ROUMANIE FRANCOPHONIE
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ROUMANIE FRANCOPHONIE
MARGARETA GYURCSIK, ELENA GHIŢĂ, FLORIN OCHIANĂ, MARIA ŢENCHEA _________________________________________ LA ROUMANIE ET LA FRANCOPHONIE 2 SCRIPTORIUM STUDII, ESEURI, MONOGRAFII Serie îngrijită de LUCIAN ALEXIU En couverture: Călin Beloescu, “COMPOSITION” (détail) LA ROUMANIE ET LA FRANCOPHONIE ROMÂNIA ŞI FRANCOFONIA © MARGARETA GYURCSIK, ELENA GHIŢĂ, FLORIN OCHIANĂ, MARIA ŢENCHEA © EDITURA ANTHROPOS, 2000 Bd. Cetăţii 52, sc. A, ap. 40 1900 Timişoara, România [email protected] All rights reserved Toate drepturile asupra acestei ediţii aparţin EDITURII ANTHROPOS Reproducerea parţială sau integrală a textului, pe orice fel de suport tehnic, fără acordul editorului, se pedepseşte conform legii. ISBN 973-99664-8-9 Printed in Romania Ouvrage publié avec le concours du Conseil National pour la Recherche Scientifique dans l’Enseignement Supérieur de Roumanie (C.N.C.S.I.S.) 3 LA ROUMANIE ET LA FRANCOPHONIE par MARGARETA GYURCSIK, ELENA GHIŢĂ, FLORIN OCHIANĂ, MARIA ŢENCHEA ANTHROPOS 4 SOMMAIRE Avant-propos / Les cultures francophones dans le monde contemporain (Margareta Gyurcsik) / Francophonie et francophilie (Elena Ghiţă) / Fin d’un mythe (Margareta Gyurcsik) / * * * Considérations sur quelques thèmes fondamentaux chez Cioran (Florin Ochiană) / Emil Cioran et le refus de la médiocrité (Florin Ochiană) / Eugène Ionesco et l’esprit postmoderne (Margareta Gyurcsik) / Une contribution roumaine au Nouveau Roman (Margareta Gyurcsik) / Tisser – métisser : une image roumaine de la francophonie (Margareta Gyurcsik) / La littérature roumaine d’expression française à travers le projet LIROM (Maria Ţenchea) / 5 Avant-propos En cette fin de siècle et de millénaire, la Roumanie reste le pays le plus francophone de l’Europe Centrale et Orientale, un pays où l’enseignement du français occupe, depuis longtemps, une place privilégiée, et qui a donné à la francophonie du XXe siècle de nombreux écrivains importants tels que Panaït Istrati, Tristan Tzara, Eugène Ionesco, Emil Cioran, etc. Depuis son entrée dans la Francophonie en tant que membre à part entière, lors du Sommet de Maurice, la Roumanie participe à la vie institutionnelle et associative de la Francophonie, s’intégrant dans les programmes et les projets qui visent le développement économique et technique, la modernisation et la démocratisation de la société et de ses institutions, les échanges culturels et scientifiques. Aujourd’hui, la Roumanie se dirige résolument vers la démocratie et l’économie de marché, en vue de son intégration euro-atlantique. Le principal avocat de cette intégration à l'OTAN et à l'Union Européenne a été et continue d’être la France avec son président Jacques Chirac, en raison des relations privilégiées ayant toujours existé entre la Roumanie et la France. La Roumanie participe désormais à la "vision d'avenir" des États et gouvernements qui composent la Francophonie. Ce qui donne sens à l’ensemble, c’est la culture, "forte de chacune de celles qui la constituent, exprimée dans une langue partagée, comme l’affirme Jean-François de Raymond (dans Francophonie et mondialisation : une occasion à saisir, L’année francophone internationale, 1998), tout en soulignant l’idée que "cette entreprise de paix, de développement mutuel et de promotion culturelle est capable d'enthousiasme, de susciter la générosité et d'attirer les compétences. (…) La place et le message de la Francophonie sont essentiels à la mondialisation." Dans ce contexte, le présent ouvrage se propose d’étudier quelques aspects susceptibles de définir la contribution spécifique de la culture roumaine à la Francophonie, tout en montrant, implicitement, de quelle façon les grands écrivains francophones roumains saisissent et expriment "le visage actuel et multiple" de l'espace francophone. LES AUTEURS Timişoara, septembre 2000 6 LES CULTURES FRANCOPHONES DANS LE MONDE CONTEMPORAIN par MARGARETA GYURCSIK "La culture est l’équilibre invisible des choses qui nous habitent, la démocratie l’ordre visible de celles qui nous gouvernent. La culture est une configuration de l’être, la démocratie une organisation de l’existence. L’une nous aide à vivre, l’autre à agir..." (Hélé Béji)1 Une relation paradoxale : culture-démocratie "Assez paradoxalement, il ne fut jamais autant question de dialogue des cultures et de l’égalité entre les cultures qu’à une époque où la plupart de celles-ci sont gravement menacées de marginalisation et où ne cesse de se confirmer la suprématie d’une seule langue internationale et d’un seul modèle socio-culturel"2. En effet, la suprématie de l’anglais et du modèle socio-culturel anglo-américain dans le monde contemporain s’exerce à une époque où prolifère un discours proclamant l’égalité, voire "l’équivalence" des cultures, de même que la nécessité de les faire dialoguer conformément au principe du pluralisme. Les conditions socio-politiques pour réaliser une telle égalité sont, théoriquement au moins, favorables, vu qu’on assiste, à partir des années soixante, au surgissement des sociétés postmodernes qui se définissent en tant que systèmes démocratiques "souples et ouverts" opposés aux systèmes démocratiques modernes, "universalistes-rigoristes"3. Cependant les démocraties post-modernes sont régies ellesmêmes par deux tendances divergentes : d’un côté, la politique de rapprochement des cultures et des individus censée favoriser l’avènement d’une culture transnationale, "aseptisée" et d’une sorte d’"homo mac donaldus"4 parfaitement anonyme ; de l’autre, la volonté d’assurer l’autonomie des cultures et des individus désireux de préserver leur identité et de leur conférer, à elle seule et contre toutes les autres, les lettres de noblesse de l’universalité. La question qui surgit en l’occurrence est de savoir comment on peut faire fonctionner le principe d’égalité des cultures afin d’aboutir au "nivellement démocratique" exigé par ce principe même, tout en évitant la menace d’uniformisation qu’on envisage souvent, à l’heure qu’il est, en termes apocalyptiques. Comment garantir le respect réel des identités culturelles "autres", tant que l’Autre continue à être envisagé comme une menace, un ennemi, un obstacle à franchir ou à éliminer ? Comment faire 7 accepter "l’équivalence des cultures" tant que celle-ci "excite en nous le souci croissant de se distinguer et de s’exalter" ?5 Enfin, comment trouver un remède à la "fièvre identitaire"6 qui risque de transformer le dialogue des cultures en un dialogue de sourds ou, pire même, en un champ de bataille où les cultures se concurrencent et deviennent des cultures rivales au lieu d’être des cultures égales ? L’époque est bien passée où toutes ces questions trouvaient réponse dans les beaux discours sur le dialogue interculturel entre partenaires égaux et où les paradoxes étaient occultés parce qu’on croyait naïvement que le dialogue pouvait offrir une solution généralement valable aux situations conflictuelles et faire fondre les idéologies/les cultures les plus diverses dans un consensus universel. Il est de plus en plus évident que le droit et l’accès universels à la communication ont engendré une nouvelle illusion censée entretenir l’utopie de l’"entente universelle", Il s’agit notamment de l’idée qu’il suffit que tout le monde accède à la parole pour que les inégalités disparaissent dans une "célébration universelle des cultures". Or, on oublie souvent que les dialogues des cultures dissimulent "une part d’intolérance et de narcissisme", vu que "la culture n’est pas toujours l’élan qui nous porte à nous apprécier ; inséparable de notre histoire politique et nationale, elle peut épouser les vertus du plus noble patriotisme comme les vices du plus hideux racisme"7. C’est que la démocratisation et l’universalisation de la culture en cette fin de siècle multiplient, paradoxalement, les revendications particulières et les obsessions narcissiques des identités repliées sur elles-mêmes, sur leurs origines et leurs valeurs. Dans la mesure où elle s’ouvre aux autres et accepte l’idée du pluralisme tout en exaltant ses propres valeurs, l’identité culturelle est, pour citer Albert Memmi, "gain et menace, positivité et négativité"8. Confrontées à ce paradoxe, les sociétés postmodernes tendent à favoriser un certain type de rapports interculturels qui remplacent la concurrence des cultures et leur lutte pour l’hégémonie en un dialogue dont l’enjeu est d’empêcher l’instauration (ou restauration) d’un "mono-pôle" politique, idéologique et culturel. Pour que ce dialogue se produise, il faut que toutes les cultures se sentent menacées par l’hégémonie potentielle d’un seul modèle culturel. Cela revient à refuser la conception de l’"identité culturelle monolithique" apte à imposer son hégémonie au détriment des autres. Si l’on admet que l’identité culturelle n’est pas "simple et immuable" mais, bien au contraire, "relative et changeante, objective et largement subjective"9, on est amené à conclure qu’on doit mettre en question les notions mêmes d’"absolu culturel" et de modèle culturel figé. En effet, la postmodernité met en question le discours autoritaire de la modernité fondé sur l’opposition nette de l’identité et de l’altérité, du Même et de l’Autre, voire sur l’ignorance du statut paradoxal de l’identité culturelle. C’est précisément sur la reconnaissance de ce statut paradoxal que reposent les tentatives actuelles de construire une culture postmoderne véritablement démocratique, "décentrée et hétéroclite"10 qui réconcilie ce que la modernité avait brutalement séparé. Le modèle triadique francophone Dans l’espace francophone, l’hégémonie de la France et le rayonnement de la culture française ont mené à l’instauration des rapports hiérarchiques et tensionnés entre la métropole et ses "périphéries" culturelles. La modernité a aiguisé les conflits et a augmenté la volonté de rupture et d’autonomie des cultures francophones. 8 La situation va changer au moment où le monde contemporain, entré dans sa période postmoderne, va être régi par une "mégatendance" qui va consister à remplacer les relations de type hiérarchique par des relations horizontales, "en réseaux"11. Au point de vue de la francophonie, le remplacement de la structure pyramidale par une structure "en réseaux" équivaut à l’effacement plus ou moins évident de l’opposition traditionnelle entre centre et périphérie culturelle. C’est que chaque culture considérée traditionnellement comme étant périphérique par rapport à la culture française tend à devenir à son tour un centre dont la valeur spécifique soit reconnue comme étant égale à celle des autres centres culturels, y compris la France. Aussi peut-on constater actuellement la multiplication des efforts en vue de créer un nouveau type de communication envisagé en tant que traduction permanente des valeurs propres à une certaine culture dans l’espace des autres cultures selon un modèle non plus hiérarchique, mais syntagmatique. C’est un modèle fondé sur des rapports topologiques-axiologiques qui rendent proches l’un de l’autre les centres culturels, mêmes les plus éloignés. L’évolution des cultures francophones de la modernité vers la postmodernité rend notamment manifeste ce passage d’un modèle culturel de type hiérarchique à un modèle culturel de type syntagmatique. C’est que, pour les cultures francophones, la traversée de la modernité avait représenté essentiellement une expérience de la rupture et de la singularité. Si l’on veut définir la modernité des écrivains francophones et leur volonté d’affirmer leur identité culturelle, on est amené à se servir inévitablement de notions telles : subversion, provocation, déstructuration, déconstruction, rupture, scandale, invention, transformation. Quelques exemples pris au hasard : Boujedra, Farès et d’autres romanciers maghrébins exploitent "l’esthétique de la rupture et de la subversion dans des romans volontairement provocants"12 ; le Martiniquais Xavier Orville fait éclater la structure traditionnelle du récit, de même que l’Ivoirien Jean-Marie Adiaffi ; au Québec, Jacques Poulin écrit des romans-collage en y intégrant des fragments d’une grande diversité (photos, documents authentiques, textes de toute sorte), tandis que les romans de Réjean Ducharme sont de véritables "kaléidoscopes de références culturelles" ; Kateb Yacine et Edouard Glissant écrivent des romans "éclatés", Mohammed Khair-Edine écrit "sous le signe de la rupture et de la virulence", Abdelwahab Meddeb pratique, lui, une écriture "délibérément subversive", etc., etc. C’est qu’au-delà des idéologies qui leur donnent un fondement unitaire au nom de quelques idéal humaniste, social ou national, les littératures francophones participent pleinement à l’enrichissement du modèle culturel de la modernité conçue "quelque définition qu’on adopte [...] comme un divorce et comme une fragmentation"13. Cette expérience scripturale moderne des auteurs francophones rend manifeste leur volonté d’illustrer l’altérité de leurs cultures par un travail transformateur au niveau des idées, des formes et de la langue. La relation tensionnée des poètes noires à la langue française dans les années 1940-1960 n’est pas sans illustrer le principe de la négation créatrice propre à la modernité. Sartre l’aura bien compris lorsqu’il affirma, dans sa préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française publiée par Senghor en 1948 : "... puisque l’oppresseur est présent jusque dans la langue qu’ils parlent, ils parleront cette langue pour la détruire. Le poète européen d’aujourd’hui tente de déshumaniser les mots pour les rendre à la nature ; le héraut noir, lui, va les défranchiser ; il les concassera, rompra leurs associations coutumières, les 9 accouplera par la violence. C’est seulement lorsqu’ils ont dégorgé leur blancheur qu’il les adopte, faisant de cette langue en ruine un superlangage solennel et sacré, la Poésie. [...] Destruction, autodafé du langage, symbolisme magique, ambivalence des concepts, toute la poésie moderne est là, sous son aspect négatif. Mais il ne s’agit pas d’un jeu gratuit. [...]Il s’agit pour le Noir de mourir à la culture blanche pour renaître à l’âme noire, comme le philosophe platonicien meurt à son corps pour renaître à la vérité"14. Sartre a bien raison. En effet, toute la culture moderne est là, avec sa volonté destructrice et ses oppositions tranchantes. Elle est là, dans cette poésie noire — autodafé de la culture et de la langue blanches. Elle est là, dans la blancheur mallarméenne devenue noirceur. Il s’ensuit que la modernité fait fonctionner le dialogue interculturel conformément à une logique identitaire qui favorise soit une identité, soit une altérité unilatérale. Aussi la modernité enferme-t-elle la différence dans les couples binaires : le même et l’Autre, la relation et l’opposition, l’Un et le multiple, organisés selon la logique de la conjonction ou de la disjonction qui hypertrophie ou sous-estime la différence15. Le modèle culturel de la postmodernité tend à remplacer la logique identitaire par une logique contradictoire et paradoxale. La culture postmoderne refuse le choix en faveur de l’un des deux types unilatéraux : la consonance homogénéisante, réductrice des différences et l’hétérogénéité issue des séparations tranchantes entre le même et l’Autre. Elle tâche de créer des "unités complexes", c’est-à-dire de "concevoir ensemble, de façon à la fois complémentaire et antagoniste, les notions de tout et parties, d’un et de divers"16, selon une logique "ouverte, pluridimensionnelle et conflictuelle"17 qui entrecroise de manière inextricable "l’identité et l’altérité, "l’unité et la pluralité", "la répétition et le changement"18. Du coup, unité et multiplicité, invariance et transformation, être et devenir, relation et séparation se retrouvent dans une sorte de "tiers espace" qui est celui de la compatibilité tensionnelle et de la pluralité des options possibles. On pourrait considérer le métissage culturel comme un tel modèle triadique qui abolit l’option sclérosante entre deux modèles unilatéraux. En remplaçant la dyade Blanc-Noir par la triade Blanc-Noir-Métis, à une époque où il fallait bien être Blanc et Noir, Senghor propose un modèle de dialogue interculturel fondé non plus sur l’opposition tranchante ou sur l’accord parfait des deux parties en présence, ou encore sur l’attitude d’inclusion et d’exclusion, mais sur l’ambivalence d’un système souple de relations et d’oppositions qui rend mieux compte des différences, des interdépendances, des tensions et assure, paradoxalement, une liberté plus grande à l’intérieur d’une langue "autre" qu’à l’intérieur de la langue maternelle. Senghor ne s’est pas trompé : le métissage culturel représente le "tiers espace" nécessaire à une époque où toutes les cultures sont en situation de communiquer afin de construire la "civilisation universelle". Aux auteurs contemporains de le confirmer : "dans une intuition particulièrement éclairante, Léopold Sédar Senghor a parlé un jour, pour l’avenir, d’une civilisation du métissage. Je pense comme lui qu’au plan des hommes comme au plan des cultures, l’avenir est au métissage ou qu’il ne sera pas"19. A l’intérieur de la francophonie, le métissage a engendré un processus de dédramatisation progressive de la relation véhémente, douloureuse, négatrice des cultures francophones à la culture et à la langue française. Ainsi, pour le poète haïtien René 10 Depestre la poésie, tout en restant essentiellement travail sur la langue, n’est plus, dans les années 1980, "autodafé du langage", mais "bain parfumé" où guérissent les anciennes blessures et s’accomplit l’identité francophone, par le métissage linguistique et culturel20. Enfin, dans les années 90, des poètes tels le Tunisien Samir Marzouki font de la poésie une "soupe" où l’on retrouve, sous la forme d’une unité contradictoire, le classique et le moderne, la normalité et l’écart, la banalité et le fantastique, le sérieux et le non sérieux, le cérémoniel et le comique21. Si "l’autodafé" des années 1940-1960 était sérieux et dramatique, si "le bain parfumé" de René Depestre était sérieux et cérémoniel, la "soupe" de Marzouki est un autodafé joyeux, un cérémonial comique. Elle est à l’image du monde où nous vivons et où le discours prend souvent une distance ironique pour parler des crises, des insécurités et des catastrophes, sans être moins tensionné pour autant. Ainsi le métissage culturel sous ses diverses formes rend compatibles les contraires en les réunissant dans un "tiers espace" où tout est dit et où tout reste encore à dire. Un Babel francophone Tous les avatars du dialogue interculturel francophone, notamment "l’autodafé" violent des modernes, le "bain parfumé" et revigorant des métis culturels et la "soupe" des postmodernes qui estompe les conflits tout en gardant leur tension, se trouvent réunis dans l’histoire du quartier créole de Texaco racontée par Patrick Chamoiseau et couronnée par un prix Goncourt22. Texaco, c’est avant tout un roman moderne qui renferme les grandes oppositions apparemment insurmontables qui ont marqué la modernité francophone. On y retrouve, dans ce face-à-face conflictuel, la métropole et la colonie, les Blancs oppresseurs et les Nègres oppressés, la tradition et le nouveau, la langue française "adulte, refroidie, raisonnable, pensée, centrée, axée", figée dans son ordre parfait et le créole – langue vivante, foisonnement dans un désordre mouvant. On y retrouve aussi la violence, cette même violence qui fonde la quête d’identité dans le monde moderne : “L’urbain est une violence. La ville s’étale de violence en violence. Ses équilibres sont des violences” (p. 166) ; “... nous nous étions battu avec l’En-ville, non pour le conquérir (lui qui en fait nous gobait), mais pour nous conquérir nous-mêmes dans l’inédit créole qu’il nous fallait nommer – en nous-mêmes pour nous-mêmes – jusqu’à notre pleine autorité" (p. 427). Dans ce contexte, le choix semble devoir se faire entre l’assimilation à l’Autre et la préservation du Même, les deux options étant également violentes. Cependant, l’opposition tranchante et la rupture violente sont intégrées à un modèle ontologique et culturel qui se définit en tant que système ouvert favorisant la diversité et la pluralité. En ce sens, Texaco est l’histoire d’un métissage raconté par une vieille créole qui "mélangeait le créole et le français, le mot vulgaire, le mot précieux, le mot oublié, le mot nouveau... comme si à tout moment elle mobilisait (ou récapitulait) ses langues" (p. 424). A ce niveau où la violence du choix est annulée, Texaco peut être lu comme un roman postmoderne qui propose un modèle paradoxal d’une culture repliée sur elle-même et ouverte aux autres cultures : 11 "Mêlant ces deux langues, rêvant de toutes les langues, la ville créole parle en secret un langage neuf et ne craint plus Babel. La ville créole restitue [...] les souches d’une identité neuve : multilingue, multiraciale, multi-historique, ouverte, sensible à la diversité du monde" (p. 242-243). Ce Babel de langues et de cultures est en fait un polylogue, un échange auquel participent maintes langues et cultures qui s’opposent et se superposent, se figent et se foisonnent, s’ordonnent conformément aux lois de la raison et tourbillonnent au rythme du délire. "La littérature – dit Chamoiseau, et nous pourrions bien remplacer littérature par culture – est une clameur multiple et une" (p. 357). Dans Texaco, la littérature c’est Baudelaire et Aimé Césaire, Rimbaud et Dante, Faulkner et Victor Hugo, Kafka et Apollinaire, Joyce et Lautréamont, Montaigne, Guilgamesh et bien d’autres, réunis non pas dans un tout éclectique mais dans un immense polylogue dont l’enjeu n’est ni de vaincre, ni de s’accorder, mais de donner à chacun la chance de dire simultanément sa différence et son universalité. Pour cela, il ne suffit pas de parler. Il faut savoir écouter. Etre à l’écoute de l’Autre. Avoir la patience d’écouter l’autre parler. Et – pourquoi pas ? – se laisser envoûter par la parole d’autrui. C’est ce que fait le narrateur de Texaco qui écoute parler la vieille créole et se laisse envoûter par "les chants de sa parole" pour mieux se perdre en elle (cf. p. 425). A une époque où la démocratisation de la parole fait que tout le monde parle sans trop se soucier de la parole d’autrui, Chamoiseau envisage un type de communication qui ne repose plus sur l’intolérance de la parole autoritaire mais sur la tolérance qui devrait être celle de l’homme postmoderne et qui consiste à accepter d’écouter "toutes les langues", de se laisser fasciner par elles afin de "se sentir disséminé dans l’infini du monde" (p. 295). L’éternel retour et la "permanence relative" La culture postmoderne est avide, elle aussi, de singularité et de différence, mais elle envisage de les réaliser par la voie de la cohabitation des options les plus diverses, voire par la "coprésence souple des antinomies"23. Si la "tyrannie des identités" rend difficile la réalisation effective de sociétés démocratiques "souples et ouvertes", la littérature, on l’a bien vu, en propose des modèles imaginaires. Elle peut faire plus, notamment démystifier le mythe de l’identité, en illustrant une vérité que l’on connaît depuis Pascal, mais que l’on préfère ignorer : le contraire est semblable en même temps que contraire. Or, si l’on veut, le semblable est contraire en même temps que semblable. C’est ce que nous rappelle Michel Tournier – auteur considéré par maints critiques comme un des créateurs de la fiction postmoderne – en récrivant, dans son récit La fin de Robinson Crusoe, l’histoire/le mythe de Robinson. Tournier imagine un Robinson vieilli, hanté par le désir de retrouver l’île luxuriante où il avait passé sa jeunesse. Parti finalement à la recherche de son île, il ne la retrouve pas. Et pour cause. L’île était toujours là, mais Robinson avait passé plusieurs fois près d’elle sans la reconnaître, car elle avait vieilli, elle aussi. Faute de pouvoir récupérer l’éternelle jeunesse, il ne lui reste qu’à amuser ses compagnons en leur racontant, avec une verve soutenue par l’alcool, les belles histoires du temps jadis. La fin de Robinson imaginée par Michel Tournier a de quoi nous surprendre. Ainsi donc, le voyage de Robinson n’était pas terminé, comme Daniel Defoe nous l’avait fait croire. 12 Génération après génération, nous avons refermé tranquillement le livre du romancier anglais, rassurés de savoir Robinson rentré chez lui et y vivant heureux pour tout le reste de sa vie. Or, Michel Tournier nous fait voir que nous nous sommes trompés et que la fin de Robinson pourrait être autre. Tout cela n’est que trop humain. Et postmoderne aussi. C’est que, englouti dans le présent et le quotidien, Robinson rêve de retrouver telle quelle l’île de sa jeunesse. Il veut répéter telle quelle une expérience vécue, autrement dit abolir le mouvement de l’Histoire et retrouver l’éternité du mythe. Mais l’île-paradis éternisée dans la mémoire n’existe plus : elle est restée elle-même tout en devenant autre. L’île de Robinson, c’est le "tiers espace" où coexistent le mythe et l’Histoire, l’immobilité et le changement, le même et l’Autre. Elle est aussi bien le jardin de Candide, espace symbolique pourvu d’un sens univoque, toujours le même, et notre jardin de tous les jours, tantôt vert, tantôt ravagé et vieilli selon le temps qu’il fait et les saisons qui passent. La fin imaginaire de Robinson signifie la fin d’une grande illusion, notamment celle de la pérennité du même et du semblable, le "retour aux sources", la quête de la permanence et la recherche d’une identité immuable débouchant inévitablement sur la découverte du dissemblable, de l’altérité et de la métamorphose. Doit-on ignorer cette découverte ? Doit-on l’accepter et essayer de s’y adapter ? Le Robinson de Tournier finit par l’accepter, sans renoncer pour autant à l’éternel retour au même endroit magique où il se retrouve tel qu’en lui-même l’éternité le fige/le change. Mais il le fait avec le détachement et l’ironie de l’homme postmoderne. NOTES 1 "Equivalence des cultures et tyrannie des identités", in Esprit, nº 228, janvier 1997, p. 108. 2 Jean-Marc Léger, La francophonie, grand dessein, grande ambiguïté, Nathan, 1987, p. 176. 3 Gilles Lipovetsky, L’être du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Gallimard, Folio, 1983, p. 11. 4 Nous empruntons cette expression à J.-M. Léger, op. cit., p. 175. 5 Hélé Béji, op. cit., p. 110. 6 Cette “poussée de fièvre identitaire dont souffre le monde contemporain constitue l’objet des articles signés par Albert Memmi, Hélé Béji, Salah Stétié, Drazen Katunaric et groupés sous le titre "La fièvre identitaire" dans la revue Esprit, nº 228, janvier 1997. 7 Cf. Hélé Béji, op. cit., p. 112. 8 "Les fluctuations de l’identité culturelle", in Esprit, nº 228, janvier 1997, p. 98. 9 Idem, ibid. 10 Cf. G. Lipovetsky, op. cit., p. 18. 11 Cf. John Naisbitt, Megatrends. Ten new Directions Transforming Our Lives, Warner Books Inc., 1982, 1984. 12 Cf. Littérature francophone. Anthologie (sous la direction de Jean Louis Joubert), Nathan, 1992, p. 300 et 284. 13 Cf. A. Kibedi Varga, "Le récit postmoderne", in Littérature, nº 77, février 1990, p. 4. 14 J.-P. Sartre, Orphée, in Situations, III, Gallimard, 1948. 15 Cf. Jean-Jacques Wunenburger, La raison contradictoire, Albin Michel, 1990, p. 11. 16 Edgar Morin, La méthode, t. 1, La Nature de la Nature, Seuil, “Points”, 1981, p. 105. 13 17 Cf. J.-J. Wunenburger, op. cit., p. 20. Idem, p. 13. 19 Salah Stétié, "L’homme au double pays", in Esprit, nº 228, janvier 1997, p. 140-142. 20 “De temps à autre il est bon et juste de conduire à la rivière la langue française et de lui frotter le corps avec des herbes parfumées qui poussent en amont de mes vertiges d’ancien nègre marron...” (cité apud Littérature francophone. Anthologie, p. 191). 21 Voir en ce sens le poème de Marzouki Je n’est pas un autre paru en 1991 et dont le titre renvoie à la célèbre formule rimbaldienne “Je est un autre”. Le poème (une “soupe pleine de cheveux/chevaux, comme le définit son auteur) exprime d’une manière ludique, typiquement postmoderne, le refus des obsessions identitaires de la modernité. 22 Patrick Chamoiseau, Texaco, Gallimard, 1992. Toutes les citations renvoient à cette édition. 23 Nous empruntons cette expression à Gilles Lipovetsky, op. cit., p. 18. 18 FRANCOPHONIE ET FRANCOPHILIE (3)1 par ELENA GHIŢĂ “Tout ne tient pas au seul idiome. Il y a aussi l’histoire et les institutions.” “A première vue, il paraîtra scandaleux que l’on se refuse à se laisser annexer tout en souhaitant n’être pas exclus.” (Jean Starobinski) “Quand il s’agit de la France et de la Roumanie, il est difficile de séparer le coeur et la raison.” (Nicolae Titulescu) En 1986, pour la première fois, les chefs d’Etat et de gouvernement des pays ayant en commun l’usage du français se réunissent à Paris. En 1991, la Roumanie est invitée au Sommet de Chaillot : statut d’observateur. En 1993, lorsque les chefs des Etats 14 et des gouvernements des pays francophones se réunissent par la cinquième fois à l’Ile Maurice, notre pays devient membre à part entière dans la communauté des pays ayant le français en partage. Les 3 et 4 novembre 1998, Bucarest accueille la deuxième Session de la Conférence ministérielle de la Francophonie. Dans le dernier volume paru sous l’égide du Haut Conseil de la Francophonie2 après le Sommet de Hanoï (novembre 1997), nous trouvons cette précision qu’en Roumanie le français est une langue étrangère privilégiée et qu’il y est un instrument lié à l’enseignement traditionnel. Suivant la même source, la Roumanie est le pays le plus favorable pour le français dans l’Europe Centrale et Orientale avec ses 2.100.000 apprenants et ses 6.000 étudiants dans les départements des études françaises. On y signale également l’implantation des méthodes multimédia d’apprentissage, l’augmentation notable du public consommateur d’activités culturelles francophones, l’existence des publications en français, des projets et des programmes visant la gestion, la décentralisation, le domaine législatif. Notre adhésion à la francophonie soulève des questions : Pourquoi dit-on que la Roumanie est un pays francophone quand on sait que le français n’y a jamais été langue d’administration ? Cela suscite des débats, à tous les niveaux, avec ou sans parti pris. Sans doute y a-t-il des enjeux économiques et politiques qu’il n’est pas à notre portée d’évoquer ici. Il y a parfois aussi des réactions identitaires (amplement expliquées dans la bibliographie concernant les relations interculturelles) surtout lorsque la mondialisation fait ressentir ses effets à travers les institutions et les instruments de la francophonie : “menace” imaginaire contre le pseudo-confort apporté par le respect de la tradition. N’a-t-on pas relevé plus haut que l’apprentissage du français relève de l’enseignement traditionnel ? Alors, à laquelle de nos traditions on pourrait avoir recours pour se protéger des sollicitations du monde actuel ? Une fois, j’ai dit en plaisantant : le français, la langue de mon aliénation, ce à quoi une collègue a répliqué : le français, ma langue d’élection. Aujourd’hui, comme autrefois, le français est l’apanage des milieux cultivés. Les enfants l’apprennent aisément et les professeurs de français jouissent d’une sympathie unanime. Des personnages instruits de l’oligarchie intellectuelle se servent des sources françaises pour être plus informés que les autres. Des hommes et des femmes de lettres, ayant une profession pour le mandarinisme s’isolent dans leur jardin secret ou dans leur rhétorique à résonance française et exercent un indéniable attrait. Le phénomène est depuis quelques années moins frappant. Il est ce néanmoins vrai que le “bonjourisme” du XIXe siècle n’est pas mort. Et utiliser cet admirable instrument qu’est le français pour lui faire dire notre différence s’avère être une entreprise risquée à un moment où l’on s’interroge plus que jamais sur notre identité, à une époque de mutations et de réformes. Quoi qu’il en soit, notre francophonie savante, affective, structurée par l’imaginaire culturel est un fait incontestable, un facteur stimulant dans des moments importants de notre histoire, un catalyseur. Un mécanisme mental et psychique irréductible travaille perpétuellement à récupérer notre romanité perdue et, dans la mesure où celle-ci subsiste dans la langue, à faire assimiler, grâce à la langue, un modèle culturel qui corresponde mieux à un idéal culturel. Au cours de l’histoire, les moments les plus importants de récupération de notre latinité furent les époques de réforme institutionnelle suivant immédiatement à des 15 mouvements de libération de la pensée. Les langues romanes ont remplacé à un moment donné dans cette fonction le latin dont l’Ecole transylvaine (fin du XVIIIe siècle) avait fait un bastion de la pensée délivrée. Un modèle italiénisant lui succéda au XIXe siècle, puis un modèle francophonisant plus fort, plus tenace.3 Mais la “spiritualité du sud-est de l’Europe”, la “mystique d’une tradition autre que celle de l’Occident”, la “symbiose culturelle à composantes extrêmement variées” attirent souvent davantage et notre espace spirituel se dessine. Un courant populaire et un courant réformateur constituaient les deux directions de la philologie roumaine du XIXe siècle. Le courant populaire proclamait l’originalité nationale comme la caractéristique la plus précieuse de la littérature et de la culture, orientant implicitement l’évolution de la langue vers le parler courant, la langue des écrits historiques ou celle des créations anonymes du peuple. De l’autre côté, les réformateurs recommandaient de “purifier” la langue, d’épuiser par dérivation les valences sémantiques des racines latines, de parfaire les régularités, la logique et la symétrie morphologiques ; c’était un courant normatif, préoccupé par l’homogénéité de l’organisme de notre langue4. Nos linguistes du siècle dernier étaient amenés à constater que la langue “se néologisait” et ils regardaient ce phénomène comme une nécessité imposée par la diversification et le développement d’une langue de culture. Le concept de langue de culture fut utilisé et défini à travers d’amples analyses par d’éminents savants. Vers 1900, pour un certain nombre de philologues, c’était “une variante stylistique dirigeable et différente, en son essence même, de la langue populaire.”5 Une voie royale s’offrait ainsi aux emprunts du français. La parenté des deux langues devenait plus évidente. Parler français, dans les couches instruites, devenait une chose de plus en plus aisée. (Nos interlocuteurs français s’étonnent parfois de nous entendre utiliser avec aisance certains mots savants dont le sens pour eux, dans leur langue, reste vague, qu’ils connaissent à peine, étant obligés de consulter le dictionnaire ; c’est que nous les avons en roumain, ces mots, dans une forme à peine modifiée et que parfois, ils y ont fait une riche carrière !) Les deux orientations théoriques mettant en cause le caractère populaire ou au contraire, le caractère savant de la langue roumaine, suivies par les linguistes avec un souci commun de “cultiver la langue”, correspondent à deux pratiques, plus ou moins conscientes, dans l’utilisation du roumain : l’une qui se renferme, l’autre qui s’ouvre à l’influence française et à la traduction en français. Deux attitudes, émotive ou rationnelle, réclamant respectivement deux utilisations différentes de la matière verbale, font distinguer deux registres du langage et deux destinations différentes. La première tendance, poétique, liturgique, archaïsante, évocatrice, restaure depuis des siècles la magie primitive et les valeurs concrètes des mots. La seconde, érudite, savante, d’ordre plutôt rationnel qu’artistique ouvre la voie à ce qu’on considère être notre étonnante francophonie. Un Français, connaisseur subtile du roumain, le premier, croyons-nous, à avoir montré d’une manière explicite les conséquences de notre double attitude face à notre langue pour les rapports inter-linguistiques (emprunts, traductions, influences linguistiques et culturelles). Henri Jacquier6, notre professeur de jadis à l’Université de Cluj, a une fois de plus souligné à sa façon la nature de notre langue, contradictoire, ou faite de traits complémentaires, une nature telle qu’elle rend possibles deux utilisations, 16 deux niveaux ou deux codes dont les matières verbales sont sensiblement différentes. Ou plus différentes qu’il n’en est le cas pour d’autres langues européennes. Ses études révélant une conception originale de la langue et de la traduction se constituent en préface au débat actuel portant sur l’interlinguisme culturel. Le grand romaniste explique notre appartenance à la latinité en remontant au fil des siècles et s’arrêtant aux formes qui attestent la parenté des langues soeurs : le français et le roumain. D’autres savants l’on fait avant lui. Mais ses écrits témoignent d’un sens accru des analogies et des différences. Et c’est à travers son savoir et ses intuitions que l’on comprend en quoi la latinité est la cause première de notre francophilie et en même temps de notre aisance et plaisance dans l’apprentissage du français. Le système grammatical latin qu’il appelle “noyau vital” (car il a une conception organiciste de la langue) en est évidemment un moule, une matrice toute faite. Quant au lexique, Henri Jacquier parle des trois sources : 1) latin patrimonial, 2) slave, 3) emprunts. Nous devons également au linguiste français, cette fameuse distinction entre deux langues : le roumain, langue concrète, le français, langue abstraite : “Ce qui étonne l’observateur étranger, écrivait-il, est le fait que, en même temps le roumain a conservé toutes ses valeurs concrètes ; ayant acquis la force d’expression analytique et abstraite d’une langue comme le français, le roumain a conservé sa puissance primitive d’évocation concrète de la réalité, par quoi il s’approchent de certaines langues à structure plutôt archaïque”. (notre traduction) Examinant les langues dans leur dynamisme, le linguiste ajoute des précisions quant à la nature de l’apport français. Il montre explicitement que les latinismes savants et les néologismes d’origine française ne sont pas sans rapport avec l’acheminement du roumain sur la voie de l’abstraction : “Les néologismes se trouvent, en effet, sur la voie de l’abstraction ; quoiqu’ils s’intègrent progressivement et toujours plus étroitement dans le lexique d’une langue, ils restent encore longtemps avec leur signification unique, originaire et bien définie ou, en tout cas, avec une polysémie réduite. Ils vivent dans une lumière intellectuelle, à l’abri des sollicitations de l’imagination et de l’affectivité, par la probité même de leur définition logique” (notre traduction). C’est ce qui explique pour nous le choix préférentiel qu’on en fait dans un texte informatif, dans une communication où la part de l’affectivité tend à zéro. On ne saurait nier l’existence, chez nous, d’une expérience artistique latinisante et francophonisante propre à certains créateurs dont la démarche est surtout ludique, parfois parodique, parfois d’une gravité insoupçonnée : Mateiu Caragiale, Serban Foartã, etc. Mais il y a aussi la tendance opposée, de refuser comme rebarbatif l’ensemble des emprunts français de date récente et de réagir à des abus incontrôlés en faisant par exemple un cours magistral à l’Université où l’idée claire trouve son chemin dans une langue anciennement consolidée. Ceux qui y parviennent sont aussi, reconnaissons-le, des latinistes de taille ! Il n’y a rien de plus étonnant pour les Roumains que l’étonnement des Français redécouvrant notre francophonie. Car, si au long des siècles nous avons défendu notre latinité, comment aurions-nous pu perdre cet acquis culturel des siècles plus récents qui la confirmait, cette latinité, et qui la ravivait, tout en nous ouvrant les portes non du passé mais de l’avenir, non de l’ancien mais du nouveau, non de l’immobilisme mais de la 17 dynamique dans la vie et dans le savoir. C’est là notre paradoxe : nous remontons les siècles et évoquons, pour définir notre identité une langue morte : le latin ; tandis que les réformes chez nous comportent l’esprit vivant de la latinité. Il est possible que ce paradoxe cache (ou révèle ?) l’existence d’un ou de plusieurs éléments alogènes tout aussi importants et également modélateurs et qui nous est plus malaisé de reconnaître ou de cerner : l’espace du sud-est de l’Europe, le temps du Moyen Age avec ses multiples influences culturelles (dont le christianisme orthodoxe est peut-être fondamental), les massifs emprunts non-latins dans le vocabulaire. Laissons tout cela aux chercheurs qui voudraient bien se pencher, comme jadis notre savant Nicolae Iorga sur les traces de Byzance après Byzance, ou s’occuper du pourcentage des mots d’origine slave, ou encore décrire les coutumes orientales pré-chrétiennes. Tandis que notre histoire nous retient loin de la spiritualité latine et de l’espace francophone, une institution, au moins, nous y maintient depuis un siècle et demi : c’est l’école. Ce sont les couches instruites qui parlent et surtout lisent le français, l’ayant appris à travers les grands textes — lus, relus, commentés —, la grammaire, les thèmes et les versions. La méthode d’enseignement, de longue durée, solide, savante et infaillible, sans être pratique, ni économique, présente l’avantage pour nous que l’apprentissage du français nous révèle à nous-mêmes tels que nous sommes et surtout tels que nous voudrions être. Le Roumain apprend le français aisément par rapport à d’autres langues, y retrouve des racines et des suffixes familiers. Il utilise tout naturellement et sans retenue des calques et des emprunts de la langue de Voltaire en sa propre langue et viceversa et s’amuse à adopter des modèles de pensée cartésienne sans souci de les confronter au réel, lequel, de toute façon, lui apparaît moins clair et moins confortable. Longtemps il s’agissait moins d’une pratique verbale de la communication dans les deux sens, que d’un refuge dans un foyer meublé de belles phrases et de séduisantes références culturelles. Connaître le français plus que parler français était ressenti comme un privilège même sous “la dictature du prolétariat”, c’était un but à atteindre, une composante importante de l’instruction et un signe d’ascension sociale. L’institution la plus favorable à la francophonie est donc l’école. L’école roumaine, admirablement servie par des maîtres à penser chez qui l’expression française est ou naturelle, ou bien acquise. Et cela même durant les quarante-cinq années du régime reconnu pour prison des peuples. Une vie spirituelle authentique assurée par des professeurs authentiques a entretenu l’esprit latin vivant, maintenu les valeurs humaines et pénétré parfois le rideau de fer. Ce n’est peut-être pas aussi spectaculaire que le rôle joué par l’église catholique en Pologne, mais il est certain que l’école, en Roumanie, et ses grands maîtres, n’ont pas été tout à fait réduits au silence. Ces dernières lignes, que je transcris presque littéralement d’un article précédent (voir la note 1), exigent une réflexion quant aux modifications subies par l’enseignement du français depuis 1993 grâce aux programmes de stage et d’échange, aux programmes des recherches sur l’ordinateur, aux publications communes avec des Centres de recherche de France et des pays francophones, aux méthodes communicatives dans l’apprentissage du français, au développement des centres universitaires de francophonie, aux Centres culturels en Roumanie, aux dizaines de contacts survenus à des occasions plus ou moins fortuites mais tout aussi profitables que les programmes ciblés. L’enseignant de français d’avant 1989, obligé à enseigner le français comme s’il 18 s’agissait d’une langue morte devient le messager d’une civilisation dynamique ; l’état culturellement pétrifié dans lequel l’objet de notre travail se présentait avant ne promettait pas un changement de vision aussi important que celui qui est en train de se produire. On pourrait alléguer, non sans raison, que le Sisyphe de cette même tâche qu’est de faire acquérir les formes irrégulières des verbes du troisième groupe peut bien se dispenser des voyages de la documentation excessive et écrasante ou des technologies nouvellement mises en place. Répondre à ces provocations serait en quelque sorte superflu, puisque, dans son essence, le rapport de l’apprenant au domaine à acquérir reste le même. En revanche, c’est quant à notre propre langue et à notre propre culture que l’on est amené, dans ces circonstances, à s’interroger. Ne fût-ce que pour éviter les conséquences incontrôlables de l’acculturation. Car il est stipulé que “la défense et la promotion du français dans le monde passe par sa valorisation comme moyen d’accès au savoir, à la culture et à la profession, mais aussi par une défense du plurilinguisme et du pluralisme culturel.” Dans cette optique l’intérêt accordé dernièrement aux auteurs roumains d’expression française est tout à fait motivé et motivant.8 Un problème relatif à notre francophonie à nous, aux Roumains, relève de l’utilisation actuelle de cet admirable instrument dont nous disposons : le français, langue d’une culture, d’une riche civilisation, langue de communication internationale en plus, qui s’ouvre facilement à l’expression de toutes les expériences dans le tourbillon planétaire où nous vivons. Après avoir assimilé, grâce à cette langue les grands textes de la littérature, connu les faits de la civilisation médiévale, classique et moderne, la vie spirituelle des Franévale, classique et moderne, la vie spirituelle des Français et même franchi, grâce à des contacts récents, le mur qui nous séparait du monde actuel, il nous est pourtant bien malaisé de faire passer à travers cette même langue l’essence de notre apport culturel majeur. Qui saurait expliquer le paradoxe de cette francophonie des Roumains qui passent pour des gens cultivés et qui, ayant assimilé les modèles culturels français, s’étant approprié les concepts de l’ancienne histoire et de la nouvelle critique littéraire, n’arrivent pas à faire passer, ce qu’ils sont d’accord pour appeller leurs valeurs culturelles, spécifiques, incontestables. Ce paradoxe, et la difficulté qui en découle, de faire du français le dépositaire ou le véhicule qui pourrait nous révéler au monde tels que nous sommes (car nous percevons actuellement une image déformée de nous-mêmes) trouve une première explication dans la nature de notre langue et dans notre attitude en tant que locuteurs ou scripteurs. En tant qu’utilisateurs du roumain, d’abord. L’expression imagée, chargée d’émotion parfois archaïsante ou poétique qui passe des grands textes littéraires aux grands textes d’exégèse empêche le savoir de se décanter, l’information de passer. Pour autant que notre émotion ne se traduit pas en termes neutres ou abstraits pour nous mêmes tout d’abord, on ne saura lui trouver un correspondant équivalent en français, une équivalence à sa mesure, bien entendu. Car la traduction, fût-elle translinguistique ou transculturelle comporte un indéniable processus de conceptualisation. Dans le paradoxe évident de la langue roumaine, ayant à la fois une tendance à conserver sa magie primitive et une capacité de s’ouvrir à une pensée abstraite il se cache un autre piège. C’est le piège de la non-concordance, de la non-conformité entre les modèles empruntés du rationalisme occidental et le contenu concret (émotions, images, rythmes particuliers) qui y est utilisé. Par exemple, au plan culturel et plus particulièrement au niveau de l’histoire et de la critique littéraire il est à constater un 19 décalage, une adéquation entre le tableau européen et l’évolution stricte des courants et concepts théoriques chez nous. C’est ainsi que l’on accepte nonchalamment (et sans éprouver le souci d’expliquer) la situation de notre poète national comme à la fois “le dernier des grands romantiques européens” et “notre plus grand classique”, quand il serait plus utile actuellement de montrer en quoi et pourquoi, grâce à quelle formidable expérience créative il est notre Shakespeare, notre Goethe, notre Racine-Hugo-Baudelaire à la fois. Il en est de même du tableau des courants littéraires qui compte deux Romantismes et trois (au moins !). Symbolismes plus ou moins contemporains du courant français et très différents au début. La part de provocation et de défi dans la conception des manifestes littéraires et la manière dont s’en sert la critique sont les deux escaliers que les Roumains empruntent pour monter vite, escaladant les marches par trois, dans la salle de bal où dansent les belles lettres de l’Europe, situant assez mal notre classicisme, un peu avec le sentiment qu’on pourrait s’en passer, suçant l’avant-gardisme avec le lait maternel (Tzara, Ionesco, ne sont-ils pas des nôtres ?) et brûlant les étapes. Cette volonté de dépasser un décalage historique, plutôt que de l’assumer est une preuve de jeunesse ou de maturité refusée, car on n’arrive pas à avoir le recul nécessaire pour assigner à chaque contribution la place qui lui revient dans notre histoire culturelle. La querelle des Anciens et des Modernes, sous le double label original protochronisme/synchronisme accompagne chaque mouvement d’ouverture devant les grands courants spirituels européens. NOTES 1 La substance de deux articles précédents est fondue dans cette réflexion : réponses à des questions soulevées quelques années auparavant, nouvelles questions que d’autres expériences suscitent. (Cf. Francophonie et francophilie (1), in Actes du Colloque Création et Créativité dans les littératures francophones, Editions Universitaires, Dijon, 1996, p. 171-179 et (2), in “Dialogues francophones”, 1, Université de Timişoara, 1995, p. 9-18). 2 Etat de la francophonie dans le monde (coordinatrice du rapport Florence Morgiensztern), La documentation française, 1999, p. 13, 23, 51, 62, 113. 3 “La Roumanie opta en premier lieu pour le modèle français lorsqu’il s’agit, au XIXe siècle, de penser plus vigoureusement en avant le développement de son identité culturelle et esthétique. Ce choix, basé sur une francophonie de bonne tradition [...] devait marquer la conscience roumaine jusqu’à nos jours” (Gerhard Damblemont, Présentation, dans Oeuvres critiques, XIII (numéro consacré à la littérature française en Roumanie), Ed. Gunter Narr - Tübingen - Ed. Sedes, Paris, 1988). 4 Cf. Doina David, Limbă şi cultură. Româna literară între 1880 si 1920. Cu privire specialpă la Transilvania şi Banat, Facla, 1980, p. 28. 5 Id., ibid., p. 60 (notre traduction). 6 Henri Jacquier, Babel, mit viu, Editura Dacia, Cluj-Napoca, 1991, 261 p. Romulus Rusan intitula son interview avec celui qui, à l’époque, était le directeur du département de français à l’Université transylvaine, L’homme des deux cultures (dans Romulus Rusan et Ana Blandiana, O discu]ie la masa tãcerii si alte convorbiri subiective, Editura Eminescu, Bucureşti, 1976, p. 81-91). Originaire de Grenoble, “l’homme des deux cultures” arrivait en Roumanie en 1923. Il apprit le roumain, épousa une Roumaine, devint professeur et chef du Département de français à l’Université 20 “Babeş-Bolyai“, écrivit 155 ouvrages, essais, comptes-rendus des livres qu’il étudiait, s’occupa de linguistique, d’histoire et de critique littéraire, traduisit plusieurs textes roumains en français, formula des théories originales sur la traduction et la poésie, ouvrit sa maison aux réunions d’un fameux cénacle littéraire (le “Cercle de Sibiu”), fit école. Ses disciples, sous la direction de Maria Vodã Cãpusan lui consacrent en 1984 un volume România. Studii de romanisticã et Mircea Muthu réunit ses études dans le volume de 1991. Il retrace aussi un portrait émouvant de cet homme de lettres d’exception. 7 Janine Manzanares-Delisle, Exposé sur la francophonie, in Littérature, Linguistique et Didactique, Universitatea de Vest, Timişoara, 1995, p. 1-7. 8 Signalons, à titre d’exemple tout simplement une publication roumaine : “EURESIS. Cahiers roumains d’études littéraires”, 1-2 (Exil et littérature, Écrivains roumains d’expression française), Editions Univers, 1993 et une anthologie parue en France : Littératures francophones d’Europe (sous la direction de Jean-Louis Joubert), Paris, Agence de la Francophonie, Nathan, 1977. (On s’étonne seulement que dans ce livre, excellent à tous les égards, il se glisse une erreur due probablement aux fichiers de l’ordinateur, puisque les informations relatives à Eliade et à Cioran se trouvent interverties). FIN D'UN MYTHE par MARGARETA GYURCSIK Si l’exil est une expérience existentielle primordiale de l’homme chassé du Paradis et si de son temps, dans l’antiquité déjà, il y a eu des écrivains vivant en exil – “par choix, par hasard ou par contrainte”1 – force est de constater qu’en cette fin de siècle et de millénaire l’exil n’est plus ce qu’il était. La nouvelle manière de vivre l’exil s’inscrit dans le changement général de paradigme culturel auquel nous assistons ces dernières années et qui implique une nouvelle approche de la problématique identitaire, voire une nouvelle manière d’envisager la différence et les rapports à autrui. La modernité avait pensé les problèmes identitaires conformément à une logique fondée sur des séparations ou des oppositions tranchantes entre le Soi et l’Autre, entre l’un et le multiple. Les disjonctions, les ruptures, les négations qui fondent le modèle culturel de la modernité ont hypertrophié la différence2 et on transformé l’Autre en une menace, un obstacle à franchir ou à éliminer. L’exil des écrivains modernes représente en cette occurrence une expérience tragique vécue par le Soi obligé d’affronter l’altérité tel un voyageur solitaire déchiré entre deux langues de deux cultures dont il mesure surtout les différences. Tout comme la modernité, l’exil est une équation à deux termes antinomiques : l’identité et l’altérité ou bien le même et l’autre. 21 C’est l’expérience d’un tel exil que vit le poète roumain Ion Caraion qui, après avoir passé onze ans dans les prisons communistes, s’est exilé à Lausanne où il est mort en 1986, sans avoir pu retourner en Roumanie. C’est en exil qu’il a écrit en français, au début des années ‘80 Les Mots en exil – réflexion poétique sur sa condition d’écrivain exilé : “L’exil est une respiration coupée, châtiée, annulée, restée pour toujours dans les griffes de la malédictions et qui jamais plus ne pourra pleinement disposer de ses poumons. Les mots gèlent, se contractent, se renferment sur eux-mêmes après s’être mortellement heurtés aux lois d’une nouvelle architecture, à d’autres traditions et coutumes. Car l’exil n’est finalement rien d’autre qu’une prison sophistiquée, donc un endroit, un carrefour où les conditions d’existence du langage sont impropres et drôles, tel le passage pour un organisme vivant du milieu aquatique au milieu terrestre”3. Exilé de sa langue et de sa culture, déçu par l’histoire, vivant en solitaire ce qu’il appelle “l’errance et la désespérance” de la condition des écrivains en exil, Ion Caraion appartient à la même famille des exilés solitaires dont Emil Cioran avait fait lui aussi partie. Pour tous les deux, le XXe siècle a été un siècle de la violence, de la négation, du refus, du chaos. Tous les deux se sont trouvés face au même choix : continuer à écrire en roumain (mais pour qui ?) ou écrire en français et assumer toutes les conséquences qui en découlent. Et tous les deux – le moraliste exilé à Paris, le poète exilé à Lausanne – ont choisi d’écrire en français, en empruntant, pour citer encore une fois Ion Caraion, “son actif et son passif, ses convulsions et ses caprices, ses abîmes et ses verdicts”4. On ne cesse pas de le répéter : pour l’écrivain, le véritable exil, c’est l’exil linguistique. Celui-ci est vécu par l’écrivain moderne comme une rupture irréparable entre le paradis de l’identité et l’enfer de l’altérité. Citons une dernière fois Ion Caraion : “La langue est le palais des souvenirs (et tout souvenir est un labyrinthe) aux innombrables clés, crochets, mystères, agrafes, poulies, serrures, codes, guets, couleurs, formes de sommeil et forme de veille, lucarnes, cachettes, ponts et méandres, fenêtres, caprices, escaliers, caves, rigoles, portes secrètes, niches, murs doubles, draperies, chants et sortilèges, blasphèmes, pudeurs, mépris, maléfices, fantômes, lois et crimes, tentations, hésitations, sentiers cachés, impudences, chuchotements, grottes, surprises, désolations. Les navires d’une langue portent des mythologies, des hérédités, des poids magiques, des testaments inaccomplis, agilité, disponibilité, vocation, complexe et complicités, pertes et victoires, hasard, fautes, responsabilités, élan, hésitation, mission, préparatifs de guerre, cérémonies de paix, provisions auxquelles on ne touchera que rarement, aux heures hiératiques ou de mystère. (...) Lorsque tu as passé la frontière de la langue ou qu’on t’impose de quitter son aire, il se produit une rupture irréparable. Et c’est alors que commencent l’éloignement, la solitude, le déséquilibre, l’incertitude”5. En passant la frontières de l’univers inépuisable de la langue maternelle définie par cette extraordinaire énumération d’une ampleur rabelaisienne, l’écrivain en exil pénètre donc dans un univers différent, autre, dont le paradigme coïncide étrangement avec celui de la modernité : rupture, éloignement, solitude, déséquilibre, incertitude. Emil Cioran avait pensé lui aussi la relation de ses deux langues en termes d’opposition et de rupture. D’un côté, le français, “cet idiome d’emprunt, avec tous ses mots pensés et repensés, affinés, subtils jusqu’à l’inexistence (...), inexpressifs pour avoir tout exprimé, effrayants de précision, chargés de fatigue et de pudeur”, langue dont 22 “l’élégance exténuée” lui donne “le vertige”6. De l’autre, le roumain, avec son “superbe débraillement”, son “mélange de soleil et de bouse”, sa “vitalité”, langue qu’il a toujours regretté d’avoir abandonné, car il n’a jamais cessé d’avoir ce qu’il appelait “le complexe du métèque”, même après avoir été reconnu comme un des meilleurs stylistes français du XXe siècle. Cependant, pour les écrivains roumains que le régime totalitaire et les mauvaises heures de l’histoire ont condamné à l’exil, la France n’en reste pas moins une terre ferme, une certitude, une sorte de Paradis retrouvé où tout peut recommencer. Aux dires de Cioran, Paris est la seule ville du monde où il peut secouer sa “déraison d’être”, car “tel est l’envoûtement de Paris : enrober les maux incurables de l’âme dans les consolations de la beauté, remplir de sortilèges impalpables les vides créés par ce temps où l’on vit”7. Un abîme infranchissable sépare selon Cioran la ville-lumière et les Balkans définis comme étant un “maudit coin du monde ”ou “les confins du monde”8. Un y reconnaît le modèle culturel traditionnel fondé sur la distinction, voire l’opposition entre centre et périphéries. Dans le monde trouble et divisé de l’Europe de la guerre froide ou de la guerre des idéologies, la France et la culture française ont représenté pour les écrivains roumains condamnés à l’exil par l’oppression du régime totalitaire, la terre quasi mythique de la liberté où ils pouvaient retrouver, au moins partiellement et autrement, le Paradis perdu. *** Dans la Roumanie de l’après-guerre, la dissidence littéraire censée dévoiler, comme elle l’avait fait dans tous les pays de l’Est, les horreurs du régime totalitaire, a produit deux types de textes : d’une part des textes-documents, centrés sur la problématique politique et, de l’autre, des textes ayant fait de cette problématique le prétexte d’une expérience littéraire intéressante comme telle au-delà des connotations idéologiques. Dans un premier moment, plus précisément dans les années 1960-1970, les priorités avaient été d’ordre politique. Emprisonnés, déportés, interdits de publication, condamnés à l’exil, les écrivains dissidents roumains se sont intégrés dans le vaste projet anti-totalitaire de la littérature de l’Est européen. Aussi le plus important des écrivains dissidents roumains des années 1970, Paul Goma, considéré par Eugène Ionesco “un Soljenitsine roumain” avait-il reconstitué dans ses romans l’univers carcéral des prisons communistes des années 19501960 qu’il connaissait très bien, hélas ! Il n’a pas hésité de rompre le contrat de silence institué par le régime totalitaire et d’aborder des thèmes-tabou tels la terreur exercée par la police secrète, les abus du pouvoir, la destruction systématique de la culture, la répression des intellectuels. Ses romans, dont ceux publiés en français après son exil en France, notamment Le tremblement des hommes paru à Paris en 1978, sont des livresdocuments dont l’enjeu, exclusivement politique, consiste à témoigner sur les événements d’une histoire vécue dans sa dimension tragique. La politique l’emporte en l’occurrence sur l’esthétique, ce qui explique le désintérêt manifesté par l’écrivain à l’égard de la fiction, de même que la banalité de l’écriture. Toujours est-il que ce qui fait l’intérêt des romans de Goma, c’est la quête d’une modalité de vivre contre l’histoire, dans l’Europe divisée par la guerre froide et le conflit des idéologies. 23 Dans un deuxième moment, qu’on pourrait situer dans les années 1970-1980, l’enjeu de la littérature antitotalitaire cesse d’être exclusivement politique. Il apparaît ainsi une forme très intéressante de roman politique et poétique à la fois, accordant une importance particulière à l’écriture et à la dimension esthétique du texte littéraire. C’est dans cette catégorie de textes qu’on peut inclure le roman de Paul Miclãu Roumains déracinés. Professeur de langue et de littérature françaises à l’Université de Bucarest, Paul Miclãu a publié de nombreux ouvrages de linguistique et de critique littéraire, de sémiotique et de théorie de la littérature. Son roman tire profit de l’excellente connaissance de la sémiologie et du textualisme français que l’auteur a acquise lors de ses séjours en France. La problématique politique y est abordée par le biais d’une écriture fragmentaire, polyphonique et poétique. C’est une écriture qui, au dires de l’auteursémioticien, redécouvre le signifiant afin de le fondre dans un “amalgame sémiotique inédit”. L’histoire de la rédaction et de la publication des Roumains déracinés pourrait constituer elle-même la matière d’un roman. La première version a été écrite en Roumanie le long de l’année 1985, en français. La censure a refusé à l’époque la publication de la version française. L’auteur a traduit lui-même son texte en roumain et l’a fait publier, sous une forme très épurée, en 1989. Le titre initial du roman, Trésor de sang, rendait la tragédie des paysans du Banat, province située à l’Ouest de la Roumanie, déportés pour des raisons d’ordre politique, au début des années 50, dans le Bãrãgan, région aride située à l’autre bout du pays, où beaucoup d’entre eux avaient trouvé la mort. Pour l’édition de 1989, le titre fut réduit à Trésor tout court, afin d’éviter toute allusion à la politique du dictateur Ceausescu visant la destruction des villages roumains – politique qui n’était pas sans rappeler les abus sanglants de ses prédécesseurs staliniens. Enfin, dix ans après la rédaction de la version initiale (et intégrale) en français, celle-ci a été publiée aux Editions Publisud de Paris en 1995 et a été récompensée par le prix littéraire européen des écrivains de langue française. Roumains déracinés est une oeuvre d’une extraordinaire richesse qui allie le document historique aux éléments autobiographiques et à la fiction avec un art qui consiste principalement à effacer les frontières entre le réel et l’imaginaire, la vie et le rêve, le quotidien et le poétique. Il s’agit de l’histoire d’un fils de paysan roumain – l’auteur lui-même – qui réussit à faire des études universitaires en français tandis qu’autour de lui le pays vit le drame de la terreur politique, de l’amputation culturelle, de l’anéantissement existentiel. Paul Miclãu réalise un document historique poignant sur la Roumanie des années 1950-1960, notamment sur le déracinement des Roumains exilés dans leur propre pays, voire “blessés” dans leurs racines mêmes par le régime totalitaire. Ce fut une époque où “la politique rôdait autour de nous comme un animal assoiffé de sang”9. L’écrivain prolonge son témoignage aux années 1980, époque contemporaine de la rédaction du livre, où la politique, même si elle avait perdu de son appétit pour le sang, avait trouvé des formes autrement dures pour détruire les hommes et les valeurs. La narration se construit autour de l’événement qui a brutalement changé le destin de quelques dizaines de milliers de paysans et d’intellectuels du Banat, région natale de l’auteur : la déportation. Prenant comme modèle les déportations staliniennes de l’Union Soviétique, cette déportation interne a représenté un épisode de la répression organisée par le régime communiste installé au pouvoir en vue de liquider tout forme possible d’opposition au nouvel ordre social. En reconstituant de mé au pouvoir en vue de liquider 24 tout forme possible d’opposition au nouvel ordre social. En reconstituant de mémoire les événements, trente ans après, le narrateur fait revivre avec précision les étapes de la déportation de sa famille et de ses concitoyens : l’atmosphère au village dans la période ayant précédé la déportation, l’arrestation dans la nuit de 17 juin 1951, le voyage en train dans des “boeufs-wagons”, l’arrivée à la destination et l’abandon des déportés – officiellement ils sont des “disloqués” – en plein champ, la construction des maisons et de nouveaux villages, les événements tragiques ayant marqué la vie collective et la vie personnelle durant les cinq années de déportation. Mais Paul Miclãu n’a pas l’intention d’écrire la chronique d’une époque. Il propose une interprétation de l’histoire dans la perspective d’une anthropologie de la mémoire visant à reconstruire un champ de mémoire individuelle et collective fondé sur une interrogation obsédante concernant la relation entre histoire et mémoire, entre histoire et récit. Ainsi, la problématique politique acquiert du sens par la mise en oeuvre de quelques grands thèmes à implications profondes au niveau éthique et existentiel : le thème de la justice et de l’injustice, celui de la culpabilité et de l’innocence, de la mémoire et de l’oubli, du temps et de la durée, de la fatalité et de la liberté ou bien celui de l’identité et de l’altérité. Arrachés à leur terre, à leur maison, à leur univers, les déracinés se plient à la fatalité nommée Histoire avec le sentiment qu’il s’agit de quelque chose d’irréversible et que rien ne sera plus comme avant : “Dorénavant le monde aura d’autres couleurs, d’autres odeurs ; sa fraîcheur naturelle se dégrade, les particules de mort vous imprègnent de façon plus persistante, les nuits sont blanches et les jours noirs, les actes sont gris” (p. 137) ; “Il n’y a plus d’espoir. Une longue nuit, dense comme le goudron, nous pénètre pour des années” (p. 155). A cela s’ajoute, dans le cas de ces déportés déchus de leur condition d’êtres humains, la conscience d’être tombés dans le piège de l’Histoire. Arrachés au rythme cosmique et métaphysique de l’univers villageois d’avant la déportation et obligés de vivre au “rythme fou” de l’Histoire – changement après changement, réforme après réforme, révolution après révolution – ils se sentent jetés au coeur même d’un désordre, d’un dérèglement qui échappe à toute tentative d’explication logique et leur fait découvrir “le visage d’ombre du néant” (p. 63) aussi bien que le visage absurde et grotesque du totalitarisme. L’auteur oppose à cette dégringolade de l’Histoire les grandes valeurs de la culture roumaine traditionnelle. Il y a dans son roman des pages admirables sur son enfance et son adolescence dans un espace culturel d’une infinie richesse – modèle de haute spiritualité, de multiculturalisme et de tolérance. Se faisant l’écho de la mémoire collective, le narrateur fait recours aux archétypes qui renvoient à une expérience originaire fondatrice. A ces valeurs de la culture traditionnelle roumaine viennent s’ajouter – francophonie oblige ! – les valeurs d’une autre culture qui est devenue sienne : la culture française. La France est omniprésente dans ce roman écrit par une des personnalités marquantes de la francophonie en Roumanie. La France de Paul Miclãu est faite, fatalement, de certains clichés culturels imposés par la tradition francophone même : Paris, c’est la “capitale du monde”, la “superpuissance culturelle” tandis que la France n’est ni plus ni moins que le “Pays total”. L’emploi de ces clichés est pourtant justifié par la démarche de l’auteur qui consiste à défendre et à illustrer la langue et la culture 25 françaises dans les conditions de la terreur idéologique instaurée par le régime totalitaire. Le narrateur raconte l’odyssée de ses études universitaires à une époque où être étudiant en français comportait de grands risques et où la perception des valeurs culturelles était déformée par une politisation rudimentaire allant jusqu’à dénaturer les données des sciences mêmes, comme ce fut le cas de l’histoire de la France enseignée selon la formule du socialisme manichéen : peuple d’un côté, réactionnaires de l’autre. Ou bien le cas de la littérature française : “C’est Madame Ioachimescu-Graur qui enseigne la littérature française. On lui a dit de ne recourir qu’à la bibliothèque soviétique. Pour le reste, il faut se méfier, ce sont des étudiants empoisonnés d’idéologie pourrie. (...) L’un des étudiants se permet de citer dans une épreuve écrite les travaux de Gaston Paris sur la littérature ancienne : ne vous a-t-on pas dit qu’une seule bibliographie de référence est admise ? On lui diminue la note en conséquence” (p. 126). Dans ce contexte, l’auteur fait de son propre apprentissage de la langue et de la culture françaises un défi et une manière de s’opposer à la sinistre triade : terreur politisation - langue de bois. En témoigne cette jolie définition de la langue française énoncée par Paul Miclãu au nom des étudiants roumains des années 50 : “On a un respect religieux pour le signifiant français. On a l’habitude d’y associer des signifiés qui s’articulent dans un festival d’esprit” (p. 229). Comme la plupart de nous autres Roumains, Paul Miclãu a commencé par avoir de la France une image livresque construite à partir de ses lectures littéraires et d’histoire de l’art. Lors de ses séjours en France dans les années 60-70, c’est cette France livresque qu’il va essayer de retrouver et qu’il ne retrouvera que partiellement. Mais pour Paul Miclãu, le romanicier-sémioticien, la France est surtout une écriture qu’il faut déchiffrer, un “Pays total” des signes, tout comme le Japon de Roland Barthes était, à la même époque, l’Empire des signes. Les signes de l’écriture nommée France sont pourvue d’une double signification : livresque, lorsque leur interprétation ne fait que confirmer on infirmer les sens connus d’avance, et poétique au sens jakobsonien du terme, et en ce cas l’interprétation équivaut à une production de sens nouveaux. C’est dans ce deuxième cas que les signes culturels français, intégrés au récit historique et autobiographique, transforment la perception du monde en un jeu de signifiants censé donner aux choses et aux événements des significations inattendues. Aussi a-t-on la surprise de voir surgir dans le village natal de l’auteur les surréalistes avec leur “soleil cou coupé” ou bien Lévi Strauss avec son opposition culture vs. nature qui s’applique très bien à la manière dont les paysans roumains préparent le maïs bouilli et le maïs cuit. On voit également surgir, à tel détour de phrase, dans telle description de paysage, dans telle confession du narrateur, dans des contextes plus ou moins insolites, Montaigne avec son “apprendre à mourir”, Appolinaire avec son “Pont Mirabeau”, de même que Villon, Verlaine, Valéry, Stendhal, Camus, Georges Brassens, Jacques Brel, etc. etc. Cette présence massive de la culture française est doublée par des allusions fréquentes à l’histoire de France car, dans le roman de Paul Miclãu, l’histoire se joue en Roumanie aussi bien qu’en France : “Tu as fait deux révolutions. La première, à peine lancée, tu fus obligé de la subir [il s’agit de la “révolution socialiste” dans la Roumanie des années 50-60]. Puis tu as repris de plus belle. Et ce fut une autre dans le Pays total, la France de 26 1968, mais celle-ci fut plutôt culturelle et poétique. Tu te demandes quelle est la place de ta blessure dans ce va-et-vient” (p. 147). Deux pays, deux histoires, une même question : quelle est la place de l’individu dans le va-et-vient de l’histoire, quelles sont les chances de l’homme face aux “grimaces” de l’histoire ? En effet, le grand problème – et le message du roman – est là : l’histoire poursuit son cours dans un “rythme fou”, mais entre temps “il faut vivre” : vivre sa vie, vivre son corps, vivre ses idées, vivre ses fantasmes, vivre son écriture. Et comment vivre si on sait que “le retour au temps mort est douloureux, le vécu du présent est tragique, l’illusion de l’avenir est absurde” (p. 64) ? C’est la réponse à cette question que le narrateur cherche à trouver en évoquant une expérience individuelle et collective vécue dans un pays de déracinés, la Roumanie communiste, et dans un pays mythique représentant une terre ferme, une certitude : la France, où l’auteur croit pouvoir échapper aux ruptures violentes provoquées par les “grands dérangements” de l’Histoire. Pour Paul Miclãu, de même que pour la plupart des écrivains roumains que le régime totalitaire et les mauvaises heures de l’Histoire ont condamné à l’exil — extérieur ou intérieur — la France représente une sorte de Paradis retrouvé où tout peut recommencer. Une fois le Mur de Berlin démoli, et dispersé aux quatre vents l’ancien bloc des pays communistes de l’Est, on assiste à un phénomène d’intégration de la problématique historique dans un paradigme nouveau qu’on pourrait nommer postmoderne. Quoiqu’elle reste divisée, l’Europe de cette dernière décennie de notre siècle est perçue par les écrivains comme un “tiers espace” où l’on s’efforce de faire coexister ce que le Mur de Berlin, mais la modernité aussi, avait brutalement séparé : le Soi et l’Autre, la permanence et le changement, la relation et la rupture, le centre et la périphérie, “pour que moins catastrophique et meurtrier soit le heurt des structures mentales aujourd’hui en présence”10. C’est à ce nouveau type de littérature historique qu’appartient le dernier roman de Dumitru Tsepeneag, Hôtel Europa, publié en France en 1996. Tsepeneag réalise, avec Hôtel Europa un grand roman sur l’Europe post-communiste et postmoderne en quête d’identité. Qu’est-ce que c’est l’Europe ? C’est la question à laquelle il faut répondre en cette fin de siècle. Car le temps n’est plus où il y avait d’un côté l’Occident – symbole de la liberté et de la démocratie, et d’autre côté les pays de l’Est avec leurs régimes totalitaires. Il y a aujourd’hui, dit Tsepeneag, “ce fameux Occident appelé par métonymie Europe, comme si les pays qui ne font pas partie de la Communauté Economique Européenne ne se trouvaient pas en Europe, mais en Asie. Comme si Budapest et Prague n’étaient pas au coeur de l’Europe. (...) Et si nous admettons avec de Gaulle que l’Europe va de l’Atlantique à l’Oural, alors notre pauvre Bucarest se situe lui-même plus près du centre que du bord”11. Hôtel Europa est le roman d’un voyage à double sens à travers cette Europe fin de siècle où l’histoire est en train de se défaire pour se structurer autrement. Il y a d’un côté le voyage du narrateur (qui ressemble comme un frère à l’auteur), écrivain roumain installé en France où ses livres connaissent une audience limitée et où il doit faire face au scepticisme bienveillant d’une épouse française et cartésienne qui s’appelle fatalement Marianne. Il revient en Roumanie en 1990, après la chute de la dictature, avec un convoi de Médecins sans frontières. De l’autre, il y a le voyage de son personnage, un jeune étudiant en français de Bucarest, qui décide de quitter la Roumanie effervescente des 27 années 90 afin de se rendre en France – pays qui continue de symboliser pour les gens des pays de l’Est, bouleversés par des changements dramatiques, une terre ferme, un certitude, un refuge. Ce double mouvement, celui du narrateur vers l’Est de sa langue et de sa mémoire, celui de son héros vers l’Ouest et ses mirages ne se produit plus entre un centre (Paris) et une périphérie (Bucarest), car “il n’y a pas que Paris en Europe”. Les voyageurs parcourent un continent qui s’émiette sur leurs yeux et où chaque endroit par où ils passent est censé être un centre. Autant d’endroits, autant de centres sur le trajet de ces picaros fin de siècle : Bucarest, Timisoara, Budapest, Vienne, Münich, Strasbourg, Paris, un petit village en Bretagne. Autrement dit, centre et périphérie ne font qu’un dans un monde où le centre est partout et nulle part. Et où le dépaysement est pareil chez l’écrivain roumain de Paris qui, revenu à Bucarest, trouve une ville méconnaissable et chez l’étudiant de Bucarest qui, muni d’une vision mythique de l’Occident, s’initie au déclin d’une Europe rongée par les violences xénophobes. Le voyage à travers l’Histoire de l’Europe postmoderne (et postcommuniste) conduit les personnages de Tsepeneag à découvrir simultanément la diversité et la permanence et à les accepter comme faisant partie d’un espace culturel – notamment celui de l’Europe fin de siècle –qui se constitue en essayant d’affirmer la diversité et l’unité des cultures qui le composent. C’est ainsi que Tsepeneag fait découvrir à son personnage “un véritable paysage mioritique” – paysage culturel spécifiquement roumain à valeur géo-stylistique et affective – ni plus ni moins que quelque part entre Strasbourg et Paris : “Il regardait le soleil glisser derrière les collines, réapparaître au fond d’une vallée, disparaître derrière une colline, le revoilà dans une vallée, colline, vallée, colline... Un véritable paysage mioritique, plus mioritique que le paysage roumain, fût-il transylvain” (p. 360-361). Il y a là, dans le paradoxe d’un paysage mioritique français plus roumain et mioritique que nature une représentation de la culture en tant que reconnaissance de l’identité au coeur même de la différence. Ce qui n’empêche que cette différence se voit attribuer des connotations négatives dans la mesure où l’attitude à l’égard de l’altérité reste marquée par l’incompréhension et le détournement des sens culturels. Tsepeneag cite en cette occurrence l’opinion des Français selon laquelle les Roumains sont de “voleurs de grand chemin” et de “bergers nécessairement meurtriers” (allusion à la ballade populaire roumaine Mioritza - L’Agnelle). Il en résulte que la perception affective de l’identité, symbolisée par la surprise et la joie du voyageur roumain de découvrir, quelque part entre Paris et Strasbourg, un paysage mioritique n’exclut pas pour autant la perception non-affective, voire négative des différences, allant dans un double sens : perception négative des Roumains par les Français, perception négative de l’Occident par le voyageur venu d’un pays de l’Est et qui porte dans ses valises des mythes et des clichés culturels/livresques. L’Europe des immigrants, telle que la décrit Tsepeneag, n’est nullement un hôtel cinq étoiles, mais un hôtel sinistre où se côtoient des intellectuels fauchés, des aventuriers, des truands, des terroristes, des paumes de toutes les couleurs. Les destins, les figures et les identités se croisent, se confondent, se séparent dans un déplacement continu qui sature la carte d’Europe. Sur cette carte, Paris est devenu un point comme les autres, une étape décevante comme toutes les autres dans le mouvement à la fois centrifuge et centripète qui entraîne les personnages sur les routes de l’exil. Quant aux 28 Français, ce sont “les descendants de Molière ayant une facilité d’expression qui vous laisse bouche bée” (p. 372) ou bien ces mêmes descendants de Molière “qui sont portés par la langue. Et ils parlent comme un livre, surtout quand ils rentrent de Moscou où ils ont beaucoup pidginé le british” (p. 372). C’est que Tsepeneag se permet de lancer des flèches ironiques en direction des Français. Il n’a plus, à l’égard de la France, de la langue et de la culture françaises, le “complexe du métèque” qui hantait un Emil Cioran par exemple, mais bien l’attitude décontractée et ironique de l’homme postmoderne. C’est une attitude qu’on n’aurait pu concevoir à l’époque où Paul Goma ou Paul Miclãu empruntaient le discours tranchant du politicien ou le discours affectif du poète pour perpétuer le mythe de l’Occident – paradis démocratique opposé à l’enfer totalitaire de l’Est. Lu dans cette perspective, Hôtel Europa c’est l’histoire d’un écrivain qui vit en solitaire son exil à Paris jusqu’au moment où il décide de vivre l’expérience de l’altérité en écrivant un roman sur la déception de tous ceux qui se sont rués vers l’ouest à la recherche du Paradis mythique, mais aussi sur la construction d’un espace où les hommes et les cultures s’entrecroisent et s’interrogent les uns les autres en tissant une saga tragicomique de ce qu’on pourrait nommer la “transhumance postcommuniste”. Ce faisant, il est censé contribuer à la genèse, moins comme on le dit souvent en langage postmoderne, d’une “conscience planétaire”, que d’une “disposition intime”, d’un état psychique antérieur a l’éclosion de cette conscience dont l’avènement doit être rapporté au vingt-etunième siècle. Selon Tsepeneag, c’est à l’écrivain que revient de faire de la diversité le fondement de ce nouvel “état psychique” qui favorise l’acceptation de la différence comme une condition nécessaire à la survie de l’homme et de la culture. Aussi son roman est-il histoire d’un voyage au bout de la diversité, là où le voyageur découvre l’unité qui sous-tend la multiplicité. La diversité, c’est l’Europe d’aujourd’hui, celle des hommes, des cultures et des littératures en déplacement. Au niveau de l’écriture romanesque, cette diversité est rendue par la dialectique du réel et de la fiction, qui mêle l’onirisme à l’histoire, les fragments d’articles de journaux sur la guerre de Bosnie ou sur tel autre événement des années 1990 à l’évocation de mythes et de légendes. En cette occurrence, le problème n’est plus de chercher les moyens de vivre contre l’histoire ou d’échapper à l’histoire. Le message de Tsepeneag c’est qu’il nous faut apprendre à vivre avec l’histoire. C’est comme si mourir ou ressusciter, rester ou partir, monter ou descendre, faire l’ange ou faire la bête, avoir une mémoire ou un avenir, aller vers l’Orient ou vers l’Occident, être Roumain ou être Français n’était qu’une seule et même chose : assumer la responsabilité d’une histoire qui, quoiqu’on fasse, est la nôtre. NOTES 1 Frédéric Prokosch, Notes sur l’exil, maladie créative, in Marges et exils, L’Europe des littératures déplacées, Bruxelles, Editions Labor, 1987, p. 77. 2 Cf. J.-J. Wunemburger, La raison contradictoire, Paris, Albin Michel, 1990, p. 11. 3 Ion Caraion, Les Mots en exil, in Marges et exils, éd. cit., p. 48. 4 Idem, ibid., p. 52. 5 Idem, ibid., p. 49. 6 Cf. Histoire et utopie, Paris, Gallimard, “Folio/Essais”, 1960, p. 9-10. 7 Bréviaire des vaincus, in Oeuvres, Paris, Gallimard, “Quarto”, 1995, p. 529-532. 29 8 Idem, ibid. Paul Miclãu, Roumains déracinés, Paris, Ed. Publisud, 1995, p. 68. Nous renvoyons désormais à cette édition. 10 Georges Haldas, Deux patries : une visée, in Marges et exils, éd. cit., p. 173. 11 Dumitru Tsepeneag, Hôtel Europa, Paris, Editions P.O.L., 1966. Toutes les références renvoient à cette édition. 9 CONSIDÉRATIONS SUR QUELQUES THÈMES FONDAMENTAUX CHEZ CIORAN par FLORIN OCHIANĂ I. Racines autobiographiques de la haine "Il n’est pas bon pour l’homme de se rappeler à chaque instant qu’il est homme. Se pencher sur soi est déjà mauvais ; se pencher sur l’espèce, avec le zèle d’un obsédé, est encore pire ; c’est prêter aux misères arbitraires de l’introspection un fondement objectif et une justification philosophique. Tant qu’on triture son moi, on a le recours de penser qu’on cède à une lubie ; dès que tous les moi deviennent le centre d’une interminable rumination, par un détour on retrouve généralisés les inconvénients de sa condition, son propre accident érigé en norme, en cas universel." 1 Cioran se souvient à chaque instant qu’il appartient à l’humanité. Ignorer cette malédiction serait son plus grand bonheur. Mais comme il n’arrive jamais à le faire, il vit constamment dans l’anomalie d’être. Ce fait contredit l’essence même de la vie. De sorte que chez Cioran "être" signifie "vivre dans le mal". La coexistence de l’être humain avec les autres et surtout avec soi-même devient un perpétuel combat, lequel obéit à un seul sentiment, le plus puissant qu’on arrive à éprouver : la haine. Le moteur de la pensée cioranienne, c’est la haine. Sentiment immense qui, s’il pouvait éclater dans toute sa plénitude - Cioran dirait "dans tout son vide" -, détruirait l’univers dans sa totalité. Mais cette explosion ruinerait d’abord la personne de celui qui la contient et qui doit écrire pour chasser ses démons intérieurs. Car Cioran se déteste autant qu’il déteste l’univers. Il ne saurait jamais ignorer les vertus de la haine qu’il connaît de si près : "(...) la haine n’est pas un sentiment mais une puissance, un facteur de diversité, qui fait prospérer les êtres aux dépens de l’être. Quiconque aime son statut d’individu doit chercher toutes les occasions où il est obligé de haïr (...)."2 Mais comment arrive-t-il à désirer de vivre à fond ce sentiment ? Quel mal le torture et quelles en seraient les racines ? 30 La haine, c’est un sentiment qui se fait jour dès la jeunesse de Cioran, voire dès son enfance - sans qu’il en soit conscient, semble-t-il. On n’a pas coutume aujourd’hui de lier l’œuvre et la vie personnelle d’un écrivain. Quand même il y a dans la vie du penseur nombre d’événements qu’il évoque toujours et lesquels l’on profondément marqué. Il suffit de laisser voix aux faits biographiques pour qu’on y devine aussitôt les possibles sources de la haine d’autrui et de soi. Son enfance semble avoir été profondément marquée par la "chute" qu'il a subie lors de l'arrachement de son village natal, Rã}inari, où il menait une vie tout à fait heureuse. Car Cioran n’a de cesse d’évoquer (dans ses Entretiens ou bien lorsqu’il parle de cette période) la douloureuse rupture d’avec son milieu naturel : "Mon enfance était le paradis terrestre. Je suis né non loin de Hermannstadt dans un village de montagne roumain, et du matin au soir j'étais constamment dehors. Lorsque j’ai dû quitter ce village à dix ans pour entrer au lycée, j’ai eu le sentiment d’une grande catastrophe."3 L’inadaptation au nouveau milieu où il se voit obligé de vivre crée un état de malaise profond, une sorte d’agression provocatrice d’une tristesse sans pareil. Mais cette angoisse remonte encore plus loin. Cioran a toujours cru qu’il y avait une "malédiction" qui pesait sur sa famille. Quand il perd sa mère, en 1966, il se rend compte que celle-ci lui a transmis "le délice et le poison de la mélancolie"4. On dirait donc qu’il s’agit là d’un mal génétiquement hérité de sa mère. Cioran ne peut pas y échapper parce qu’il naît en lui dès le premier jour de son existence. En 1924 il s'installe avec la famille à Sibiu. Cette rupture marque le commencement de son éternel exil mais aussi de ses lectures (Diderot, Eminescu, Balzac, Dostoïevski, Schopenhauer, Nietzsche, etc.) et surtout le début de ce qu'on pourrait appeler son "irresponsabilité" (modalité de se réfugier et de cacher son inadéquation au monde . Ce faisant, il commence déjà à sentir une aliénation qui lui fait loger dans le monde illusoire des livres. En outre, il refusera sans relâche toute responsabilité - et les livres seront toujours un merveilleux prétexte pour qu'il s'évade ailleurs : "A travers les années, pour fuir mes responsabilités (souligné par nous, F.O.), j'ai lu, j'ai lu n'importe quoi des heures durant chaque jour. Je n'en ai tiré aucun bénéfice évident, sinon que j'ai réussi à me donner l'illusion d'une activité. Peu de gens ont dévoré autant de livres que moi. Dans ma première jeunesse, je n’étais attiré que par les bibliothèques et les bordels."5 Mais l’exil le plus douloureux est l’exil du sommeil, l’insomnie, expérience capitale de l’existence de Cioran. "Déraciné" à plusieurs reprises, exilé de partout, il avoue dans un entretien avec Michael Jakob l’importance de ce drame qui apparaît à l’âge de vingt ans à Sibiu : "Pourquoi Sibiu a été une ville importante pour moi ? Parce que c’est là que j’ai subi le grand drame de ma vie, un drame qui a duré plusieurs années et qui m’a marqué pour le restant de mes jours. Tout ce que j’ai écrit, tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai élaboré, toutes mes divagations, trouvent leur signe dans ce drame : aux alentours de vingt ans, j’ai perdu mon sommeil."5 Cette expérience le fait sortir de la normalité, l’oblige à être lucide vingt-quatre heures par jour. Elle transforme chaque journée en un combat "perdu d’avance", parce que c’est la veille ininterrompue, la conscience sans oubli. C’est alors, dit Cioran, qu’on entre "en conflit avec tout le monde" et qu’on a l’impression d’être différent. La suite, 31 c’est l’apparition d’un "orgueil dément". L’excès de conscience mène à un mépris absolu du monde extérieur : "mes semblables passaient pour des animaux à mes yeux"6, vu qu’ils n’étaient pas lucides sans discontinuité. Naturellement, on arrive à embrasser la voie de la négation. Dépourvu de la chance d’oublier et surtout de s’oublier soi-même, ce sentiment d’orgueil et de défaite singularise l’individu en donnant naissance au dégoût démesuré de tout ce qui est. Dès lors, Cioran s'exercera au néant. Son univers sera par excellence livresque, un brillant édifice fait de paradoxes et de violence. Lorsqu’il commence ses études en philosophie à Bucarest, ses crises d'insomnie continuent et il est obsédé par l'idée de la mort. Mais ce qui le distingue parmi ses collègues de génération est l’orgueil auquel il ne renoncera jamais, même quand il fait semblant d'être modeste. Dans sa correspondance de jeunesse avec Bucur Tincu, nous découvrons un Cioran qui commence à sentir de plus en plus sa différence par rapport à autrui. Néanmoins c'est lui qui fait perpétuer cette différence : "Si je peux m'assumer quelque mérite, quelque qualité personnelle, alors ce serait une vive perception de la réalité, par l'élimination de toute illusion. Personnellement, je n'admets d'idéaux ni de rêveries ni d'exaltations. Je trouve beaucoup plus belle l'observation réelle de la vie que l'exaltation puérile. Je n'ai jamais pu m'encadrer dans le type actif et passionné; j'ai toujours aimé davantage le type contemplatif et froid."7 Certes, il s’agit là d’une affirmation du moins bizarre, surtout parce que Cioran fait ses débuts sur "les cimes du désespoir" et veut "transfigurer" son pays par un livrepamphlet extrêmement virulent et pathétique. Tout comme l’œuvre, la vie de Cioran est faite de contradictions, de paradoxes, de renversements continuels du pour au contre : ce qu'il affirme en théorie est nié en pratique et inversement. Et cela surtout pendant sa jeunesse, intensément vécue sous le signe du masque. Dans une autre lettre adressée au même Bucur Tincu, Cioran confesse avoir pris la décision de renoncer aux discussions philosophiques, parce que leur but n’est pas la distinction de l'homme, mais l'ambition d'être le premier : "Or moi, comme je ne supporte pas être le deuxième dans une discussion, je préfère une distinction qui reçoive sa noblesse seulement d'une réflexion intérieure au lieu d'être le premier par la violence et le paradoxe."8 Il faut remarquer, encore une fois, que ses premiers livres attirent l'attention du public et de la critique surtout par la violence et le paradoxe, qui ont leur source justement dans cette ambition d'être toujours le premier. Plus loin, Cioran demande à son ami un service : il avait envoyé à une revue un article qu'on n'avait pas publié normalement, puisque le directeur était un idiot et il ne comprenait rien à la culture! Mais Cioran est gêné par ces "crétins"; il prie donc Bucur Tincu de solliciter l'article en question. Dans ce pays maudit, continue Cioran, on peut réussir seulement si l'on a des relations personnelles et des recommandations. L'objectivité qui y est réellement nécessaire n'existe pas. Mais il fait lui-même preuve de subjectivité quand il écrit ensuite : "Il y a un subjectivisme exécrable dans cette nation, qui empêche fatalement et inévitablement toute tentative de valorisation juste. Ne trouves-tu pas intéressant le fait que les 'philosophes' de Bucarest veulent chasser Nae Ionescu de la faculté ? Je mets de côté le fait que les connaissances de cet homme sont très médiocres 32 pour reconnaître certaines aptitudes philosophiques incontestables et qui justifient à elles seules l'étude de la philosophie. L'érudition pervertit les dispositions philosophiques de l'homme, le fixent dans l'histoire et le détourne de la contemplation naïve, source de la création philosophique."9 Cette idée écrite de la main de celui qui passe toute sa jeunesse et sa vie à dévorer des livres semble, encore une fois, bien étrange. Cioran utilise-t-il cette réflexion seulement pour défendre Nae Ionescu ? Il avoue ensuite qu'il n'y a à Bucarest aucun professeur qui le connaisse bien. Pourquoi? C'est la faute à Cioran : "Je n'aime pas me sentir inférieur à personne et pour cette raison j'évite l'arrogance et la suffisance avec lesquelles les professeurs traitent les étudiants."10 Même quand il affirme quelque chose qui puisse l'incriminer, Cioran rejette toute responsabilité. Dans la lettre suivante, celle datée du 10 novembre 1931, il confesse avoir appris l'art d'épater, en offrant à ceux qu'il ne respecte pas des listes éblouissantes de livres qu'il n'a jamais lus avec "tant de confiance" ! C'est, dit-il, qu'il est un "escroc intellectuel" en germe, avec "des tendances de parvenir". Et il continue : "Que cela soit vrai, c'est chose évidente; mais j'ai un fond de sincérité que je dois comprimer à cause du scepticisme vulgaire qui domine toute l'atmosphère d'ici."12 Il a toujours des difficultés pour publier quoi que ce soit. L'amertume et le dégoût l'envahissent et il devient de plus en plus misanthrope. Il déteste la médiocrité de ceux qui refusent de publier ce qu'il écrit. Il éprouve de répugnance presque tout le temps. La souffrance physique qui fait son apparition lui donne un sentiment de fierté : il se croit différent (encore et toujours), parce qu'il connaît en profondeur des maladies touchant généralement des gens vieux. Cela le sépare du monde et coupe toute relation personnelle, de sorte qu'il finit par se dire un jour "Je suis une existence ridicule". Le besoin d’évider ce qu’il ressent devient impératif, surtout pour sa santé mentale. Il affirme, le 5 avril 1932, qu’il est un homme unique parmi ses collègues de faculté : "Je ne sais pas si tu as observé, de ta propre expérience, le phénomène singulier qui fait que celui qui souffre, même s'il n'est pas très doué, s'attribue une valeur et une excellence dans l'univers que l'homme commun ne peut pas concevoir. (...) De tous ceux que j'ai rencontrés à Bucarest - qu'ils soient des connaissances ou des anonymes, certains d'entre eux beaucoup plus âgés que moi - il n'y a personne qui ait une expérience plus tourmentée de vie que moi, et je peux dire cela sans aucune réserve."13 C'est le fiel, selon ses propres dires, qui lui donne "le courage de l'affirmation, l'audace de l'expression et le penchant vers le paradoxe (pascalien ou kierkegaardien)". En 1932, il traverse une période de crise ; il éprouve le déchirement intérieur d'un être "en proie à la destruction et à la mort". Sa destinée lui rappelle le Pascal des dernières années de vie, quand celui-ci ne pouvait plus réaliser quoi que ce soit, car il n’était plus capable que de se promener seul et sans but. Il prend alors la décision (respectée toute sa vie) de se faire remarquer par une attitude extrême; parce qu’il n'a peur désormais d'aucune idée et d'aucune attitude. On le considère "cynique", et il reconnaît l'être "si cela signifie sincérité poussée jusqu'au paroxysme."14 Le résultat de tout cela sera Sur les cimes du désespoir, livre qu'il écrit à Sibiu. C'est une "explosion salutaire", c'est un cri, c'est la suite de ce sentiment d'inutilité que 33 Cioran vit en 1932. Il déclare lui-même dans la Préface à l'édition française que le livre est le résultat de ses longues nuits d'insomnie, cette "lucidité vertigineuse qui convertirait le paradis en un lieu de torture". Et il continue : "si je ne l'avais écrit, j'aurais sûrement mis un terme à mes nuits."15 Il y a une évolution dans l'état que Cioran expérimente pendant sa jeunesse. Depuis "la chute" de Rãsinari, il se trouve tout le temps en exil, surtout à Bucarest, la ville où il ne peut pas vivre, peuplée de médiocrités qu'il hait. Le refus de ce milieu tourne cette haine contre lui-même, de sorte que la source de la création de Cioran devient la haine de soi. Cela commence par le dédain du jeune homme qui, à cause à la fois de sa timidité et de son insolence, est marginalisé et se marginalise à Bucarest. Exacerbés, sans doute, ses sentiments l'emportent et il connaît de plus en plus le désespoir, jusqu'à ce qu'il se dise "je suis une existence ridicule". Cioran nourrit ses obsessions qui deviennent de plus en plus violentes. Chaque fois qu'il écrit un livre, c'est toujours pour se délivrer, se vider, c'est pour exorciser ses démons intérieurs (le Précis de décomposition, son premier livre en français, composé quatre fois de suite, est toujours une explosion, car il s'était tu trop longtemps16). A coup sûr, Cioran a besoin d'écrire pour se calmer. Quand il affirme que l'écriture est une thérapie, ce n'est pas un mensonge. Voilà ce qu'il éprouve après avoir commencé Sur les cimes du désespoir : "Je dois te dire dès le début que mon existence en province n'est pas du tout ennuyeuse. Si je voulais me divertir dans cette ville sans putains, je deviendrais sûrement fou. Je me contente de la musique, j'en écoute beaucoup. Pour le reste, j'écris et je lis. J'ai écrit presque la moitié du livre que j'avais préparé. Il est tout fait de fragments (2 ou 3 pages) lyriques, de la plus bestiale et apocalyptique tension. J'y ai dit des choses dévastatrices; ces pages sont tellement désolantes qu'elles réveilleront certainement la révolte sinon l'émotion."17 Cioran a besoin d'écrire. Il ne se trompe pas quand il affirme que chaque livre est un suicide remis à plus tard, car sa haine le ferait assurément se suicider. De cela même, il y a beaucoup de tragique dans son existence. Tragique qui provient de la trop grande différence entre son inaptitude à la vie et son orgueil. Il le dit lui-même : "Je suis un homme mal préparé pour la vie."18 Son domaine fort reste la théorie. Quand il essaie de réaliser quelque chose de palpable, il construit des châteaux en Espagne. Sa Transfiguration de la Roumanie reste un projet utopique qui prouve encore une fois qu'il vit dans un monde totalement illusoire, mais qui est aussi l’expression d’une haine paroxystique contre ce qu’il représente et contre ce que son peuple représente. Inapte à la vie réelle, inapte à la foi, bien qu'il fréquente, fasciné, les saints, il oscille entre le vide de la négation et le néant de l'affirmation. Quand on vit comme lui pour haïr et pour se haïr, il est évident que la négation y est chez elle. En ce sens il y a une histoire de sa jeunesse révélatrice de cette hypothèse. Lycéen, il aime une jeune fille une année entière sans oser lui parler. Quand, un beau jour, il la voit en compagnie d'un collègue appelé "le pou", il jure sur-le-champ d’en finir avec les sentiments et, en découvrant Weininger, il considère depuis les femmes "des zéros incarnés"19. Mais il n'essaie jamais de parler à la fille qu'il aime ! Timide éternel, sa haine déborde sur les pages blanches. Il y règle ses comptes avec le monde et surtout avec lui-même. Ses livres sont pleins de considérations sur la haine et autant de moyens thérapeutiques. Cioran commence à évider de plus en plus sa personne imbue de haine au fur et à mesure qu’il écrit. Toutefois il n’est jamais exempt de se supporter. De sorte 34 que vers le milieu de sa vie, lorsqu’il parle de la solitude complète qu’il a connu et qu’il connaît, il rêve d’un dieu méchant (son côté démoniaque) et d’un monde apocalyptique : "Solitude de la haine... Sensation d’un dieu tourné vers la destruction, piétinant les sphères, bavant sur l’azur et sur les constellations... d’un dieu frénétique, malpropre et malsain ; - démiurgie éjectant, à travers l’espace, paradis et latrines ; cosmogonie de delirium tremens ; apothéose convulsive où le fiel couronne les éléments... des créatures s’élancent vers un archétype de laideur et soupirent après un idéal de difformité... Univers de la grimace, jubilation de la taupe, de l’hyène et du pou... Plus d’horizon, sauf pour les monstres et pour la vermine. Tout s’achemine vers la hideur et la gangrène : ce globe qui suppure tandis que les vivants étalent leurs plaies sous les rayons du chancre lumineux..."17 Cioran restera toute sa vie un mystique sans ascèse et un esprit religieux sans foi. Etranger à tous et surtout à lui-même, il veut exprimer le côté raté de chaque homme, conjointement objet et sujet de la haine - qu’il s’agisse vraiment de cela ou d’un amour à rebours. Ou bien des deux à la fois. II. Haine et haine de soi dans les livres roumains de Cioran Nous avons donc pu constater qu’il y a dans la vie de Cioran nombre d’événements qui ont fortement contribué à la naissance et ensuite à l’amplification de l’obsession et de la haine de soi. Parmi d’autres faits qui ont laissé une empreinte sur sa pensée il faut rappeler l’héritage héréditaire, le déracinement de son village natal, Rasinari, le refuge illusoire qu’il cherche dans les livres, l’orgueil, l’inadaptation au monde de Bucarest et à la vie humaine en général, les insomnies, les maladies dont il souffre dans sa jeunesse et l’incapacité de réaliser quoi que ce soit de pratique. Le sentiment d'être différent y compte aussi pour beaucoup - et cela vient également du fait que toute la génération de Cioran est persuadée de sa destinée de "transfigurer" la Roumanie. Ajoutons encore quelques détails qui témoignent du fait que les racines de la haine vécue si intensément par Cioran sont biographiques. Nous savons qu’il n’a de cesse de déclarer que ses livres sont des suicides remis à plus tard. S’il n’avait pas eu la possibilité d’écrire, Cioran aurait à coup sûr mis un terme à sa vie, selon ses propres dires. Il considérait le monde bucarestois un monde sans profondeur, trivial, incapable de comprendre le paradoxe ou l’irrationnel. Toutes ses lettres de jeunesse y font référence ; jusqu’à ce que Cioran parvienne à vivre la première étape de la haine, c'est-à-dire le dégoût : "Mais au diable ! Je suis dégoûté de reprendre les mêmes considérations sur des riens (...) je suis dégoûté de toute cette complication de la vie moderne, de tout le tourment inutile en marge des mêmes riens."20 Le sentiment qu’il éprouve augmente constamment : c’est un état qui se nourrit de lui-même, tout en trouvant des sources constantes d’épanouissement dans les lectures de Cioran et dans le milieu où il vit. Le jeune homme veut échapper d’abord à soi-même et par la suite à tous les autres. Son univers livresque est radicalement abîmé par ses échecs personnels. L’échappatoire dans la philosophie ne lui sert à rien ; les problèmes impersonnels et abstraits à l’étude desquels il se dédie pour oublier son écoeurement 35 universel ne le rendent pas plus heureux. Il ne parvient pas à devenir son ami, tout comme il n'arrive pas à être l'ami de qui que ce soit : il est "unzufrieden"21 avec tout le monde. L’inconfort et la tristesse de Cioran causeront "un abandon complet au néant"22. Ses contenus spirituels n’ont plus de valeur ni de hiérarchie ; ce qui compte en particulier c’est l’irrationalité - un état au-delà du désespoir où, à cause de l’insomnie, on est amené à considérer tout d’un même regard : on uniformise les composantes de la vie et on arrive à la conclusion que rien ne vaut rien. C’est l’état, dit Cioran, quand l’homme se confronte à l’essence immaculée de l’existence, à sa pureté, mais aussi quand le dualisme réalité/conscience touche au paroxysme - c’est-à-dire à l’effondrement. C’est aussi le paroxysme de la lucidité, car Cioran sait d’ores et déjà que son avenir est conclu pour l'éternité : "Tu dois savoir que, si je survis, je me remarquerai par une attitude extrême ; j’en tirerai sans effroi les dernières conséquences. Je n’ai plus peur d’aucune idée et d’aucune attitude."23 Le penseur vit un perpétuel excès de conscience. Il commence à être attiré par le démonisme et le cynisme, cultive les états anormaux (la destruction, la maladie, la mort) et les apprécie pour leur fécondité. Il se sent vieux ; sa jeunesse est entièrement ravagée et il se considère un personnage dostoïevskien. Il a l’impression d’être Sur les cimes du désespoir ; c’est le titre de son premier livre, un livre thérapeutique, qui objective le trop-plein de Cioran et exprime son insatisfaction profonde et acérée à l’égard du monde, de la vie et de lui-même. C’est aussi la révélation de la vanité de toute philosophie. Dans la préface qu’il écrit à l’édition française, il présente l’éclosion de la guerre intestine de la pensée contre la conscience, qui finissent par se haïr elles-mêmes jusqu’à ce que l’existence du penseur devienne l’expression intégrale de l’enfer: "Les heures de veille sont au fond un interminable rejet de la pensée par la pensée, c’est la conscience exaspérée par elle-même, une déclaration de guerre, un ultimatum infernal de l’esprit à lui-même."24 Cioran sent une autre guerre se déclarer, celle entre lui et le monde. Le conflit intérieur devient l’expression corrosive d’un homme angoissé et malheureux ; la seule évidence qui puisse avoir de réalité est le néant. Le gouffre entre le "moi" de Cioran et le monde s’agrandit et risque de dévorer celui qui vit à des températures inimaginables par les médiocres. Son orgueil démesuré s’insurge contre la "bestialité" de la vie ; le démonisme intime qui l’a poussé vers les combles succombe devant le poison et la négativité de la vie. L’existence du jeune Cioran ne se suffit plus à elle-même et il rêve d’une purification par des "bains de feu". L’exilé de l’univers souffre d’une exaltation grandiose, d’une lucidité affolante qui se manifestent par le biais d’un lyrisme incontrôlable. Sa fébrilité accrue lui fait réfléchir en marge des thèmes comme la maladie, l’agonie, la mort, l’absurde et la tristesse. A ces thèmes viennent s’ajouter, dans Le Livre des leurres, ceux de l’amour, de la mystique, de la musique - seul refuge du marginal - et de l’érotisme. Dans ce deuxième livre, Cioran affirme que la haine est le sentiment qui maintient l’homme dans l’excès, c’est-à-dire dans un état qui seul mérite d’être connu et vécu. Le Livre des leurres est l’expression de la solitude absolue, de l’inquiétude complète, et la réflexion consciente sur la haine y apparaît déjà. Elle est graduelle : au début, on sent du dégoût et de la nausée. Le sentiment s’accroît et il menace d’envahir tout l’être de Cioran, y compris ses sensations et ses passions, de surmonter infiniment l’amour même, 36 l’unique abri devant la force dévastatrice du malaise. Le venin du dégoût éloigne l’homme de la vie ; il se transforme dans un état permanent, dans une obsession périlleuse et inquiétante. L’homme fielleux ne peut plus maîtriser la haine : ceux qui en seront les premières victimes sont ceux qu’on aime et non pas les ennemis. Voilà la raison pour laquelle on se sent abandonné, trahi, isolé - état extrême qui insinue dans l’âme l’angoisse, la vulgarité, le néant et la platitude. Par la suite, celui qui est dégoûté et sait ("Toute connaissance est une perte" dit Cioran25) est forcé de vivre en marge de l’existence, en marge de tout. La marginalisation se définit de nouveau dans les termes irrationnels et absolus de la haine: "Nous devons tous haïr ce monde de douleurs approximatives. Car nous n’avons à choisir qu’entre des douleurs absolues et infinies, et l’élan pur vers la vie. (...) Aimez et haïssez les souffrances ; mais ne les fuyez jamais. Traînez-vous sous la douleur mais qu’elle ne vous entraîne pas."26 Le Livre des leurres est l’expression d’un profond déchirement intérieur, tout comme Sur les cimes du désespoir. Il y a quand même une différence essentielle entre les deux : Cioran semble avoir définitivement adhéré dans ce deuxième ouvrage à la négation absolue et à la condamnation irrévocable de la vie, se refusant avec ténacité toute tentative de salut et de compromis. L’ouvrage roumain - puisque nous nous occupons dans cette première partie seulement des livres écrits en Roumanie - qui exprime le mieux la haine et la haine de soi de Cioran est, sans doute, La transfiguration de la Roumanie. On y traite de l’inconvénient d’être... Roumain ; c’est un ouvrage scandaleux et controversé à l’époque de son apparition. On a beaucoup écrit en marge des prétentions ahurissantes du jeune "révolutionnaire". Cioran a voulu expliquer la furie et la passion de naguère dans un ouvrage paru après sa mort, Mon pays : il y affirme avoir aimé et détesté avec la même frénésie la Roumanie, et c’était la raison pour laquelle il voulait lui forger un autre avenir, sans y croire, auquel il s’attachait par une sorte de masochisme : "Ma haine amoureuse et délirante n’avait, pour ainsi dire, pas d’objet ; car mon pays s’effritait sous mes regards. (...) Au lieu de diriger mes pensées sur une apparence plus réelle, je m’attachais à mon pays parce que je pressentais qu’il m’offrait le prétexte à mille tourments, et que, tant que je songerais à lui, j’aurais à ma disposition une mine de souffrances."27 La réflexion lucide sur l’état "déraisonnable" de la génération roumaine de 1927 constitue une occasion pour Cioran de divaguer sur le thème de la haine ; il n’en reste pas moins que le sentiment est depuis longtemps révolu, ce qui permet une analyse objective et consciente. Cioran avait besoin à l’époque de détruire, mais il ne savait pas très bien qui ou quoi. Il se décide donc de verser sa haine sur les ancêtres muets, inefficaces et ratés. Néanmoins cette haine sans objet finit par le fatiguer et alors il se laisse envahir par une haine plus vaste, qui comprenait le monde entier et partait du dégoût du semblable pour arriver à l’anarchie universelle. Elle n'a pas encore d'écho ; le penseur n’a d’autre solution que de la diriger contre lui-même. Il s’agit d’un sentiment qui dépasse infiniment la haine des animaux, dit Cioran, car celle-ci dure un instant et n’est pas accrue par la réflexion. A la différence de cette haine instinctuelle, la haine humaine "(...) atteint de telles proportions que ne sachant plus qui détruire, elle se ‘fixe’ sur nous-mêmes. Ainsi il en fut de moi : je devins le centre de ma haine. J’avais 37 haï mon pays, tous les hommes et l’univers ; il me restait de m’en prendre à moi : ce que je fis par le détour du désespoir."28 Avec La transfiguration de la Roumanie, Cioran inaugure la nouvelle étape de sa pensée relative à la haine : l’orgueil commence à s’évanouir pour laisser place à la véritable haine de soi. Le seul adversaire digne d’attention dans cet univers, considère le penseur, c’est Dieu. Cioran veut régler une fois pour toujours ses comptes avec la tentation de la sainteté, du salut, de la foi, de la divinité, dans le livre suivant, Des larmes et des saints. L’accueil de ce nouveau dessein rocambolesque n’est pas du tout favorable. Bien au contraire, Cioran est critiqué par tout le monde, y compris par sa mère, à laquelle il dit que c’est le livre le plus religieux de Balkans. En fait, il n’est pas attiré par les sainteté, mais par les saints et les saintes, des cas pathologiques incompréhensibles excédant l’expérience ordinaire de l’humanité. On y retrouve les mêmes coordonnées du dégoût et de la nausée causés par l’idée d’homme. Cioran revit une expérience identique aux premières ; il ressent avec violence son affliction et cela le rend unique - au moins c’est ce qu’il croit. Il veut se libérer de l’obsession du semblable, de l’exil dans l’être et de l’aliénation dans l’existence : "On se libère dans la mesure où l’on déteste les hommes. Il faut les haïr pour pouvoir adhérer aux perfections inutiles, aux déchirements et aux béatitudes, hors du temps, hors de l’histoire."29 Le penseur s’impose un devoir : celui d’être seul, toujours plus seul. Il renonce alors à tout leurre et à tout désir, y compris à celui d’un possible salut. Inapte à la foi, il devient l’adepte d’une croyance à rebours, inverse, qui fait de Dieu le néant suprême, une superbe illusion des gens en proie au délire et dignes de haine : "Il y a des moments où, sentant bouillir en moi une haine assassine à l’encontre de tous les ‘agents’ de l’autre monde, je les soumettrais à des supplices inouïs. (...) Comment ne pas honnir toute l’engeance du paradis, qui provoque et entretient cette soif maladive d’ombres et de lumières venues d’ailleurs, de consolations et de tentations transcendantes ?"30 En dehors de la musique et de la poésie, rien n’a plus de valeur pour le jeune nihiliste. Dieu même est un solitaire doué d’une seule qualité : c’est l’interlocuteur des nuits blanches d’un autre solitaire. La divinité ne suscite pas de réflexions théologiques (la théologie n’est que la négation de la divinité) ; le règlement des comptes avec Dieu est un problème personnel. Qui, malheureusement, n’a pas d’issue. C’est pourquoi Cioran se penche de plus en plus attentivement sur l’instinct criminel de l’homme, qui l’éloigne de l’amour. Aussi l’humanité devient-elle une somme d’individus qui essaient de refouler leur dégoût et leur haine : des bourreaux ratés, comme Cioran, qui s’assouvit aux sources de la haine : " Je ne te demande plus, Dieu, que de m’oublier, et que tu veuille seulement la paix de ma haine. (...) Car je sais trop bien, Dieu, que ton seul péché est de penser à moi. Tourne donc ton coeur de la créature et sauve-moi en m’oubliant. Tu es trop vieux dans l’être et trop jeune dans la haine. Or la haine engloutit l’être et ses sources. Créateur irresponsable et innocent, ta fin est de mendier la miséricorde de tes progénitures ! Combien nous sommes seuls, Dieu ! "31 38 Selon ses propres dires, Cioran ne peut aimer Dieu qu’en le haïssant. Il accomplit sa crise religieuse par une confession qui renforce l’idée du vide intérieur complet. Seul avec Dieu, il lui demande de prier pour celui dont l’âme est morte à jamais. Le pénultième livre roumain de Cioran continue sur la même tonalité, mais la place occupée par le thème de l’ennui augmente. Ce qui veut dire que les hantises du penseur commencent à se diluer, qu’il est en quelque sorte fatigué par ce combat infructueux et vit maintenant dans "le dégoût de tout". Le crépuscule des pensées est un mélange de méditations amères en marge de tous les thèmes des premières créations. Le lyrisme y est beaucoup diminué, et cela à cause de l’ennui : " Une horde d’anges ou de diables a posé sur mon front la couronne de l’ennui. Mais elle ne peut faire ombre à la puissance des espoirs vains d’un coeur passionnément épris du monde. C’est le ciel, et non la terre, qui m’a rendu ‘pessimiste’. L’impuissance à être, consécutive à la pensée de Dieu..."32 Le sentiment de solitude et de souffrance s’agrandit ; mais il n’occupe plus de centaines de pages pathétiques. La formule de Cioran devient de plus en plus "française", lapidaire et concentré. Le penseur devient conscient du fait qu’il professe une mystique négative (il s’approche de Dieu par la méchanceté) et qu’il croit sans croire et vit sans vivre. La haine même se transforme en un sentiment dont la nature est religieuse, puisqu’elle nous approche par l’excès de Dieu - objet de la quête éternelle de Cioran et aussi objet de la haine (encore) absolue de celui-ci. Mais ce sentiment se tourne à nouveau contre sa propre personne : "La haine contre Dieu part du dégoût de soi-même : on le tue pour masquer sa propre chute."33 Naufragé de l’Absolu, Cioran identifie irrévocablement le néant à Dieu et le monde au rien. Il a connu, pendant sa jeunesse, l’extase, qu’il voit comme un " vide triomphal ", la révélation ultime de l’inutilité de tout ce qui existe. C’est une autre sorte de chute, un autre type d’exil, ainsi qu’une autre source possible de la recherche désespérée qui apparaît dans les premiers livres. Pathétique et virulente dans Sur les cimes du désespoir, Des larmes et des saints et Le Livre des leurres, elle annonce sa propre fin dans Le Crépuscule des pensées car elle est trop fatiguée à force de s’employer seule. Comme le suggère le titre, le livre préfigure le déclin de Cioran, dans ce sens que sa pensée n’engendrera plus de thèmes nouveaux de réflexion mais développera les mêmes obsessions jusqu’à ce qu’il les pulvérise dans l’ivresse de la haine : "Veiller inutilement l’incompréhensible du monde et de Dieu, et tirer des souffrances de la science ! Je suis ivre de haine et de moi."34 Ivre de venin et de lui, Cioran l’est dans toutes les créations roumaines. Le dernier livre que Cioran écrit dans sa langue natale est le Bréviaire des vaincus. C'est une création qui demeure inconnue jusqu'en 1991, quand elle est publiée pour la première fois. On y voit un Cioran fatigué, imbu de tristesse et de lyrisme, un penseur qui est en train de perdre à jamais quelque chose. Il ne s'agit pas de son identité, puisqu'il s'est toujours déclare apatride, mais d'un renoncement, le renoncement à sa langue, à ses illusions, à ses croyances : "La terre s'étale sous nos pas pour que nous nous dispersions. J'ai regardé en haut, j'ai regardé en bas et dans toutes les dimensions du grand n'importe où - j'ai 39 découvert partout l'échec de ma vie. (...) Dans la main de qui déposer ma nature ? Et à qui transférer l'honneur du découragement ?"35 Désormais Cioran aura un nouveau combat à mener : celui contre la langue française. III. Du "penseur d'occasion" au "secrétaire de mes sensations" Tout comme Sur les cimes du désespoir, le Précis de décomposition, premier livre français de Cioran (paru en 1949, neuf ans après Le crépuscule des pensées), constitue une explosion qui suit à un silence prolongé. Cioran avoue que ce livre est l'apogée du "débridement et de la folie"36 de sa jeunesse. L'explication définitive qu'il veut avoir avec le monde le concerne en grande partie : c'est d'abord avec lui qu'il veut avoir une explication. Le fait qu'il a écrit et réécrit le Précis quatre fois de suite témoigne de l'orgueil et de l'ambition de Cioran : toucher à la perfection dans une langue universelle. Mais c'est aussi une thérapie, répétée encore une fois, qui l'aide à exorciser la solitude et la haine, ainsi que ses thèmes fondamentaux de réflexion : l'ennui, le désir, le désespoir, le malheur, Dieu. Ce qui est nouveau par rapport aux écrits antérieurs, c'est l'apparition d'une typologie cioranienne qui inclut l'anti-prophète, le réactionnaire, le renégat, le mendiant - figure omniprésente dans la création de Cioran -, le métèque, dédoublements de son moi, facettes de sa personnalité unique et changeante, protéique : ce sont "ses héros". Mais il y a dans le Précis des fragments entiers consacrés à la haine : il ne s'agit plus de réflexions éparpillées, mais d'un ancrage solide dans ce sentiment, d'une prise de conscience complète de son rôle particulier et unique. Dans le fragment qui vise l'Itinéraire de la haine, Cioran affirme qu'il ne hait personne : c'est la haine qui l'habite, et vit dans son sang. Il a voulu autrefois aimer la terre et le ciel ; il a rencontré en échange partout la mort, ce qui a tourné l'amour en poison, pareil au persécuté devenu persécuteur, à la victime devenue bourreau, au bénitier changé en crachoir : "c'est le rythme inéluctable du progrès". A côté de la pitié, la haine et surtout la haine de soi menacent l'équilibre fragile de l'être humain et s'expriment dans le paradoxe : "Haïr tout et se haïr, dans un déchaînement de rage cannibale ; avoir pitié de tout le monde et se prendre soi-même en pitié, - mouvements en apparence contradictoires, mais originairement identiques ; car on ne peut s'apitoyer que sur ce qu'on voudrait faire disparaître, sur ce qui ne mérite pas d'exister."37 Tout devient alors haine : l'amour à rebours s'étend partout dans le monde et s'y identifie, s'annulant lui-même de cette façon. La haine et la haine de soi dévoilent le degré le plus bas de la vitalité humaine, car le plus souvent elles n'ont pas de motivation. L'homme se transforme alors en assassin, en fou, en dieu stérile et ne pense qu'à la destruction et au crime. La solitude de la haine y est si prégnante que Cioran imagine un dieu s'exerçant continuellement à l'extinction de sa création avortée dans un univers apocalyptique, pourri et hideux , peuplé par des créatures malades. Pour Cioran, l'histoire n'est que l'agrandissement du Mal ; on ne peut jamais l'imaginer dépourvue de ses désastres, puisque cela serait pareil à une nature sans saisons. Et le penseur renchérit encore, attendant avec impatience le jour où l'Ennui fera les hommes sortir dans les rues, étancher leur soif de sang dans un élan auto-destructif général. Toute cette pensée négative culmine dans un Exercice d'insoumission blasphématoire où Cioran déverse toute sa haine contre le mauvais démiurge : 40 "Combien j'exècre, Seigneur, la turpitude de ton œuvre et ces larves sirupeuses qui t'encensent et te ressemblent ! Te haïssant, j'ai échappé aux sucreries de ton royaume, aux balivernes de tes fantoches. Tu es l'étouffoir de nos flammes et de nos révoltes, le pompier de nos embrasements, le préposé à nos gâtismes. (...) Que ton œuvre cesse ou se prolonge, qu'importe ! Tes subalternes ne sauraient parachever ce que tu hasardas sans génie. De l'aveuglement où tu les plongeas, ils sortiront pourtant, mais auront-ils la force de se venger, et toi de te défendre ? Cette race est rouillée, et tu es plus rouillé encore. Me tournant vers ton Ennemi, j'attends le jour où il volera ton soleil pour le suspendre à un autre univers."38 On peut croire que le Précis de décomposition représente, en quelque sorte, l'abdication définitive de Cioran, qui est prêt à renoncer à sa quête, si quête il y a, et à la recherche d'un sens absolu, quel qu'il soit. Ce livre constitue ce que Sur les cimes du désespoir constituait pour le jeune penseur roumain - une échappatoire, une thérapie. Mais les obsessions de Cioran ne perdent pas de leur force, bien au contraire, elles augmentent, tout en s'affinant, comme le prouvent les livres suivants. Le livre suivant, intitulé Syllogismes de l'amertume, est composé de réflexions diverses qui tournent autour des mêmes thèmes : la solitude, l'ennui, Dieu, la sainteté, le doute. C'est un livre qui n'a pas beaucoup de succès, et c'est la raison pour laquelle l'auteur l'apprécie davantage. Mais c'est là l'opinion des critiques ; le public, en échange, connaît et admire ces aphorismes graves, parfois paradoxales, toujours brèves et concises. C'est la forme qui convient le mieux à Cioran : il semble renoncer définitivement au lyrisme et à l'injure. Concentrées et denses, ses phrases veulent faire plutôt l'apologie du silence ; la pensée fragmentaire devient maintenant encore plus fragmentée. C'est la position de celui qui puise sa création aux sources du doute et de la fatigue. Mais il lance parfois des cris ; surtout quand il parle de ses idoles d'autrefois (dont Nietzsche). L'histoire de l'humanité n'est qu'un "vertige" ; elle vit dans un immense "cirque de la solitude". "L'homme sécrète du desastre"39, décrète Cioran, il est donc naturellement voué à l'autodestruction, à la haine, car "L'histoire des idées est l'histoire de la rancune des solitaires"40. Les sujets qui occupent des pages entières sont Dieu et l'Ennui. Cioran s'attaque, comme toujours, à la religion, et surtout à la théologie. D'ailleurs, Dieu même ne renvoie qu'à l'Ennui atemporel, éternel, irréversible et inévitable. Les saints reposent dans la gloire de leur supériorité et brillent seulement quand ils ont l'occasion de manifester leur vrai moi, celui qui hait : "De tout ce que les théologiens ont conçu, les seules pages lisibles et les seules paroles vraies sont celles dédiées à l'Adversaire. Combien leur ton change, leur verve s'allume lorsqu'ils tournent le dos à la Lumière pour vaquer aux Ténèbres ! On dirait qu'ils redescendent dans leur élément, qu'ils se redécouvrent. Ils peuvent haïr enfin, ils y sont autorisés : ce n'est plus du ronron sublime ni des ressassements édifiants. La haine peut être vile ; s'en défaire pourtant est plus dangereux qu'en abuser. L'Eglise, dans sa haute sagesse, a épargné aux siens de tels risques ; pour satisfaire leurs instincts, elle les excite contre le Malin ; ils s'y cramponnent et le grignotent ; par bonheur, c'est un os inépuisable... Si on le leur ôtait, ils succomberaient au vice ou à l'apathie."41 Les aphorismes sur l'Ennui apparaissent partout ; le ciel et la religion ne sont que des ersatz qui ne parviennent à résoudre le tragique de notre existence : 41 "Vomir ? prier ? - L'Ennui nous fait monter vers un ciel de Crucifixion qui nous laisse dans la bouche un arrière-goût de saccharine."42 En échange, la Tentation d'exister commence avec un chapitre intitulé Penser contre soi, exercice dans lequel Cioran excelle, sans doute. L'excès y devient maintenant la violence du déséquilibre humain. Ceux qui l'éprouvent sont leurs propres ennemis, et c'est pourquoi ils ne doivent rien aimer de ce monde. Cioran tourne son regard vers l'Orient, avec ses réserves de sagesse, par opposition aux "violents" occidentaux lesquels s'obstinent à trouver le bonheur, ne sachant que le chemin vers la paix intérieure est le renoncement. Les maîtres de cette pensée contre soi sont Baudelaire, Nietzsche et Dostoïevski, qui ne font que nous enseigner l'art d'élargir nos maux par une guerre éternelle contre notre être. L'Orient nous enseigne au contraire l'art de maîtriser la souffrance ; que dire alors des saints chrétiens, des mystiques comme Maître Eckhart lequel, par l'utilisation constante du paradoxe, crée une tension extrême entre lui et la divinité, se rapprochant plutôt du diable ? Car le paradoxe dévoile l'essence satanique de l'homme, le penchant vers la haine et la haine de soi : "La sainteté - inspiration ininterrompue - est un art de se laisser mourir de faim sans... mourir, un défi jeté aux entrailles. (...) Mus par des impulsions sauvages, les saints avaient réussi à les maîtriser [nos appétits, F.O.], donc à les conserves secrètement. Ils n'ignoraient pas que la charité puise sa force dans nos drames physiologiques et qu'ils devaient, pour s'attacher aux êtres, déclarer la guerre au corps, le pervertir, le martyriser et le soumettre. Chacun d'eux évoque un agresseur qui, soudain converti à l'amour, s'emploierait ensuite à se haïr. Et ils surent se haïr jusqu'au bout ; mais, une fois cette haine de soi épuisée, ils étaient libres, dégagés de toute entrave ; l'ascèse leur avait dévoilé le sens, l'utilité de la destruction, prélude de la pureté et de la delivrance."43 Quant à lui, Cioran, il reste un sceptique. Un sceptique qui affirme que le phénomène humain a ses racines justement dans la haine de soi : "Je me hais : je suis homme ; je me hais absolument ; je suis absolument homme. Etre conscient, c'est être divisé d'avec soi, c'est se haïr. Cette haine nous travaille à notre racine, en même temps qu'elle fournit la sève à l'Arbre de la Science."44 C'est de cette façon que l'homme s'éloigne de soi et du monde ; par conséquent, il n'a plus d'existence. Son devoir maintenant est de s'anéantir, car il est son seul ennemi. Jeté en dehors de la destinée (un "masque"), l'homme a perdu le sens du salut, car il est incapable d'adhérer complètement à une réalité quelconque. Il est étranger à lui-même, et il le restera jusqu'à la fin de son existence. Cette haine révèle ses vertus dans La Chute dans le temps aussi, où Cioran, fidèle à ses obsessions, étend ses pouvoirs absolus : la haine, c'est le moteur de toutes les actions humaines, c'est la motivation des missionnaires qui essaient de convertir les autres, de soumettre ainsi les indifférents. Incapable d'amour, capable seulement de décevoir les autres et de se décevoir lui-même, l'homme se trouve dans une permanente agonie, de laquelle il peut sortir par une seule force, la haine. Lorsqu'il parle de Tolstoï, Cioran a un nouvelle occasion de réfléchir en marge de la mort et de la haine : "La haine ne conduit pas à la délivrance, et on ne voit guère comment de l'horreur de soi et de tout on peut faire un saut dans cette zone de pureté où la 42 mort est dépassée, 'finie'. Haïr le monde et se haïr, c'est prêter trop de crédit au monde et à soi, c'est se rendre inapte à s'affranchir de l'un et de l'autre. La haine de soi témoigne surtout d'une illusion capitale."45 Qu'il fasse le portrait du sceptique, du démon, du malade ou du calomniateur, Cioran affirme invariablement que leurs actions partent de la haine et de la haine de soi. Le premier, par exemple, un "mort-vivant" qui subit défaite après défaite, possède une conscience lucide mais il est dépourvu de sommeil. Quand les certitudes viennent le troubler, il les regarde avec un malaise "adouci par l'ironie" (on dirait que Cioran se fait ici un autoportrait !). Complètement indiffèrent à tout, il arrive à la délivrance sans salut : c'est la dernière étape d'un long chemin qui commence avec le doute de ses doutes, le doute de soi, le dégoût de soi et finalement la haine de soi. Le malade, à son tour, déteste ceux qui se réjouissent d'une santé excellente et déteste son corps débile et infirme. Celui qui désire la gloire et celui qui n'a pas le courage de parler de ses mérites puisent leur pensée à la sève de la haine ; le deuxième "exècre" les autres, sa haine est violente et suprême. Conclusion ? Nous ne pouvons que citer les mots caractérisant le calomniateur, que Cioran applique au niveau de l'humanité entière, et lesquels acquièrent la valeur d'une vérité primordiale : "Le calomniateur n'est pas le seul à tirer profit de la calomnie ; elle sert autant, sinon plus, au calomnié, à condition toutefois qu'il la ressente vivement. Elle lui donne alors une vigueur insoupçonnée, aussi profitable à ses idées qu'à ses muscles ; elle l'incite à haïr ; or la haine n'est pas un sentiment mais une puissance, un facteur de diversité, qui fait prospérer les êtres aux dépens de l'être. Quiconque aime son statut d'individu doit rechercher toutes les occasions où il est obligé de haïr (...) "46 Il semble être difficile d'y ajouter encore quelque chose après ces considérations dont le contenu a l'air d'épuiser tout ce qu'on pourrait dire sur la haine et la haine de soi. Quand même, Cioran poursuit ses obsessions dans Le Mauvais Démiurge, livre centré sur le problème ancien du Bien et du Mal. Cioran s'y situe dans la lignée des gnoses chrétiennes des premiers siècles du christianisme. Le problème de l'existence du mal dans ce monde s'explique, soutient-il, par l'idée d'un démiurge mauvais. D'ailleurs, l'expansion de cette nouvelle doctrine qui met fin, selon Cioran, à la grandeur majestueuse du monde antique, ne se justifie que par le pouvoir inégalable de la haine de soi de ceux qui, fascinés par les étrangers, adhèrent au christianisme. Les "indigènes" s'y convertissaient à cause de la haine de soi - c'était leur "seul recours", leur moyen de dévier la haine, "insolite au début, contagieuse ensuite". Sans cela, la religion de Jésus aurait été une doctrine sectaire, dépourvue de force et restreinte à l'espace où elle est apparue. Autrement dit, le christianisme n'eût jamais conquis la fierté des antiques sans la haine de soi. Agents du mal et du démiurge mauvais, les chrétiens ont changé le monde à leur visage : une planète de ratés, copies grotesques et caricaturales du créateur47. Celui qui fait l'apologie du suicide sans jamais savoir pourquoi il n'accomplit pas ce geste en réalité, fait de nouveau de la haine le principe même de la vie. Il affirme que l'homme cesse de vivre quand il cesse de haïr, car le mystère de la vie réside dans la haine, médicament irremplaçable et unique, supporté par tout organisme. Ce livre s'achève sur une comparaison pas du tout flatteuse à l'adresse des humains, et laquelle acquiert la valeur d'une prophétie apocalyptique : 43 "Les rats, confinés dans un espace réduit et nourris uniquement de ces produits chimiques dont nous nous gavons, deviennent, paraît-il, bien plus méchants et plus agressifs que d'ordinaire. Condamnés, à mesure qu'ils se multiplient, à s'entasser les uns sur les autres, les hommes se détesteront beaucoup plus qu'avant, ils inventeront des formes insolites de haine, ils s'entredéchiront comme jamais ils ne le firent et il éclatera une guerre civile universelle, non pas à cause de revendications mais de l'impossibilité où se trouvera l'humanité d'assister davantage au spectacle qu'elle s'offre à elle-même. Dès maintenant déjà, si, l'espace d'un instant, elle entrevoyait tout l'avenir, elle n'irait pas au-delà de cet instant."48 Cela continue dans Ecartèlement, quoique les aphorismes sur la haine et la haine de soi n'y apparaissent que rarement. C'est comme si Cioran aurait assez de calomnier l'homme et l'univers : la force de l'aphorisme réside maintenant non pas dans l'ironie ou le paradoxe, mais dans une sorte de fatigue percutante, qui saute aux yeux, jaillissant d'une sagesse, dirait-on, millénaire. A côté de la question fondamentale de toute existence humaine : "Qu'est-ce que la vérité ?", Cioran trouve deux autres qui la mettent en ombre : "Comment supporter la vie ?" et surtout "Comment se supporter ?". Car c'est là que réside la grande difficulté : l'homme peut vivre sans tuer, sans coucher avec sa mère, sans sacrifier au veau d'or - trois péchés (le meurtre, l'inceste et l'idolâtrie) condamnés par le Talmud. Mais il y a un quatrième, plus grave : la médisance, proclame le même livre. Or c'est un péché inévitable, selon Cioran : par quel subterfuge pourrait l'homme passer d'un jour à l'autre sans haïr son prochain et se haïr en lui ?49 En échange, le thème de l'Ennui revient en force, et il prédomine dans Aveux et Anathèmes, livre où il n'y a que quelques réflexions sur la haine. Cioran y avance que la haine de soi apparaît parce que l'homme ne peut pas s'oublier ; par conséquent, exaspéré par cette préférence excessive, il essaie de la dépasser. Cependant, dit Cioran, "se haïr est le stratagème le moins efficace pour y réussir". Le fondement de toute action humaine semble avoir perdu de sa force ; on a l'impression que la haine apparaît uniquement parce que le penseur ne peut s'ignorer, s'éliminer de l'horizon de sa réflexion. Ce qui plus est : la valeur thérapeutique de la haine de soi devient une certitude, un moyen d'ascèse presque religieux : "Pour s'élever à la compassion, il faut pousser la hantise de soi-même jusqu'à la saturation, jusqu'à l'écoeurement, ce paroxysme du dégoût étant un symptôme de santé, une condition nécessaire pour regarder au-delà de ses propres tribulations ou tracas."50 IV. Valeur positive de la haine et de la haine de soi La haine de Cioran est un sentiment qui a des causes multiples, mais la plus importante semble être celle qui gît dans le penseur lui-même, c'est-à-dire le fait qu'il nourrit, dès sa tendre jeunesse, le sentiment de la différence, de l'exil entre les autres. La solitude et l'isolement qu'il vit partout mène vers une marginalisation continue ; ses insomnies lui font s'arroger une destinée particulière, idée à laquelle contribue aussi son orgueil immense. Il se rend compte très tôt du fait que la lucidité, tout en étant une bénédiction, est une malédiction, car elle dévoile le spectacle du monde, fascinant et repoussant à la fois. La connaissance lucide du monde engendre la haine et la haine de soi, et tue par la suite l'illusion et l'espoir. Cioran veut concevoir tout l'univers dans des termes absolus ; il veut vivre l'exces et l'irrationalisme pour connaître les limites de 44 l'existence ; mais à mesure qu'il le fait, il s'en eloigne, dégoûté. La même chose se passe quand il essaie de connaître les hommes : il s'en approche avec curiosité, mais quand ils les découvre, il s'enfuit, paradoxalement, plein de répulsion. Le vide intérieur qui existe en lui tourne lentement contre les autres et ensuite contre lui. Dans son traité sur l'amour, José Ortega y Gasset affirme que dans la haine, "on marche vers l'objet, mais on marche contre lui, sa signification est négative." Tout comme l'amour, la haine se manifeste constamment ; la haine veut détruire virtuellement l'objet, le corroder, l'envelopper dans une atmosphère défavorable. Ce que Cioran éprouve s'encadre justement dans cette image de la haine décrite par Gasset : elle est "fluide et continue" et a "une virulence corrosive". Elle le sépare du reste du monde et le divise en soi-même, créant un abîme entre celui qui hait et les autres, entre celui qui hait et lui-même. Gasset croit encore que haïr, c'est comme si on tuait virtuellement ce que l'on hait, l'anéantissant dans l'intention, en supprimant son droit d'exister51. Cioran parle tout le temps de l'instinct criminel qui existe en lui, du fait que tous les hommes sont des bourreaux ratés, des meurtriers potentiels, des assassins virtuels. Il propose en outre l'écriture comme une thérapie agissant non seulement contre ses propres obsessions, mais aussi contre l'instinct vers la crime, selon ses propres dires : "J'irai plus loin : si je n'avais pas écrit, j'aurais pu devenir un assassin. L'expression est une libération. Je vous conseille d'essayer l'exercice suivant : quand vous haïssez quelqu'un, que vous avez envie de le liquider, prenez un morceau de papier, et écrivez que X est un porc, un bandit, une crapule, un monstre. Vous vous rendrez tout de suite compte que vous le haïssez moins. C'est précisément ce que j'ai fait en ce qui me concerne. J'ai écrit pour injurier la vie et pour m'injurier. Résultat ? Je me suis mieux supporté, et j'ai mieux supporté la vie."52 La haine s'atténue par l'écriture. De cette façon on peut tuer et annuler virtuellement autant que l'on veut l'objet de la haine. Cet état est permanent - car la haine connaît seulement des degrés différents d'intensité sans jamais disparaître -, donc il suppose et demande la "disparition radicale" de l'objet détesté. Rien que ce type de solution satisferait un esprit se fortifiant juste de cet état. Même si le penseur roumain devient fatigué de temps en temps : il ne veut plus, vers la fin de sa vie, calomnier l'univers, cependant il a encore le pouvoir de préserver ce qu'il appelle son "côté démoniaque". Il déclare maintes fois que s'il avait été un démon, il aurait perdu le monde et les hommes. Faut-il le croire ? Ou bien faut-il imaginer un amour à rebours ? Faut-il dire que le monde n'est qu'un enfer où chaque instant est un miracle, que l'homme est un animal condamné parce que la haine fait partie de son être et rien ne peut l'en séparer, ou bien que cette haine si intensément ressentie n'est que la nostalgie de l'absolu, d'une autre naïveté, d'une autre forme de rêverie utopique, finalement ? Ce qui est sûr, c'est que la therapie proposée par Cioran a bien fonctionné dans son cas. Il nous a offert un modèle d'existence équilibrée : son existence à lui, celle de tous les jours. Pour ce qui est de la création, elle n'est que la thérapie personnelle de l'auteur ; personne ne doit le suivre, ditil. 45 NOTES 1 E. M. Cioran, Oeuvres, Paris, Editions Gallimard, 1995, p. 1071. 2 Ibid., p. 1146. 3 Cioran, Entretiens, Paris, Editions Gallimard, 1995, p. 32. 4 Cioran, Scrisori către cei de-acasă, Bucureşti, Humanitas, 1995, p. 59. 5 Magazine littéraire no. 327, Décembre 1994, p. 19. 6 Apud Gabriel Liiceanu, Itinéraires d'une vie : E. M. Cioran suivi de "les continents de l'insomnie", entretien avec E.M.Cioran, Paris, Editions Michalon, 1995, pp. 92-95. 7 Apud id ., ibid., pp. 19-23. 8 Cioran, 12 scrisori de pe culmile disperării (12 lettres écrites sur les cimes du désespoir), Cluj, Biblioteca Apostrof, 12/1995, pp. 23-24 (notre traduction). 9 Ibid., p. 37 (notre traduction). 10 Ibid., pp. 38-39 (notre traduction). 11 Ibid., p. 42 (notre traduction). 12 Ibid., p. 52 (notre traduction). 13 Ibid., p. 50 (notre traduction). 14 E. M. Cioran, Oeuvres, p. 17. 15 Voir en ce sens l’article En relisant... des Exercices d’admiration. 16 12 scrisori..., p. 59 (notre traduction). 17 Ibid., p. 50 (notre traduction). 18 Cette histoire est racontée dans l'article Weininger des Exercices d'admiration. 19 E. M. Cioran, Oeuvres, pp. 692-693. 20 Cioran, 12 scrisori de pe culmile disperării (12 lettres écrites sur les cimes du désespoir), Cluj, Biblioteca Apostrof, 12/1995, pp. 42-43 (notre traduction). 21 C’est le mot que Cioran emploie pour se décrire dans une lettre écrite à sa famille, in Scrisori către cei de-acasă, Bucureşti, Humanitas, 1995, p. 57. 22 Cioran, 12 scrisori de pe culmile disperării, p. 49 (notre traduction). 23 Cioran, 12 scrisori de pe culmile disperării, p. 50 (notre traduction). 24 Cioran, Préface à Sur les cimes du désespoir, in E. M. Cioran, Oeuvres, Paris, Gallimard, 1995, p. 17. 25 E. M. Cioran, Le livre des leurres, in Oeuvres, p. 135. 26 id., ibid., p. 169. 27 Cioran, Ţara mea/Mon pays, Bucureşti, Humanitas, 1996, pp. 130-131. 28 id., ibid., p. 140. 29 E. M. Cioran, Des larmes et des saints, in Oeuvres, p. 324. 30 id., ibid., p. 302. 31 Cioran, Lacrimi şi sfinţi, Bucureşti, Humanitas, 1991, pp. 171-172 (notre traduction). 32 E. M. Cioran, Le Crépuscule des Pensées, in Oeuvres, p. 492. 33 Le Crépuscule des Pensées, in id., ibid., p. 442. 34 Le Crépuscule des Pensées, in id., ibid., p. 504. 35 Bréviaire des vaincus, in id., ibid., p. 564. 36 id., ibid., pp. 1627-1630, article En relisant des Exercices d'admiration, cité plus haut. Voilà ce qu'il dit lui-même : "Or, le Précis était une explosion. En l'écrivant j'avais l'impression d'échapper à un sentiment d'oppression, avec lequel je n'aurais pu continuer longtemps : il fallait respirer, il fallait éclater. Je ressentais le besoin d'une explication 46 décisive, non pas tant avec les hommes qu'avec l'existence comme telle, qu'il m'aurait plu de provoquer en combat singulier, ne fût-ce que pour voir qui l'emporterait." 37 Précis de décomposition, in id., ibid., p. 649. 38 Précis de décomposition, in id., ibid., pp. 704-705. 39 Syllogismes de l'amertume, in id., ibid., p. 801. 40 Syllogismes de l'amertume, in id., ibid., p. 746. 41 Syllogismes de l'amertume, in id., ibid., p. 791. 42 Syllogismes de l'amertume, in id., ibid., p. 764. 43 La tentation d'exister, in id., ibid., p. 922. 44 La tentation d'exister, in id., ibid., pp. 946-947. 45 La chute dans le temps, in id., ibid., p. 1138. 46 La chute dans le temps, in id., ibid., p. 1146. 47 Le mauvais Démiurge, in id., ibid., pp. 1179-1182. 48 Le mauvais Démiurge, in id., ibid., pp. 1258-1259. 49 Ecartèlement, in id., ibid., pp. 1483 et 1494. 50 Aveux et anathèmes, in id., ibid., p. 1676. 51 Voir José Ortega y Gasset, Studii despre iubire (Etudes sur l'amour), Bucureşti, Humanitas, 1995, pp. 14-16. 52 Cioran, Entretiens, pp. 17-18. EMIL CIORAN ET LE REFUS DE LA MEDIOCRITE1 par Florin Ochiană “Au sortir de l’adolescence, on est par définition fanatique; je l’ai été moi aussi, et jusqu’au ridicule. Vous souvient-il de ce temps où je débitais des boutades incendiaires, moins par goût du scandale que par besoin d’échapper à une fièvre qui, sans l’exutoire de la démence verbale, n’eût pas manqué de me consumer ? Persuadé que les maux de notre société venaient des vieux, je conçus l’idée d’une liquidation de tous les citoyens ayant dépassé la quarantaine, début de la sclérose et de la momification, tournant à partir duquel, me plaisait-il de croire, tout individu devient une insulte à la nation et un poids pour la collectivité. Si admirable m’apparut le projet que je n’hésitai pas à le divulguer; les intéressés en apprécièrent médiocrement la teneur et me traitèrent de cannibale : ma carrière de bienfaiteur public commençait sous des fâcheux auspices.” Après avoir bourré mille pages de ses imprécations contre l'homme, contre la société, contre la vie et contre Dieu, en un mot, contre tout, Cioran semble devenir, 2 dans ce fragment d'Histoire et utopie, responsable . En reconsidérant son passé tumultueux, il témoigne d’une conscience critique à l’égard de ses anciennes attitudes, quoiqu’il les tourne au dérisoire et les regarde avec auto-ironie. Est-il sincère ? L'interrogation sur son projet est suivie aussitôt d'une réponse qui surprend, dans sa 47 manière typique et inimitable, le lecteur : "Il exprimait simplement ce que tout homme attaché à son pays souhaite au fond de son coeur : la suppression de la moitié de ses 3 compatriotes." . Etourdi par ce jeu de cache-cache avec les mots et les idées, celui-ci ne sait plus quoi croire. Car Cioran sait éviter les reproches; le lecteur qui le condamne, se condamne lui-même. Est-ce une vérité, est-ce une excuse, est-ce une simple pirouette dont le rôle serait d'écarter le lourd fardeau de la responsabilité ? Le problème de la responsabilité et de la gratuité de la littérature et de tout acte de culture s'avère un problème délicat, qui implique aussitôt une question fondamentale : responsabilité envers qui ou envers quoi ? Peut-être serait-il bon de rappeler ici la définition usuelle du mot responsable : "adj. (lat. responsum, de respondere, se porter garant). 1. Qui doit répondre de ses actes ou de ceux des personnes dont il a la charge. Les parents sont responsables des dommages causés par leurs enfants mineurs. 2. Qui est l’auteur, le coupable de qqch. Etre responsable d’un accident. 3. Qui est réfléchi, qui pèse les conséquences de ses actes. Agir en homme responsable. adj. et n. 1. Qui est à l’origine d’un mal, d’une erreur. Le vrai responsable, c’est l’alcool. 2. Personne qui a la 4 charge d’une fonction, qui a un pouvoir décisionnaire. Une responsable syndicale" . Il s'agit donc d'une obligation. Une personne responsable doit répondre pour ses actes devant une instance extérieure. Pouvons-nous vraiment placer les penseurs sous l'autorité d'une instance juridique ou morale ? A présent, la réponse semble être négative, sans doute, car les limites entre ce qui est "bon" et "mauvais" dans la création sont très labiles (l’accusation d’i”mmoralisme” contre Flaubert, par exemple, semble tout à fait ridicule maintenant). Sinon, nous devions tenir Goethe - citons un exemple bien connu - pour responsable de plusieurs suicides dont la cause fut le célèbre roman les Souffrances du jeune Werther. Cette idée a l'air d'une anecdote ou d'une plaisanterie; mais n'oublions pas que les lecteurs sont toujours attirés par les cas, par les malades et les pathologiques. Et ce fait n'est pas du tout nouveau et même pas spécifique pour notre époque, puisque les non-conformistes existent depuis toujours sur la terre. Outre cela, il est bien difficile de tracer des limites nettes entre l'esthétique et la philosophie, ou plutôt la morale, qui demande un jugement axiologique fondé sur la distinction entre le Bien et le Mal. Dans le cas de Cioran, les choses s'avèrent encore plus complexes. Ses articles et ses oeuvres de jeunesse témoignent d'un esprit ardent, voire (selon ses propres dires) “fanatique” dont les obsessions se transposent au niveau de l'humanité. Son moi, mélange d'orgueil et d'individualisme exacerbé, considère que ses problèmes sont les problèmes de l'être humain de toute époque. A vrai dire, ils le sont. Mais les solutions proposées par le jeune Cioran ne sont pas acceptables et ont un air d'irresponsabilité qui saute aux yeux. En effet, la génération de Cioran - qui compte des noms illustres comme M. Eliade, Eugène Ionesco, Mircea Vulcanescu, Petre Tutea - est une génération caractérisée par la rébellion culturelle contre les vieux et par le désir de créer une destinée à part pour la Roumanie. Parmi eux, Cioran est le plus extrémiste, au moins dans l'écriture. Et le mot extrémiste est encore assez doux; car la Transfiguration de la Roumanie semble être le résultat de la pensée d'un vrai "terroriste" intellectuel. Ce livre continue ses articles de jeunesse, pleins de pathétique et d'indignation, mais surtout pleins de phrases irrationnelles et aberrantes. Il serait suffisant d'en citer seulement deux : le Crime des vieux et la Nécessité du radicalisme. Le point de départ du premier article est le licenciement de Mircea Eliade de l'Université de Bucarest sous l'accusation de pornographie. Cioran est sincèrement outré 48 par cet acte d'injustice dont les auteurs font preuve d'un haut degré "d'imbécillité". Son sentiment s'accroît et l'invective se donne libre cours. L'explosion corrosive de Cioran touche les combles : "L'abîme entre les jeunes et les vieux a atteint chez nous des proportions inimaginables. Quoiqu'on fasse, nous nous heurtons contre l'injustice, la haine ou la méfiance de la dictature du rhumatisme. Autant que l'ancienne génération pourra respirer, et autant que son intolérance sera nourrie par notre passivité, nous serons condamnés à devenir des ratés perpétuels et obscurs. Une nuit de la Saint-Barthélémy parmi certains vieux serait la seule solution. Le jeune qui a la moindre compréhension pour leur ‘vie’ fait irrévocablement preuve d'anachronisme ou d'impotence congénitale. Nous pouvons prouver que nous sommes vivants seulement en les haïssant. Notre devoir est d'accélérer leur 5 agonie et de ne plus les condamner à la vie par pitié." Le projet de Cioran rappelle les rêves des terroristes russes dont parle Camus dans 6 l'Homme révolté, qui voulaient, eux aussi, supprimer les vieux au nom de la Révolution . D'ailleurs, Cioran envisage le radicalisme comme unique solution de la transfiguration de la Roumanie; seuls les gestes radicaux comptent dans la vie d'une personne et dans l'affirmation historique d'un peuple. Car ils font la différence entre les grands et les petits pays, entre les cultures majeures et mineures. Les grandes nations ont le courage de dicter le cours de l'histoire, voire de créer l'histoire (le peuple juif, par exemple), car ils imposent un rythme accéléré et sont les dépositaires d'une respiration ample. Les nations mineures, comme la nation roumaine (un peuple, puisqu'il n'a pas encore gagné le statut 7 de nation) "rafistolent" l'histoire et "la complètent" . Voilà où se trouve la genèse de la Transfiguration de la Roumanie. Livre frénétique, mélange d'extrémisme et de fureur, d'amour et de haine, la Transfiguration... est considéré par son auteur un livre responsable, car il veut changer totalement le visage de ce pays. Puisque Dieu n'existe pas, il faut suivre les événements terrestres, il faut imposer au monde des exploits grandioses, pareils à ceux des Juifs, des Russes ou des Français. L'intelligence roumaine, nous dit Cioran, n'a pas de souffle universel, ne possède pas ce désir ardent de changer le vide, elle est sèche et stérile, fataliste et superficielle. Son fondement n'est pas le conflit dramatique poussé jusqu'à la folie, jusqu'au désespoir : "C'est pourquoi je ferai l'apologie de la barbarie, de la folie, de 8 l'extase ou du néant, mais non pas de l'intelligence." Quant à Cioran, il a le courage du geste radical, lui, car il aime son pays. C'est ici le paradoxe de la création d'un penseur et de réception immédiate ou lointaine dans le temps : le penseur - pour nous, Cioran - se considère le seul être responsable parmi des gens irresponsables. Or, ce rapport est inversé par le lecteur. Surtout quand le penseur transforme sa "folie intérieure" dans une folie de l'écriture, dans une thérapie. D'ailleurs, c'est la seule valeur de cet acte, nous dit Cioran : "L'écriture a une valeur et une justification seulement si elle est un moyen d'anéantir les hantises personnelles et qu'elle attarde une ruine et un effondrement intérieur. Il serait bon que tous ceux qui écrivent pour informer les autres, ceux qui présentent des considérations objectives et des faits impersonnels ou encore ceux qui écrivent et pensent à cause de leur orgueil fassent toute autre chose. Ils sont vides, mais cela ne leur suffit pas, car ils veulent être 49 objectifs, bien qu'ils n'aient, en eux-mêmes, rien à objectiver. Au lieu de les enrichir, l'écriture augmente leur vide. Cet acte a une valeur seulement comme moyen de délivrance, comme possibilité d'actualiser les obsessions dans la 9 conscience pour qu'on les anéantisse par la suite." La passion de penser se transforme en passion de l'écriture. Toutes les deux ont un seul but : le changement. On dirait que les mots de Cioran sont recherchés en vue de converger avec le fond de la pensée, mais cette affirmation est fausse. L'évolution de son écriture ultérieure, française, prouve qu'un style trop travaillé n'aboutit qu'à la tricherie, à la stérilité. Cioran commence à écrire en romantique (révolté) et finit son travail en classique. C'est qu'à la fin de sa vie il est las. Cette volonté de changer les choses fait place à une fatalité "roumaine", pour ainsi dire. Jeune, il n'acceptait pas l'indolence de son peuple. Il ne cessait de vaticiner sur le trajet du monde. Il y cherchait un avenir pour les Roumains : ceux-ci devaient abandonner avec fermeté et une fois pour toujours la passivité, le scepticisme, l'auto-ironie, la contemplation lente, la religiosité mineure, le sens a-historique et la sagesse. Autant de traits qui constituent l'aspect négatif de notre spécifique, aspect qui, hélas, en est central. Car "c'est seulement la rage du devenir qui est vivifiante. (...) Je voudrais que toute la Roumanie frémisse et que son coeur devienne 10 un feu géant." Le délire verbal du jeune Cioran va encore plus loin : la volonté de puissance est la seule cible qui doit faire agir l'âme d'un peuple. La démocratie roumaine de l'entre-deux-guerres n'a créé ni même une conscience civique. Une attitude radicale pourrait devenir le seul chemin vers ce but : "La Roumanie a besoin d'une exaltation qui touche le fanatisme. Une Roumanie fanatique est une Roumanie transfigurée. Transfigurer la Roumanie veut dire la 11 rendre fanatique." Et les exemples peuvent continuer, car le livre entier est une protestation contre le passé et le présent des Roumains. Bref, ce livre se caractérise justement par ce que Cioran admirait chez Weininger, l'un de ses maîtres penseurs : "Chez Weininger me fascinaient l'exagération vertigineuse, l'infini dans la négation, le refus du bon sens, l'intransigeance meurtrière, la quête d'une position absolue, la manie de conduire un raisonnement jusqu'au point ou il se détruit luimême et ou il ruine l'édifice dont il fait partie. Ajoutez a cela l'obsession du criminel et de l'épileptique (spécialement dans Über die letzen Dinge), le culte de la formule géniale et de l'excommunication arbitraire, l'assimilation de la femme au Rien et même à quelque chose de moins. A cette affirmation dévastatrice mon 12 adhésion fut complète d’emblée." Le fragment cité auparavant démontre en tout état de cause que Cioran croit à sa destinée, cette destinée prophétique sur laquelle il rabâche sans cesse : le mot fanatique y apparaît trois fois de suite, ainsi que transfiguration. Pour que ces deux termes deviennent des réalités, tout moyen est justifié. Car la seule morale possible d'un grand peuple est la morale du pouvoir, la morale des gens animés d'une mission universelle. Ceux-ci ont le droit de vivre, et on doit supprimer les autres, car leur vie "n'est qu'un jeu 13 inutile" . Qu'est-ce que la Roumanie dans le monde, demande exaspéré le jeune Cioran ? Qu'est-ce que les Roumains ont fait pendant mille ans ? Ce peuple n'a pas l'instinct de la 50 liberté, il n'a rien fait pour se forger une voie universelle, n'importent les moyens : "La terreur, le crime, la bestialité. la déloyauté sont mesquins et immoraux seulement pendant la décadence, lorsqu'ils défendent un vide; s'ils aident l'ascension, ils deviennent 14 des vertus. Tous les triomphes sont moraux." Et tout cela parce que, avoue Cioran, il aime l'histoire de la Roumanie avec une haine insupportable. Ce pays n'est pas une nation, mais un peuple de paysans, qui végète dans l'indifférence, dans une atmosphère tellurique, primitive, pleine de superstitions et de scepticisme, un mélange stérile, une malédiction héréditaire. Et les exemples peuvent continuer, car, comme nous l'avons déjà dit, toute la Transfiguration... est écrite de la même façon. D'ailleurs, Cioran n'est pas le seul de sa génération qui voulait changer la destinée de la Roumanie. Eliade est, lui-aussi, hanté par la même idée; Ionesco fait la même chose. Mais les moyens sont différents. Eliade parle d'un changement par la culture, par la souche mythique, car ce pays est le dépositaire d'une riche mythologie que l'Europe ne peut et ne doit pas ignorer sans s'appauvrir spirituellement. L'Europe ne doit pas abandonner la Roumanie, dit Eliade, car la survivance de l'occident dépend aussi, quoi qu'on en dise, de la survivance de ce pays 15 latin . Ionesco enrichit la littérature universelle par sa dramaturgie issue d'un sentiment de révolte et d'impuissance devant l'absurde de l'existence, comme le fait Camus, par exemple. Mais Eliade et Ionesco, par rapport à Cioran, n'ont pas le radicalisme destructif de ce dernier. Pour Eliade, la religion et la mythologie sont les voies vers les racines perdues de l'humanité; pour Cioran, le changement doit être effectué en force, par le fanatisme et la barbarie16. Peut-on accuser Cioran d'irresponsabilité ? Le terme de responsabilité est étroitement lié au sentiment de la culpabilité. Estce le regret ou l’impuissance qui fait Cioran constater, à la fin de sa vie, qu’on ne peut rien contre la fatalité ? Se sent-il coupable ? A-t-il peur de ne pas être considéré coupable ? Et, à vrai dire, faut-il le condamner pour avoir cru en lui, à sa destinée prophétique, pour avoir vu dans la force et la volonté de puissance le seul moyen de créer une nouvelle nation roumaine ? Autant de questions auxquelles il est bien difficile de donner une réponse impartiale. De toute façon, un jugement extérieur n’aurait aucune valeur pour Cioran. Et à qui de juger ? A la mort de Cioran, le journal Le Monde a publié quelques articles concernant le passé “honteux” du penseur roumain et surtout son antisémitisme. Dans La transfiguration du passé, Pierre-Yves Boissau, spécialiste en littérature et culture roumaine, s’appuie sur quelques fragments de la Transfiguration... sur le peuple juif et croit y déceler “la clé de l’oeuvre tout entière” de Cioran, c’est-à-dire “la xénophobie et l’antisémitisme”. Marquée par ce péché originel, l’oeuvre française de Cioran devient, en quelque sorte, l’expression d’une “expiation”, d’un “mea culpa répété” , d’”un camouflage” ou d’”une mauvaise foi lancinante” (surtout les passages de la Tentation d’exister sur les Juifs). Le penseur roumain est coupable, et, ce qui plus est, irresponsable : “L’esprit du temps fait de l’écrivain un irresponsable” 17. Dans un autre article, Le funambule du désespoir, Edgar Reichmann pose le même problème, mais avec un peu plus de justesse, car il condamne ceux qui n’ont pas eu le courage d’interpeller l’écrivain sur son passé “fasciste” de son vivant. Selon Reichmann, l’oeuvre française de Cioran représente un repentir sincère. Mais il s’agit aussi d’une “lourde responsabilité” qui pèse 51 sur les égarements de jeunesse de l’auteur de la Transfiguration... dont l’origine semble être le “nitchevo russe “ ou bien “les soubresauts fous d’une histoire imprévisible”18. Sur le même thème, E. Reichmann publie un autre article, Les égarements et le remords d’un intellectuel, où il montre du doigt Mircea Eliade, qui “n’a pas trouvé le courage intellectuel d’une confession lucide quant à son passé et ses orientations politiques d’extrême droite. En revanche, Emile Cioran, lui, aussi bien dans ses écrits que dans ses entretiens privés, a toujours condamné la folie meurtrière des hommes qui avait abouti aux horreurs que l’on sait.”19 Tous les deux critiques citent une phrase célèbre de la Transfiguration... : “Si j’étais juif, je me suiciderais sur-le-champ”. Cioran semble haïr d’une même rage les Hongrois, qui sont “un peuple de conquistadors qui en sont venus à engraisser des porcs. Des ratés sans pareil.”20 Il faudrait, quand même, rendre un peu de justice à Cioran, bien que son oeuvre n’ait pas besoin de cela. Pourquoi E. Reichmann ne cite-t-il que ces passages ? Parce que, dans le même livre, Cioran parle avec une sympathie explicite de ce peuple, sans pour autant éviter de dire qu’il s’agit d’un peuple de “ratés”. Tout comme les Roumains, les plus grands ratés, comme tous les peuples mineurs qui ne représentent pas une idée historique. Et les considérations pleines de sincérité sur l’antipathie et la sympathie qui lient les Roumains et les Hongrois, sentiments contradictoires issus d’un poids historique ressenti par les premiers et les derniers de la même façon ? Et les fragments où Cioran parle de la musique hongroise, cette musique d’une tristesse et d’une beauté infinies, qui exprime un ennui organique et le regret de cette fixation dans un espace déterminé ? D’ailleurs, l’admiration du penseur pour cette musique, expression de l’âme hongroise, s’est constamment manifestée à travers ses livres. Il y a, dans tous ces articles, deux malentendus (l’orientation des intellectuels roumains vers l’extrême droite n’est pas un fait singulier : elle s’encadre dans une tendance européenne). Le premier est celui qui vise une méconnaissance du contexte politique et surtout psychologique des années ‘30. Il s’agissait alors de la création d’une nouvelle Roumanie, puissante et unie, qui pouvait occuper sa place parmi les nations modernes européennes, qu’on voulait ancrer dans le contexte universel. E. Reichmann affirme : “Dans le sillage de ces maîtres à penser, une jeune génération d’intellectuels déboussolés trouve une raison d’exister, d’espérer, et aussi, bien sûr, de s’affirmer. Parmi eux, Mircea Eliade, Constantin Noica et Emile Cioran : lamentable affirmation (...)”21 Il faut préciser deux choses : de ce que nous savons, il ne s’agit pas d’une génération ”déboussolée”, mais d’une génération qui veut s’affirmer culturellement dans un pays réalisé historiquement. Il s’agit d’une génération qui a des modèles de pensée. Il ne s’agit pas d’une génération dont l’affirmation est lamentable, mais, bien au contraire, d’une génération qui fait connaître au monde entier les possibilités d’un peuple commençant à s’imposer dans la culture universelle par ses ressources spirituelles. Et son modèle (ou plutôt son anti-modèle) est, indubitablement, Nae Ionescu, figure originale et controversée de cette période-là. Mais comment peut-on expliquer la fascination de Nae Ionescu ? Et l’influence qu’il a eu sur tous ceux qui l’entouraient, même dans ce qu’on appelle son “antisémitisme” ? Dans son livre sur cette personnalité de la vie politique et culturelle roumaine de l’entre-deux-guerres, Mircea Vulcănescu nous offre le point de départ de la polémique qui concerne les Juifs : la préface du roman De două mii de ani... 52 (Depuis deux mille ans...), dont l’auteur, Mihail Sebastian (juif) semble être adepte de l’”assimilation”. C’est contre cette tendance que Nae Ionescu se dresse, avec une prise de conscience lucide : il critique, en antisémite, le roman et l’auteur, et non pas le peuple juif22. Et, même si cette attitude existe chez Nae Ionescu, elle n’est pas profonde. Avec son intelligence toujours en mouvement, l’idole de la génération de Cioran était par excellence un anti-modèle; c’est ce qui explique le mieux la pensée toujours “anti” de N. Ionescu, comme l’observe Cornel Ungureanu. Le critique roumain affirme que N. Ionescu adoptait des positions “anti” seulement pour “être à la mode”23 et pour stimuler et alimenter l’actualité. Parce que N. Ionescu était surtout un théologien. Il connaissait en effet, le drame juif, comme le démontre la préface du roman que nous avons cité auparavant. Ses mots : “Judas doit souffrir parce qu’il est Judas” caractérisent très bien le drame du peuple élu, mais en même temps malheureux, car il a méconnu et tué le Messie. Les Juifs, dit Nae Ionescu, sont condamnés à cause d’eux-mêmes, car tous les chrétiens reconnaissent la divinité du Fils de Dieu, tandis que les premiers l’ont tué. Position qui surgit justement du christianisme profond de N. Ionescu; il ne s’agit pas là d’une condamnation, d’une haine, mais d’un constat amère et lucide. De même, Cioran a adopté cette attitude. C’est à partir d’ici qu’il faut interpréter la phrase : “Si j’étais juif, je me suiciderais sur-le-champ.” Car Cioran, bien qu’il ne soit pas du tout chrétien, dépasse les limites de la politique ou de la théologie. Il est un penseur avant tout. Et sa rage vise d’abord le peuple roumain, et ensuite les autres peuples. C’est donc un nationalisme à rebours. Se situer dans l’histoire signifiait pour Cioran faire l’histoire. D’où son patriotisme paradoxal, exagéré, sans doute, et la croyance de sa génération dans un changement du peuple roumain. Dans le même esprit, condamner Malraux ou Aragon ou bien d’autres écrivains militants, engagés, pour avoir soutenu la cause communiste serait une injustice. On sait très bien ce que le communisme a apporté dans l’Europe de l’Est et Centrale; mais nous croyons qu’il faut dissocier le politique et la création littéraire. Condamner aujourd’hui ceux qui ne croient plus en Dieu, par exemple, serait réinventer l’Inquisition et les supplices du dogme imposé. Dire que l’oeuvre de Cioran a pour assise la “xénophobie” et “l’antisémitisme” constitue un jugement partiel, voire injuste. Dans la création du penseur roumain, tous ont raison et personne n’a raison : ceux qui veulent démontrer une thèse peuvent trouver ici de solides arguments, mais il n’en reste pas moins que ceux qui désirent prouver le contraire ont la même chance en toute pertinence. Cioran ne nie jamais la frénésie de sa jeunesse, la passion et la folie intérieures. Dans l’article sur Weininger, il raconte un fait divers, une anecdote qui se trouve à l’origine de sa haine contre les femmes et contre tout : en tant que lycéen, il aimait, en secret, une jeune fille. Un beau jour, il la voit avec un camarade de classe méprisé par tous et appelé “le pou”. Il souffre une ”déception radicale et courante” qui le guérit de l’amour “pendant la période la plus 24 orgueilleuse et la plus frénétique que j’aie connue” . Plus tard, il lui arrive de regreter parfois “le fou” qu’il avait été. Mais s’agit-il bien d’un fou que nous pouvons nommer “xénophobe” ? Non. Car cette vocable est trop petite pour exprimer la haine de Cioran. “Raciste” serait mieux : et cela parce que Cioran n’a jamais cessé de détester toute la race humaine, y compris lui-même. Antisémitisme, épicurisme, athéisme, nihilisme, scepticisme, mysticisme... l’oeuvre de Cioran supporte toutes les -ismes du monde. Faut-il se borner là ? Faut-il 53 oublier la quête, le doute, la souffrance, le jugement lucide, la beauté stylistique ? Certes, mettre des étiquettes ne sert à personne. Et, lorsqu’on s’applique acharnement à le faire, peut-être serait-il bon de retenir les mots de Pascal : “381-21. - Si on est trop jeune, on ne juge pas bien; trop vieil, de même. Si on n’y songe pas assez, si on y songe trop, on s’entête, et on s’en coiffe. Si on considère son ouvrage incontinent après l’avoir fait, on est encore tout prévenu; si trop longtemps après, on [n’]y entre plus. Ainsi les tableaux, vus de trop loin et de trop près; et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu : les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture. Mais dans la vérité et la morale, qui l’assignera ?”25 NOTES 1 L’idée de cet article nous est venue à l’esprit à l’occasion du Colloque international “Responsabilité et/ou gratuité de la littérature” organisé par l’Université de Silésie, à Katowice (Pologne) en 1994, colloque auquel, malheureusement, nous n’avons pas pu participer. Dialogues francophones no.2 devait paraître en 1996; pour des raisons objectives, cette chose ne s’est pas passée. Après la mort de Cioran, nous avons reçu d’un ami français quelques extraits du journal Le Monde qui concernaient le passé coupable de celui-ci. Nous avons refait l’article, car la position de Pierre-Yves Boissau - cité ici - nous a semblé injuste. Or, en 1996, la prestigieuse maison d’édition Humanitas a publié un texte inédit de Cioran, Mon pays, une troublante confession du penseur roumain qui se veut une explication de son “délire” de jeunesse. Son projet, avoue-t-il, était celui d’une utopie qui avait pour fondement “une haine amoureuse et délirante” (op. cit., p. 130). Cette rage qui tourmente toute la génération de Cioran constitue une souffrance insupportable. C’est alors que se constitue “une espèce de mouvement (...) qui voulait tout réformer, même le passé” (p. 131). Il s’agit, bien sûr, de la Garde de Fer. Ensuite, Cioran confesse, et nous ne voyons pas pourquoi il faudrait l’accuser de mensonge : “Je n’y crus sincèrement un seul instant. Mais ce mouvement était le seul indice que notre pays pût être autre chose qu’une fiction.” (p. 131-132). Bien qu’il sache que ce mouvement “cruel” n’a aucune chance, Cioran avait besoin “d’un minimum de convulsion” (p. 133), comme tout jeune qui n’est pas “imbécile”. Les jeunes fanatiques roumains de cette génération-là vivaient “d’Insensé”. Ils voulaient “faire parler d’eux” et ils vénéraient “le scandale”. Les mots qui dirigent cette rébellion continuelle et ouverte sont “Faire de l’histoire” (p. 134-135). Cioran ne comprend plus le jeune qu’il a été. La Transfiguration..., dit-il, a été “l’élucubration d’un fou furieux”, mais aussi “un amour renversé, une idolâtrie à rebours” (p. 137). Ces pages, pourtant, ont permis à un autre pays “la calomnie et peut-être la vérité”. Le penseur éprouvait le besoin de détruire. Qui ou quoi ? Tout et Rien, Tous et Personne. La haine d’un homme, cette haine inimaginable, finit par se retourner contre celui qui la professe trop ; et Cioran devient lui-même le centre de cet univers imprégné de désespoir (p. 138-139). Donc, il ne s’agit pas du tout d’une rage qui ait un objet précis, défini, fixe. Dans l’Addenda, on trouve un débat intitulé “Les itinéraires de Cioran”, diffusé le 18 novembre 1995 dans l’émission “Répliques” de Radio France Culture, auquel participent Alain Finkielkraut, Pierre-Yves Boissau et Gabriel Liiceanu. Ce débat a pour 54 sujet justement le passé marqué de “péchés” de Cioran. Pierre-Yves Boissau insiste sur l’”insincérité” de Cioran et sur le fait qu’il n’a jamais renié publiquement ses fautes de jeunesse. Attaqué après sa mort, Cioran n’est plus là pour se défendre (d’ailleurs, nous pensons qu’il ne l’aurait pas fait même s’il était encore vivant). Gabriel Liiceanu fait cette chose, et il le fait très bien. Nous avons utilisé dans cet article presque les mêmes arguments que Liiceanu : le passé communiste de quelques écrivains français, ensuite le fait que la rage de Cioran n’a pas, comme lui-même l’affirme, comme nous l’avons affirmé, d’objet précis - et notre article commence presque avec les mêmes mots de Liiceanu : “Je crois qu’il conviendrait de profiter de l’occasion pour faire une précision : Cioran s’est livré, dans sa jeunesse, à un excès généralisé. On pourrait le dire antisémite si l’esprit de négation en lui n’avait visé que les juifs. Or, Cioran était ‘antisémite’ au même titre qu’il était antiroumain, qu’il s’érigeait contre le bon Dieu, contre les saints, contre la condition humaine, contre tout et tous. Il s’agit là d’une fureur négatrice qui absorbait tout ce qui se trouvait sur son passage. Cioran s’en prenait à tout le monde avec la même véhémence : aux Hongrois, aux Russes, aux Français et, surtout, aux siens, aux Roumains” (p. 187). Pierre-Yves Boissau insiste pourtant sur les litiges qui existent dans l’oeuvre de Cioran, sur son extrémisme de jeunesse. Il ne veut - ou bien il ne peut pas comprendre qu’il s’agissait, comme Gabriel Liiceanu l’affirme, comme nous l’affirmons aussi, d’un excès qui concerne toute la génération de Cioran. Il insiste une fois de plus sur la culpabilité de Cioran. Sur sa lâcheté. Nous pensons pourtant qu’il ne faut pas juger de cette façon son oeuvre. P.-Y. Boissau reconnaît du moins le mérite que Cioran a aux yeux de tout le monde, que ce soient des détracteurs ou des admirateurs : c’est un maître penseur de tout premier ordre. Il faudrait peut-être juger avant tout “la leçon de méditation” qu’il nous donne. Mais ce problème reste toujours ouvert. Nous voulons seulement souligner que cet article a été conçu avant l’apparition du livre Mon pays. 2 Cioran, Histoire et utopie, Paris, Gallimard, 1960, p. 12-13. 3 id., ibid., p. 13. 4 Le Petit Larousse en couleurs, Paris, Larousse, 1995, p. 884. 5 Emil Cioran, Revelaţiile durerii (Les Révélations de la douleur), Cluj, Editura Echinox, p. 169-170. Cioran parle également de l’orgueil qui anime sa génération : “J’aime trop Mircea Eliade pour ne pas envier cette défaite. Nous vivons notre vie mais aussi notre biographie. Je veux dire que tant que nous vivons, aucune défaite n’est pas agréable dans notre existence. Mais envisagée comme un détail biographique, dans la perspective de notre vie à nous, c’est un délice et une consolation. D’où vient notre orgueil, sinon de ce que les autres ne nous comprennent pas? La source de tous nos triomphes et chutes est la distanciation du monde. Pour un homme qui a un destin, je ne crois qu’il y ait un tracas plus grand que celui d’être incompris. Le dédain des mortels est un hommage à l’esprit. Mais cela signifie qu’il ne faudrait pas réagir ? Au contraire. Nous devons lutter jusqu’au bout de nos forces pour qu’on ne nous comprenne encore. Le renoncement au monde, c’est la conclusion nécessaire de l’esprit. Il y a cependant un renoncement dans le monde. Une frénésie qui vient du dégoût, de l’enthousiasme et de la passion. Cela nous détermine à chercher des ennemis partout sans qu’on s’intéresse vraiment à personne.” (p. 171; notre traduction). 6 Albert Camus, L'Homme révolté, in Essais, Paris, Gallimard, 1993, p. 580. Dans cet essai, Camus parle beaucoup du terrorisme russe, fondé sur un nihilisme absolu (à côté 55 duquel le nihilisme de Cioran semble assez délicat et mesuré). Pour prendre un exemple, voilà ce que proposait Tkatchev, l'un des terroristes les plus violents que la Russie ait jamais connu, du moins par la pensée : "Tkatchev, qui mourut fou, fait la transition entre le nihilisme et le socialisme militaire. Il prétendait créer un jacobinisme russe et il ne prit des jacobins que leur technique d'action puisqu'il niait, lui aussi, tout principe et toute vertu. Ennemi de l'art et de la morale, il concilie dans la tactique seulement le rationnel et l'irrationnel. Son but est de réaliser l'égalité humaine par la prise du pouvoir étatique. Organisation secrète, faisceaux des révolutionnaires, pouvoir dictatorial des chefs, ces thèmes définissent la notion, sinon le fait, «d'appareil» qui connaîtra une si grande et si efficace fortune. Quant à la méthode elle-même, on en aura une juste idée quand on saura que Tkatchev proposait de supprimer tous les Russes au-dessus de vingt-cinq ans, comme incapables d'accepter les idées nouvelles." "Méthode géniale", dit Camus, et nous pouvons ajouter les mêmes mots à l'égard de la proposition de Cioran sur une nuit de la Saint-Barthélémy parmi les vieux. Car les vieux de Tkatchev et les vieux du penseur roumain sont coupables de la même façon : ils ne peuvent pas accepter les idées nouvelles et ils troublent le développement de l'histoire. Cioran est pourtant plus indulgent que Tkatchev, puisqu'il a la bonté de faire un tri lorsqu'il dit qu'on doit abattre seulement "certains vieux". 7 Emil Cioran, Singurătate şi destin (Solitude et destin), Bucureşti,, Editura Humanitas, 1991, p. 291. Cet article (La nécessité du radicalisme) peut éclairer l’option de Cioran pour l’extrême droite et son implication totale dans ce mouvement (mais n’oublions pas que c’est une implication qui provient d’un orgueil et non pas d’une adhésion sincère); il y dit qu’”une idée vivante doit être sanglante, une croisade ou une catastrophe. Seuls les obsédés ont bouleversé l’histoire; les autres la rafistolent et la complètent. Le geste radical naît d’une obsession. Parce que l’obsession s’insinue dans l’âme et le corps, le geste radical demande toute notre existence. Plus nous sommes complets et nous nous exténuons dans une participation active, plus notre geste touche au radicalisme. Quelle que soit sa nature, un mouvement peut s’affirmer dans l’histoire seulement s’il est imprégné de radicalisme.” (p. 291, notre traduction). Plus loin, Cioran annonce déjà son radicalisme qui exigera la transfiguration de la Roumanie : “Un pays qui ne connaît pas le radicalisme est une honte de l’histoire, sinon de l’esprit, et l’individu qui refuse le radicalisme est une honte de la société, sinon de l’homme.” (p. 93, notre traduction). 8 id., ibid., p. 205. L’article est intitulé Contre les gens intelligents, c’est-à-dire les Roumains, intelligents et stériles. Cioran critique le manque de passion et de fureur du peuple roumain : “Les gens qui possèdent cette intelligence superficielle n’ont aucune place dans la culture de l’avenir. ‘L’intelligence’ est une plaie de la culture roumaine. Ces gens ne ressentent pas organiquement les passions ardentes, les conflits dramatiques et douloureux, la folie et l’élan. C’est pourquoi le désespoir leur fait aussi défaut, et ils sont privés de toutes les grandes intuitions qui produisent les vraies créations.” (notre traduction). 9 id., ibid., p. 236. 10 Emil Cioran, Schimbarea la faţă a României (La Transfiguration de la Roumanie), Bucureşti, Humanitas, 1990, p. 64. 11 id., ibid., p. 46. 12 Cioran, Exercices d’admiration, Paris, Gallimard, 1989, p. 171. 56 13 Schimbarea la faţă a României (La Transfiguration de la Roumanie), p. 47 : “On devait supprimer les gens qui ne sont pas consumés par la conscience d’une mission. Sans l’esprit prophétique, la vie n’est qu’un jeu inutile.” (notre traduction). 14 id., ibid., p. 42 : “L’existence de chaque roumain doit devenir un élément à la base de son pays. Que celle-ci devienne notre mission. Tout ce qui n’est pas prophétie en Roumanie constitue un attentat contre la Roumanie. Que nous soyons convaincus qu’il ne s’agit pas ici d’une prophétie qui concerne les autres, mais de notre existence prophétique. L’heure n’est pas venue pour nous d’accepter une fois pour toujours la nécessité et la signification de notre mission? Si nous ne construisons pas la plénitude, nous ne pourrons rien faire en Roumanie. Jusqu’ici, le nationalisme roumain n’a pas eu une valeur positive, il a été une sorte de patriotisme... c’est-à-dire de sentimentalisme dépourvu d’une orientation dynamique, de messianisme, d’une volonté d’accomplissement.” (p. 44, notre traduction). 15 Mircea Eliade, Destinul culturii româneşti (Le destin de la culture roumaine), in Profetism românesc (Prophétisme roumain), Bucureşti, Editura “Roza Vînturilor”, 1990, p. 151. En tant que historien des religions, Mircea Eliade insiste surtout sur le trésor folklorique et les mythes roumains - Zamolxis, Orphée, Mioriţa (l’Agnelle) - et sur la latinité des Roumains. Les deux volumes de Prophétisme roumain prouvent que M. Eliade professait, lui-aussi, un nationalisme puissant qui visait seulement l’intégration de la Roumanie dans l’histoire. Il abhorrait complètement la politique. Il y explique - et c’est un document intéressant pour la postérité, surtout pour ceux qui condamnent ce choix d’un point de vue politique - ce que “nationalisme” veut dire pour sa génération : “(...) les seuls problèmes qui doivent nous préoccuper sont les problèmes historiques : une Roumanie unie et puissante, l’exaltation de l’esprit offensif, la création d’un homme nouveau, d’un homme qui ait un destin. Un tel homme n’a rien à apprendre du nationalisme politique. Il peut s’instruire seulement s’il professe un nationalisme historique, par l’âme et la volonté de puissance de quelques inspirés.” (Prophétisme roumain, II, p. 163, notre traduction). 16 Voir également les deux articles sur Cioran qui complètent l’analyse de la Transfiguration de la Roumanie dans Dialogues francophones no. 1, Timişoara, TUT, 1995 : Livius Ciocârlie, Le malaise roumain chez Cioran, p. 19-31, et Florin Ochiană, Emil Cioran entre le cri et le silence, p. 32-41. 17 Pierre-Yves Boissau, La transfiguration du passé, in Le Monde de 28 juillet 1995, p. 13. 18 Edgar Reichmann, Le funambule du désespoir, in Le Monde de 28 juillet 1995, p. 13. 19 Edgar Reichmann, Les égarements et le remords d’un intellectuel, in Le Monde du 22 juin 1995 (deux jours après la mort de Cioran), p. 13. 20 id., ibid. 21 id., ibid. 22 Mircea Vulcănescu, Nae Ionescu, asa cum l-am cunoscut (Nae Ionescu, tel que je l’ai connu), Bucureşti, Editura Humanitas, 1992, p. 129-130. A l’égard de cette célèbre polémique, Mircea Vulcãnescu nous fournit quelques informations stupéfiantes : Nae Ionescu était, en réalité, sioniste : “En vérité, le philosophe des structures ethniques immuables qui tenait en estime le sort pathétique de Judas dévoilait, quant à la question juive, un point de vue qui le rapprochait des sionistes. (...) Nae Ionescu a même parlé une fois, me semble-t-il, à “Baraseum”, à une réunion sioniste. Je ne sais pas qu’est-ce qu’il 57 avait dit là, mais je pense que c’étaient des choses similaires à celles de la préface du livre de Sebastian.” Comme le souligne Mircea Eliade aussi, Nae Ionescu faisait presque tout le temps la distinction entre la philosophie, la religion et la politique, bien qu’il ait commis des fautes dans ce dernier domaine. 23 Cornel Ungureanu, Mircea Eliade şi literatura exilului (Mircea Eliade et la littérature de l’exil), Bucureşti, Editura “Viitorul Românesc”, 1995, p. 24-25. Citons également quelques autres considérations qui concernent N. Ionescu : “Le plus ample procès a été déclenché contre l’idée que lui, Nae Ionescu, avait été antisémite. Nae Ionescu n’a pas été antisémite, soutient, chaque fois qu’il a l’occasion, Mircea Eliade. Il était surtout théologien, et ceux qui accusent d’antisémitisme quelques-uns de ses textes ignorent les problèmes théologiques en discussion (...). Philosémite, antisémite. Dire que Nae Ionescu est antisémite est aussi faux que dire qu’il est athée. (...) Quand il l’était (pourtant!), il cumulait des attitudes anti pour être à la mode. Son antisémitisme était la formule de sa démocratie, l’adhésion - ironique - à une croyance. C’était un habit, un costume comme tant d’autres de sa riche garde-robe.” (notre traduction). 24 Exercices d’admiration, p. 172-173. En relisant..., un article de Cioran qui concerne le Précis de Décomposition, fournit d’autres détails significatifs qu’on pourrait ajouter aux explications de la fureur négativiste de sa jeunesse (p. 209-211). 25 Pascal, Pensées, Paris, Garnier-Flammarion, 1976, p. 155. EUGENE IONESCO ET L'ESPRIT POSTMODERNE par MARGARETA GYURCSIK “Ionesco est le produit de deux cultures. C’est à la fois un privilège et une calamité. De père roumain et de mère française, il a été exposé à deux façons de penser, de voir, de percevoir, de sentir, de juger, deux systèmes de signes qui s’entrechoquent, deux codes rarement réductibles l’un à l’autre ; bref, ce sont deux façons d’être”1. C’est par cette double appartenance qu’on a expliqué la dualité de sa personnalité, fondée sur un “schème structurant” dualiste fonctionnant dès son enfance : tendresse envers sa mère – hostilité envers le père, attachement envers la France, distance envers la Roumanie2. C’est également par ses origines franco-roumaines qu’on a tâché d‘expliquer “l’immunité” de Ionesco à l’égard de tous les conformismes. Aussi aurait-il rejoint, d’un côté, les grandes traditions de la France non conformistes et pris, d’autre côté, ses distances à l’égard du conformisme politique qui avait mené à la montée du fascisme en Roumanie3. Enfin, son bilinguisme est censé avoir engendré le sentiment de malaise et d’aliénation qui s’est exprimé par le biais du thème obsédant de la “crise du langage”4. Le bilinguisme lui a fiat notamment acquérir la conscience des “embûches qui foisonnent dans le langage”5 et l’a rendu extrêmement sensible à la problématique de la communication. A une époque où Sartre et Camus méditaient sur l’absurde du monde sans mettre nullement en question la cohérence du langage, le Ionesco de La Cantatrice 58 chauve s’acharnait à pulvériser la communication et à faire éclater l'irrationalité de la parole humaine. C’est que sa double appartenance donne à sa réflexion sur le langage et à son malaise existentiel une intensité bien particulière. S’il fallait caractériser la personnalité et l’oeuvre de Ionesco à l’intérieur de la culture française, la catégorie qui conviendrait le mieux serait probablement celle de différence : perception particulière du monde, excentricité du comportement, valorisation esthétique du non sens et de la contradiction dans un pays rationaliste par excellence — autant d’éléments qui consacrent l’originalité de Ionesco et justifient son “étonnement d’être” dans une culture dont il découvre progressivement les secrets. Aussi peut-on considérer que sa double appartenance a poussé Ionesco vers ce qu’il nomme lui-même “la nouvelle avant-garde d’après guerre” voire vers un art de la subversion, de la rupture, du divorce, de la tension. En pensant le monde en termes antinomiques, il a fait de l’opposition le principe structurant de son oeuvre. Celle-ci est fondée sur une double opposition, esthétique : valorisation de l’insolite vs. propension à la confession, et thématique : thème de l’enlisement vs. thème de l’envol vers la lumière. Chaque élément spécifique de l’imaginaire ionescien ne prend pleinement son sens que par rapport à son contraire : le comique par rapport à l’angoisse, l’angoisse par rapport à la lumière, la lumière par rapport à l’espace ténébreux, etc. L’auteur a défini luimême le double mouvement de la créativité – l’euphorie de l’envol et l’angoisse de la descente, de l’enlisement – que son oeuvre exprime : “Deux états de conscience fondamentaux sont à l’origine de toutes mes pièces : tantôt l’un, tantôt l’autre prédomine, tantôt ils s’entremêlent. Ces deux prises de consciences originelles sont celles de l’évanescence et de la lourdeur ; du vide et du trop de présence ; de la transparence irréelle du monde et de son opacité ; de la lumières et des ténèbres épaisses”6. En dénonçant l’illusion d’une perception totalisante, globale du monde, il exprime implicitement son appartenance au modèle culturel de la modernité conçu, “quelque définition qu’on adopte (...) comme un divorce et comme une fragmentation. Les parties se font autonomes, le tout se dissout, l’un disparaît”7 en cédant la place à des catégories telles discontinuité, fragmentation, “représentation éclatée”. En effet, la première période de la création de Ionesco se définit d’une manière programmatique “en termes d’opposition et de rupture” (Ionesco emploie lui-même cette expression dans Notes et contre-notes pour définir l’avant-garde). C’est un théâtre “antithématique, anti-idéologique, anti-réaliste-socialiste, anti-philosophique, antipsychologique de boulevard, anti-bourgeois” et l’on pourrait encore compléter par d’autres anti-” cette liste dressée par Ionesco même (Notes et contre-notes). En admirateur fidèle de Stéphane Lupasco dont il cite maintes fois le livre Logique et contradiction, il absolutise le rôle de la contradiction et transforme la communication en une forme d’agression contre les autres, en niant brutalement toute intersubjectivité. Parler ce n’est pas dialoguer avec les autres, c’est, au contraire, faire éclater l’absurdité, l’ambiguïté, le terrorisme, voire la tragédie du langage. La parole avant-gardiste de Ionesco est, de ce fait, une parole monologique et opaque. Si le bilinguisme et le biculturalisme de Ionesco ont favorisé sa participation à l’enrichissement du modèle culturel de la modernité, on peut toutefois s’interroger sur la signification de la transformation qui a changé l’écrivain d’avant-garde en académicien publié aux Editions de la Pléiade. Avant-garde de ses débuts roumain et français, classicisme de sa maturité française. Tel est l’itinéraire de Ionesco dont l’esprit frondeur 59 perd progressivement de sa causticité, peut-être parce que les effets du choc culturel s’atténuent et “l’auteur connaît le succès et avance en âge alors que la culture française évolue profondément dans un sens qui lui est favorable”8. Cela revient à inscrire l’évolution de Ionesco sur une trajectoire propre au modernisme et aux avant-gardes qui finissent par sombrer dans la respectabilité, en se pliant aux conventions qu’elles avaient jadis contestées. Placer l’oeuvre de Ionesco sur une telle trajectoire signifie la réduire implicitement à une démarche linéaire qui va de l’avant-garde à son contraire : le classique. Après avoir porté au paroxysme l’expérience de la négation et de la différence, l’auteur semble retrouver les grandes valeurs de la tradition. Son évolution de la farce absurde à l’onirisme et à la quête mystique9, ou bien de la dissolution de l’être et du langage à l’humanisme peut correspondre, par conséquent, au retour à un modèle culturel préexistant et opposé à celui qui avait produit les oeuvres de l’avant-garde. Dans une telle perspective, le sens de l’évolution de Ionesco ne laisse plus de doute : le créateur de la “nouvelle avant-garde” vient de prendre sa place dans le musée de la littérature, à côté de ses confrères — les “classiques” de tout temps et de toute souche. La discussion pourrait bien s’arrêter là. En fait, le cas de Ionesco nous paraît être beaucoup plus complexe vu que ce qu’on appelle son “classicisme” n’exclut nullement le goût de la rébellion qu’il a toujours gardé. Il n’a jamais cessé de tirer profit de son habilité à manipuler les paradoxes de la pensée et les antinomies de l’art. Aussi Ionesco – l’académicien publié en Pléiade – n’a-til pas l’air d’être un moderniste converti au classicisme. Son retour aux valeurs traditionnelles ne représente pas la récupération pure et simple d’un modèle préétabli. Il s’agit, bien au contraire, de la construction d’un modèle nouveau qui n’oppose plus la tradition et l’innovation, mais les englobe dans un système simple et ouvert. Prenons l’exemple de Rhinocéros. La pièce fut considérée comme étant la plus “classique” de Ionesco, voire la plus claire et cohérente. Le commentaire de Jean Vigneron10 qui associe la clarté propre au rationalisme cartésien et le syntagme “écrire en français” est hautement significatif en ce sens. “Cette fois, plus d’erreur possible, Ionesco écrit en français ! Et son Rhinocéros est une oeuvre tout à fait claire, d’un symbolisme limpide, d’autant plus forte qu’elle est plus accessible et d’une portée d’autant plus grande que tous peuvent sentir la signification”. Et tout le monde de se réjouir, car l’étranger, le bilingue a appris enfin à “écrire en français”, en franchissant la distance censée séparer le désordre de sa langue “autre” et l’ordre de sa “nouvelle” langue. Seulement voilà : cette pièce tellement “française”, pourvue d’une transparence classique, n’est pas dépourvue non plus de certains éléments non classiques : elle mélange les genres, fait coexister des tonalités jugées antinomiques, permet une pluralité d’interprétations. Ce qui plus est, elle tolère la coprésence de la continuité et de la discontinuité, de la fragmentation et de l’unité, de la pluralité des options possibles et de l’option idéologique bien précise. A y regarder de près, ces éléments non classiques sont autant de traits caractéristiques de l’oeuvre postmoderne. Cela nous permet d’avancer l’hypothèse que l’oeuvre de Ionesco n’évolue pas du modernisme vers une forme d’art classique, mais du modernisme vers le postmodernisme. Il est bien difficile de dresser une barrière rigide entre le côté et le côté postmoderne de l’oeuvre de Ionesco. Un certain rapprochement du modèle culturel postmoderne devient pourtant visible à partir de Victimes du devoir et Rhinocéros, pour que l’acheminement vers le postmoderne culmine dans les dernières pièces, notamment 60 Ce formidable bordel, L’Homme aux valises et Voyages chez les morts. En simplifiant, on peut postuler l’existence d’une première période où prédominent les pièces d’avantgarde et d’une seconde période où l’on assiste à la multiplication des éléments postmodernes. Les pièces de la première période sont concises et percutantes, celles de la seconde sont plutôt amples et très chargées. Ionesco reconnaît lui-même, à propos de La Faim et la Soif, a voir écrit une pièce dont la construction n’est pas classique, masi baroque. Quant aux formes, figées dans les premières pièces, elles se font souples et floues dans les dernières. D’un côté il y a une thématique précise et restreinte à quelques motifs obsédants, de l’autre une thématique visant à réaliser la synthèse des grands motifs et images de l’oeuvre entière. D’un côté très peu d’éléments autobiographiques, de l’autre des pièces autobiographiques, des autobiographies dramatisées (Voyages chez les morts) ou des équivalents dramatiques du journal intime (L’Homme aux valises). D’un côté la violence de l’effet de choc, de l’autre l’émotion partagée par l’auteur et son public. Si l’on accepte que l’oeuvre moderne est synonyme de subversion, provocation, destructuration, déconstruction et que l’oeuvre postmoderne implique nécessairement l’effort de construction, de synthèse, et l’épanouissement de la subjectivité, il faut accepter que les deux périodes qu’on vient de distinguer dans la création de Ionesco proposent deux modèles littéraires divergeants. Mais c’est trop simplifier, une fois de plus. En réalité, il est difficile de fixer nettement le seuil qui sépare la modernité de la postmodernité littéraire ou de décider sur l’appartenance des oeuvres de ces dernières décennies à l’un ou à l’autre des deux modèles ; nous croyons, à la suite de Luc Ferry, que le postmoderne n’est ni le comble du modernisme, ni le dépassement de celui-ci, ni le retour à la tradition, contre le modernisme, mais les trois à la fois : “le trait le plus caractéristique de la culture actuelle est l’éclectisme : tout peut, en principe, y coexister, rien n’est a priori frappé d’illégitimité, rien n’est exclu”11. L’oeuvre de Ionesco correspond parfaitement à cette définition de la postmodernité. Elle porte au comble la révolte moderniste, la délaisse par la tentative de repenser la rationalité et la subjectivité et fait coexister le comique et le pathétique, le rire et l’angoisse, la farce et la quête mystique, la vie réelle et le rêve. En même temps, elle se caractérise par la fragmentation et la discontinuité, catégories définissant aussi bien l’oeuvre moderne que l’oeuvre postmoderne. Reste à savoir quelle signification doit-on attribuer au postmoderne tel qu’il est actualisé dans l’oeuvre de Ionesco et en quelle mesure cette signification répond aux grandes tendances de la civilisation actuelle entrée dans un nouveau cycle culturel – notamment la postmodernité. Selon Edgar Morin, la postmodernité est essentiellement une époque de “chaleur culturelle” caractérisée par le dialogue des hommes et des cultures. L’un des traits caractéristiques de la période postmoderne est précisément le retour à un art plus “humain”, plus “chaleureux”12, qui exprime la tendance des hommes et des cultures de sortir de l’ère des totalitarismes, des rideaux de fer, de la parole monologique. Par son refus obstiné de tout totalitarisme, de même que par sa méfiance à l’égard des révolutions et de la politique, qui font proliférer la parole autoritaire, Ionesco est bien placé pour illustrer l’esprit postmoderne. Grâce à lui, les grands problèmes des pays de l’Est – le totalitarisme, la dictature, l’idéologie marxiste, le stalinisme – sont présentés au public occidental comme autant d’objets d’une réflexion sur la nécessité de 61 retourner à la parole dialogique et de donner une image unitaire et vraisemblable de l’homme “oublié” dans le désordre de son être et dans le chaos de l’histoire. “En somme – dit Ionesco dans Tueur sans gages – monde intérieur, monde extérieur, ce sont des impressions impropres, il n’y a pas de véritables frontières entre ces deux mondes : il y a une impulsion première, évidemment, qui vient de nous, et lorsqu’elle ne peut se réaliser objectivement, lorsqu’il n’y a pas un accord total entre moi du dedans et moi du dehors, c’est la catastrophe, la contradiction universelle, la cassure”. Comment peut-on retrouver l’accord perdu? La solutions envisagée par Ionesco n’est pas sans rappeler la vision postmoderne de l’homme. Il s’agit de la dissolution de la personnalité en tant que structure figée et de sa transformation en moi-caméléon dont les métamorphoses multiples n’ont pas la seule fonction de produire un spectacle insolite ou de signifier le vide de l’être qu’on doit remplir. Des personnages ionesciens tel l’épouxamant-rival-père-grand’père-fils ou l’épouse-maîtresse-grand’mère-fille-soeur changent d’apparence selon les nécessités du dialogue avec les autres. Au-delà de la signification métaphysique et esthétique de ces métamorphoses, le caméléonisme renvoie à la problématique de l’intersubjectivité dans la mesure où l’individu n’est plus le prisonnier à vie de l’autoréflexivité mais il est mis en situation de définir son identité par rapport à autrui. Dans une telle perspective, ce qui paraissait être, à un prime abord, une déconstruction de la subjectivité, s’avère être une nouvelle construction du sujet par l’intersubjectivité. En cette occurrence, le problème de la fameuse “crise de communication” peut faire, elle aussi, l’objet d’une nouvelle interprétation. Ionesco a parlé lui-même du caractère cyclique de sa réflexion sur le langage. “En brisant le langage, c’était le chaos du langage que je produisais. Le langage brisé dans La cantatrice chauve, le monologue du Tueur sans gages et surtout le monologue final de Voyages chez les morts, j’arrivais en somme, au débris du réel apparent, à la frontière de l’indicible, à la frontière de l’insondable, au gouffre.” (La Quête intermittente) Son oeuvre dramatique s’ouvre par la mise en question radicale du langage et elle s’achève sur les mêmes interrogations, posées par l’interminable monologue final de sa dernière pièce, Voyages chez les morts, où il disloque le langage dans la tradition inaugurée par sa première pièce, La cantatrice chauve. Encore faut-il ajouter la tension permanente entre le silence et la parole poussée au paroxysme dans Ce formidable bordel. Le personnage de la pièce ne parle jamais, et écoute les autres parler sans leur répondre. Son silence a été interprété au sens métaphysique, comme repliement sur soi, comme indifférence de l’être au monde extérieur. Le personnage sort de son mutisme à la fin de la pièce, au moment où le monde ne lui apparaît plus effroyable, mais seulement dérisoire. On a interprété cette fin au même sens métaphysique, comme évocation d’une expérience mystique, notamment d’une épreuve zen menant à la révélation d’un ordre supérieur où le sérieux n’a plus cours13. On doit pourtant remarquer que cette pièce est, de toutes les pièces de Ionesco, la plus ancrée dans le réel. Tout y est : les séismes du monde contemporain, guerres civiles, révolutions, rideaux de fer, violences de toute sorte. Coupé du monde, le personnage muet prend conscience du réel par les récits des autres. C’est pourquoi son silence nous semble irréductible à la seule signification métaphysique. Le personnage se tait pour laisser parler les autres. Son silence est écouté de la voix des autres, patiente d’écouter parler les autres, enrichissement de l’écoute de soi par l’écoute d’autres voix, d’une extrême diversité. A une époque où tout le monde parle sans trop se soucier de la parole des autres, Ionesco envisage l’existence d’un type de communication 62 qui n’est plus fondée sur l’impatience de l’homme moderne à imposer sa propre parole aux autres, mais sur la patience – qui devrait être celle de l’homme postmoderne – d’écouter la parole des autres. Sans aboutir au dialogue ou, autrement dit, à l’idéal postmoderne de la communication, le personnage muet prépare, paradoxalement, les conditions qui le rendent possible. Aussi Ionesco rejoint-il, quoique partiellement, la volonté postmoderne de fonder un “humanisme non métaphysique” suivant à “l’humanisme métaphysique”14 du modernisme qui avait détaché l’homme du monde réel pour l’enfermer dans son chaos intérieur. Cependant sortir du chaos de l ‘intériorité et devenir transparent aux autres n’équivaut pas à la disparition du chaos et de son paradigme. Ionesco reste jusqu’à la fin angoissé par la mort, par l’absurde du monde, par les gouffres de l’intériorité. L’une de ses métaphores obsédantes, “la colonne de lumière” qui renvoie au vieux motif folklorique roumain de la “colonne du ciel” ou de la “colonne sans fin” exprime notamment sa nostalgie de l’ascension en tant que transcendance de la condition humaine. Ses “expériences de lumière” qui représentent les moments privilégiés de sa vie ne l’empêchent pas pour autant de mettre en question l’universalité du sens et de la vérité transcendantes. Ainsi dans Voyages chez les morts il fait allusion aux livres religieux en ancien roumain qui l’ont profondément marqué mais dont il ne comprend plus le message : “Tous ces livres que ne comprends pas. Cela doit être des livres où il est écrit ce qu’il faut faire quand on va mourir ou bien quand on vient de mourir, mais ce qui est écrit estil encore vrai ? Ce sont de vieux livres, ce sont des expériences déjà bien anciennes qu’on y décrit, bien anciennes de toute façon, je ne les comprends pas, j’ai oublié la langue.” On reconnaît dans cette tirade le sentiment d’étrangeté par rapport au langage que Ionesco a toujours éprouvé et qu’il a prêté à ses personnages. Mais on y reconnaît également sa méfiance à l’égard de la vérité absolue. C’est qu’il considère que la seule expérience que l’homme peut communiquer est celle appréhendée par une expérience individuelle. D’où la prolifération des éléments autobiographiques et la mise en relation de ses propres expériences avec celles des autres. L’homme aux valises, le personnage de la pièce portant ce même nom, c’est Ionesco lui-même, l’exilé qui a des difficultés à retrouver son chemin dans un pays étranger aussi bien que dans son propre pays. Mais c’est aussi l’homme de l’Europe Centre-Orientale que les séismes de l’histoire ont dépossédé de son identité. Ionesco prête à ses personnages ses propres expériences censées dévoiler non pas la vérité absolue du monde et de l’être, mais “l’état des forces vitales” du créateur, ce qui nous renvoie de nouveau au statut de l’oeuvre d’art dans la société postmoderne. Les éléments autobiographiques engendrent, grâce à leur connotation émotionnelle, le phénomène de l’identification. Du coup, le problème de la créativité ne se pose plus en termes de rupture ou d’exacerbation de la différence, comme ce fut généralement le cas dans la période de la modernité. Et pour cause : “Nous vivons un temps où les oppositions rigides s’estompent, où les prépondérances deviennent floues, où l’intelligence du moment exige la mise en relief des corrélations et homologies”16. La littérature postmoderne est avide, elle aussi, de singularité, d’identité, de différence, mais elle envisage les réaliser par la voie de la cohabitation des options les plus diverses. L’oeuvre de Ionesco, quoique marquée, dès les premiers textes publiés en roumain par un fort esprit contestataire, nous semble prendre une place à part dans ce mouvement de réconciliation et de synthèse qui caractérise la postmodernité. Le paradoxe n’est qu’apparent, car c’est justement cette contestation généralisée qui a empêché 63 Ionesco de tomber dans le piège de l’incertitude. L’homme qui fut catholique par sa mère, orthodoxe par son père, défenseur des Juifs par conviction et amour, ne pouvait pas ne pas favoriser la “coprésence souple des antinomies”17 censée caractériser l’esprit postmoderne. Il envisage l’exigence de certitude comme une forme de faiblesse, comme le signe d’un manque d’autonomie de la personnalité, d’une incapacité à vivre sans appui extérieur. D’où son appétit à jouer sur la pluralité des options possibles. La réception de ses pièces en témoigne. Ce formidable bordel a été reçu comme un texte “à la fois pitoyable, sordide, sinistre, féroce, émouvant, bourré d’humour et poétique.”18 La Soif et la Faim a été lue comme pièce marxiste et comme pièce zen, etc. C’est que Ionesco évite de proclamer des certitudes et préfère exprimer ses doutes, ses incertitudes, son “humilité” vis-à-vis de la complexité de l’existence et du monde19. Même si ses premières pièces sont placées sous le signe de la parole autoritaire propre au modernes, son humour y accomplit déjà une démystification du savoir et des certitudes, pour aboutir finalement au constat socratique de sa propre ignorance. Le “Je ne sais pas” qui clos le monologue du récitant dans Voyages chez les morts est le dernier mot prononcé par Ionesco au théâtre. C’est un mot qui ne consacre nullement la défaite de la pensée ou celle de la connaissance. Rapporté à l’oeuvre ionescienne tout entière, il exprime non pas l’orgueil d’être et de tout savoir des modernes, mais l’étonnement d’être et le refus d’enfermer le savoir dans le langage intolérant des certitudes. Lue dans la perspective de sa possible appartenance au modèle culturel postmoderne, l’oeuvre de Ionesco nous apparaît comme une leçon de tolérance dans un monde plutôt intolérant mais qui rêve de tolérance. La leçon n’est nullement ennuyeuse, car la permanence de l’angoisse existentielle et la conscience tragique de la crise du langage n’exclut plus l’autoironie et l’autoréflexivité ludique. Le plus grand paradoxe de son oeuvre réside peut-être dans le fait qu’elle rend le sentiment moderne du vide et l’éclatement du langage par des stratégies langagières qui témoignent d’une attitude décontractée, postmoderne à l’égard de la communication. Cela a permis à celui qui faisait dire à l’un de ses personnages : “Je crois qu’aucun pays n’est mon pays” de choisir la langue française tout en faisant des clins d’oeil à d’autres langues. Garder la langue française et la tromper en même temps. La révérer comme au temps de Boileau et l’utiliser pour écrire, dans Ce formidable bordel “dix pages de poésie pure. Sans doute parmi les plus belles qu’on ait écrites dans notre langue” (c’est un Français qui le dit, notamment Emmanuel Jacquart dans une notice au Théâtre complet en Pléiade). Mais l’utiliser ainsi pour mélanger en elle le passé et le présent, la mesure et la démesure, la raison et la folie. L’enrichir et l’ouvrir au dialogue. c’est la démarche postmoderne de l’un des plus grands auteurs d’avant-garde de notre siècle. NOTES 1 Emmanuel Jacquart, Ionesco aux prises avec la culture, dans Ionesco : situation et perspectives, Colloque de Cerisy, Ed. Pierre Belfond, 1980, p. 57-58. 2 Cf. Marie-Claude Hubert, Eugène Ionesco, Seuil, 1990, p. 26 et 34. 3 Voir Martin Esslin, Ionesco entre les conformismes, dans Ionesco : situation et perspectives, Colloque de Cerisy, Ed. Pierre Belfond, 1980, p. 47. 4 Cf. Gelu Ionesco, La première jeunesse d’Eugène Ionesco, dans Ionesco : situation et perspectives, Colloque de Cerisy, Ed. Pierre Belfond, 1980, p. 25. 5 Cf. M.-C. Hubert, op. cit., p. 73. 64 6 Notes et contre-notes, Gallimard, coll. “Idées”, 1966, p. 230-231. A. Kibédi Varga, Le récit postmoderne, in “Littérature”, nº 77, février 1990, p. 4. 8 E. Jacquart, Jacques ou la soumission, Notice, dans Eugène Ionesco, Théâtre complet, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 19 1519. 9 Cf. M.-C. Hubert, op. cit., p. 73. 10 “La croix”, février 1960. 11 Luc Ferry, Homo Aestheticus. L’invention du goût à l’âge démocratique, Grasset, “Le Collège de Philosophie”, 1990, p. 311-319. 12 Cf. Leonardo Benevolo, cité par Jürgen Habermas dans Ecrits politiques, Les Editions du Cerf, Paris, 1990, p. 9. 13 Cf. M.-C. Hubert, op. cit. 14 Nous empruntons cette expression à Luc Ferry, op. cit. 15 M.-C. Hubert, op. cit., p. 94-95. 16 Gilles Lipovetsky, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Gallimard, “Folio”, 1983, p. 114. 17 Nous empruntons cette expression à Gilles Lipovetsky, op. cit., p. 18. 18 E. Jacquart, Notice sur la pièce, dans Ionesco, Théâtre complet, “Bibliothèque de la Pléiade”, p. 1814. 19 Cf. M. Esslin, op. cit., p. 48-50. 7 UNE CONTRIBUTION ROUMAINE AU NOUVEAU ROMAN par MARGARETA GYURCSIK Le nom de Dumitru Tsepeneag est lié, dans un premier temps, au renouveau des lettres roumaines dû au “groupe onirique” qui commence à se manifester vers 1966, en tant que forme d’opposition au pouvoir politique et à la culture officielle réalistesocialiste. Il faut préciser que l’onirisme esthétique roumain des années 1960 n’a pas eu de connotations métaphysiques ou surréalistes. Il s’agissait non pas d’explorer le rêve et l’inconscient en vue de créer un univers poétique irréel, hallucinatoire, mais d’utiliser le rêve avec lucidité afin d’atteindre l’essence même du réel. Cela revenait à prouver qu’on pouvait créer une littérature du réel autrement que par la voie unique du réalisme socialiste. Le groupe onirique s’appuie également sur les modèles étrangers, notamment français. L’alliance extérieure la plus sérieuse est Robe-Grillet dont la théorie du nouveau roman a certains éléments communs avec la théorie onirique de Tsepeneag : “Nous ne rêvons pas, nous créons des rêves. Le texte littéraire est pour nous un discours qui naît en se soumettant à des opérations analogues à celles du rêve. Notre onirisme est 65 textualiste et structuraliste. Ce n’est pas l’anecdote qui compte, mais le mécanisme narratif ou poétique”1. En 1967 Tsepeneag publie la traduction roumaine des Gommes. Robbe-Grillet visite à cette occasion la Roumanie et il dit son étonnement d’y trouver un mouvement littéraire qui manifeste ouvertement sa rébellion, en refusant toute concession au pouvoir. C’est à cette époque qu’on traduit intensément les nouveaux romanciers français. Tsepeneag publie lui-même de nombreux articles sur Robbe-Grillet dont il est l’admirateur et le défenseur fidèle. Les trois recueils de nouvelles qu’il publie durant sa période onirique (Exercices - 1966 ; Froid - 1967 ; Attente - 1972) renferment des textes qui représentent pour la plupart des expériences textualistes et structuralistes, à la manière du nouveau roman français. Par cette “révolution” onirique et textualiste dont Tsepeneag est l’âme et le cerveau, la littérature roumaine entre dans “l’aristocratie de la culture du XXe siècle”. Elle marque en même temps la rupture entre l’écrivain et le pouvoir politique. Dans le cas de Tsepeneag, la rupture va s’aggraver durant ses séjours à Paris, à partir de 1970. Il y rejoint l’opposition roumaine de l’exil et tâche de faire publier des livres qui ne pouvaient pas paraître en Roumanie. Déchu de sa nationalité en 1975 et obligé de vivre dorénavant en France, il continue d’écrire en roumain une bonne dizaine d’années. Tous ses romans rédigés en roumain sont publiés en traduction française chez Flammarion (Arpièges, Les Noces nécessaires), d’autres vont être rédigés à la fois en français par l’auteur même (Le mot sablier), pour qu’à partir de 1985 ils soient rédigés directement en français (Roman de gare, Pigeon vole). Tous les romans de Tsepeneag publiés en France témoignent d’une ingéniosité formelle remarquable. Il s’agit apparemment d’une littérature “artificielle et formaliste” à la manière du nouveau roman français. L’auteur déclare d’ailleurs écrire pour des raisons strictement esthétiques, en refusant, tout comme Robbe-Grillet, l’idéologie, la sociologie, la psychologie. Il profite de l’infinie possibilité de construction que seule la prose peut offrir. A l’instar de Robbe-Grillet, il se forge une technique moderne fondée sur l’art remarquable de la construction et sur l’attention particulière accordée à la forme, à la structure. Aussi sa prose se caractérise-t-elle par la singularité de la mise en page et du découpage du texte, par la finesse de la construction avec ses parallélismes, ses répétitions et ses intersections, par la force obsessionnelle du style. La prose représente pour lui, comme il le déclare lui-même, “ce jeu miraculeux qui consiste à construire, à transformer sur la feuille blanche le temps en un espace à la fois réel et irréel, voire à expérimenter sans cesse de nouvelles formes structurales”2. En ce sens, Arpièges (1973) ressemble le plus aux romans de Robbe-Grillet. Le narrateur raconte, d’une manière toujours autre, la même scène : le héros se rend à la gare en bus pour attendre ou peut-être pour conduire une femme. La construction spatiale produit un lieu labyrinthique – la ville-labyrinthe de Robe-Grillet – où s’entrecroisent les itinéraires et les errances du personnage romanesque. Pourtant, Tsepeneag n’est pas un prosélyte et un imitateur de Robe-Grillet. Ce qui fait l’originalité de son “nouveau roman” c’est essentiellement sa mise transtextuelle. Tandis que le roman de Robbe-Grillet se limite à enregistrer les données immédiates du réel selon la théorie que le monde existe, un point, c’est tout, en privant ainsi le texte de toute dimension symbolique, le roman de Tsepeneag, tout en enregistrant les objets et les formes du réel, les charge d’une valeur symbolique qui oblige le lecteur à un effort 66 d’interprétation. Malgré le refus programmatique de l’idéologie, l’enjeu essentiel du “nouveau roman” de Tsepeneag est, à notre avis, la contestation sur le plan de l’idéologie. Ainsi, l’errance du héros d’Arpièges dans un espace circulaire, sans issue, “textualise” le réel par un jeu subtil de substitutions et de combinaisons. Mais cette “machine à obtenir des rapprochements imprévus”3 ne renvoie pas moins à l’une des grandes obsessions de l’auteur : l’échec de l’individu dans un régime totalitaire. Toute tentative de s’échapper, toute fuite est vaine. Le titre roumain du roman — très explicite d’ailleurs — était Vanité de l’art de la fuge. Il y a deux enjeux transtextuels qui nous semblent bien importants en occurrence : le mythe et le langage, que l’on retrouve dans deux romans tout à fait remarquables, à savoir Les Noces nécessaires et Le mot sablier qui frappent par une performance technique hors du commun, alliant l’onirisme et le réalisme, le grotesque et le lyrisme. Dans Les Noces nécessaires Tsepeneag réalise une réécriture, voire une nouvelle sémantisation de la ballade populaire de l’”Agnelle”4 – un des grands mythes cosmogoniques roumains fondés sur le rapport fataliste au monde qui engendre chez l’homme mythique l’orgueil de la souffrance, la volonté de se maintenir en dehors de l’histoire, “dans un absolu de sagesse et de résignation”. Le roman met à nu le cauchemar engendré par la soumission inconditionnée de l’homme moderne au mythe. La sacralité du mythe est transférée au coeur même du profane, dans le quotidien le plus brutal. C’est le récit de la longue insomnie – peuplée de cauchemars – du professeur Ciobanu (le nom signifie “le berger”) obligé à vivre dans un monde absurde, vulgaire, grotesque où l’on retrouve, transfigurés, les grands motifs du mythe : l’agression, la violence, la mort envisagée comme noces ou bien les noces avec la mort. Dégradé en réel, le mythe descend dans la zone du carnavalesque et acquiert des connotations culturelles nouvelles. Par son effort pathétique de sauvegarder les valeurs du mythe, le personnage du professeur Ciobanu – le “pâtre” – est condamné à vivre à perpétuité un état-limite du réel – notamment l’insomnie – rempli de cauchemars. Et il est surtout condamné à une attente interminable, à la torture par l’attente. Il attend quelque chose qu’il ne peut pas définir et qui ne tarde à venir. Le livre avance à force de répétitions, de reprises, de leitmotivs qui se reproduisent jusqu’au paroxysme en accumulant une tension insupportable qui mène à l’explosion finale sans que l’attente soit comblée pour autant. C’est à ce momentlà que le processus herméneutique doit intervenir et essayer d’interpréter les significations de cette nouvelle sémantisation du mythe. Quant au Mot sablier, c’est le roman le plus important écrit par Tsepeneag sur son statut même d’auteur. C’est aussi sa contribution la plus originale au nouveau roman. Il s’agit cette fois-ci d’un roman qui raconte l’aventure du passage d’une langue – le roumain, langue maternelle de l’auteur – à une autre langue – en l’occurrence le français. C’est une des expériences les plus dures de l’exil : on est en situation de quitter non seulement un pays, mais une langue. Expérience d’autant plus dure qu’on ne choisit pas de la quitter, mais on est obligé de le faire. Tsepeneag vit avec intensité cette situation malheureuse. Ce qui en résulte, c’est un livre brillant, plein de verve, employant une langue qui porte l’empreinte de l’oralité et de l’argot. La technique en est toujours celle du Nouveau Roman français : reprise avec variations de quelques thèmes-scènes : une femme qui fait la vaisselle et attend que son fils rentre du service militaire, un soldat qui 67 court le long d’une plage, des fouilles mystérieuses dans la petite ville, les discussions des clients à l’intérieur d’une épicerie qui sert en même temps de bistrot. L’auteur a gardé les éléments les plus importants de ses débuts textualistes : flux libre des mots, associations et enchaînements spontanés – procédés qui rappellent la dictée automatique. Mais la véritable histoire est celle de l’écriture même du livre symbolisée par “la figure” du sablier : le sable (c’est-à-dire les mots) s’écoule grain par grain du vase supérieur dans le vase inférieur. Le problème, pour l’écrivain-sablier, c’est de laisser s’écouler sa langue — le roman —dans une langue autre — le français, en prenant soin de ne pas apporter dans la nouvelle langues les fantasmes de l’ancienne. Tout au long du roman, l’auteur s’interroge sur le passage d’une langue à l’autre, en témoignant d’une conscience autoréflexive aiguë, lucide et pénétrante. C’est que Tsepeneag vit et pense l’acte d’écrire en français comme aucun autre écrivain roumain de l’exil. Le texte commence en roumain et l’auteur explique immédiatement à son lecteur français pourquoi il va le priver du plaisir de lire dès le début le texte authentique. En effet, le lecteur français va lire la traduction française d’un texte écrit en roumain. Le traducteur, Alain Paruit, est évoqué à cette occasion même et il va être présent en tant que personnage tout au long du roman. Si l’auteur a choisi de commencer son roman en roumain, c’est parce que le texte fait remonter des images enfouies dans sa mémoire, or ces images-fantasmes appartiennent à un horizon culturel et linguistique autre que le français. Or, il veut entrer dans la langue française purifiée, délivrée de ses anciens fantasmes. Après de longues années d’attente dans l’”antichambre de la langue française”, il hésite encore à entrer dans la chambre. Mais, petit à petit, il risque de lancer un mot français par ci, un mot français par là, puis une phrase, puis une autre. Surpris et ému, l’écrivain se sent renaître dans une langue nouvelle : “innocent”, pur, frais. C’est comme un retour à l’aube de la conscience, à l’état spirituel primordial. A cheval sur les deux langues, Tsepeneag fait passer son roumain dans un français de plus en plus “performant”, pour que dans les derniers chapitres du roman soit mis hors du jeu : renonçant à l’aide du traducteur, l’auteur se met à écrire directement en français. Cette démarche linguistique de l’auteur est intégrée dans une démarche scripturale dont la nouveauté est évidente. Mais ce qui rend Le Mot sablier tout à fait remarquable c’est son méta-texte. Le discours théorique parcourt le texte d’un bout à l’autre : l’auteur y évalue les résultats de sa démarche, examine l’ordonnance du texte, son fonctionnement dans la nouvelle langue. Par le biais du métadiscours, le français – qui est devenu maître de la situation – se laisse examiner de l’intérieur et dévoile ses mécanismes, sa structure spécifique, ses règles et ses exigences. L’ingéniosité de Tsepeneag consiste à inventer des formes de métadiscours d’une extraordinaire variété, parfaitement intégrées (incastrées) dans le texte. Voilà une telle forme de métadiscours qui rend compte d’une discussion des clients du bistrot censée mettre en évidence la spécificité de la démarche auctorielle : “la littérature nouvelle basée sur un débit plus proche de la modulation orale que de la déclamation doit se passer de la ponctuation signifiée oui il n’y a pas de règles préétablies alors qu’il [l’auteur] respecte au moins ses propres règles qu’il respecte les règles qu’il a prescrites lui-même qu’il soit son propre arbitre 68 l’arbitre de tout cet arbitraire qu’il a introduit qu’est-ce que vous pouvez répondre à cela je réponds qu’à partir d’un certain moment l’auteur ne peut pas être un arbitre même s’il le souhaite ça veut dire quoi ça veut dire qu’il a déclenché un mécanisme auquel il doit se soumettre, sinon qu’il se démente, c’est tout alos il n’y a plus de place pour les fantasmes mais n’oubliez pas qu’il veut se débarrasser de toutes ces images, de toutes ces fantasmes qui de tous ces fantasmes, justement pour pouvoir écrire dans une autre langue où il renaîtra innocent et il le fait au fur et à mesure tiens plus son texte avance moins il y a à traduire”5. Il y a là une description très précise de la démarche linguistique et scripturale de l’auteur en tant que prise de possession progressive de sa nouvelle langue. Il est intéressant à remarquer que la langue du métatexte est toujours le français et que le métadiscours parle non seulement de l’écriture du texte, mais aussi de son passage par le sablier du traducteur. Le Mot sablier est à ce propos l’aventure de la traduction du livre. C’est l’histoire de la trahison que représente fatalement toute traduction. Le personnage-traducteur (Alain Paruit — le traducteur réel des livres de Tsepeneag du roumain en français) cite notamment l’opinion exprimée par Tsepeneag lui-même dans un article sur la traduction. Opinion autorisée, vu que Tsepeneag avait traduit en roumain des centaines de pages de littérature française : “Le livre n’est pas tout à fait le mien. Comme tous les livres que j’ai publiés en France. Ils sont aussi les livres de mon traducteur. C’est lui qui a offert un corps, chair et os. Ce que l’on appelle dans une certaine certaine critique moderne, la matérialité du texte. Ce livre n’est pas du tout le mien. Je n’y retrouve pas mes mots, je n’y figure que sur la couverture : un simple nom”6. Et le traducteur d’enchaîner, en justifiant cette “trahison” : pourquoi ne pas supprimer quelques mots, quelques phrases ? : “Un travail de jardinier. Amical mais ferme. Arracher les mauvaises herbes, couper les branches sèches, élaguer un peu”. Cela revient à écarter les “répétitions injustifiées” et les “vulgarités” ou les “jeux obscurs”, réécrire certaines scènes équivoques. C’est rendre service à l’auteur, du fait que le traducteur-jardinier parvient à atténuer sinon à effacer les ambiguïtés. du texte, voire à normaliser le texte. Aussi la structure du roman repose-t-elle sur la tension entre deux démarches contraires, l’une – celle du narrateur – favorisant l’écart par rapport à la norme – celle du traducteur – favorisant une écriture conforme aux normes. Cette même tension se retrouve au niveau du rapport entre le roman qu’on est en train d’écrire/traduire et son modèle – le nouveau roman français. Les “débats théoriques” surgis au coeur même du récit (les personnages – clients du bistrot – discutent et jugent en permanence le roman de Tsepeneag en le rapportant au roman traditionnel ou au nouveau roman) mettent en évidence l’opposition entre deux séries paradigmatiques : cohérence - équilibre - ordre - rigidité (le nouveau roman) vs. 69 incohérence - déséquilibre - désordre - oscillation (le roman de Tsepeneag). En énonçant l’opposition, le métatexte exprime la conscience de la différence du roman de Tsepeneag par rapport à son modèle. Il s’agit cependant d’une prise de conscience ironique car, en fait, incohérence et le désordre représentent en l’occurrence la condition sine qua non de l’instauration d’une forme nouvelle de cohérence textuelle. Le métadiscours ayant pour objet le texte, sa traduction et sa valeur témoigne du fait que pour l’auteur roumain exilé dans la langue française, le problème n’est pas d’écrire purement et simplement dans cette nouvelle langue. Il s’agit, bien au contraire, de s’interroger continuellement sur cette langue, sur la manière de l’illustrer le mieux possible et, fatalement, sur l’impossibilité d’accéder à une telle perfection. Ecrire dans une nouvelle langue, c’est s’assumer l’incertitude et l’attente qui marquent la quête de la perfection. Cela revient à refuser implicitement une perfection illusoire. C’est la conclusion même du roman : “je ne sais pas comment finir, où mettre le point final. Après quelle phrase. Après quel mot. Je regarde et j’attends. Je ne sais pas exactement quoi”7. Le roman se termine sur cette attente, comme s’il allait être continué un jour. En attendant, les questions sont toujours là. L’auteur qui “a sacrifié le lecteur roumain sur l’autel de la littérature française” est-il devenu vraiment un écrivain français ? S’est-il complètement libéré de la langue roumaine ? De ses fantasmes ? Et enfin, à quoi sert l’exil linguistique ? Questions inquiétantes aussi bien qu’insolubles. Toujours est-il qu’une telle instance narrative au statut problématique exige un type de lecture beaucoup plus active et plus complexe que celle exigée par le nouveau roman de Robbe-Grillet par exemple. Le critique québécois Richard Saint-Gelais, dans un commentaire très intéressant portant sur l”’effervescence” linguistique et sémantique du roman Le Mot sablier et sur la complexité des “opérations lecturales”8, met en évidence — par une analyse effectuée au niveau des réseaux paradigmatiques — les performances linguistiques de l’écrivain dans la perspective de l’existence d’un lecteur capable de prendre ces performances à son compte. Le critique québécois cite le texte suivant tiré du roman de Tsepeneag : “il pleut. les poules se serrent frileuses dans un coin de la basse-cour : quelquesunes se sont refugiées dans le poulailler. Le coq (...) rentre aussi dans le poulailler. seule la chèvre reste dehors. contemple un trognon de chou et ne semble pas vouloir déménager." Le lecteur est censé retenir tout d’abord la description d’une scène qui se passe un jour de pluie, ensuite l’usage un peu particulier de la ponctuation. Mais, en établissant des connexions entre certaines unités lexicales du texte, il peut faire surgir une formule qui n’apparaît pas dans le texte : “ménager la chèvre et le chou”. Or, ce qui est remarquable, à l’avis du critique québécois, ce n’est pas seulement l’incongruité de cette formule, mais surtout les modalités de son élaboration, c’est-à-dire le processus de ruptures (déménager) et d’assemblages (chèvre-chou) mis en oeuvre par le lecteur, sans que la structure sémantique du texte lui offre des indices précis en ce sens. Aussi ne s’agit-il pas simplement d’un jeu de mots mais bien d’un “jeu de mots où l’intervention de la lecture apparaît décisive”9. C’est reconnaître implicitement la relation tout à fait particulière de Tsepeneag à la langue française. Contrairement au roman de Robbe-Grillet qui exige non pas un interlocuteur cultivé, mais un lecteur qui accepte de se libérer des préjugés et des 70 contraintes imposés par la tradition, le roman de Tsepeneag exige un lecteur capable et désireux de mettre en oeuvre sa compétence linguistique et culturelle. Cette initiative que Tsepeneag accorde à la langue aussi bien qu’au lecteur est le signe de la liberté acquise par l’auteur à l’intérieur de da nouvelle langue : liberté de la manier à sa guise, de jouer avec elle, en misant sur la complicité du lecteur. Le Mot sablier appartient structurellement au nouveau roman. Avec, en plus, un métatexte portant sur le (nouveau) roman, sur le roman que le narrateur est en train d’écrire, sur la traduction (en général), sur la traduction qu’on est en train de lire. Quant au narrateur, engagé dans un processus rigoureux de textualisation de la réalité extratextuelle et hanté par les problèmes ardus de l’écriture moderne (de sa propre écriture), il n’en a pas moins, à l’égard de ce même processus et des mêmes problèmes, une attitude décontractée, ironique, voire ludique. C’est en cela que réside, à notre avis, la contribution la plus importante de Tsepeneag au Nouveau Roman. Il fait sortir celui-ci de l’âge de la modernité caractérisée par une pensée oppositionnelle qui sépare nettement l’ancien et le nouveau, l’ordre et le désordre. Or, le roman de Tsepeneag représente, comme toute oeuvre postmoderne, le reflet esthétique d’une pensée paradoxale. Son texte est cohérent et incohérent à la fois. Il renvoie simultanément à des catégories telles ordre et désordre, équilibre et déséquilibre, clarté et ambiguïté. Sa forme moderne est parfaitement compatible avec les formes précédentes. Autrement dit, c’est un roman qui assume la complexité du texte postmoderne, mais aussi les risques de parier sur la postmodernité. Et qui gagne le pari. NOTES 1 Une modalité artistique, Table ronde, in “Amfiteatru”, déc. 1968, nº 36, p. 596-597. 2 D. Tsepeneag, Un român la Paris, Editura Dacia, 1993. 3 J. Ricardou, La Recherche de Tsepeneag, in “Le Monde”, 20 sept. 1973, p. 25. 4 La vieille ballade roumaine Mioritza (L’Agnelle) raconte l’histoire d’un berger assassiné par ses deux camarades jaloux de la beauté de ses troupeaux. Quoique informé de l’intention meurtrière de ses camarades par une agnelle, sa préférée, le berger accepte le sort qui l’attend, parce qu’à ses yeux la mort représente un cérémonial grandiose d’épousailles avec le cosmos. 5 Cuvântul nisiparni]ã (Le Mot sablier), Ed. Univers, col. Ithaca, 1994, p. 32-33. 6 ibid., p. 79. 7 ibid., p. 91. 8 R. Saint-Gelais, Châteaux de pages, Editions Hurtubise, Québec, 1994, p. 95-98. 9 R. Saint-Gelais, op. cit., p. 96. 71 TISSER - METISSER : UNE IMAGE ROUMAINE DE LA FRANCOPHONIE par MARGARETA GYURCSIK Le roman Pigeon vole, publié en 1989 aux éditions P.O.L. par Dumitru Tsepeneag (sous le nom d’Ed Pastenague, anagramme de son propre nom), présente d’une manière autrement intéressante la problématique du métissage culturel dans l’espace francophone. C’est un cas exemplaire d’écriture postmoderne impliquant une nouvelle manière de s’interroger sur la relation de l’écrivain à la langue. Nous considérons, avec Lise Gauvin, que l’existence d’une telle interrogation – fût-elle moderne ou postmoderne – est due à la “surconscience linguistique” qui “affecte à des degrés divers les écrivains des littératures francophones” en les poussant à réfléchir sur “la manière dont s’articulent les rapports langues/littératures dans des contextes différents” et sur “les relations généralement conflictuelles” entre les langues1. La “surconscience linguistique” installe l’écrivain francophone dans “l’univers du relatif” où tout est à interroger et à reconquérir, y compris la langue2. Si on admet, avec Lise Gauvin, que “l’écrivain francophone est, à cause de sa situation particulière, condamné à penser la langue”3, on doit ajouter qu’il est condamné implicitement à s’interroger sur les stratégies langagières qu’il lui faut adopter afin de s’approprier la langue française et l’écrire autrement. Dumitru Tsepeneag fait partie, lui, des écrivains ayant choisi la France comme terre d’exil et le français comme langue d’écriture après avoir été obligés de quitter leur pays d’origine à la suite de quelque “grand dérangement” comme il y en a eu tant au XXe siècle. Pour la plupart d’entre eux le français a gardé le prestige d’une grande langue de culture, voire d’un “objet d’art à admirer, à savourer, à chérir”4 mais qui reste, somme toutes, étranger. Du coup, écrire en français ne veut nullement signifier s’adonner à des exercices d’admiration” censés perpétuer une illustre tradition. C’est vivre une relation tensionnée, souvent dramatique, à une langue qu’on fait sienne mais qui se donne comme étant toujours à reconquérir. Citons à ce propos le cas de Panait Istrati, l’écrivain roumain qui, dans les années 1920 s’était mis à écrire en français à l’âge de trente-cinq ans poussé par son ami Romain Rolland. Il était parvenu à une maîtrise parfaite de la langue française et ses récits qui rendaient au public français un univers spécifiquement balkanique avaient attiré l’attention par l’originalité d’une syntaxe “volontiers percutante” et “bellement articulée” (c’est un Français qui le dit !5). Cependant Istrati avait assimilé son expérience scripturale française à une démarche extrêmement difficile, dangereuse et douloureuse : “J’avance comme une taupe obligée de monter un escalier brûlant. Je souffre dans tous mes pores”, déclarait-il en mai 19246. Vingt ans après Istrati, un autre Roumain, Emil Cioran, refait l’expérience de l’écrivain qui choisit d’écrire en français à un certain âge (trente-sept ans). Cioran s’est défini lui-même par son paradoxe : un balkanique venu à Paris pour faire des exercices de style. Et il les a fait quarante années durant. Choqué par ce qu’il a nommé “l’obsession française du style”7, il est devenu, paradoxalement, un des meilleurs stylistes de la langue française et un des plus grands moralistes français de ce siècle. Cependant, à partir du 72 moment où il décide d’en finir avec sa langue maternelle, c’est le cauchemar qui commence, vu l’effort que lui coûte d’écrire dans une langue trop “noble”, trop “distinguée”, trop “nette” à son gré et tellement différente de sa langue maternelle – langue “extrêmement élastique” et dont “on peut faire ce qu’on veut”8. Malgré ses performances en tant qu’auteur français, il a ressenti d’une manière dramatique son étrangeté par rapport à la langue française : celle-ci est toujours restée pour lui “cet idiome d’emprunt”, foncièrement paradoxal, “avec tous ces mots pensés et repensés, affinés, subtils jusqu’à l’inexistence, courbés sous les exactions de la nuance, inexpressifs pour avoir tout exprimé, effrayants de précision, chargés de fatigue et de pudeur, discrets jusque dans la vulgarité”9. Il déclare n’avoir jamais pu s’accommoder à “l’élégance exténuée” de cette langue qui lui “donnait le vertige” et alimentait le “complexe du métèque” dont il souffrait. Le malais physique d’Istrati, le “vertige”, le “cauchemar”, les “complexes” de Cioran sont autant de signes qui témoignent des difficultés à s’approprier une langue dont on connaît non seulement les rigueurs, mais aussi l’incompatibilité avec la “langue d’intériorité et d’affectivité”10 qui vient d’ailleurs. Assia Djebar parlait récemment à ce sujet d’une conscience de l’extériorité des mots par rapport à celui qui écrit ou parle français “au dehors”11. Or, paradoxalement, il y a des cas, celui de Cioran notamment, où l’attachement à la langue française est dû à incompatibilité même. C’est un défi qui consiste à écrire dans une langue que l’écrivain considère comme étant aux antipodes de sa “nature”, de ses “débordements”, de son “moi véritable”12. Et, ce qui plus est, il doit s’adonner à un “exercice d’ascèse” afin de parvenir à écrire aussi bien, sinon mieux que les Français eux-mêmes. La réussite n'atténue pas pour autant le sentiment d’étrangeté et d’extériorité par rapport à la “langue d’emprunt”. Citons Cioran une fois de plus : “Si l’on pouvait enseigner la géographie au pigeon voyageur, du coup son vol inconscient, qui va droit au but, serait chose impossible (Carl Gustav Carus). L’écrivain qui change de langue se trouve dans la situation de ce pigeon savant et désemparé”13. Il faut pourtant remarquer que les difficultés d’écrire dans leur nouvelle langue résultent également du type de pratique scripturale illustrée par Istrati et Cioran. Il s’agit d’une démarche centrée sur le référent – une réalité socio-historique et culturelle bien déterminée dans le cas de Panait Istrati, une morale bien particulière dans le cas de Cioran – et sur le sens métaphysique produit par une telle pratique référentielle. Dans cette perspective, le comportement linguistique de l’écrivain francophone rejoint le comportement de tout écrivain qui se trouve en situation de représenter une réalité extérieure à l’écriture ou, autrement dit, de transformer en langage une réalité extralinguistique. C’est un comportement fondé sur une certaine méfiance à l’égard de la langue censée rendre difficile, à cause de ses ambiguïtés et de ses imperfections, la reconstitution fidèle du référent et la communication exacte du sens. Aussi la relation tensionnée de l’écrivain "réaliste” à la langue est-elle engendrée par la difficulté généralement éprouvée de faire revivre par le langage une réalité qui lui est extérieure. On observe cependant en cette fin de siècle une tendance de plus en plus marquée de la part des écrivains à détensionner et à “dédramatiser” leur relation à la langue. Ce phénomène est surtout visible chez les écrivains dont la démarche scripturale ne consiste plus à faire revivre par la langue, mais à faire vivre la langue. La nouvelle relation à la langue est une relation ludique fondée sur le développement généralisé du code ironique 73 et sur l’attitude décontractée propres, selon certains théoriciens14, à la culture postmoderne. Si l’on admet, avec Rorty15, que la postmodernité se définit par “la fin de la métaphysique” et l’avènement d’une “philosophie pragmatique” fondée sur les “jeux du langage”, on est amené à constater que la culture postmoderne tend à installer l’écrivain à l’intérieur de la langue, là où il puisse échapper à l’obsession du référent et de la réalité extérieure afin d’interroger et de transformer la langue d’écriture même. C’est d’une telle expérience scripturale que se réclame Dumitru Tsepeneag qui vit en France depuis 1975 et qui, tout comme Istrati et Cioran, a commencé à écrire en français assez tard, après ses débuts roumains marqués par l’influence du textualisme et du Nouveau Roman français. Il a continué d’écrire en roumain dans les premières années de son exil français. Il s’est condamné à une “longue attente dans l’antichambre de la langue française” parce qu’il voulait entrer dans sa nouvelle langue purifié, délivré des fantasmes appartenant à son espace culturel d’origine. Il voulait, en d’autres mots, entrer dans la langue française après s’être débarrassé de toute charge métaphysique. Il raconte l’expérience de son passage d’une langue à une autre dans Le Mot sablier, roman bilingue qui commence en roumain pour qu’à partir d’un certain moment le français s’insinue dans le texte et l’emporte finalement sur le roumain. En utilisant la technique du Nouveau Roman, notamment la reprise avec variations de quelques scènes qui constituent le niveau de l’action, Tsepeneag y décrit en fait sa démarche scripturale et linguistique en tant que prise en possession progressive de sa nouvelle langue. Son ingéniosité consiste à inventer des formes de métadiscours d’une grande variété, parfaitement encastrées dans la narration. Par le biais du métadiscours, le français se laisse examiner de l’intérieur et dévoile ses structures spécifiques, ses règles et ses exigences, telles qu’elles sont perçues par l’écrivain bilingue qui transforme son “exil” dans la langue française en une exploration ludique de cette même langue. C’est un jeu sans fin qui refuse de s’arrêter sur quelques certitude illusoire : “Je ne sais pas comment finir, où mettre le point final. Après quelle phrase. Après quel mot. Je regarde et j’attends. Je ne sais pas exactement quoi”16. Le roman se termine sur cette attente. En attendant, les questions sont toujours là, inquiétantes et ironiques en même temps : L’auteur qui “a sacrifié son lecteur roumain sur l’autel de la littérature française” est-il devenu vraiment un écrivain français ? Est-ce qu’il s’est complètement libéré de la langue roumaine ? De ses fantasmes ? Et, enfin, à quoi sert l’exil linguistique ? Dans un commentaire très intéressant portant sur “l’effervescence” linguistique et sémantique de ce roman, le critique québécois Richard Saint-Gelais met en évidence les performances linguistiques de l’écrivain qui exigent l’existence d’un lecteur capable et désireux de mettre en oeuvre sa compétence linguistique et culturelle17. C’est reconnaître implicitement la relation particulière de Tsepeneag à la langue française, relation fondée sur la liberté acquise par l’auteur à l’intérieur de sa nouvelle langue : liberté de la manier à sa guise, de jouer avec, en misant sur la force libératrice de l’ironie et sur la complicité du lecteur. Le “mot sablier” de Tsepeneag, c’est précisément le mot qui se transforme sans cesse en d’autres mots, d’une autre langue ou de la même, sans faire souffrir pour autant l’écrivain qui mène le jeu. Cette liberté prend des formes autrement intéressantes dans Pigeon vole, roman écrit intégralement en français et publié en 1989 sous pseudonyme. En fait, le pseudonyme – Ed Pastenague – est un jeu de langage : c’est l’anagramme du nom de Tsepeneag. Celui-ci n’a pas l’intention de se cacher derrière Ed Pastenague : 74 “Ce nom s’est glissé sous sa plume à l’instant précis où le blanc de la feuille lui devenait insupportable et que, pour le noircir, il jouait avec son propre nom en le faisant culbuter dans tous les sens. Ce n’est donc pas un pseudonyme, mais tout simplement le début du livre : un vocable matriciel qui a permis et engendré tout le reste”18. Le titre du roman a la même fonction matricielle. “Pigeon vole” c’est ce que le narrateur voit en regardant par la fenêtre au moment où il commence à écrire son texte. Aussi la première phrase du roman, “Je regarde par la fenêtre” n’est-elle pas l’annonce d’une narration à fonction mimétique. “Ce qui compte se trouve sur la page et non en dehors”19, déclare le narrateur qui rejette la mimésis et dresse un portrait de l’écrivain réaliste digne des Caractères de La Bruyère : “Il pense entretenir l’illusion du réalisme par la minutie de la description et prête aux mots concrets la force magique de faire apparaître sous le nez du lecteur les choses qu’il désignent. (...) Il se prend pour un fin observateur de la vie quotidienne. Il n’est pas pour rien le gardien d’un théâtre !... mais il fait plutôt figure de photographe ambulant. Il reste à la surface des choses, ne cherche pas à approfondir. (...) Il n’est qu’un comptable des gestes. Un gestionnaire.” (150) “Comptable des gestes”, “gestionnaire” – jolies formules et combien ironiques pour définir l’écrivain réaliste ! Ed Pastenague, lui, ne veut pas “bercer d’illusions” ses lecteurs. Il écrit rien que l’histoire d’un homme (le narrateur lui-même) qui tape à la machine le roman qu’on est en train de lire. Cela n’est pas nouveau. La réflexion du narrateur sur le texte qu’il est en train d’écrire n’est pas nouvelle elle non plus. Ce qu’il y a de nouveau, c’est la manière dont les êtres et les choses évoquées acquièrent une existence purement scripturale, de même que les implications “francophones” de ce processus. Par un jeu ingénieux de miroirs, les signes de l’écriture se reflètent les uns dans les autres, signifient les uns par rapport aux autres, en se métamorphosant sans cesse. Tels les pigeons qui volent que le narrateur voit de sa fenêtre et qui renvoient au jeu d’enfants appelé notamment “pigeon vole”, ce qui déclenche des souvenirs d’enfance et ainsi de suite. Ou tels cette voisine d’en face qui, “obéissant à une sorte de tradition” sort avec son pékinois à cinq heures pile, mais qui n’en finit pas de sortir de chez elle par la faute du narrateur dont l’écriture avance en revenant toujours sur ses pas. La voisine s’appelle Maryse (marquise oblige !), elle est veuve de Jean-Jacques qui est frère d’Héloïse, ce qui engendre fatalement un Rousseau disséminé dans tout le texte. Le pékinois de Maryse, qui est une chienne, s’appelle Valérie, ce qui engendre tout aussi fatalement un Paul Valéry disséminé à son tour dans le texte avec ses “cahiers”. C’est que pour Tsepeneag/Pastenague la littérature est affaire de langage. Son narrateur est en situation de recomposer le monde à sa guise, en coupant ses attaches référentielles et en favorisant le jeu intertextuel, pratiquement illimité, qui repose sur l’appropriation sans complexes de la langue et de la littérature françaises. Cela ne va pas sans une prise de conscience ironique des difficultés inhérentes à un tel type d’écriture. D’où l’image du texte-brouillon qui hante le récit. Le narrateur décrit son écriture comme étant faite de biffures, ratures, reprises, de questions sur ce qu’on doit ou on ne doit pas écrire. Submergé de temps en temps par le désir de tout effacer afin de repartir à zéro, le narrateur nous offre le “beau brouillon” autoironique d’une écriture aux prises avec la prolifération inquiétante de ses propres signes. La page d’écriture de 75 Tsepeneag/Pastenague est un espace fascinant qui se donne à la fois comme résultat – toujours provisoire – d’une opération scripturale et comme description – autoironique – de cette opération. Il y a là une prise de conscience du sujet humain qui s’insinue dans le texte pour l’empêcher de fonctionner tel “la machine à obtenir des rapprochements imprévus” dont parlait Jean Ricardou à propos de romans antérieurs de Tsepeneag écrits selon les techniques du Nouveau Roman20. La modernité n’exclut pas, cette fois-ci, la coexistence du jeu textuel et de la subjectivité : “Cette page, c’est râpé : pleine de ratures, de rajouts encerclés en guise de bulles et entraînés dans le flux général à l’aide de lignes crochues, de flèches et d’autres signes indicateurs, correcteurs, le tout à chaque instant menacé par une nouvelle biffure, cette fois-ci définitive. Définitive ? (...) Je devrais la froisser, la déchirer et la jeter à la corbeille. Ou bien la recopier en corrigeant par-ci, par là, la raccommoder et faire en sorte que les contradictions puissent s’accorder plus ou moins. (...) Mais je suis trop flemmard. Et je manque d’imagination. Pour ne pas dire que ce serait peut-être une imprudence de ma part : promettre monts et merveilles dans ce langage de nouvelle cuisine, ce n’est pas la meilleure tactique pour attaquer un texte. Que faire ?” On est bien loin de l’écriture omnisciente et présomptueuse, forte de ses certitudes, fussent-elles celles d’un Balzac ou d’un Nouveau Romancier. “Précaire et fragile, décousu mais soucieux de cohérence, le roman d’Ed Pastenague est à l’image d’une certaine vie, celle toujours singulière de l’homme qui reprend toujours à nouveau le geste d’écrire et de s’écrire”21. Selon Pastenague, “notre pensée est vouée à la rature, nos paroles ne sont que provisoires et jamais tout à fait propres, précises, l’écriture n’est qu’un bégaiement de l’être” (13), tandis que la littérature elle-même “ne peut réellement exister qu’en se mettant en question” (86). En l’occurrence, l’écriture de Pastenague engendre à chaque pas des réflexions ou des questions, sérieuses ou ironiques, portant sur l’écrivain, le roman, la littérature et son lecteur, sur l’écriture elle-même ou bien sur maintes obsessions de notre époque : la disparition bruyante de la Littérature, l’agonie de l’écrivain mortel remplacé par l’ordinateur qui est, lui, “propre et immortel”, la trahison du lecteur, etc. Cependant l’écriture de Pastenague, déstructurée, fragmentaire, consciente de sa relativité qu’elle assume ironiquement n’en exprime pas moins la volonté de retrouver l’unité et la cohérence. D’où son caractère paradoxal reposant sur une perception contradictoire du récit/du langage/du sens comme étant produits simultanément par un mouvement de pulvérisation et de structuration : “J’aimerais comparer le fragment à une fronde, à une arbalète, à un canon. Ou bien carrément à un lance-missiles ! Non seulement il lance loin le sens dont il est chargé, mais aussi dans plusieurs directions à la fois. Il arrose en tournoyant.” (28) vs “Le fragment est une pièce de domino, de mah-jong, elle attend les autres pièces et d’une certaine manière on peut dire qu’elle les attire.” (42-43) L’originalité du roman réside notamment dans la manière dont le narrateur tente de renfermer le mouvement centrifuge de l’écriture dans un système, sans arrêter pour autant le tournoiement du sens et du langage. Fidèle à la pratique textualiste, 76 Tsepeneag/Pastenague “tisse” son texte en combinant les fils les plus divers, afin d’obtenir une “tapisserie”, c’est-à-dire une structure, un système qui utilise l’alphabet de la métaphorisation textuelle, bien connu à tous ceux qui sont passés par les écoles théoriques des années soixante. A partir de cet alphabet, le narrateur-tisserand construit un texte qui, tout en se repliant sur lui-même, n’en est pas moins pour autant un “système ouvert” favorisant non pas une réflexion narcissique de l’écriture sur son propre mécanisme, comme cela arrivait dans les textes des années soixante, mais un dialogue intertextuel et interculturel à vocation universelle. Tsepeneag est un textualiste “fin de siècle” sensible à la diversité des cultures, un textor mundi qui tisse son texte avec ceux de Rousseau, Valéry, Mallarmé, Pascal, Dumas, Flaubert, Nabokov, Chamoiseau, de Tsepeneag lui-même. On peut noter à ce propos quelques performances tout à fait remarquables : la re-écriture d’un passage des Confessions, notamment l’histoire du peigne cassé qui devient l’histoire du kimono taché (97-100) ou le délire scriptural en créole qui renvoie à l’écriture baroque de Chamoiseau. Le résultat, c’est une tapisserie tissée à l’échelle du monde : “Le tisserand qui, dans son écriture bien plus compliquée qu’un simple tissage, brouille ses fils et les laisse s’échapper peut soupçonner sa propre navette et lui en vouloir. Mais à tort ! Car celle-ci, dans son va-et-vient, n’est capable que de lui cacher ce petit secret de Polochinelle : de toute façon les fils dépassent le métier à tisser, ils se prolongent au-delà du tisserand, de son atelier, ils en sortent et ils s’enchevêtrent au fur et à mesure qu’ils traversent la vie et la ville jusqu’à d’autres tisserands (encore moins vigilants ?) qui à leur tour sont débordés par ce qu’ils prennent pour leurs propres fils : on s’entretisse tous dans cette tapisserie sans fin. Un tisserand tissé jusqu’à métissage...” (94). Tissage - métissage : en effet, le texte - tapisserie de Pastenague est tissé dans un “atelier d’écriture” par Ed – le narrateur blanc et trois autres Ed, ses amis d’enfance qui l’aident : Edmond – le nègre antillais, Edgar – la jaune, demi-vietnamien et Edmond – le rouge, secrétaire de cellule. “Echange de lettres, de questions, de coups de téléphone, de critiques, de rencontres, d’injures : l’atelier d’écriture est à l’oeuvre. A travers une succession de scènes désopilantes d’invention et d’humour se dessine la saga multiraciale de plusieurs familles : vietnamienne, martiniquaise, arabe, anglaise et même française”22. Ed – le blanc mène le jeu, arrange dans son texte les textes envoyés par ses aide de toutes les couleurs, impose son autorité, ce qui n’empêche pas les trois autres Ed de “dérailler”, c’est-à-dire de prendre des initiatives, en sortant de leur rôle préétabli et en faisant valoir leur propre écriture. Aussi le narrateur blanc voit-il sa suprématie vaciller du fait qu’il est en situation de partager sa narration et son français avec les autres narrateurs venus de tous les horizons et parlant/écrivant le même français – ou peut-être un autre ? Ce qui l’amène à se demander ironiquement “à qui appartient la langue française”. La question est bien rhétorique, car Tsepeneag ne pose plus le problème de la relation à la langue en termes de conflit ou d’opposition insurmontables. Bien au contraire, il imagine un jeu scriptural qui fait éclater la diversité des langues françaises et donne à chacune la chance de dire/d’écrire simultanément sa différence et son universalité. La question est bien ironique aussi, car le narrateur participe, décontracté et amusé, au jeu scriptural qui consiste dans le partage d’une même langue qui est toujours autre. 77 Serait-ce trop oser que de voir dans le tissage-métissage réalisé par ces narrateurs multicolores – tels une “véritable publicité Benetton” – une métaphore de la francophonie ? La francophonie n’est-elle pas, elle aussi, un texte ample et divers, multicolore et mouvant, désireux de connaître sa diversité en faisant dialoguer les différents textes qui le composent ? Dans le récit spéculaire de Tsepeneag/Pastenague, la francophonie, c’est aussi le discours sur la “fraternité des couleurs” (91), l’égalité et le métissage des races. Et c’est toujours comme une image de la francophonie selon Tsepeneag qu’on peut lire une des “métaphores obsédantes” de son texte, notamment la partie d’échecs entre les Noirs et les Blancs, où la victoire semble incliner du côté des Blancs mais où il peut arriver qu’un jeune métis remporte une victoire éclatante sur le vieux champion blanc. Aussi pouvons-nous conclure que Pigeon vole représente, à côté d’autres oeuvres francophones importantes de cette fin de siècle, une chance donnée à la langue française de favoriser, après des siècles de centralisme hexagonal, la quête d’une identité neuve, “sensible à la diversité du monde”23. Il s’agit d’une quête placée sous le signe ironique de la question que Tsepeneag/Pastenague fait voler comme un pigeon à travers son roman : “A qui appartient la langue française ?” NOTES 1 Lise Gauvin, “Glissements de langue et poétiques romanesques : Poulin, Ducharne, Chamoiseau”, Littérature, nº 101, Paris, Larousse, 1996, p. 6-7. 2 Cf. L. Gauvin, op. cit., p. 8. 3 Ibid., p. 7. 4 Nous empruntons cette expression à Louise Peloquin, “L’image de la langue française dans dix romans franco-américains”, in Littérature de langue française en Amérique de Nord, Poitiers, La Licorne, UFR Langues Littératures, 1993, p.276. 5 Notamment Louis Bovey dans son Introduction à Panait Istrati, Oncle Anghel, Tsatsa Minka, Lausanne, Rencontre, p. 10. 6 Voir la revue Adevărul literar şi artistic, nº 179, 1924. 7 Cf. “Entretien avec J.-F. Duval”, 1979, in E. M. Cioran, Oeuvres, Paris, Gallimard, Quarto, 1995, p. 1751-1752. 8 Ibid., p. 1746. 9 Histoire et utopie, Gallimard, Folio/Essais, 1960, p. 9-10. 10 Nous empruntons cette expression à Assia Djebar, “Territoires des langues : entretien”, Littérature, nº 101, Paris, Larousse, 1996, p. 84. 11 Ibid., p. 79. 12 Cf. E. M. Cioran, Exercices d’admiration, in Oeuvres, éd. cit., p. 1630. 13 Ebauche de vertige, in Oeuvres, éd. cit, p. 1443. 14 Voir, entre autres, Gilles Lipovetsky, L’ère du vide, Essai sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, Folio, 1983. 15 Voir son débat avec Lyotard dans Critique, nº 456, mai 1985, p. 559-584. 16 Dumitru Tsepeneag, Cuvântul nisiparniţă (Le Mot Sablier), Bucarest, Univers, collection “Ithaca”, 1994, p. 91. 17 Cf. R. Saint-Gelais, Châteaux de pages, Québec, Ed. Hurtubise, 1994, p. 95-98. 18 Présentation sur la couverture de Pigeon vole, Paris, POL, 1989. 19 Ed Pastenague, Pigeon vole, éd. cit. Toutes les citations renvoient à cette édition. 78 20 Cf. Jean Ricardou, “Les Recherches de Tsepeneag”, Le Monde, 20 septembre 1973, p. 25. 21 Patrick Kéchichian, “Le bocal agité d’Ed Pastenague”, Le Monde, 27 octobre 1989. 22 P. Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard, 1992, p. 243. LA LITTÉRATURE ROUMAINE D'EXPRESSION FRANÇAISE À TRAVERS LE PROJET LIROM par MARIA ŢENCHEA 1. La Roumanie et la francophonie La culture roumaine s'enorgueillit d'une forte tradition francophone qui a ses racines aux XVIIIe – XIXe siècles. En Roumanie 1 , le français a toujours été une langue privilégiée, une langue d’élection. Comme le précisait l’ambassadeur de France en Roumanie, Bernard Boyer, en 1994, la Roumanie est « un pays qui appartient à la francophonie, où l’usage du français est très largement répandu ». Selon Andrei Magheru (ancien conseiller aux Affaires culturelles et à la francophonie à l’Ambassade de Roumanie en France), « en Roumanie, action culturelle et francophonie sont indissociables, tant la francophilie est une seconde nature ». En effet, la culture et la littérature roumaines, à l’époque moderne, ont été très marquées par l’influence française et beaucoup d’intellectuels roumains, pour diverses raisons, ont choisi de s’exprimer en français, aussi bien en Roumanie qu’ailleurs. L’histoire des relations culturelles franco-roumaines constitue un vaste chapitre 2 , dont nous rappellerons ici, très brièvement, quelques repères fondamentaux. Le français est la langue d’une grande culture occidentale qui a connu un immense rayonnement. Au XVIIIe et au XIXe siècles, l’influence française sur la culture roumaine s’est exercée grâce à des « instruments » assez divers tels que la présence des Français en tant que secrétaires, précepteurs ou diplomates, en Moldavie et en Valachie (suite à l’arrivée massive, au XVIIIe siècle, dans les deux principautés roumaines, d’émigrants français); la présence des Roumains en France (voyages de plaisir et voyages d’études des fils de boyards) ; l’existence de livres français ayant circulé en version originale ou traduits en roumain ; la création de spectacles de théâtre en français à Iaşi et à Bucarest, etc. Le français était d’ailleurs, déjà au XVIIIe siècle, en Europe, la langue des relations diplomatiques. Au début de l’État roumain moderne, la France nous a également offert le modèle de sa démocratie ; les idées politiques françaises ont directement influencé les 79 intellectuels et la classe politique roumaine. Enfin, il ne faut pas oublier le soutien accordé par la France au jeune État roumain au XIXe siècle. Le français a également été, pour de nombreux écrivains d’origine roumaine, un instrument de la liberté d’expression et « une chance de dépasser l’isolement linguistique » 3 , surtout dans les conditions toutes particulières de l’histoire du XXe siècle, lorsque beaucoup d’intellectuels roumains ont trouvé refuge en France. Outre les raisons historiques, politiques et culturelles, c’est aussi le prestige du français qui a joué et qui est dû aux qualités intrinsèques (clarté, rigueur, etc.) de cette langue, aboutissement d’un long travail. Au XVIIe siècle, le français était déjà un outil de communication perfectionné, la « défense » de la langue constituant une véritable préoccupation sociale. (Pour ce qui est de la langue et de la littérature roumaines, il faut préciser que l’époque « moderne » ne commence vraiment qu’à la fin du XVIIIe ou au début du XIXe siècle.) Il n’est donc pas étonnant que de nombreux écrivains roumains aient choisi de s’exprimer dans cette langue, en adoptant « cet outil de communication réputé comme le plus intelligent du monde, qu’est la langue de Descartes et de Pascal, de Racine et de Mallarmé », selon les mots du poète (et traducteur) Stefan Augustin Doinaş 4 . Et nous citerons également ici le professeur Mircea Martin, qui écrit : « De même que la culture qu’elle fonde, la langue française est rationnnelle, rationalisée, rigoureuse» 5 . On peut enregistrer aussi une perception toute affective et sentimentale de la langue française, comme c’est le cas pour Anna de Noailles (née princesse Brancovan), pour laquelle « les mots français sont des violons fiers et nets qui se posent sur le coeur de l’homme et tendent leurs cordes sous ses doigts ». Car il existe de profondes affinités culturelles, linguistiques et spirituelles entre les Français et les Roumains, à telle enseigne que Georges Bengesco, dans son discours de réception à l’Académie roumaine (publié en 1923), affirmait, à propos de Dumitru Golescu : « Il a écrit dans une langue étrangère, pour autant que l’on puisse dire que le français est une langue étrangère pour les Roumains ». On peut donc parler d’une véritable tradition « francophone » en Roumanie, qui se poursuit de nos jours. La Roumanie a d’ailleurs été acceptée dans la grande famille des pays déclarés « francophones », ayant le français en partage. On continue à écrire en français en Roumanie (il s’agit d’oeuvres originales ou de traductions) et l’on peut citer nombre de publications écrites entièrement ou partiellement en français, ainsi que des éditions bilingues (ou, parfois, multilingues). Tout cela trahit la volonté des écrivains et d’autres intellectuels d’entrer dans le circuit international des valeurs pour mieux affirmer leur identité nationale ; c’est aussi une façon de réagir à toutes les contraintes d’un passé très récent - encore trop présent dans la mémoire collective et individuelle - qui, pendant les longues années de la dictature communiste, ont obligé les intellectuels roumains à vivre à l’écart du monde. 2. La littérature roumaine d’expression française. Bibliographies Il existe donc un nombre considérable - qui, d’ailleurs, continue sans cesse de s’accroître - de textes littéraires (ou autres) écrits en français par des Roumains, tant en Roumanie que dans d’autres espaces de la francophonie. Cependant, la recension de ces écrits n’est, à ce jour, que partielle. On ne dispose pas d’un inventaire général des oeuvres roumaines d’expression française pour pouvoir mesurer toute l’ampleur de ce phénomène 80 et pour essayer de mettre en évidence les grandes lignes de la spécificité de cet ensemble d’oeuvres. Par conséquent l’élaboration d’un tel répertoire bibliographique s’avère nécessaire, voire indispensable, malgré les immenses difficultés que soulève une telle entreprise. La recherche bibliographique, à l’époque moderne, s’est intéressée aux productions (littéraires ou autres) originellement écrites en français par des Roumains, en raison de leur nombre et de leur importance pour le développement de la culture roumaine et des relations franco-roumaines. Dans une communication présentée lors de la XVIe Biennale de la langue française (Bucarest, 20-25 août 1995) 6 , nous avons présenté les bibliographies ayant pour but de recenser ces productions, en étudiant, en parallèle, la démarche de type traditionnel et la démarche moderne, qui se déroule sous le signe de l’informatique. La première étape, traditionnelle, a commencé par l’élaboration de plusieurs listes bibliographiques, se poursuivant par la publication de quelques livres consacrés à la recherche bibliographique que nous envisageons ici. Au cours du XIXe siècle (et même avant), on trouve des listes bibliographiques se rapportant à l’influence de la culture française en Roumanie, établies par des Roumains ou par des Français 7 ; malheureusement, ces listes comportent beaucoup de lacunes et de confusions. Au XXe siècle, on peut mentionner les listes bibliographiques que l’on trouve dans différents ouvrages, mais il faut surtout se rapporter à deux ouvrages d’envergure consacrés au domaine des relations franco-roumaines. Le premier, intitulé Bibliographie franco-roumaine depuis le commencement du XIXe siècle jusqu’à nos jours (1895 et 1907), oeuvre de Georges Bengesco 8 , couvre le XIXe siècle, et va jusqu’en 1906, tout en contenant, aussi, une liste d’ouvrages qui datent d’avant 1800. En fait, G. Bengesco s’intéresse aux ouvrages relatifs à la Roumanie écrits par des auteurs français et roumains et qui ont été publiés en France, ainsi qu’aux oeuvres d’auteurs roumains publiées en France et aux thèses de doctorat soutenues par des Roumains en France; il ne décrit pourtant pas les oeuvres françaises publiées en Roumanie. Les publications recensées sont d’une très grande diversité : livres, articles, brochures, thèses de licence et de doctorat; oeuvres littéraires, relations de voyage, ouvrages historiques, politiques, religieux, philosophiques, etc. ; éditions critiques, traductions en français d’auteurs roumains, traductions françaises d’auteurs étrangers faites par des Roumains. La Bibliograhie franco-roumaine réalisée par les époux Rally 9 reprend et continue celle de Bengesco, allant jusqu’en 1930. On y trouve la description d’oeuvres françaises écrites par des Roumains et de publications périodiques franco-roumaines, ainsi que les références des oeuvres françaises relatives à la Roumanie. La liste des ouvrages recensés par Alexandre et Getta Hélène Rally est tout aussi diverse et hétéroclite que celle des ouvrages décrits par G. Bengesco. Ensuite, pendant soixante ans, aucune recherche importante dans ce domaine, aucun ouvrage qui fasse suite à ces deux ouvrages de référence. En 1990, on a enfin envisagé la réalisation d’un projet conçu sur la base des nouvelles technologies : la création d’une banque de données appelée LIROM devait mettre à profit la véritable révolution qui s’était produite dans le domaine de l’information. 3. Littératures francophones et informatique. Le projet ORPHÉE – Europe Centrale et Orientale 81 «Nous nous situons sans doute à une croisée des civilisations – analogue à celle représentée jadis par l’invention de l’écriture ou de l’imprimerie », écrivait en 1993 JeanClaude Vareille, alors président de l’Université de Limoges 10 . En effet, les nouvelles technologies se sont imposées dans tous les domaines, y compris dans les études littéraires. La recherche bibliographique ne saurait, dorénavant, se concevoir autrement que sur des bases informatisées. Dans le domaine des littératures francophones, il existe, depuis quelques années déjà, des bases de données bibliographiques. Le réseau « Littératures francophones » de l’AUPELF-UREF 11 , créé en 1989, s’était fixé pour objectif de mettre en oeuvre « une bibliographie systématique, exhaustive et informatisée des littératures francophones », c’est-à-dire des littératures « écrites en français hors des limites de l’hexagone » 12 . Le disque compact ORPHÉE. Volume 1. Bibliographie sur les littératures francophones en littérature générale et comparée, produit en 1993 par le réseau « Littératures francophones » de l’AUPELF-UREF dans la collection «Universités francophones – Nouveaux supports » , fut présenté le 16 octobre 1993, à l’Île Maurice, lors du Sommet des chefs d’Etat francophones ; il réunit 30000 références bibliographiques sur les littératures d’expression française de l’Afrique noire (base LITAF), sur les littératures maghrébines d’expression française (base LIMAG) et sur la littérature d’expression française de l’Océan Indien (LITOI), consultables en français par l’intermédiaire du système de recherche documentaire SPIRIT. On pouvait dorénavant imaginer la création d’une banque générale de références sur les littératures francophones, la construction « d’une bibliographie générale et idéale » 13 , selon les mots de Jean-Louis Joubert. Il s’agissait, pour ce faire, de diffuser un masque de saisie qui fût « une mise en facteurs communs, permettant de prendre en compte tous les paramètres bibliographiques pertinents, et susceptible d’être modulé en fonction de l’évolution de la recherche » 14 . On a envisagé également la production d’un deuxième disque compact : Orphée. Bibliographies sur les littératures francophones en littérature générale et comparée. Volume 2 (Europe Centrale et Orientale), qui devrait comprendre les bases LIROM, LIBUL et LITHUN, réunies sous la responsabilité scientifique du professeur Alain Vuillemin de l’Université d’Artois. Le projet ORPHÉE (Europe Centrale et Orientale) vise à une meilleure connaissance des relations intellectuelles et culturelles qui ont pu s’établir, à travers la littérature en langue française, entre la France et des pays de l’Europe centrale et orientale tels que la Roumanie, la Bulgarie et la Hongrie. Les objectifs visés sont les suivants 15 : - - établir des répertoires bibliographiques (signalétiques et analytiques) de tout ce qui a été publié en français (publications isolées ou périodiques) par des auteurs de nationalité roumaine, bulgare et hongroise, dans les trois pays en cause, mais aussi en France ou en d’autres pays ; constituer à partir de ces répertoires des bases et des banques de données bibliographiques en langue française ; assurer la diffusion des bases et des banques de données ainsi constituées via les nouvelles technologies de la documentation et de l’information (soit sur les réseaux Internet et Refer et les centres SYFED de l’AUPELF-UREF, soit hors ligne, sur des supports transportables, sur le modèle du disque Orphée. Volume 1) ; 82 - contribuer à l’élaboration d’une banque générale de références sur les littératures d’expression française dans le cadre d’une future « Bibliothèque électronique virtuelle et universelle » francophone ; publier une série de bibliographies sélectives ou thématiques (imprimées), en langue française, sur la production littéraire (d’expression française) roumaine, bulgare et hongroise, sur le modèle des publications de l’AUPELF-UREF, dans sa collection « Actualités bibliographiques francophones ». La Bulgarie – qui a été admise dans la grande famille des pays francophones – participe au projet LIBUL d’inventaire bibliographique des lettres bulgares en langue française, réalisé par une équipe de l’Université « Saint Clément d’Ochrid » de Sofia, sous la direction de M. Stoyan Atanassov. Il faut préciser qu’aucun inventaire de ce genre n’avait été réalisé jusqu’en 1996 ; il s’agit donc d’un domaine pratiquement inexploré. On estime à 5000 titres la production bulgare en langue française. Quant à la Hongrie, qui n’est pas un pays francophone, sa participation au projet ORPHÉE est justifiée par ce que le professeur Sandor Eckardt 16 a appelé « une adhésion millénaire des Hongrois à la culture française ». De nombreux hommes politiques, écrivains ou professeurs hongrois ont publié en français des romans, des pièces de théâtre, des anthologies, des ouvrages d’histoire et de critique littéraire, ainsi que des journaux et des revues. Il existe également des répertoires bibliographiques partiels réalisés en Hongrie. Le projet LITHUN (Littérature hongroise d’expression française) est en cours de réalisation par une équipe d’enseignants des universités de Szeged et de Budapest, sous la direction de Mme Noémi Saly, qui se proposent de repérer toutes les sources d’information de la Bibliothèque Nationale et de la Bibliothèque Universitaire de Budapest ainsi que de la Bibliothèque Nationale de France, pour identifier et enregistrer les oeuvres primaires et secondaires écrites directement en français, ainsi que toutes les publications périodiques et les traductions. La création d’une base de données sur la littérature roumaine d’expression française – LIROM – est un projet de bibliographie associé au projet ORPHÉE sur les littératures francophones en littérature générale et comparée, qui a été conçu (à l’origine) par le professeur Alvaro Rochetti, responsable du Centre Interuniversitaire de Recherches sur les Études Roumaines de l’Université de la Sorbonne Nouvelle (CIRER, Paris III) et par Dragomir Costineanu. Une pré-maquette de LIROM, comprenant environ 1000 références, a été réalisée par l’Université d’Artois, en collaboration avec l’Université de l’Ouest de Timişoara, et a été présentée à Bucarest en août 1995, lors de la XVIe Biennale de la langue française. Ce triple projet sera réalisé en collaboration avec le Centre de Recherches sur les Textes Electroniques et Littéraires (CERTEL) de l’Université d’Artois (Arras). Les équipes roumaines, bulgare et hongroise assureront la collecte des références et l’élaboration des inventaires ; l’équipe française assurera la réalisation et la diffusion des bases de données corespondantes dans le cadre de l’AUPELF-UREF. Sur le plan informatique, l’instrument de travail sera constitué par le logiciel de saisie BABINAT. Selon le professeur Alain Vuillemin, le projet ORPHÉE (EUROPE CENTRALE ET ORIENTALE) devrait avoir des retombées internationales, permettant de « faire connaître à tous les pays d’expression française et même étrangère l’ampleur d’une “francophonie” des pays de l’Europe de l’Est complètement ignorés des bibliographies». 83 4. Le projet LIROM Comme nous venons de le préciser, dans le cadre du projet ORPHÉE (Europe Centrale et Orientale) on a envisagé la création d’une base de données sur la littérature roumaine d’expression française – LIROM (l’initiative étant venue de France). Le projet LIROM est, actuellement, en cours de réalisation à l’Université d’Artois (Arras), en collaboration avec l’Université “A.I.Cuza” de Iaşi et l’Université de l’Ouest, à Timişoara, et avec l’aide de l’Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris III) 17 . En faisant une estimation sommaire de l’univers documentaire à envisager, A. Rocchetti et D.Costineanu 18 parlaient de 50000 références d’oeuvres écrites en français et de 100000 traductions. D’autres estimations vont jusqu’à 200000 références bibliographiques. Nous pensons qu’il est encore difficile de se prononcer là-dessus. La pré-maquette de la bibliographie informatisée LIROM, comprenant 934 références, a été réalisée entre 1993 et 1995, grâce à la collaboration entre l’Université d’Artois, l’Université de Paris Sorbonne (et le centre de recherche en littérature comparée dirigé par le professeur Pierre Brunel) et l’Université de la Sorbonne nouvelle (et le Centre Interuniversitaires de recherches sur les études roumaines – C.I.R.E.R, dirigé par le professeur Alvaro Rocchetti, de Paris III), avec le concours de l’Université Ouest de Timişoara et du groupe de recherche LIROM. Elle a été réalisée suivant des critères précis et rigoureux, constitués, en l’occurrence, par le masque de saisie ORPHÉE, élaboré sous la direction du professeur Alain Vuillemin de l’Université d’Artois, responsable du C.E.R.T.E.L. (Centre d’Études et de Recherches sur les Textes Électroniques Littéraires). Générée à l’Université d’Artois, le 25 juillet 1995, la pré-maquette a été présentée le 23 août 1995 à Bucarest, lors de la XVIe Biennale de la langue française (20-25 août 1995). À cette occasion, nous avons présenté (dans la communication déjà citée) la conception générale de ce programme et les principaux jalons théoriques présidant à la réalisation de LIROM, en comparant la démarche traditionnelle, illustrée par les essais antérieurs de bibliographie dans ce domaine, et la démarche moderne des réalisateurs du projet LIROM. Le 24 novembre 1995, le professeur Alain Vuillemin a organisé à l’Université d’Artois (Arras) une table ronde sur le projet LIROM 19 , ce qui a permis de faire le point sur la question. L’analyse de la pré-maquette – c’est-à-dire de l’ensemble des références saisies à ce jour – nous a permis de préciser certains points théoriques et d’envisager certaines améliorations des modalités pratiques de travail. Nous nous proposons de présenter ici la conception du projet LIROM, en essayant de répondre brièvement à quelques questions essentielles, à savoir : qui?, quoi? et comment? 1. La première question porte sur les « acteurs », sur l’équipe qui travaille à ce projet. On a essayé de mettre en place un réseau de collaboration entre universités françaises et roumaines – l’Université d’Artois (Arras), l’Université Paris III et l’Université de l’Ouest de Timişoara (le Département de français et le Département de littérature roumaine et comparée) et l’Université «Alexandru Ioan Cuza» de Iaşi. Il s'agit, principalement, d'enseignants, de chercheurs et d’étudiants de l’Université d’Artois (Arras) et des Universités de Iaşi et de Timişoara, mais on pourra y associer aussi d'autres personnes avisées, tels que bibliothécaires, documentalistes, collectionneurs 20 ou autres, tant en France qu'en Roumanie. 84 2. La deuxième question comporte deux volets: a) quelles sont les sources d'information? et b) comment constituer le corpus? Nous précisons que l’on utilisera deux catégories de sources, qui permettent d'avoir soit une connaissance directe des ouvrages à recenser (sources directes), soit une connaissance indirecte, relevant de la pure intertextualité (sources indirectes), à travers les références que l’on peut trouver dans divers ouvrages et publications tels que : bibliographies, encyclopédies ou dictionnaires, ouvrages de critique littéraire ou histoires de la littérature, catalogues de bibliothèques, d’expositions ou de maisons d’édition, etc. La deuxième partie de la question concerne aussi bien les auteurs que les types d’ouvrages que l’on devrait envisager. La base de données bibliographique LIROM comprendra d’une part des oeuvres originellement écrites en français par des auteurs roumains, publiées soit en Roumanie, soit en France, soit encore dans d’autres pays (en Belgique, en Suisse, au Canada ou ailleurs), et, d’autre part, des traductions françaises d’oeuvres originellement écrites en roumain, réalisées soit par les auteurs eux-mêmes, soit par d’autres personnes. On prendra en considération non seulement des auteurs roumains – ayant écrit en français ou traduits en français – qui vivent en Roumanie, mais aussi des auteurs que l’on pourrait appeler « franco-roumains », c’est-à-dire des écrivains d’origine roumaine (nés en Roumanie et dont la langue maternelle est le roumain) qui vivent dans la diaspora, dans un espace francophone. Francophones d’adoption, ils ont en fait une double appartenance culturelle, tout en gardant un sentiment assez fort de leur identité nationale, de leur appartenance à la « roumanité », sentiment qui trouve son reflet dans les oeuvres de ces écrivains. On pourra également envisager des écrivains roumains assimilés par la littérature française – c’est le cas d’Émile Cioran ou d’Eugène Ionesco, ou même de Mircea Eliade 21 – qui, par leurs racines profondes et par l’esprit de leurs oeuvres, se rattachent aussi, de manière indubitable, à la culture roumaine. Quels sont les domaines d’intérêt et les types de textes dont on retiendra les références? Le corpus des ouvrages à recenser comprendra, principalement, des textes appartenant à la littérature proprement dite (créations originales, oeuvres centrées sur la réalité ou sur l’imaginaire : romans, nouvelles, contes, récits, etc., poésie, théâtre, livres pour enfants, littérature autobiographique, mémoires, reportages, relations de voyage, correspondance, recueils d’interviews, etc.) et à la métalittérature (discours critique sur la littérature: critique littéraire et histoire de la littérature, chroniques et essais, monographies, bibliographies, etc.) 22 . À part les textes ayant trait à la littérature, la bibliographie informatisée LIROM devrait, à notre avis, comprendre aussi des textes non littéraires. En fait, la pré-maquette a déjà recensé un certain nombre d’ouvrages d’histoire, de philologie, de philosophie ou autres. Le terme « littéraire » devrait, dès lors, être compris dans un sens beaucoup plus large: on se propose d’enregistrer les ouvrages se rattachant au domaine des lettres, des sciences humaines et des sciences sociales. Nous sommes persuadée qu’un certain nombre d’ouvrages de philologie, de philosophie, d’histoire, de sociologie, d’ethnographie, d’anthropologie, de psychologie, d’économie, de politique, de géographie, de droit, etc. devront bien trouver leur place dans cette banque de données, toutes les fois qu’il s’agit de textes qui, loin d’avoir un caractère trop technique, pourraient avoir un impact culturel important et une signification interculturelle, étant susceptibles d’offrir une image de l’identité nationale et, en même temps, de jouer un rôle 85 qui n’est pas du tout négligeable dans le dialogue des cultures. Cela est peut-être plus évident pour toute culture nationale qui veut s’affirmer, qui veut faire entendre sa voix, tout en essayant de s’intégrer dans l’ensemble de la culture mondiale 23 . Dès lors, on s’appliquera à recenser tous les types de productions francophones : livres d’auteur, anthologies, ouvrages collectifs, publications périodiques, brochures diverses, chronologies, vocabulaires, glossaires et dictionnaires, manuels de français élaborés par des Roumains, résumés en français d’ouvrages écrits en roumain, manuscrits, thèses de doctorat, traductions diverses en édition mono-, bi- ou multilingue, etc. Le projet LIROM se propose donc d’embrasser la totalité des oeuvres originellement écrites en français par des Roumains ; ce que l’on vise, finalement, c’est la constitution, par additions successives, d’une « oeuvre » bibliographique globale, complète (qui, cependant, reste toujours ouverte). L’ensemble pourra se construire petit à petit, tel un puzzle, à partir de fragments disparates, grâce surtout à des recherches systématiques, le choix des oeuvres pouvant, toutefois, être déterminé aussi par le hasard de la collecte. On pourrait même, éventuellement, prévoir plusieurs bases de données : littérature, thèses de doctorat, ouvrages scientifiques, traductions. De toute façon, le domaine des traductions mériterait bien de constituer, à lui seul, un volet à part dans le cadre du projet LIROM, étant donné l’importance toute particulière des ouvrages traduits pour la pénétration des valeurs culturelles roumaines dans le circuit mondial 24 . 3. La troisième question met en cause la manière dont les références seront enregistrées. Pour réaliser la pré-maquette de LIROM, on a sélecté les informations essentielles servant à identifier et à décrire chaque ouvrage en fonction d’une sorte de grille, fournie par le masque de saisie ORPHÉE. Le bordereau de saisie ORPHÉE définit une référence modèle constituée de 12 champs (dont certains peuvent ne pas être actualisés), à savoir: 1. IDENTIFICATEUR (qui facilite l’insertion du fichier informatisé créé lors de la saisie au moment de la génération de la future base de données) ; 2. AUTEUR; 3. TITRE DE L’OUVRAGE ; 4. TITRE DE L’ARTICLE ; 5. TITRE DE LA REVUE ; 6. ÉDITION (nom de l’éditeur, date, nombre de pages) ; 7. COMPLÉMENT D’ÉDITION (Ce champ devrait contenir toutes les précisions supplémentaires de nature à permettre l’identification de l’ouvrage, par exemple l’appartenance de l’oeuvre à tel ou tel genre littéraire.) ; 8. PAYS (de la publication ou pays d’origine de l’auteur) ; 9. AUTEUR(S) ÉTUDIÉ(S) ; 10. RÉSUMÉ ; 11. THÈMES ; 12. MOTS-CLEFS (l’établissement d’un thesaurus des mots-clefs deviendra nécessaire avec la création du logiciel qui servira à interroger la base de données). Dans la constitution de cette banque de données, il faudra procéder par tranches et par périodes successives. A. Rocchetti et D. Costineanu distinguent, quant à l’émergence d’une «littérature roumaine francophone» 25 , trois périodes, à savoir : - la période pré-moderne (avant le XIXe siècle), la moins représentative et qui n’excédera pas 1% du total des références comprises dans l’ensemble de la bibliographie ; - l’époque moderne (le XIXe siècle), qui devrait représenter environ 40% du total des références, et - l’époque contemporaine (le XXe siècle), qui pourrait représenter environ 60% du total des références enregistrées. 86 Étant donné la nouveauté de l’entreprise et le manque d’expérience des réalisateurs, la saisie des références pose un certain nombre de problèmes. Il subsiste des difficultés concernant les modalités concrètes de l’adaptation des bibliographies-papier en base informatique, des cas de figure que l’on n’avait pas prévus, etc. On ne s’étonnera donc pas de constater que la pré-maquette de LIROM comporte des imperfections et des erreurs inhérentes à ce genre d’entreprise, qui n’en est qu’à ses débuts. 5. Conclusion Par son contenu et par ses objectifs, le projet LIROM est susceptible d’intéresser en égale mesure les Roumains et les Français. L’étude des relations interculturelles rend possible une meilleure connaissance réciproque et permet une prise de conscience plus authentique du rapport identité - altérité. Elle facilite, en même temps, une véritable interaction culturelle, qui, à notre époque, revêt une importance de tout premier ordre. On vit, aujoud’hui, sous le signe de l’ouverture et du dialogue, des interférences et des influences réciproques. L’élaboration de la bibliographie informatisée LIROM s’inscrit donc dans ce mouvement qui caractérise l’époque actuelle, se situant dans l’espace de l’intertextualité et de l’interculturalité, mais aussi de l’interdisciplinarité. La réalisation de la bibliographie électronique LIROM demandera, indubitablement, un travail long et laborieux, mais dont les résultats seront extrêmement profitables. Comme toute bibliographie informatisée, donc immatérielle, dématérialisée, la base de données LIROM constituera un instrument de travail d’une extrême souplesse, contenant, virtuellement, tous les classements (chronologique, par auteurs, par matières) ; c’est l’utilisateur qui décidera de la sélection et de l’ordre des références qui seront affichées sur l’écran de l’ordinateur. La bibliographie informatisée LIROM pourra servir à des recherches en littérature comparée (auteurs, motifs, thèmes, etc.), facilitant en même temps une meilleure connaissance de la littérature roumaine, à travers les oeuvres originellement écrites en français par des écrivains roumains. Pour les chercheurs roumains le programme LIROM pourrait être un des instruments de la réinsertion de la littérature de l’exil dans la littérature roumaine, ou, en d’autres termes, de cette réunification spirituelle de la littérature roumaine dont parlait Eugen Simion 26 . À partir de la base de données LIROM (édition électronique), on pourrait envisager la publication de bibliographies sélectives ou thématiques (édition sur papier). La base de données LIROM pourrait également servir à l’élaboration d’une anthologie des oeuvres littéraires originellement écrites en français par des écrivains roumains (en fait, ce projet est en cours de réalisation à l’Université de Timişoara), ou bien d’une anthologie des oeuvres les plus représentatives de la littérature roumaine en traduction française, ainsi qu’à la création de disques compacts (qui peuvent être des disques multimédia) réunissant toutes les créations françaises d’un auteur roumain. En rappelant ici les mots du romancier haïtien René Depestre, qui considère la langue française comme « un lieu d’identités multiples », nous aimerions souligner l’idée que la « roumanité » trouve bien, elle aussi, une place à l’intérieur de la francophonie. Il ne sera donc pas dépourvu d’intérêt de mettre en lumière la spécificité des oeuvres roumaines d’expression française, cette préoccupation pouvant susciter la publication de livres ou d’articles, ou encore l’élaboration de thèses de doctorat et de mémoires de licence 27 . Dans cette 87 perspective aussi, la base de données bibliographique LIROM sera d’une utilité indiscutable. NOTES 1 «Territoire francophone de longue date», pour citer Alvaro Rocchetti et Dragomir Costineanu, « Le projet Lirom d’inventaire de la littérature roumaine d’expression française », dans L’Europe. Littératures européennes, littératures comparées et nouvelles technologies, Hestia / Certel, 1999, p. 145 –152. 2 On peut citer à ce propos le livre de Sultana Craia, Francofonie şi francofilie la români, Ed. Demiurg, 1995. 3 Mircea Martin, dans Euresis. Cahiers roumains d’études littéraires, nos 1-2, Bucarest, 1993 (Argument, p. 6). 4 Dans la revue Secolul XX, nos 1-2-3, Bucureşti, 1995 (Argument). 5 Dans Euresis. Cahiers roumains d’études littéraires, nos 1-2, Bucarest, 1993 (Argument, p. 6). 6 « Le programme LIROM (Bibliographie des écrivains roumains d’expression française). Les précurseurs », texte publié dans La place du français sur les autoroutes de l’information / La Roumanie et la francophonie, Actes de la XVIe Biennale de la langue française, Paris, 1996, p. 134-146 (en collaboration avec Ecaterina Grün). 7 M. Kogălniceanu, Histoire de la Valachie, de la Moldavie et des Valaques transdanubiens, Berlin, Librairie de B.Behr, 1837 ; Xavier Marmier, Du Rhin au Nil – Tyrol - Hongrie – Provinces danubiennes – Syrie – Palestine – Egypte, Paris, Arthus Bertrand, 1846 ; J.-M. Quérard, La Roumanie : Moldavie, Valachie et Transylvanie (Ancienne Dacie) – La Serbie, le Monténégro et La Bosnie. Essai de bibliothèque française historique de ces Principautés. Extrait du journal le Quérard, Paris, Librairie A. Franck, 1957, apud N. Georgescu-Tistu, Bibliografia literară română, Bucureşti, Imprimeria Naţională, 1932. 8 Georges Bengesco, Bibliographie franco-roumaine depuis le commencement du XIXe siècle jusqu’à nos jours, tome I, première édition, Bruxelles, Paul Lacomblez, 1895 ; deuxième édition, Paris, Ernest Leroux, 1907 (le projet du tome II n’a pas pu être réalisé). G. Bengesco est aussi l’auteur d’une bibliographie des oeuvres de Voltaire, ouvrage couronné par l’Académie Française. 9 Alexandre et Getta Hélène Rally, Bibliographie franco-roumaine, Première partie, tome I : Les oeuvres françaises des auteurs roumains, tome II : Les oeuvres françaises relatives à la Roumanie, Paris, Librairie Ernest Leroux, 1930. La deuxième partie de l’ouvrage, qui aurait dû être consacrée aux publications périodiques, n’a pas été réalisée. 10 Dans l’avant-propos du livre intitulé Les Banques de données littéraires, comparatistes et francophones, textes réunis par Alain Vuillemin, Limoges, PULIM, 1993. 11 L’Association des Universités Partiellement ou Entièrement de Langue française est « l’opérateur privilégié du Sommet francophone pour l’enseignement supérieur et la recherche, dont elle met en oeuvre les programmes à travers l’Université des Réseaux d’Expression Française » (cf. A. Vuillemin). 12 Jean-Louis Joubert, « Le réseau “Littératures francophones” de l’UREF et la recherche bibliographique », dans Les Banques de données littéraires, comparatistes et francophones, textes réunis par Alain Vuillemin, Limoges, PULIM, 1993, p.20. 13 Jean-Louis Joubert, ibid. 14 Ibid., p. 30. Pour les détails concernant ce projet, voir Alain VUILLEMIN, « Du disque “Orphée” au centre serveur “Orphée” ; les projets bibliographiques du réseau des “Littératures francophones” de l’AUPELF-UREF », dans La revue de l’EPI, Paris, EPI, n° 74, 1994. 15 Cf. A. Vuillemin, Le projet ORPHEE (Europe centrale et orientale). 16 Dans un livre intitulé De Sicambra à Sans-Souci, publié en 1943; cité par le professeur Jenö Farkas, de l’Université de Budapest, responsable du projet LITHUN. 17 La réalisation de LIROM marque, actuellement, un temps d’arrêt, dû à certaines difficultés liées au financement du projet. 18 Dans l’article cité, p.151. 88 19 Lors d’une Journée d’études sur Littérature comparée, littératures européennes et nouvelles technologies, dans le cadre du Colloque sur l’Europe. Nous y avons présenté la communication intitulée Le projet LIROM - de la théorie à la pratique (voir le texte publié dans L’Europe. Littératures européennes, littératures comparées et nouvelles technologies, textes réunis par Pierre Brunel et Alain Vuillemin, Hestia / Certel, 1999) . 20 C’est le cas, par exemple, de Monsieur Ion Iliescu, ancien professeur à l’Université de Timişoara, bibliophile réputé, possesseur d'une bibliothèque extrêmement riche. En octobre 1995, il a organisé, en collaboration avec le Centre Culturel Français de Timişoara, une exposition du plus grand intérêt intitulée Richesses des échanges culturels franco-roumains des XIXe et XXe siècles. 21 «Récupéré» tardivement par la France (cf. A.Rocchetti et D. Costineanu). 22 Pour établir des critères de sélection plus sûrs, et pour mieux préciser le sens que l’on donnera aux termes écrivain et littérature, nous avons choisi de nous appuyer sur un ouvrage qui peut faire référence, à savoir Dicţionarul scriitorilor români, A-C (coordonnateurs Mircea Zaciu, Marian Papahagi, Aurel Sasu), Editura Fondaţiei Culturale Române, Bucureşti, 1995 ; D-L, 1998. 23 Pour les oeuvres du passé, il faudrait tenir compte de l’intention des auteurs et de l’influence que certains ouvrages ont pu avoir sur le développement de la culture roumaine au moment où ils ont été écrits. Des bibliographes traditionnels tels que Georges Bengescu (op.cit.) ou Alexandre et Getta Hélène Rally (op.cit.) ont recensé même des ouvrages à caractère assez technique, mais qui pouvaient constituer des témoignages significatifs des relations culturelles entre la Roumanie et la France, de l’influence extraordinaire que la culture française a eue en Roumanie. 24 On peut signaler, à ce propos, deux ouvrages publiés par des chercheurs roumains et faisant état de tous les textes - littéraires et scientifiques - écrits par des Roumains et traduits dans différentes langues (parmi lesquelles le français figure en première place), à savoir : V. Nedelcovici, E. Popescu, C. Protopopescu, Cartea românească în lume. Bibliografie, 1945-1972, Bucureşti, Editura Ştiinţifică şi Enciclopedică, 1975, et C. Crişan, V. Crăciun, Literatura română în lume. Eseu asupra biografiei externe a literaturii române, Bucureşti, Ed. Meridiane, 1969. On voit donc qu’il reste énormément de choses à faire en vue de couvrir aussi les trente dernières années. 25 Dans l’article cité, p. 150-151. 26 « Un processus nécessaire: la réunification spirituelle de la littérature roumaine », dans Euresis. Cahiers roumains d’études littéraires, 1-2, Bucarest, 1993, p.160-163. 27 On peut signaler, par exemple, l’article d’Ecaterina Grün intitulé « La littérature roumaine d’expression française» (publié dans L’Europe. Littératures européennes, littératures comparées et nouvelles technologies, textes réunis par P.Brunel et A.Vuillemin, Hestia / CERTEL, 1999, p.161-170), qui se propose de déceler ce que la littérature roumaine d’expression française a pu apporter d’original à la culture roumaine, française et européenne. Ecaterina Grün prépare d’ailleurs, sous la direction des professeurs Livius Ciocârlie et Alain Vuillemin, une thèse de doctorat intitulée Orientations européennes chez quelques écrivains roumains d’expression française : Tristan Tzara, Benjamin Fondane et Ilarie Voronca. À l’Université de l’Ouest de Timişoara, nous avons dirigé un mémoire de licence intitulé Oeuvres roumaines traduites en français dans les publications périodiques (Revue Roumaine, 1982 et 1988) soutenu en 1997 par Delia Grozăvescu-Weil, qui utilise le masque de saisie ORPHÉE. 89 MARGARETA GYURCSIK Docteur ès lettres. Professeur à l’Université de l’Ouest, Timişoara. Recherches en littératures française et francophones. Maria ŢENCHEA Docteur ès lettres. Professeur à l’Université de l’Ouest, Timişoara. Recherches en linguistique française et en traductologie. ELENA GHIŢĂ Docteur ès lettres. Maître de conférences à l’Université de l’Ouest, Timişoara. Recherches en littérature française et en traductologie. FLORIN OCHIANĂ Maître-assistant à l’Université de l’Ouest, Timişoara. Recherches en littératures française et francophones.