Durant deux ans elle a prédit l`avenir sur des numéros de
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Durant deux ans elle a prédit l`avenir sur des numéros de
20 OCTOBRE 2013 La mémoire qui flanche Les petits oublis du quotidien sont le plus souvent sans gravité PAGE 78 GASTRONOMIE SOCIÉTÉ Christian Constantin nous emmène chez un jeune chef PAGE 79 L’édition aime la cuisine Sedrik Nemeth MÉDECINE 75 Les livres de recettes ne se sont jamais aussi bien vendus PAGES 82-83 « Même sans espoir, la lutte est encore un espoir» ROMAIN ROLLAND Ecrivain Durant deux ans elle a prédit l’avenir sur des numéros de téléphone surtaxés Voyante repentie, Enora raconte l’envers du décor TÉMOIGNAGE Hantée par « le sentiment d’avoir participé à une «vaste supercherie», Rose-Anne Vicari dévoile les trucs des diseuses de bonne aventure modernes et les dessous d’un business juteux. Les clients veulent toujours plus de détails, et s’y accrochent pour garder espoir» Geneviève Comby ROSE-ANNE VICARI Ancienne voyante [email protected] «J’étais sûre d’avoir un don de voyance. Je me suis trompée…» C’est au bout d’un numéro de téléphone surtaxé, sous le pseudonyme d’Enora, que Rose-Anne Vicari commence sa carrière de cartomancienne, convaincue de pouvoir aider les autres à voir plus clair dans leur vie. Après deux ans de ce job surréaliste, la Française jette l’éponge, hantée par la mauvaise conscience, et raconte les dessous d’un business malsain dans un livre sans concessions. Ni pour elle, ni pour ses employeurs, ni pour ses clients. «Oui, j’ai eu des scrupules. Oui, je ressens de la culpabilité.» RoseAnne Vicari n’essaie pas de se défiler. Les cartes de tarot, qu’elle manie depuis sa jeunesse, montrent désormais à quel point elle a fait fausse route. Elevée dans une famille où se mêlaient religion et superstition, elle expérimente pourtant de drôles de choses depuis l’adolescence. Une nuit, elle voit mourir une tante dans un rêve prémonitoire. Plus tard, elle se découvre trompée après avoir perçu en flash la maîtresse de son compagnon. En 2011, elle prédit même la grossesse de Carla Bruni Sarkozy. d’esprit de quelqu’un, en déduire des éléments de son passé et de son présent: ce don, tout le monde l’a, on le développe ou non selon sa sensibilité», relève-t-elle. Des trucs, elle en use, bien sûr. «J’étais très attentive au timbre de la voix, se souvient Rose-Anne Vicari. Vous pouvez percevoir le stress, la fébrilité à un moment donné et relier cela à un vécu.» De là à prédire l’avenir… Dans la conversation, la voyante avance en réalité à couvert. Pour vérifier la fiabilité de son interprétation, elle incite l’air de rien son interlocuteur à acquiescer ou infirmer une information: «On attrape une branche, puis une autre, tel Tarzan dans la jungle, jusqu’à arriver sur une plate-forme sécurisée.» Au moment fatidique de la prédiction, il suffit d’étirer le temps: jamais de dates précises, mais des périodes. Si ça ne vous arrive pas cette année, ce sera l’année prochaine. Fidéliser le client «Pour Enora, tapez 4» Son «aptitude à la divination», RoseAnne Vicari y croit dur comme fer. Alors qu’elle se trouve dans une situation professionnelle précaire, elle se lance et intègre un service de consultation de voyance par téléphone. Pas de diplômes à fournir. «Pour Enora, tapez 4». A 3,80 euros (environ 4,50 francs) de salaire horaire, malgré les clients agglutinés au bout du fil «comme des mouches sur un pot de miel», les débuts ne sont pas très lucratifs. Un extralucide novice, actif sur les plates-formes internet (auxquelles sont associés des numéros surtaxés), n’empoche que 30% de ce que paient les clients. Ce sont les sociétés Contrôle qualité Rose-Anne Vicari a exercé sous le pseudonyme d’Enora. qui chapeautent ces enseignes, ellesmêmes souvent propriétés de multinationales, qui encaissent l’essentiel. Mais pour Rose-Anne Vicari, ancienne employée de la fonction publique, la reconversion est en route: «Je me disais que je faisais du bien aux gens et que ça me permettait de gagner ma vie.» DR La voyante passe à des consultations d’une heure, payées par carte de crédit. Sa part du gâteau augmente, ses doutes aussi: «Je m’apercevais que je répétais les mêmes choses, encore et encore.» Elle se rend à l’évidence: elle est plus douée pour l’écoute et la persuasion que pour la divination. «Arriver à capter l’état L’important, c’est de dire au client ce qu’il veut entendre, ne pas le braquer. Car il faut qu’il revienne, «le fidéliser». De ce côté-là, Enora est plutôt vernie. Ses clients «ne s’épuisent jamais, ils sont épuisants». Ils appellent, rappellent, posent et reposent les mêmes questions. «Ils veulent toujours plus de détails, et s’y accrochent pour garder espoir», s’étonnet-elle encore aujourd’hui. A l’autre bout du fil, les adeptes de prédictions ésotériques payantes ne sont pas tous de grands naïfs, ni de pauvres idiots, mais la plupart du temps des gens fragilisés par un échec sentimental, professionnel, par la solitude, l’angoisse. «Plus c’est gros, plus les gens y croient, ou veulent y croire. Le surnaturel, tout ce qu’on ne peut pas prouver, ça vous laisse de l’espoir», résume la Française pour qui la voyance, «c’est 95% de force de persuasion». Du vent, mais beaucoup en redemandent. Bien des hommes de pouvoir y ont d’ailleurs prêté une oreille attentive. François Mitterrand ne consultait-il pas l’astrologue Elizabeth Teissier? Brejnev, la voyante géorgienne Djouna Davitchavili, surnommé «la sorcière»? Reagan, Nixon, Hassan II… Tous avaient leurs entrées vers l’inconnu. La voyance «grand public», elle, profite aujourd’hui indéniablement du net. Les plates-formes de voyance y foisonnent et renvoient systématiquement sur des numéros surtaxés. Rien d’illégal à cela cependant, ni en France ni en Suisse. «La profession n’est pas réglementée, tout le monde peut se dire voyant et ouvrir une ligne payante, confirme Valérie Muster, juriste à la Fédération romande des consommateurs. Mais comme pour n’importe quel numéro taxé, le client doit être informé du coût de la communication et celle-ci ne doit pas excéder 400 francs.» Une coûteuse addiction «Les gens qui appellent sont conscients de dépenser beaucoup d’argent, mais ils sont tiraillés par une envie irrépressible de savoir, de se rassurer, alors ils doublent la mise, comme au casino», explique RoseAnne Vicari, qui voit dans cette attitude une forme d’addiction. Ce qu’elle entend la laisse régulièrement pantoise. Comme cette femme qui l’appelle pour savoir si son mari va revenir, alors qu’ils sont séparés depuis… quinze ans. Ou ces gens qui veulent savoir si leur chat perdu va réapparaître, si leur chien se sent bien depuis qu’il est passé de l’autre côté. A force d’être sollicitée pour communiquer avec des morts, animaux ou humains, Rose-Anne Vicari s’était même improvisée médium. Mais deux ans et quelques mois de cette vie l’ont ramenée sur terre. x c A lire «Confessions d’une voyante», Rose-Anne Vicari, Editions Max Milo. En librairie.