IL N`Y A PAS DE VOYAGEUR SANS BAGAGE

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IL N`Y A PAS DE VOYAGEUR SANS BAGAGE
IL N’Y A PAS DE VOYAGEUR SANS BAGAGE
« Alors cette séance, ça s’est bien passé ?
- Oui, » répondit évasivement Mary.
Elle détestait que sa compagne lui posât rituellement la question à chaque fois
qu’elle voyait son analyste. Mary ne souhaitait pas partager ce moment qui
n’appartenait qu’à elle. Ce d’autant que lors de l’entretien préliminaire, le
praticien avait été très explicite : une thérapie est une aventure unique et
singulière, un voyage dans son inconscient et nulle question de le raconter à qui
que ce soit. C’était une intrusion dans le psychisme de l’analysé que de vouloir
savoir ce qui avait pu émerger lors d’une cure. Mary avait donc déculpabilisé
rapidement quand Salomé avait hurlé à la trahison et au manque de confiance
quand elle lui avait opposé un refus ferme à sa curiosité. Ce qui avait motivé sa
démarche n’était pas lié à leur relation, son mal-être existait déjà depuis très
longtemps. Si elle avait éprouvé le besoin d’une aide extérieure, c’est aussi parce
qu’elle protégeait Salomé de ses angoisses mais aussi d’un danger plus grand pour
leur couple comme mettre son amante en position d’infirmière et ainsi entretenir
une névrose de type « victime-sauveur », où le désir deviendrait vite absent, la
sexualité n’ayant plus aucune place dans leur fantasme d’un autre genre. Pour
autant Salomé ne voulait pas l’entendre, elle en était restée à ses lectures de
Simone de Beauvoir qui prônait la transparence totale et à celle mal digérée des
psy très médiatiques qui recommandaient le tout dire et le tout entendre, valeur
absolue des couples libres et libérés, tolérants et ouverts sur l’inconnu. Mary, au
contraire, était plus modérée et réservée sur cette loi du « tout-tout » qui était pour
elle la pire des aliénations. Pour elle cela signifiait plus aucun jardin secret, plus
aucun lieu à soi pour échapper à l’autre lorsque leurs désirs se révélaient
incompatibles, plus aucune altérité puisque tout ce qui fait mystère et attirance
serait aboli par sa révélation obligatoire.
Son analyse avait débuté depuis six mois maintenant et elle en ressentait les
premiers bienfaits. Elle n’éprouvait plus ses crises d’anxiété qui étaient capables
de la paralyser et de l’empêcher d’être elle-même. Elle, qui se bourrait de
médicaments psychotropes, avait abandonné ses anxiolytiques de manière
systématique et n’en prenait plus qu’en cas d’urgence, tels une réunion
importante, un stress à gérer… Mais c’était surtout sur sa libido que sa thérapie
avait eu le plus d’effet. Elle qui se forçait aux relations sexuelles avec Salomé en
avait très souvent envie et cette nouvelle excitation avait mis du piment dans leur
vie. C’est aussi pour cette raison que Salomé s’était montrée insistante, elle ne
pouvait croire que le soliloque de Mary sur un divan était à lui seul à l’origine de
ce changement inattendu. Combien de fois Salomé lui avait-elle pris la tête pour
lui crier toute sa frustration de ne jamais se sentir physiquement aimée comme
elle était en droit de s’y attendre au regard des lettres d’amour enflammées qu’elle
lui écrivait quand elle s’en plaignait ? Mary avait voulu comprendre ce paradoxe
et Salomé l’y avait vivement encouragée, leur couple était au bord de l’implosion.
Cependant elle ne s’attendait pas du tout à être exclue ainsi, elle se sentait tout
aussi concernée que Mary par cette souffrance.
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« Je vous écoute !
- Je sens une tension de plus en plus forte entre Salomé et moi autour de cette
thérapie. Elle devrait se réjouir de mes progrès et c’est tout le contraire. On dirait
qu’elle n’est pas contente du tout. Je vous ai raconté mes difficultés au lit avec
elle, le résultat fut spectaculaire, le déblocage a été total. Grâce à la parole qui a
été libérée, j’ai osé mes désirs avec elle et être enfin en harmonie entre ce que je
ressentais et ce que je lui donnais. Elle se disait frustrée par ma distance et mon
manque d’intérêt pour la chose. Depuis c’est avant tout moi qui la sollicite, je lui
apporte tout ce qu’elle m’avait réclamé jusque là mais on dirait qu’elle est encore
plus insatisfaite qu’avant. Sa plainte actuelle, c’est qu’elle veut savoir ce que je
vous raconte, comment vous avez pu vous y prendre pour me décoincer
sexuellement de la sorte.
- Hum…
- C’est étouffant ce besoin de me contrôler en permanence. De vouloir à tout prix
s’immiscer dans mon existence, dans mes pensées, mes actes. On dirait que je suis
sa chose. Elle me rappelle ma mère, tout aussi exigeante, tout aussi intrusive. A
l’adolescence, alors que je commençais à sortir avec des filles et à découvrir mon
homosexualité, elle fouillait dans ma chambre à la poursuite du moindre indice.
En effet, je refusais de me confier à elle, alors qu’elle insistait pour recueillir
toutes mes confidences de jeune fille. Elle a vécu mon silence comme un échec à
son éducation post soixante huitarde. Sa propre mère l’avait maintenue dans
l’ignorance de sa féminité et des rapports hommes femmes, elle n’avait pas voulu
répéter son erreur avec moi. Aussi, toute petite, la bonne féministe qu’elle était
m’avait expliqué comment un corps de femme était constitué, comment se
protéger des MST et des grossesses indésirables mais aussi comment se masturber
pour avoir le maximum de plaisir clitoridien. Au final, j’ai eu peur des garçons
parce que ce trop plein d’informations m’avait angoissée et j’étais devenue frigide
car je ne pouvais m’empêcher de penser à ma mère à chaque fois que je jouissais
en solitaire…
- Etes-vous vraiment sûre que cette explication un peu simpliste puisque expliquer
votre lesbianisme et votre incapacité à éprouver du plaisir ?
- D’accord je ne m’assume pas. C’est aussi pour cela que les rapports sexuels avec
Salomé étaient si douloureux. Comme ma mère, je la rendais responsable de tous
mes échecs. La goudou c’était Salomé pas moi. Je n’étais pas maîtresse de mon
destin, j’étais instrumentalisée par le désir d’autrui. Cette thérapie m’a permis de
comprendre que je devais être actrice de ma vie, ne plus dépendre passivement
des autres, que derrière ma peur se cachait quelque chose que je devais découvrir
et qui était refoulé.
- Nous allons arrêter là pour aujourd’hui. Je vous attends demain à la même heure.
- Ce ne sera pas possible, je pars demain en vacances pour une semaine, j’avais
prévenu à votre secrétariat il y déjà quinze jours.
- Les séances loupées seront dues, vous connaissez les conditions que vous avez
acceptées dès le départ. A dans une semaine alors ? »
Mary ne contesta pas, elle était d’accord sur ce principe qui devrait l’aider à ne
pas prolonger inutilement son analyse.
« Je vous écoute.
- Tout avait pourtant bien commencé. Nous étions parties de bonne heure afin
d’être arrivées en début d’après-midi et ainsi profiter d’une demi-journée de plus
sur place. Alors que nous roulions j’ai entendu un énorme bruit. Je m’en
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inquiétais mais Salomé, sûre d’elle, me répondit sur un ton qui ne méritait aucune
réplique que ce n’était que le fruit de mon imagination fertile. En fait le pneu
venait d’exploser. Salomé m’avait juré ses grands dieux qu’elle avait vérifié la
pression des pneumatiques avant de partir, le sous gonflage avait été responsable
de ce fâcheux incident. Warnings, bande d’arrêt d’urgence. Deux filles dans la
détresse et évidemment un macho se précipita pour nous apporter son aide. Très
serviable, en deux temps trois mouvements il nous installerait la roue de secours.
Salomé, charmeuse, se dandina autour de lui pendant qu’il réparait le pneu crevé.
Conscient du danger encouru, il nous ordonna de nous réfugier derrière la barrière
de sécurité. C’est ainsi que nous n’avons pas pu réagir quand une fourgonnette
s’arrêta et qu’un petit caïd des banlieues en descendit en moins de temps qu’il
n’en faut pour l’écrire afin de nous voler le contenu entier de notre coffre. Il était
en effet ouvert, la roue se secours s’y trouvant en dessous. Bien évidemment notre
bon samaritain laissa faire, il se hâta même de remonter dans sa voiture sans
s’inquiéter de rien. C’est bien un homme !!! Autant vous dire que les vacances
furent gâchées. Je voulais rentrer mais Salomé insista pour que nous ne changions
pas nos projets, rien ni personne n’avait le pouvoir de nous priver de quoi que ce
soit. On rachèterait sur place le nécessaire, après tout ceci n’était que des soucis
purement matériels, il y avait plus grave dans la vie. Nous avions encore la
voiture, nos papiers, chéquiers, clés et cartes bleues, c’était bien plus important
que quelques fringues usagées et démodées dans peu de temps. Sur le fond elle
avait raison mais au plus profond de moi je détestais d’avoir été aussi insouciante
et inconsciente, je regrette de lui avoir fait confiance.
- Hum…
- Vous me direz j’aurais pu aussi vérifier moi-même la pression des chambres à
air avant de partir. Mais dans notre couple chacune a son rôle et ses attributions
propres. Je prépare les valises elle s’occupe de la voiture ainsi nous sommes
certaines de ne rien oublier et de ne pas faire en double les choses.
- Pourtant il n’y a pas de voyageur sans bagage.
- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
- Nous allons nous en arrêter là si vous le voulez bien, je vous attends demain à la
même heure ! »
Mary rumina toute la journée la phrase de son analyste. Quel était le sens caché de
cette métaphore ? Cela signifiait-il que quel que soit le lieu où l’on se trouve, on
trimballe avec soi tout un fardeau dont personne ne peut nous débarrasser.
Salomé, en s’arrangeant inconsciemment pour que les sacs soient dérobés,
cherchait-elle à lui prouver qu’elle ne supportait plus ce qui se manifestait à
travers son travail thérapeutique et qu’elle aimerait bien qu’elle cessât ses rendezvous quotidiens. Après tout son analyse, n’est-ce pas aussi un moyen de déverser
le trop-plein pour se construire sur du solide ? Salomé, par delà cette hostilité
refoulée, avait exprimé une jalousie inavouée à l’égard de son thérapeute. Mary se
devait de la gérer mais en même temps germait dans son esprit des sentiments
contradictoires. Si Salomé l’aimait, elle se devait d’accepter ses choix et ses
entraves invisibles qu’elle dressait étaient une façon détournée de lui faire
comprendre qu’elle la préférait dans la souffrance que quand elle allait bien. Si
c’était ça, être aimée par Salomé était destructeur pour qui recevait un tel amour.
Salomé fit les frais de la mauvaise humeur de Mary toute la journée et le mit en
relation avec les dernières vacances. Le caractère de Mary s’était assombri depuis
le vol et Salomé, malgré des attentions délicates et une patience d’ange, ne
parvenait plus à calmer l’agressivité de sa compagne.
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« Je vous écoute.
- J’en ai marre, marre, marre, marre, marre !!!
- Continuez…
- Marre de Salomé et de sa gentillesse, marre d’elle. Je ne la supporte plus. Elle
rame comme elle peut pour se faire pardonner mais c’est plus fort que moi, tout
m’énerve en elle. Elle n’accepte pas que je change, elle voudrait que je reste mal
pour mieux me dominer. Je me demande si ce qui l’a attiré en moi n’était pas
justement mon mal-être. Je lui ai donné du pouvoir sur moi et aujourd’hui que je
récupère ma liberté, elle panique. Elle est de nouveau dans la séduction mais je
sais que cela ne va pas durer. Une fois que je serai sous sa coupe, elle me
redétruira comme elle l’a fait avec l’histoire des valises.
- Pouvez-vous dire que Salomé est consciente de tout cela ?
- Je ne sais pas. Je ne la reconnais plus. Nous nous sommes éloigné l’une de
l’autre, nos routes sont en train de diverger. Nous allons droit dans le mur toutes
les deux. J’ai bien peur que la rupture ne se profile.
- Je vous attends demain, à la même heure ! »
La dispute éclata le soir même. Mary ne prit aucun prétexte pour accuser Salomé
de tous les maux et toutes les incompétences. Elle lui déversa toute sa rancœur
juste après le dîner, dans un élan ravageur, sans reprendre son souffle. Salomé,
sonnée, ouvrait des yeux grands comme des bols à soupe. Mary, s’était
transformée en furie, sa compagne était accablée devant tant de méprise et
d’injustice. Dans une relation on est deux et si elle avait des torts, Mary aussi.
C’était facile de lui coller sur le dos l’échec de la communication du couple,
Salomé avait sans doute était maladroite mais jamais méchante. Mary aurait pu
aussi lui reprocher de l’indifférence ou du dédain, un manque d’intérêt pour sa
souffrance. Mary n’avait eu de cesse de se mettre dans sa tour d’ivoire et de
penser Salomé incapable de la comprendre et de la soutenir dans cette épreuve.
Salomé sentit l’amertume la déborder et la tristesse l’envahir. Elle oscillait entre
lui répondre sur le même ton et apaiser sa colère. Elle avait perdu Mary, c’était
une évidence. Rester debout et digne, telle fut sa stratégie. Elle voulait bien
entendre le malaise mais elle n’était pas la diabolique qu’elle décrivait. Elle avait
sans doute commis des erreurs, mais nul crime, pas celui de la détruire comme
elle le supposait. Pour Salomé, son analyse lui avait lavé le cerveau, elle ne
reconnaissait plus la femme qu’elle avait aimée. La séparation était inévitable.
Salomé serait toujours là si elle avait besoin, elle voulait encore croire que tout
cela n’était qu’un mauvais cauchemar dont elles allaient se réveiller toutes les
deux.
« Je vous écoute.
- C’est fini entre Salomé et moi. La dispute fut violente et pas du tout comme je
m’y attendais. J’aurais voulu que Salomé se défende, rende les coups. Au lieu de
cela, elle m’a brandi en étendard tout son amour et a accepté sans sourciller la
rupture. Je ne comprends plus rien à ce qui m’arrive. »
La séance n’apaisa pas l’angoisse de Mary. Alors qu’elle s’apprêtait à ouvrir son
parapluie car une giboulée tombait drue, elle ne vit pas que le rebord du trottoir
était cassé. Elle glissa et se brisa net la cheville. Pompiers, ambulance, hôpital,
plâtre. Au total six semaines d’immobilisation lui annonça le médecin. Aux
urgences, seule sur son lit de douleur tous les événements passés défilaient dans sa
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tête. Si son analyse l’avait bien aidée au départ, on pouvait dire maintenant qu’elle
lui brisait sa vie. Elle était heureuse avec Salomé, elles se plaisaient beaucoup
toutes les deux ensemble, pourquoi avoir voulu autre chose. Elle avait ses défauts
mais aussi ses qualités. Ce n’est pas Salomé qu’elle aurait du quitter mais son
analyste. Cette femme avait trop de pouvoir sur elle. Mary se saisit de son
portable pour annuler sa séance du lendemain ainsi que toutes les autres. Elle
savait qu’elle allait se heurter au baratin habituel sur la liquidation du transfert, les
catastrophes qu’elle encourait à agir de la sorte mais le destin n’avait-il pas, par
son acte manqué, signifié à Mary qu’elle était dans une impasse et qu’elle ne
pouvait plus avancer.
« Bonjour, c’est Mary, je ne pourrai pas venir demain vous voir, ni les autres jours
car je suis hospitalisée. En effet j’ai la cheville fracturée et ce serait trop long à
vous expliquer pourquoi mais ça m’a fait l’effet d’un électrochoc. Aussi j’ai
décidé de cesser définitivement l’analyse avec vous. Ne comptez plus me revoir !
Au revoir !
- Vous savez que vous ne pouvez interrompre ainsi votre thérapie. Votre
inconscient est à l’œuvre, ce serait dangereux pour vous de le laisser ainsi au
travail sans que quelqu’un ne vous aide à canaliser ce qui émerge et les
mouvements pulsionnels qui vont vous déborder.
- Ma décision est prise, je ne reviens pas dessus. Adieu !
- Vous avez mon numéro et mon adresse. Vous savez où me joindre si vous avez
besoin. »
Mary raccrocha, apaisée. Elle composa le numéro de portable de Salomé. Pleurs,
roucoulades, excuses, explications. Salomé accourut au chevet de sa belle. Tout
était mal qui finissait bien, leur histoire prenait un nouveau départ.
L’analyste raccrocha, bouleversée. Mary, son amour, lui échappait. Mary lui avait
révélé ses pulsions homosexuelles refoulées qu’elle avait eue peur jusqu’à présent
d’assumer. C’est sûr, si Mary revenait elle lui déclarerait sa flamme et
abandonnerait la psychanalyse avec elle, lui recommandant un de ses confrères.
Il n’y a pas de voyageur sans bagage. Et les siens, de quoi étaient-ils composés ?
Mais ça c’est son analyse qui le dira…
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