La métaphore de l`esthétisme

Transcription

La métaphore de l`esthétisme
www.reseau-asie.com
Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie orientale, centrale, méridionale, péninsulaire et insulaire / Scholars,
Professors and Experts on the North, East, Central and South Asia Areas (Pacific Rim included)
Communication
La métaphore dans l’esthétisme traditionnel japonais
< Metaphor in traditional Japanese aesthetic >
Bruno DESCHENES
Critique musical pour la revue montréalaise La Scena musicale, activité de compositeur (maîtrise en
composition de l’université de Montréal), et de recherche ethnomusicologique sur la musique japonaise
(formation en anthropologie à l’université Mc Gill)
2ème Congrès du Réseau Asie / 2nd Congress of Réseau Asie <Asia Network>
28-29-30 sept. 2005, Paris, France
Centre de Conférences Internationales, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales,
Fondation Maison des Sciences de l’Homme
Thématique / Theme : Arts et littératures / Literature and the Arts
Atelier 36 / Workshop 36 : Correspondances entre les arts et avec les lettres en Asie : le cas de la
métaphore entre musique, calligraphie-peinture et poésie-littérature / Correspondences between
arts and with letters in Asia: the case of metaphor between music, calligraphy-painting and poetryliterature
© 2005 – Bruno DESCHENES
- Protection des documents / All rights reserved
Les utilisateurs du site : http://www.reseau-asie.com s'engagent à respecter les règles de propriété intellectuelle des divers contenus
proposés sur le site (loi n°92.597 du 1er juillet 1992, JO du 3 juillet). En particulier, tous les textes, sons, cartes ou images du 1er
Congrès, sont soumis aux lois du droit d’auteur. Leur utilisation autorisée pour un usage non commercial requiert cependant la mention
des sources complètes et celle du nom et prénom de l'auteur.
The users of the website : http://www.reseau-asie.com are allowed to download and copy the materials of textual and multimedia
information (sound, image, text, etc.) in the Web site, in particular documents of the 1st Congress, for their own personal, noncommercial use, or for classroom use, subject to the condition that any use should be accompanied by an acknowledgement of the
source, citing the uniform resource locator (URL) of the page, name & first name of the authors (Title of the material, © author, URL).
- Responsabilité des auteurs / Responsability of the authors
Les idées et opinions exprimées dans les documents engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.
Any opinions expressed are those of the authors.
Résumé : La langue japonaise est largement influencée par les philosophies bouddhistes et taoïstes
chinoises. Une grande particularité de la langue japonaise, pouvons-nous nous permettre de suggérer,
est qu’elle est « métaphorique ». Généralement, un caractère, ou kanji d’origine chinoise, ne sert point
uniquement de dénomination à un concept, un objet, un lieu, mais plutôt à une notion qui déborde
largement de sa dénomination proprement dite. Un caractère et le concept auquel il réfère sousentendent le contexte dans lequel ceux-ci prennent tout leur sens et dont ils ne peuvent se départir. Le
sens ne peut être autonome, comme cela est concevable en Occident; il doit être situé. L'esthétisme
japonais étant à la base métaphorique, les arts sont avant tout évocateurs. Ce métaphorique est présent
au sein des grandes notions d’esthétisme japonaises, dont, par exemple, wabi-sabi 侘寂, principe utilisé
en poésie, dans la cérémonie du thé ou en architecture, ma 間 utilisé en architecture et en musique, ou
encore naru 成る en musique, et diverses autres notions. Notre propos montrera comment ces notions
débordent de la simple dénomination pour faire référence à un contexte esthétique et culturel beaucoup
plus large.
Mots-clés : bouddhisme, contexte psychoculturel, esthétisme, jo-ha-kyu, kokoro, matrice contextuelle,
métaphore, phénoménologie, shibui, taoïsme, transaction métaphorique.
« Metaphor in Traditional Japanese Aesthetic »
Abstract: It is common knowledge that the Japanese language is largely influenced by Chinese Buddhism
and Taoism. A particularity of both languages, it may be suggested, is that they are both “metaphorical”
languages. Most, if not all kanji (the Japanese name for Chinese characters) do not only offer an ordinary
designation to a concept, an object, or a place, as is common in the West, but extends much beyond it. A
character and the concept to which it refers underlie as well a context in which the concept gets its full
meaning. In Japan, this context as it pertains to arts and aesthetic, we would like to suggest, is largely
metaphorical, though it will vary from art form to another. This metaphorical aspect is found among the
main concepts of Japanese aesthetic, such ash, for example, “wabi-sabi,” concept used mainly in poetry,
tea ceremony and architecture, “ma,” used mainly in architecture and music, or “naru,” used in music. We
wish to show how these aesthetic principles extend beyond their single designation to refer to something
which is, of course, aesthetic, but as well philosophical and cultural.
Key-words : bouddhism, psychocultural context, esthetism, jo-ha-kyu, kokoro, contextual matrix,
metaphore, phenomenology, shibui, taoïsm, metaphorical transaction.
日本の伝統音楽とその美学における「隠喩」について
日本語は仏教および道教哲学の影響を広く受けている。日本語の大きな特徴の一つは、その芸
術に見られるように「隠喩的」であることだといえるのではないか。一般的に、ひとつの漢字
はあるひとつの概念、事物などを指し示すだけでなく、そこに「言葉」として表れる以上の意
味を多く含んでいる。ひとつの漢字とそれが表現する概念は、それらが置かれた文脈によって
十分な意味を得るのであり、文脈から独立して存在することはできない。西洋では隠喩は概し
て語義論(あるいは言葉が内包する意味)の枠組みの中でとらえられているが、日本において
は意味は言葉から自動的に出てくるのではない。日本の美学が隠喩的なものに根ざしているこ
とから、日本の芸術もまず第一に想像力を喚起するものとなる。
「隠喩」(または言外に意味をとらえること)は日本の美学の中心をなすもののひとつである。例え
ば日本の詩歌、茶道、建築に基本概念として取り入れられている「わび・さび(侘・寂)」、
建築、音楽に見られる「間」、また音楽に見られる「成る」などの概念にも「隠喩」が存在して
いる。我々の講演では、これらの概念がどのようにその字義通りの意味を超えて、より大きな
美学的・文化的コンテクストに及んでいるかをお話したい。
Atelier XXXVI : Correspondance entre les arts et avec les lettres en Asie : le cas de la métaphore entre musique,
calligraphie-peinture et poésie littérature
« La métaphore dans l’esthétisme musical traditionnel japonais »
Bruno DESCHÊNES - 1
Une grande particularité de la langue japonaise est qu’elle peut être considérée
« métaphorique », surtout en ses principes esthétiques. Généralement, un caractère, ou kanji,
est idéogrammatique et idiomatique; celui-ci ne sert point uniquement de dénomination à un
concept, un objet, un lieu ou autre, mais désigne plutôt une notion qui déborde largement de sa
dénomination proprement dite. Ce caractère et le concept, l’objet ou le lieu auquel il réfère sousentendent implicitement le contexte psychosocial et psychoculturel dans lequel ceux-ci sont
définis et appréhendés. Bien qu’elle puisse être corrélativement définie et exposée hors
contexte, toute notion esthétique est subordonnée et s'imbrique dans ce contexte psychoculturel
et historique qui lui a donné naissance et qui le nourrit. Au Japon, ce contexte est en grande
partie métaphorique (Ricoeur [12]). En Occident la métaphore est un geste généralement
sémantique, poétique et philosophique volontaire, engendré dans le cadre d’un processus
créatif, alors qu’au Japon, la pensée esthétique même semble incarner le métaphorique
tacitement, le contexte esthétique et psychoculturel japonais en est incitateur.
Le métaphorique imbibe ainsi les grandes notions d’esthétisme japonaises, dont wabi-sabi 侘寂,
grand principe utilisé principalement en poésie et dans la cérémonie du thé, ma 間 utilisé surtout
en architecture mais aussi en musique, ou encore naru 成る et jo-ha-kyū 序 破 急 utilisés en
musique et dans les arts de la scène, et d’autres notions plus générales tels kokoro 心 et shibui
渋い. Nous allons tenter de montrer comment ces notions dans leur attribution débordent de la
simple dénomination pour faire référence à un contexte beaucoup plus large.
Après avoir rappelé comment Paul Ricœur présente la métaphore, je présenterai quelques-unes
de ces notions esthétiques japonaises, métaphores de l’âme de cette culture, pour ensuite
donner les grandes lignes de cet esprit esthétique métaphorique.
I - La métaphore
Paul Ricœur dans La métaphore vive [12] nous apprend que la métaphore se définit
différemment selon les époques et les auteurs, bien qu’on y retrouve quelques grandes lignes
directrices.
La métaphore est au départ une transposition d’un nom étranger à autre chose et elle est
généralement définie en termes de mouvements. Plus spécifiquement, elle re-décrit la réalité
pour ainsi nous accorder une nouvelle façon de l’appréhender. Elle lie et relie deux pensées
différentes au sein d’une expression. La signification de cette nouvelle expression est la
résultante de leur interaction. « Il ne s’agit donc plus d’un simple déplacement des mots, mais
d’un commerce entre pensées, c’est-à-dire d’une transaction entre contextes » ([12], p. 105). La
métaphore lie des connotations latentes qui dévoilent des propriétés qui ne pourraient être
conçus autrement ([12], p. 126). « Si la métaphore n’ajoute rien à la description du monde, du
moins elle ajoute à nos manières de sentir… » ([12], p. 241).
Il ajoute, par ailleurs, que « … la ressemblance, si elle est pour quelque chose dans la
métaphore, doit être un caractère de l’attribution des prédicats et non de la substitution des
noms. Ce qui fait la nouvelle pertinence, c’est la “proximité” sémantique qui s’établit entre les
termes en dépit de la “distance” » ([12], p. 246). En définitive, Ricœur conclut que le sens
métaphorique est non lexical, qu’il serait plutôt créé par le contexte qui permet ainsi à deux
pensées, parfois en apparence divergentes, d’être mises en interaction métaphorique ([12], p.
239), ou, plus spécifiquement, ce sens est créé par des pensées en transactions contextuelles.
Ici, le mot « contexte » joue un rôle de premier plan. Ce ne sont pas les significations ou les
prédicats de départ qui déterminent la métaphore mais plutôt la mise en place et la gestion d’un
contexte qui permet de les lier ensemble dans un désir, si ce n’est un besoin, de « sentir »
Atelier XXXVI : Correspondance entre les arts et avec les lettres en Asie : le cas de la métaphore entre musique,
calligraphie-peinture et poésie littérature
« La métaphore dans l’esthétisme musical traditionnel japonais »
Bruno DESCHÊNES - 2
autrement le monde. Augustin Berque [3] parlera, en ce sens, de « matrice », si ce n’est d’un
« champ matriciel » où existent ces transactions métaphoriques.
Ce dernier point est d’importance pour le propos que je désire soumettre ici concernant le
métaphorique dans les notions esthétiques des arts traditionnels japonais. Comme nous le
verrons, le fondement de ces notions est justement contextuel, mais un contexte cependant
ostensiblement différent du nôtre.
II - Quelques grandes notions esthétiques
La notion esthétique la plus typiquement japonaise et la plus connue est celle de wabi-sabi 侘寂,
qui provient en fait de deux notions antérieurement distinctes, aujourd’hui intimement liées.
Wabi signifie « goût discret, sobriété » et dénote ce qui est impermanent, imparfait et incomplet.
Ce serait en fait par cette imperfection et cette incomplétude que la beauté de la nature
s’exprime. Le terme est même traduit par « tranquille simplicité », une simplicité toute naturelle
intouchée par les mains de l’homme.
Pour sa part, sabi signifie « rustique » et fait référence au fait que tout dans la nature s’use,
vieillit, change avec le temps, évolue, se détériore, d’où un lien avec wabi et l’imperfection de la
nature. Le terme fait ainsi référence aux cycles naturels de la vie organique, par le fait que rien
ne demeure jamais pareil éternellement. On retrouve ce principe dans la construction de jardins
et en architecture. Un nouveau jardin japonais est volontairement construit incomplet. Il est
conçu de façon à permettre d’être modifié par l’homme pour l’améliorer, mais aussi pour qu’il
subisse les effets de la vieillesse et de l’usure du temps.
Wabi est indicatif d’une indépendance matérielle face à la vie, alors que sabi d’une
indépendance psychologique et spirituelle. Par cette indépendance si typiquement Zen, ne
possédant rien nous avons alors tout. Par Wabi-sabi, l'artiste exprime ce qui est rude, austère,
simple, asymétrique et même primaire, pour rejeter ce qui est abstrait et rationnel. Une œuvre
représente alors la subtilité, l’éphémère, ce qui est caché et hors de la vue, et non ce qui est
rationnellement mis en évidence.
Deux autres principes esthétiques, de moindres importances mais tout aussi omniprésents, sont
shibui 渋い et kokoro 心. Shibui est un qualificatif qui réfère à l’apparence et au caractère des
choses. En Occident, on dira que quelque chose est esthétiquement beau lorsqu’il est de « bon
goût », alors qu’au Japon au dira shibui. Toutefois, une oeuvre d’art est shibui si elle démontre
un sens du wabi-sabi, soit une grande sobriété, une simplicité, une tranquillité, une imprécision
ainsi qu’une harmonie naturelle dans ses formes. Shibui au départ fait référence à ce qui est
austère, discret, retenu et même morne; étymologiquement le mot signifie « astringent ». Une
œuvre d’art sera considérée shibui lorsqu’elle nous touche sensuellement, intérieurement. En
fait, shibui, similairement à wabi-sabi, ne se retrouve pas spécifiquement dans l’œuvre même,
mais plus dans ce qu’elle évoque chez une personne.
Kokoro, pour sa part, se traduit par « cœur ou âme intérieure ». Il est utilisé en référence à l’état
d’âme et à la qualité esthétique de ce qu’exprime l’artiste dans ses oeuvres, que ce soit un
poète, un musicien, un acteur, ou autres. Il indique que l’esprit créatif de cet artiste a
valablement intégré l’esprit Zen du détachement, de l’intériorité, du wabi-sabi.
III - Quelques notions esthétiques en musique
Il existe trois grands principes esthétiques dans les arts de la scène, soit les arts temporels, bien
qu’en retrouvent d’autres dans le théâtre Noh, par exemple. Le temps est une donnée culturelle
fort importante au Japon. Traditionnellement, contrairement à l’Occident, le temps dans la
culture japonaise n’est pas un absolu immuable. Le temps et l’espace sont intimement liés. Le
Atelier XXXVI : Correspondance entre les arts et avec les lettres en Asie : le cas de la métaphore entre musique,
calligraphie-peinture et poésie littérature
« La métaphore dans l’esthétisme musical traditionnel japonais »
Bruno DESCHÊNES - 3
déroulement de tout événement serait intimement dépendant de l’espace et de l’environnement
dans lequel il se déroule, d’où une notion du temps non linéaire et non chronologique. Cette
interpénétration du temps et l’espace façonne l’esthétisme dans tous les arts japonais et surtout
les arts de la scène, et tout forme d’art où le geste ets d’importance (par exemple, la
calligraphie). Le temps est conçu en fonction de l’évolution des choses et des êtres qui naissent
et meurent dans un environnement donné. Il suit les mouvements et l’évolution et
l'impermanence de la nature. Dans les arts, il suit les mouvements et variations d’une phrase
musicale à l’autre, d’un mouvement à l’autre de l’acteur ou du musicien, d’un geste à l’autre du
peintre ou du potier, etc. La temporalité spatiale japonaise est sensuellement incarnée, niant
l’abstrait et l’absolu.
Un premier grand principe en musique est naru 成る, qui signifie « devenir », mais un devenir
non régi par un temps abstrait (Tamba [15]). Tous les événements de la vie s’imbriquent l’un
dans l’autre, processus par lequel un événement découle du précédent pour engendrer celui
qui suivra. Chaque événement possède en quelque sorte sa propre temporalité puisque chacun
est perçu différemment. Le temps japonais est fondamentalement fluide et dynamique ; il ne
peut être fixé, contrôlé ou manipulé. On peut seulement le saisir dans son essence, dans un
espace donné, d’où cette notion d'espace-temps. Cette notion de « devenir » en est une de
créativité. Tel que l’indique Akira Tamba, l’Univers pour les Japonais « n’est gouverné ni par une
divinité ni par des dieux, ni par les hommes, mais par le temps, conçu comme une sorte
d’énergie vitale primordiale qui propulse et accomplit un devenir perpétuel auquel tout est
soumis » ([15], p. 319). Cette notion d’espace-temps est indigène à la culture japonaise et
précède l’arrivée du bouddhisme et du taoïsme chinois.
Une autre notion esthétique en musique est le ma 間. Ce mot cristallise en quelque sorte ce
concept d’espace-temps si typiquement japonais. Sa définition de base est « espace », mais
plus spécifiquement, un espace entre deux phénomènes ayant lieu en même temps. Ma est
principalement utilisé en architecture, en design intérieur (tels les salons de thé), ou encore
dans la construction de jardins. « … le ma n‘impose aucune signification au destinataire; mais
en tant que rapport, il propose un certain sens… » (Bergue [3], p. 258). Le ma réfère aussi à
l’incomplétude, à un vide rempli par ce que ressent le spectateur. La décoration d’une pièce
n’est point symétrique ou même logique, mais faite pour être ressentie selon le ma. Le
décorateur cherche s’attarde aux sensations que chaque élément de cette décoration évoque
chez le visiteur, relativement à la distance entre l’observateur et l’objet observé, à sa position
relative dans la pièce, mais surtout comment cet espace est évocateur de sensations, ce que la
symétrie ne peut créer selon ce principe. L’œuvre est en quelque sorte achevée par ceux qui la
ressentent, d’où sa grande intersubjectivité (Berque [3], p. 259).
Pour le musicien ou l’acteur, il fait référence à « l’espace » expressif entre chaque phrase
musicale, mais tout autant à « l’espace » temporel occupé de la phrase musicale même. Il fait
référence à l’expressivité même de l’artiste, comment il exprime la temporalité de l’œuvre qui est
phénoménologiquement ressentie par l’auditeur.
Un troisième principe esthétique structurel est jo-ha-kyū 序 破 急, qui est apparu vers le VIIIe
siècle avec la venue de la musique de cour, appelée gagaku 雅楽, à l’époque de la dynastie
chinoise des Tang (618-917). Adapté à l’esprit esthétique japonais, il est appliqué à toutes les
autres formes d’art de la scène et même certains jeux et arts martiaux. Ces trois mots, jo-hakyū, se traduisent par introduction, brisé, rapide, signifiant, en termes plus occidentaux,
introduction, développement et dénouement. Ce principe définit la structure d’une pièce de
théâtre, d’un chant, d’une œuvre musicale, d’une phrase musicale, incluant même les
mouvements du calligraphe ou du peintre, les mouvements dans les arts martiaux et la
Atelier XXXVI : Correspondance entre les arts et avec les lettres en Asie : le cas de la métaphore entre musique,
calligraphie-peinture et poésie littérature
« La métaphore dans l’esthétisme musical traditionnel japonais »
Bruno DESCHÊNES - 4
cérémonie du thé, où chacun devient le suivant, dans le sens de naru 成る, mais selon cette
structure tripartite.
Dans les arts japonais, le temps est esthétiquement flexible et élastique au gré des artistes, de
leur expressivité et de l’état intérieur alors évoqué chez l’auditeur. Cet esthétisme se préoccupe
peu des événements et états même de la vie. Il cherche plutôt à exprimer les changements au
cœur de la tranquillité de la vie parmi lesquels on ressent l’écoulement spatio-temporel de ces
événements.
IV - L’esthétisme métaphorique japonais
Kakuzo Okakura ([11]) dans Le livre du thé indique que la pensée Zen, si typiquement
japonaise, est fortement teintée de taoïsme. Pour ce dernier, les mots sont relatifs et toute
définition est (dé)limitative. À cet égard, il cite l’exemple de la cruche de Lao-Tseu [Laozi] pour
qui son utilité ne réside pas dans ce qu’elle est, mais dans le vide intérieur qui rend possible de
la remplir. Ainsi, les mots d’un poème ne doivent pas exprimer explicitement et directement
l’émotion du poète, mais plutôt une ambiguïté de l’émotion qui sera ressentie par le lecteur.
Métaphoriquement, l’artiste fournit la cruche alors que l’esthète la remplit. Le poète évoque et
laisse des images en suspens, incomplètes, indéfinies, et accorde à l’auditeur ou au lecteur un
pouvoir de suggestion : ce dernier remplit lui-même par son imaginaire intérieur ce vide laissé
par l’artiste. Le spectateur doit compenser par un effort de participation « l’insuffisante objective
de l’œuvre d’art » (Berque [3], p. 258).
L’esprit Zen bouddhiste demande de l’artiste une transcendance de son être pour décrire la
réalité telle qu’il la ressent, mais surtout telle qu’elle est, relativement au principe du shinnyo
真如1. Le terme fait référence à la nature ultime des choses. Le mérite artistique se retrouve
ainsi dans l’absence d’intention artistique, qui permet ainsi à l’artiste de s’exprimer par une
grande spontanéité et qui engendre un art ingénu et sans artifice, où la nature des choses est
laissée à elle-même, incomplète, seulement pointée du doigt par l’artiste qui s’efface.
Le Zen bouddhisme est au départ intuitif, rejetant totalement l’intellectualisme qui cherche à
contrôler ce qui est ressenti. L’esprit intellectuel est considérée logique, absolu, manipulateur et
fonctionnel alors que l’esprit Zen est organique, élastique et psychologique, si ce n’est
phénoménologique. Il cherche à ressentir la fugacité de la vie telle qu’elle est. Le corps est le
temple de la connaissance et non l’intellect. Une perception est unique et ne se répètera pas.
On donne ainsi préséance à la perception sur l’intellect.
L’esthétisme japonais est en lien direct avec la vie de tous les jours et la nature. Il est suggestif
et évocateur, allusif et mystique, vague et flou, on dira même parfois « grossier ».
« L’incomplétude appelle la symbolisation » (Bergue [3], p. 268), engendrant de surcroît un
champ métaphorique. Le bouddhisme japonais a un dédain de la symétrie, surtout du fait que la
nature même n’est jamais parfaitement symétrique, la symétrie étant imposée par la
rationalisation de l’homme qui régit alors ce que l’esthète percevra et ressentira, ce que l’artiste
cherche alors à éviter.
L’œuvre d’art, que ce soit un kimono, une calligraphie, une cloche, un jardin, une poupée, un bol
de thé doit être directement intimement ressentie et non observée à distance, comme en
Occident. La beauté du bol de thé est ressentie lorsqu’on le pose à nos lèvres pour y boire du
thé, lorsqu’on le touche, lorsqu’on le frappe avec notre doigt pour entendre sa résonance, et non
lorsqu’on l’observe avec une certaine distance, comme c’est le cas en Occident. L’esthétisme
japonais est multisensoriel et incarnée. La beauté du kimono est dans ce qu’on ressent à le
porter ; la cloche, dans le son qui résonne en nous ; la calligraphie, dans l’imagerie qu’elle
évoque en nous ; de même pour le poème. La beauté du jardin se retrouve dans la sollicitation
temporelle de nos sens alors qu’on se déplace et qu’apparaissent subrepticement les différents
Atelier XXXVI : Correspondance entre les arts et avec les lettres en Asie : le cas de la métaphore entre musique,
calligraphie-peinture et poésie littérature
« La métaphore dans l’esthétisme musical traditionnel japonais »
Bruno DESCHÊNES - 5
arrangements naturels des plantes, des fleurs et les éléments décoratifs, cachés et découverts
lors de nos déplacements et les évocatiosn aue tout cela suscite. Dans le salon de thé, la
calligraphie sollicite spirituellement notre imagination, parfois avec un kanji unique (fort d’un
sous-entendu), l’arrangement floral appuie cette image dans sa référence avec la beauté de la
nature, la simplicité et le vide de la pièce nous incite à une méditation intérieure. Nous
mangeons alors quelques sucreries et savourons le thé dans ce superbe bol fruste ; nous
discutons. Le salon de thé est vide et évocateur, il remplit l’âme par la sollicitation la plus simple
et rustique de nos sens et ce, temporellement. Une méditation non pas uniquement pour l’esprit,
mais multi- si ce n’est plurisensorielle.
Ricœur [12] indique que la métaphore est une transaction entre deux contextes en faisant
surtout référence au prédicat. Dans le cas de l’esthétisme japonais, le contexte en est un au
départ de non-dit, d’ambiguïté, d’allusion, d’évocation, si ce n’est d’allégorie et d’aphorisme, qui
s’établit sur deux plans métaphoriques, d’une part, entre l’artiste et la nature et, d’autre part,
entre l’artiste et l’esthète, non pas un artiste et un esthète uniquement pensant, mais ressentant
une nature en mouvance spatio-temporelle. Nous pouvons même suggérer que l’artiste crée un
contexte par lequel l’esthète complètera la métaphore.
Berque ajoute que la langue japonaise « possède une logique centrée sur le prédicat plutôt que
le sujet » ([3], p. 277). En Occident, le mot désigne, le mot définit, délimite et régit, il existe par
lui-même; on peut le pointer hors contexte, dans un vacuum intellectuel. Au Japon, le mot ne
prend son sens que par un contexte qui l’enveloppe, il doit être en quelque sorte ressenti avant
d’être appréhendé. Le sujet et l’objet se fondent l’un dans l’autre, l’intersubjectivité relationnelle
entre les êtres et les choses a préséance sur la subjectivité individuelle.
Kakuzo Okakura [11] suggère que tous les éléments d’un contexte s'influencent et
s'entrechoquent. Ainsi, le créateur, l'esthète, une culture, une histoire, un mode de pensée, la
nature, un environnement et autres, tous façonnent une façon de ressentir et un style de
percevoir. Selon lui, dans la pensée individualiste occidentale les éléments se côtoient en
parallèle, ne s'influencent pas ; ils sont même en marge et en opposition l'un de l'autre. C’est en
s’attardant au contexte qu’on peut faire ainsi tomber les barrières de cette opposition. Tel que
Maurice Merleau-Ponty le suggère, en référence à la pensée chinoise et indienne, mais
applicable au Japon, les philosophies asiatiques sont évocatrices. On ne peut y distinguer « le
commentaire et le commenté, l’enveloppant et l’enveloppé, le signifiant et le signifié; c’est
pourquoi, chez eux, le concept est tout autant allusion à l’aphorisme que l’aphorisme allusion au
concept » ([10], p. 218).
À l’instar de Kakuzo Okakura, l’anthropologue Michiko Arime [2] indique, entre autres choses,
que la politesse japonaise consiste à penser et agir du point de vue de l’autre et non de soimême, tentant ainsi de se mettre dans la peau de l’autre et de prendre le point de vue de l’autre.
Les rapports humains sont établis sur la base de cette matrice contextuelle qui permet d’établir
et de nourrir ces relations et non sur la base des rapports mêmes. Ce qu’une règle n’exprime
pas ou ne définit pas explicitement, le contexte le déterminera et le modèlera, sans
nécessairement l’exprimer explicitement.
Le non-dit semble avoir préséance sur ce qui se dit ; au point même que le dit est souvent
déterminé par le non-dit même2. Le non-dit concerne les coutumes, les règles et comportements
sociaux, etc., qui créent un contexte à partir duquel chacun participe, mais établit aussi quoi dire
et comment se comporter. Les Japonais accordent une très grande éthique à la communication
non verbale, « elle valorise la réalité sensible » et le champ matriciel qui la constitue (Berque [3],
p. 280). C’est une des raisons, parmi tant d’autres, que l’esprit japonais semble être si difficile à
saisir et à comprendre par les Occidentaux. Il est très facile à un étranger de faire des impairs
culturels. Ce contexte n’étant pas exprimé ouvertement, mais évoqué, l’Occidental s’y perd
Atelier XXXVI : Correspondance entre les arts et avec les lettres en Asie : le cas de la métaphore entre musique,
calligraphie-peinture et poésie littérature
« La métaphore dans l’esthétisme musical traditionnel japonais »
Bruno DESCHÊNES - 6
facilement. Le Japonais n’apprend aucunement ses coutumes intellectuellement, mais ils les
intègrent et les incarnent intuitivement par une intersubjectivité psychoculturelle qui est perçue
et ressentie, une intégration phénoménologique à bien des égards.
Le meilleur proverbe qui décrit l’esprit esthétique japonais est le suivant, proverbe chinois qui
appuie cette pensée typiquement taoïste : « En regardant la fleur, dès qu’on lui donne un nom,
on cesse déjà de la regarder. » La plupart, si ce n’est toutes les notions esthétiques présentées
ici, sont rarement ouvertement discutées. J’ajouterais même que les maîtres et artistes refusent
de les discuter. Par exemple, un maître de musique ne parlera pour ainsi dire jamais de la
notion de ma à un élève. L’apprentissage traditionnel est intuitif, il se fait par la répétition. À
certains égards, ce n’est pas le maître qui enseigne, mais l’élève qui apprend, c’est-à-dire que
c’est l’élève qui doit intégrer intuitivement ce que le maître désire qu’il apprenne. Et les mots
n’aident point à cette forme d’apprentissage. Le ma ne se dit pas, il doit être ressenti. En le
disant, on s’en éloigne et on se préoccupe plus du concept que de ce qui est ressenti et perçu.
Merleau-Ponty indique, en référence à Malraux, que « la perception stylise » ([10], p. 87); un
tableau ne fait pas que représenter, mais présente une façon d’habiter et d’interpréter le monde,
une manière d’être. On ne perçoit pas directement la nature, on la ressent, pour ainsi la styliser.
Le langage n’est pas au service du sens, mais au service de cette manière d’être. Notre
esthétisme occidental hyper intellectualisé accorde préséance au mot sur ce que nous
ressentons. Si la perception stylise, comme le suggère Malraux, selon un esprit japonais
typiquement teinté de bouddhisme et de taoïsme, notre intellectualisme contrôlant et parfois
manipulateur nous éloigne de notre perception et de ce que nous ressentons intimement de l’art
et de la nature, parfois en les niant. En Occident nous ne ressentons pas la fleur mais le mot,
aboutissant en quelque sorte à nier la beauté de la fleur, sans le réaliser, du fait que nous
accordons en quelque sorte une vérité intellectuelle au mot au lieu de la fleur même, ce qui est
manifestement contraire à la pensée japonaise.
Le bouddhisme recherche le détachement de l’esprit abstrait, rationnel et analytique si cher et
fécond à l’esprit occidental. Cet esprit cherche à contrôler, alors que le Zen cherche à en briser
l’emprise, pour que ce soit l’âme de l’artiste qui s’exprime et non son esprit rationnel. Les
célèbres koan japonais (d’origine chinoise), ces questions irrationnelles qu’un bonze donne à
l’apprenti moine en cours de formation, ont justement pour but de forcer le jeune moine à
intégrer l’enseignement Zen au-delà de son esprit analytique. Il n’y a aucun réponse rationnelle
possible à un koan, « quel est le son d’une seule main qui applaudit » par exemple, outre une
réponse intérieure individuelle qu’il n’est nullement besoin d’exprimer abstraitement ou
analytiquement, outre la ressentir et l’exprimer dans tout son être.
Conclusion
Merleau-Ponty suggére que les philosophies orientales ne cherchent pas à « dominer
l’existence », mais à être « le résonateur de notre rapport avec l’être » ([10], p. 226), ce qui
décrit bien l’esprit esthétique japonais, qui cherche à toucher l’être avant que les mots viennent
le teinter, l’encadrer, si ce n’est l’embourber. Et il semble que la métaphore comme transactions
entre contexte et manière de sentir est devenu le moyen de prédilection de la pensée esthétique
japonaise. Qu’y a-t-il avant les mots? Des sensations, la nature, un espace-temps, des images,
un imaginaire intérieur partagée entre artistes et esthètes, dont l’expression semble être
métaphorique à la base pour en minimiser la manipuler par les mots !
Je désire conclure ici avec deux haïku3 du grand poète japonais Bashô (1644-1694) dans lequel
tout est en suspens, pour laisser place à l’imaginaire métaphorique du lecteur. Chacun de ces
Atelier XXXVI : Correspondance entre les arts et avec les lettres en Asie : le cas de la métaphore entre musique,
calligraphie-peinture et poésie littérature
« La métaphore dans l’esthétisme musical traditionnel japonais »
Bruno DESCHÊNES - 7
poèmes exprime une métaphore, tout en évoquant un contexte métaphorique que le lecteur
complète :
Cet automne-ci
Pourquoi donc dois-je vieillir ?
Oiseau dans les nuages
De temps en temps les nuages
Nous reposent
De tant regarder la lune
Bibliographie
[1] Anesaki, Masaharu, Art, Life, and Nature in Japan. Westport : Reenwood Press, 1933.
[2] Arime, Michiko, “Creative Interpretation of the Text and the Japanese Mentality”, in The
Empire of Signs, Semiotic Essays on Japanese Culture. Yoshihiko Ikegami, ed.
Amsterdam/Phildelphia : John Benjamins Publishing Company, 1991. pp. 33-55.
[3] Berque, Augustin, Le sauvage et l’artifice, Les Japonais devant la nature, Paris : Gallimard,
1986.
[4] Holvik, Leonard C, Japanese Music, Another Tradition, Other Sounds, Institute for Education
on Japan, Earlham College, Richmond, Indiana, 1990.
[5] Izutsu, Toshihiko and Toyo, The Theory of Beauty in the Classical Aesthetics of Japan, The
Hague/Boston/London : Martinus Nijhoff Publishers, 1981.
[6] Koren, Leonard, Wabi-sabi for Artists, Designers, Poets & Philosophers, Berkeley : Stone
Bridge Press, 1994.
[7] Malm, William P, Six Hidden Views of Japanese Music, Berkeley : University of California
Press, 1986.
[8] Malm, William P., Traditional Japanese Music and Musical Instruments, Tokyo : Kodansha
International, (1959) 2000.
[9] Matsuoka, Seihoui (sous la direction de), Ma, Space-Time in Japan. New York : CooperHewitt Museum, 1979.
[10] Merleau-Ponty, Maurice, Signes, Paris : Gallimard, 1960.
[11] Okakura, Kakuzo, Le Livre du thé, Paris : Rivages Poche, 2004.
[12] Ricoeur, Paul, La métaphore vive, Paris : Éditions du Seuil, 1975.
[13] Saito, Yuriko, « Japanese Aesthetics », in Encyclopedia of Aesthetics, Michael Kelly, ed.
New York : Oxford University Press, 1998, pp. 545- 553.
[14] Sansom, G.B., Japan, A Short Cultural History, Stanford : Stanford University Press, 1978.
[15] Tamba, Akira, La théorie et l'esthétique musicale japonaises, du 8e à la fin du 19e siècle,
Paris : Publications orientalistes de France, 1988.
[16] Wabi, sabi, suki: the essence of Japanese beauty, Hiroshima : Mazda Motor Corp., 1993.
[17] Yanagi, Soetsu, Tanagi, Soetsu, Yanagi, Muneyoshi, The Unknown Craftsman: A Japanese
Insight
into
Beauty,
New
York
:
Kodansha
America,
1990.
Atelier XXXVI : Correspondance entre les arts et avec les lettres en Asie : le cas de la métaphore entre musique,
calligraphie-peinture et poésie littérature
« La métaphore dans l’esthétisme musical traditionnel japonais »
Bruno DESCHÊNES - 8
1
Originalement « tathatâ » en sanscrit, traduit par « ainsité » en français et « thusness » en anglais.
2
Je n’ai trouvé aucun texte qui faisait état du rôle psychoculturel du non-dit dans la culture japonaise.
Pourtant, la plupart des occidentaux vivant au Japon doivent apprendre à connaître ce non-dit pour ne
pas créer d’impairs de politesse ou de formalité. Le dit est socialement et culturellement calculé. Ce qui
est dit est alors filtré et adapté à l’impact qu’une personne désire atteindre chez l’autre personne, surtout
lorsqu’il s’agit de se conformer à des règles sociales définies ou bien à la norme du groupe. D’où, par
exemple, les principes de honne et de tatemae qui font référence à ce qu’on dit en surface, en apparence,
souvent pour sauver la face, soit honne, et ce qu’on pense vraiment, soit tatemae.
3
Les haïkus sont de courts poèmes typiquement japonais de 17 syllabes (5-7-5) qui représente le plus
parfaitement l’esthétisme japonais du « wabi-sabi », de l’imperfection et du rustique, de l’évocation et de
l’allusion.
Atelier XXXVI : Correspondance entre les arts et avec les lettres en Asie : le cas de la métaphore entre musique,
calligraphie-peinture et poésie littérature
« La métaphore dans l’esthétisme musical traditionnel japonais »
Bruno DESCHÊNES - 9
Atelier XXXVI : Correspondance entre les arts et avec les lettres en Asie : le cas de la métaphore entre musique, calligraphiepeinture et poésie littérature
« La métaphore dans l’esthétisme musical traditionnel japonais »
Bruno DESCHÊNES - 1