ROUMANIE FRANCOPHONIE

Transcription

ROUMANIE FRANCOPHONIE
MARGARETA GYURCSIK,
ELENA GHIŢĂ,
FLORIN OCHIANĂ, MARIA ŢENCHEA
_________________________________________
LA ROUMANIE
ET LA FRANCOPHONIE
2
SCRIPTORIUM
STUDII, ESEURI, MONOGRAFII
Serie îngrijită de
LUCIAN ALEXIU
En couverture:
Călin Beloescu, “COMPOSITION”
(détail)
LA ROUMANIE ET LA FRANCOPHONIE
ROMÂNIA ŞI FRANCOFONIA
© MARGARETA GYURCSIK, ELENA GHIŢĂ,
FLORIN OCHIANĂ, MARIA ŢENCHEA
© EDITURA ANTHROPOS, 2000
Bd. Cetăţii 52, sc. A, ap. 40
1900 Timişoara, România
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ISBN 973-99664-8-9
Printed in Romania
Ouvrage publié avec le concours
du Conseil National
pour la Recherche Scientifique dans
l’Enseignement Supérieur de Roumanie
(C.N.C.S.I.S.)
3
LA ROUMANIE
ET
LA FRANCOPHONIE
par
MARGARETA GYURCSIK,
ELENA GHIŢĂ,
FLORIN OCHIANĂ, MARIA ŢENCHEA
ANTHROPOS
4
SOMMAIRE
Avant-propos /
Les cultures francophones dans le monde contemporain (Margareta Gyurcsik) /
Francophonie et francophilie (Elena Ghiţă) /
Fin d’un mythe (Margareta Gyurcsik) /
*
*
*
Considérations sur quelques thèmes fondamentaux chez Cioran (Florin Ochiană) /
Emil Cioran et le refus de la médiocrité (Florin Ochiană) /
Eugène Ionesco et l’esprit postmoderne (Margareta Gyurcsik) /
Une contribution roumaine au Nouveau Roman (Margareta Gyurcsik) /
Tisser – métisser : une image roumaine de la francophonie (Margareta Gyurcsik) /
La littérature roumaine d’expression française à travers le projet LIROM
(Maria Ţenchea) /
5
Avant-propos
En cette fin de siècle et de millénaire, la Roumanie reste le pays le plus
francophone de l’Europe Centrale et Orientale, un pays où l’enseignement du français
occupe, depuis longtemps, une place privilégiée, et qui a donné à la francophonie du XXe
siècle de nombreux écrivains importants tels que Panaït Istrati, Tristan Tzara, Eugène
Ionesco, Emil Cioran, etc.
Depuis son entrée dans la Francophonie en tant que membre à part entière, lors du
Sommet de Maurice, la Roumanie participe à la vie institutionnelle et associative de la
Francophonie, s’intégrant dans les programmes et les projets qui visent le développement
économique et technique, la modernisation et la démocratisation de la société et de ses
institutions, les échanges culturels et scientifiques.
Aujourd’hui, la Roumanie se dirige résolument vers la démocratie et l’économie
de marché, en vue de son intégration euro-atlantique. Le principal avocat de cette
intégration à l'OTAN et à l'Union Européenne a été et continue d’être la France avec son
président Jacques Chirac, en raison des relations privilégiées ayant toujours existé entre
la Roumanie et la France.
La Roumanie participe désormais à la "vision d'avenir" des États et
gouvernements qui composent la Francophonie. Ce qui donne sens à l’ensemble, c’est la
culture, "forte de chacune de celles qui la constituent, exprimée dans une langue partagée,
comme l’affirme Jean-François de Raymond (dans Francophonie et mondialisation : une
occasion à saisir, L’année francophone internationale, 1998), tout en soulignant l’idée
que "cette entreprise de paix, de développement mutuel et de promotion culturelle est
capable d'enthousiasme, de susciter la générosité et d'attirer les compétences. (…) La
place et le message de la Francophonie sont essentiels à la mondialisation."
Dans ce contexte, le présent ouvrage se propose d’étudier quelques aspects
susceptibles de définir la contribution spécifique de la culture roumaine à la
Francophonie, tout en montrant, implicitement, de quelle façon les grands écrivains
francophones roumains saisissent et expriment "le visage actuel et multiple" de l'espace
francophone.
LES AUTEURS
Timişoara, septembre 2000
6
LES CULTURES FRANCOPHONES DANS
LE MONDE CONTEMPORAIN
par
MARGARETA GYURCSIK
"La culture est l’équilibre invisible des choses qui
nous habitent, la démocratie l’ordre visible de
celles qui nous gouvernent. La culture est une
configuration de l’être, la démocratie une
organisation de l’existence. L’une nous aide à
vivre, l’autre à agir..."
(Hélé Béji)1
Une relation paradoxale : culture-démocratie
"Assez paradoxalement, il ne fut jamais autant question de dialogue des cultures
et de l’égalité entre les cultures qu’à une époque où la plupart de celles-ci sont gravement
menacées de marginalisation et où ne cesse de se confirmer la suprématie d’une seule
langue internationale et d’un seul modèle socio-culturel"2. En effet, la suprématie de
l’anglais et du modèle socio-culturel anglo-américain dans le monde contemporain
s’exerce à une époque où prolifère un discours proclamant l’égalité, voire "l’équivalence"
des cultures, de même que la nécessité de les faire dialoguer conformément au principe
du pluralisme. Les conditions socio-politiques pour réaliser une telle égalité sont,
théoriquement au moins, favorables, vu qu’on assiste, à partir des années soixante, au
surgissement des sociétés postmodernes qui se définissent en tant que systèmes
démocratiques "souples et ouverts" opposés aux systèmes démocratiques modernes,
"universalistes-rigoristes"3. Cependant les démocraties post-modernes sont régies ellesmêmes par deux tendances divergentes : d’un côté, la politique de rapprochement des
cultures et des individus censée favoriser l’avènement d’une culture transnationale,
"aseptisée" et d’une sorte d’"homo mac donaldus"4 parfaitement anonyme ; de l’autre, la
volonté d’assurer l’autonomie des cultures et des individus désireux de préserver leur
identité et de leur conférer, à elle seule et contre toutes les autres, les lettres de noblesse
de l’universalité.
La question qui surgit en l’occurrence est de savoir comment on peut faire
fonctionner le principe d’égalité des cultures afin d’aboutir au "nivellement
démocratique" exigé par ce principe même, tout en évitant la menace d’uniformisation
qu’on envisage souvent, à l’heure qu’il est, en termes apocalyptiques. Comment garantir
le respect réel des identités culturelles "autres", tant que l’Autre continue à être envisagé
comme une menace, un ennemi, un obstacle à franchir ou à éliminer ? Comment faire
7
accepter "l’équivalence des cultures" tant que celle-ci "excite en nous le souci croissant
de se distinguer et de s’exalter" ?5 Enfin, comment trouver un remède à la "fièvre
identitaire"6 qui risque de transformer le dialogue des cultures en un dialogue de sourds
ou, pire même, en un champ de bataille où les cultures se concurrencent et deviennent des
cultures rivales au lieu d’être des cultures égales ? L’époque est bien passée où toutes
ces questions trouvaient réponse dans les beaux discours sur le dialogue interculturel
entre partenaires égaux et où les paradoxes étaient occultés parce qu’on croyait
naïvement que le dialogue pouvait offrir une solution généralement valable aux situations
conflictuelles et faire fondre les idéologies/les cultures les plus diverses dans un
consensus universel. Il est de plus en plus évident que le droit et l’accès universels à la
communication ont engendré une nouvelle illusion censée entretenir l’utopie de
l’"entente universelle", Il s’agit notamment de l’idée qu’il suffit que tout le monde accède
à la parole pour que les inégalités disparaissent dans une "célébration universelle des
cultures". Or, on oublie souvent que les dialogues des cultures dissimulent "une part
d’intolérance et de narcissisme", vu que "la culture n’est pas toujours l’élan qui nous
porte à nous apprécier ; inséparable de notre histoire politique et nationale, elle peut
épouser les vertus du plus noble patriotisme comme les vices du plus hideux racisme"7.
C’est que la démocratisation et l’universalisation de la culture en cette fin de siècle
multiplient, paradoxalement, les revendications particulières et les obsessions
narcissiques des identités repliées sur elles-mêmes, sur leurs origines et leurs valeurs.
Dans la mesure où elle s’ouvre aux autres et accepte l’idée du pluralisme tout en exaltant
ses propres valeurs, l’identité culturelle est, pour citer Albert Memmi, "gain et menace,
positivité et négativité"8.
Confrontées à ce paradoxe, les sociétés postmodernes tendent à favoriser un
certain type de rapports interculturels qui remplacent la concurrence des cultures et
leur lutte pour l’hégémonie en un dialogue dont l’enjeu est d’empêcher l’instauration
(ou restauration) d’un "mono-pôle" politique, idéologique et culturel. Pour que ce
dialogue se produise, il faut que toutes les cultures se sentent menacées par l’hégémonie
potentielle d’un seul modèle culturel. Cela revient à refuser la conception de l’"identité
culturelle monolithique" apte à imposer son hégémonie au détriment des autres. Si l’on
admet que l’identité culturelle n’est pas "simple et immuable" mais, bien au contraire,
"relative et changeante, objective et largement subjective"9, on est amené à conclure
qu’on doit mettre en question les notions mêmes d’"absolu culturel" et de modèle culturel
figé. En effet, la postmodernité met en question le discours autoritaire de la modernité
fondé sur l’opposition nette de l’identité et de l’altérité, du Même et de l’Autre, voire sur
l’ignorance du statut paradoxal de l’identité culturelle. C’est précisément sur la
reconnaissance de ce statut paradoxal que reposent les tentatives actuelles de construire
une culture postmoderne véritablement démocratique, "décentrée et hétéroclite"10 qui
réconcilie ce que la modernité avait brutalement séparé.
Le modèle triadique francophone
Dans l’espace francophone, l’hégémonie de la France et le rayonnement de la
culture française ont mené à l’instauration des rapports hiérarchiques et tensionnés entre
la métropole et ses "périphéries" culturelles. La modernité a aiguisé les conflits et a
augmenté la volonté de rupture et d’autonomie des cultures francophones.
8
La situation va changer au moment où le monde contemporain, entré dans sa
période postmoderne, va être régi par une "mégatendance" qui va consister à remplacer
les relations de type hiérarchique par des relations horizontales, "en réseaux"11. Au point
de vue de la francophonie, le remplacement de la structure pyramidale par une structure
"en réseaux" équivaut à l’effacement plus ou moins évident de l’opposition traditionnelle
entre centre et périphérie culturelle. C’est que chaque culture considérée
traditionnellement comme étant périphérique par rapport à la culture française tend à
devenir à son tour un centre dont la valeur spécifique soit reconnue comme étant égale à
celle des autres centres culturels, y compris la France. Aussi peut-on constater
actuellement la multiplication des efforts en vue de créer un nouveau type de
communication envisagé en tant que traduction permanente des valeurs propres à une
certaine culture dans l’espace des autres cultures selon un modèle non plus hiérarchique,
mais syntagmatique. C’est un modèle fondé sur des rapports topologiques-axiologiques
qui rendent proches l’un de l’autre les centres culturels, mêmes les plus éloignés.
L’évolution des cultures francophones de la modernité vers la postmodernité rend
notamment manifeste ce passage d’un modèle culturel de type hiérarchique à un modèle
culturel de type syntagmatique. C’est que, pour les cultures francophones, la traversée de
la modernité avait représenté essentiellement une expérience de la rupture et de la
singularité. Si l’on veut définir la modernité des écrivains francophones et leur volonté
d’affirmer leur identité culturelle, on est amené à se servir inévitablement de notions
telles : subversion, provocation, déstructuration, déconstruction, rupture, scandale,
invention, transformation.
Quelques exemples pris au hasard : Boujedra, Farès et d’autres romanciers
maghrébins exploitent "l’esthétique de la rupture et de la subversion dans des romans
volontairement provocants"12 ; le Martiniquais Xavier Orville fait éclater la structure
traditionnelle du récit, de même que l’Ivoirien Jean-Marie Adiaffi ; au Québec, Jacques
Poulin écrit des romans-collage en y intégrant des fragments d’une grande diversité
(photos, documents authentiques, textes de toute sorte), tandis que les romans de Réjean
Ducharme sont de véritables "kaléidoscopes de références culturelles" ; Kateb Yacine et
Edouard Glissant écrivent des romans "éclatés", Mohammed Khair-Edine écrit "sous le
signe de la rupture et de la virulence", Abdelwahab Meddeb pratique, lui, une écriture
"délibérément subversive", etc., etc. C’est qu’au-delà des idéologies qui leur donnent un
fondement unitaire au nom de quelques idéal humaniste, social ou national, les
littératures francophones participent pleinement à l’enrichissement du modèle culturel de
la modernité conçue "quelque définition qu’on adopte [...] comme un divorce et comme
une fragmentation"13. Cette expérience scripturale moderne des auteurs francophones
rend manifeste leur volonté d’illustrer l’altérité de leurs cultures par un travail
transformateur au niveau des idées, des formes et de la langue.
La relation tensionnée des poètes noires à la langue française dans les années
1940-1960 n’est pas sans illustrer le principe de la négation créatrice propre à la
modernité. Sartre l’aura bien compris lorsqu’il affirma, dans sa préface à l’Anthologie de
la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française publiée par Senghor en 1948 :
"... puisque l’oppresseur est présent jusque dans la langue qu’ils parlent, ils
parleront cette langue pour la détruire. Le poète européen d’aujourd’hui tente
de déshumaniser les mots pour les rendre à la nature ; le héraut noir, lui, va les
défranchiser ; il les concassera, rompra leurs associations coutumières, les
9
accouplera par la violence. C’est seulement lorsqu’ils ont dégorgé leur blancheur
qu’il les adopte, faisant de cette langue en ruine un superlangage solennel et
sacré, la Poésie. [...] Destruction, autodafé du langage, symbolisme magique,
ambivalence des concepts, toute la poésie moderne est là, sous son aspect négatif.
Mais il ne s’agit pas d’un jeu gratuit. [...]Il s’agit pour le Noir de mourir à la
culture blanche pour renaître à l’âme noire, comme le philosophe platonicien
meurt à son corps pour renaître à la vérité"14.
Sartre a bien raison. En effet, toute la culture moderne est là, avec sa volonté
destructrice et ses oppositions tranchantes. Elle est là, dans cette poésie noire —
autodafé de la culture et de la langue blanches. Elle est là, dans la blancheur
mallarméenne devenue noirceur.
Il s’ensuit que la modernité fait fonctionner le dialogue interculturel
conformément à une logique identitaire qui favorise soit une identité, soit une altérité
unilatérale. Aussi la modernité enferme-t-elle la différence dans les couples binaires : le
même et l’Autre, la relation et l’opposition, l’Un et le multiple, organisés selon la
logique de la conjonction ou de la disjonction qui hypertrophie ou sous-estime la
différence15.
Le modèle culturel de la postmodernité tend à remplacer la logique identitaire par
une logique contradictoire et paradoxale. La culture postmoderne refuse le choix en
faveur de l’un des deux types unilatéraux : la consonance homogénéisante, réductrice des
différences et l’hétérogénéité issue des séparations tranchantes entre le même et l’Autre.
Elle tâche de créer des "unités complexes", c’est-à-dire de "concevoir ensemble, de façon
à la fois complémentaire et antagoniste, les notions de tout et parties, d’un et de divers"16,
selon une logique "ouverte, pluridimensionnelle et conflictuelle"17 qui entrecroise de
manière inextricable "l’identité et l’altérité, "l’unité et la pluralité", "la répétition et le
changement"18. Du coup, unité et multiplicité, invariance et transformation, être et
devenir, relation et séparation se retrouvent dans une sorte de "tiers espace" qui est celui
de la compatibilité tensionnelle et de la pluralité des options possibles.
On pourrait considérer le métissage culturel comme un tel modèle triadique qui
abolit l’option sclérosante entre deux modèles unilatéraux. En remplaçant la dyade
Blanc-Noir par la triade Blanc-Noir-Métis, à une époque où il fallait bien être Blanc et
Noir, Senghor propose un modèle de dialogue interculturel fondé non plus sur
l’opposition tranchante ou sur l’accord parfait des deux parties en présence, ou encore sur
l’attitude d’inclusion et d’exclusion, mais sur l’ambivalence d’un système souple de
relations et d’oppositions qui rend mieux compte des différences, des interdépendances,
des tensions et assure, paradoxalement, une liberté plus grande à l’intérieur d’une langue
"autre" qu’à l’intérieur de la langue maternelle. Senghor ne s’est pas trompé : le
métissage culturel représente le "tiers espace" nécessaire à une époque où toutes les
cultures sont en situation de communiquer afin de construire la "civilisation
universelle". Aux auteurs contemporains de le confirmer : "dans une intuition
particulièrement éclairante, Léopold Sédar Senghor a parlé un jour, pour l’avenir, d’une
civilisation du métissage. Je pense comme lui qu’au plan des hommes comme au plan des
cultures, l’avenir est au métissage ou qu’il ne sera pas"19.
A l’intérieur de la francophonie, le métissage a engendré un processus de
dédramatisation progressive de la relation véhémente, douloureuse, négatrice des cultures
francophones à la culture et à la langue française. Ainsi, pour le poète haïtien René
10
Depestre la poésie, tout en restant essentiellement travail sur la langue, n’est plus, dans
les années 1980, "autodafé du langage", mais "bain parfumé" où guérissent les anciennes
blessures et s’accomplit l’identité francophone, par le métissage linguistique et culturel20.
Enfin, dans les années 90, des poètes tels le Tunisien Samir Marzouki font de la
poésie une "soupe" où l’on retrouve, sous la forme d’une unité contradictoire, le classique
et le moderne, la normalité et l’écart, la banalité et le fantastique, le sérieux et le non
sérieux, le cérémoniel et le comique21. Si "l’autodafé" des années 1940-1960 était sérieux
et dramatique, si "le bain parfumé" de René Depestre était sérieux et cérémoniel, la
"soupe" de Marzouki est un autodafé joyeux, un cérémonial comique. Elle est à l’image
du monde où nous vivons et où le discours prend souvent une distance ironique pour
parler des crises, des insécurités et des catastrophes, sans être moins tensionné pour
autant.
Ainsi le métissage culturel sous ses diverses formes rend compatibles les
contraires en les réunissant dans un "tiers espace" où tout est dit et où tout reste encore à
dire.
Un Babel francophone
Tous les avatars du dialogue interculturel francophone, notamment "l’autodafé"
violent des modernes, le "bain parfumé" et revigorant des métis culturels et la "soupe"
des postmodernes qui estompe les conflits tout en gardant leur tension, se trouvent réunis
dans l’histoire du quartier créole de Texaco racontée par Patrick Chamoiseau et
couronnée par un prix Goncourt22. Texaco, c’est avant tout un roman moderne qui
renferme les grandes oppositions apparemment insurmontables qui ont marqué la
modernité francophone. On y retrouve, dans ce face-à-face conflictuel, la métropole et la
colonie, les Blancs oppresseurs et les Nègres oppressés, la tradition et le nouveau, la
langue française "adulte, refroidie, raisonnable, pensée, centrée, axée", figée dans son
ordre parfait et le créole – langue vivante, foisonnement dans un désordre mouvant. On y
retrouve aussi la violence, cette même violence qui fonde la quête d’identité dans le
monde moderne :
“L’urbain est une violence. La ville s’étale de violence en violence. Ses équilibres
sont des violences” (p. 166) ;
“... nous nous étions battu avec l’En-ville, non pour le conquérir (lui qui en fait
nous gobait), mais pour nous conquérir nous-mêmes dans l’inédit créole qu’il
nous fallait nommer – en nous-mêmes pour nous-mêmes – jusqu’à notre pleine
autorité" (p. 427).
Dans ce contexte, le choix semble devoir se faire entre l’assimilation à l’Autre et
la préservation du Même, les deux options étant également violentes. Cependant,
l’opposition tranchante et la rupture violente sont intégrées à un modèle ontologique et
culturel qui se définit en tant que système ouvert favorisant la diversité et la pluralité. En
ce sens, Texaco est l’histoire d’un métissage raconté par une vieille créole qui
"mélangeait le créole et le français, le mot vulgaire, le mot précieux, le mot oublié, le mot
nouveau... comme si à tout moment elle mobilisait (ou récapitulait) ses langues" (p. 424).
A ce niveau où la violence du choix est annulée, Texaco peut être lu comme un roman
postmoderne qui propose un modèle paradoxal d’une culture repliée sur elle-même et
ouverte aux autres cultures :
11
"Mêlant ces deux langues, rêvant de toutes les langues, la ville créole parle en
secret un langage neuf et ne craint plus Babel. La ville créole restitue [...] les
souches d’une identité neuve : multilingue, multiraciale, multi-historique, ouverte,
sensible à la diversité du monde" (p. 242-243).
Ce Babel de langues et de cultures est en fait un polylogue, un échange auquel
participent maintes langues et cultures qui s’opposent et se superposent, se figent et se
foisonnent, s’ordonnent conformément aux lois de la raison et tourbillonnent au rythme
du délire.
"La littérature – dit Chamoiseau, et nous pourrions bien remplacer littérature par
culture – est une clameur multiple et une" (p. 357). Dans Texaco, la littérature c’est
Baudelaire et Aimé Césaire, Rimbaud et Dante, Faulkner et Victor Hugo, Kafka et
Apollinaire, Joyce et Lautréamont, Montaigne, Guilgamesh et bien d’autres, réunis non
pas dans un tout éclectique mais dans un immense polylogue dont l’enjeu n’est ni de
vaincre, ni de s’accorder, mais de donner à chacun la chance de dire simultanément sa
différence et son universalité. Pour cela, il ne suffit pas de parler. Il faut savoir écouter.
Etre à l’écoute de l’Autre. Avoir la patience d’écouter l’autre parler. Et – pourquoi pas ?
– se laisser envoûter par la parole d’autrui. C’est ce que fait le narrateur de Texaco qui
écoute parler la vieille créole et se laisse envoûter par "les chants de sa parole" pour
mieux se perdre en elle (cf. p. 425).
A une époque où la démocratisation de la parole fait que tout le monde parle sans
trop se soucier de la parole d’autrui, Chamoiseau envisage un type de communication qui
ne repose plus sur l’intolérance de la parole autoritaire mais sur la tolérance qui devrait
être celle de l’homme postmoderne et qui consiste à accepter d’écouter "toutes les
langues", de se laisser fasciner par elles afin de "se sentir disséminé dans l’infini du
monde" (p. 295).
L’éternel retour et la "permanence relative"
La culture postmoderne est avide, elle aussi, de singularité et de différence, mais
elle envisage de les réaliser par la voie de la cohabitation des options les plus diverses,
voire par la "coprésence souple des antinomies"23. Si la "tyrannie des identités" rend
difficile la réalisation effective de sociétés démocratiques "souples et ouvertes", la
littérature, on l’a bien vu, en propose des modèles imaginaires. Elle peut faire plus,
notamment démystifier le mythe de l’identité, en illustrant une vérité que l’on connaît
depuis Pascal, mais que l’on préfère ignorer : le contraire est semblable en même temps
que contraire. Or, si l’on veut, le semblable est contraire en même temps que semblable.
C’est ce que nous rappelle Michel Tournier – auteur considéré par maints critiques
comme un des créateurs de la fiction postmoderne – en récrivant, dans son récit La fin de
Robinson Crusoe, l’histoire/le mythe de Robinson.
Tournier imagine un Robinson vieilli, hanté par le désir de retrouver l’île
luxuriante où il avait passé sa jeunesse. Parti finalement à la recherche de son île, il ne la
retrouve pas. Et pour cause. L’île était toujours là, mais Robinson avait passé plusieurs
fois près d’elle sans la reconnaître, car elle avait vieilli, elle aussi. Faute de pouvoir
récupérer l’éternelle jeunesse, il ne lui reste qu’à amuser ses compagnons en leur
racontant, avec une verve soutenue par l’alcool, les belles histoires du temps jadis. La
fin de Robinson imaginée par Michel Tournier a de quoi nous surprendre. Ainsi donc, le
voyage de Robinson n’était pas terminé, comme Daniel Defoe nous l’avait fait croire.
12
Génération après génération, nous avons refermé tranquillement le livre du romancier
anglais, rassurés de savoir Robinson rentré chez lui et y vivant heureux pour tout le reste
de sa vie. Or, Michel Tournier nous fait voir que nous nous sommes trompés et que la fin
de Robinson pourrait être autre. Tout cela n’est que trop humain. Et postmoderne aussi.
C’est que, englouti dans le présent et le quotidien, Robinson rêve de retrouver telle quelle
l’île de sa jeunesse. Il veut répéter telle quelle une expérience vécue, autrement dit abolir
le mouvement de l’Histoire et retrouver l’éternité du mythe. Mais l’île-paradis éternisée
dans la mémoire n’existe plus : elle est restée elle-même tout en devenant autre. L’île de
Robinson, c’est le "tiers espace" où coexistent le mythe et l’Histoire, l’immobilité et le
changement, le même et l’Autre. Elle est aussi bien le jardin de Candide, espace
symbolique pourvu d’un sens univoque, toujours le même, et notre jardin de tous les
jours, tantôt vert, tantôt ravagé et vieilli selon le temps qu’il fait et les saisons qui passent.
La fin imaginaire de Robinson signifie la fin d’une grande illusion, notamment
celle de la pérennité du même et du semblable, le "retour aux sources", la quête de la
permanence et la recherche d’une identité immuable débouchant inévitablement sur la
découverte du dissemblable, de l’altérité et de la métamorphose. Doit-on ignorer cette
découverte ? Doit-on l’accepter et essayer de s’y adapter ? Le Robinson de Tournier
finit par l’accepter, sans renoncer pour autant à l’éternel retour au même endroit
magique où il se retrouve tel qu’en lui-même l’éternité le fige/le change. Mais il le fait
avec le détachement et l’ironie de l’homme postmoderne.
NOTES
1
"Equivalence des cultures et tyrannie des identités", in Esprit, nº 228, janvier 1997, p.
108.
2
Jean-Marc Léger, La francophonie, grand dessein, grande ambiguïté, Nathan, 1987, p.
176.
3
Gilles Lipovetsky, L’être du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Gallimard,
Folio, 1983, p. 11.
4
Nous empruntons cette expression à J.-M. Léger, op. cit., p. 175.
5
Hélé Béji, op. cit., p. 110.
6
Cette “poussée de fièvre identitaire dont souffre le monde contemporain constitue
l’objet des articles signés par Albert Memmi, Hélé Béji, Salah Stétié, Drazen Katunaric et
groupés sous le titre "La fièvre identitaire" dans la revue Esprit, nº 228, janvier 1997.
7
Cf. Hélé Béji, op. cit., p. 112.
8
"Les fluctuations de l’identité culturelle", in Esprit, nº 228, janvier 1997, p. 98.
9
Idem, ibid.
10
Cf. G. Lipovetsky, op. cit., p. 18.
11
Cf. John Naisbitt, Megatrends. Ten new Directions Transforming Our Lives, Warner
Books Inc., 1982, 1984.
12
Cf. Littérature francophone. Anthologie (sous la direction de Jean Louis Joubert),
Nathan, 1992, p. 300 et 284.
13
Cf. A. Kibedi Varga, "Le récit postmoderne", in Littérature, nº 77, février 1990, p. 4.
14
J.-P. Sartre, Orphée, in Situations, III, Gallimard, 1948.
15
Cf. Jean-Jacques Wunenburger, La raison contradictoire, Albin Michel, 1990, p. 11.
16
Edgar Morin, La méthode, t. 1, La Nature de la Nature, Seuil, “Points”, 1981, p. 105.
13
17
Cf. J.-J. Wunenburger, op. cit., p. 20.
Idem, p. 13.
19
Salah Stétié, "L’homme au double pays", in Esprit, nº 228, janvier 1997, p. 140-142.
20
“De temps à autre il est bon et juste
de conduire à la rivière
la langue française
et de lui frotter le corps
avec des herbes parfumées qui poussent en amont
de mes vertiges d’ancien nègre marron...”
(cité apud Littérature francophone. Anthologie, p. 191).
21
Voir en ce sens le poème de Marzouki Je n’est pas un autre paru en 1991 et dont le
titre renvoie à la célèbre formule rimbaldienne “Je est un autre”. Le poème (une “soupe
pleine de cheveux/chevaux, comme le définit son auteur) exprime d’une manière ludique,
typiquement postmoderne, le refus des obsessions identitaires de la modernité.
22
Patrick Chamoiseau, Texaco, Gallimard, 1992. Toutes les citations renvoient à cette
édition.
23
Nous empruntons cette expression à Gilles Lipovetsky, op. cit., p. 18.
18
FRANCOPHONIE ET FRANCOPHILIE (3)1
par
ELENA GHIŢĂ
“Tout ne tient pas au seul idiome. Il y a
aussi l’histoire et les institutions.”
“A première vue, il paraîtra scandaleux que
l’on se refuse à se laisser annexer tout en
souhaitant n’être pas exclus.”
(Jean
Starobinski)
“Quand il s’agit de la France et de la
Roumanie, il est difficile de séparer le
coeur et la raison.”
(Nicolae Titulescu)
En 1986, pour la première fois, les chefs d’Etat et de gouvernement des pays
ayant en commun l’usage du français se réunissent à Paris. En 1991, la Roumanie est
invitée au Sommet de Chaillot : statut d’observateur. En 1993, lorsque les chefs des Etats
14
et des gouvernements des pays francophones se réunissent par la cinquième fois à l’Ile
Maurice, notre pays devient membre à part entière dans la communauté des pays ayant le
français en partage. Les 3 et 4 novembre 1998, Bucarest accueille la deuxième Session
de la Conférence ministérielle de la Francophonie.
Dans le dernier volume paru sous l’égide du Haut Conseil de la Francophonie2
après le Sommet de Hanoï (novembre 1997), nous trouvons cette précision qu’en
Roumanie le français est une langue étrangère privilégiée et qu’il y est un instrument lié
à l’enseignement traditionnel. Suivant la même source, la Roumanie est le pays le
plus favorable pour le français dans l’Europe Centrale et Orientale avec ses 2.100.000
apprenants et ses 6.000 étudiants dans les départements des études françaises. On y
signale également l’implantation des méthodes multimédia d’apprentissage,
l’augmentation notable du public consommateur d’activités culturelles francophones,
l’existence des publications en français, des projets et des programmes visant la gestion,
la décentralisation, le domaine législatif.
Notre adhésion à la francophonie soulève des questions : Pourquoi dit-on que la
Roumanie est un pays francophone quand on sait que le français n’y a jamais été langue
d’administration ? Cela suscite des débats, à tous les niveaux, avec ou sans parti pris.
Sans doute y a-t-il des enjeux économiques et politiques qu’il n’est pas à notre portée
d’évoquer ici. Il y a parfois aussi des réactions identitaires (amplement expliquées dans la
bibliographie concernant les relations interculturelles) surtout lorsque la mondialisation
fait ressentir ses effets à travers les institutions et les instruments de la francophonie :
“menace” imaginaire contre le pseudo-confort apporté par le respect de la tradition.
N’a-t-on pas relevé plus haut que l’apprentissage du français relève de l’enseignement
traditionnel ? Alors, à laquelle de nos traditions on pourrait avoir recours pour se protéger
des sollicitations du monde actuel ? Une fois, j’ai dit en plaisantant : le français, la
langue de mon aliénation, ce à quoi une collègue a répliqué : le français, ma langue
d’élection.
Aujourd’hui, comme autrefois, le français est l’apanage des milieux cultivés. Les
enfants l’apprennent aisément et les professeurs de français jouissent d’une sympathie
unanime. Des
personnages instruits de l’oligarchie intellectuelle se servent des sources françaises pour
être plus informés que les autres. Des hommes et des femmes de lettres, ayant une
profession pour le mandarinisme s’isolent dans leur jardin secret ou dans leur rhétorique
à résonance française et exercent un indéniable attrait. Le phénomène est depuis quelques
années moins frappant. Il est ce néanmoins vrai que le “bonjourisme” du XIXe siècle
n’est pas mort. Et utiliser cet admirable instrument qu’est le français pour lui faire dire
notre différence s’avère être une entreprise risquée à un moment où l’on s’interroge plus
que jamais sur notre identité, à une époque de mutations et de réformes.
Quoi qu’il en soit, notre francophonie savante, affective, structurée par
l’imaginaire culturel est un fait incontestable, un facteur stimulant dans des moments
importants de notre histoire, un catalyseur. Un mécanisme mental et psychique
irréductible travaille perpétuellement à récupérer notre romanité perdue et, dans la
mesure où celle-ci subsiste dans la langue, à faire assimiler, grâce à la langue, un modèle
culturel qui corresponde mieux à un idéal culturel.
Au cours de l’histoire, les moments les plus importants de récupération de notre
latinité furent les époques de réforme institutionnelle suivant immédiatement à des
15
mouvements de libération de la pensée. Les langues romanes ont remplacé à un
moment donné dans cette fonction le latin dont l’Ecole transylvaine (fin du XVIIIe siècle)
avait fait un bastion de la pensée délivrée. Un modèle italiénisant lui succéda au XIXe
siècle, puis un modèle francophonisant plus fort, plus tenace.3 Mais la “spiritualité du
sud-est de l’Europe”, la “mystique d’une tradition autre que celle de l’Occident”, la
“symbiose culturelle à composantes extrêmement variées” attirent souvent davantage et
notre espace spirituel se dessine.
Un courant populaire et un courant réformateur constituaient les deux directions
de la philologie roumaine du XIXe siècle. Le courant populaire proclamait l’originalité
nationale comme la caractéristique la plus précieuse de la littérature et de la culture,
orientant implicitement l’évolution de la langue vers le parler courant, la langue des écrits
historiques ou celle des créations anonymes du peuple. De l’autre côté, les réformateurs
recommandaient de “purifier” la langue, d’épuiser par dérivation les valences
sémantiques des racines latines, de parfaire les régularités, la logique et la symétrie
morphologiques ; c’était un courant normatif, préoccupé par l’homogénéité de
l’organisme de notre langue4.
Nos linguistes du siècle dernier étaient amenés à constater que la langue “se
néologisait” et ils regardaient ce phénomène comme une nécessité imposée par la
diversification et le développement d’une langue de culture. Le concept de langue de
culture fut utilisé et défini à travers d’amples analyses par d’éminents savants. Vers
1900, pour un certain nombre de philologues, c’était “une variante stylistique
dirigeable et différente, en son essence même, de la langue populaire.”5 Une voie royale
s’offrait ainsi aux emprunts du français. La parenté des deux langues devenait plus
évidente. Parler français, dans les couches instruites, devenait une chose de plus en plus
aisée. (Nos interlocuteurs français s’étonnent parfois de nous entendre utiliser avec
aisance certains mots savants dont le sens pour eux, dans leur langue, reste vague, qu’ils
connaissent à peine, étant obligés de consulter le dictionnaire ; c’est que nous les avons
en roumain, ces mots, dans une forme à peine modifiée et que parfois, ils y ont fait une
riche carrière !)
Les deux orientations théoriques mettant en cause le caractère populaire ou au
contraire, le caractère savant de la langue roumaine, suivies par les linguistes avec un
souci commun de “cultiver la langue”, correspondent à deux pratiques, plus ou moins
conscientes, dans l’utilisation du roumain : l’une qui se renferme, l’autre qui s’ouvre à
l’influence française et à la traduction en français. Deux attitudes, émotive ou rationnelle,
réclamant respectivement deux utilisations différentes de la matière verbale, font
distinguer deux registres du langage et deux destinations différentes. La première
tendance, poétique, liturgique, archaïsante, évocatrice, restaure depuis des siècles la
magie primitive et les valeurs concrètes des mots. La seconde, érudite, savante, d’ordre
plutôt rationnel qu’artistique ouvre la voie à ce qu’on considère être notre étonnante
francophonie.
Un Français, connaisseur subtile du roumain, le premier, croyons-nous, à avoir
montré d’une manière explicite les conséquences de notre double attitude face à notre
langue pour les rapports inter-linguistiques (emprunts, traductions, influences
linguistiques et culturelles). Henri Jacquier6, notre professeur de jadis à l’Université de
Cluj, a une fois de plus souligné à sa façon la nature de notre langue, contradictoire, ou
faite de traits complémentaires, une nature telle qu’elle rend possibles deux utilisations,
16
deux niveaux ou deux codes dont les matières verbales sont sensiblement différentes. Ou
plus différentes qu’il n’en est le cas pour d’autres langues européennes. Ses études
révélant une conception originale de la langue et de la traduction se constituent en préface
au débat actuel portant sur l’interlinguisme culturel.
Le grand romaniste explique notre appartenance à la latinité en remontant au fil
des siècles et s’arrêtant aux formes qui attestent la parenté des langues soeurs : le français
et le roumain. D’autres savants l’on fait avant lui. Mais ses écrits témoignent d’un sens
accru des analogies et des différences. Et c’est à travers son savoir et ses intuitions que
l’on comprend en quoi la latinité est la cause première de notre francophilie et en même
temps de notre aisance et plaisance dans l’apprentissage du français. Le système
grammatical latin qu’il appelle “noyau vital” (car il a une conception organiciste de la
langue) en est évidemment un moule, une matrice toute faite. Quant au lexique, Henri
Jacquier parle des trois sources : 1) latin patrimonial, 2) slave, 3) emprunts. Nous devons
également au linguiste français, cette fameuse distinction entre deux langues : le
roumain, langue concrète, le français, langue abstraite : “Ce qui étonne l’observateur
étranger, écrivait-il, est le fait que, en même temps le roumain a conservé toutes ses
valeurs concrètes ; ayant acquis la force d’expression analytique et abstraite d’une
langue comme le français, le roumain a conservé sa puissance primitive d’évocation
concrète de la réalité, par quoi il s’approchent de certaines langues à structure plutôt
archaïque”. (notre traduction)
Examinant les langues dans leur dynamisme, le linguiste ajoute des précisions
quant à la nature de l’apport français. Il montre explicitement que les latinismes savants
et les néologismes d’origine française ne sont pas sans rapport avec l’acheminement du
roumain sur la voie de l’abstraction : “Les néologismes se trouvent, en effet, sur la voie de
l’abstraction ; quoiqu’ils s’intègrent progressivement et toujours plus étroitement dans le
lexique d’une langue, ils restent encore longtemps avec leur signification unique,
originaire et bien définie ou, en tout cas, avec une polysémie réduite. Ils vivent dans une
lumière intellectuelle, à l’abri des sollicitations de l’imagination et de l’affectivité, par la
probité même de leur définition logique” (notre traduction).
C’est ce qui explique pour nous le choix préférentiel qu’on en fait dans un texte
informatif, dans une communication où la part de l’affectivité tend à zéro.
On ne saurait nier l’existence, chez nous, d’une expérience artistique latinisante et
francophonisante propre à certains créateurs dont la démarche est surtout ludique,
parfois parodique, parfois d’une gravité insoupçonnée : Mateiu Caragiale, Serban
Foartã, etc. Mais il y a aussi la tendance opposée, de refuser comme rebarbatif l’ensemble
des emprunts français de date récente et de réagir à des abus incontrôlés en faisant par
exemple un cours magistral à l’Université où l’idée claire trouve son chemin dans une
langue anciennement consolidée. Ceux qui y parviennent sont aussi, reconnaissons-le,
des latinistes de taille !
Il n’y a rien de plus étonnant pour les Roumains que l’étonnement des Français
redécouvrant notre francophonie. Car, si au long des siècles nous avons défendu notre
latinité, comment aurions-nous pu perdre cet acquis culturel des siècles plus récents qui la
confirmait, cette latinité, et qui la ravivait, tout en nous ouvrant les portes non du passé
mais de l’avenir, non de l’ancien mais du nouveau, non de l’immobilisme mais de la
17
dynamique dans la vie et dans le savoir. C’est là notre paradoxe : nous remontons les
siècles et évoquons, pour définir notre identité une langue morte : le latin ; tandis que les
réformes chez nous comportent l’esprit vivant de la latinité. Il est possible que ce
paradoxe cache (ou révèle ?) l’existence d’un ou de plusieurs éléments alogènes tout
aussi importants et également modélateurs et qui nous est plus malaisé de reconnaître ou
de cerner : l’espace du sud-est de l’Europe, le temps du Moyen Age avec ses multiples
influences culturelles (dont le christianisme orthodoxe est peut-être fondamental), les
massifs emprunts non-latins dans le vocabulaire. Laissons tout cela aux chercheurs qui
voudraient bien se pencher, comme jadis notre savant Nicolae Iorga sur les traces de
Byzance après Byzance, ou s’occuper du pourcentage des mots d’origine slave, ou encore
décrire les coutumes orientales pré-chrétiennes.
Tandis que notre histoire nous retient loin de la spiritualité latine et de l’espace
francophone, une institution, au moins, nous y maintient depuis un siècle et demi : c’est
l’école. Ce sont les couches instruites qui parlent et surtout lisent le français, l’ayant
appris à travers les grands textes — lus, relus, commentés —, la grammaire, les thèmes et
les versions. La méthode d’enseignement, de longue durée, solide, savante et infaillible,
sans être pratique, ni économique, présente l’avantage pour nous que l’apprentissage du
français nous révèle à nous-mêmes tels que nous sommes et surtout tels que nous
voudrions être. Le Roumain apprend le français aisément par rapport à d’autres langues,
y retrouve des racines et des suffixes familiers. Il utilise tout naturellement et sans
retenue des calques et des emprunts de la langue de Voltaire en sa propre langue et viceversa et s’amuse à adopter des modèles de pensée cartésienne sans souci de les confronter
au réel, lequel, de toute façon, lui apparaît moins clair et moins confortable. Longtemps il
s’agissait moins d’une pratique verbale de la communication dans les deux sens, que d’un
refuge dans un foyer meublé de belles phrases et de séduisantes références culturelles.
Connaître le français plus que parler français était ressenti comme un privilège même
sous “la dictature du prolétariat”, c’était un but à atteindre, une composante importante de
l’instruction et un signe d’ascension sociale.
L’institution la plus favorable à la francophonie est donc l’école. L’école
roumaine, admirablement servie par des maîtres à penser chez qui l’expression française
est ou naturelle, ou bien acquise. Et cela même durant les quarante-cinq années du régime
reconnu pour prison des peuples. Une vie spirituelle authentique assurée par des
professeurs authentiques a entretenu l’esprit latin vivant, maintenu les valeurs humaines
et pénétré parfois le rideau de fer. Ce n’est peut-être pas aussi spectaculaire que le rôle
joué par l’église catholique en Pologne, mais il est certain que l’école, en Roumanie, et
ses grands maîtres, n’ont pas été tout à fait réduits au silence.
Ces dernières lignes, que je transcris presque littéralement d’un article précédent
(voir la note 1), exigent une réflexion quant aux modifications subies par l’enseignement
du français depuis 1993 grâce aux programmes de stage et d’échange, aux programmes
des recherches sur l’ordinateur, aux publications communes avec des Centres de
recherche de France et des pays francophones, aux méthodes communicatives dans
l’apprentissage du français, au développement des centres universitaires de francophonie,
aux Centres culturels en Roumanie, aux dizaines de contacts survenus à des occasions
plus ou moins fortuites mais tout aussi profitables que les programmes ciblés.
L’enseignant de français d’avant 1989, obligé à enseigner le français comme s’il
18
s’agissait d’une langue morte devient le messager d’une civilisation dynamique ; l’état
culturellement pétrifié dans lequel l’objet de notre travail se présentait avant ne
promettait pas un changement de vision aussi important que celui qui est en train de se
produire. On pourrait alléguer, non sans raison, que le Sisyphe de cette même tâche
qu’est de faire acquérir les formes irrégulières des verbes du troisième groupe peut bien
se dispenser des voyages de la documentation excessive et écrasante ou des technologies
nouvellement mises en place. Répondre à ces provocations serait en quelque sorte
superflu, puisque, dans son essence, le rapport de l’apprenant au domaine à acquérir reste
le même. En revanche, c’est quant à notre propre langue et à notre propre culture que l’on
est amené, dans ces circonstances, à s’interroger. Ne fût-ce que pour éviter les
conséquences incontrôlables de l’acculturation. Car il est stipulé que “la défense et la
promotion du français dans le monde passe par sa valorisation comme moyen d’accès au
savoir, à la culture et à la profession, mais aussi par une défense du plurilinguisme et du
pluralisme culturel.” Dans cette optique l’intérêt accordé dernièrement aux auteurs
roumains d’expression française est tout à fait motivé et motivant.8
Un problème relatif à notre francophonie à nous, aux Roumains, relève de
l’utilisation actuelle de cet admirable instrument dont nous disposons : le français, langue
d’une culture, d’une riche civilisation, langue de communication internationale en plus,
qui s’ouvre facilement à l’expression de toutes les expériences dans le tourbillon
planétaire où nous vivons. Après avoir assimilé, grâce à cette langue les grands textes de
la littérature, connu les faits de la civilisation médiévale, classique et moderne, la vie
spirituelle des Franévale, classique et moderne, la vie spirituelle des Français et même
franchi, grâce à des contacts récents, le mur qui nous séparait du monde actuel, il nous est
pourtant bien malaisé de faire passer à travers cette même langue l’essence de notre
apport culturel majeur. Qui saurait expliquer le paradoxe de cette francophonie des
Roumains qui passent pour des gens cultivés et qui, ayant assimilé les modèles culturels
français, s’étant approprié les concepts de l’ancienne histoire et de la nouvelle critique
littéraire, n’arrivent pas à faire passer, ce qu’ils sont d’accord pour appeller leurs valeurs
culturelles, spécifiques, incontestables.
Ce paradoxe, et la difficulté qui en découle, de faire du français le dépositaire ou
le véhicule qui pourrait nous révéler au monde tels que nous sommes (car nous percevons
actuellement une image déformée de nous-mêmes) trouve une première explication dans
la nature de notre langue et dans notre attitude en tant que locuteurs ou scripteurs. En tant
qu’utilisateurs du roumain, d’abord. L’expression imagée, chargée d’émotion parfois
archaïsante ou poétique qui passe des grands textes littéraires aux grands textes d’exégèse
empêche le savoir de se décanter, l’information de passer. Pour autant que notre émotion
ne se traduit pas en termes neutres ou abstraits pour nous mêmes tout d’abord, on ne
saura lui trouver un correspondant équivalent en français, une équivalence à sa mesure,
bien entendu. Car la traduction, fût-elle translinguistique ou transculturelle comporte un
indéniable processus de conceptualisation.
Dans le paradoxe évident de la langue roumaine, ayant à la fois une tendance à
conserver sa magie primitive et une capacité de s’ouvrir à une pensée abstraite il se cache
un autre piège. C’est le piège de la non-concordance, de la non-conformité entre les
modèles empruntés du rationalisme occidental et le contenu concret (émotions, images,
rythmes particuliers) qui y est utilisé. Par exemple, au plan culturel et plus
particulièrement au niveau de l’histoire et de la critique littéraire il est à constater un
19
décalage, une adéquation entre le tableau européen et l’évolution stricte des courants et
concepts théoriques chez nous. C’est ainsi que l’on accepte nonchalamment (et sans
éprouver le souci d’expliquer) la situation de notre poète national comme à la fois “le
dernier des grands romantiques européens” et “notre plus grand classique”, quand il serait
plus utile actuellement de montrer en quoi et pourquoi, grâce à quelle formidable
expérience créative il est notre Shakespeare, notre Goethe, notre Racine-Hugo-Baudelaire
à la fois. Il en est de même du tableau des courants littéraires qui compte deux
Romantismes et trois (au moins !). Symbolismes plus ou moins contemporains du courant
français et très différents au début. La part de provocation et de défi dans la conception
des manifestes littéraires et la manière dont s’en sert la critique sont les deux escaliers
que les Roumains empruntent pour monter vite, escaladant les marches par trois, dans la
salle de bal où dansent les belles lettres de l’Europe, situant assez mal notre classicisme,
un peu avec le sentiment qu’on pourrait s’en passer, suçant l’avant-gardisme avec le lait
maternel (Tzara, Ionesco, ne sont-ils pas des nôtres ?) et brûlant les étapes. Cette volonté
de dépasser un décalage historique, plutôt que de l’assumer est une preuve de
jeunesse ou de maturité refusée, car on n’arrive pas à avoir le recul nécessaire pour
assigner à chaque contribution la place qui lui revient dans notre histoire culturelle. La
querelle des Anciens et des Modernes, sous le double label original
protochronisme/synchronisme accompagne chaque mouvement d’ouverture devant les
grands courants spirituels européens.
NOTES
1
La substance de deux articles précédents est fondue dans cette réflexion : réponses à des
questions soulevées quelques années auparavant, nouvelles questions que d’autres
expériences suscitent. (Cf. Francophonie et francophilie (1), in Actes du Colloque
Création
et Créativité dans les littératures francophones, Editions Universitaires, Dijon, 1996, p.
171-179 et (2), in “Dialogues francophones”, 1, Université de Timişoara, 1995, p. 9-18).
2
Etat de la francophonie dans le monde (coordinatrice du rapport Florence
Morgiensztern), La documentation française, 1999, p. 13, 23, 51, 62, 113.
3
“La Roumanie opta en premier lieu pour le modèle français lorsqu’il s’agit, au XIXe
siècle, de penser plus vigoureusement en avant le développement de son identité
culturelle et esthétique. Ce choix, basé sur une francophonie de bonne tradition [...] devait
marquer la conscience roumaine jusqu’à nos jours” (Gerhard Damblemont, Présentation,
dans Oeuvres critiques, XIII (numéro consacré à la littérature française en Roumanie),
Ed. Gunter Narr - Tübingen - Ed. Sedes, Paris, 1988).
4
Cf. Doina David, Limbă şi cultură. Româna literară între 1880 si 1920. Cu privire
specialpă la Transilvania şi Banat, Facla, 1980, p. 28.
5
Id., ibid., p. 60 (notre traduction).
6
Henri Jacquier, Babel, mit viu, Editura Dacia, Cluj-Napoca, 1991, 261 p. Romulus
Rusan intitula son interview avec celui qui, à l’époque, était le directeur du
département de français à l’Université transylvaine, L’homme des deux cultures (dans
Romulus Rusan et Ana Blandiana, O discu]ie la masa tãcerii si alte convorbiri
subiective, Editura Eminescu, Bucureşti, 1976, p. 81-91). Originaire de Grenoble,
“l’homme des deux cultures” arrivait en Roumanie en 1923. Il apprit le roumain, épousa
une Roumaine, devint professeur et chef du Département de français à l’Université
20
“Babeş-Bolyai“, écrivit 155 ouvrages, essais, comptes-rendus des livres qu’il étudiait,
s’occupa de linguistique, d’histoire et de critique littéraire, traduisit plusieurs textes
roumains en français, formula des théories originales sur la traduction et la poésie, ouvrit
sa maison aux réunions d’un fameux cénacle littéraire (le “Cercle de Sibiu”), fit école.
Ses disciples, sous la direction de Maria Vodã Cãpusan lui consacrent en 1984 un
volume România. Studii de romanisticã et Mircea Muthu réunit ses études dans le
volume de 1991. Il retrace aussi un portrait émouvant de cet homme de lettres
d’exception.
7
Janine Manzanares-Delisle, Exposé sur la francophonie, in Littérature, Linguistique et
Didactique, Universitatea de Vest, Timişoara, 1995, p. 1-7.
8
Signalons, à titre d’exemple tout simplement une publication roumaine : “EURESIS.
Cahiers roumains d’études littéraires”, 1-2 (Exil et littérature, Écrivains roumains
d’expression française), Editions Univers, 1993 et une anthologie parue en France :
Littératures francophones d’Europe (sous la direction de Jean-Louis Joubert), Paris,
Agence de la Francophonie, Nathan, 1977. (On s’étonne seulement que dans ce livre,
excellent à tous les égards, il se glisse une erreur due probablement aux fichiers de
l’ordinateur, puisque les informations relatives à Eliade et à Cioran se trouvent
interverties).
FIN D'UN MYTHE
par
MARGARETA GYURCSIK
Si l’exil est une expérience existentielle primordiale de l’homme chassé du
Paradis et si de son temps, dans l’antiquité déjà, il y a eu des écrivains vivant en exil –
“par choix, par hasard ou par contrainte”1 – force est de constater qu’en cette fin de siècle
et de millénaire l’exil n’est plus ce qu’il était. La nouvelle manière de vivre l’exil s’inscrit
dans le changement général de paradigme culturel auquel nous assistons ces dernières
années et qui implique une nouvelle approche de la problématique identitaire, voire une
nouvelle manière d’envisager la différence et les rapports à autrui.
La modernité avait pensé les problèmes identitaires conformément à une logique
fondée sur des séparations ou des oppositions tranchantes entre le Soi et l’Autre, entre
l’un et le multiple. Les disjonctions, les ruptures, les négations qui fondent le modèle
culturel de la modernité ont hypertrophié la différence2 et on transformé l’Autre en une
menace, un obstacle à franchir ou à éliminer. L’exil des écrivains modernes représente en
cette occurrence une expérience tragique vécue par le Soi obligé d’affronter l’altérité tel
un voyageur solitaire déchiré entre deux langues de deux cultures dont il mesure
surtout les différences. Tout comme la modernité, l’exil est une équation à deux termes
antinomiques : l’identité et l’altérité ou bien le même et l’autre.
21
C’est l’expérience d’un tel exil que vit le poète roumain Ion Caraion qui, après
avoir passé onze ans dans les prisons communistes, s’est exilé à Lausanne où il est mort
en 1986, sans avoir pu retourner en Roumanie. C’est en exil qu’il a écrit en français, au
début des années ‘80 Les Mots en exil – réflexion poétique sur sa condition d’écrivain
exilé : “L’exil est une respiration coupée, châtiée, annulée, restée pour toujours dans les
griffes de la malédictions et qui jamais plus ne pourra pleinement disposer de ses
poumons. Les mots gèlent, se contractent, se renferment sur eux-mêmes après s’être
mortellement heurtés aux lois d’une nouvelle architecture, à d’autres traditions et
coutumes. Car l’exil n’est finalement rien d’autre qu’une prison sophistiquée, donc un
endroit, un carrefour où les conditions d’existence du langage sont impropres et drôles,
tel le passage pour un organisme vivant du milieu aquatique au milieu terrestre”3. Exilé
de sa langue et de sa culture, déçu par l’histoire, vivant en solitaire ce qu’il appelle
“l’errance et la désespérance” de la condition des écrivains en exil, Ion Caraion appartient
à la même famille des exilés solitaires dont Emil Cioran avait fait lui aussi partie. Pour
tous les deux, le XXe siècle a été un siècle de la violence, de la négation, du refus, du
chaos. Tous les deux se sont trouvés face au même choix : continuer à écrire en roumain
(mais pour qui ?) ou écrire en français et assumer toutes les conséquences qui en
découlent. Et tous les deux – le moraliste exilé à Paris, le poète exilé à Lausanne – ont
choisi d’écrire en français, en empruntant, pour citer encore une fois Ion Caraion, “son
actif et son passif, ses convulsions et ses caprices, ses abîmes et ses verdicts”4. On ne
cesse pas de le répéter : pour l’écrivain, le véritable exil, c’est l’exil linguistique. Celui-ci
est vécu par l’écrivain moderne comme une rupture irréparable entre le paradis de
l’identité et l’enfer de l’altérité. Citons une dernière fois Ion Caraion :
“La langue est le palais des souvenirs (et tout souvenir est un labyrinthe) aux
innombrables clés, crochets, mystères, agrafes, poulies, serrures, codes, guets,
couleurs, formes de sommeil et forme de veille, lucarnes, cachettes, ponts et
méandres, fenêtres, caprices, escaliers, caves, rigoles, portes secrètes, niches,
murs doubles, draperies, chants et sortilèges, blasphèmes, pudeurs, mépris,
maléfices, fantômes, lois et crimes, tentations, hésitations, sentiers cachés,
impudences, chuchotements, grottes, surprises, désolations. Les navires d’une
langue portent des mythologies, des hérédités, des poids magiques, des testaments
inaccomplis, agilité, disponibilité, vocation, complexe et complicités, pertes et
victoires, hasard, fautes, responsabilités, élan, hésitation, mission, préparatifs de
guerre, cérémonies de paix, provisions auxquelles on ne touchera que
rarement, aux heures hiératiques ou de mystère. (...)
Lorsque tu as passé la frontière de la langue ou qu’on t’impose de quitter son
aire, il se produit une rupture irréparable. Et c’est alors que commencent
l’éloignement, la solitude, le déséquilibre, l’incertitude”5.
En passant la frontières de l’univers inépuisable de la langue maternelle définie
par cette extraordinaire énumération d’une ampleur rabelaisienne, l’écrivain en exil
pénètre donc dans un univers différent, autre, dont le paradigme coïncide étrangement
avec celui de la modernité : rupture, éloignement, solitude, déséquilibre, incertitude.
Emil Cioran avait pensé lui aussi la relation de ses deux langues en termes
d’opposition et de rupture. D’un côté, le français, “cet idiome d’emprunt, avec tous ses
mots pensés et repensés, affinés, subtils jusqu’à l’inexistence (...), inexpressifs pour avoir
tout exprimé, effrayants de précision, chargés de fatigue et de pudeur”, langue dont
22
“l’élégance exténuée” lui donne “le vertige”6. De l’autre, le roumain, avec son “superbe
débraillement”, son “mélange de soleil et de bouse”, sa “vitalité”, langue qu’il a toujours
regretté d’avoir abandonné, car il n’a jamais cessé d’avoir ce qu’il appelait “le complexe
du métèque”, même après avoir été reconnu comme un des meilleurs stylistes français du
XXe siècle.
Cependant, pour les écrivains roumains que le régime totalitaire et les mauvaises
heures de l’histoire ont condamné à l’exil, la France n’en reste pas moins une terre ferme,
une certitude, une sorte de Paradis retrouvé où tout peut recommencer. Aux dires
de Cioran, Paris est la seule ville du monde où il peut secouer sa “déraison d’être”, car
“tel est l’envoûtement de Paris : enrober les maux incurables de l’âme dans les
consolations de la beauté, remplir de sortilèges impalpables les vides créés par ce temps
où l’on vit”7. Un abîme infranchissable sépare selon Cioran la ville-lumière et les Balkans
définis comme étant un “maudit coin du monde ”ou “les confins du monde”8. Un y
reconnaît le modèle culturel traditionnel fondé sur la distinction, voire l’opposition entre
centre et périphéries. Dans le monde trouble et divisé de l’Europe de la guerre froide ou
de la guerre des idéologies, la France et la culture française ont représenté pour les
écrivains roumains condamnés à l’exil par l’oppression du régime totalitaire, la terre
quasi mythique de la liberté où ils pouvaient retrouver, au moins partiellement et
autrement, le Paradis perdu.
***
Dans la Roumanie de l’après-guerre, la dissidence littéraire censée dévoiler,
comme elle l’avait fait dans tous les pays de l’Est, les horreurs du régime totalitaire, a
produit deux types de textes : d’une part des textes-documents, centrés sur la
problématique politique et, de l’autre, des textes ayant fait de cette problématique le
prétexte d’une expérience littéraire intéressante comme telle au-delà des connotations
idéologiques.
Dans un premier moment, plus précisément dans les années 1960-1970, les
priorités avaient été d’ordre politique.
Emprisonnés, déportés, interdits de publication, condamnés à l’exil, les écrivains
dissidents roumains se sont intégrés dans le vaste projet anti-totalitaire de la littérature de
l’Est européen. Aussi le plus important des écrivains dissidents roumains des années
1970, Paul Goma, considéré par Eugène Ionesco “un Soljenitsine roumain” avait-il
reconstitué dans ses romans l’univers carcéral des prisons communistes des années 19501960 qu’il connaissait très bien, hélas ! Il n’a pas hésité de rompre le contrat de silence
institué par le régime totalitaire et d’aborder des thèmes-tabou tels la terreur exercée par
la police secrète, les abus du pouvoir, la destruction systématique de la culture, la
répression des intellectuels. Ses romans, dont ceux publiés en français après son exil en
France, notamment Le tremblement des hommes paru à Paris en 1978, sont des livresdocuments dont l’enjeu, exclusivement politique, consiste à témoigner sur les événements
d’une histoire vécue dans sa dimension tragique. La politique l’emporte en l’occurrence
sur l’esthétique, ce qui explique le désintérêt manifesté par l’écrivain à l’égard de la
fiction, de même que la banalité de l’écriture. Toujours est-il que ce qui fait l’intérêt des
romans de Goma, c’est la quête d’une modalité de vivre contre l’histoire, dans l’Europe
divisée par la guerre froide et le conflit des idéologies.
23
Dans un deuxième moment, qu’on pourrait situer dans les années 1970-1980,
l’enjeu de la littérature antitotalitaire cesse d’être exclusivement politique. Il apparaît
ainsi une forme très intéressante de roman politique et poétique à la fois, accordant une
importance particulière à l’écriture et à la dimension esthétique du texte
littéraire. C’est dans cette catégorie de textes qu’on peut inclure le roman de Paul Miclãu
Roumains déracinés. Professeur de langue et de littérature françaises à l’Université de
Bucarest, Paul Miclãu a publié de nombreux ouvrages de linguistique et de critique
littéraire, de sémiotique et de théorie de la littérature. Son roman tire profit de l’excellente
connaissance de la sémiologie et du textualisme français que l’auteur a acquise lors de
ses séjours en France. La problématique politique y est abordée par le biais d’une écriture
fragmentaire, polyphonique et poétique. C’est une écriture qui, au dires de l’auteursémioticien, redécouvre le signifiant afin de le fondre dans un “amalgame sémiotique
inédit”.
L’histoire de la rédaction et de la publication des Roumains déracinés pourrait
constituer elle-même la matière d’un roman. La première version a été écrite en
Roumanie le long de l’année 1985, en français. La censure a refusé à l’époque la
publication de la version française. L’auteur a traduit lui-même son texte en roumain et
l’a fait publier, sous une forme très épurée, en 1989. Le titre initial du roman, Trésor de
sang, rendait la tragédie des paysans du Banat, province située à l’Ouest de la Roumanie,
déportés pour des raisons d’ordre politique, au début des années 50, dans le Bãrãgan,
région aride située à l’autre bout du pays, où beaucoup d’entre eux avaient trouvé la mort.
Pour l’édition de 1989, le titre fut réduit à Trésor tout court, afin d’éviter toute allusion à
la politique du dictateur Ceausescu visant la destruction des villages roumains – politique
qui n’était pas sans rappeler les abus sanglants de ses prédécesseurs staliniens. Enfin,
dix ans après la rédaction de la version initiale (et intégrale) en français, celle-ci a été
publiée aux Editions Publisud de Paris en 1995 et a été récompensée par le prix littéraire
européen des écrivains de langue française.
Roumains déracinés est une oeuvre d’une extraordinaire richesse qui allie le
document historique aux éléments autobiographiques et à la fiction avec un art qui
consiste principalement à effacer les frontières entre le réel et l’imaginaire, la vie et le
rêve, le quotidien et le poétique. Il s’agit de l’histoire d’un fils de paysan roumain –
l’auteur lui-même – qui réussit à faire des études universitaires en français tandis
qu’autour de lui le pays vit le drame de la terreur politique, de l’amputation culturelle, de
l’anéantissement existentiel. Paul Miclãu réalise un document historique poignant sur la
Roumanie des années 1950-1960, notamment sur le déracinement des Roumains exilés
dans leur propre pays, voire “blessés” dans leurs racines mêmes par le régime totalitaire.
Ce fut une époque où “la politique rôdait autour de nous comme un animal assoiffé de
sang”9. L’écrivain prolonge son témoignage aux années 1980, époque contemporaine de
la rédaction du livre, où la politique, même si elle avait perdu de son appétit pour le sang,
avait trouvé des formes autrement dures pour détruire les hommes et les valeurs.
La narration se construit autour de l’événement qui a brutalement changé le destin
de quelques dizaines de milliers de paysans et d’intellectuels du Banat, région natale de
l’auteur : la déportation. Prenant comme modèle les déportations staliniennes de l’Union
Soviétique, cette déportation interne a représenté un épisode de la répression organisée
par le régime communiste installé au pouvoir en vue de liquider tout forme possible
d’opposition au nouvel ordre social. En reconstituant de mé au pouvoir en vue de liquider
24
tout forme possible d’opposition au nouvel ordre social. En reconstituant de mémoire les
événements, trente ans après, le narrateur fait revivre avec précision les étapes de la
déportation de sa famille et de ses concitoyens : l’atmosphère au village dans la période
ayant précédé la déportation, l’arrestation dans la nuit de 17 juin 1951, le voyage en train
dans des “boeufs-wagons”, l’arrivée à la destination et l’abandon des déportés –
officiellement ils sont des “disloqués” – en plein champ, la construction des maisons et
de nouveaux villages, les événements tragiques ayant marqué la vie collective et la vie
personnelle durant les cinq années de déportation. Mais Paul Miclãu n’a pas l’intention
d’écrire la chronique d’une époque. Il propose une interprétation de l’histoire dans la
perspective d’une anthropologie de la mémoire visant à reconstruire un champ de
mémoire individuelle et collective fondé sur une interrogation obsédante concernant la
relation entre histoire et mémoire, entre histoire et récit. Ainsi, la problématique politique
acquiert du sens par la mise en oeuvre de quelques grands thèmes à implications
profondes au niveau éthique et existentiel : le thème de la justice et de l’injustice, celui de
la culpabilité et de l’innocence, de la mémoire et de l’oubli, du temps et de la durée, de la
fatalité et de la liberté ou bien celui de l’identité et de l’altérité. Arrachés à leur terre, à
leur maison, à leur univers, les déracinés se plient à la fatalité nommée Histoire avec
le sentiment qu’il s’agit de quelque chose d’irréversible et que rien ne sera plus comme
avant :
“Dorénavant le monde aura d’autres couleurs, d’autres odeurs ; sa fraîcheur
naturelle se dégrade, les particules de mort vous imprègnent de façon plus
persistante, les nuits sont blanches et les jours noirs, les actes sont gris” (p. 137)
; “Il n’y a plus d’espoir. Une longue nuit, dense comme le goudron, nous pénètre
pour des années” (p. 155).
A cela s’ajoute, dans le cas de ces déportés déchus de leur condition d’êtres
humains, la conscience d’être tombés dans le piège de l’Histoire. Arrachés au rythme
cosmique et métaphysique de l’univers villageois d’avant la déportation et obligés de
vivre au “rythme fou” de l’Histoire – changement après changement, réforme après
réforme, révolution après révolution – ils se sentent jetés au coeur même d’un désordre,
d’un dérèglement qui échappe à toute tentative d’explication logique et leur fait
découvrir “le visage d’ombre du néant” (p. 63) aussi bien que le visage absurde et
grotesque du totalitarisme.
L’auteur oppose à cette dégringolade de l’Histoire les grandes valeurs de la
culture roumaine traditionnelle. Il y a dans son roman des pages admirables sur son
enfance et son adolescence dans un espace culturel d’une infinie richesse – modèle de
haute spiritualité, de multiculturalisme et de tolérance. Se faisant l’écho de la mémoire
collective, le narrateur fait recours aux archétypes qui renvoient à une expérience
originaire fondatrice. A ces valeurs de la culture traditionnelle roumaine viennent
s’ajouter – francophonie oblige ! – les valeurs d’une autre culture qui est devenue sienne
: la culture française.
La France est omniprésente dans ce roman écrit par une des personnalités
marquantes de la francophonie en Roumanie. La France de Paul Miclãu est faite,
fatalement, de certains clichés culturels imposés par la tradition francophone même :
Paris, c’est la “capitale du monde”, la “superpuissance culturelle” tandis que la France
n’est ni plus ni moins que le “Pays total”. L’emploi de ces clichés est pourtant justifié par
la démarche de l’auteur qui consiste à défendre et à illustrer la langue et la culture
25
françaises dans les conditions de la terreur idéologique instaurée par le régime totalitaire.
Le narrateur raconte l’odyssée de ses études universitaires à une époque où être étudiant
en français comportait de grands risques et où la perception des valeurs culturelles était
déformée par une politisation rudimentaire allant jusqu’à dénaturer les données des
sciences mêmes, comme ce fut le cas de l’histoire de la France enseignée selon la formule
du socialisme manichéen : peuple d’un côté, réactionnaires de l’autre. Ou bien le cas de
la littérature française :
“C’est Madame Ioachimescu-Graur qui enseigne la littérature française. On lui a
dit de ne recourir qu’à la bibliothèque soviétique. Pour le reste, il faut se méfier,
ce sont des étudiants empoisonnés d’idéologie pourrie. (...) L’un des étudiants se
permet de citer dans une épreuve écrite les travaux de Gaston Paris sur la
littérature ancienne : ne vous
a-t-on pas dit qu’une seule bibliographie de référence est admise ? On lui
diminue la note en conséquence” (p. 126).
Dans ce contexte, l’auteur fait de son propre apprentissage de la langue et de la
culture françaises un défi et une manière de s’opposer à la sinistre triade : terreur politisation - langue de bois. En témoigne cette jolie définition de la langue française
énoncée par Paul Miclãu au nom des étudiants roumains des années 50 : “On a un
respect religieux pour le signifiant français. On a l’habitude d’y associer des signifiés qui
s’articulent dans un festival d’esprit” (p. 229).
Comme la plupart de nous autres Roumains, Paul Miclãu a commencé par avoir
de la France une image livresque construite à partir de ses lectures littéraires et d’histoire
de l’art. Lors de ses séjours en France dans les années 60-70, c’est cette France livresque
qu’il va essayer de retrouver et qu’il ne retrouvera que partiellement. Mais pour Paul
Miclãu, le romanicier-sémioticien, la France est surtout une écriture qu’il faut déchiffrer,
un “Pays total” des signes, tout comme le Japon de Roland Barthes était, à la même
époque, l’Empire des signes. Les signes de l’écriture nommée France sont pourvue d’une
double signification : livresque, lorsque leur interprétation ne fait que confirmer on
infirmer les sens connus d’avance, et poétique au sens jakobsonien du terme, et en ce cas
l’interprétation équivaut à une production de sens nouveaux. C’est dans ce deuxième cas
que les signes culturels français, intégrés au récit historique et autobiographique,
transforment la perception du monde en un jeu de signifiants censé donner aux
choses et aux événements des significations inattendues. Aussi a-t-on la surprise de voir
surgir dans le village natal de l’auteur les surréalistes avec leur “soleil cou coupé” ou bien
Lévi Strauss avec son opposition culture vs. nature qui s’applique très bien à la manière
dont les paysans roumains préparent le maïs bouilli et le maïs cuit. On voit également
surgir, à tel détour de phrase, dans telle description de paysage, dans telle confession du
narrateur, dans des contextes plus ou moins insolites, Montaigne avec son “apprendre à
mourir”, Appolinaire avec son “Pont Mirabeau”, de même que Villon, Verlaine, Valéry,
Stendhal, Camus, Georges Brassens, Jacques Brel, etc. etc.
Cette présence massive de la culture française est doublée par des allusions
fréquentes à l’histoire de France car, dans le roman de Paul Miclãu, l’histoire se joue en
Roumanie aussi bien qu’en France :
“Tu as fait deux révolutions. La première, à peine lancée, tu fus obligé de la subir
[il s’agit de la “révolution socialiste” dans la Roumanie des années 50-60]. Puis
tu as repris de plus belle. Et ce fut une autre dans le Pays total, la France de
26
1968, mais celle-ci fut plutôt culturelle et poétique. Tu te demandes quelle est la
place de ta blessure dans ce va-et-vient” (p. 147).
Deux pays, deux histoires, une même question : quelle est la place de l’individu
dans le va-et-vient de l’histoire, quelles sont les chances de l’homme face aux “grimaces”
de l’histoire ? En effet, le grand problème – et le message du roman – est là :
l’histoire poursuit son cours dans un “rythme fou”, mais entre temps “il faut vivre” :
vivre sa vie, vivre son corps, vivre ses idées, vivre ses fantasmes, vivre son écriture. Et
comment vivre si on sait que “le retour au temps mort est douloureux, le vécu du présent
est tragique, l’illusion de l’avenir est absurde” (p. 64) ? C’est la réponse à cette question
que le narrateur cherche à trouver en évoquant une expérience individuelle et collective
vécue dans un pays de déracinés, la Roumanie communiste, et dans un pays mythique
représentant une terre ferme, une certitude : la France, où l’auteur croit pouvoir échapper
aux ruptures violentes provoquées par les “grands dérangements” de l’Histoire.
Pour Paul Miclãu, de même que pour la plupart des écrivains roumains que le
régime totalitaire et les mauvaises heures de l’Histoire ont condamné à l’exil — extérieur
ou intérieur — la France représente une sorte de Paradis retrouvé où tout peut
recommencer.
Une fois le Mur de Berlin démoli, et dispersé aux quatre vents l’ancien bloc des
pays communistes de l’Est, on assiste à un phénomène d’intégration de la problématique
historique dans un paradigme nouveau qu’on pourrait nommer postmoderne. Quoiqu’elle
reste divisée, l’Europe de cette dernière décennie de notre siècle est perçue par les
écrivains comme un “tiers espace” où l’on s’efforce de faire coexister ce que le Mur de
Berlin, mais la modernité aussi, avait brutalement séparé : le Soi et l’Autre, la
permanence et le changement, la relation et la rupture, le centre et la périphérie, “pour
que moins catastrophique et meurtrier soit le heurt des structures mentales aujourd’hui
en présence”10.
C’est à ce nouveau type de littérature historique qu’appartient le dernier roman de
Dumitru Tsepeneag, Hôtel Europa, publié en France en 1996. Tsepeneag réalise, avec
Hôtel Europa un grand roman sur l’Europe post-communiste et postmoderne en quête
d’identité. Qu’est-ce que c’est l’Europe ? C’est la question à laquelle il faut répondre en
cette fin de siècle. Car le temps n’est plus où il y avait d’un côté l’Occident – symbole de
la liberté et de la démocratie, et d’autre côté les pays de l’Est avec leurs régimes
totalitaires. Il y a aujourd’hui, dit Tsepeneag, “ce fameux Occident appelé par métonymie
Europe, comme si les pays qui ne font pas partie de la Communauté Economique
Européenne ne se trouvaient pas en Europe, mais en Asie. Comme si Budapest et Prague
n’étaient pas au coeur de l’Europe. (...) Et si nous admettons avec de Gaulle que l’Europe
va de l’Atlantique à l’Oural, alors notre pauvre Bucarest se situe lui-même plus près du
centre que du bord”11.
Hôtel Europa est le roman d’un voyage à double sens à travers cette Europe fin de
siècle où l’histoire est en train de se défaire pour se structurer autrement. Il y a d’un côté
le voyage du narrateur (qui ressemble comme un frère à l’auteur), écrivain roumain
installé en France où ses livres connaissent une audience limitée et où il doit faire face au
scepticisme bienveillant d’une épouse française et cartésienne qui s’appelle fatalement
Marianne. Il revient en Roumanie en 1990, après la chute de la dictature, avec un convoi
de Médecins sans frontières. De l’autre, il y a le voyage de son personnage, un jeune
étudiant en français de Bucarest, qui décide de quitter la Roumanie effervescente des
27
années 90 afin de se rendre en France – pays qui continue de symboliser pour les gens
des pays de l’Est, bouleversés par des changements dramatiques, une terre ferme, un
certitude, un refuge. Ce double mouvement, celui du narrateur vers l’Est de sa langue et
de sa mémoire, celui de son héros vers l’Ouest et ses mirages ne se produit plus entre un
centre (Paris) et une périphérie (Bucarest), car “il n’y a pas que Paris en Europe”. Les
voyageurs parcourent un continent qui s’émiette sur leurs yeux et où chaque endroit par
où ils passent est censé être un centre. Autant d’endroits, autant de centres sur le trajet de
ces picaros fin de siècle : Bucarest, Timisoara, Budapest, Vienne, Münich, Strasbourg,
Paris, un petit village en Bretagne. Autrement dit, centre et périphérie ne font qu’un dans
un monde où le centre est partout et nulle part. Et où le dépaysement est pareil chez
l’écrivain roumain de Paris qui, revenu à Bucarest, trouve une ville méconnaissable et
chez l’étudiant de Bucarest qui, muni d’une vision mythique de l’Occident, s’initie au
déclin d’une Europe rongée par les violences xénophobes.
Le voyage à travers l’Histoire de l’Europe postmoderne (et postcommuniste)
conduit les personnages de Tsepeneag à découvrir simultanément la diversité et la
permanence et à les accepter comme faisant partie d’un espace culturel – notamment
celui de l’Europe fin de siècle –qui se constitue en essayant d’affirmer la diversité et
l’unité des cultures qui le composent. C’est ainsi que Tsepeneag fait découvrir à son
personnage “un véritable paysage mioritique” – paysage culturel spécifiquement roumain
à valeur géo-stylistique et affective – ni plus ni moins que quelque part entre Strasbourg
et Paris :
“Il regardait le soleil glisser derrière les collines, réapparaître au fond d’une
vallée, disparaître derrière une colline, le revoilà dans une vallée, colline, vallée,
colline... Un véritable paysage mioritique, plus mioritique que le paysage
roumain, fût-il transylvain” (p. 360-361).
Il y a là, dans le paradoxe d’un paysage mioritique français plus roumain et
mioritique que nature une représentation de la culture en tant que reconnaissance de
l’identité au coeur même de la différence. Ce qui n’empêche que cette différence se voit
attribuer des connotations négatives dans la mesure où l’attitude à l’égard de l’altérité
reste marquée par l’incompréhension et le détournement des sens culturels. Tsepeneag
cite en cette occurrence l’opinion des Français selon laquelle les Roumains sont de
“voleurs de grand chemin” et de “bergers nécessairement meurtriers” (allusion à la
ballade populaire roumaine Mioritza - L’Agnelle). Il en résulte que la perception affective
de l’identité, symbolisée par la surprise et la joie du voyageur roumain de découvrir,
quelque part entre Paris et Strasbourg, un paysage mioritique n’exclut pas pour autant la
perception non-affective, voire négative des différences, allant dans un double sens :
perception négative des Roumains par les Français, perception négative de l’Occident par
le voyageur venu d’un pays de l’Est et qui porte dans ses valises des mythes et des
clichés culturels/livresques.
L’Europe des immigrants, telle que la décrit Tsepeneag, n’est nullement un hôtel
cinq étoiles, mais un hôtel sinistre où se côtoient des intellectuels fauchés, des
aventuriers, des truands, des terroristes, des paumes de toutes les couleurs. Les destins,
les figures et les identités se croisent, se confondent, se séparent dans un déplacement
continu qui sature la carte d’Europe. Sur cette carte, Paris est devenu un point comme les
autres, une étape décevante comme toutes les autres dans le mouvement à la fois
centrifuge et centripète qui entraîne les personnages sur les routes de l’exil. Quant aux
28
Français, ce sont “les descendants de Molière ayant une facilité d’expression qui vous
laisse bouche bée” (p. 372) ou bien ces mêmes descendants de Molière “qui sont portés
par la langue. Et ils parlent comme un livre, surtout quand ils rentrent de Moscou où ils
ont beaucoup pidginé le british” (p. 372). C’est que Tsepeneag se permet de lancer des
flèches ironiques en direction des Français. Il n’a plus, à l’égard de la France, de la
langue et de la culture françaises, le “complexe du métèque” qui hantait un Emil Cioran
par exemple, mais bien l’attitude décontractée et ironique de
l’homme postmoderne. C’est une attitude qu’on n’aurait pu concevoir à l’époque où Paul
Goma ou Paul Miclãu empruntaient le discours tranchant du politicien ou le discours
affectif du poète pour perpétuer le mythe de l’Occident – paradis démocratique opposé à
l’enfer totalitaire de l’Est.
Lu dans cette perspective, Hôtel Europa c’est l’histoire d’un écrivain qui vit en
solitaire son exil à Paris jusqu’au moment où il décide de vivre l’expérience de l’altérité
en écrivant un roman sur la déception de tous ceux qui se sont rués vers l’ouest à la
recherche du Paradis mythique, mais aussi sur la construction d’un espace où les hommes
et les cultures s’entrecroisent et s’interrogent les uns les autres en tissant une saga tragicomique de ce qu’on pourrait nommer la “transhumance postcommuniste”. Ce faisant, il
est censé contribuer à la genèse, moins comme on le dit souvent en langage postmoderne,
d’une “conscience planétaire”, que d’une “disposition intime”, d’un état psychique
antérieur a l’éclosion de cette conscience dont l’avènement doit être rapporté au vingt-etunième siècle. Selon Tsepeneag, c’est à l’écrivain que revient de faire de la diversité le
fondement de ce nouvel “état psychique” qui favorise l’acceptation de la différence
comme une condition nécessaire à la survie de l’homme et de la culture. Aussi son roman
est-il histoire d’un voyage au bout de la diversité, là où le voyageur découvre l’unité qui
sous-tend la multiplicité. La diversité, c’est l’Europe d’aujourd’hui, celle des hommes,
des cultures et des littératures en déplacement. Au niveau de l’écriture romanesque, cette
diversité est rendue par la dialectique du réel et de la fiction, qui mêle l’onirisme à
l’histoire, les fragments d’articles de journaux sur la guerre de Bosnie ou sur tel autre
événement des années 1990 à l’évocation de mythes et de légendes.
En cette occurrence, le problème n’est plus de chercher les moyens de vivre
contre l’histoire ou d’échapper à l’histoire. Le message de Tsepeneag c’est qu’il nous
faut apprendre à vivre avec l’histoire. C’est comme si mourir ou ressusciter, rester ou
partir, monter ou descendre, faire l’ange ou faire la bête, avoir une mémoire ou
un avenir, aller vers l’Orient ou vers l’Occident, être Roumain ou être Français n’était
qu’une seule et même chose : assumer la responsabilité d’une histoire qui, quoiqu’on
fasse, est la nôtre.
NOTES
1
Frédéric Prokosch, Notes sur l’exil, maladie créative, in Marges et exils, L’Europe des
littératures déplacées, Bruxelles, Editions Labor, 1987, p. 77.
2
Cf. J.-J. Wunemburger, La raison contradictoire, Paris, Albin Michel, 1990, p. 11.
3
Ion Caraion, Les Mots en exil, in Marges et exils, éd. cit., p. 48.
4
Idem, ibid., p. 52.
5
Idem, ibid., p. 49.
6
Cf. Histoire et utopie, Paris, Gallimard, “Folio/Essais”, 1960, p. 9-10.
7
Bréviaire des vaincus, in Oeuvres, Paris, Gallimard, “Quarto”, 1995, p. 529-532.
29
8
Idem, ibid.
Paul Miclãu, Roumains déracinés, Paris, Ed. Publisud, 1995, p. 68. Nous renvoyons
désormais à cette édition.
10
Georges Haldas, Deux patries : une visée, in Marges et exils, éd. cit., p. 173.
11
Dumitru Tsepeneag, Hôtel Europa, Paris, Editions P.O.L., 1966. Toutes les références
renvoient à cette édition.
9
CONSIDÉRATIONS
SUR QUELQUES THÈMES FONDAMENTAUX
CHEZ CIORAN
par
FLORIN OCHIANĂ
I. Racines autobiographiques de la haine
"Il n’est pas bon pour l’homme de se rappeler à chaque instant qu’il est homme.
Se pencher sur soi est déjà mauvais ; se pencher sur l’espèce, avec le zèle d’un
obsédé, est encore pire ; c’est prêter aux misères arbitraires de l’introspection un
fondement objectif et une justification philosophique. Tant qu’on triture son moi,
on a le recours de penser qu’on cède à une lubie ; dès que tous les moi deviennent
le centre d’une interminable rumination, par un détour on retrouve généralisés
les inconvénients de sa condition, son propre accident érigé en norme, en cas
universel." 1
Cioran se souvient à chaque instant qu’il appartient à l’humanité. Ignorer cette
malédiction serait son plus grand bonheur. Mais comme il n’arrive jamais à le faire, il
vit constamment dans l’anomalie d’être. Ce fait contredit l’essence même de la vie. De
sorte que chez Cioran "être" signifie "vivre dans le mal". La coexistence de l’être humain
avec les autres et surtout avec soi-même devient un perpétuel combat, lequel obéit à un
seul sentiment, le plus puissant qu’on arrive à éprouver : la haine. Le moteur de la pensée
cioranienne, c’est la haine. Sentiment immense qui, s’il pouvait éclater dans toute sa
plénitude - Cioran dirait "dans tout son vide" -, détruirait l’univers dans sa totalité. Mais
cette explosion ruinerait d’abord la personne de celui qui la contient et qui doit écrire
pour chasser ses démons intérieurs. Car Cioran se déteste autant qu’il déteste l’univers. Il
ne saurait jamais ignorer les vertus de la haine qu’il connaît de si près :
"(...) la haine n’est pas un sentiment mais une puissance, un facteur de diversité,
qui fait prospérer les êtres aux dépens de l’être. Quiconque aime son statut
d’individu doit chercher toutes les occasions où il est obligé de haïr (...)."2
Mais comment arrive-t-il à désirer de vivre à fond ce sentiment ? Quel mal le
torture et quelles en seraient les racines ?
30
La haine, c’est un sentiment qui se fait jour dès la jeunesse de Cioran, voire dès
son enfance - sans qu’il en soit conscient, semble-t-il. On n’a pas coutume aujourd’hui de
lier l’œuvre et la vie personnelle d’un écrivain. Quand même il y a dans la vie du penseur
nombre d’événements qu’il évoque toujours et lesquels l’on profondément marqué. Il
suffit de laisser voix aux faits biographiques pour qu’on y devine aussitôt les possibles
sources de la haine d’autrui et de soi.
Son enfance semble avoir été profondément marquée par la "chute" qu'il a subie
lors de l'arrachement de son village natal, Rã}inari, où il menait une vie tout à fait
heureuse. Car Cioran n’a de cesse d’évoquer (dans ses Entretiens ou bien lorsqu’il parle
de cette période) la douloureuse rupture d’avec son milieu naturel :
"Mon enfance était le paradis terrestre. Je suis né non loin de Hermannstadt dans
un village de montagne roumain, et du matin au soir j'étais constamment dehors.
Lorsque j’ai dû quitter ce village à dix ans pour entrer au lycée, j’ai eu le
sentiment d’une grande catastrophe."3
L’inadaptation au nouveau milieu où il se voit obligé de vivre crée un état de
malaise profond, une sorte d’agression provocatrice d’une tristesse sans pareil. Mais cette
angoisse remonte encore plus loin. Cioran a toujours cru qu’il y avait une "malédiction"
qui pesait sur sa famille. Quand il perd sa mère, en 1966, il se rend compte que celle-ci
lui a transmis "le délice et le poison de la mélancolie"4. On dirait donc qu’il s’agit là d’un
mal génétiquement hérité de sa mère. Cioran ne peut pas y échapper parce qu’il naît en
lui dès le premier jour de son existence.
En 1924 il s'installe avec la famille à Sibiu. Cette rupture marque le
commencement de son éternel exil mais aussi de ses lectures (Diderot, Eminescu, Balzac,
Dostoïevski, Schopenhauer, Nietzsche, etc.) et surtout le début de ce qu'on pourrait
appeler son "irresponsabilité" (modalité de se réfugier et de cacher son inadéquation au
monde . Ce faisant, il commence déjà à sentir une aliénation qui lui fait loger dans le
monde illusoire des livres. En outre, il refusera sans relâche toute responsabilité - et les
livres seront toujours un merveilleux prétexte pour qu'il s'évade ailleurs :
"A travers les années, pour fuir mes responsabilités (souligné par nous, F.O.), j'ai
lu, j'ai lu n'importe quoi des heures durant chaque jour. Je n'en ai tiré aucun
bénéfice évident, sinon que j'ai réussi à me donner l'illusion d'une activité. Peu de
gens ont dévoré autant de livres que moi. Dans ma première jeunesse, je n’étais
attiré que par les bibliothèques et les bordels."5
Mais l’exil le plus douloureux est l’exil du sommeil, l’insomnie, expérience
capitale de l’existence de Cioran. "Déraciné" à plusieurs reprises, exilé de partout, il
avoue dans un entretien avec Michael Jakob l’importance de ce drame qui apparaît à
l’âge de vingt ans à Sibiu :
"Pourquoi Sibiu a été une ville importante pour moi ? Parce que c’est là que j’ai
subi le grand drame de ma vie, un drame qui a duré plusieurs années et qui m’a
marqué pour le restant de mes jours. Tout ce que j’ai écrit, tout ce que j’ai pensé,
tout ce que j’ai élaboré, toutes mes divagations, trouvent leur signe dans ce
drame : aux alentours de vingt ans, j’ai perdu mon sommeil."5
Cette expérience le fait sortir de la normalité, l’oblige à être lucide vingt-quatre
heures par jour. Elle transforme chaque journée en un combat "perdu d’avance", parce
que c’est la veille ininterrompue, la conscience sans oubli. C’est alors, dit Cioran, qu’on
entre "en conflit avec tout le monde" et qu’on a l’impression d’être différent. La suite,
31
c’est l’apparition d’un "orgueil dément". L’excès de conscience mène à un mépris absolu
du monde extérieur : "mes semblables passaient pour des animaux à mes yeux"6, vu
qu’ils n’étaient pas lucides sans discontinuité. Naturellement, on arrive à embrasser la
voie de la négation. Dépourvu de la chance d’oublier et surtout de s’oublier soi-même,
ce sentiment d’orgueil et de défaite singularise l’individu en donnant naissance au dégoût
démesuré de tout ce qui est.
Dès lors, Cioran s'exercera au néant. Son univers sera par excellence livresque,
un brillant édifice fait de paradoxes et de violence. Lorsqu’il commence ses études en
philosophie à Bucarest, ses crises d'insomnie continuent et il est obsédé par l'idée de la
mort. Mais ce qui le distingue parmi ses collègues de génération est l’orgueil auquel il ne
renoncera jamais, même quand il fait semblant d'être modeste. Dans sa correspondance
de jeunesse avec Bucur Tincu, nous découvrons un Cioran qui commence à sentir de plus
en plus sa différence par rapport à autrui. Néanmoins c'est lui qui fait perpétuer cette
différence :
"Si je peux m'assumer quelque mérite, quelque qualité personnelle, alors ce serait
une vive perception de la réalité, par l'élimination de toute illusion.
Personnellement, je n'admets d'idéaux ni de rêveries ni d'exaltations. Je trouve
beaucoup plus belle l'observation réelle de la vie que l'exaltation puérile. Je n'ai
jamais pu m'encadrer dans le type actif et passionné; j'ai toujours aimé
davantage le type contemplatif et froid."7
Certes, il s’agit là d’une affirmation du moins bizarre, surtout parce que Cioran
fait ses débuts sur "les cimes du désespoir" et veut "transfigurer" son pays par un livrepamphlet extrêmement virulent et pathétique.
Tout comme l’œuvre, la vie de Cioran est faite de contradictions, de paradoxes, de
renversements continuels du pour au contre : ce qu'il affirme en théorie est nié en
pratique et inversement. Et cela surtout pendant sa jeunesse, intensément vécue sous le
signe du masque. Dans une autre lettre adressée au même Bucur Tincu, Cioran confesse
avoir pris la décision de renoncer aux discussions philosophiques, parce que leur but n’est
pas la distinction de l'homme, mais l'ambition d'être le premier :
"Or moi, comme je ne supporte pas être le deuxième dans une discussion, je
préfère une distinction qui reçoive sa noblesse seulement d'une réflexion
intérieure au lieu d'être le premier par la violence et le paradoxe."8
Il faut remarquer, encore une fois, que ses premiers livres attirent l'attention du
public et de la critique surtout par la violence et le paradoxe, qui ont leur source
justement dans cette ambition d'être toujours le premier. Plus loin, Cioran demande à son
ami un service : il avait envoyé à une revue un article qu'on n'avait pas publié normalement, puisque le directeur était un idiot et il ne comprenait rien à la culture! Mais
Cioran est gêné par ces "crétins"; il prie donc Bucur Tincu de solliciter l'article en
question. Dans ce pays maudit, continue Cioran, on peut réussir seulement si l'on a des
relations personnelles et des recommandations. L'objectivité qui y est réellement
nécessaire n'existe pas. Mais il fait lui-même preuve de subjectivité quand il écrit ensuite
:
"Il y a un subjectivisme exécrable dans cette nation, qui empêche fatalement et
inévitablement toute tentative de valorisation juste. Ne trouves-tu pas intéressant
le fait que les 'philosophes' de Bucarest veulent chasser Nae Ionescu de la faculté
? Je mets de côté le fait que les connaissances de cet homme sont très médiocres
32
pour reconnaître certaines aptitudes philosophiques incontestables et qui
justifient à elles seules l'étude de la philosophie. L'érudition pervertit les
dispositions philosophiques de l'homme, le fixent dans l'histoire et le détourne de
la contemplation naïve, source de la création philosophique."9
Cette idée écrite de la main de celui qui passe toute sa jeunesse et sa vie à dévorer
des livres semble, encore une fois, bien étrange. Cioran utilise-t-il cette réflexion
seulement pour défendre Nae Ionescu ?
Il avoue ensuite qu'il n'y a à Bucarest aucun professeur qui le connaisse bien.
Pourquoi? C'est la faute à Cioran :
"Je n'aime pas me sentir inférieur à personne et pour cette raison j'évite
l'arrogance et la suffisance avec lesquelles les professeurs traitent les
étudiants."10
Même quand il affirme quelque chose qui puisse l'incriminer, Cioran rejette toute
responsabilité. Dans la lettre suivante, celle datée du 10 novembre 1931, il confesse
avoir appris l'art d'épater, en offrant à ceux qu'il ne respecte pas des listes éblouissantes
de livres qu'il n'a jamais lus avec "tant de confiance" ! C'est, dit-il, qu'il est un "escroc
intellectuel" en germe, avec "des tendances de parvenir". Et il continue :
"Que cela soit vrai, c'est chose évidente; mais j'ai un fond de sincérité que je dois
comprimer à cause du scepticisme vulgaire qui domine toute l'atmosphère d'ici."12
Il a toujours des difficultés pour publier quoi que ce soit. L'amertume et le dégoût
l'envahissent et il devient de plus en plus misanthrope. Il déteste la médiocrité de ceux
qui refusent de publier ce qu'il écrit. Il éprouve de répugnance presque tout le temps. La
souffrance physique qui fait son apparition lui donne un sentiment de fierté : il se croit
différent (encore et toujours), parce qu'il connaît en profondeur des maladies touchant
généralement des gens vieux. Cela le sépare du monde et coupe toute relation
personnelle, de sorte qu'il finit par se dire un jour "Je suis une existence ridicule". Le
besoin d’évider ce qu’il ressent devient impératif, surtout pour sa santé mentale. Il
affirme, le 5 avril 1932, qu’il est un homme unique parmi ses collègues de faculté :
"Je ne sais pas si tu as observé, de ta propre expérience, le phénomène singulier
qui fait que celui qui souffre, même s'il n'est pas très doué, s'attribue une valeur et
une excellence dans l'univers que l'homme commun ne peut pas concevoir. (...) De
tous ceux que j'ai rencontrés à Bucarest - qu'ils soient des connaissances ou des
anonymes, certains d'entre eux beaucoup plus âgés que moi - il n'y a personne
qui ait une expérience plus tourmentée de vie que moi, et je peux dire cela sans
aucune réserve."13
C'est le fiel, selon ses propres dires, qui lui donne "le courage de l'affirmation,
l'audace de l'expression et le penchant vers le paradoxe (pascalien ou kierkegaardien)".
En 1932, il traverse une période de crise ; il éprouve le déchirement intérieur d'un être "en
proie à la destruction et à la mort". Sa destinée lui rappelle le Pascal des dernières années
de vie, quand celui-ci ne pouvait plus réaliser quoi que ce soit, car il n’était plus capable
que de se promener seul et sans but. Il prend alors la décision (respectée toute sa vie) de
se faire remarquer par une attitude extrême; parce qu’il n'a peur désormais d'aucune idée
et d'aucune attitude. On le considère "cynique", et il reconnaît l'être "si cela signifie
sincérité poussée jusqu'au paroxysme."14
Le résultat de tout cela sera Sur les cimes du désespoir, livre qu'il écrit à Sibiu.
C'est une "explosion salutaire", c'est un cri, c'est la suite de ce sentiment d'inutilité que
33
Cioran vit en 1932. Il déclare lui-même dans la Préface à l'édition française que le livre
est le résultat de ses longues nuits d'insomnie, cette "lucidité vertigineuse qui convertirait
le paradis en un lieu de torture". Et il continue : "si je ne l'avais écrit, j'aurais sûrement
mis un terme à mes nuits."15
Il y a une évolution dans l'état que Cioran expérimente pendant sa jeunesse.
Depuis "la chute" de Rãsinari, il se trouve tout le temps en exil, surtout à Bucarest, la
ville où il ne peut pas vivre, peuplée de médiocrités qu'il hait. Le refus de ce milieu
tourne cette haine contre lui-même, de sorte que la source de la création de Cioran
devient la haine de soi. Cela commence par le dédain du jeune homme qui, à cause à la
fois de sa timidité et de son insolence, est marginalisé et se marginalise à Bucarest.
Exacerbés, sans doute, ses sentiments l'emportent et il connaît de plus en plus le
désespoir, jusqu'à ce qu'il se dise "je suis une existence ridicule". Cioran nourrit ses
obsessions qui deviennent de plus en plus violentes. Chaque fois qu'il écrit un livre, c'est
toujours pour se délivrer, se vider, c'est pour exorciser ses démons intérieurs (le Précis de
décomposition, son premier livre en français, composé quatre fois de suite, est toujours
une explosion, car il s'était tu trop longtemps16). A coup sûr, Cioran a besoin d'écrire pour
se calmer. Quand il affirme que l'écriture est une thérapie, ce n'est pas un mensonge.
Voilà ce qu'il éprouve après avoir commencé Sur les cimes du désespoir :
"Je dois te dire dès le début que mon existence en province n'est pas du tout
ennuyeuse. Si je voulais me divertir dans cette ville sans putains, je deviendrais
sûrement fou. Je me contente de la musique, j'en écoute beaucoup. Pour le reste,
j'écris et je lis. J'ai écrit presque la moitié du livre que j'avais préparé. Il est tout
fait de fragments (2 ou 3 pages) lyriques, de la plus bestiale et apocalyptique
tension. J'y ai dit des choses dévastatrices; ces pages sont tellement désolantes
qu'elles réveilleront certainement la révolte sinon l'émotion."17
Cioran a besoin d'écrire. Il ne se trompe pas quand il affirme que chaque livre est
un suicide remis à plus tard, car sa haine le ferait assurément se suicider. De cela même,
il y a beaucoup de tragique dans son existence. Tragique qui provient de la trop grande
différence entre son inaptitude à la vie et son orgueil. Il le dit lui-même : "Je suis un
homme mal préparé pour la vie."18 Son domaine fort reste la théorie. Quand il essaie de
réaliser quelque chose de palpable, il construit des châteaux en Espagne. Sa
Transfiguration de la Roumanie reste un projet utopique qui prouve encore une fois qu'il
vit dans un monde totalement illusoire, mais qui est aussi l’expression d’une haine
paroxystique contre ce qu’il représente et contre ce que son peuple représente.
Inapte à la vie réelle, inapte à la foi, bien qu'il fréquente, fasciné, les saints, il
oscille entre le vide de la négation et le néant de l'affirmation. Quand on vit comme lui
pour haïr et pour se haïr, il est évident que la négation y est chez elle. En ce sens il y a
une histoire de sa jeunesse révélatrice de cette hypothèse. Lycéen, il aime une jeune fille
une année entière sans oser lui parler. Quand, un beau jour, il la voit en compagnie d'un
collègue appelé "le pou", il jure sur-le-champ d’en finir avec les sentiments et, en
découvrant Weininger, il considère depuis les femmes "des zéros incarnés"19. Mais il
n'essaie jamais de parler à la fille qu'il aime ! Timide éternel, sa haine déborde sur les
pages blanches. Il y règle ses comptes avec le monde et surtout avec lui-même.
Ses livres sont pleins de considérations sur la haine et autant de moyens
thérapeutiques. Cioran commence à évider de plus en plus sa personne imbue de haine
au fur et à mesure qu’il écrit. Toutefois il n’est jamais exempt de se supporter. De sorte
34
que vers le milieu de sa vie, lorsqu’il parle de la solitude complète qu’il a connu et qu’il
connaît, il rêve d’un dieu méchant (son côté démoniaque) et d’un monde apocalyptique :
"Solitude de la haine... Sensation d’un dieu tourné vers la destruction, piétinant
les sphères, bavant sur l’azur et sur les constellations... d’un dieu frénétique,
malpropre et malsain ; - démiurgie éjectant, à travers l’espace, paradis et
latrines ; cosmogonie de delirium tremens ; apothéose convulsive où le fiel
couronne les éléments... des créatures s’élancent vers un archétype de laideur et
soupirent après un idéal de difformité... Univers de la grimace, jubilation de la
taupe, de l’hyène et du pou... Plus d’horizon, sauf pour les monstres et pour la
vermine. Tout s’achemine vers la hideur et la gangrène : ce globe qui suppure
tandis que les vivants étalent leurs plaies sous les rayons du chancre
lumineux..."17
Cioran restera toute sa vie un mystique sans ascèse et un esprit religieux sans foi.
Etranger à tous et surtout à lui-même, il veut exprimer le côté raté de chaque homme,
conjointement objet et sujet de la haine - qu’il s’agisse vraiment de cela ou d’un amour à
rebours. Ou bien des deux à la fois.
II. Haine et haine de soi dans les livres roumains de Cioran
Nous avons donc pu constater qu’il y a dans la vie de Cioran nombre
d’événements qui ont fortement contribué à la naissance et ensuite à l’amplification de
l’obsession et de la haine de soi. Parmi d’autres faits qui ont laissé une empreinte sur sa
pensée il faut rappeler l’héritage héréditaire, le déracinement de son village natal,
Rasinari, le refuge illusoire qu’il cherche dans les livres, l’orgueil, l’inadaptation au
monde de Bucarest et à la vie humaine en général, les insomnies, les maladies dont il
souffre dans sa jeunesse et l’incapacité de réaliser quoi que ce soit de pratique. Le
sentiment d'être différent y compte aussi pour beaucoup - et cela vient également du fait
que toute la génération de Cioran est persuadée de sa destinée de "transfigurer" la
Roumanie.
Ajoutons encore quelques détails qui témoignent du fait que les racines de la
haine vécue si intensément par Cioran sont biographiques. Nous savons qu’il n’a de cesse
de déclarer que ses livres sont des suicides remis à plus tard. S’il n’avait pas eu la
possibilité d’écrire, Cioran aurait à coup sûr mis un terme à sa vie, selon ses propres
dires. Il considérait le monde bucarestois un monde sans profondeur, trivial, incapable de
comprendre le paradoxe ou l’irrationnel. Toutes ses lettres de jeunesse y font référence ;
jusqu’à ce que Cioran parvienne à vivre la première étape de la haine, c'est-à-dire le
dégoût :
"Mais au diable ! Je suis dégoûté de reprendre les mêmes considérations sur des
riens (...) je suis dégoûté de toute cette complication de la vie moderne, de tout le
tourment inutile en marge des mêmes riens."20
Le sentiment qu’il éprouve augmente constamment : c’est un état qui se nourrit de
lui-même, tout en trouvant des sources constantes d’épanouissement dans les lectures de
Cioran et dans le milieu où il vit. Le jeune homme veut échapper d’abord à soi-même et
par la suite à tous les autres. Son univers livresque est radicalement abîmé par ses échecs
personnels. L’échappatoire dans la philosophie ne lui sert à rien ; les problèmes
impersonnels et abstraits à l’étude desquels il se dédie pour oublier son écoeurement
35
universel ne le rendent pas plus heureux. Il ne parvient pas à devenir son ami, tout
comme il n'arrive pas à être l'ami de qui que ce soit : il est "unzufrieden"21 avec tout le
monde. L’inconfort et la tristesse de Cioran causeront "un abandon complet au néant"22.
Ses contenus spirituels n’ont plus de valeur ni de hiérarchie ; ce qui compte en particulier
c’est l’irrationalité - un état au-delà du désespoir où, à cause de l’insomnie, on est amené
à considérer tout d’un même regard : on uniformise les composantes de la vie et on arrive
à la conclusion que rien ne vaut rien. C’est l’état, dit Cioran, quand l’homme se confronte
à l’essence immaculée de l’existence, à sa pureté, mais aussi quand le dualisme
réalité/conscience touche au paroxysme - c’est-à-dire à l’effondrement. C’est aussi le
paroxysme de la lucidité, car Cioran sait d’ores et déjà que son avenir est conclu pour
l'éternité :
"Tu dois savoir que, si je survis, je me remarquerai par une attitude extrême ;
j’en tirerai sans effroi les dernières conséquences. Je n’ai plus peur d’aucune
idée et d’aucune attitude."23
Le penseur vit un perpétuel excès de conscience. Il commence à être attiré par le
démonisme et le cynisme, cultive les états anormaux (la destruction, la maladie, la mort)
et les apprécie pour leur fécondité. Il se sent vieux ; sa jeunesse est entièrement ravagée
et il se considère un personnage dostoïevskien. Il a l’impression d’être Sur les cimes du
désespoir ; c’est le titre de son premier livre, un livre thérapeutique, qui objective le
trop-plein de Cioran et exprime son insatisfaction profonde et acérée à l’égard du monde,
de la vie et de lui-même. C’est aussi la révélation de la vanité de toute philosophie. Dans
la préface qu’il écrit à l’édition française, il présente l’éclosion de la guerre intestine de la
pensée contre la conscience, qui finissent par se haïr elles-mêmes jusqu’à ce que
l’existence du penseur devienne l’expression intégrale de l’enfer:
"Les heures de veille sont au fond un interminable rejet de la pensée par la
pensée, c’est la conscience exaspérée par elle-même, une déclaration de guerre,
un ultimatum infernal de l’esprit à lui-même."24
Cioran sent une autre guerre se déclarer, celle entre lui et le monde. Le conflit
intérieur devient l’expression corrosive d’un homme angoissé et malheureux ; la seule
évidence qui puisse avoir de réalité est le néant. Le gouffre entre le "moi" de Cioran
et le monde s’agrandit et risque de dévorer celui qui vit à des températures inimaginables
par les médiocres. Son orgueil démesuré s’insurge contre la "bestialité" de la vie ; le
démonisme intime qui l’a poussé vers les combles succombe devant le poison et la
négativité de la vie. L’existence du jeune Cioran ne se suffit plus à elle-même et il rêve
d’une purification par des "bains de feu". L’exilé de l’univers souffre d’une exaltation
grandiose, d’une lucidité affolante qui se manifestent par le biais d’un lyrisme
incontrôlable. Sa fébrilité accrue lui fait réfléchir en marge des thèmes comme la
maladie, l’agonie, la mort, l’absurde et la tristesse. A ces thèmes viennent s’ajouter, dans
Le Livre des leurres, ceux de l’amour, de la mystique, de la musique - seul refuge du
marginal - et de l’érotisme.
Dans ce deuxième livre, Cioran affirme que la haine est le sentiment qui maintient
l’homme dans l’excès, c’est-à-dire dans un état qui seul mérite d’être connu et vécu. Le
Livre des leurres est l’expression de la solitude absolue, de l’inquiétude complète, et la
réflexion consciente sur la haine y apparaît déjà. Elle est graduelle : au début, on sent du
dégoût et de la nausée. Le sentiment s’accroît et il menace d’envahir tout l’être de
Cioran, y compris ses sensations et ses passions, de surmonter infiniment l’amour même,
36
l’unique abri devant la force dévastatrice du malaise. Le venin du dégoût éloigne
l’homme de la vie ; il se transforme dans un état permanent, dans une obsession
périlleuse et inquiétante. L’homme fielleux ne peut plus maîtriser la haine : ceux qui en
seront les premières victimes sont ceux qu’on aime et non pas les ennemis. Voilà la
raison pour laquelle on se sent abandonné, trahi, isolé - état extrême qui insinue dans
l’âme l’angoisse, la vulgarité, le néant et la platitude. Par la suite, celui qui est dégoûté et
sait ("Toute connaissance est une perte" dit Cioran25) est forcé de vivre en marge de
l’existence, en marge de tout. La marginalisation se définit de nouveau dans les termes
irrationnels et absolus de la haine:
"Nous devons tous haïr ce monde de douleurs approximatives. Car nous n’avons
à choisir qu’entre des douleurs absolues et infinies, et l’élan pur vers la vie. (...)
Aimez et haïssez les souffrances ; mais ne les fuyez jamais.
Traînez-vous sous la douleur mais qu’elle ne vous entraîne pas."26
Le Livre des leurres est l’expression d’un profond déchirement intérieur, tout
comme Sur les cimes du désespoir. Il y a quand même une différence essentielle entre les
deux : Cioran semble avoir définitivement adhéré dans ce deuxième ouvrage à la
négation absolue et à la condamnation irrévocable de la vie, se refusant avec ténacité
toute tentative de salut et de compromis.
L’ouvrage roumain - puisque nous nous occupons dans cette première partie
seulement des livres écrits en Roumanie - qui exprime le mieux la haine et la haine de
soi de Cioran est, sans doute, La transfiguration de la Roumanie. On y traite de
l’inconvénient d’être... Roumain ; c’est un ouvrage scandaleux et controversé à l’époque
de son apparition. On a beaucoup écrit en marge des prétentions ahurissantes du jeune
"révolutionnaire". Cioran a voulu expliquer la furie et la passion de naguère dans un
ouvrage paru après sa mort, Mon pays : il y affirme avoir aimé et détesté avec la même
frénésie la Roumanie, et c’était la raison pour laquelle il voulait lui forger un autre avenir,
sans y croire, auquel il s’attachait par une sorte de masochisme :
"Ma haine amoureuse et délirante n’avait, pour ainsi dire, pas d’objet ; car mon
pays s’effritait sous mes regards. (...) Au lieu de diriger mes pensées sur une
apparence plus réelle, je m’attachais à mon pays parce que je pressentais qu’il
m’offrait le prétexte à mille tourments, et que, tant que je songerais à lui, j’aurais
à ma disposition une mine de souffrances."27
La réflexion lucide sur l’état "déraisonnable" de la génération roumaine de 1927
constitue une occasion pour Cioran de divaguer sur le thème de la haine ; il n’en reste pas
moins que le sentiment est depuis longtemps révolu, ce qui permet une analyse objective
et consciente. Cioran avait besoin à l’époque de détruire, mais il ne savait pas très bien
qui ou quoi. Il se décide donc de verser sa haine sur les ancêtres muets, inefficaces et
ratés. Néanmoins cette haine sans objet finit par le fatiguer et alors il se laisse envahir par
une haine plus vaste, qui comprenait le monde entier et partait du dégoût du semblable
pour arriver à l’anarchie universelle. Elle n'a pas encore d'écho ; le penseur n’a d’autre
solution que de la diriger contre lui-même. Il s’agit d’un sentiment qui dépasse infiniment
la haine des animaux, dit Cioran, car celle-ci dure un instant et n’est pas accrue par la
réflexion. A la différence de cette haine instinctuelle, la haine humaine
"(...) atteint de telles proportions que ne sachant plus qui détruire, elle se ‘fixe’
sur nous-mêmes. Ainsi il en fut de moi : je devins le centre de ma haine. J’avais
37
haï mon pays, tous les hommes et l’univers ; il me restait de m’en prendre à moi :
ce que je fis par le détour du désespoir."28
Avec La transfiguration de la Roumanie, Cioran inaugure la nouvelle étape de sa
pensée relative à la haine : l’orgueil commence à s’évanouir pour laisser place à la
véritable haine de soi. Le seul adversaire digne d’attention dans cet univers, considère le
penseur, c’est Dieu.
Cioran veut régler une fois pour toujours ses comptes avec la tentation de la
sainteté, du salut, de la foi, de la divinité, dans le livre suivant, Des larmes et des saints.
L’accueil de ce nouveau dessein rocambolesque n’est pas du tout favorable. Bien au
contraire, Cioran est critiqué par tout le monde, y compris par sa mère, à laquelle il dit
que c’est le livre le plus religieux de Balkans. En fait, il n’est pas attiré par les sainteté,
mais par les saints et les saintes, des cas pathologiques incompréhensibles excédant
l’expérience ordinaire de l’humanité. On y retrouve les mêmes coordonnées du dégoût et
de la nausée causés par l’idée d’homme. Cioran revit une expérience identique aux
premières ; il ressent avec violence son affliction et cela le rend unique - au moins c’est
ce qu’il croit. Il veut se libérer de l’obsession du semblable, de l’exil dans l’être et de
l’aliénation dans l’existence :
"On se libère dans la mesure où l’on déteste les hommes. Il faut les haïr pour
pouvoir adhérer aux perfections inutiles, aux déchirements et aux béatitudes, hors
du temps, hors de l’histoire."29
Le penseur s’impose un devoir : celui d’être seul, toujours plus seul. Il renonce
alors à tout leurre et à tout désir, y compris à celui d’un possible salut. Inapte à la foi, il
devient l’adepte d’une croyance à rebours, inverse, qui fait de Dieu le néant suprême, une
superbe illusion des gens en proie au délire et dignes de haine :
"Il y a des moments où, sentant bouillir en moi une haine assassine à l’encontre
de tous les ‘agents’ de l’autre monde, je les soumettrais à des supplices inouïs.
(...) Comment ne pas honnir toute l’engeance du paradis, qui provoque et
entretient cette soif maladive d’ombres et de lumières venues d’ailleurs, de
consolations et de tentations transcendantes ?"30
En dehors de la musique et de la poésie, rien n’a plus de valeur pour le jeune
nihiliste. Dieu même est un solitaire doué d’une seule qualité : c’est l’interlocuteur des
nuits blanches d’un autre solitaire. La divinité ne suscite pas de réflexions théologiques
(la théologie n’est que la négation de la divinité) ; le règlement des comptes avec Dieu est
un problème personnel. Qui, malheureusement, n’a pas d’issue. C’est pourquoi Cioran se
penche de plus en plus attentivement sur l’instinct criminel de l’homme, qui l’éloigne de
l’amour. Aussi l’humanité devient-elle une somme d’individus qui essaient de refouler
leur dégoût et leur haine : des bourreaux ratés, comme Cioran, qui s’assouvit aux sources
de la haine :
" Je ne te demande plus, Dieu, que de m’oublier, et que tu veuille seulement la
paix de ma haine. (...) Car je sais trop bien, Dieu, que ton seul péché est de
penser à moi. Tourne donc ton coeur de la créature et sauve-moi en m’oubliant.
Tu es trop vieux dans l’être et trop jeune dans la haine. Or la haine engloutit
l’être et ses sources. Créateur irresponsable et innocent, ta fin est de mendier la
miséricorde de tes progénitures ! Combien nous sommes seuls, Dieu ! "31
38
Selon ses propres dires, Cioran ne peut aimer Dieu qu’en le haïssant. Il accomplit
sa crise religieuse par une confession qui renforce l’idée du vide intérieur complet. Seul
avec Dieu, il lui demande de prier pour celui dont l’âme est morte à jamais.
Le pénultième livre roumain de Cioran continue sur la même tonalité, mais la
place occupée par le thème de l’ennui augmente. Ce qui veut dire que les hantises du
penseur commencent à se diluer, qu’il est en quelque sorte fatigué par ce combat
infructueux et vit maintenant dans "le dégoût de tout". Le crépuscule des pensées est un
mélange de méditations amères en marge de tous les thèmes des premières créations. Le
lyrisme y est beaucoup diminué, et cela à cause de l’ennui :
" Une horde d’anges ou de diables a posé sur mon front la couronne de l’ennui.
Mais elle ne peut faire ombre à la puissance des espoirs vains d’un coeur
passionnément épris du monde. C’est le ciel, et non la terre, qui m’a rendu
‘pessimiste’. L’impuissance à être, consécutive à la pensée de Dieu..."32
Le sentiment de solitude et de souffrance s’agrandit ; mais il n’occupe plus de
centaines de pages pathétiques. La formule de Cioran devient de plus en plus "française",
lapidaire et concentré. Le penseur devient conscient du fait qu’il professe une mystique
négative (il s’approche de Dieu par la méchanceté) et qu’il croit sans croire et vit sans
vivre. La haine même se transforme en un sentiment dont la nature est religieuse,
puisqu’elle nous approche par l’excès de Dieu - objet de la quête éternelle de Cioran et
aussi objet de la haine (encore) absolue de celui-ci. Mais ce sentiment se tourne à
nouveau contre sa propre personne :
"La haine contre Dieu part du dégoût de soi-même : on le tue pour masquer sa
propre chute."33
Naufragé de l’Absolu, Cioran identifie irrévocablement le néant à Dieu et le
monde au rien. Il a connu, pendant sa jeunesse, l’extase, qu’il voit comme un " vide
triomphal ", la révélation ultime de l’inutilité de tout ce qui existe. C’est une autre sorte
de chute, un autre type d’exil, ainsi qu’une autre source possible de la recherche
désespérée qui apparaît dans les premiers livres. Pathétique et virulente dans Sur les
cimes du désespoir, Des larmes et des saints et Le Livre des leurres, elle annonce sa
propre fin dans Le Crépuscule des pensées car elle est trop fatiguée à force de
s’employer seule. Comme le suggère le titre, le livre préfigure le déclin de Cioran, dans
ce sens que sa pensée n’engendrera plus de thèmes nouveaux de réflexion mais
développera les mêmes obsessions jusqu’à ce qu’il les pulvérise dans l’ivresse de la haine
:
"Veiller inutilement l’incompréhensible du monde et de Dieu, et tirer des
souffrances de la science ! Je suis ivre de haine et de moi."34
Ivre de venin et de lui, Cioran l’est dans toutes les créations roumaines. Le dernier
livre que Cioran écrit dans sa langue natale est le Bréviaire des vaincus. C'est une
création qui demeure inconnue jusqu'en 1991, quand elle est publiée pour la première
fois. On y voit un Cioran fatigué, imbu de tristesse et de lyrisme, un penseur qui est en
train de perdre à jamais quelque chose. Il ne s'agit pas de son identité, puisqu'il s'est
toujours déclare apatride, mais d'un renoncement, le renoncement à sa langue, à ses
illusions, à ses croyances :
"La terre s'étale sous nos pas pour que nous nous dispersions. J'ai regardé en
haut, j'ai regardé en bas et dans toutes les dimensions du grand n'importe où - j'ai
39
découvert partout l'échec de ma vie. (...) Dans la main de qui déposer ma nature ?
Et à qui transférer l'honneur du découragement ?"35
Désormais Cioran aura un nouveau combat à mener : celui contre la langue
française.
III. Du "penseur d'occasion" au "secrétaire de mes sensations"
Tout comme Sur les cimes du désespoir, le Précis de décomposition, premier
livre français de Cioran (paru en 1949, neuf ans après Le crépuscule des pensées),
constitue une explosion qui suit à un silence prolongé. Cioran avoue que ce livre est
l'apogée du "débridement et de la folie"36 de sa jeunesse. L'explication définitive qu'il
veut avoir avec le monde le concerne en grande partie : c'est d'abord avec lui qu'il veut
avoir une explication. Le fait qu'il a écrit et réécrit le Précis quatre fois de suite témoigne
de l'orgueil et de l'ambition de Cioran : toucher à la perfection dans une langue
universelle. Mais c'est aussi une thérapie, répétée encore une fois, qui l'aide à exorciser la
solitude et la haine, ainsi que ses thèmes fondamentaux de réflexion : l'ennui, le désir, le
désespoir, le malheur, Dieu. Ce qui est nouveau par rapport aux écrits antérieurs, c'est
l'apparition d'une typologie cioranienne qui inclut l'anti-prophète, le réactionnaire, le
renégat, le mendiant - figure omniprésente dans la création de Cioran -, le métèque,
dédoublements de son moi, facettes de sa personnalité unique et changeante, protéique :
ce sont "ses héros". Mais il y a dans le Précis des fragments entiers consacrés à la
haine : il ne s'agit plus de réflexions éparpillées, mais d'un ancrage solide dans ce
sentiment, d'une prise de conscience complète de son rôle particulier et unique. Dans le
fragment qui vise l'Itinéraire de la haine, Cioran affirme qu'il ne hait personne : c'est
la haine qui l'habite, et vit dans son sang. Il a voulu autrefois aimer la terre et le ciel ; il a
rencontré en échange partout la mort, ce qui a tourné l'amour en poison, pareil au
persécuté devenu persécuteur, à la victime devenue bourreau, au bénitier changé en
crachoir : "c'est le rythme inéluctable du progrès". A côté de la pitié, la haine et surtout la
haine de soi menacent l'équilibre fragile de l'être humain et s'expriment dans le paradoxe :
"Haïr tout et se haïr, dans un déchaînement de rage cannibale ; avoir pitié de tout
le monde et se prendre soi-même en pitié, - mouvements en apparence
contradictoires, mais originairement identiques ; car on ne peut s'apitoyer que
sur ce qu'on voudrait faire disparaître, sur ce qui ne mérite pas d'exister."37
Tout devient alors haine : l'amour à rebours s'étend partout dans le monde et s'y
identifie, s'annulant lui-même de cette façon. La haine et la haine de soi dévoilent le
degré le plus bas de la vitalité humaine, car le plus souvent elles n'ont pas de motivation.
L'homme se transforme alors en assassin, en fou, en dieu stérile et ne pense qu'à la
destruction et au crime. La solitude de la haine y est si prégnante que Cioran imagine
un dieu s'exerçant continuellement à l'extinction de sa création avortée dans un univers
apocalyptique, pourri et hideux , peuplé par des créatures malades. Pour Cioran, l'histoire
n'est que l'agrandissement du Mal ; on ne peut jamais l'imaginer dépourvue de ses
désastres, puisque cela serait pareil à une nature sans saisons. Et le penseur renchérit
encore, attendant avec impatience le jour où l'Ennui fera les hommes sortir dans les
rues, étancher leur soif de sang dans un élan auto-destructif général. Toute cette pensée
négative culmine dans un Exercice d'insoumission blasphématoire où Cioran déverse
toute sa haine contre le mauvais démiurge :
40
"Combien j'exècre, Seigneur, la turpitude de ton œuvre et ces larves sirupeuses
qui t'encensent et te ressemblent ! Te haïssant, j'ai échappé aux sucreries de ton
royaume, aux balivernes de tes fantoches. Tu es l'étouffoir de nos flammes et de
nos révoltes, le pompier de nos embrasements, le préposé à nos gâtismes. (...)
Que ton œuvre cesse ou se prolonge, qu'importe ! Tes subalternes ne sauraient
parachever ce que tu hasardas sans génie. De l'aveuglement où tu les plongeas,
ils sortiront pourtant, mais auront-ils la force de se venger, et toi de te défendre ?
Cette race est rouillée, et tu es plus rouillé encore. Me tournant vers ton Ennemi,
j'attends le jour où il volera ton soleil pour le suspendre à un autre univers."38
On peut croire que le Précis de décomposition représente, en quelque sorte,
l'abdication définitive de Cioran, qui est prêt à renoncer à sa quête, si quête il y a, et à la
recherche d'un sens absolu, quel qu'il soit. Ce livre constitue ce que Sur les cimes du
désespoir constituait pour le jeune penseur roumain - une échappatoire, une thérapie.
Mais les obsessions de Cioran ne perdent pas de leur force, bien au contraire, elles
augmentent, tout en s'affinant, comme le prouvent les livres suivants.
Le livre suivant, intitulé Syllogismes de l'amertume, est composé de réflexions
diverses qui tournent autour des mêmes thèmes : la solitude, l'ennui, Dieu, la sainteté, le
doute. C'est un livre qui n'a pas beaucoup de succès, et c'est la raison pour laquelle
l'auteur l'apprécie davantage. Mais c'est là l'opinion des critiques ; le public, en échange,
connaît et admire ces aphorismes graves, parfois paradoxales, toujours brèves et concises.
C'est la forme qui convient le mieux à Cioran : il semble renoncer définitivement au
lyrisme et à l'injure. Concentrées et denses, ses phrases veulent faire plutôt l'apologie du
silence ; la pensée fragmentaire devient maintenant encore plus fragmentée. C'est la
position de celui qui puise sa création aux sources du doute et de la fatigue. Mais il lance
parfois des cris ; surtout quand il parle de ses idoles d'autrefois (dont Nietzsche).
L'histoire de l'humanité n'est qu'un "vertige" ; elle vit dans un immense "cirque de la
solitude". "L'homme sécrète du desastre"39, décrète Cioran, il est donc naturellement
voué à l'autodestruction, à la haine, car "L'histoire des idées est l'histoire de la rancune
des solitaires"40. Les sujets qui occupent des pages entières sont Dieu et l'Ennui. Cioran
s'attaque, comme toujours, à la religion, et surtout à la théologie. D'ailleurs, Dieu même
ne renvoie qu'à l'Ennui atemporel, éternel, irréversible et inévitable. Les saints reposent
dans la gloire de leur supériorité et brillent seulement quand ils ont l'occasion de
manifester leur vrai moi, celui qui hait :
"De tout ce que les théologiens ont conçu, les seules pages lisibles et les seules
paroles vraies sont celles dédiées à l'Adversaire. Combien leur ton change,
leur verve s'allume
lorsqu'ils tournent le dos à la Lumière pour vaquer aux Ténèbres ! On dirait qu'ils
redescendent dans leur élément, qu'ils se redécouvrent. Ils peuvent haïr enfin, ils
y sont autorisés : ce n'est plus du ronron sublime ni des ressassements édifiants.
La haine peut être vile ; s'en défaire pourtant est plus dangereux qu'en abuser.
L'Eglise, dans sa haute sagesse, a épargné aux siens de tels risques ; pour
satisfaire leurs instincts, elle les excite contre le Malin ; ils s'y cramponnent et le
grignotent ; par bonheur, c'est un os inépuisable... Si on le leur ôtait, ils
succomberaient au vice ou à l'apathie."41
Les aphorismes sur l'Ennui apparaissent partout ; le ciel et la religion ne sont que
des ersatz qui ne parviennent à résoudre le tragique de notre existence :
41
"Vomir ? prier ? - L'Ennui nous fait monter vers un ciel de Crucifixion qui nous
laisse dans la bouche un arrière-goût de saccharine."42
En échange, la Tentation d'exister commence avec un chapitre intitulé Penser
contre soi, exercice dans lequel Cioran excelle, sans doute. L'excès y devient maintenant
la violence du déséquilibre humain. Ceux qui l'éprouvent sont leurs propres ennemis, et
c'est pourquoi ils ne doivent rien aimer de ce monde. Cioran tourne son regard vers
l'Orient, avec ses réserves de sagesse, par opposition aux "violents" occidentaux
lesquels s'obstinent à trouver le bonheur, ne sachant que le chemin vers la paix intérieure
est le renoncement. Les maîtres de cette pensée contre soi sont Baudelaire, Nietzsche et
Dostoïevski, qui ne font que nous enseigner l'art d'élargir nos maux par une guerre
éternelle contre notre être. L'Orient nous enseigne au contraire l'art de maîtriser la
souffrance ; que dire alors des saints chrétiens, des mystiques comme Maître Eckhart
lequel, par l'utilisation constante du paradoxe, crée une tension extrême entre lui et la
divinité, se rapprochant plutôt du diable ? Car le paradoxe dévoile l'essence satanique de
l'homme, le penchant vers la haine et la haine de soi :
"La sainteté - inspiration ininterrompue - est un art de se laisser mourir de faim
sans... mourir, un défi jeté aux entrailles. (...) Mus par des impulsions sauvages,
les saints avaient réussi à les maîtriser [nos appétits, F.O.], donc à les conserves
secrètement. Ils n'ignoraient pas que la charité puise sa force dans nos drames
physiologiques et qu'ils devaient, pour s'attacher aux êtres, déclarer la guerre au
corps, le pervertir, le martyriser et le soumettre. Chacun d'eux évoque un
agresseur qui, soudain converti à l'amour, s'emploierait ensuite à se haïr. Et ils
surent se haïr jusqu'au bout ; mais, une fois cette haine de soi épuisée, ils étaient
libres, dégagés de toute entrave ; l'ascèse leur avait dévoilé le sens, l'utilité de la
destruction, prélude de la pureté et de la delivrance."43
Quant à lui, Cioran, il reste un sceptique. Un sceptique qui affirme que le
phénomène humain a ses racines justement dans la haine de soi :
"Je me hais : je suis homme ; je me hais absolument ; je suis absolument homme.
Etre conscient, c'est être divisé d'avec soi, c'est se haïr. Cette haine nous travaille
à notre racine, en même temps qu'elle fournit la sève à l'Arbre de la Science."44
C'est de cette façon que l'homme s'éloigne de soi et du monde ; par conséquent, il
n'a plus d'existence. Son devoir maintenant est de s'anéantir, car il est son seul ennemi.
Jeté en dehors de la destinée (un "masque"), l'homme a perdu le sens du salut, car il est
incapable d'adhérer complètement à une réalité quelconque. Il est étranger à lui-même, et
il le restera jusqu'à la fin de son existence.
Cette haine révèle ses vertus dans La Chute dans le temps aussi, où Cioran, fidèle
à ses obsessions, étend ses pouvoirs absolus : la haine, c'est le moteur de toutes les
actions humaines, c'est la motivation des missionnaires qui essaient de convertir les
autres, de soumettre ainsi les indifférents. Incapable d'amour, capable seulement de
décevoir les autres et de se décevoir lui-même, l'homme se trouve dans une permanente
agonie, de laquelle
il peut sortir par une seule force, la haine. Lorsqu'il parle de Tolstoï, Cioran a un nouvelle
occasion de réfléchir en marge de la mort et de la haine :
"La haine ne conduit pas à la délivrance, et on ne voit guère comment de
l'horreur de soi et de tout on peut faire un saut dans cette zone de pureté où la
42
mort est dépassée, 'finie'. Haïr le monde et se haïr, c'est prêter trop de crédit au
monde et à soi, c'est se rendre inapte à s'affranchir de l'un et de l'autre. La haine
de soi témoigne surtout d'une illusion capitale."45
Qu'il fasse le portrait du sceptique, du démon, du malade ou du calomniateur,
Cioran affirme invariablement que leurs actions partent de la haine et de la haine de soi.
Le premier, par exemple, un "mort-vivant" qui subit défaite après défaite, possède une
conscience lucide mais il est dépourvu de sommeil. Quand les certitudes viennent le
troubler, il les regarde avec un malaise "adouci par l'ironie" (on dirait que Cioran se fait
ici un autoportrait !). Complètement indiffèrent à tout, il arrive à la délivrance sans salut
: c'est la dernière étape d'un long chemin qui commence avec le doute de ses doutes, le
doute de soi, le dégoût de soi et finalement la haine de soi. Le malade, à son tour, déteste
ceux qui se réjouissent d'une santé excellente et déteste son corps débile et infirme. Celui
qui désire la gloire et celui qui n'a pas le courage de parler de ses mérites puisent leur
pensée à la sève de la haine ; le deuxième "exècre" les autres, sa haine est violente et
suprême. Conclusion ? Nous ne pouvons que citer les mots caractérisant le calomniateur,
que Cioran applique au niveau de l'humanité entière, et lesquels acquièrent la valeur
d'une vérité primordiale :
"Le calomniateur n'est pas le seul à tirer profit de la calomnie ; elle sert autant,
sinon plus, au calomnié, à condition toutefois qu'il la ressente vivement. Elle lui
donne alors une vigueur insoupçonnée, aussi profitable à ses idées qu'à ses
muscles ; elle l'incite à haïr ; or la haine n'est pas un sentiment mais une
puissance, un facteur de diversité, qui fait prospérer les êtres aux dépens de l'être.
Quiconque aime son statut d'individu doit rechercher toutes les occasions où il
est obligé de haïr (...) "46
Il semble être difficile d'y ajouter encore quelque chose après ces considérations
dont le contenu a l'air d'épuiser tout ce qu'on pourrait dire sur la haine et la haine de soi.
Quand même, Cioran poursuit ses obsessions dans Le Mauvais Démiurge, livre centré sur
le problème ancien du Bien et du Mal. Cioran s'y situe dans la lignée des gnoses
chrétiennes des premiers siècles du christianisme. Le problème de l'existence du mal dans
ce monde s'explique, soutient-il, par l'idée d'un démiurge mauvais. D'ailleurs, l'expansion
de cette nouvelle doctrine qui met fin, selon Cioran, à la grandeur majestueuse du monde
antique, ne se justifie que par le pouvoir inégalable de la haine de soi de ceux qui,
fascinés par les étrangers, adhèrent au christianisme. Les "indigènes" s'y convertissaient
à cause de la haine de soi - c'était leur "seul recours", leur moyen de dévier la haine,
"insolite au début, contagieuse ensuite". Sans cela, la religion de Jésus aurait été une
doctrine sectaire, dépourvue de force et restreinte à l'espace où elle est apparue.
Autrement dit, le christianisme n'eût jamais conquis la fierté des antiques sans la haine
de soi. Agents du mal et du démiurge mauvais, les chrétiens ont changé le monde à leur
visage : une planète de ratés, copies grotesques et caricaturales du créateur47.
Celui qui fait l'apologie du suicide sans jamais savoir pourquoi il n'accomplit pas
ce geste en réalité, fait de nouveau de la haine le principe même de la vie. Il affirme que
l'homme cesse de vivre quand il cesse de haïr, car le mystère de la vie réside dans la
haine, médicament irremplaçable et unique, supporté par tout organisme. Ce livre
s'achève sur une comparaison pas du tout flatteuse à l'adresse des humains, et laquelle
acquiert la valeur d'une prophétie apocalyptique :
43
"Les rats, confinés dans un espace réduit et nourris uniquement de ces produits
chimiques dont nous nous gavons, deviennent, paraît-il, bien plus méchants et
plus agressifs que d'ordinaire. Condamnés, à mesure qu'ils se multiplient, à
s'entasser les uns sur les autres, les hommes se détesteront beaucoup plus
qu'avant, ils inventeront des formes insolites de haine, ils s'entredéchiront comme
jamais ils ne le firent et il éclatera une guerre civile universelle, non pas à cause
de revendications mais de l'impossibilité où se trouvera l'humanité d'assister
davantage au spectacle qu'elle s'offre à elle-même. Dès maintenant déjà, si,
l'espace d'un instant, elle entrevoyait tout l'avenir, elle n'irait pas au-delà de cet
instant."48
Cela continue dans Ecartèlement, quoique les aphorismes sur la haine et la haine
de soi n'y apparaissent que rarement. C'est comme si Cioran aurait assez de calomnier
l'homme et l'univers : la force de l'aphorisme réside maintenant non pas dans l'ironie ou le
paradoxe, mais dans une sorte de fatigue percutante, qui saute aux yeux, jaillissant d'une
sagesse, dirait-on, millénaire. A côté de la question fondamentale de toute existence
humaine : "Qu'est-ce que la vérité ?", Cioran trouve deux autres qui la mettent en ombre :
"Comment supporter la vie ?" et surtout "Comment se supporter ?". Car c'est là que réside
la grande difficulté : l'homme peut vivre sans tuer, sans coucher avec sa mère, sans
sacrifier au veau d'or - trois péchés (le meurtre, l'inceste et l'idolâtrie) condamnés par le
Talmud. Mais il y a un quatrième, plus grave : la médisance, proclame le même livre. Or
c'est un péché inévitable, selon Cioran : par quel subterfuge pourrait l'homme passer d'un
jour à l'autre sans haïr son prochain et se haïr en lui ?49 En échange, le thème de l'Ennui
revient en force, et il prédomine dans Aveux et Anathèmes, livre où il n'y a que quelques
réflexions sur la haine. Cioran y avance que la haine de soi apparaît parce que l'homme
ne peut pas s'oublier ; par conséquent, exaspéré par cette préférence excessive, il essaie
de la dépasser. Cependant, dit Cioran, "se haïr est le stratagème le moins efficace pour y
réussir". Le fondement de toute action humaine semble avoir perdu de sa force ; on a
l'impression que la haine apparaît uniquement parce que le penseur ne peut s'ignorer,
s'éliminer de l'horizon de sa réflexion. Ce qui plus est : la valeur thérapeutique de la
haine de soi devient une certitude, un moyen d'ascèse presque religieux :
"Pour s'élever à la compassion, il faut pousser la hantise de soi-même jusqu'à la
saturation, jusqu'à l'écoeurement, ce paroxysme du dégoût étant un symptôme de
santé, une condition nécessaire pour regarder au-delà de ses propres tribulations
ou tracas."50
IV. Valeur positive de la haine et de la haine de soi
La haine de Cioran est un sentiment qui a des causes multiples, mais la plus
importante semble être celle qui gît dans le penseur lui-même, c'est-à-dire le fait qu'il
nourrit, dès sa tendre jeunesse, le sentiment de la différence, de l'exil entre les autres. La
solitude et l'isolement qu'il vit partout mène vers une marginalisation continue ; ses
insomnies lui font s'arroger une destinée particulière, idée à laquelle contribue aussi son
orgueil immense. Il se rend compte très tôt du fait que la lucidité, tout en étant une
bénédiction, est une malédiction, car elle dévoile le spectacle du monde, fascinant et
repoussant à la fois. La connaissance lucide du monde engendre la haine et la haine de
soi, et tue par la suite l'illusion et l'espoir. Cioran veut concevoir tout l'univers dans des
termes absolus ; il veut vivre l'exces et l'irrationalisme pour connaître les limites de
44
l'existence ; mais à mesure qu'il le fait, il s'en eloigne, dégoûté. La même chose se passe
quand il essaie de connaître les hommes : il s'en approche avec curiosité, mais quand ils
les découvre, il s'enfuit, paradoxalement, plein de répulsion. Le vide intérieur qui
existe en lui tourne lentement contre les autres et ensuite contre lui.
Dans son traité sur l'amour, José Ortega y Gasset affirme que dans la haine, "on
marche vers l'objet, mais on marche contre lui, sa signification est négative." Tout
comme l'amour, la haine se manifeste constamment ; la haine veut détruire virtuellement
l'objet, le corroder, l'envelopper dans une atmosphère défavorable. Ce que Cioran
éprouve s'encadre justement dans cette image de la haine décrite par Gasset : elle est
"fluide et continue" et a "une virulence corrosive". Elle le sépare du reste du monde et le
divise en soi-même, créant un abîme entre celui qui hait et les autres, entre celui qui hait
et lui-même. Gasset croit encore que haïr, c'est comme si on tuait virtuellement ce que
l'on hait, l'anéantissant dans l'intention, en supprimant son droit d'exister51. Cioran parle
tout le temps de l'instinct criminel qui existe en lui, du fait que tous les hommes sont des
bourreaux ratés, des meurtriers potentiels, des assassins virtuels. Il propose en outre
l'écriture comme une thérapie agissant non seulement contre ses propres obsessions, mais
aussi contre l'instinct vers la crime, selon ses propres dires :
"J'irai plus loin : si je n'avais pas écrit, j'aurais pu devenir un assassin.
L'expression est une libération. Je vous conseille d'essayer l'exercice suivant :
quand vous haïssez quelqu'un, que vous avez envie de le liquider, prenez un
morceau de papier, et écrivez que X est un porc, un bandit, une crapule, un
monstre. Vous vous rendrez tout de suite compte que
vous le haïssez moins. C'est précisément ce que j'ai fait en ce qui me concerne.
J'ai écrit pour injurier la vie et pour m'injurier. Résultat ? Je me suis mieux
supporté, et j'ai mieux supporté la vie."52
La haine s'atténue par l'écriture. De cette façon on peut tuer et annuler
virtuellement autant que l'on veut l'objet de la haine. Cet état est permanent - car la haine
connaît seulement des degrés différents d'intensité sans jamais disparaître -, donc il
suppose et demande la "disparition radicale" de l'objet détesté. Rien que ce type de
solution satisferait un esprit se fortifiant juste de cet état. Même si le penseur roumain
devient fatigué de temps en temps : il ne veut plus, vers la fin de sa vie, calomnier
l'univers, cependant il a encore le pouvoir de préserver ce qu'il appelle son "côté
démoniaque". Il déclare maintes fois que s'il avait été un démon, il aurait perdu le monde
et les hommes. Faut-il le croire ? Ou bien faut-il imaginer un amour à rebours ? Faut-il
dire que le monde n'est qu'un enfer où chaque instant est un miracle, que l'homme est un
animal condamné parce que la haine fait partie de son être et rien ne peut l'en séparer, ou
bien que cette haine si intensément ressentie n'est que la nostalgie de l'absolu, d'une autre
naïveté, d'une autre forme de rêverie utopique, finalement ? Ce qui est sûr, c'est que la
therapie proposée par Cioran a bien fonctionné dans son cas. Il nous a offert un modèle
d'existence équilibrée : son existence à lui, celle de tous les jours. Pour ce qui est de la
création, elle n'est que la thérapie personnelle de l'auteur ; personne ne doit le suivre, ditil.
45
NOTES
1
E. M. Cioran, Oeuvres, Paris, Editions Gallimard, 1995, p. 1071.
2
Ibid., p. 1146.
3
Cioran, Entretiens, Paris, Editions Gallimard, 1995, p. 32.
4
Cioran, Scrisori către cei de-acasă, Bucureşti, Humanitas, 1995, p. 59.
5
Magazine littéraire no. 327, Décembre 1994, p. 19.
6
Apud Gabriel Liiceanu, Itinéraires d'une vie : E. M. Cioran suivi de "les continents de
l'insomnie", entretien avec E.M.Cioran, Paris, Editions Michalon, 1995, pp. 92-95.
7
Apud id ., ibid., pp. 19-23.
8
Cioran, 12 scrisori de pe culmile disperării (12 lettres écrites sur les cimes du
désespoir), Cluj, Biblioteca Apostrof, 12/1995, pp. 23-24 (notre traduction).
9
Ibid., p. 37 (notre traduction).
10
Ibid., pp. 38-39 (notre traduction).
11
Ibid., p. 42 (notre traduction).
12
Ibid., p. 52 (notre traduction).
13
Ibid., p. 50 (notre traduction).
14
E. M. Cioran, Oeuvres, p. 17.
15
Voir en ce sens l’article En relisant... des Exercices d’admiration.
16
12 scrisori..., p. 59 (notre traduction).
17
Ibid., p. 50 (notre traduction).
18
Cette histoire est racontée dans l'article Weininger des Exercices d'admiration.
19
E. M. Cioran, Oeuvres, pp. 692-693.
20
Cioran, 12 scrisori de pe culmile disperării (12 lettres écrites sur les cimes du
désespoir), Cluj, Biblioteca Apostrof, 12/1995, pp. 42-43 (notre traduction).
21
C’est le mot que Cioran emploie pour se décrire dans une lettre écrite à sa famille, in
Scrisori către cei de-acasă, Bucureşti, Humanitas, 1995, p. 57.
22
Cioran, 12 scrisori de pe culmile disperării, p. 49 (notre traduction).
23
Cioran, 12 scrisori de pe culmile disperării, p. 50 (notre traduction).
24
Cioran, Préface à Sur les cimes du désespoir, in E. M. Cioran, Oeuvres, Paris,
Gallimard, 1995, p. 17.
25
E. M. Cioran, Le livre des leurres, in Oeuvres, p. 135.
26
id., ibid., p. 169.
27
Cioran, Ţara mea/Mon pays, Bucureşti, Humanitas, 1996, pp. 130-131.
28
id., ibid., p. 140.
29
E. M. Cioran, Des larmes et des saints, in Oeuvres, p. 324.
30
id., ibid., p. 302.
31
Cioran, Lacrimi şi sfinţi, Bucureşti, Humanitas, 1991, pp. 171-172 (notre traduction).
32
E. M. Cioran, Le Crépuscule des Pensées, in Oeuvres, p. 492.
33
Le Crépuscule des Pensées, in id., ibid., p. 442.
34
Le Crépuscule des Pensées, in id., ibid., p. 504.
35
Bréviaire des vaincus, in id., ibid., p. 564.
36
id., ibid., pp. 1627-1630, article En relisant des Exercices d'admiration, cité plus haut.
Voilà ce qu'il dit lui-même : "Or, le Précis était une explosion. En l'écrivant j'avais
l'impression d'échapper à un sentiment d'oppression, avec lequel je n'aurais pu continuer
longtemps : il fallait respirer, il fallait éclater. Je ressentais le besoin d'une explication
46
décisive, non pas tant avec les hommes qu'avec l'existence comme telle, qu'il m'aurait plu
de provoquer en combat singulier, ne fût-ce que pour voir qui l'emporterait."
37
Précis de décomposition, in id., ibid., p. 649.
38
Précis de décomposition, in id., ibid., pp. 704-705.
39
Syllogismes de l'amertume, in id., ibid., p. 801.
40
Syllogismes de l'amertume, in id., ibid., p. 746.
41
Syllogismes de l'amertume, in id., ibid., p. 791.
42
Syllogismes de l'amertume, in id., ibid., p. 764.
43
La tentation d'exister, in id., ibid., p. 922.
44
La tentation d'exister, in id., ibid., pp. 946-947.
45
La chute dans le temps, in id., ibid., p. 1138.
46
La chute dans le temps, in id., ibid., p. 1146.
47
Le mauvais Démiurge, in id., ibid., pp. 1179-1182.
48
Le mauvais Démiurge, in id., ibid., pp. 1258-1259.
49
Ecartèlement, in id., ibid., pp. 1483 et 1494.
50
Aveux et anathèmes, in id., ibid., p. 1676.
51
Voir José Ortega y Gasset, Studii despre iubire (Etudes sur l'amour), Bucureşti,
Humanitas, 1995, pp. 14-16.
52
Cioran, Entretiens, pp. 17-18.
EMIL CIORAN ET LE REFUS DE LA MEDIOCRITE1
par
Florin Ochiană
“Au sortir de l’adolescence, on est par définition fanatique; je l’ai été moi aussi,
et jusqu’au ridicule. Vous souvient-il de ce temps où je débitais des boutades
incendiaires, moins par goût du scandale que par besoin d’échapper à une fièvre
qui, sans l’exutoire de la démence verbale, n’eût pas manqué de me consumer ?
Persuadé que les maux de notre société venaient des vieux, je conçus l’idée d’une
liquidation de tous les citoyens ayant dépassé la quarantaine, début de la sclérose
et de la momification, tournant à partir duquel, me plaisait-il de croire, tout
individu devient une insulte à la nation et un poids pour la collectivité. Si
admirable m’apparut le projet que je n’hésitai pas à le divulguer; les intéressés
en apprécièrent médiocrement la teneur et me traitèrent de cannibale : ma
carrière de bienfaiteur public commençait sous des fâcheux auspices.”
Après avoir bourré mille pages de ses imprécations contre l'homme, contre la
société, contre la vie et contre Dieu, en un mot, contre tout, Cioran semble devenir,
2
dans ce fragment d'Histoire et utopie, responsable . En reconsidérant son passé
tumultueux, il témoigne d’une conscience critique à l’égard de ses anciennes attitudes,
quoiqu’il les tourne au dérisoire et les regarde avec auto-ironie. Est-il sincère ?
L'interrogation sur son projet est suivie aussitôt d'une réponse qui surprend, dans sa
47
manière typique et inimitable, le lecteur : "Il exprimait simplement ce que tout homme
attaché à son pays souhaite au fond de son coeur : la suppression de la moitié de ses
3
compatriotes." . Etourdi par ce jeu de cache-cache avec les mots et les idées, celui-ci ne
sait plus quoi croire. Car Cioran sait éviter les reproches; le lecteur qui le condamne, se
condamne lui-même. Est-ce une vérité, est-ce une excuse, est-ce une simple pirouette
dont le rôle serait d'écarter le lourd fardeau de la responsabilité ?
Le problème de la responsabilité et de la gratuité de la littérature et de tout acte de
culture s'avère un problème délicat, qui implique aussitôt une question fondamentale :
responsabilité envers qui ou envers quoi ? Peut-être serait-il bon de rappeler ici la
définition usuelle du mot responsable : "adj. (lat. responsum, de respondere, se porter
garant). 1. Qui doit répondre de ses actes ou de ceux des personnes dont il a la charge.
Les parents sont responsables des dommages causés par leurs enfants mineurs. 2. Qui est
l’auteur, le coupable de qqch. Etre responsable d’un accident. 3. Qui est réfléchi, qui
pèse les conséquences de ses actes. Agir en homme responsable. Š adj. et n. 1. Qui est à
l’origine d’un mal, d’une erreur. Le vrai responsable, c’est l’alcool. 2. Personne qui a la
4
charge d’une fonction, qui a un pouvoir décisionnaire. Une responsable syndicale" . Il
s'agit donc d'une obligation. Une personne responsable doit répondre pour ses actes
devant une instance extérieure. Pouvons-nous vraiment placer les penseurs sous l'autorité
d'une instance juridique ou morale ? A présent, la réponse semble être négative, sans
doute, car les limites entre ce qui est "bon" et "mauvais" dans la création sont très labiles
(l’accusation d’i”mmoralisme” contre Flaubert, par exemple, semble tout à fait ridicule
maintenant). Sinon, nous devions tenir Goethe - citons un exemple bien connu - pour
responsable de plusieurs suicides dont la cause fut le célèbre roman les Souffrances du
jeune Werther. Cette idée a l'air d'une anecdote ou d'une plaisanterie; mais n'oublions pas
que les lecteurs sont toujours attirés par les cas, par les malades et les pathologiques. Et
ce fait n'est pas du tout nouveau et même pas spécifique pour notre époque, puisque les
non-conformistes existent depuis toujours sur la terre. Outre cela, il est bien difficile de
tracer des limites nettes entre l'esthétique et la philosophie, ou plutôt la morale, qui
demande un jugement axiologique fondé sur la distinction entre le Bien et le Mal.
Dans le cas de Cioran, les choses s'avèrent encore plus complexes. Ses articles et
ses oeuvres de jeunesse témoignent d'un esprit ardent, voire (selon ses propres dires)
“fanatique” dont les obsessions se transposent au niveau de l'humanité. Son moi, mélange
d'orgueil et d'individualisme exacerbé, considère que ses problèmes sont les problèmes
de l'être humain de toute époque. A vrai dire, ils le sont. Mais les solutions proposées par
le jeune Cioran ne sont pas acceptables et ont un air d'irresponsabilité qui saute aux yeux.
En effet, la génération de Cioran - qui compte des noms illustres comme M. Eliade,
Eugène Ionesco, Mircea Vulcanescu, Petre Tutea - est une génération caractérisée par la
rébellion culturelle contre les vieux et par le désir de créer une destinée à part pour la
Roumanie. Parmi eux, Cioran est le plus extrémiste, au moins dans l'écriture. Et le mot
extrémiste est encore assez doux; car la Transfiguration de la Roumanie semble être le
résultat de la pensée d'un vrai "terroriste" intellectuel. Ce livre continue ses articles de
jeunesse, pleins de pathétique et d'indignation, mais surtout pleins de phrases
irrationnelles et aberrantes. Il serait suffisant d'en citer seulement deux : le Crime des
vieux et la Nécessité du radicalisme.
Le point de départ du premier article est le licenciement de Mircea Eliade de
l'Université de Bucarest sous l'accusation de pornographie. Cioran est sincèrement outré
48
par cet acte d'injustice dont les auteurs font preuve d'un haut degré "d'imbécillité". Son
sentiment s'accroît et l'invective se donne libre cours. L'explosion corrosive de Cioran
touche les combles :
"L'abîme entre les jeunes et les vieux a atteint chez nous des proportions
inimaginables. Quoiqu'on fasse, nous nous heurtons contre l'injustice, la haine ou
la méfiance de la dictature du rhumatisme. Autant que l'ancienne génération
pourra respirer, et autant que son intolérance sera nourrie par notre passivité,
nous serons condamnés à devenir des ratés perpétuels et obscurs. Une nuit de la
Saint-Barthélémy parmi certains vieux serait la seule solution. Le jeune qui a la
moindre compréhension pour leur ‘vie’ fait irrévocablement preuve
d'anachronisme ou d'impotence congénitale. Nous pouvons prouver que nous
sommes vivants seulement en les haïssant. Notre devoir est d'accélérer leur
5
agonie et de ne plus les condamner à la vie par pitié."
Le projet de Cioran rappelle les rêves des terroristes russes dont parle Camus dans
6
l'Homme révolté, qui voulaient, eux aussi, supprimer les vieux au nom de la Révolution .
D'ailleurs, Cioran envisage le radicalisme comme unique solution de la transfiguration de
la Roumanie; seuls les gestes radicaux comptent dans la vie d'une personne et dans
l'affirmation historique d'un peuple. Car ils font la différence entre les grands et les petits
pays, entre les cultures majeures et mineures. Les grandes nations ont le courage de dicter
le cours de l'histoire, voire de créer l'histoire (le peuple juif, par exemple), car ils
imposent un rythme accéléré et sont les dépositaires d'une respiration ample. Les nations
mineures, comme la nation roumaine (un peuple, puisqu'il n'a pas encore gagné le statut
7
de nation) "rafistolent" l'histoire et "la complètent" .
Voilà où se trouve la genèse de la Transfiguration de la Roumanie. Livre
frénétique, mélange d'extrémisme et de fureur, d'amour et de haine, la Transfiguration...
est considéré par son auteur un livre responsable, car il veut changer totalement le
visage de ce pays. Puisque Dieu n'existe pas, il faut suivre les événements terrestres, il
faut imposer au monde des exploits grandioses, pareils à ceux des Juifs, des Russes ou
des Français. L'intelligence roumaine, nous dit Cioran, n'a pas de souffle universel, ne
possède pas ce désir ardent de changer le vide, elle est sèche et stérile, fataliste et
superficielle. Son fondement n'est pas le conflit dramatique poussé jusqu'à la folie,
jusqu'au désespoir : "C'est pourquoi je ferai l'apologie de la barbarie, de la folie, de
8
l'extase ou du néant, mais non pas de l'intelligence." Quant à Cioran, il a le courage du
geste radical, lui, car il aime son pays. C'est ici le paradoxe de la création d'un penseur et
de réception immédiate ou lointaine dans le temps : le penseur - pour nous, Cioran - se
considère le seul être responsable parmi des gens irresponsables. Or, ce rapport est
inversé par le lecteur. Surtout quand le penseur transforme sa "folie intérieure" dans une
folie de l'écriture, dans une thérapie. D'ailleurs, c'est la seule valeur de cet acte, nous dit
Cioran :
"L'écriture a une valeur et une justification seulement si elle est un moyen
d'anéantir les hantises personnelles et qu'elle attarde une ruine et un
effondrement intérieur. Il serait bon que tous ceux qui écrivent pour informer les
autres, ceux qui présentent des considérations objectives et des faits impersonnels
ou encore ceux qui écrivent et pensent à cause de leur orgueil fassent toute autre
chose. Ils sont vides, mais cela ne leur suffit pas, car ils veulent être
49
objectifs, bien qu'ils n'aient, en eux-mêmes, rien à objectiver. Au lieu de les
enrichir, l'écriture augmente leur vide. Cet acte a une valeur seulement comme
moyen de délivrance, comme possibilité d'actualiser les obsessions dans la
9
conscience pour qu'on les anéantisse par la suite."
La passion de penser se transforme en passion de l'écriture. Toutes les deux ont un
seul but : le changement. On dirait que les mots de Cioran sont recherchés en vue de
converger avec le fond de la pensée, mais cette affirmation est fausse. L'évolution de son
écriture ultérieure, française, prouve qu'un style trop travaillé n'aboutit qu'à la tricherie, à
la stérilité. Cioran commence à écrire en romantique (révolté) et finit son travail en
classique.
C'est qu'à la fin de sa vie il est las. Cette volonté de changer les choses fait place à
une fatalité "roumaine", pour ainsi dire. Jeune, il n'acceptait pas l'indolence de son
peuple. Il ne cessait de vaticiner sur le trajet du monde. Il y cherchait un avenir pour les
Roumains : ceux-ci devaient abandonner avec fermeté et une fois pour toujours la
passivité, le scepticisme, l'auto-ironie, la contemplation lente, la religiosité mineure, le
sens a-historique et la sagesse. Autant de traits qui constituent l'aspect négatif de notre
spécifique, aspect qui, hélas, en est central. Car "c'est seulement la rage du devenir qui
est vivifiante. (...) Je voudrais que toute la Roumanie frémisse et que son coeur devienne
10
un feu géant." Le délire verbal du jeune Cioran va encore plus loin : la volonté de
puissance est la seule cible qui doit faire agir l'âme d'un peuple. La démocratie roumaine
de l'entre-deux-guerres n'a créé ni même une conscience civique. Une attitude radicale
pourrait devenir le seul chemin vers ce but :
"La Roumanie a besoin d'une exaltation qui touche le fanatisme. Une Roumanie
fanatique est une Roumanie transfigurée. Transfigurer la Roumanie veut dire la
11
rendre fanatique."
Et les exemples peuvent continuer, car le livre entier est une protestation contre le
passé et le présent des Roumains. Bref, ce livre se caractérise justement par ce que
Cioran admirait chez Weininger, l'un de ses maîtres penseurs :
"Chez Weininger me fascinaient l'exagération vertigineuse, l'infini dans la
négation, le refus du bon sens, l'intransigeance meurtrière, la quête d'une position
absolue, la manie de conduire un raisonnement jusqu'au point ou il se détruit luimême et ou il ruine l'édifice dont il fait partie. Ajoutez a cela l'obsession du
criminel et de l'épileptique (spécialement dans Über die letzen Dinge), le culte de
la formule géniale et de l'excommunication arbitraire, l'assimilation de la femme
au Rien et même à quelque chose de moins. A cette affirmation dévastatrice mon
12
adhésion fut complète d’emblée."
Le fragment cité auparavant démontre en tout état de cause que Cioran croit à sa
destinée, cette destinée prophétique sur laquelle il rabâche sans cesse : le mot fanatique y
apparaît trois fois de suite, ainsi que transfiguration. Pour que ces deux termes
deviennent des réalités, tout moyen est justifié. Car la seule morale possible d'un grand
peuple est la morale du pouvoir, la morale des gens animés d'une mission universelle.
Ceux-ci ont le droit de vivre, et on doit supprimer les autres, car leur vie "n'est qu'un jeu
13
inutile" .
Qu'est-ce que la Roumanie dans le monde, demande exaspéré le jeune Cioran ?
Qu'est-ce que les Roumains ont fait pendant mille ans ? Ce peuple n'a pas l'instinct de la
50
liberté, il n'a rien fait pour se forger une voie universelle, n'importent les moyens : "La
terreur, le crime, la bestialité. la déloyauté sont mesquins et immoraux seulement
pendant la décadence, lorsqu'ils défendent un vide; s'ils aident l'ascension, ils deviennent
14
des vertus. Tous les triomphes sont moraux." Et tout cela parce que, avoue Cioran, il
aime l'histoire de la Roumanie avec une haine insupportable. Ce pays n'est pas une
nation, mais un peuple de paysans, qui végète dans l'indifférence, dans une atmosphère
tellurique, primitive, pleine de superstitions et de scepticisme, un mélange stérile, une
malédiction héréditaire.
Et les exemples peuvent continuer, car, comme nous l'avons déjà dit, toute la
Transfiguration... est écrite de la même façon. D'ailleurs, Cioran n'est pas le seul de sa
génération qui voulait changer la destinée de la Roumanie. Eliade est, lui-aussi, hanté par
la même idée; Ionesco fait la même chose. Mais les moyens sont différents. Eliade parle
d'un changement par la culture, par la souche mythique, car ce pays est le dépositaire
d'une riche mythologie que l'Europe ne peut et ne doit pas ignorer sans s'appauvrir
spirituellement. L'Europe ne doit pas abandonner la Roumanie, dit Eliade, car la
survivance de l'occident dépend aussi, quoi qu'on en dise, de la survivance de ce pays
15
latin . Ionesco enrichit la littérature universelle par sa dramaturgie issue d'un sentiment
de révolte et d'impuissance devant l'absurde de l'existence, comme le fait Camus, par
exemple. Mais Eliade et Ionesco, par rapport à Cioran, n'ont pas le radicalisme destructif
de ce dernier. Pour Eliade, la religion et la mythologie sont les voies vers les racines
perdues de l'humanité; pour Cioran, le changement doit être effectué en force, par le
fanatisme et la barbarie16.
Peut-on accuser Cioran d'irresponsabilité ?
Le terme de responsabilité est étroitement lié au sentiment de la culpabilité. Estce le regret ou l’impuissance qui fait Cioran constater, à la fin de sa vie, qu’on ne peut
rien contre la fatalité ? Se sent-il coupable ? A-t-il peur de ne pas être considéré coupable
? Et, à vrai dire, faut-il le condamner pour avoir cru en lui, à sa destinée prophétique,
pour avoir vu dans la force et la volonté de puissance le seul moyen de créer une nouvelle
nation roumaine ? Autant de questions auxquelles il est bien difficile de donner une
réponse impartiale. De toute façon, un jugement extérieur n’aurait aucune valeur pour
Cioran. Et à qui de juger ?
A la mort de Cioran, le journal Le Monde a publié quelques articles concernant le
passé “honteux” du penseur roumain et surtout son antisémitisme. Dans La
transfiguration du passé, Pierre-Yves Boissau, spécialiste en littérature et culture
roumaine, s’appuie sur quelques fragments de la Transfiguration... sur le peuple juif et
croit y déceler “la clé de l’oeuvre tout entière” de Cioran, c’est-à-dire “la xénophobie et
l’antisémitisme”. Marquée par ce péché originel, l’oeuvre française de Cioran devient, en
quelque sorte, l’expression d’une “expiation”, d’un “mea culpa répété” , d’”un
camouflage” ou d’”une mauvaise foi lancinante” (surtout les passages de la Tentation
d’exister sur les Juifs). Le penseur roumain est coupable, et, ce qui plus est, irresponsable
: “L’esprit du temps fait de l’écrivain un irresponsable” 17. Dans un autre article, Le
funambule du désespoir, Edgar Reichmann pose le même problème, mais avec un peu
plus de justesse, car il condamne ceux qui n’ont pas eu le courage d’interpeller l’écrivain
sur son passé “fasciste” de son vivant. Selon Reichmann, l’oeuvre française de Cioran
représente un repentir sincère. Mais il s’agit aussi d’une “lourde responsabilité” qui pèse
51
sur les égarements de jeunesse de l’auteur de la Transfiguration... dont l’origine semble
être le “nitchevo russe “ ou bien “les soubresauts fous d’une histoire imprévisible”18.
Sur le même thème, E. Reichmann publie un autre article, Les égarements et le
remords d’un intellectuel, où il montre du doigt Mircea Eliade, qui “n’a pas trouvé le
courage intellectuel d’une confession lucide quant à son passé et ses orientations
politiques d’extrême droite. En revanche, Emile Cioran, lui, aussi bien dans ses écrits
que dans ses entretiens privés, a toujours condamné la folie meurtrière des hommes qui
avait abouti aux horreurs que l’on sait.”19
Tous les deux critiques citent une phrase célèbre de la Transfiguration... : “Si
j’étais juif, je me suiciderais sur-le-champ”. Cioran semble haïr d’une même rage les
Hongrois, qui sont “un peuple de conquistadors qui en sont venus à engraisser des porcs.
Des ratés sans pareil.”20
Il faudrait, quand même, rendre un peu de justice à Cioran, bien que son oeuvre
n’ait pas besoin de cela. Pourquoi E. Reichmann ne cite-t-il que ces passages ? Parce que,
dans le même livre, Cioran parle avec une sympathie explicite de ce peuple, sans pour
autant éviter de dire qu’il s’agit d’un peuple de “ratés”. Tout comme les Roumains, les
plus grands ratés, comme tous les peuples mineurs qui ne représentent pas une idée
historique. Et les considérations pleines de sincérité sur l’antipathie et la sympathie qui
lient les Roumains et les Hongrois, sentiments contradictoires issus d’un poids historique
ressenti par les premiers et les derniers de la même façon ? Et les fragments où Cioran
parle de la musique hongroise, cette musique d’une tristesse et d’une beauté infinies, qui
exprime un ennui organique et le regret de cette fixation dans un espace déterminé ?
D’ailleurs, l’admiration du penseur pour cette musique, expression de l’âme hongroise,
s’est constamment manifestée à travers ses livres.
Il y a, dans tous ces articles, deux malentendus (l’orientation des intellectuels
roumains vers l’extrême droite n’est pas un fait singulier : elle s’encadre dans une
tendance européenne). Le premier est celui qui vise une méconnaissance du contexte
politique et surtout psychologique des années ‘30. Il s’agissait alors de la création d’une
nouvelle Roumanie, puissante et unie, qui pouvait occuper sa place parmi les nations
modernes européennes, qu’on voulait ancrer dans le contexte universel. E. Reichmann
affirme : “Dans le sillage de ces maîtres à penser, une jeune génération d’intellectuels
déboussolés trouve une raison d’exister, d’espérer, et aussi, bien sûr, de s’affirmer. Parmi
eux, Mircea Eliade, Constantin Noica et Emile Cioran : lamentable affirmation (...)”21 Il
faut préciser deux choses : de ce que nous savons, il ne s’agit pas d’une génération
”déboussolée”, mais d’une génération qui veut s’affirmer culturellement dans un pays
réalisé historiquement. Il s’agit d’une génération qui a des modèles de pensée. Il ne
s’agit pas d’une génération dont l’affirmation est lamentable, mais, bien au contraire,
d’une génération qui fait connaître au monde entier les possibilités d’un peuple
commençant à s’imposer dans la culture universelle par ses ressources spirituelles. Et son
modèle (ou plutôt son anti-modèle) est, indubitablement, Nae Ionescu, figure originale et
controversée de cette période-là.
Mais comment peut-on expliquer la fascination de Nae Ionescu ? Et l’influence
qu’il a eu sur tous ceux qui l’entouraient, même dans ce qu’on appelle son
“antisémitisme” ? Dans son livre sur cette personnalité de la vie politique et culturelle
roumaine de l’entre-deux-guerres, Mircea Vulcănescu nous offre le point de départ
de la polémique qui concerne les Juifs : la préface du roman De două mii de ani...
52
(Depuis deux mille ans...), dont l’auteur, Mihail Sebastian (juif) semble être adepte de
l’”assimilation”. C’est contre cette tendance que Nae Ionescu se dresse, avec une prise de
conscience lucide : il critique, en antisémite, le roman et l’auteur, et non pas le peuple
juif22. Et, même si cette attitude existe chez Nae Ionescu, elle n’est pas profonde. Avec
son intelligence toujours en mouvement, l’idole de la génération de Cioran était par
excellence un anti-modèle; c’est ce qui explique le mieux la pensée toujours “anti” de N.
Ionescu, comme l’observe Cornel Ungureanu. Le critique roumain affirme que N.
Ionescu adoptait des positions “anti” seulement pour “être à la mode”23 et pour stimuler
et alimenter l’actualité. Parce que N. Ionescu était surtout un théologien. Il connaissait en
effet, le drame juif, comme le démontre la préface du roman que nous avons cité
auparavant. Ses mots : “Judas doit souffrir parce qu’il est Judas” caractérisent très bien le
drame du peuple élu, mais en même temps malheureux, car il a méconnu et tué le Messie.
Les Juifs, dit Nae Ionescu, sont condamnés à cause d’eux-mêmes, car tous les chrétiens
reconnaissent la divinité du Fils de Dieu, tandis que les premiers l’ont tué. Position qui
surgit justement du christianisme profond de N. Ionescu; il ne s’agit pas là d’une
condamnation, d’une haine, mais d’un constat amère et lucide. De même, Cioran a adopté
cette attitude. C’est à partir d’ici qu’il faut interpréter la phrase : “Si j’étais juif, je me
suiciderais sur-le-champ.” Car Cioran, bien qu’il ne soit pas du tout chrétien, dépasse les
limites de la politique ou de la théologie. Il est un penseur avant tout. Et sa rage vise
d’abord le peuple roumain, et ensuite les autres peuples. C’est donc un nationalisme à
rebours. Se situer dans l’histoire signifiait pour Cioran faire l’histoire. D’où son
patriotisme paradoxal, exagéré, sans doute, et la croyance de sa génération dans un
changement du peuple roumain. Dans le même esprit, condamner Malraux ou Aragon ou
bien d’autres écrivains militants, engagés, pour avoir soutenu la cause communiste serait
une injustice. On sait très bien ce que le communisme a apporté dans l’Europe de l’Est et
Centrale; mais nous croyons qu’il faut dissocier le politique et la création littéraire.
Condamner aujourd’hui ceux qui ne croient plus en Dieu, par exemple, serait réinventer
l’Inquisition et les supplices du dogme imposé.
Dire que l’oeuvre de Cioran a pour assise la “xénophobie” et “l’antisémitisme”
constitue un jugement partiel, voire injuste. Dans la création du penseur roumain, tous ont
raison et personne n’a raison : ceux qui veulent démontrer une thèse peuvent trouver ici
de solides arguments, mais il n’en reste pas moins que ceux qui désirent prouver le
contraire ont la même chance en toute pertinence. Cioran ne nie jamais la frénésie de sa
jeunesse, la passion et la folie intérieures. Dans l’article sur Weininger, il raconte un fait
divers, une anecdote qui se trouve à l’origine de sa haine contre les femmes et contre tout
: en tant que lycéen, il aimait, en secret, une jeune fille. Un beau jour, il la voit avec un
camarade de classe méprisé par tous et appelé “le pou”. Il souffre une ”déception
radicale et courante” qui le guérit de l’amour
“pendant la période la plus
24
orgueilleuse et la plus frénétique que j’aie connue” . Plus tard, il lui arrive de regreter
parfois “le fou” qu’il avait été. Mais s’agit-il bien d’un fou que nous pouvons nommer
“xénophobe” ? Non. Car cette vocable est trop petite pour exprimer la haine de Cioran.
“Raciste” serait mieux : et cela parce que Cioran n’a jamais cessé de détester toute la
race humaine, y compris lui-même.
Antisémitisme, épicurisme, athéisme, nihilisme, scepticisme, mysticisme...
l’oeuvre de Cioran supporte toutes les -ismes du monde. Faut-il se borner là ? Faut-il
53
oublier la quête, le doute, la souffrance, le jugement lucide, la beauté stylistique ? Certes,
mettre des étiquettes ne sert à personne. Et, lorsqu’on s’applique acharnement à le faire,
peut-être serait-il bon de retenir les mots de Pascal :
“381-21. - Si on est trop jeune, on ne juge pas bien; trop vieil, de même. Si on n’y
songe pas assez, si on y songe trop, on s’entête, et on s’en coiffe. Si on considère
son ouvrage incontinent après l’avoir fait, on est encore tout prévenu; si trop
longtemps après, on [n’]y entre plus. Ainsi les tableaux, vus de trop loin et de
trop près; et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu : les autres
sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art
de la peinture. Mais dans la vérité et la morale, qui l’assignera ?”25
NOTES
1
L’idée de cet article nous est venue à l’esprit à l’occasion du Colloque international
“Responsabilité et/ou gratuité de la littérature” organisé par l’Université de Silésie, à
Katowice (Pologne) en 1994, colloque auquel, malheureusement, nous n’avons pas pu
participer. Dialogues francophones no.2 devait paraître en 1996; pour des raisons
objectives, cette chose ne s’est pas passée. Après la mort de Cioran, nous avons reçu d’un
ami français quelques extraits du journal Le Monde qui concernaient le passé coupable de
celui-ci. Nous avons refait l’article, car la position de Pierre-Yves Boissau - cité ici - nous
a semblé injuste. Or, en 1996, la prestigieuse maison d’édition Humanitas a publié un
texte inédit de Cioran, Mon pays, une troublante confession du penseur roumain qui se
veut une explication de son “délire” de jeunesse. Son projet, avoue-t-il, était celui d’une
utopie qui avait pour fondement “une haine amoureuse et délirante” (op. cit., p. 130).
Cette rage qui tourmente toute la génération de Cioran constitue une souffrance
insupportable. C’est alors que se constitue “une espèce de mouvement (...) qui voulait tout
réformer, même le passé” (p. 131). Il s’agit, bien sûr, de la Garde de Fer. Ensuite, Cioran
confesse, et nous ne voyons pas pourquoi il faudrait l’accuser de mensonge : “Je n’y crus
sincèrement un seul instant. Mais ce mouvement était le seul indice que notre pays pût
être autre chose qu’une fiction.” (p. 131-132). Bien qu’il sache que ce mouvement
“cruel” n’a aucune chance, Cioran avait besoin “d’un minimum de convulsion” (p. 133),
comme tout jeune qui n’est pas “imbécile”. Les jeunes fanatiques roumains de cette
génération-là vivaient “d’Insensé”. Ils voulaient “faire parler d’eux” et ils vénéraient
“le scandale”. Les mots qui dirigent cette rébellion continuelle et ouverte sont “Faire de
l’histoire” (p. 134-135). Cioran ne comprend plus le jeune qu’il a été. La
Transfiguration..., dit-il, a été “l’élucubration d’un fou furieux”, mais aussi “un amour
renversé, une idolâtrie à rebours” (p. 137). Ces pages, pourtant, ont permis à un autre
pays “la calomnie et peut-être la vérité”. Le penseur éprouvait le besoin de détruire.
Qui ou quoi ? Tout et Rien, Tous et Personne. La haine d’un homme, cette haine
inimaginable, finit par se retourner contre celui qui la professe trop ; et Cioran devient
lui-même le centre de cet univers imprégné de désespoir (p. 138-139). Donc, il ne s’agit
pas du tout d’une rage qui ait un objet précis, défini, fixe.
Dans l’Addenda, on trouve un débat intitulé “Les itinéraires de Cioran”, diffusé le
18 novembre 1995 dans l’émission “Répliques” de Radio France Culture, auquel
participent Alain Finkielkraut, Pierre-Yves Boissau et Gabriel Liiceanu. Ce débat a pour
54
sujet justement le passé marqué de “péchés” de Cioran. Pierre-Yves Boissau insiste sur
l’”insincérité” de Cioran et sur le fait qu’il n’a jamais renié publiquement ses fautes de
jeunesse. Attaqué après sa mort, Cioran n’est plus là pour se défendre (d’ailleurs, nous
pensons qu’il ne l’aurait pas fait même s’il était encore vivant). Gabriel Liiceanu fait
cette chose, et il le fait très bien. Nous avons utilisé dans cet article presque les mêmes
arguments que Liiceanu : le passé communiste de quelques écrivains français, ensuite le
fait que la rage de Cioran n’a pas, comme lui-même l’affirme, comme nous l’avons
affirmé, d’objet précis - et notre article commence presque avec les mêmes mots de
Liiceanu : “Je crois qu’il conviendrait de profiter de l’occasion pour faire une précision :
Cioran s’est livré, dans sa jeunesse, à un excès généralisé. On pourrait le dire antisémite
si l’esprit de négation en lui n’avait visé que les juifs. Or, Cioran était ‘antisémite’ au
même titre qu’il était antiroumain, qu’il s’érigeait contre le bon Dieu, contre les saints,
contre la condition humaine, contre tout et tous. Il s’agit là d’une fureur négatrice qui
absorbait tout ce qui se trouvait sur son passage. Cioran s’en prenait à tout le monde
avec la même véhémence : aux Hongrois, aux Russes, aux Français et, surtout, aux siens,
aux Roumains” (p. 187). Pierre-Yves Boissau insiste pourtant sur les litiges qui existent
dans l’oeuvre de Cioran, sur son extrémisme de jeunesse. Il ne veut - ou bien il ne peut pas comprendre qu’il s’agissait, comme Gabriel Liiceanu l’affirme, comme nous
l’affirmons aussi, d’un excès qui concerne toute la génération de Cioran. Il insiste une
fois de plus sur la culpabilité de Cioran. Sur sa lâcheté. Nous pensons pourtant qu’il ne
faut pas juger de cette façon son oeuvre. P.-Y. Boissau reconnaît du moins le mérite que
Cioran a aux yeux de tout le monde, que ce soient des détracteurs ou des admirateurs :
c’est un maître penseur de tout premier ordre. Il faudrait peut-être juger avant tout “la
leçon de méditation” qu’il nous donne. Mais ce problème reste toujours ouvert.
Nous voulons seulement souligner que cet article a été conçu avant l’apparition du livre
Mon pays.
2
Cioran, Histoire et utopie, Paris, Gallimard, 1960, p. 12-13.
3
id., ibid., p. 13.
4
Le Petit Larousse en couleurs, Paris, Larousse, 1995, p. 884.
5
Emil Cioran, Revelaţiile durerii (Les Révélations de la douleur), Cluj, Editura Echinox,
p. 169-170. Cioran parle également de l’orgueil qui anime sa génération : “J’aime trop
Mircea Eliade pour ne pas envier cette défaite. Nous vivons notre vie mais aussi notre
biographie. Je veux dire que tant que nous vivons, aucune défaite n’est pas agréable
dans notre existence. Mais envisagée comme un détail biographique, dans la perspective
de notre vie à nous, c’est un délice et une consolation. D’où vient notre orgueil, sinon de
ce que les autres ne nous comprennent pas? La source de tous nos triomphes et chutes est
la distanciation du monde. Pour un homme qui a un destin, je ne crois qu’il y ait un
tracas plus grand que celui d’être incompris. Le dédain des mortels est un hommage à
l’esprit. Mais cela signifie qu’il ne faudrait pas réagir ? Au contraire. Nous devons
lutter jusqu’au bout de nos forces pour qu’on ne nous comprenne encore. Le
renoncement au monde, c’est la conclusion nécessaire de l’esprit. Il y a cependant un
renoncement dans le monde. Une frénésie qui vient du dégoût, de l’enthousiasme et de la
passion. Cela nous détermine à chercher des ennemis partout sans qu’on s’intéresse
vraiment à personne.” (p. 171; notre traduction).
6
Albert Camus, L'Homme révolté, in Essais, Paris, Gallimard, 1993, p. 580. Dans cet
essai, Camus parle beaucoup du terrorisme russe, fondé sur un nihilisme absolu (à côté
55
duquel le nihilisme de Cioran semble assez délicat et mesuré). Pour prendre un exemple,
voilà ce que proposait Tkatchev, l'un des terroristes les plus violents que la Russie ait
jamais connu, du moins par la pensée : "Tkatchev, qui mourut fou, fait la transition entre
le nihilisme et le socialisme militaire. Il prétendait créer un jacobinisme russe et il ne prit
des jacobins que leur technique d'action puisqu'il niait, lui aussi, tout principe et toute
vertu. Ennemi de l'art et de la morale, il concilie dans la tactique seulement le rationnel
et l'irrationnel. Son but est de réaliser l'égalité humaine par la prise du pouvoir étatique.
Organisation secrète, faisceaux des révolutionnaires, pouvoir dictatorial des chefs, ces
thèmes définissent la notion, sinon le fait, «d'appareil» qui connaîtra une si grande et si
efficace fortune. Quant à la méthode elle-même, on en aura une juste idée quand on
saura que Tkatchev proposait de supprimer tous les Russes au-dessus de vingt-cinq ans,
comme incapables d'accepter les idées nouvelles." "Méthode géniale", dit Camus, et nous
pouvons ajouter les mêmes mots à l'égard de la proposition de Cioran sur une nuit de la
Saint-Barthélémy parmi les vieux. Car les vieux de Tkatchev et les vieux du penseur
roumain sont coupables de la même façon : ils ne peuvent pas accepter les idées
nouvelles et ils troublent le développement de l'histoire. Cioran est pourtant plus
indulgent que Tkatchev, puisqu'il a la bonté de faire un tri lorsqu'il dit qu'on doit abattre
seulement "certains vieux".
7
Emil Cioran, Singurătate şi destin (Solitude et destin), Bucureşti,, Editura Humanitas,
1991, p. 291. Cet article (La nécessité du radicalisme) peut éclairer l’option de Cioran
pour l’extrême droite et son implication totale dans ce mouvement (mais n’oublions pas
que c’est une implication qui provient d’un orgueil et non pas d’une adhésion sincère); il
y dit qu’”une idée vivante doit être sanglante, une croisade ou une catastrophe. Seuls les
obsédés ont bouleversé l’histoire; les autres la rafistolent et la complètent. Le geste
radical naît d’une obsession. Parce que l’obsession s’insinue dans l’âme et le corps, le
geste radical demande toute notre existence. Plus nous sommes complets et nous nous
exténuons dans une participation active, plus notre geste touche au radicalisme. Quelle
que soit sa nature, un mouvement peut s’affirmer dans l’histoire seulement s’il est
imprégné de radicalisme.” (p. 291, notre traduction). Plus loin, Cioran annonce déjà son
radicalisme qui exigera la transfiguration de la Roumanie : “Un pays qui ne connaît
pas le radicalisme est une honte de l’histoire, sinon de l’esprit, et l’individu qui refuse le
radicalisme est une honte de la société, sinon de l’homme.” (p. 93, notre traduction).
8
id., ibid., p. 205. L’article est intitulé Contre les gens intelligents, c’est-à-dire les
Roumains, intelligents et stériles. Cioran critique le manque de passion et de fureur du
peuple roumain : “Les gens qui possèdent cette intelligence superficielle n’ont aucune
place dans la culture de l’avenir. ‘L’intelligence’ est une plaie de la culture roumaine.
Ces gens ne ressentent pas organiquement les passions ardentes, les conflits
dramatiques et douloureux, la folie et l’élan. C’est pourquoi le désespoir leur fait aussi
défaut, et ils sont privés de toutes les grandes intuitions qui produisent les vraies
créations.” (notre traduction).
9
id., ibid., p. 236.
10
Emil Cioran, Schimbarea la faţă a României (La Transfiguration de la Roumanie),
Bucureşti, Humanitas, 1990, p. 64.
11
id., ibid., p. 46.
12
Cioran, Exercices d’admiration, Paris, Gallimard, 1989, p. 171.
56
13
Schimbarea la faţă a României (La Transfiguration de la Roumanie), p. 47 : “On devait
supprimer les gens qui ne sont pas consumés par la conscience d’une mission. Sans
l’esprit prophétique, la vie n’est qu’un jeu inutile.” (notre traduction).
14
id., ibid., p. 42 : “L’existence de chaque roumain doit devenir un élément à la base de
son pays. Que celle-ci devienne notre mission. Tout ce qui n’est pas prophétie en
Roumanie constitue un attentat contre la Roumanie. Que nous soyons convaincus qu’il
ne s’agit pas ici d’une prophétie qui concerne les autres, mais de notre existence
prophétique. L’heure n’est pas venue pour nous d’accepter une fois pour toujours la
nécessité et la signification de notre mission? Si nous ne construisons pas la plénitude,
nous ne pourrons rien faire en Roumanie. Jusqu’ici, le nationalisme roumain n’a pas eu
une valeur positive, il a été une sorte de patriotisme... c’est-à-dire de sentimentalisme
dépourvu d’une orientation dynamique, de messianisme, d’une volonté
d’accomplissement.” (p. 44, notre traduction).
15
Mircea Eliade, Destinul culturii româneşti (Le destin de la culture roumaine), in
Profetism românesc (Prophétisme roumain), Bucureşti, Editura “Roza Vînturilor”, 1990,
p. 151. En tant que historien des religions, Mircea Eliade insiste surtout sur le trésor
folklorique et les mythes roumains - Zamolxis, Orphée, Mioriţa (l’Agnelle) - et sur la
latinité des Roumains. Les deux volumes de Prophétisme roumain prouvent que M.
Eliade professait, lui-aussi, un nationalisme puissant qui visait seulement l’intégration de
la Roumanie dans l’histoire. Il abhorrait complètement la politique. Il y explique - et
c’est un document intéressant pour la postérité, surtout pour ceux qui condamnent ce
choix d’un point de vue politique - ce que “nationalisme” veut dire pour sa génération :
“(...) les seuls problèmes qui doivent nous préoccuper sont les problèmes historiques :
une Roumanie unie et puissante, l’exaltation de l’esprit offensif, la création d’un homme
nouveau, d’un homme qui ait un destin. Un tel homme n’a rien à apprendre du
nationalisme politique. Il peut s’instruire seulement s’il professe un nationalisme
historique, par l’âme et la volonté de puissance de quelques inspirés.” (Prophétisme
roumain, II, p. 163, notre traduction).
16
Voir également les deux articles sur Cioran qui complètent l’analyse de la
Transfiguration de la Roumanie dans Dialogues francophones no. 1, Timişoara, TUT,
1995 : Livius Ciocârlie, Le malaise roumain chez Cioran, p. 19-31, et Florin Ochiană,
Emil Cioran entre le cri et le silence, p. 32-41.
17
Pierre-Yves Boissau, La transfiguration du passé, in Le Monde de 28 juillet 1995, p.
13.
18
Edgar Reichmann, Le funambule du désespoir, in Le Monde de 28 juillet 1995, p. 13.
19
Edgar Reichmann, Les égarements et le remords d’un intellectuel, in Le Monde du 22
juin 1995 (deux jours après la mort de Cioran), p. 13.
20
id., ibid.
21
id., ibid.
22
Mircea Vulcănescu, Nae Ionescu, asa cum l-am cunoscut (Nae Ionescu, tel que je l’ai
connu), Bucureşti, Editura Humanitas, 1992, p. 129-130. A l’égard de cette célèbre
polémique, Mircea Vulcãnescu nous fournit quelques informations stupéfiantes : Nae
Ionescu était, en réalité, sioniste : “En vérité, le philosophe des structures ethniques
immuables qui tenait en estime le sort pathétique de Judas dévoilait, quant à la question
juive, un point de vue qui le rapprochait des sionistes. (...) Nae Ionescu a même parlé une
fois, me semble-t-il, à “Baraseum”, à une réunion sioniste. Je ne sais pas qu’est-ce qu’il
57
avait dit là, mais je pense que c’étaient des choses similaires à celles de la préface du
livre de Sebastian.” Comme le souligne Mircea Eliade aussi, Nae Ionescu faisait presque
tout le temps la distinction entre la philosophie, la religion et la politique, bien qu’il ait
commis des fautes dans ce dernier domaine.
23
Cornel Ungureanu, Mircea Eliade şi literatura exilului (Mircea Eliade et la littérature
de l’exil), Bucureşti, Editura “Viitorul Românesc”, 1995, p. 24-25. Citons également
quelques autres considérations qui concernent N. Ionescu : “Le plus ample procès a été
déclenché contre l’idée que lui, Nae Ionescu, avait été antisémite. Nae Ionescu n’a pas
été antisémite, soutient, chaque fois qu’il a l’occasion, Mircea Eliade. Il était surtout
théologien, et ceux qui accusent d’antisémitisme quelques-uns de ses textes ignorent les
problèmes théologiques en discussion (...). Philosémite, antisémite. Dire que Nae Ionescu
est antisémite est aussi faux que dire qu’il est athée. (...) Quand il l’était (pourtant!), il
cumulait des attitudes anti pour être à la mode. Son antisémitisme était la formule de sa
démocratie, l’adhésion - ironique - à une croyance. C’était un habit, un costume comme
tant d’autres de sa riche garde-robe.” (notre traduction).
24
Exercices d’admiration, p. 172-173. En relisant..., un article de Cioran qui concerne le
Précis de Décomposition, fournit d’autres détails significatifs qu’on pourrait ajouter aux
explications de la fureur négativiste de sa jeunesse (p. 209-211).
25
Pascal, Pensées, Paris, Garnier-Flammarion, 1976, p. 155.
EUGENE IONESCO ET L'ESPRIT POSTMODERNE
par
MARGARETA GYURCSIK
“Ionesco est le produit de deux cultures. C’est à la fois un privilège et une
calamité. De père roumain et de mère française, il a été exposé à deux façons de penser,
de voir, de percevoir, de sentir, de juger, deux systèmes de signes qui s’entrechoquent,
deux codes rarement réductibles l’un à l’autre ; bref, ce sont deux façons d’être”1.
C’est par cette double appartenance qu’on a expliqué la dualité de sa personnalité,
fondée sur un “schème structurant” dualiste fonctionnant dès son enfance : tendresse
envers sa mère – hostilité envers le père, attachement envers la France, distance envers la
Roumanie2. C’est également par ses origines franco-roumaines qu’on a tâché d‘expliquer
“l’immunité” de Ionesco à l’égard de tous les conformismes. Aussi aurait-il rejoint, d’un
côté, les grandes traditions de la France non conformistes et pris, d’autre côté, ses
distances à l’égard du conformisme politique qui avait mené à la montée du fascisme en
Roumanie3. Enfin, son bilinguisme est censé avoir engendré le sentiment de malaise et
d’aliénation qui s’est exprimé par le biais du thème obsédant de la “crise du langage”4.
Le bilinguisme lui a fiat notamment acquérir la conscience des “embûches qui foisonnent
dans le langage”5 et l’a rendu extrêmement sensible à la problématique de la
communication. A une époque où Sartre et Camus méditaient sur l’absurde du monde
sans mettre nullement en question la cohérence du langage, le Ionesco de La Cantatrice
58
chauve s’acharnait à pulvériser la communication et à faire éclater l'irrationalité de la
parole humaine. C’est que sa double appartenance donne à sa réflexion sur le langage et à
son malaise existentiel une intensité bien particulière.
S’il fallait caractériser la personnalité et l’oeuvre de Ionesco à l’intérieur de la
culture française, la catégorie qui conviendrait le mieux serait probablement celle de
différence : perception particulière du monde, excentricité du comportement, valorisation
esthétique du non sens et de la contradiction dans un pays rationaliste par excellence —
autant d’éléments qui consacrent l’originalité de Ionesco et justifient son “étonnement
d’être” dans une culture dont il découvre progressivement les secrets.
Aussi peut-on considérer que sa double appartenance a poussé Ionesco vers ce
qu’il nomme lui-même “la nouvelle avant-garde d’après guerre” voire vers un art de la
subversion, de la rupture, du divorce, de la tension. En pensant le monde en termes
antinomiques, il a fait de l’opposition le principe structurant de son oeuvre. Celle-ci est
fondée sur une double opposition, esthétique : valorisation de l’insolite vs. propension
à la confession, et thématique : thème de l’enlisement vs. thème de l’envol vers la
lumière. Chaque élément spécifique de l’imaginaire ionescien ne prend pleinement son
sens que par rapport à son contraire : le comique par rapport à l’angoisse, l’angoisse par
rapport à la lumière, la lumière par rapport à l’espace ténébreux, etc. L’auteur a défini luimême le double mouvement de la créativité – l’euphorie de l’envol et l’angoisse de la
descente, de l’enlisement – que son oeuvre exprime : “Deux états de conscience
fondamentaux sont à l’origine de toutes mes pièces : tantôt l’un, tantôt l’autre
prédomine, tantôt ils s’entremêlent. Ces deux prises de consciences originelles sont celles
de l’évanescence et de la lourdeur ; du vide et du trop de présence ; de la transparence
irréelle du monde et de son opacité ; de la lumières et des ténèbres épaisses”6. En
dénonçant l’illusion d’une perception totalisante, globale du monde, il exprime
implicitement son appartenance au modèle culturel de la modernité conçu, “quelque
définition qu’on adopte (...) comme un divorce et comme une fragmentation. Les parties
se font autonomes, le tout se dissout, l’un disparaît”7 en cédant la place à des catégories
telles discontinuité, fragmentation, “représentation éclatée”.
En effet, la première période de la création de Ionesco se définit d’une manière
programmatique “en termes d’opposition et de rupture” (Ionesco emploie lui-même cette
expression dans Notes et contre-notes pour définir l’avant-garde). C’est un théâtre “antithématique, anti-idéologique, anti-réaliste-socialiste, anti-philosophique, antipsychologique de boulevard, anti-bourgeois” et l’on pourrait encore compléter par
d’autres anti-” cette liste dressée par Ionesco même (Notes et contre-notes). En
admirateur fidèle de Stéphane Lupasco dont il cite maintes fois le livre Logique et
contradiction, il absolutise le rôle de la contradiction et transforme la communication en
une forme d’agression contre les autres, en niant brutalement toute intersubjectivité.
Parler ce n’est pas dialoguer avec les autres, c’est, au contraire, faire éclater l’absurdité,
l’ambiguïté, le terrorisme, voire la tragédie du langage. La parole avant-gardiste de
Ionesco est, de ce fait, une parole monologique et opaque.
Si le bilinguisme et le biculturalisme de Ionesco ont favorisé sa participation à
l’enrichissement du modèle culturel de la modernité, on peut toutefois s’interroger sur la
signification de la transformation qui a changé l’écrivain d’avant-garde en académicien
publié aux Editions de la Pléiade. Avant-garde de ses débuts roumain et français,
classicisme de sa maturité française. Tel est l’itinéraire de Ionesco dont l’esprit frondeur
59
perd progressivement de sa causticité, peut-être parce que les effets du choc culturel
s’atténuent et “l’auteur connaît le succès et avance en âge alors que la culture française
évolue profondément dans un sens qui lui est favorable”8. Cela revient à inscrire
l’évolution de Ionesco sur une trajectoire propre au modernisme et aux avant-gardes qui
finissent par sombrer dans la respectabilité, en se pliant aux conventions qu’elles avaient
jadis contestées. Placer l’oeuvre de Ionesco sur une telle trajectoire signifie la réduire
implicitement à une démarche linéaire qui va de l’avant-garde à son contraire : le
classique. Après avoir porté au paroxysme l’expérience de la négation et de la
différence, l’auteur semble retrouver les grandes valeurs de la tradition. Son évolution de
la farce absurde à l’onirisme et à la quête mystique9, ou bien de la dissolution de l’être et
du langage à l’humanisme peut correspondre, par conséquent, au retour à un modèle
culturel préexistant et opposé à celui qui avait produit les oeuvres de l’avant-garde. Dans
une telle perspective, le sens de l’évolution de Ionesco ne laisse plus de doute : le
créateur de la “nouvelle avant-garde” vient de prendre sa place dans le musée de la
littérature, à côté de ses confrères — les “classiques” de tout temps et de toute souche. La
discussion pourrait bien s’arrêter là.
En fait, le cas de Ionesco nous paraît être beaucoup plus complexe vu que ce
qu’on appelle son “classicisme” n’exclut nullement le goût de la rébellion qu’il a toujours
gardé. Il n’a jamais cessé de tirer profit de son habilité à manipuler les paradoxes de la
pensée et les antinomies de l’art. Aussi Ionesco – l’académicien publié en Pléiade – n’a-til pas l’air d’être un moderniste converti au classicisme. Son retour aux valeurs
traditionnelles ne représente pas la récupération pure et simple d’un modèle préétabli. Il
s’agit, bien au contraire, de la construction d’un modèle nouveau qui n’oppose plus la
tradition et l’innovation, mais les englobe dans un système simple et ouvert. Prenons
l’exemple de Rhinocéros. La pièce fut considérée comme étant la plus “classique” de
Ionesco, voire la plus claire et cohérente. Le commentaire de Jean Vigneron10 qui associe
la clarté propre au rationalisme cartésien et le syntagme “écrire en français” est
hautement significatif en ce sens. “Cette fois, plus d’erreur possible, Ionesco écrit en
français ! Et son Rhinocéros est une oeuvre tout à fait claire, d’un symbolisme limpide,
d’autant plus forte qu’elle est plus accessible et d’une portée d’autant plus grande que
tous peuvent sentir la signification”. Et tout le monde de se réjouir, car l’étranger, le
bilingue a appris enfin à “écrire en français”, en franchissant la distance censée séparer le
désordre de sa langue “autre” et l’ordre de sa “nouvelle” langue. Seulement voilà : cette
pièce tellement “française”, pourvue d’une transparence classique, n’est pas dépourvue
non plus de certains éléments non classiques : elle mélange les genres, fait coexister des
tonalités jugées antinomiques, permet une pluralité d’interprétations. Ce qui plus est, elle
tolère la coprésence de la continuité et de la discontinuité, de la fragmentation et de
l’unité, de la pluralité des options possibles et de l’option idéologique bien précise.
A y regarder de près, ces éléments non classiques sont autant de traits
caractéristiques de l’oeuvre postmoderne. Cela nous permet d’avancer l’hypothèse que
l’oeuvre de Ionesco n’évolue pas du modernisme vers une forme d’art classique, mais du
modernisme vers le postmodernisme.
Il est bien difficile de dresser une barrière rigide entre le côté et le côté
postmoderne de l’oeuvre de Ionesco. Un certain rapprochement du modèle culturel
postmoderne devient pourtant visible à partir de Victimes du devoir et Rhinocéros, pour
que l’acheminement vers le postmoderne culmine dans les dernières pièces, notamment
60
Ce formidable bordel, L’Homme aux valises et Voyages chez les morts. En simplifiant,
on peut postuler l’existence d’une première période où prédominent les pièces d’avantgarde et d’une seconde période où l’on assiste à la multiplication des éléments
postmodernes. Les pièces de la première période sont concises et percutantes, celles de la
seconde sont plutôt amples et très chargées. Ionesco reconnaît lui-même, à propos de La
Faim et la Soif, a voir écrit une pièce dont la construction n’est pas classique, masi
baroque. Quant aux formes, figées dans les premières pièces, elles se font souples et
floues dans les dernières. D’un côté il y a une thématique précise et restreinte à quelques
motifs obsédants, de l’autre une thématique visant à réaliser la synthèse des grands motifs
et images de l’oeuvre entière. D’un côté très peu d’éléments autobiographiques, de l’autre
des pièces autobiographiques, des autobiographies dramatisées (Voyages chez les morts)
ou des équivalents dramatiques du journal intime (L’Homme aux valises). D’un côté la
violence de l’effet de choc, de l’autre l’émotion partagée par l’auteur et son public. Si
l’on accepte que l’oeuvre moderne est synonyme de subversion, provocation,
destructuration, déconstruction et que l’oeuvre postmoderne implique nécessairement
l’effort de construction, de synthèse, et l’épanouissement de la subjectivité, il faut
accepter que les deux périodes qu’on vient de distinguer dans la création de Ionesco
proposent deux modèles littéraires divergeants. Mais c’est trop simplifier, une fois de
plus. En réalité, il est difficile de fixer nettement le seuil qui sépare la modernité de la
postmodernité littéraire ou de décider sur l’appartenance des oeuvres de ces
dernières décennies à l’un ou à l’autre des deux modèles ; nous croyons, à la suite de
Luc Ferry, que le postmoderne n’est ni le comble du modernisme, ni le dépassement de
celui-ci, ni le retour à la tradition, contre le modernisme, mais les trois à la fois : “le trait
le plus caractéristique de la culture actuelle est l’éclectisme : tout peut, en principe, y
coexister, rien n’est a priori frappé d’illégitimité, rien n’est exclu”11.
L’oeuvre de Ionesco correspond parfaitement à cette définition de la
postmodernité. Elle porte au comble la révolte moderniste, la délaisse par la tentative de
repenser la rationalité et la subjectivité et fait coexister le comique et le pathétique, le rire
et l’angoisse, la farce et la quête mystique, la vie réelle et le rêve. En même temps, elle se
caractérise par la fragmentation et la discontinuité, catégories définissant aussi bien
l’oeuvre moderne que l’oeuvre postmoderne.
Reste à savoir quelle signification doit-on attribuer au postmoderne tel qu’il est
actualisé dans l’oeuvre de Ionesco et en quelle mesure cette signification répond aux
grandes tendances de la civilisation actuelle entrée dans un nouveau cycle culturel –
notamment la postmodernité. Selon Edgar Morin, la postmodernité est essentiellement
une époque de “chaleur culturelle” caractérisée par le dialogue des hommes et des
cultures. L’un des traits caractéristiques de la période postmoderne est précisément le
retour à un art plus “humain”, plus “chaleureux”12, qui exprime la tendance des hommes
et des cultures de sortir de l’ère des totalitarismes, des rideaux de fer, de la parole
monologique. Par son refus obstiné de tout totalitarisme, de même que par sa méfiance à
l’égard des révolutions et de la politique, qui font proliférer la parole autoritaire, Ionesco
est bien placé pour illustrer l’esprit postmoderne. Grâce à lui, les grands problèmes des
pays de l’Est – le totalitarisme, la dictature, l’idéologie marxiste, le stalinisme – sont
présentés au public occidental comme autant d’objets d’une réflexion sur la nécessité de
61
retourner à la parole dialogique et de donner une image unitaire et vraisemblable de
l’homme “oublié” dans le désordre de son être et dans le chaos de l’histoire.
“En somme – dit Ionesco dans Tueur sans gages – monde intérieur, monde
extérieur, ce sont des impressions impropres, il n’y a pas de véritables frontières entre ces
deux mondes : il y a une impulsion première, évidemment, qui vient de nous, et
lorsqu’elle ne peut se réaliser objectivement, lorsqu’il n’y a pas un accord total entre moi
du dedans et moi du dehors, c’est la catastrophe, la contradiction universelle, la cassure”.
Comment peut-on retrouver l’accord perdu? La solutions envisagée par Ionesco n’est pas
sans rappeler la vision postmoderne de l’homme. Il s’agit de la dissolution de la
personnalité en tant que structure figée et de sa transformation en moi-caméléon dont les
métamorphoses multiples n’ont pas la seule fonction de produire un spectacle insolite ou
de signifier le vide de l’être qu’on doit remplir. Des personnages ionesciens tel l’épouxamant-rival-père-grand’père-fils ou l’épouse-maîtresse-grand’mère-fille-soeur changent
d’apparence selon les nécessités du dialogue avec les autres. Au-delà de la signification
métaphysique et esthétique de ces métamorphoses, le caméléonisme renvoie à la
problématique de l’intersubjectivité dans la mesure où l’individu n’est plus le prisonnier à
vie de l’autoréflexivité mais il est mis en situation de définir son identité par rapport à
autrui. Dans une telle perspective, ce qui paraissait être, à un prime abord, une
déconstruction de la subjectivité, s’avère être une nouvelle construction du sujet par
l’intersubjectivité. En cette occurrence, le problème de la fameuse “crise de
communication” peut faire, elle aussi, l’objet d’une nouvelle interprétation. Ionesco a
parlé lui-même du caractère cyclique de sa réflexion sur le langage. “En brisant le
langage, c’était le chaos du langage que je produisais. Le langage brisé dans La
cantatrice chauve, le monologue du Tueur sans gages et surtout le monologue final de
Voyages chez les morts, j’arrivais en somme, au débris du réel apparent, à la frontière de
l’indicible, à la frontière de l’insondable, au gouffre.” (La Quête intermittente) Son
oeuvre dramatique s’ouvre par la mise en question radicale du langage et elle s’achève
sur les mêmes interrogations, posées par l’interminable monologue final de sa dernière
pièce, Voyages chez les morts, où il disloque le langage dans la tradition inaugurée par sa
première pièce, La cantatrice chauve. Encore faut-il ajouter la tension permanente entre
le silence et la parole poussée au paroxysme dans Ce formidable bordel. Le personnage
de la pièce ne parle jamais, et écoute les autres parler sans leur répondre. Son silence a
été interprété au sens métaphysique, comme repliement sur soi, comme indifférence de
l’être au monde extérieur. Le personnage sort de son mutisme à la fin de la pièce, au
moment où le monde ne lui apparaît plus effroyable, mais seulement dérisoire. On a
interprété cette fin au même sens métaphysique, comme évocation d’une expérience
mystique, notamment d’une épreuve zen menant à la révélation d’un ordre supérieur où le
sérieux n’a plus cours13. On doit pourtant remarquer que cette pièce est, de toutes les
pièces de Ionesco, la plus ancrée dans le réel. Tout y est : les séismes du monde
contemporain, guerres civiles, révolutions, rideaux de fer, violences de toute sorte. Coupé
du monde, le personnage muet prend conscience du réel par les récits des autres. C’est
pourquoi son silence nous semble irréductible à la seule signification métaphysique. Le
personnage se tait pour laisser parler les autres. Son silence est écouté de la voix des
autres, patiente d’écouter parler les autres, enrichissement de l’écoute de soi par l’écoute
d’autres voix, d’une extrême diversité. A une époque où tout le monde parle sans trop se
soucier de la parole des autres, Ionesco envisage l’existence d’un type de communication
62
qui n’est plus fondée sur l’impatience de l’homme moderne à imposer sa propre parole
aux autres, mais sur la patience – qui devrait être celle de l’homme postmoderne –
d’écouter la parole des autres. Sans aboutir au dialogue ou, autrement dit, à l’idéal
postmoderne de la communication, le personnage muet prépare, paradoxalement, les
conditions qui le rendent possible.
Aussi Ionesco rejoint-il, quoique partiellement, la volonté postmoderne de fonder
un “humanisme non métaphysique” suivant à “l’humanisme métaphysique”14 du
modernisme qui avait détaché l’homme du monde réel pour l’enfermer dans son chaos
intérieur. Cependant sortir du chaos de l ‘intériorité et devenir transparent aux autres
n’équivaut pas à la disparition du chaos et de son paradigme. Ionesco reste jusqu’à la fin
angoissé par la mort, par l’absurde du monde, par les gouffres de l’intériorité. L’une de
ses métaphores obsédantes, “la colonne de lumière” qui renvoie au vieux motif
folklorique roumain de la “colonne du ciel” ou de la “colonne sans fin” exprime
notamment sa nostalgie de l’ascension en tant que transcendance de la condition
humaine. Ses “expériences de lumière” qui représentent les moments privilégiés de sa vie
ne l’empêchent pas pour autant de mettre en question l’universalité du sens et de la vérité
transcendantes. Ainsi dans Voyages chez les morts il fait allusion aux livres religieux en
ancien roumain qui l’ont profondément marqué mais dont il ne comprend plus le message
: “Tous ces livres que ne comprends pas. Cela doit être des livres où il est écrit ce qu’il
faut faire quand on va mourir ou bien quand on vient de mourir, mais ce qui est écrit estil encore vrai ? Ce sont de vieux livres, ce sont des expériences déjà bien anciennes qu’on
y décrit, bien anciennes de toute façon, je ne les comprends pas, j’ai oublié la langue.” On
reconnaît dans cette tirade le sentiment d’étrangeté par rapport au langage que Ionesco a
toujours éprouvé et qu’il a prêté à ses personnages. Mais on y reconnaît également sa
méfiance à l’égard de la vérité absolue. C’est qu’il considère que la seule expérience que
l’homme peut communiquer est celle appréhendée par une expérience individuelle. D’où
la prolifération des éléments autobiographiques et la mise en relation de ses propres
expériences avec celles des autres. L’homme aux valises, le personnage de la pièce
portant ce même nom, c’est Ionesco lui-même, l’exilé qui a des difficultés à retrouver son
chemin dans un pays étranger aussi bien que dans son propre pays. Mais c’est aussi
l’homme de l’Europe Centre-Orientale que les séismes de l’histoire ont dépossédé de son
identité. Ionesco prête à ses personnages ses propres expériences censées dévoiler non
pas la vérité absolue du monde et de l’être, mais “l’état des forces vitales” du créateur, ce
qui nous renvoie de nouveau au statut de l’oeuvre d’art dans la société postmoderne. Les
éléments autobiographiques engendrent, grâce à leur connotation émotionnelle, le
phénomène de l’identification. Du coup, le problème de la créativité ne se pose plus en
termes de rupture ou d’exacerbation de la différence, comme ce fut généralement le cas
dans la période de la modernité. Et pour cause : “Nous vivons un temps où les
oppositions rigides s’estompent, où les prépondérances deviennent floues, où
l’intelligence du moment exige la mise en relief des corrélations et homologies”16. La
littérature postmoderne est avide, elle aussi, de singularité, d’identité, de différence, mais
elle envisage les réaliser par la voie de la cohabitation des options les plus diverses.
L’oeuvre de Ionesco, quoique marquée, dès les premiers textes publiés en
roumain par un fort esprit contestataire, nous semble prendre une place à part dans ce
mouvement de réconciliation et de synthèse qui caractérise la postmodernité. Le paradoxe
n’est qu’apparent, car c’est justement cette contestation généralisée qui a empêché
63
Ionesco de tomber dans le piège de l’incertitude. L’homme qui fut catholique par sa
mère, orthodoxe par son père, défenseur des Juifs par conviction et amour, ne pouvait pas
ne pas favoriser la “coprésence souple des antinomies”17 censée caractériser l’esprit
postmoderne. Il envisage l’exigence de certitude comme une forme de faiblesse, comme
le signe d’un manque d’autonomie de la personnalité, d’une incapacité à vivre sans appui
extérieur. D’où son appétit à jouer sur la pluralité des options possibles. La réception de
ses pièces en témoigne. Ce formidable bordel a été reçu comme un texte “à la fois
pitoyable, sordide, sinistre, féroce, émouvant, bourré d’humour et poétique.”18 La Soif et
la Faim a été lue comme pièce marxiste et comme pièce zen, etc. C’est que Ionesco évite
de proclamer des certitudes et préfère exprimer ses doutes, ses incertitudes, son
“humilité” vis-à-vis de la complexité de l’existence et du monde19. Même si ses
premières pièces sont placées sous le signe de la parole autoritaire propre au modernes,
son humour y accomplit déjà une démystification du savoir et des certitudes, pour aboutir
finalement au constat socratique de sa propre ignorance. Le “Je ne sais pas” qui clos le
monologue du récitant dans Voyages chez les morts est le dernier mot prononcé par
Ionesco au théâtre. C’est un mot qui ne consacre nullement la défaite de la pensée ou
celle de la connaissance. Rapporté à l’oeuvre ionescienne tout entière, il exprime non pas
l’orgueil d’être et de tout savoir des modernes, mais l’étonnement d’être et le refus
d’enfermer le savoir dans le langage intolérant des certitudes.
Lue dans la perspective de sa possible appartenance au modèle culturel
postmoderne, l’oeuvre de Ionesco nous apparaît comme une leçon de tolérance dans un
monde plutôt intolérant mais qui rêve de tolérance. La leçon n’est nullement ennuyeuse,
car la permanence de l’angoisse existentielle et la conscience tragique de la crise du
langage n’exclut plus l’autoironie et l’autoréflexivité ludique. Le plus grand paradoxe de
son oeuvre réside peut-être dans le fait qu’elle rend le sentiment moderne du vide et
l’éclatement du langage par des stratégies langagières qui témoignent d’une attitude
décontractée, postmoderne à l’égard de la communication. Cela a permis à celui qui
faisait dire à l’un de ses personnages : “Je crois qu’aucun pays n’est mon pays” de
choisir la langue française tout en faisant des clins d’oeil à d’autres langues. Garder la
langue française et la tromper en même temps. La révérer comme au temps de Boileau et
l’utiliser pour écrire, dans Ce formidable bordel “dix pages de poésie pure. Sans doute
parmi les plus belles qu’on ait écrites dans notre langue” (c’est un Français qui le dit,
notamment Emmanuel Jacquart dans une notice au Théâtre complet en Pléiade). Mais
l’utiliser ainsi pour mélanger en elle le passé et le présent, la mesure et la démesure, la
raison et la folie. L’enrichir et l’ouvrir au dialogue. c’est la démarche postmoderne de
l’un des plus grands auteurs d’avant-garde de notre siècle.
NOTES
1
Emmanuel Jacquart, Ionesco aux prises avec la culture, dans Ionesco : situation et
perspectives, Colloque de Cerisy, Ed. Pierre Belfond, 1980, p. 57-58.
2
Cf. Marie-Claude Hubert, Eugène Ionesco, Seuil, 1990, p. 26 et 34.
3
Voir Martin Esslin, Ionesco entre les conformismes, dans Ionesco : situation et
perspectives, Colloque de Cerisy, Ed. Pierre Belfond, 1980, p. 47.
4
Cf. Gelu Ionesco, La première jeunesse d’Eugène Ionesco, dans Ionesco : situation et
perspectives, Colloque de Cerisy, Ed. Pierre Belfond, 1980, p. 25.
5
Cf. M.-C. Hubert, op. cit., p. 73.
64
6
Notes et contre-notes, Gallimard, coll. “Idées”, 1966, p. 230-231.
A. Kibédi Varga, Le récit postmoderne, in “Littérature”, nº 77, février 1990, p. 4.
8
E. Jacquart, Jacques ou la soumission, Notice, dans Eugène Ionesco, Théâtre complet,
Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 19 1519.
9
Cf. M.-C. Hubert, op. cit., p. 73.
10
“La croix”, février 1960.
11
Luc Ferry, Homo Aestheticus. L’invention du goût à l’âge démocratique, Grasset, “Le
Collège de Philosophie”, 1990, p. 311-319.
12
Cf. Leonardo Benevolo, cité par Jürgen Habermas dans Ecrits politiques, Les Editions
du Cerf, Paris, 1990, p. 9.
13
Cf. M.-C. Hubert, op. cit.
14
Nous empruntons cette expression à Luc Ferry, op. cit.
15
M.-C. Hubert, op. cit., p. 94-95.
16
Gilles Lipovetsky, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Gallimard,
“Folio”, 1983, p. 114.
17
Nous empruntons cette expression à Gilles Lipovetsky, op. cit., p. 18.
18
E. Jacquart, Notice sur la pièce, dans Ionesco, Théâtre complet, “Bibliothèque de la
Pléiade”, p. 1814.
19
Cf. M. Esslin, op. cit., p. 48-50.
7
UNE CONTRIBUTION ROUMAINE
AU NOUVEAU ROMAN
par
MARGARETA GYURCSIK
Le nom de Dumitru Tsepeneag est lié, dans un premier temps, au renouveau des
lettres roumaines dû au “groupe onirique” qui commence à se manifester vers 1966, en
tant que forme d’opposition au pouvoir politique et à la culture officielle réalistesocialiste. Il faut préciser que l’onirisme esthétique roumain des années 1960 n’a pas eu
de connotations métaphysiques ou surréalistes. Il s’agissait non pas d’explorer le rêve et
l’inconscient en vue de créer un univers poétique irréel, hallucinatoire, mais d’utiliser le
rêve avec lucidité afin d’atteindre l’essence même du réel. Cela revenait à prouver qu’on
pouvait créer une littérature du réel autrement que par la voie unique du réalisme
socialiste.
Le groupe onirique s’appuie également sur les modèles étrangers, notamment
français. L’alliance extérieure la plus sérieuse est Robe-Grillet dont la théorie du nouveau
roman a certains éléments communs avec la théorie onirique de Tsepeneag : “Nous ne
rêvons pas, nous créons des rêves. Le texte littéraire est pour nous un discours qui naît
en se soumettant à des opérations analogues à celles du rêve. Notre onirisme est
65
textualiste et structuraliste. Ce n’est pas l’anecdote qui compte, mais le mécanisme
narratif ou poétique”1.
En 1967 Tsepeneag publie la traduction roumaine des Gommes. Robbe-Grillet
visite à cette occasion la Roumanie et il dit son étonnement d’y trouver un mouvement
littéraire qui manifeste ouvertement sa rébellion, en refusant toute concession au pouvoir.
C’est à cette époque qu’on traduit intensément les nouveaux romanciers français.
Tsepeneag publie lui-même de nombreux articles sur Robbe-Grillet dont il est
l’admirateur et le défenseur fidèle. Les trois recueils de nouvelles qu’il publie durant sa
période onirique (Exercices - 1966 ; Froid - 1967 ; Attente - 1972) renferment des textes
qui représentent pour la plupart des expériences textualistes et structuralistes, à la
manière du nouveau roman français.
Par cette “révolution” onirique et textualiste dont Tsepeneag est l’âme et le
cerveau, la littérature roumaine entre dans “l’aristocratie de la culture du XXe siècle”.
Elle marque en même temps la rupture entre l’écrivain et le pouvoir politique. Dans le cas
de Tsepeneag, la rupture va s’aggraver durant ses séjours à Paris, à partir de 1970. Il y
rejoint l’opposition roumaine de l’exil et tâche de faire publier des livres qui ne pouvaient
pas paraître en Roumanie. Déchu de sa nationalité en 1975 et obligé de vivre dorénavant
en France, il continue d’écrire en roumain une bonne dizaine d’années. Tous ses
romans rédigés en roumain sont publiés en traduction française chez Flammarion
(Arpièges, Les Noces nécessaires), d’autres vont être rédigés à la fois en français par
l’auteur même (Le mot sablier), pour qu’à partir de 1985 ils soient rédigés directement en
français (Roman de gare, Pigeon vole).
Tous les romans de Tsepeneag publiés en France témoignent d’une ingéniosité
formelle remarquable. Il s’agit apparemment d’une littérature “artificielle et formaliste” à
la manière du nouveau roman français. L’auteur déclare d’ailleurs écrire pour des raisons
strictement esthétiques, en refusant, tout comme Robbe-Grillet, l’idéologie, la sociologie,
la psychologie. Il profite de l’infinie possibilité de construction que seule la prose peut
offrir. A l’instar de Robbe-Grillet, il se forge une technique moderne fondée sur l’art
remarquable de la construction et sur l’attention particulière accordée à la forme, à la
structure. Aussi sa prose se caractérise-t-elle par la singularité de la mise en page et du
découpage du texte, par la finesse de la construction avec ses parallélismes, ses
répétitions et ses intersections, par la force obsessionnelle du style. La prose représente
pour lui, comme il le déclare lui-même, “ce jeu miraculeux qui consiste à construire, à
transformer sur la feuille blanche le temps en un espace à la fois réel et irréel, voire à
expérimenter sans cesse de nouvelles formes structurales”2.
En ce sens, Arpièges (1973) ressemble le plus aux romans de Robbe-Grillet. Le
narrateur raconte, d’une manière toujours autre, la même scène : le héros se rend à la gare
en bus pour attendre ou peut-être pour conduire une femme. La construction spatiale
produit un lieu labyrinthique – la ville-labyrinthe de Robe-Grillet – où s’entrecroisent les
itinéraires et les errances du personnage romanesque.
Pourtant, Tsepeneag n’est pas un prosélyte et un imitateur de Robe-Grillet. Ce qui
fait l’originalité de son “nouveau roman” c’est essentiellement sa mise transtextuelle.
Tandis que le roman de Robbe-Grillet se limite à enregistrer les données immédiates du
réel selon la théorie que le monde existe, un point, c’est tout, en privant ainsi le texte de
toute dimension symbolique, le roman de Tsepeneag, tout en enregistrant les objets et les
formes du réel, les charge d’une valeur symbolique qui oblige le lecteur à un effort
66
d’interprétation. Malgré le refus programmatique de l’idéologie, l’enjeu essentiel du
“nouveau roman” de Tsepeneag est, à notre avis, la contestation sur le plan de
l’idéologie. Ainsi, l’errance du héros d’Arpièges dans un espace circulaire, sans issue,
“textualise” le réel par un jeu subtil de substitutions et de combinaisons. Mais cette
“machine à obtenir des rapprochements imprévus”3 ne renvoie pas moins à l’une des
grandes obsessions de l’auteur : l’échec de l’individu dans un régime totalitaire. Toute
tentative de s’échapper, toute fuite est vaine. Le titre roumain du roman — très explicite
d’ailleurs — était Vanité de l’art de la fuge.
Il y a deux enjeux transtextuels qui nous semblent bien importants en occurrence :
le mythe et le langage, que l’on retrouve dans deux romans tout à fait remarquables, à
savoir Les Noces nécessaires et Le mot sablier qui frappent par une
performance technique hors du commun, alliant l’onirisme et le réalisme, le grotesque et
le lyrisme.
Dans Les Noces nécessaires Tsepeneag réalise une réécriture, voire une nouvelle
sémantisation de la ballade populaire de l’”Agnelle”4 – un des grands mythes
cosmogoniques roumains fondés sur le rapport fataliste au monde qui engendre chez
l’homme mythique l’orgueil de la souffrance, la volonté de se maintenir en dehors de
l’histoire, “dans un absolu de sagesse et de résignation”. Le roman met à nu le cauchemar
engendré par la soumission inconditionnée de l’homme moderne au mythe. La sacralité
du mythe est transférée au coeur même du profane, dans le quotidien le plus brutal. C’est
le récit de la longue insomnie – peuplée de cauchemars – du professeur Ciobanu (le nom
signifie “le berger”) obligé à vivre dans un monde absurde, vulgaire, grotesque où l’on
retrouve, transfigurés, les grands motifs du mythe : l’agression, la violence, la mort
envisagée comme noces ou bien les noces avec la mort. Dégradé en réel, le mythe
descend dans la zone du carnavalesque et acquiert des connotations culturelles nouvelles.
Par son effort pathétique de sauvegarder les valeurs du mythe, le personnage du
professeur Ciobanu – le “pâtre” – est condamné à vivre à perpétuité un état-limite du réel
– notamment l’insomnie – rempli de cauchemars. Et il est surtout condamné à une attente
interminable, à la torture par l’attente. Il attend quelque chose qu’il ne peut pas définir et
qui ne tarde à venir. Le livre avance à force de répétitions, de reprises, de leitmotivs qui
se reproduisent jusqu’au paroxysme en accumulant une tension insupportable qui
mène à l’explosion finale sans que l’attente soit comblée pour autant. C’est à ce momentlà que le processus herméneutique doit intervenir et essayer d’interpréter les
significations de cette nouvelle sémantisation du mythe.
Quant au Mot sablier, c’est le roman le plus important écrit par Tsepeneag sur son
statut même d’auteur. C’est aussi sa contribution la plus originale au nouveau roman. Il
s’agit cette fois-ci d’un roman qui raconte l’aventure du passage d’une langue – le
roumain, langue maternelle de l’auteur – à une autre langue – en l’occurrence le français.
C’est une des expériences les plus dures de l’exil : on est en situation de quitter non
seulement un pays, mais une langue. Expérience d’autant plus dure qu’on ne choisit pas
de la quitter, mais on est obligé de le faire. Tsepeneag vit avec intensité cette situation
malheureuse. Ce qui en résulte, c’est un livre brillant, plein de verve, employant une
langue qui porte l’empreinte de l’oralité et de l’argot. La technique en est toujours celle
du Nouveau Roman français : reprise avec variations de quelques thèmes-scènes : une
femme qui fait la vaisselle et attend que son fils rentre du service militaire, un soldat qui
67
court le long d’une plage, des fouilles mystérieuses dans la petite ville, les discussions
des clients à l’intérieur d’une épicerie qui sert en même temps de bistrot. L’auteur a
gardé les éléments les plus importants de ses débuts textualistes : flux libre des mots,
associations et enchaînements spontanés – procédés qui rappellent la dictée automatique.
Mais la véritable histoire est celle de l’écriture même du livre symbolisée par “la figure”
du sablier : le sable (c’est-à-dire les mots) s’écoule grain par grain du vase supérieur dans
le vase inférieur. Le problème, pour l’écrivain-sablier, c’est de laisser s’écouler sa langue
— le roman —dans une langue autre — le français, en prenant soin de ne pas apporter
dans la nouvelle langues les fantasmes de l’ancienne. Tout au long du roman, l’auteur
s’interroge sur le passage d’une langue à l’autre, en témoignant d’une conscience
autoréflexive aiguë, lucide et pénétrante. C’est que Tsepeneag vit et pense l’acte d’écrire
en français comme aucun autre écrivain roumain de l’exil.
Le texte commence en roumain et l’auteur explique immédiatement à son lecteur
français pourquoi il va le priver du plaisir de lire dès le début le texte authentique. En
effet, le lecteur français va lire la traduction française d’un texte écrit en roumain. Le
traducteur, Alain Paruit, est évoqué à cette occasion même et il va être présent en tant que
personnage tout au long du roman. Si l’auteur a choisi de commencer son roman en
roumain, c’est parce que le texte fait remonter des images enfouies dans sa mémoire, or
ces images-fantasmes appartiennent à un horizon culturel et linguistique autre que le
français. Or, il veut entrer dans la langue française purifiée, délivrée de ses anciens
fantasmes. Après de longues années d’attente dans l’”antichambre de la langue
française”, il hésite encore à entrer dans la chambre. Mais, petit à petit, il risque de lancer
un mot français par ci, un mot français par là, puis une phrase, puis une autre. Surpris et
ému, l’écrivain se sent renaître dans une langue nouvelle : “innocent”, pur, frais.
C’est comme un retour à l’aube de la conscience, à l’état spirituel primordial. A cheval
sur les deux langues, Tsepeneag fait passer son roumain dans un français de plus en plus
“performant”, pour que dans les derniers chapitres du roman soit mis hors du jeu :
renonçant à l’aide du traducteur, l’auteur se met à écrire directement en français. Cette
démarche linguistique de l’auteur est intégrée dans une démarche scripturale dont la
nouveauté est évidente.
Mais ce qui rend Le Mot sablier tout à fait remarquable c’est son méta-texte. Le
discours théorique parcourt le texte d’un bout à l’autre : l’auteur y évalue les résultats de
sa démarche, examine l’ordonnance du texte, son fonctionnement dans la nouvelle
langue. Par le biais du métadiscours, le français – qui est devenu maître de la situation –
se laisse examiner de l’intérieur et dévoile ses mécanismes, sa structure spécifique, ses
règles et ses exigences. L’ingéniosité de Tsepeneag consiste à inventer des formes de
métadiscours d’une extraordinaire variété, parfaitement intégrées (incastrées) dans le
texte. Voilà une telle forme de métadiscours qui rend compte d’une discussion des clients
du bistrot censée mettre en évidence la spécificité de la démarche auctorielle :
“la littérature nouvelle basée sur un débit plus proche de la modulation orale
que de la déclamation doit se passer de la ponctuation
signifiée
oui il n’y a pas de règles préétablies
alors qu’il [l’auteur] respecte au moins ses propres règles
qu’il respecte les règles qu’il a prescrites lui-même
qu’il soit son propre arbitre
68
l’arbitre de tout cet arbitraire qu’il a introduit
qu’est-ce que vous pouvez répondre à cela
je réponds qu’à partir d’un certain moment l’auteur ne peut pas être
un arbitre même s’il le souhaite
ça veut dire quoi
ça veut dire qu’il a déclenché un mécanisme auquel il doit se soumettre,
sinon qu’il se démente, c’est tout
alos il n’y a plus de place pour les fantasmes
mais n’oubliez pas qu’il veut se débarrasser de toutes ces images, de
toutes ces fantasmes
qui de tous ces fantasmes, justement pour pouvoir écrire dans une autre
langue
où il renaîtra innocent
et il le fait au fur et à mesure
tiens
plus son texte avance moins il y a à traduire”5.
Il y a là une description très précise de la démarche linguistique et scripturale de
l’auteur en tant que prise de possession progressive de sa nouvelle langue. Il est
intéressant à remarquer que la langue du métatexte est toujours le français et que le
métadiscours parle non seulement de l’écriture du texte, mais aussi de son passage par le
sablier du traducteur. Le Mot sablier est à ce propos l’aventure de la traduction du livre.
C’est l’histoire de la trahison que représente fatalement toute traduction. Le
personnage-traducteur (Alain Paruit — le traducteur réel des livres de Tsepeneag du
roumain en français) cite notamment l’opinion exprimée par Tsepeneag lui-même dans
un article sur la traduction. Opinion autorisée, vu que Tsepeneag avait traduit en roumain
des centaines de pages de littérature française :
“Le livre n’est pas tout à fait le mien. Comme tous les livres que j’ai publiés en
France. Ils sont aussi les livres de mon traducteur. C’est lui qui a offert un corps,
chair et os. Ce que l’on appelle dans une certaine certaine critique moderne, la
matérialité du texte. Ce livre n’est pas du tout le mien. Je n’y retrouve pas mes
mots, je n’y figure que sur la couverture : un simple nom”6.
Et le traducteur d’enchaîner, en justifiant cette “trahison” : pourquoi ne pas
supprimer quelques mots, quelques phrases ? : “Un travail de jardinier. Amical mais
ferme. Arracher les mauvaises herbes, couper les branches sèches, élaguer un peu”. Cela
revient à écarter les “répétitions injustifiées” et les “vulgarités” ou les “jeux obscurs”,
réécrire certaines scènes équivoques. C’est rendre service à l’auteur, du fait que le
traducteur-jardinier parvient à atténuer sinon à effacer les ambiguïtés. du texte, voire à
normaliser le texte. Aussi la structure du roman repose-t-elle sur la tension entre deux
démarches contraires, l’une – celle du narrateur – favorisant l’écart par rapport à la norme
– celle du traducteur – favorisant une écriture conforme aux normes.
Cette même tension se retrouve au niveau du rapport entre le roman qu’on est en
train d’écrire/traduire et son modèle – le nouveau roman français. Les “débats
théoriques” surgis au coeur même du récit (les personnages – clients du bistrot –
discutent et jugent en permanence le roman de Tsepeneag en le rapportant au roman
traditionnel ou au nouveau roman) mettent en évidence l’opposition entre deux séries
paradigmatiques : cohérence - équilibre - ordre - rigidité (le nouveau roman) vs.
69
incohérence - déséquilibre - désordre - oscillation (le roman de Tsepeneag). En énonçant
l’opposition, le métatexte exprime la conscience de la différence du roman de Tsepeneag
par rapport à son modèle. Il s’agit cependant d’une prise de conscience ironique car, en
fait, incohérence et le désordre représentent en l’occurrence la condition sine qua non de
l’instauration d’une forme nouvelle de cohérence textuelle.
Le métadiscours ayant pour objet le texte, sa traduction et sa valeur témoigne du
fait que pour l’auteur roumain exilé dans la langue française, le problème n’est pas
d’écrire purement et simplement dans cette nouvelle langue. Il s’agit, bien au contraire,
de s’interroger continuellement sur cette langue, sur la manière de l’illustrer le mieux
possible et, fatalement, sur l’impossibilité d’accéder à une telle perfection. Ecrire dans
une nouvelle langue, c’est s’assumer l’incertitude et l’attente qui marquent la quête de la
perfection. Cela revient à refuser implicitement une perfection illusoire. C’est la
conclusion même du roman : “je ne sais pas comment finir, où mettre le point final. Après
quelle phrase. Après quel mot. Je regarde et j’attends. Je ne sais pas exactement quoi”7.
Le roman se termine sur cette attente, comme s’il allait être continué un jour. En
attendant, les questions sont toujours là. L’auteur qui “a sacrifié le lecteur roumain sur
l’autel de la littérature française” est-il devenu vraiment un écrivain français ? S’est-il
complètement libéré de la langue roumaine ? De ses fantasmes ? Et enfin, à quoi sert
l’exil linguistique ? Questions inquiétantes aussi bien qu’insolubles. Toujours est-il
qu’une telle instance narrative au statut problématique exige un type de lecture beaucoup
plus active et plus complexe que celle exigée par le nouveau roman de Robbe-Grillet par
exemple. Le critique québécois Richard Saint-Gelais, dans un commentaire très
intéressant portant sur l”’effervescence” linguistique et sémantique du roman Le Mot
sablier et sur la complexité des “opérations lecturales”8, met en évidence — par une
analyse effectuée au niveau des réseaux paradigmatiques — les performances
linguistiques de l’écrivain dans la perspective de l’existence d’un lecteur capable de
prendre ces performances à son compte. Le critique québécois cite le texte suivant tiré du
roman de Tsepeneag :
“il pleut. les poules se serrent frileuses dans un coin de la basse-cour : quelquesunes se sont refugiées dans le poulailler. Le coq (...) rentre aussi dans le
poulailler. seule la chèvre reste dehors. contemple un trognon de chou et ne
semble pas vouloir déménager."
Le lecteur est censé retenir tout d’abord la description d’une scène qui se passe un
jour de pluie, ensuite l’usage un peu particulier de la ponctuation. Mais, en établissant des
connexions entre certaines unités lexicales du texte, il peut faire surgir une formule qui
n’apparaît pas dans le texte : “ménager la chèvre et le chou”. Or, ce qui est remarquable,
à l’avis du critique québécois, ce n’est pas seulement l’incongruité de cette formule, mais
surtout les modalités de son élaboration, c’est-à-dire le processus de ruptures (déménager) et d’assemblages (chèvre-chou) mis en oeuvre par le lecteur, sans que la
structure sémantique du texte lui offre des indices précis en ce sens. Aussi ne s’agit-il pas
simplement d’un jeu de mots mais bien d’un “jeu de mots où l’intervention de la lecture
apparaît décisive”9.
C’est reconnaître implicitement la relation tout à fait particulière de Tsepeneag à
la langue française. Contrairement au roman de Robbe-Grillet qui exige non pas un
interlocuteur cultivé, mais un lecteur qui accepte de se libérer des préjugés et des
70
contraintes imposés par la tradition, le roman de Tsepeneag exige un lecteur capable et
désireux de mettre en oeuvre sa compétence linguistique et culturelle.
Cette initiative que Tsepeneag accorde à la langue aussi bien qu’au lecteur est le
signe de la liberté acquise par l’auteur à l’intérieur de da nouvelle langue : liberté de la
manier à sa guise, de jouer avec elle, en misant sur la complicité du lecteur.
Le Mot sablier appartient structurellement au nouveau roman. Avec, en plus, un
métatexte portant sur le (nouveau) roman, sur le roman que le narrateur est en train
d’écrire, sur la traduction (en général), sur la traduction qu’on est en train de lire. Quant
au narrateur, engagé dans un processus rigoureux de textualisation de la réalité
extratextuelle et hanté par les problèmes ardus de l’écriture moderne (de sa propre
écriture), il n’en a pas moins, à l’égard de ce même processus et des mêmes problèmes,
une attitude décontractée, ironique, voire ludique.
C’est en cela que réside, à notre avis, la contribution la plus importante de
Tsepeneag au Nouveau Roman. Il fait sortir celui-ci de l’âge de la modernité caractérisée
par une pensée oppositionnelle qui sépare nettement l’ancien et le nouveau, l’ordre et le
désordre. Or, le roman de Tsepeneag représente, comme toute oeuvre postmoderne, le
reflet esthétique d’une pensée paradoxale. Son texte est cohérent et incohérent à la fois. Il
renvoie simultanément à des catégories telles ordre et désordre, équilibre et déséquilibre,
clarté et ambiguïté. Sa forme moderne est parfaitement compatible avec les formes
précédentes. Autrement dit, c’est un roman qui assume la complexité du texte
postmoderne, mais aussi les risques de parier sur la postmodernité. Et qui gagne le pari.
NOTES
1
Une modalité artistique, Table ronde, in “Amfiteatru”, déc. 1968, nº 36, p. 596-597.
2
D. Tsepeneag, Un român la Paris, Editura Dacia, 1993.
3
J. Ricardou, La Recherche de Tsepeneag, in “Le Monde”, 20 sept. 1973, p. 25.
4
La vieille ballade roumaine Mioritza (L’Agnelle) raconte l’histoire d’un berger
assassiné par ses deux camarades jaloux de la beauté de ses troupeaux. Quoique informé
de l’intention meurtrière de ses camarades par une agnelle, sa préférée, le berger accepte
le sort qui l’attend, parce qu’à ses yeux la mort représente un cérémonial grandiose
d’épousailles avec le cosmos.
5
Cuvântul nisiparni]ã (Le Mot sablier), Ed. Univers, col. Ithaca, 1994, p. 32-33.
6
ibid., p. 79.
7
ibid., p. 91.
8
R. Saint-Gelais, Châteaux de pages, Editions Hurtubise, Québec, 1994, p. 95-98.
9
R. Saint-Gelais, op. cit., p. 96.
71
TISSER - METISSER : UNE IMAGE ROUMAINE
DE LA FRANCOPHONIE
par
MARGARETA GYURCSIK
Le roman Pigeon vole, publié en 1989 aux éditions P.O.L. par Dumitru Tsepeneag
(sous le nom d’Ed Pastenague, anagramme de son propre nom), présente d’une manière
autrement intéressante la problématique du métissage culturel dans l’espace francophone.
C’est un cas exemplaire d’écriture postmoderne impliquant une nouvelle manière de
s’interroger sur la relation de l’écrivain à la langue. Nous considérons, avec Lise Gauvin,
que l’existence d’une telle interrogation – fût-elle moderne ou postmoderne – est due à la
“surconscience linguistique” qui “affecte à des degrés divers les écrivains des littératures
francophones” en les poussant à réfléchir sur “la manière dont s’articulent les rapports
langues/littératures dans des contextes différents” et sur “les relations généralement
conflictuelles” entre les langues1. La “surconscience linguistique” installe l’écrivain
francophone dans “l’univers du relatif” où tout est à interroger et à reconquérir, y compris
la langue2. Si on admet, avec Lise Gauvin, que “l’écrivain francophone est, à cause de
sa situation particulière, condamné à penser la langue”3, on doit ajouter qu’il est
condamné implicitement à s’interroger sur les stratégies langagières qu’il lui faut adopter
afin de s’approprier la langue française et l’écrire autrement.
Dumitru Tsepeneag fait partie, lui, des écrivains ayant choisi la France comme
terre d’exil et le français comme langue d’écriture après avoir été obligés de quitter leur
pays d’origine à la suite de quelque “grand dérangement” comme il y en a eu tant au XXe
siècle. Pour la plupart d’entre eux le français a gardé le prestige d’une grande langue de
culture, voire d’un “objet d’art à admirer, à savourer, à chérir”4 mais qui reste, somme
toutes, étranger. Du coup, écrire en français ne veut nullement signifier s’adonner à des
exercices d’admiration” censés perpétuer une illustre tradition. C’est vivre une relation
tensionnée, souvent dramatique, à une langue qu’on fait sienne mais qui se donne comme
étant toujours à reconquérir. Citons à ce propos le cas de Panait Istrati, l’écrivain roumain
qui, dans les années 1920 s’était mis à écrire en français à l’âge de trente-cinq ans poussé
par son ami Romain Rolland. Il était parvenu à une maîtrise parfaite de la langue
française et ses récits qui rendaient au public français un univers spécifiquement
balkanique avaient attiré l’attention par l’originalité d’une syntaxe “volontiers
percutante” et “bellement articulée” (c’est un Français qui le dit !5). Cependant Istrati
avait assimilé son expérience scripturale française à une démarche extrêmement difficile,
dangereuse et douloureuse : “J’avance comme une taupe obligée de monter un escalier
brûlant. Je souffre dans tous mes pores”, déclarait-il en mai 19246.
Vingt ans après Istrati, un autre Roumain, Emil Cioran, refait l’expérience de
l’écrivain qui choisit d’écrire en français à un certain âge (trente-sept ans). Cioran s’est
défini lui-même par son paradoxe : un balkanique venu à Paris pour faire des exercices de
style. Et il les a fait quarante années durant. Choqué par ce qu’il a nommé “l’obsession
française du style”7, il est devenu, paradoxalement, un des meilleurs stylistes de la langue
française et un des plus grands moralistes français de ce siècle. Cependant, à partir du
72
moment où il décide d’en finir avec sa langue maternelle, c’est le cauchemar qui
commence, vu l’effort que lui coûte d’écrire dans une langue trop “noble”, trop
“distinguée”, trop “nette” à son gré et tellement différente de sa langue maternelle –
langue “extrêmement élastique” et dont “on peut faire ce qu’on veut”8. Malgré ses
performances en tant qu’auteur français, il a ressenti d’une manière dramatique son
étrangeté par rapport à la langue française : celle-ci est toujours restée pour lui “cet
idiome d’emprunt”, foncièrement paradoxal, “avec tous ces mots pensés et repensés,
affinés, subtils jusqu’à l’inexistence, courbés sous les exactions de la nuance, inexpressifs
pour avoir tout exprimé, effrayants de précision, chargés de fatigue et de pudeur, discrets
jusque dans la vulgarité”9. Il déclare n’avoir jamais pu s’accommoder à “l’élégance
exténuée” de cette langue qui lui “donnait le vertige” et alimentait le “complexe du
métèque” dont il souffrait.
Le malais physique d’Istrati, le “vertige”, le “cauchemar”, les “complexes” de
Cioran sont autant de signes qui témoignent des difficultés à s’approprier une langue
dont on connaît non seulement les rigueurs, mais aussi l’incompatibilité avec la “langue
d’intériorité et d’affectivité”10 qui vient d’ailleurs. Assia Djebar parlait récemment à ce
sujet d’une conscience de l’extériorité des mots par rapport à celui qui écrit ou parle
français “au dehors”11. Or, paradoxalement, il y a des cas, celui de Cioran notamment, où
l’attachement à la langue française est dû à incompatibilité même. C’est un défi qui
consiste à écrire dans une langue que l’écrivain considère comme étant aux antipodes de
sa “nature”, de ses “débordements”, de son “moi véritable”12. Et, ce qui plus est, il doit
s’adonner à un “exercice d’ascèse” afin de parvenir à écrire aussi bien, sinon mieux que
les Français eux-mêmes. La réussite n'atténue pas pour autant le sentiment d’étrangeté et
d’extériorité par rapport à la “langue d’emprunt”. Citons Cioran une fois de plus :
“Si l’on pouvait enseigner la géographie au pigeon voyageur, du coup son vol
inconscient, qui va droit au but, serait chose impossible (Carl Gustav Carus).
L’écrivain qui change de langue se trouve dans la situation de ce pigeon savant et
désemparé”13.
Il faut pourtant remarquer que les difficultés d’écrire dans leur nouvelle langue
résultent également du type de pratique scripturale illustrée par Istrati et Cioran. Il s’agit
d’une démarche centrée sur le référent – une réalité socio-historique et culturelle bien
déterminée dans le cas de Panait Istrati, une morale bien particulière dans le cas de
Cioran – et sur le sens métaphysique produit par une telle pratique référentielle. Dans
cette perspective, le comportement linguistique de l’écrivain francophone rejoint
le comportement de tout écrivain qui se trouve en situation de représenter une réalité
extérieure à l’écriture ou, autrement dit, de transformer en langage une réalité
extralinguistique. C’est un comportement fondé sur une certaine méfiance à l’égard de la
langue censée rendre difficile, à cause de ses ambiguïtés et de ses imperfections, la
reconstitution fidèle du référent et la communication exacte du sens. Aussi la relation
tensionnée de l’écrivain "réaliste” à la langue est-elle engendrée par la difficulté
généralement éprouvée de faire revivre par le langage une réalité qui lui est extérieure.
On observe cependant en cette fin de siècle une tendance de plus en plus marquée
de la part des écrivains à détensionner et à “dédramatiser” leur relation à la langue. Ce
phénomène est surtout visible chez les écrivains dont la démarche scripturale ne consiste
plus à faire revivre par la langue, mais à faire vivre la langue. La nouvelle relation à la
langue est une relation ludique fondée sur le développement généralisé du code ironique
73
et sur l’attitude décontractée propres, selon certains théoriciens14, à la culture
postmoderne. Si l’on admet, avec Rorty15, que la postmodernité se définit par “la fin de la
métaphysique” et l’avènement d’une “philosophie pragmatique” fondée sur les “jeux du
langage”, on est amené à constater que la culture postmoderne tend à installer l’écrivain à
l’intérieur de la langue, là où il puisse échapper à l’obsession du référent et de la réalité
extérieure afin d’interroger et de transformer la langue d’écriture même.
C’est d’une telle expérience scripturale que se réclame Dumitru Tsepeneag qui vit
en France depuis 1975 et qui, tout comme Istrati et Cioran, a commencé à écrire en
français assez tard, après ses débuts roumains marqués par l’influence du textualisme et
du Nouveau Roman français. Il a continué d’écrire en roumain dans les premières années
de son exil français. Il s’est condamné à une “longue attente dans l’antichambre de la
langue française” parce qu’il voulait entrer dans sa nouvelle langue purifié, délivré des
fantasmes appartenant à son espace culturel d’origine. Il voulait, en d’autres mots, entrer
dans la langue française après s’être débarrassé de toute charge métaphysique.
Il raconte l’expérience de son passage d’une langue à une autre dans Le Mot
sablier, roman bilingue qui commence en roumain pour qu’à partir d’un certain moment
le français s’insinue dans le texte et l’emporte finalement sur le roumain. En utilisant la
technique du Nouveau Roman, notamment la reprise avec variations de quelques scènes
qui constituent le niveau de l’action, Tsepeneag y décrit en fait sa démarche scripturale et
linguistique en tant que prise en possession progressive de sa nouvelle langue. Son
ingéniosité consiste à inventer des formes de métadiscours d’une grande variété,
parfaitement encastrées dans la narration. Par le biais du métadiscours, le français se
laisse examiner de l’intérieur et dévoile ses structures spécifiques, ses règles et ses
exigences, telles qu’elles sont perçues par l’écrivain bilingue qui transforme son “exil”
dans la langue française en une exploration ludique de cette même langue. C’est un jeu
sans fin qui refuse de s’arrêter sur quelques certitude illusoire :
“Je ne sais pas comment finir, où mettre le point final. Après quelle phrase. Après
quel mot. Je regarde et j’attends. Je ne sais pas exactement quoi”16.
Le roman se termine sur cette attente. En attendant, les questions sont toujours là,
inquiétantes et ironiques en même temps : L’auteur qui “a sacrifié son lecteur roumain
sur l’autel de la littérature française” est-il devenu vraiment un écrivain français ? Est-ce
qu’il s’est complètement libéré de la langue roumaine ? De ses fantasmes ? Et, enfin, à
quoi sert l’exil linguistique ? Dans un commentaire très intéressant portant sur
“l’effervescence” linguistique et sémantique de ce roman, le critique québécois Richard
Saint-Gelais met en évidence les performances linguistiques de l’écrivain qui exigent
l’existence d’un lecteur capable et désireux de mettre en oeuvre sa compétence
linguistique et culturelle17. C’est reconnaître implicitement la relation particulière de
Tsepeneag à la langue française, relation fondée sur la liberté acquise par l’auteur à
l’intérieur de sa nouvelle langue : liberté de la manier à sa guise, de jouer avec, en misant
sur la force libératrice de l’ironie et sur la complicité du lecteur. Le “mot sablier” de
Tsepeneag, c’est précisément le mot qui se transforme sans cesse en d’autres mots, d’une
autre langue ou de la même, sans faire souffrir pour autant l’écrivain qui mène le jeu.
Cette liberté prend des formes autrement intéressantes dans Pigeon vole, roman
écrit intégralement en français et publié en 1989 sous pseudonyme. En fait, le
pseudonyme – Ed Pastenague – est un jeu de langage : c’est l’anagramme du nom de
Tsepeneag. Celui-ci n’a pas l’intention de se cacher derrière Ed Pastenague :
74
“Ce nom s’est glissé sous sa plume à l’instant précis où le blanc de la feuille lui
devenait insupportable et que, pour le noircir, il jouait avec son propre nom en le
faisant culbuter dans tous les sens. Ce n’est donc pas un pseudonyme, mais tout
simplement le début du livre : un vocable matriciel qui a permis et engendré tout
le reste”18.
Le titre du roman a la même fonction matricielle. “Pigeon vole” c’est ce que le
narrateur voit en regardant par la fenêtre au moment où il commence à écrire son texte.
Aussi la première phrase du roman, “Je regarde par la fenêtre” n’est-elle pas l’annonce
d’une narration à fonction mimétique. “Ce qui compte se trouve sur la page et non en
dehors”19, déclare le narrateur qui rejette la mimésis et dresse un portrait de l’écrivain
réaliste digne des Caractères de La Bruyère :
“Il pense entretenir l’illusion du réalisme par la minutie de la description et prête
aux mots concrets la force magique de faire apparaître sous le nez du lecteur les
choses qu’il désignent. (...) Il se prend pour un fin observateur de la vie
quotidienne. Il n’est pas pour rien le gardien d’un théâtre !... mais il fait plutôt
figure de photographe ambulant. Il reste à la surface des choses, ne cherche pas à
approfondir. (...) Il n’est qu’un comptable des gestes. Un gestionnaire.” (150)
“Comptable des gestes”, “gestionnaire” – jolies formules et combien ironiques
pour définir l’écrivain réaliste !
Ed Pastenague, lui, ne veut pas “bercer d’illusions” ses lecteurs. Il écrit rien que
l’histoire d’un homme (le narrateur lui-même) qui tape à la machine le roman qu’on est
en train de lire. Cela n’est pas nouveau. La réflexion du narrateur sur le texte qu’il est en
train d’écrire n’est pas nouvelle elle non plus. Ce qu’il y a de nouveau, c’est la manière
dont les êtres et les choses évoquées acquièrent une existence purement scripturale, de
même que les implications “francophones” de ce processus. Par un jeu ingénieux de
miroirs, les signes de l’écriture se reflètent les uns dans les autres, signifient les uns par
rapport aux autres, en se métamorphosant sans cesse. Tels les pigeons qui volent que le
narrateur voit de sa fenêtre et qui renvoient au jeu d’enfants appelé notamment “pigeon
vole”, ce qui déclenche des souvenirs d’enfance et ainsi de suite. Ou tels cette voisine
d’en face qui, “obéissant à une sorte de tradition” sort avec son pékinois à cinq heures
pile, mais qui n’en finit pas de sortir de chez elle par la faute du narrateur dont l’écriture
avance en revenant toujours sur ses pas. La voisine s’appelle Maryse (marquise oblige !),
elle est veuve de Jean-Jacques qui est frère d’Héloïse, ce qui engendre fatalement un
Rousseau disséminé dans tout le texte. Le pékinois de Maryse, qui est une chienne,
s’appelle Valérie, ce qui engendre tout aussi fatalement un Paul Valéry disséminé à son
tour dans le texte avec ses “cahiers”.
C’est que pour Tsepeneag/Pastenague la littérature est affaire de langage. Son
narrateur est en situation de recomposer le monde à sa guise, en coupant ses attaches
référentielles et en favorisant le jeu intertextuel, pratiquement illimité, qui repose sur
l’appropriation sans complexes de la langue et de la littérature françaises. Cela ne va pas
sans une prise de conscience ironique des difficultés inhérentes à un tel type d’écriture.
D’où l’image du texte-brouillon qui hante le récit. Le narrateur décrit son écriture comme
étant faite de biffures, ratures, reprises, de questions sur ce qu’on doit ou on ne doit pas
écrire. Submergé de temps en temps par le désir de tout effacer afin de repartir à zéro, le
narrateur nous offre le “beau brouillon” autoironique d’une écriture aux prises avec la
prolifération inquiétante de ses propres signes. La page d’écriture de
75
Tsepeneag/Pastenague est un espace fascinant qui se donne à la fois comme résultat –
toujours provisoire – d’une opération scripturale et comme description – autoironique –
de cette opération. Il y a là une prise de conscience du sujet humain qui s’insinue dans le
texte pour l’empêcher de fonctionner tel “la machine à obtenir des rapprochements
imprévus” dont parlait Jean Ricardou à propos de romans antérieurs de Tsepeneag écrits
selon les techniques du Nouveau Roman20. La modernité n’exclut pas, cette fois-ci, la
coexistence du jeu textuel et de la subjectivité :
“Cette page, c’est râpé : pleine de ratures, de rajouts encerclés en guise de
bulles et entraînés dans le flux général à l’aide de lignes crochues, de flèches et
d’autres signes indicateurs, correcteurs, le tout à chaque instant menacé par
une nouvelle biffure, cette fois-ci définitive. Définitive ? (...)
Je devrais la froisser, la déchirer et la jeter à la corbeille. Ou bien la recopier en
corrigeant par-ci, par là, la raccommoder et faire en sorte que les contradictions
puissent s’accorder plus ou moins. (...)
Mais je suis trop flemmard. Et je manque d’imagination. Pour ne pas dire que ce
serait peut-être une imprudence de ma part : promettre monts et merveilles dans
ce langage de nouvelle cuisine, ce n’est pas la meilleure tactique pour attaquer
un texte. Que faire ?”
On est bien loin de l’écriture omnisciente et présomptueuse, forte de ses
certitudes, fussent-elles celles d’un Balzac ou d’un Nouveau Romancier. “Précaire et
fragile, décousu mais soucieux de cohérence, le roman d’Ed Pastenague est à l’image
d’une certaine vie, celle toujours singulière de l’homme qui reprend toujours à nouveau le
geste d’écrire et de s’écrire”21. Selon Pastenague, “notre pensée est vouée à la rature, nos
paroles ne sont que provisoires et jamais tout à fait propres, précises, l’écriture n’est
qu’un bégaiement de l’être” (13), tandis que la littérature elle-même “ne peut réellement
exister qu’en se mettant en question” (86). En l’occurrence, l’écriture de Pastenague
engendre à chaque pas des réflexions ou des questions, sérieuses ou ironiques, portant sur
l’écrivain, le roman, la littérature et son lecteur, sur l’écriture elle-même ou bien sur
maintes obsessions de notre époque : la disparition bruyante de la Littérature, l’agonie
de l’écrivain mortel remplacé par l’ordinateur qui est, lui, “propre et immortel”, la
trahison du lecteur, etc.
Cependant l’écriture de Pastenague, déstructurée, fragmentaire, consciente de sa
relativité qu’elle assume ironiquement n’en exprime pas moins la volonté de retrouver
l’unité et la cohérence. D’où son caractère paradoxal reposant sur une perception
contradictoire du récit/du langage/du sens comme étant produits simultanément par un
mouvement de pulvérisation et de structuration :
“J’aimerais comparer le fragment à une fronde, à une arbalète, à un canon. Ou
bien carrément à un lance-missiles ! Non seulement il lance loin le sens dont il est
chargé, mais aussi dans plusieurs directions à la fois. Il arrose en tournoyant.”
(28)
vs
“Le fragment est une pièce de domino, de mah-jong, elle attend les autres pièces
et d’une certaine manière on peut dire qu’elle les attire.” (42-43)
L’originalité du roman réside notamment dans la manière dont le narrateur tente
de renfermer le mouvement centrifuge de l’écriture dans un système, sans arrêter pour
autant le tournoiement du sens et du langage. Fidèle à la pratique textualiste,
76
Tsepeneag/Pastenague “tisse” son texte en combinant les fils les plus divers, afin
d’obtenir une “tapisserie”, c’est-à-dire une structure, un système qui utilise l’alphabet de
la métaphorisation textuelle, bien connu à tous ceux qui sont passés par les écoles
théoriques des années soixante. A partir de cet alphabet, le narrateur-tisserand construit
un texte qui, tout en se repliant sur lui-même, n’en est pas moins pour autant un “système
ouvert” favorisant non pas une réflexion narcissique de l’écriture sur son propre
mécanisme, comme cela arrivait dans les textes des années soixante, mais un dialogue
intertextuel et interculturel à vocation universelle. Tsepeneag est un textualiste “fin de
siècle” sensible à la diversité des cultures, un textor mundi qui tisse son texte avec ceux
de Rousseau, Valéry, Mallarmé, Pascal, Dumas, Flaubert, Nabokov, Chamoiseau, de
Tsepeneag lui-même. On peut noter à ce propos quelques performances tout à fait
remarquables : la re-écriture d’un passage des Confessions, notamment l’histoire du
peigne cassé qui devient l’histoire du kimono taché (97-100) ou le délire scriptural en
créole qui renvoie à l’écriture baroque de Chamoiseau. Le résultat, c’est une tapisserie
tissée à l’échelle du monde :
“Le tisserand qui, dans son écriture bien plus compliquée qu’un simple tissage,
brouille ses fils et les laisse s’échapper peut soupçonner sa propre navette et lui
en vouloir. Mais à tort ! Car celle-ci, dans son va-et-vient, n’est capable que de
lui cacher ce petit secret de Polochinelle : de toute façon les fils dépassent le
métier à tisser, ils se prolongent au-delà du tisserand, de son atelier, ils en sortent
et ils s’enchevêtrent au fur et à mesure qu’ils traversent la vie et la ville jusqu’à
d’autres tisserands (encore moins vigilants ?) qui à leur tour sont débordés par ce
qu’ils prennent pour leurs propres fils : on s’entretisse tous dans cette tapisserie
sans fin.
Un tisserand tissé jusqu’à métissage...” (94).
Tissage - métissage : en effet, le texte - tapisserie de Pastenague est tissé dans un
“atelier d’écriture” par Ed – le narrateur blanc et trois autres Ed, ses amis d’enfance qui
l’aident : Edmond – le nègre antillais, Edgar – la jaune, demi-vietnamien et Edmond – le
rouge, secrétaire de cellule. “Echange de lettres, de questions, de coups de téléphone, de
critiques, de rencontres, d’injures : l’atelier d’écriture est à l’oeuvre. A travers une
succession de scènes désopilantes d’invention et d’humour se dessine la saga multiraciale
de plusieurs familles : vietnamienne, martiniquaise, arabe, anglaise et même française”22.
Ed – le blanc mène le jeu, arrange dans son texte les textes envoyés par ses aide de toutes
les couleurs, impose son autorité, ce qui n’empêche pas les trois autres Ed de “dérailler”,
c’est-à-dire de prendre des initiatives, en sortant de leur rôle préétabli et en faisant valoir
leur propre écriture. Aussi le narrateur blanc voit-il sa suprématie vaciller du fait qu’il est
en situation de partager sa narration et son français avec les autres narrateurs venus de
tous les horizons et parlant/écrivant le même français – ou peut-être un autre ? Ce qui
l’amène à se demander ironiquement “à qui appartient la langue française”. La question
est bien rhétorique, car Tsepeneag ne pose plus le problème de la relation à la langue en
termes de conflit ou d’opposition insurmontables. Bien au contraire, il imagine un jeu
scriptural qui fait éclater la diversité des langues françaises et donne à chacune la chance
de dire/d’écrire simultanément sa différence et son universalité. La question est bien
ironique aussi, car le narrateur participe, décontracté et amusé, au jeu scriptural qui
consiste dans le partage d’une même langue qui est toujours autre.
77
Serait-ce trop oser que de voir dans le tissage-métissage réalisé par ces narrateurs
multicolores – tels une “véritable publicité Benetton” – une métaphore de la francophonie
? La francophonie n’est-elle pas, elle aussi, un texte ample et divers, multicolore et
mouvant, désireux de connaître sa diversité en faisant dialoguer les différents textes qui le
composent ? Dans le récit spéculaire de Tsepeneag/Pastenague, la francophonie, c’est
aussi le discours sur la “fraternité des couleurs” (91), l’égalité et le métissage des races.
Et c’est toujours comme une image de la francophonie selon Tsepeneag qu’on
peut lire une des “métaphores obsédantes” de son texte, notamment la partie d’échecs
entre les Noirs et les Blancs, où la victoire semble incliner du côté des Blancs mais où il
peut arriver qu’un jeune métis remporte une victoire éclatante sur le vieux champion
blanc.
Aussi pouvons-nous conclure que Pigeon vole représente, à côté d’autres oeuvres
francophones importantes de cette fin de siècle, une chance donnée à la langue française
de favoriser, après des siècles de centralisme hexagonal, la quête d’une identité neuve,
“sensible à la diversité du monde”23. Il s’agit d’une quête placée sous le signe ironique de
la question que Tsepeneag/Pastenague fait voler comme un pigeon à travers son roman :
“A qui appartient la langue française ?”
NOTES
1
Lise Gauvin, “Glissements de langue et poétiques romanesques : Poulin, Ducharne,
Chamoiseau”, Littérature, nº 101, Paris, Larousse, 1996, p. 6-7.
2
Cf. L. Gauvin, op. cit., p. 8.
3
Ibid., p. 7.
4
Nous empruntons cette expression à Louise Peloquin, “L’image de la langue française
dans dix romans franco-américains”, in Littérature de langue française en Amérique de
Nord, Poitiers, La Licorne, UFR Langues Littératures, 1993, p.276.
5
Notamment Louis Bovey dans son Introduction à Panait Istrati, Oncle Anghel, Tsatsa
Minka, Lausanne, Rencontre, p. 10.
6
Voir la revue Adevărul literar şi artistic, nº 179, 1924.
7
Cf. “Entretien avec J.-F. Duval”, 1979, in E. M. Cioran, Oeuvres, Paris, Gallimard,
Quarto, 1995, p. 1751-1752.
8
Ibid., p. 1746.
9
Histoire et utopie, Gallimard, Folio/Essais, 1960, p. 9-10.
10
Nous empruntons cette expression à Assia Djebar, “Territoires des langues : entretien”,
Littérature, nº 101, Paris, Larousse, 1996, p. 84.
11
Ibid., p. 79.
12
Cf. E. M. Cioran, Exercices d’admiration, in Oeuvres, éd. cit., p. 1630.
13
Ebauche de vertige, in Oeuvres, éd. cit, p. 1443.
14
Voir, entre autres, Gilles Lipovetsky, L’ère du vide, Essai sur l’individualisme
contemporain, Paris, Gallimard, Folio, 1983.
15
Voir son débat avec Lyotard dans Critique, nº 456, mai 1985, p. 559-584.
16
Dumitru Tsepeneag, Cuvântul nisiparniţă (Le Mot Sablier), Bucarest, Univers,
collection “Ithaca”, 1994, p. 91.
17
Cf. R. Saint-Gelais, Châteaux de pages, Québec, Ed. Hurtubise, 1994, p. 95-98.
18
Présentation sur la couverture de Pigeon vole, Paris, POL, 1989.
19
Ed Pastenague, Pigeon vole, éd. cit. Toutes les citations renvoient à cette édition.
78
20
Cf. Jean Ricardou, “Les Recherches de Tsepeneag”, Le Monde, 20 septembre 1973, p.
25.
21
Patrick Kéchichian, “Le bocal agité d’Ed Pastenague”, Le Monde, 27 octobre 1989.
22
P. Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard, 1992, p. 243.
LA LITTÉRATURE ROUMAINE D'EXPRESSION FRANÇAISE
À TRAVERS LE PROJET LIROM
par
MARIA ŢENCHEA
1. La Roumanie et la francophonie
La culture roumaine s'enorgueillit d'une forte tradition francophone qui a ses
racines aux XVIIIe – XIXe siècles. En Roumanie 1 , le français a toujours été une langue
privilégiée, une langue d’élection.
Comme le précisait l’ambassadeur de France en Roumanie, Bernard Boyer, en
1994, la Roumanie est « un pays qui appartient à la francophonie, où l’usage du français
est très largement répandu ». Selon Andrei Magheru (ancien conseiller aux Affaires
culturelles et à la francophonie à l’Ambassade de Roumanie en France), « en Roumanie,
action culturelle et francophonie sont indissociables, tant la francophilie est une seconde
nature ».
En effet, la culture et la littérature roumaines, à l’époque moderne, ont été très
marquées par l’influence française et beaucoup d’intellectuels roumains, pour diverses
raisons, ont choisi de s’exprimer en français, aussi bien en Roumanie qu’ailleurs.
L’histoire des relations culturelles franco-roumaines constitue un vaste chapitre 2 , dont
nous rappellerons ici, très brièvement, quelques repères fondamentaux.
Le français est la langue d’une grande culture occidentale qui a connu un
immense rayonnement. Au XVIIIe et au XIXe siècles, l’influence française sur la culture
roumaine s’est exercée grâce à des « instruments » assez divers tels que la présence des
Français en tant que secrétaires, précepteurs ou diplomates, en Moldavie et en Valachie
(suite à l’arrivée massive, au XVIIIe siècle, dans les deux principautés roumaines,
d’émigrants français); la présence des Roumains en France (voyages de plaisir et voyages
d’études des fils de boyards) ; l’existence de livres français ayant circulé en version
originale ou traduits en roumain ; la création de spectacles de théâtre en français à Iaşi et
à Bucarest, etc. Le français était d’ailleurs, déjà au XVIIIe siècle, en Europe, la langue
des relations diplomatiques.
Au début de l’État roumain moderne, la France nous a également offert le modèle
de sa démocratie ; les idées politiques françaises ont directement influencé les
79
intellectuels et la classe politique roumaine. Enfin, il ne faut pas oublier le soutien
accordé par la France au jeune État roumain au XIXe siècle.
Le français a également été, pour de nombreux écrivains d’origine roumaine, un
instrument de la liberté d’expression et « une chance de dépasser l’isolement linguistique
» 3 , surtout dans les conditions toutes particulières de l’histoire du XXe siècle, lorsque
beaucoup d’intellectuels roumains ont trouvé refuge en France.
Outre les raisons historiques, politiques et culturelles, c’est aussi le prestige du
français qui a joué et qui est dû aux qualités intrinsèques (clarté, rigueur, etc.) de cette
langue, aboutissement d’un long travail. Au XVIIe siècle, le français était déjà un outil de
communication perfectionné, la « défense » de la langue constituant une véritable
préoccupation sociale. (Pour ce qui est de la langue et de la littérature roumaines, il faut
préciser que l’époque « moderne » ne commence vraiment qu’à la fin du XVIIIe ou au
début du XIXe siècle.)
Il n’est donc pas étonnant que de nombreux écrivains roumains aient choisi de
s’exprimer dans cette langue, en adoptant « cet outil de communication réputé comme le
plus intelligent du monde, qu’est la langue de Descartes et de Pascal, de Racine et de
Mallarmé », selon les mots du poète (et traducteur) Stefan Augustin Doinaş 4 . Et nous
citerons également ici le professeur Mircea Martin, qui écrit : « De même que la culture
qu’elle fonde, la langue française est rationnnelle, rationalisée, rigoureuse» 5 .
On peut enregistrer aussi une perception toute affective et sentimentale de la
langue française, comme c’est le cas pour Anna de Noailles (née princesse Brancovan),
pour laquelle « les mots français sont des violons fiers et nets qui se posent sur le coeur
de l’homme et tendent leurs cordes sous ses doigts ». Car il existe de profondes affinités
culturelles, linguistiques et spirituelles entre les Français et les Roumains, à telle enseigne
que Georges Bengesco, dans son discours de réception à l’Académie roumaine (publié en
1923), affirmait, à propos de Dumitru Golescu : « Il a écrit dans une langue étrangère,
pour autant que l’on puisse dire que le français est une langue étrangère pour les
Roumains ».
On peut donc parler d’une véritable tradition « francophone » en Roumanie, qui
se poursuit de nos jours. La Roumanie a d’ailleurs été acceptée dans la grande famille des
pays déclarés « francophones », ayant le français en partage. On continue à écrire en
français en Roumanie (il s’agit d’oeuvres originales ou de traductions) et l’on peut citer
nombre de publications écrites entièrement ou partiellement en français, ainsi que des
éditions bilingues (ou, parfois, multilingues). Tout cela trahit la volonté des écrivains et
d’autres intellectuels d’entrer dans le circuit international des valeurs pour mieux affirmer
leur identité nationale ; c’est aussi une façon de réagir à toutes les contraintes d’un passé
très récent - encore trop présent dans la mémoire collective et individuelle - qui, pendant
les longues années de la dictature communiste, ont obligé les intellectuels roumains à
vivre à l’écart du monde.
2. La littérature roumaine d’expression française. Bibliographies
Il existe donc un nombre considérable - qui, d’ailleurs, continue sans cesse de
s’accroître - de textes littéraires (ou autres) écrits en français par des Roumains, tant en
Roumanie que dans d’autres espaces de la francophonie. Cependant, la recension de ces
écrits n’est, à ce jour, que partielle. On ne dispose pas d’un inventaire général des oeuvres
roumaines d’expression française pour pouvoir mesurer toute l’ampleur de ce phénomène
80
et pour essayer de mettre en évidence les grandes lignes de la spécificité de cet ensemble
d’oeuvres. Par conséquent l’élaboration d’un tel répertoire bibliographique s’avère
nécessaire, voire indispensable, malgré les immenses difficultés que soulève une telle
entreprise.
La recherche bibliographique, à l’époque moderne, s’est intéressée aux
productions (littéraires ou autres) originellement écrites en français par des Roumains, en
raison de leur nombre et de leur importance pour le développement de la culture
roumaine et des relations franco-roumaines.
Dans une communication présentée lors de la XVIe Biennale de la langue
française (Bucarest, 20-25 août 1995) 6 , nous avons présenté les bibliographies ayant pour
but de recenser ces productions, en étudiant, en parallèle, la démarche de type traditionnel
et la démarche moderne, qui se déroule sous le signe de l’informatique.
La première étape, traditionnelle, a commencé par l’élaboration de plusieurs listes
bibliographiques, se poursuivant par la publication de quelques livres consacrés à la
recherche bibliographique que nous envisageons ici.
Au cours du XIXe siècle (et même avant), on trouve des listes bibliographiques se
rapportant à l’influence de la culture française en Roumanie, établies par des Roumains
ou par des Français 7 ; malheureusement, ces listes comportent beaucoup de lacunes et de
confusions. Au XXe siècle, on peut mentionner les listes bibliographiques que l’on trouve
dans différents ouvrages, mais il faut surtout se rapporter à deux ouvrages d’envergure
consacrés au domaine des relations franco-roumaines. Le premier, intitulé Bibliographie
franco-roumaine depuis le commencement du XIXe siècle jusqu’à nos jours (1895 et
1907), oeuvre de Georges Bengesco 8 , couvre le XIXe siècle, et va jusqu’en 1906, tout en
contenant, aussi, une liste d’ouvrages qui datent d’avant 1800. En fait, G. Bengesco
s’intéresse aux ouvrages relatifs à la Roumanie écrits par des auteurs français et roumains
et qui ont été publiés en France, ainsi qu’aux oeuvres d’auteurs roumains publiées en
France et aux thèses de doctorat soutenues par des Roumains en France; il ne décrit
pourtant pas les oeuvres françaises publiées en Roumanie. Les publications recensées
sont d’une très grande diversité : livres, articles, brochures, thèses de licence et de
doctorat; oeuvres littéraires, relations de voyage, ouvrages historiques, politiques,
religieux, philosophiques, etc. ; éditions critiques, traductions en français d’auteurs
roumains, traductions françaises d’auteurs étrangers faites par des Roumains.
La Bibliograhie franco-roumaine réalisée par les époux Rally 9 reprend et
continue celle de Bengesco, allant jusqu’en 1930. On y trouve la description d’oeuvres
françaises écrites par des Roumains et de publications périodiques franco-roumaines,
ainsi que les références des oeuvres françaises relatives à la Roumanie. La liste des
ouvrages recensés par Alexandre et Getta Hélène Rally est tout aussi diverse et
hétéroclite que celle des ouvrages décrits par G. Bengesco.
Ensuite, pendant soixante ans, aucune recherche importante dans ce domaine,
aucun ouvrage qui fasse suite à ces deux ouvrages de référence. En 1990, on a enfin
envisagé la réalisation d’un projet conçu sur la base des nouvelles technologies : la
création d’une banque de données appelée LIROM devait mettre à profit la véritable
révolution qui s’était produite dans le domaine de l’information.
3. Littératures francophones et informatique. Le projet ORPHÉE – Europe Centrale et
Orientale
81
«Nous nous situons sans doute à une croisée des civilisations – analogue à celle
représentée jadis par l’invention de l’écriture ou de l’imprimerie », écrivait en 1993 JeanClaude Vareille, alors président de l’Université de Limoges 10 . En effet, les nouvelles
technologies se sont imposées dans tous les domaines, y compris dans les études
littéraires. La recherche bibliographique ne saurait, dorénavant, se concevoir autrement
que sur des bases informatisées.
Dans le domaine des littératures francophones, il existe, depuis quelques années
déjà, des bases de données bibliographiques. Le réseau « Littératures francophones » de
l’AUPELF-UREF 11 , créé en 1989, s’était fixé pour objectif de mettre en oeuvre « une
bibliographie systématique, exhaustive et informatisée des littératures francophones »,
c’est-à-dire des littératures « écrites en français hors des limites de l’hexagone » 12 . Le
disque compact ORPHÉE. Volume 1. Bibliographie sur les littératures francophones en
littérature générale et comparée, produit en 1993 par le réseau « Littératures
francophones » de l’AUPELF-UREF dans la collection «Universités francophones –
Nouveaux supports » , fut présenté le 16 octobre 1993, à l’Île Maurice, lors du Sommet
des chefs d’Etat francophones ; il réunit 30000 références bibliographiques sur les
littératures d’expression française de l’Afrique noire (base LITAF), sur les littératures
maghrébines d’expression française (base LIMAG) et sur la littérature d’expression
française de l’Océan Indien (LITOI), consultables en français par l’intermédiaire du
système de recherche documentaire SPIRIT. On pouvait dorénavant imaginer la création
d’une banque générale de références sur les littératures francophones, la construction «
d’une bibliographie générale et idéale » 13 , selon les mots de Jean-Louis Joubert. Il
s’agissait, pour ce faire, de diffuser un masque de saisie qui fût « une mise en facteurs
communs, permettant de prendre en compte tous les paramètres bibliographiques
pertinents, et susceptible d’être modulé en fonction de l’évolution de la recherche » 14 .
On a envisagé également la production d’un deuxième disque compact : Orphée.
Bibliographies sur les littératures francophones en littérature générale et comparée.
Volume 2 (Europe Centrale et Orientale), qui devrait comprendre les bases LIROM,
LIBUL et LITHUN, réunies sous la responsabilité scientifique du professeur Alain
Vuillemin de l’Université d’Artois.
Le projet ORPHÉE (Europe Centrale et Orientale) vise à une meilleure
connaissance des relations intellectuelles et culturelles qui ont pu s’établir, à travers la
littérature en langue française, entre la France et des pays de l’Europe centrale et
orientale tels que la Roumanie, la Bulgarie et la Hongrie. Les objectifs visés sont les
suivants 15 :
-
-
établir des répertoires bibliographiques (signalétiques et analytiques) de tout ce qui a
été publié en français (publications isolées ou périodiques) par des auteurs de
nationalité roumaine, bulgare et hongroise, dans les trois pays en cause, mais aussi en
France ou en d’autres pays ;
constituer à partir de ces répertoires des bases et des banques de données
bibliographiques en langue française ;
assurer la diffusion des bases et des banques de données ainsi constituées via les
nouvelles technologies de la documentation et de l’information (soit sur les réseaux
Internet et Refer et les centres SYFED de l’AUPELF-UREF, soit hors ligne, sur des
supports transportables, sur le modèle du disque Orphée. Volume 1) ;
82
-
contribuer à l’élaboration d’une banque générale de références sur les littératures
d’expression française dans le cadre d’une future « Bibliothèque électronique
virtuelle et universelle » francophone ;
publier une série de bibliographies sélectives ou thématiques (imprimées), en langue
française, sur la production littéraire (d’expression française) roumaine, bulgare et
hongroise, sur le modèle des publications de l’AUPELF-UREF, dans sa collection «
Actualités bibliographiques francophones ».
La Bulgarie – qui a été admise dans la grande famille des pays francophones –
participe au projet LIBUL d’inventaire bibliographique des lettres bulgares en langue
française, réalisé par une équipe de l’Université « Saint Clément d’Ochrid » de Sofia,
sous la direction de M. Stoyan Atanassov. Il faut préciser qu’aucun inventaire de ce genre
n’avait été réalisé jusqu’en 1996 ; il s’agit donc d’un domaine pratiquement inexploré.
On estime à 5000 titres la production bulgare en langue française.
Quant à la Hongrie, qui n’est pas un pays francophone, sa participation au projet
ORPHÉE est justifiée par ce que le professeur Sandor Eckardt 16 a appelé « une adhésion
millénaire des Hongrois à la culture française ». De nombreux hommes politiques,
écrivains ou professeurs hongrois ont publié en français des romans, des pièces de
théâtre, des anthologies, des ouvrages d’histoire et de critique littéraire, ainsi que des
journaux et des revues. Il existe également des répertoires bibliographiques partiels
réalisés en Hongrie. Le projet LITHUN (Littérature hongroise d’expression française)
est en cours de réalisation par une équipe d’enseignants des universités de Szeged et de
Budapest, sous la direction de Mme Noémi Saly, qui se proposent de repérer toutes les
sources d’information de la Bibliothèque Nationale et de la Bibliothèque Universitaire de
Budapest ainsi que de la Bibliothèque Nationale de France, pour identifier et enregistrer
les oeuvres primaires et secondaires écrites directement en français, ainsi que toutes les
publications périodiques et les traductions.
La création d’une base de données sur la littérature roumaine d’expression
française – LIROM – est un projet de bibliographie associé au projet ORPHÉE sur les
littératures francophones en littérature générale et comparée, qui a été conçu (à l’origine)
par le professeur Alvaro Rochetti, responsable du Centre Interuniversitaire de Recherches
sur les Études Roumaines de l’Université de la Sorbonne Nouvelle (CIRER, Paris III) et
par Dragomir Costineanu. Une pré-maquette de LIROM, comprenant environ 1000
références, a été réalisée par l’Université d’Artois, en collaboration avec l’Université de
l’Ouest de Timişoara, et a été présentée à Bucarest en août 1995, lors de la XVIe
Biennale de la langue française.
Ce triple projet sera réalisé en collaboration avec le Centre de Recherches sur les
Textes Electroniques et Littéraires (CERTEL) de l’Université d’Artois (Arras). Les
équipes roumaines, bulgare et hongroise assureront la collecte des références et
l’élaboration des inventaires ; l’équipe française assurera la réalisation et la diffusion des
bases de données corespondantes dans le cadre de l’AUPELF-UREF. Sur le plan
informatique, l’instrument de travail sera constitué par le logiciel de saisie BABINAT.
Selon le professeur Alain Vuillemin, le projet ORPHÉE (EUROPE CENTRALE
ET ORIENTALE) devrait avoir des retombées internationales, permettant de « faire
connaître à tous les pays d’expression française et même étrangère l’ampleur d’une
“francophonie” des pays de l’Europe de l’Est complètement ignorés des bibliographies».
83
4. Le projet LIROM
Comme nous venons de le préciser, dans le cadre du projet ORPHÉE (Europe
Centrale et Orientale) on a envisagé la création d’une base de données sur la littérature
roumaine d’expression française – LIROM (l’initiative étant venue de France). Le projet
LIROM est, actuellement, en cours de réalisation à l’Université d’Artois (Arras), en
collaboration avec l’Université “A.I.Cuza” de Iaşi et l’Université de l’Ouest, à Timişoara,
et avec l’aide de l’Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris III) 17 .
En faisant une estimation sommaire de l’univers documentaire à envisager, A.
Rocchetti et D.Costineanu 18 parlaient de 50000 références d’oeuvres écrites en français et
de 100000 traductions. D’autres estimations vont jusqu’à 200000 références
bibliographiques. Nous pensons qu’il est encore difficile de se prononcer là-dessus.
La pré-maquette de la bibliographie informatisée LIROM, comprenant 934
références, a été réalisée entre 1993 et 1995, grâce à la collaboration entre l’Université
d’Artois, l’Université de Paris Sorbonne (et le centre de recherche en littérature comparée
dirigé par le professeur Pierre Brunel) et l’Université de la Sorbonne nouvelle (et le
Centre Interuniversitaires de recherches sur les études roumaines – C.I.R.E.R, dirigé par
le professeur Alvaro Rocchetti, de Paris III), avec le concours de l’Université Ouest de
Timişoara et du groupe de recherche LIROM. Elle a été réalisée suivant des critères
précis et rigoureux, constitués, en l’occurrence, par le masque de saisie ORPHÉE, élaboré
sous la direction du professeur Alain Vuillemin de l’Université d’Artois, responsable du
C.E.R.T.E.L. (Centre d’Études et de Recherches sur les Textes Électroniques Littéraires).
Générée à l’Université d’Artois, le 25 juillet 1995, la pré-maquette a été présentée le 23
août 1995 à Bucarest, lors de la XVIe Biennale de la langue française (20-25 août 1995).
À cette occasion, nous avons présenté (dans la communication déjà citée) la conception
générale de ce programme et les principaux jalons théoriques présidant à la réalisation de
LIROM, en comparant la démarche traditionnelle, illustrée par les essais antérieurs de
bibliographie dans ce domaine, et la démarche moderne des réalisateurs du projet
LIROM.
Le 24 novembre 1995, le professeur Alain Vuillemin a organisé à l’Université
d’Artois (Arras) une table ronde sur le projet LIROM 19 , ce qui a permis de faire le point
sur la question. L’analyse de la pré-maquette – c’est-à-dire de l’ensemble des références
saisies à ce jour – nous a permis de préciser certains points théoriques et d’envisager
certaines améliorations des modalités pratiques de travail.
Nous nous proposons de présenter ici la conception du projet LIROM, en
essayant de répondre brièvement à quelques questions essentielles, à savoir : qui?, quoi?
et comment?
1. La première question porte sur les « acteurs », sur l’équipe qui travaille à ce
projet. On a essayé de mettre en place un réseau de collaboration entre universités
françaises et roumaines – l’Université d’Artois (Arras), l’Université Paris III et
l’Université de l’Ouest de Timişoara (le Département de français et le Département de
littérature roumaine et comparée) et l’Université «Alexandru Ioan Cuza» de Iaşi. Il s'agit,
principalement, d'enseignants, de chercheurs et d’étudiants de l’Université d’Artois
(Arras) et des Universités de Iaşi et de Timişoara, mais on pourra y associer aussi d'autres
personnes avisées, tels que bibliothécaires, documentalistes, collectionneurs 20 ou autres,
tant en France qu'en Roumanie.
84
2. La deuxième question comporte deux volets: a) quelles sont les sources
d'information? et b) comment constituer le corpus?
Nous précisons que l’on utilisera deux catégories de sources, qui permettent
d'avoir soit une connaissance directe des ouvrages à recenser (sources directes), soit une
connaissance indirecte, relevant de la pure intertextualité (sources indirectes), à travers
les références que l’on peut trouver dans divers ouvrages et publications tels que :
bibliographies, encyclopédies ou dictionnaires, ouvrages de critique littéraire ou histoires
de la littérature, catalogues de bibliothèques, d’expositions ou de maisons d’édition, etc.
La deuxième partie de la question concerne aussi bien les auteurs que les types
d’ouvrages que l’on devrait envisager.
La base de données bibliographique LIROM comprendra d’une part des oeuvres
originellement écrites en français par des auteurs roumains, publiées soit en Roumanie,
soit en France, soit encore dans d’autres pays (en Belgique, en Suisse, au Canada ou
ailleurs), et, d’autre part, des traductions françaises d’oeuvres originellement écrites en
roumain, réalisées soit par les auteurs eux-mêmes, soit par d’autres personnes.
On prendra en considération non seulement des auteurs roumains – ayant écrit en
français ou traduits en français – qui vivent en Roumanie, mais aussi des auteurs que l’on
pourrait appeler « franco-roumains », c’est-à-dire des écrivains d’origine roumaine (nés
en Roumanie et dont la langue maternelle est le roumain) qui vivent dans la diaspora,
dans un espace francophone. Francophones d’adoption, ils ont en fait une double
appartenance culturelle, tout en gardant un sentiment assez fort de leur identité nationale,
de leur appartenance à la « roumanité », sentiment qui trouve son reflet dans les oeuvres
de ces écrivains. On pourra également envisager des écrivains roumains assimilés par la
littérature française – c’est le cas d’Émile Cioran ou d’Eugène Ionesco, ou même de
Mircea Eliade 21 – qui, par leurs racines profondes et par l’esprit de leurs oeuvres, se
rattachent aussi, de manière indubitable, à la culture roumaine.
Quels sont les domaines d’intérêt et les types de textes dont on retiendra les
références? Le corpus des ouvrages à recenser comprendra, principalement, des textes
appartenant à la littérature proprement dite (créations originales, oeuvres centrées sur la
réalité ou sur l’imaginaire : romans, nouvelles, contes, récits, etc., poésie, théâtre, livres
pour enfants, littérature autobiographique, mémoires, reportages, relations de voyage,
correspondance, recueils d’interviews, etc.) et à la métalittérature (discours critique sur la
littérature: critique littéraire et histoire de la littérature, chroniques et essais,
monographies, bibliographies, etc.) 22 .
À part les textes ayant trait à la littérature, la bibliographie informatisée LIROM
devrait, à notre avis, comprendre aussi des textes non littéraires. En fait, la pré-maquette a
déjà recensé un certain nombre d’ouvrages d’histoire, de philologie, de philosophie ou
autres. Le terme « littéraire » devrait, dès lors, être compris dans un sens beaucoup plus
large: on se propose d’enregistrer les ouvrages se rattachant au domaine des lettres, des
sciences humaines et des sciences sociales. Nous sommes persuadée qu’un certain
nombre d’ouvrages de philologie, de philosophie, d’histoire, de sociologie,
d’ethnographie, d’anthropologie, de psychologie, d’économie, de politique, de
géographie, de droit, etc. devront bien trouver leur place dans cette banque de données,
toutes les fois qu’il s’agit de textes qui, loin d’avoir un caractère trop technique,
pourraient avoir un impact culturel important et une signification interculturelle, étant
susceptibles d’offrir une image de l’identité nationale et, en même temps, de jouer un rôle
85
qui n’est pas du tout négligeable dans le dialogue des cultures. Cela est peut-être plus
évident pour toute culture nationale qui veut s’affirmer, qui veut faire entendre sa voix,
tout en essayant de s’intégrer dans l’ensemble de la culture mondiale 23 .
Dès lors, on s’appliquera à recenser tous les types de productions francophones :
livres d’auteur, anthologies, ouvrages collectifs, publications périodiques, brochures
diverses, chronologies, vocabulaires, glossaires et dictionnaires, manuels de français
élaborés par des Roumains, résumés en français d’ouvrages écrits en roumain,
manuscrits, thèses de doctorat, traductions diverses en édition mono-, bi- ou multilingue,
etc.
Le projet LIROM se propose donc d’embrasser la totalité des oeuvres
originellement écrites en français par des Roumains ; ce que l’on vise, finalement, c’est la
constitution, par additions successives, d’une « oeuvre » bibliographique globale,
complète (qui, cependant, reste toujours ouverte). L’ensemble pourra se construire petit à
petit, tel un puzzle, à partir de fragments disparates, grâce surtout à des recherches
systématiques, le choix des oeuvres pouvant, toutefois, être déterminé aussi par le hasard
de la collecte.
On pourrait même, éventuellement, prévoir plusieurs bases de données :
littérature, thèses de doctorat, ouvrages scientifiques, traductions. De toute façon, le
domaine des traductions mériterait bien de constituer, à lui seul, un volet à part dans le
cadre du projet LIROM, étant donné l’importance toute particulière des ouvrages traduits
pour la pénétration des valeurs culturelles roumaines dans le circuit mondial 24 .
3. La troisième question met en cause la manière dont les références seront
enregistrées. Pour réaliser la pré-maquette de LIROM, on a sélecté les informations
essentielles servant à identifier et à décrire chaque ouvrage en fonction d’une sorte de
grille, fournie par le masque de saisie ORPHÉE. Le bordereau de saisie ORPHÉE définit
une référence modèle constituée de 12 champs (dont certains peuvent ne pas être
actualisés), à savoir: 1. IDENTIFICATEUR (qui facilite l’insertion du fichier informatisé
créé lors de la saisie au moment de la génération de la future base de données) ; 2.
AUTEUR; 3. TITRE DE L’OUVRAGE ; 4. TITRE DE L’ARTICLE ; 5. TITRE DE LA
REVUE ; 6. ÉDITION (nom de l’éditeur, date, nombre de pages) ; 7. COMPLÉMENT
D’ÉDITION (Ce champ devrait contenir toutes les précisions supplémentaires de nature à
permettre l’identification de l’ouvrage, par exemple l’appartenance de l’oeuvre à tel ou
tel genre littéraire.) ; 8. PAYS (de la publication ou pays d’origine de l’auteur) ; 9.
AUTEUR(S) ÉTUDIÉ(S) ; 10. RÉSUMÉ ; 11. THÈMES ; 12. MOTS-CLEFS
(l’établissement d’un thesaurus des mots-clefs deviendra nécessaire avec la création du
logiciel qui servira à interroger la base de données).
Dans la constitution de cette banque de données, il faudra procéder par tranches et
par périodes successives. A. Rocchetti et D. Costineanu distinguent, quant à l’émergence
d’une «littérature roumaine francophone» 25 , trois périodes, à savoir :
- la période pré-moderne (avant le XIXe siècle), la moins représentative et qui
n’excédera pas 1% du total des références comprises dans l’ensemble de la
bibliographie ;
- l’époque moderne (le XIXe siècle), qui devrait représenter environ 40% du total des
références, et
- l’époque contemporaine (le XXe siècle), qui pourrait représenter environ 60% du
total des références enregistrées.
86
Étant donné la nouveauté de l’entreprise et le manque d’expérience des
réalisateurs, la saisie des références pose un certain nombre de problèmes. Il subsiste des
difficultés concernant les modalités concrètes de l’adaptation des bibliographies-papier
en base informatique, des cas de figure que l’on n’avait pas prévus, etc. On ne s’étonnera
donc pas de constater que la pré-maquette de LIROM comporte des imperfections et des
erreurs inhérentes à ce genre d’entreprise, qui n’en est qu’à ses débuts.
5. Conclusion
Par son contenu et par ses objectifs, le projet LIROM est susceptible d’intéresser
en égale mesure les Roumains et les Français. L’étude des relations interculturelles rend
possible une meilleure connaissance réciproque et permet une prise de conscience plus
authentique du rapport identité - altérité. Elle facilite, en même temps, une véritable
interaction culturelle, qui, à notre époque, revêt une importance de tout premier ordre. On
vit, aujoud’hui, sous le signe de l’ouverture et du dialogue, des interférences et des
influences réciproques. L’élaboration de la bibliographie informatisée LIROM s’inscrit
donc dans ce mouvement qui caractérise l’époque actuelle, se situant dans l’espace de
l’intertextualité et de l’interculturalité, mais aussi de l’interdisciplinarité.
La réalisation de la bibliographie électronique LIROM demandera,
indubitablement, un travail long et laborieux, mais dont les résultats seront extrêmement
profitables. Comme toute bibliographie informatisée, donc immatérielle, dématérialisée,
la base de données LIROM constituera un instrument de travail d’une extrême souplesse,
contenant, virtuellement, tous les classements (chronologique, par auteurs, par matières) ;
c’est l’utilisateur qui décidera de la sélection et de l’ordre des références qui seront
affichées sur l’écran de l’ordinateur.
La bibliographie informatisée LIROM pourra servir à des recherches en
littérature comparée (auteurs, motifs, thèmes, etc.), facilitant en même temps une
meilleure connaissance de la littérature roumaine, à travers les oeuvres originellement
écrites en français par des écrivains roumains. Pour les chercheurs roumains le
programme LIROM pourrait être un des instruments de la réinsertion de la littérature de
l’exil dans la littérature roumaine, ou, en d’autres termes, de cette réunification spirituelle
de la littérature roumaine dont parlait Eugen Simion 26 .
À partir de la base de données LIROM (édition électronique), on pourrait
envisager la publication de bibliographies sélectives ou thématiques (édition sur papier).
La base de données LIROM pourrait également servir à l’élaboration d’une anthologie
des oeuvres littéraires originellement écrites en français par des écrivains roumains (en
fait, ce projet est en cours de réalisation à l’Université de Timişoara), ou bien d’une
anthologie des oeuvres les plus représentatives de la littérature roumaine en traduction
française, ainsi qu’à la création de disques compacts (qui peuvent être des disques
multimédia) réunissant toutes les créations françaises d’un auteur roumain. En rappelant
ici les mots du romancier haïtien René Depestre, qui considère la langue française comme
« un lieu d’identités multiples », nous aimerions souligner l’idée que la « roumanité »
trouve bien, elle aussi, une place à l’intérieur de la francophonie. Il ne sera donc pas
dépourvu d’intérêt de mettre en lumière la spécificité des oeuvres roumaines d’expression
française, cette préoccupation pouvant susciter la publication de livres ou d’articles, ou
encore l’élaboration de thèses de doctorat et de mémoires de licence 27 . Dans cette
87
perspective aussi, la base de données bibliographique LIROM sera d’une utilité
indiscutable.
NOTES
1
«Territoire francophone de longue date», pour citer Alvaro Rocchetti et Dragomir Costineanu, « Le projet
Lirom d’inventaire de la littérature roumaine d’expression française », dans L’Europe. Littératures
européennes, littératures comparées et nouvelles technologies, Hestia / Certel, 1999, p. 145 –152.
2
On peut citer à ce propos le livre de Sultana Craia, Francofonie şi francofilie la români, Ed. Demiurg,
1995.
3
Mircea Martin, dans Euresis. Cahiers roumains d’études littéraires, nos 1-2, Bucarest, 1993 (Argument, p.
6).
4
Dans la revue Secolul XX, nos 1-2-3, Bucureşti, 1995 (Argument).
5
Dans Euresis. Cahiers roumains d’études littéraires, nos 1-2, Bucarest, 1993 (Argument, p. 6).
6
« Le programme LIROM (Bibliographie des écrivains roumains d’expression française). Les précurseurs
», texte publié dans La place du français sur les autoroutes de l’information / La Roumanie et la
francophonie, Actes de la XVIe Biennale de la langue française, Paris, 1996, p. 134-146 (en collaboration
avec Ecaterina Grün).
7
M. Kogălniceanu, Histoire de la Valachie, de la Moldavie et des Valaques transdanubiens, Berlin,
Librairie de B.Behr, 1837 ; Xavier Marmier, Du Rhin au Nil – Tyrol - Hongrie – Provinces danubiennes –
Syrie – Palestine – Egypte, Paris, Arthus Bertrand, 1846 ; J.-M. Quérard, La Roumanie : Moldavie,
Valachie et Transylvanie (Ancienne Dacie) – La Serbie, le Monténégro et La Bosnie. Essai de bibliothèque
française historique de ces Principautés. Extrait du journal le Quérard, Paris, Librairie A. Franck, 1957,
apud N. Georgescu-Tistu, Bibliografia literară română, Bucureşti, Imprimeria Naţională, 1932.
8
Georges Bengesco, Bibliographie franco-roumaine depuis le commencement du XIXe siècle jusqu’à nos
jours, tome I, première édition, Bruxelles, Paul Lacomblez, 1895 ; deuxième édition, Paris, Ernest Leroux,
1907 (le projet du tome II n’a pas pu être réalisé). G. Bengesco est aussi l’auteur d’une bibliographie des
oeuvres de Voltaire, ouvrage couronné par l’Académie Française.
9
Alexandre et Getta Hélène Rally, Bibliographie franco-roumaine, Première partie, tome I : Les oeuvres
françaises des auteurs roumains, tome II : Les oeuvres françaises relatives à la Roumanie, Paris, Librairie
Ernest Leroux, 1930. La deuxième partie de l’ouvrage, qui aurait dû être consacrée aux publications
périodiques, n’a pas été réalisée.
10
Dans l’avant-propos du livre intitulé Les Banques de données littéraires, comparatistes et francophones,
textes réunis par Alain Vuillemin, Limoges, PULIM, 1993.
11
L’Association des Universités Partiellement ou Entièrement de Langue française est « l’opérateur
privilégié du Sommet francophone pour l’enseignement supérieur et la recherche, dont elle met en oeuvre
les programmes à travers l’Université des Réseaux d’Expression Française » (cf. A. Vuillemin).
12
Jean-Louis Joubert, « Le réseau “Littératures francophones” de l’UREF et la recherche bibliographique
», dans Les Banques de données littéraires, comparatistes et francophones, textes réunis par Alain
Vuillemin, Limoges, PULIM, 1993, p.20.
13
Jean-Louis Joubert, ibid.
14
Ibid., p. 30. Pour les détails concernant ce projet, voir Alain VUILLEMIN, « Du disque “Orphée” au
centre serveur “Orphée” ; les projets bibliographiques du réseau des “Littératures francophones” de
l’AUPELF-UREF », dans La revue de l’EPI, Paris, EPI, n° 74, 1994.
15
Cf. A. Vuillemin, Le projet ORPHEE (Europe centrale et orientale).
16
Dans un livre intitulé De Sicambra à Sans-Souci, publié en 1943; cité par le professeur Jenö Farkas, de
l’Université de Budapest, responsable du projet LITHUN.
17
La réalisation de LIROM marque, actuellement, un temps d’arrêt, dû à certaines difficultés liées au
financement du projet.
18
Dans l’article cité, p.151.
88
19
Lors d’une Journée d’études sur Littérature comparée, littératures européennes et nouvelles
technologies, dans le cadre du Colloque sur l’Europe. Nous y avons présenté la communication intitulée
Le projet LIROM - de la théorie à la pratique (voir le texte publié dans L’Europe. Littératures
européennes, littératures comparées et nouvelles technologies, textes réunis par Pierre Brunel et Alain
Vuillemin, Hestia / Certel, 1999) .
20
C’est le cas, par exemple, de Monsieur Ion Iliescu, ancien professeur à l’Université de Timişoara,
bibliophile réputé, possesseur d'une bibliothèque extrêmement riche. En octobre 1995, il a organisé, en
collaboration avec le Centre Culturel Français de Timişoara, une exposition du plus grand intérêt intitulée
Richesses des échanges culturels franco-roumains des XIXe et XXe siècles.
21
«Récupéré» tardivement par la France (cf. A.Rocchetti et D. Costineanu).
22
Pour établir des critères de sélection plus sûrs, et pour mieux préciser le sens que l’on donnera aux
termes écrivain et littérature, nous avons choisi de nous appuyer sur un ouvrage qui peut faire référence, à
savoir Dicţionarul scriitorilor români, A-C (coordonnateurs Mircea Zaciu, Marian Papahagi, Aurel Sasu),
Editura Fondaţiei Culturale Române, Bucureşti, 1995 ; D-L, 1998.
23
Pour les oeuvres du passé, il faudrait tenir compte de l’intention des auteurs et de l’influence que certains
ouvrages ont pu avoir sur le développement de la culture roumaine au moment où ils ont été écrits. Des
bibliographes traditionnels tels que Georges Bengescu (op.cit.) ou Alexandre et Getta Hélène Rally (op.cit.)
ont recensé même des ouvrages à caractère assez technique, mais qui pouvaient constituer des témoignages
significatifs des relations culturelles entre la Roumanie et la France, de l’influence extraordinaire que la
culture française a eue en Roumanie.
24
On peut signaler, à ce propos, deux ouvrages publiés par des chercheurs roumains et faisant état de tous
les textes - littéraires et scientifiques - écrits par des Roumains et traduits dans différentes langues (parmi
lesquelles le français figure en première place), à savoir : V. Nedelcovici, E. Popescu, C. Protopopescu,
Cartea românească în lume. Bibliografie, 1945-1972, Bucureşti, Editura Ştiinţifică şi Enciclopedică, 1975,
et C. Crişan, V. Crăciun, Literatura română în lume. Eseu asupra biografiei externe a literaturii române,
Bucureşti, Ed. Meridiane, 1969. On voit donc qu’il reste énormément de choses à faire en vue de couvrir
aussi les trente dernières années.
25
Dans l’article cité, p. 150-151.
26
« Un processus nécessaire: la réunification spirituelle de la littérature roumaine », dans Euresis. Cahiers
roumains d’études littéraires, 1-2, Bucarest, 1993, p.160-163.
27
On peut signaler, par exemple, l’article d’Ecaterina Grün intitulé « La littérature roumaine d’expression
française» (publié dans L’Europe. Littératures européennes, littératures comparées et nouvelles
technologies, textes réunis par P.Brunel et A.Vuillemin, Hestia / CERTEL, 1999, p.161-170), qui se
propose de déceler ce que la littérature roumaine d’expression française a pu apporter d’original à la culture
roumaine, française et européenne. Ecaterina Grün prépare d’ailleurs, sous la direction des professeurs
Livius Ciocârlie et Alain Vuillemin, une thèse de doctorat intitulée Orientations européennes chez
quelques écrivains roumains d’expression française : Tristan Tzara, Benjamin Fondane et Ilarie Voronca.
À l’Université de l’Ouest de Timişoara, nous avons dirigé un mémoire de licence intitulé Oeuvres
roumaines traduites en français dans les publications périodiques (Revue Roumaine, 1982 et 1988)
soutenu en 1997 par Delia Grozăvescu-Weil, qui utilise le masque de saisie ORPHÉE.
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MARGARETA GYURCSIK
Docteur ès lettres. Professeur à l’Université de l’Ouest, Timişoara. Recherches en
littératures française et francophones.
Maria ŢENCHEA
Docteur ès lettres. Professeur à l’Université de l’Ouest, Timişoara. Recherches en
linguistique française et en traductologie.
ELENA GHIŢĂ
Docteur ès lettres. Maître de conférences à l’Université de l’Ouest, Timişoara.
Recherches en littérature française et en traductologie.
FLORIN OCHIANĂ
Maître-assistant à l’Université de l’Ouest, Timişoara. Recherches en littératures française et
francophones.