps ? C’est insensé ! Quand ! Quand ! Un jour, ça ne vous suffit pas, un jour
pareil aux autres, il est devenu muet, un jour je suis devenu aveugle, un jour nous
deviendrons sourds, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même jour,
le même instant, ça ne vous suffit pas ?
Un extrait d' En attendant Godot
VLADIMIR
Ne perdons pas notre temps en vains discours. Faisons quelque chose, pendant que
l'occasion se présente ! Ce n'est pas tous les jours qu'on a besoin de nous. L'appel
que nous venons d'entendre, c'est plutôt à l'humanité tout entière qu'il s'adresse. Mais
à cet endroit, en ce moment, l'humanité c'est nous, que ça nous plaise ou non.
Profitons-en, avant qu'il soit trop tard. Qu'en dis-tu ? Il est vrai qu'en pesant, les bras
croisés, le pour et le contre, nous faisons honneur à notre condition. Mais la question
n'est-pas là. Que faisons-nous ici, voilà ce qu'il faut se demander. Nous avons la
chance de le savoir. Oui, dans cette immense confusion, une seule chose est claire :
nous attendons que Godot vienne.
ESTRAGON
C'est vrai.
VLADIMIR
Ou que la nuit tombe. Nous sommes au rendez-vous, un point c'est tout. Nous ne
sommes pas des saints, mais nous sommes au rendez-vous. Combien de gens
peuvent en dire autant ?
ESTRAGON
Des masses.
VLADIMIR
Tu crois ?
ESTRAGON
Je ne sais pas.
VLADIMIR
C'est possible.
POZZO
Au secours !
VLADIMIR
Ce qui est certain, c'est que le temps est long, dans ces conditions, et nous pousse
à le meubler d'agissements qui, comment dire, qui peuvent à première vue paraître
raisonnables, mais dont nous avons l'habitude. Tu me diras que c'est pour empêcher
notre raison de sombrer. C'est une affaire entendue.
ESTRAGON
Nous naissons tous fous. Quelques uns le demeurent.
POZZO
Au secours, je vous donnerai de l'argent !
ESTRAGON
Combien ?
POZZO
Cent francs.
ESTRAGON
Ce n'est pas assez.
3 - Dénuement, pauvreté, marginalité
Vladimir et Estragon, les deux protagonistes semblent être des clochards ou des
marginaux, ne vivant avec presque rien. Ils sont sans activités reconnues, à part
s'occuper de leurs vêtements (les chaussures) ou leurs besoins essentiels (manger,
uriner, …). Leurs désirs se portent sur des désirs simples et immédiats, par exemple
l'espoir que Godot leur donnera un bon repas. Qu'il se nourrisse de carottes ou de
navets, qu'il se jette sur les os de Pozzo et se mette à les ronger traduit leur vie
précaire. Sont-ce des clochards célestes, comme on le trouvait parfois dans l'Antiquité
grecque (Philémon et Baucis)? Sont-ils les émissaires divins ou tout simplement des
hommes, qui essaient au mieux d'être des humains?
4 - le langage et la forme
a. Un langage nu.
La recherche du vide, du « rien » devient une forme poétique pour exprimer la
condition humaine. La « viduité » (état de veuvage), l’abandon (personnages errants,
semi-clochards), la clôture prennent une forme poétique et théâtrale (voir
l’enfermement constant des espaces associés à la limitation des gestuelles des
comédiens). La répétition est un autre motif de clôture : chaque être humain est voué
à répéter inlassablement le même « cinéma », le même « cirque » existentiel, mais il
reste une petite fenêtre (très souvent à lointain, qu'on atteint avec une échelle comme
dans Fin de partie) et la parole parlante, « qui se parle à elle-même ».
b. Une parole en acte
Beckett épuise la forme du dialogue, et Vladimir et Estragon se perdent dans le flux
temporel et langagier. Ils parlent pour attendre, dans une forme spéculaire (cf. le
solipsisme : théorie philosophique qui par l'abstraction du monde externe ou des
perceptions qui en proviennent, place l'individu seul devant la seule connaissance de
sa propre existence. La vérité devient ainsi « relative ».). Mais, de cet épuisement du
dialogue naît une parole théâtrale nouvelle : le soliloque. Forme intermédiaire entre le
monologue et le poème, les personnages se parlent à eux-mêmes (voir Oh ! les beaux
jours, le début notamment : « Commence ta journée, Winnie »)
c. Une partition – clôture du texte théâtral
L'intérêt de Beckett pour la poésie a travaillé profondément son écriture. Il lisait très
souvent des poèmes à voix haute, avec ses proches et la recherche d’une musicalité
est constante dans ses pièces (et ses romans aussi, sur un autre mode). Cette
rythmique du texte Beckettien est signalée par les didascalies surabondantes. Il est
curieux de noter que la recherche du « vide » se traduit par une extrême précision des
temps de parole (« Un temps », « un très long temps »…) comme si Beckett souhaitait
quadriller, encadrer le travail du comédien et l’impliquer dans sa partition (les
déplacements et gestuelles sont également notés). D’ailleurs, il faut pouvoir ressentir
cette clôture pour trouver ses marques dans l’interprétation. (Beckett d’ailleurs était
très sévère concernant les mises en scène de ses textes. Il voulait avoir un regard sur
ce qu’on faisait de son œuvre !). Les intentions de jeux doivent ne venir qu’en
soustraction, quand tout a été limité, il doit ne rester que l’essentiel.
Un extrait de BING, qui montre cette simplification du texte et cette rythmique
particulière :
"Corps nu blanc fixe hop fixe ailleurs. Traces fouillis signes sans sens gris pâle presque
blanc. Corps nu blanc fixe invisible blanc sur blanc. Seuls les yeux à peine bleu pâle
presque blanc…"
IV - DIVERSES APPROCHES INTERPRETATIVES DE LA PIECE
1 - Une pièce du non-sens, de l'absurde?
On pourrait facilement répondre à cela en disant qu'il n'y a pas de sens justement
parce ce que tout est absurde. La démarche même qui consiste à se demander
pourquoi c'est absurde est absurde, puisque tout est fait pour montrer que l'homme
n'a pas les moyens d'y répondre et que son désespoir vient du fait qu'il se pose des
questions sur le pourquoi des choses.
Le propre de l'absurdité c'est de ne pouvoir être explicable. L'absurde, c'est
l'incompréhensible.
Dès le lever de rideau, la clé est donnée au travers de répliques récurrentes: "Rien à
faire" (qui revient comme un leitmotiv entêtant), "Rien à voir" "C'est la vie", parfois
proche de Jarry ou des néologismes : "On est dans la merdecluse ".
Bref, il y a quelque chose d'absurde dans l'existence humaine : attendre Godot c'est
espérer que cela va changer et être pourtant totalement lucide sur le fait que cet espoir
est absurde. La pièce touche tous ceux qui partagent cette impression de fond sur le
sens de la vie.
2- Une pièce existentialiste?
Plusieurs idées caractéristiques de ce système philosophique s'y retrouvent :
a - Plus on pense plus il faut penser. Plus je sais, plus je sais que je ne sais pas. Cercle
vicieux tragique qui tourne au délire, au ridicule. De plus la pensée s'exerce souvent
sur des problèmes personnels, annexes, sans rapport avec le fond des problèmes,
avec des mots creux, mal définis : " c'est ça, contredisons-nous" ; "jouons à penser";
"ce qui est terrible c'est d'avoir pensé "
Autre citation extraite des Textes pour rien: "Le tort que j'ai eu c'est de vouloir penser"
De manière burlesque, Vladimir met son chapeau pour penser.
b - La situation de l'homme est absurde parce qu'il ne vit pas dans le présent, dans le
ici et maintenant, il projette sans cesse son avenir, il attend, il voit la vie de manière
processive et de ce fait il se quitte lui-même. Lucky répète d'ailleurs la phrase suivante
: "n'anticipons pas"
c - Il y a une rupture entre le vouloir et l'acte : "on s'en va " répète Estragon, mais il ne
part pas. Même l'acte essentiel qu'est notre naissance échappe à notre vouloir.
d - Naître c'est mourir (cf. "elles accouchent à cheval sur une tombe"). Il faut donc
attendre la mort pour être délivré de la vie.
e - L'existence est monotone, répétitive, elle donne la nausée, le spleen, conduit à
l'indifférence du ceci égale cela ou à l'àquoibonisme. (Thème de l'Etranger) :"rien à
faire " ; "On trouve toujours quelque chose, hein Didi, pour se donner l'impression
d'exister "; " Rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s'en va, c'est terrible"
f - On n'est pas quelqu'un, on joue à l'être : c'est le grand principe de L'être et le néant.
3 - Du théâtre de dérision?
La dérision consiste à tourner en ridicule pour l'exorciser un sujet grave.
Ici c'est la condition de l'homme qui est tournée en dérision.
Gogo et Didi sont nos représentations : "l'humanité c'est nous". Ce qu'on voit, ce qu'on
entend est une parodie de notre vie. Chacun a son problème : "Lui pue de la bouche,
moi des pieds". Ils sont indigents, des SDF, des marginaux, des clowns. Ils perdent
leur pantalon, mais "sont des hommes".
Ils ne disent rien d'intelligent, et passent le temps en conversation sur la pluie et le
beau temps, à bâton rompu. Ils sont creux, vivent de façon primaire, tout comme leurs
activités : ils mangent, pissent, flatulent, dorment... et ont des problèmes d'équilibre.
Ils sont à l'affût du moindre divertissement, tout ce qui pourrait les divertir, au sens
pascalien du terme.
Leur existence monotone est traversée de rencontres insatisfaisantes, de quiproquos,
sans cesse renouvelés et jamais reconnus. Ils ont l'espoir ridicule, jamais satisfait, de
jours meilleurs.
Beckett place le spectateur devant sa propre réalité, lui montre le vide de son
existence, son aspect ridicule, dérisoire. Il le met devant l'évidence que, lui aussi,
attend Godot, croit au père Noël "qui a une barbe blanche", au messie... Il attend un
sens à la vie ou un sens à la pièce... Or, il n'y a rien à dire, rien à expliquer : il suffit de
montrer. Les didascalies ont une importance capitale. La pièce ne raconte pas, elle
montre, elle représente. Le génie de Beckett est d'avoir écrit un rôle à jouer plus qu'un
texte de théâtre.
La pièce provoque un rire jaune, un ricanement amer produit par le décalage entre ce
que l'homme espérait obtenir de la vie et ce qu'il en obtient, entre ses rêves et la réalité.
Le rire de dérision est un moyen d'évacuer l'horreur due au tragique de la condition
humaine.
La fatalité, la force transcendantale qui condamne l'homme à sa tragédie est ici interne
: le mal de vivre est inhérent à l'acte même de notre vie.
4 - Une pièce surréaliste?
La pièce hérite du surréalisme une notion de réalité subjective, onirique : "Je me
demande parfois si je ne dors pas encore" et joue avec la logique distordue :"Soyez
long, ce sera moins long"
a) le temps
La notion de Temps est déréglée : soit le temps ne passe pas ("le temps s'est arrêté"),
soit il passe d'un coup ("Le soleil se couche et la lune se lève")
Il n'y a pas de chronologie, de date ou d'époque, donc pas de repère et hier parait un
jour lointain ("ce que nous avons fait hier ? " ; "êtes-vous seulement du siècle?")
Le moment du rendez vous ne semble pas fixé : "Sommes-nous samedi ? Ne seraiton pas plutôt dimanche? Ou lundi ? Ou vendredi?"
Le temps ne correspond pas au temps réel, et en un jour, tout a changé : l'arbre
retrouve des feuilles, Pozzo est devenu aveugle, Lucky muet,
Par conséquent, le temps n'est pas linéaire, et au contraire, il semble pendulaire ou
circulaire. L'acte II est une réplique de l'acte I et sera suivi d'un autre acte I,
indéfiniment.
Le temps est un sujet tabou : "vos histoires de temps, c'est insensé"
En fait on est davantage dans l'intemporel dans le temporel, ce qui rend l'attente
encore plus ridicule.
b) le lieu
Le lieu aussi est une réalité onirique et subjective. Il est désigné de façon dérisoire par
: "le compartiment" " sur un plateau " ou " la Planche", et le seul point de repère du
rendez-vous est un arbre non identifié.
Il correspond plus à une atmosphère, à d'un état d'âme qu'à un lieu réel :"noir, froid " ;
"tout suinte" ; " tu l'as cauchemardé "
C'est un lieu ouvert sur le cosmos. On note la présence d'un ciel, vers lequel Gogo
lève sans cesse les yeux : geste symbolique de l'aveugle?
Il prend ainsi une dimension métaphysique : "la tourbière " peut être une allusion aux
limbes, antichambre du purgatoire.
Il englobe le public : les spectateurs sont parfois pris directement à témoin pour briser
l'illusion théâtrale.
c) les choses
Les objets présents ne sont pas identifiables : par exemple, l'arbre est un "saule", un"
arbuste", "un arbrisseau"
d) les personnages
Ce sont plus des créatures fantasmagoriques dégénérées que des êtres vivants.
Aucune n'est réellement identifiable. L'aspect grotesque pourrait être rapproché des
personnages de Jarry, Ubu-roi, fantoches misérables plus proche du clown…
e) le langage
Le langage est plat, les mots les plus vides deviennent les mots les plus pleins.
L'importance des didascalies prouvent que tout est avant tout gestuel.
4- Une pièce psychanalytique?
L'espoir de rencontrer Godot symbolise l'espoir de retourner dans le ventre de la mère.
Didi et Gogo sont enfantins.
Godot est une perspective de douceur, comme un sein maternel : "Ce soir on couchera
peut-être chez lui, au chaud, au sec, le ventre plein".
Didi et Gogo ont mal :"Il me demande si j'ai mal " ou sont dans le mal-être :"je suis
malheureux". La douleur de vivre est une évidence incontournable. Mais leur
souffrance est-elle réelle ou bien jouent-ils à éprouver, à se créer des situations de
souffrance pour se donner l'illusion d'être ou d'exister?
Beaucoup de détails ont une signification freudienne :
- l'arbre, érigé au centre du plateau, est un symbole phallique. S'accrocher à l'arbre,
c'est retrouver une virilité.
- la fange (merdecluse)
- les regards circulaires de Didi
- le sable que transporte Pozzo
- la corde de Lucky
Par ailleurs, certains critiques ont trouvé des manières Freudiennes (l'ego incomplet,
le plaisir oppressé), mais aussi des pratiques Jungiennes dans le texte, par exemple
les 4 aspects de l'âme : l'ego, l'ombre, la persona et l'anima
5- Une pièce métaphysique?
C'est l'image de la petitesse de l'homme sans Dieu, Didi et Gogo sondent en vain le
silence éternel des espaces infinis.
Pour Pascal cette misère humaine serait gommée par la perspective du Salut, mais
pour Beckett il n'y a pas de Salut.
Les allusions à la métaphysique sont nombreuses : les larrons, la Bible, God,…
6 - Une pièce politique? morale? religieuse?
On a dit que le personnage de Lucky était une allégorie de la guerre froide entre
l'Irlande et la Grande-Bretagne
L'éthique est aussi questionnée alors que des personnages sont battus sans que
quiconque, outre la victime, ne semble s'en soucier.
La mythologie chrétienne est aussi très présente, par exemple les deux larrons en
croix, ou les frères ennemis Abel et Caïn.
V - DIVERSES MISES EN SCENE DE LA PIECE
1 - LE DUO VLADIMIR / ESTRAGON
Vladimir et Estragon sont les deux protagonistes d’une histoire immobile.
Dans leurs différences ils ne font qu’un, ils n’existent pas l’un sans l’autre. Ils souffrent
d’un même mal mais aux symptômes opposés. L’un, Vladimir, a des problèmes de
vessie, l’autre, Estragon, a mal aux pieds ; l’un interroge son chapeau (melon), l’autre
sa chaussure. Ils n’ont rien, ne possèdent rien, leur costume, qui fut, est usé, élimé,
les couleurs en sont passées et portent les traces de combats anciens.
Ils sont tels Dupond et Dupont ou Laurel et Hardy, duos clownesques chers à Beckett.
Leur relation est multiple. Ils sont à la fois père et fils, frères et peut-être même amants.
a - Mise en scène par une troupe hongroise
b - Mise en scène de Joël Jouanneau, avec Philippe Demarle (Estragon) et David
Warrilow (Vladimir), Théâtre des Amandiers, Nanterre, 1991.
c - Mise en scène par Paul Chariéras compagnie La Compagnie (2014)
d - Mise en scène de Jean-Pierre Vincent (2015), avec Gael Kamilindi et FredericLeidgens
e - Mise en scène de Marcel Bozonnet et Cie, 2015
f - Mise en scène de Laurent Fréchuret, 2015
2 -LE DUO POZZO / LUCKY
Pozzo et Lucky, l’autre couple d’inséparables, portent en eux une forme de dégénérescence
avancée, ils sont frappés par un mal, un virus qui les ronge et les précipite vers leur fin. Dans
la deuxième partie Pozzo devient aveugle et impotent. Lucky a perdu ce qui lui restait de parole
: ce n’est plus qu’un corps émacié qui tire au bout de sa corde le « maître » qui a perdu de sa
superbe.
Ces deux là ont une relation dominant / dominé qui s’inverse d’un acte à l’autre. Le maître
Pozzo est si handicapé à l’acte 2, qu’il devient dépendant de son esclave Lucky.
Pozzo a je ne sais quoi de l’ancien monde, un côté vieille France. C’est la figure colonialiste,
le maître, il tient son pouvoir de ce qu’il possède. Il est ventre : mange, bois, fume et jette ses
restes à son animal de compagnie, Lucky. Il est suffisant, veule et d’un humour méchant (W.
C. Fields).
Lucky, c’est l’esclave, la figure keatonienne du personnage dans sa représentation stoïque,
dramatique et bien sûr humoristique. C’est la dimension émacié et sans âge de l’esclavage,
de la déshumanisation, de la soumission et de la révolte silencieuse. A tel point qu’on peut se
demander s’il est encore humain, s’il n’est pas qu’un être hybride, une intelligence artificielle
dont le disque dur est endommagé et à qui on peut faire subir tous les outrages puisqu’il n’a
pas d’âme...
Lucky, c’est aussi l’image christique la plus affirmée. Lucky c’est le Christ. Ou plutôt c’est
Keaton, qui joue Lucky qui joue le Christ.
On s’arrête souvent au monologue de Lucky, mais c’est échapper à la dimension symbolique
du personnage, bien plus révélatrice dans sa corporalité, plus proche de la représentation
qu’en fait Maguy Marin dans May B, ou qu’un acteur de Butô portant les valises de Pozzo, et
toute la tragédie de la condition humaine. »
a - Création d’En attendant Godot au Théâtre Babylone, 1956. Mise en scène et jeu
(Pozzo) Roger BLIN.
b - Mise en scène Philippe Adrien. Théâtre de la tempête, Vladimir : Bruno Putzulu,
Pozzo : Cyril Dubreuil, 1993
c - Mise en scène de Ron OJ Parson, avec des comédiens noirs-américains, Chicago,
2015
d - Mise en scène de Jean-Pierre Vincent (2015)
e - Mise en scène de Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra, Marcel Bozonnet, avec
Fargass Assandé : Estragon, Marcel Bozonnet (en alternance avec Lorenzo Malaguerra
): Pozzo, Michel Bohiri: Vladimir, Jean Lambert-wild : Lucky, 2015
f - Mise en scène de Laurent Fréchuret, Théâtre de l'incendie, 2015
VI - SITOGRAPHIE
Quelques extraits de pièces de Beckett
Not I : texte de Beckett, prononcé par…une bouche seule (10 minutes)
https://www.youtube.com/watch?v=XNti7qCn-kg&feature=player_embedded
Oh les beaux jours! Extrait avec Catherine Frot (2 minutes 06) ; Présentation et brèves
interviews de Catherine Frot et de Marc Paquin (metteur en scène)
https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=AHRdN3y5VA8
Extrait de Fin de partie avec D. Pinon et C. Berling (1'16)
https://www.youtube.com/watch?v=_iYhi1UckdI
En attendant Godot
a - Captation de la pièce
La pièce intégrale, avec Jean-François Balmer et Rufus, dirigée par Beckett lui-même
Partie 1 : https://www.youtube.com/watch?v=dPuX_3LN1A8 (1 heure15)
Partie 2 : https://www.youtube.com/watch?v=QEiwIaRdlWc (1 heure 05)
Le film tiré de la pièce (1 heure 53)
En anglais :
https://www.youtube.com/watch?feature=player_detailpage&v=Wifcyo64n-w
Monologue de Lucky interprété par Roman Polanski et dirigé par Beckett (8'14)
https://www.youtube.com/watch?v=vt6qVfSRkGY
b - A propos de mises en scène
Présentation au Journal télévisé (A2) de la mise en scène de Luc Bondy en 1999 (3'03), avec
Gérard Desarthe (Lucky)
http://www.ina.fr/video/CAB99038486
Présentation de la représentation au festival d'Avignon avec Michel Bouquet, Georges Wilson
et Rufus, dans une mise en scène d'Otomar Krejca, 1979 (6'32)
http://www.ina.fr/video/CAB7901097801
Présentation de la pièce lors du festival d'Avignon, mise en scène d'Alain Timar avec des
comédiens africains (2'18)
http://www.ina.fr/video/CAC95041312
Sur la mise en scène de Laurent Fréchuret
Interview de Laurent Fréchuret sur En attendant Godot (2'48)
https://www.youtube.com/watch?v=_yu5147JF4k
Présentation plus courte de la pièce par L. Fréchuret (1'18)
https://www.youtube.com/watch?v=gH2z8iqXufE
Divers
Un dossier pédagogique élaboré par le théâtre d'Antibes Anthéa contient des documents et
textes très intéressants, et notamment un Abécédaire thématique et dramaturgique du
théâtre de Beckett
http://www.anthea-antibes.fr/pdf/dossier-pedagogique/2014-10-DP-95-en-attendantgodot.pdf

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