MadEMOiSEllE

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MadEMOiSEllE
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Art
Mademoiselle
Non
En tension entre l’organique et le psychologique,
le travail d’Olympia Scarry joue avec les perceptions et les images,
le sujet et la substance, l’apparence des êtres et le dessous des choses.
Rencontre avec l’artiste suisse dans son appartement de Soho.
N
ew York, un jeudi de février. Au bout
d’un long couloir étroit, dans un
appartement de charme à Soho,
un bric-à-brac de livres et de
magazines, un évier rempli de
casseroles. Olympia Scarry s’excuse
de ce désordre. En jean moulant,
pull et baskets, c’est une beauté
glaciale : silhouette filiforme, carré
platine et regard topaze. Au salon, deux simples canapés
écrus flanquent une table basse couverte de paperasse. Un bel
homme aux cheveux longs est en pleine conversation sur
Skype ; c’est Neville Wakefield, son ami, commissaire d’expo
et journaliste. Nous prenons le thé dans la cuisine, où de
grandes fenêtres laissent pénétrer la lumière froide de janvier.
Dehors, quelques branches nues se dessinent sur les façades
de brique. Un paysage bien aride pour Olympia Scarry qui est
une fille des Alpes. Cela ne fait qu’un an et quelques
poussières qu’elle vit à New York, où elle est venue après
avoir rencontré Neville Wakefield, qui travaille entre art et
mode (pour le MoMa PS1, Vogue, W…), et elle est déterminée
à y demeurer. “C’est New York ou les montagnes suisses,” assure-telle d’une voix délicate teintée d’un accent indéchiffrable.
Mais pour cette fille née à Genève d’un père américain et
d’une mère allemande, qui a grandi entre la Suisse, Paris,
Londres, New York et Venise, ce serait un exploit que se
poser enfin. On la voit surtout en photo, à Art Basel ou à la
Biennale de Venise. Ex-élève de la très exclusive Convent of
the Sacred Heart dans l’Upper East Side, elle a été
photographiée, en 2009, par Bruce Weber pour Vanity Fair,
et cette année, Carine Roitfeld l’a choisie pour la campagne
publicitaire de Barneys, où elle pose parmi les plus beaux
jeunes gens du monde en Haider Ackermann.
La Belle et l’Obsession
Dans la vraie vie, Olympia Scarry est artiste. À 29 ans à
peine, elle est représentée par The Conduit à Milan, et par
l’agent de Vanessa Beecroft, Nick Cave et Bruce High
Quality (Rassa Montaser), elle a travaillé pour Matthew
Barney et a exposé à travers le monde. L’art, elle l’a dans le
sang ; son grand-père, Richard Scarry, est l’un des auteurs et
illustrateurs pour enfants les plus lus au monde, et sa
grand-mère, Patricia, écrivait elle aussi des histoires pour les
petits. Son père, le peintre Huck Scarry, perpétue la
tradition familiale des contes d’animaux sympathiques.
“Quand nous étions petits, se souvient Olympia, rêveuse, tout
notre univers se retrouvait dans les livres de mon grand-père, et nous
dévorions ses histoires d’animaux. Il y avait la maison en Suisse,
la voiture, les montagnes. Moi, j’étais la chèvre Olympia ; ma sœur
Fiona était la chatte, mon père était Huckle le chat.” Ses créations
à elle sont plus sombres et tourmentées, loin de ces
imaginaires idylliques. Ses installations et sculptures,
monumentales et intimes, conceptuelles et tactiles,
explorent sa fascination pour la psychologie et la beauté
– souvent éphémère. Elles appellent le public à participer,
à réagir et, parfois, à tomber dans le piège. Olympia Scarry,
qui s’est passionnée pour l’art dès son plus jeune âge, s’est
ensuite intéressée à la psychologie et à la science médicolégale, qu’elle a étudiées à Londres. Sa première installation,
La Belle et l’Obsession, entourait les visiteurs de miroirs qui
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reflétaient leurs réactions et déjouaient leurs perceptions
tandis qu’ils regardaient, au centre, un soutien-gorge en
résine noire (que Damien Hirst l’avait aidée à travailler), un
“portrait de femme”. Plus tard, avec l’œuvre Polygraphe,
elle peignait avec les émotions des visiteurs, mesurées à l’aide
de bornes placées autour de leurs poignets et de leurs têtes :
tout comme un détecteur de mensonge, l’instrument
enregistrait les effets produits par des questions éthiques,
les inscrivant sur une feuille de la taille de l’artiste pour
former une sorte d’autoportrait abstrait.
S h i r i n e Saad
T r o i s i n sta l l at i o n s d’O lym p ia S ca r ry,
D e h au t en b a S : Th e Wh ite Fe ath er R o o m ;
Th e B ub b l e Wr a p Pa intin g s k in d e ta il ;
It’s Wh at Yo u M a k e o f it My Fr ien d, 2008.
© Olympia Scarry
L’art et la matière
Olympia Scarry cite ses maîtres. D’abord, l’artiste de land art
Walter De Maria, dont l’œuvre The Lightning Field (1977) l’a
marquée lors d’un pèlerinage jusqu’au Nouveau Mexique,
lorsqu’elle a regardé les quatre cents pôles de métal
s’illuminer d’éclairs dans le désert. Roni Horn ensuite,
qui explore l’éphémère et la nature à travers ses sculptures,
photographies et dessins. De Matthew Barney, qui manipule
les matériaux de synthèse pour créer des univers surréels,
elle a appris l’amour du travail artistique physique et
développé jusqu’à la passion sa sensibilité tactile, mais
portée, dans sa démarche à elle, sur les matières organiques.
Sa sculpture Saliva, un bloc énorme de salive et de graisses
combustibles peintes en blanc, prend une forme de solide
mou qui envahit l’espace, tel un marshmallow ou un savon
OGM, et fond lentement. “Ce qui m’intéresse, c’est la surface des
choses, l’enveloppe, la peau.” Et quand cette peau s’écorche, se
dégrade ? “Ce qu’il y a dessous est mis à nu, c’est une blessure.”
Cette année, pour la soirée Playboy d’Art Basel, “The Nude is
Muse”, organisée à South Beach par Neville Wakefield,
Olympia Scarry s’est parée d’une burqa en voile et dentelle
créée pour l’occasion par Riccardo Tisci. C’était un geste de
contestation du rapport pervers de notre culture à la nudité
et de notre intolérance envers les mœurs de l’autre. “C’était
intéressant, parce que ma tenue a mis les gens très mal à l’aise”,
se souvient-elle pensivement. Généralement, ses choix
vestimentaires révèlent son côté rock’n’roll : robe
transparente et veste de motard pour une soirée L’Uomo
Vogue, combinaison rouge et noire pour son anniversaire au
Ritz, robe jaune Dior pour une fête Dior-Gagosian, smoking
de satin noir pour un défilé, Dior encore. On note chez elle
une affection particulière pour le noir minimaliste. La jeune
Olympia, légèrement goth, portait des colliers de chien ;
aujourd’hui, elle s’est assagie. Avec Neville Wakefield,
ex-mari de la styliste Camilla Nickerson et meilleur ami de
Matthew Barney, ils forment un it couple. Farouche, elle
préfère ne pas parler d’amour ni de sa vie privée. Elle n’aime
pas non plus le shopping, dit ne pas faire de gym et manger à
sa faim. Plus jeune, on l’appelait “Mademoiselle Non”.
“Mais je me suis améliorée depuis”, susurre-t-elle avec un
sourire espiègle.
P o r t r a i t pa r
b i l ly n ava