Quelques notes sur « l`écosophie » de Félix Guattari : Singularité et

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Quelques notes sur « l`écosophie » de Félix Guattari : Singularité et
Quelques notes sur « l’écosophie » de Félix Guattari :
Singularité et subjectivité
J-L GASPARD
C’est un petit opuscule de Félix Guattari intitulé « les trois écologies » qui servira de
fil à réflexion. Félix Guattari, pour ceux et celles qui ne le connaîtraient pas, a été le fondateur
avec Jean Oury de la célèbre clinique psychiatrique de La Borde et le co-auteur avec le
philosophe Gilles Deleuze de plusieurs ouvrages dont le célèbre « L’Anti-Œdipe » en 1972.
Guattari est décédé en 1992. Si cette lecture m’est apparu fort à propos, c’est qu’elle s’inscrit
dans le droit fil de notre thématique générale de recherche : sujet, symptôme et lien social.
Le constat que nous livre Guattari est très proche de celui que nous faisons : (je le cite)
« où que l’on se tourne, on retrouve ce même paradoxe lancinant : d’un côté le
développement continu de nouveaux moyens technico-scientifiques (..) et de l’autre,
l’incapacité des forces sociales organisées, et des formations subjectives constituées à
s’emparer de ces moyens pour les rendre opératoires (à entendre comme pouvant répondre
aux divers défis de l’humanité alimentaire, écologique, etc.). Et pourtant – poursuit-il – on
peut se demander si cette phase paroxystique de laminage des subjectivités, des biens et des
environnements, n’est pas appelée à entrer dans une phase de déclin ». Le discours capitaliste
contemporain est-il voué à la crevaison ? L’interrogation n’est pas nouvelle, vous en
conviendrez. Mais elle conduit Guattari à ramener au premier plan de sa réflexion le rapport
entre subjectivité et individu. Car en effet, comment lutter, comment répondre à ce
mouvement général d’infantilisation régressive actuellement promu par les discours du
capitaliste et de la science où, d’une part, « l’altérité tend à perdre toute aspérité » et qui
d’autre part s’avère corrosif pour tous les liens sociaux ?
Outre l’hypothèse de quelque implosion subite de ce système impérial (appelé par
Guattari) CMI (capitalisme mondial intégré), ne pourrait-on pas se prendre à rêver de la
naissance de vastes mouvements collectifs transnationaux d’opposition à la logique de marché
(cf. ATTAC), ou, à défaut, d’un travail de sape souterrain lié aux contextes mêmes
d’éclatement, de décentrement, voire de démultiplication des antagonismes auquel aboutit
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l’affirmation des discours dominants ? Ce qui n’est pas sans risque de radicalisation et
d’extrémisme : « Dans le Tiers Monde, comme dans le monde développé, ce sont des pans
entiers de la subjectivité collective qui s’effondrent ou qui se recroquevillent sur des
archaïsmes, comme c’est le cas, par exemple, avec l’exacerbation redoutable des phénomènes
d’intégrismes religieux » (P13).
La voie est donc étroite, sauf à rester dans l’inaction, la démission ou l’attente du
grand soir, en pensant que les ritournelles véhiculées par le néo-libéralisme (flexibilité,
dérégulation, etc.) se trouveront disqualifiées du fait de la crise financière et économique
récurrente que nous connaissons, de bouleversements profonds de l’imaginaire massmédiatique ou de l’accélération des révolutions technologiques ? L’exemple de l’Argentine
(où ont lieu actuellement le développement de nouvelles solidarités (système du troc
généralisé imposé à l’état par la société civile depuis la dévaluation et le blocage des avoirs
bancaires) n’est dans cette dernière hypothèse guère rassurant. D’autant que les instruments
sur lequel repose le CMI (Capitalisme mondial intégré) sont puissants puisqu’ils concernent,
au plan sémiotique :
-
les sémiotiques économiques (instruments monétaires, financiers,
comptables, etc..),
-
les sémiotiques juridiques (propriété, législation, réglementation, etc.),
-
les sémiotiques techno-scientifiques,
-
les sémiotiques de subjectivation (individuelles mais aussi collectives
comme par exemple, l’architecture, l’urbanisme, etc.).
Avec pour conséquences :
1- ce que Guatarri appelle « l’introjection du pouvoir répressif » de la part des
opprimés (lire à ce sujet le travail de Dejours « Souffrance en France »),
2- la confusion des partis progressistes et des syndicats entre ouvriérisme et
corporatisme comme leur incapacité à rassembler une masse toujours plus importante
d’exploités en situation précaire (RMIstes, Chômeurs longue durée, Travailleurs sans papiers,
etc.),
3- l’émiettement des luttes émancipatrices (antiracisme, prise de conscience
écologique, féministe) qui, pour l’heure, échouent à produire de nouveaux agencements
collectifs
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4- la délocalisation et la déterritorialisation du capitalisme et des nouveaux pouvoirs
qui étendent leur emprise en extension (mondialisation) et en « intension » en s’infiltrant au
sein des strates subjectives les plus inconscientes.
5- la promotion sur les scènes médiatique et politique dans nombre de pays d’un leader
extrémiste (cf Le Pen) dont le charisme tient à ce que ce personnage parvient à « se faire
l’interprète de montages pulsionnels qui hantent de fait l’ensemble du socius ».
Face à un tel tableau, la perspective que prône Guattari implique au préalable une
recomposition des objectifs et de méthodes de l’ensemble du mouvement social dans les
conditions d’aujourd’hui, soit celles de la post-modernité. Pour Guattari, en effet, c’est à
l’articulation d’une néo-subjectivité naissante, d’un socius mutant, d’un environnement
irrémédiablement modifié que peut se jouer la sortie des crises majeures que connaît notre
époque. C’est cette refondation qu’il appelle de ses vœux qu’il dénomme « écosophie » (éco
pris dans sa racine grecque, soit oïkos : maison, habitat, milieu naturel ») consiste en une
réponse multipolaire, de facture politique, sociale et culturelle, réponse qu’il définit lui-même
comme « éthico-politique » venant nouer trois champs au demeurant hétérogènes : celui de
l’environnement, celui des rapports sociaux et enfin celui de la subjectivité.
Ecologie environnementale face aux risques bio-technico-scientifiques et aux
mutations en cours (disparition d’espèces, biosphère, pollutions diverses, déforestation, etc.)
Ecologie sociale face non pas aux dépérissements des praxis sociales mais à leur inadaptation
quand elles ne participent pas au développement du capitalisme et à l’affirmation de
l’idéologie libérale.
Ecologie mentale face aux ritournelles existentielles promues par le discours dominant du fait
du contrôle qu’il exerce sur les médias, la publicité, l’opinion, etc.
Notons que cette voie qui ne constitue, pour l’auteur, ni une idéologie de rechange, ni une
orientation de facture strictement politique (comme l’écologie politique actuelle) lui semble
être la seule passe possible permettant de faire s’étayer les unes sur les autres des pratiques
innovatrices de recomposition des subjectivités individuelles et collectives face aux nouveaux
contextes technico-scientifiques et géopolitiques.
Ainsi, ces trois écologies dans leur interdépendance, distinctes au plan des pratiques
qui les caractérisent se doivent de participer à ce que Guattari nomme une hétérogenèse de
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processus continus de re-singularisation. « A chaque foyer existentiel partiel, les praxis
écologiques s’efforceront de repérer les vecteurs potentiels de subjectivation et de
singularisation ».
Arrêtons-nous un instant sur cet abord des notions de subjectivation et de
singularisation. Certes, comme le souligne Guattari, cultiver, entretenir le « dissensus » par la
singularité peut contrevenir à une subjectivité capitalistique manufacturée dans le seul but de
se prémunir contre tout évènement susceptible de déranger et de perturber l’opinion (cf.
l’impact de la destruction des Twin towers à New York). Et c’est sous les fourches caudines
des pratiques discursives rapportées au discours du maître et de l’universitaire que tombe
inévitablement tout ce qui s’écarte de la norme. Pour Guattari, ce n’est que du nouage de la
singularité et du travail de subjectivation, de la conjonction des pratiques micro-désirantes,
micro-politiques et micro-sociales, mais aussi des pratiques esthétiques et des pratiques
analytiques que peut être possible non pas un rééquilibrage des sémiotiques capitalistiques
mais une mise à bas de celles-ci.
En délaissant le champ de la jouissance et la fonction du symptôme (prime à
l’imaginaire), Guattari, d’une certaine façon, rejette les faits de structure pour les faits
d’expérience d’autonomie créatrice. Et notre auteur de convoquer Goethe, Proust, Joyce,
Artaud et Becket, reconnaissant que, dans les œuvres de Freud et Lacan, seule la part littþraire
constitue, au demeurant, ce qui en subsiste de meilleur. D’où son attaque en règle de la
psychanalyse, lorsque celle-ci aborde la subjectivité avec des pincettes, en prenant soin de ne
jamais trop l’écarter de paradigmes pseudo-scientifiques, « comme si un Sur-moi scientiste
exigeait de réifier les entités psychiques et imposait de ne le saisir qu’à travers des
coordonnées extrinsèques » (25). : « dans le registre des pratiques psy, tout devrait toujours
être réinventé, repris à zéro, faute de quoi les processus se figent dans une répétition
mortifère » (29). Tel est son slogan : Work in progress ! Fin des catéchismes
psychanalytiques, comportementalistes ou systémistes. « Le peuple psy pour converger dans
cette perspective avec le monde de l’art se voit intimer de se défaire de ses blouses blanches,
à commencer par celles, invisibles, qu’il porte dans sa tête, dans son langage et dans ses
façons d’être ».
Nous ne pouvons esquiver cette critique à l’encontre de certaines pratiques
contemporaines se référant à la psychanalyse, d’autant que Lacan en 1972 annonçait
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l’advenue d’un discours analytique fort bien adapté à l’air du temps, un discours qu’il
qualifiait même de « pesteux ». Le problème, c’est que Guatarri ne semble pas considérer la
psychanalyse comme une modalité de discours. C’est pourquoi Guattari - qui estime
incontournable que l’écologie mentale s’inscrive au sein des pratiques cliniques
institutionnelles (à l’hôpital, à l’école, dans l’environnement urbain) - fait la promotion des
territoires existentiels individuels dans « une véritable écologie du fantasme » portant sur la
translation, la reconversion des pulsions sadiques, « l’aménagement de modes d’expression
adéquats aux fantasmagories négativistes et destructrices » (Guattari donne ici comme
exemple Sade et Céline) pour ne réserver qu’au passage à l’acte l’exercice de la répression.
« Faute d’une tolérance et d’une inventivité permanente pour « imaginariser » les divers
avatars de la violence, la société prend le risque de les faire se cristalliser dans le réel ».
Seconde remarque : Si Guattari prend, à juste titre, acte d’une mutation
anthropologique majeure, où, malgré l’homogénéisation dont la subjectivité contemporaine
est l’objet du fait de sa mass-médiatisation, celle-ci s’avère foncièrement pluraliste, multicentrée, hétérogène, la promotion qu’il ne cesse de faire dans ses livres de la singularité ne
comporte-t-elle pas le risque d’une déconvenue ? Celle qui participe du renforcement de la
ségrégation, c’est-à-dire qui œuvre en sous main, en choisissant le « faire bande » plutôt que
le « faire groupe », à l’affirmation du discours capitaliste. Il est, à titre d’exemple, intéressant
de souligner l’utilisation marketing audiovisuelle de cette course, voire surenchère au
singulier (ex des émissions qui présentent des « passions » originales ou extrêmes, des pubs
vantant l’originalité des concepteurs de tel ou tel décor intérieur, d’individus ayant tel ou tel
passe-temps).
Certes, l’inscription du sujet dans le lien social par le symptôme ne conduit pas
nécessairement à une remise en question des ordonnancements socio-économiques et
politiques contemporains. De même, les incidents hors normes (déviance, toxicomanie) que
l’on pourrait reconnaître avec notre auteur comme des indices d’un travail potentiel de
subjectivation –peuvent participer de l’évolution des liens sociaux et des pratiques discursives
mais sans être pour autant des opérateurs de changement face au discours dominant.
Mais à l’heure de l’individualisation à tout crin, cette « révolution écosophique », que
Guattari appelle de ses vœux, peut tout autant renvoyer à des monades désirantes autocentrées
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et autarciques qu’accoucher d’agencements collectifs des plus sectaires (voir sur ce point, le
discours de certains groupes écologistes radicaux prônant ni plus ni moins que l’éradication
de l’homme pour que la nature puisse enfin redevenir Eden, comme l’assassinat par un
défenseur de la cause des animaux du leader d’extrême droite hollandais adulé tout autant des
groupes homosexuels que de bandes d’hooligans).
Face à ce que nous appellerons de manière quelque peu forcée chez Guattari une
« psychanalyse existentialiste », peut-être est-il nécessaire de revenir sur ce que Lacan disait
en 1975 de Joyce ( in « Joyce le symptôme », Joyce avec Lacan, 1987) : « Le symptôme chez
Joyce, c’est que c’est un symptôme qui ne vous concerne en rien. C’est le symptôme en tant
qu’il n’y a aucune chance qu’il accroche quelque chose de votre inconscient à vous ».
D’où ce dernier contre-point à verser au débat : l’affirmation par le sujet de sa
singularité (ou de sa part singulière) par la voie sinthomale (chez Joyce, réparatrice de l’Ego)
n’offre nulle garantie pour le turn-over des discours et ne participe pas à tout coup d’une
refondation du lien social.
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