La Gazette de l`HIL N°2

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La Gazette de l`HIL N°2
SLFA6. Histoire des Idées linguistiques (HIL) - CM et TD Léonard, 2001,
annexe du deuxième cours, ILPGA, Paris III.
La Gazette de l'HIL
Journal paraissant le mardi matin, 9h, salle Brunot
Du sollst den Namen Methode nicht unnütz im Munde
führen [Tu n'utiliseras jamais le mot méthode comme un
vain mot], Ritschl.
N°2
devenu bossu à force de réécrire des règles
procédurales.
Chomsky à ses disciples : "cent fois réécrirez
votre règle..."
Entretien avec Gilliéron :
De notre correspondante Diane Réo Nalepord
Mardi 27 janvier 2001
Petit bulletin d'historiographie anecdotique de
l'HIL, Ilpga.
Sous-rédacteur : Johannes Leohn Leonhardt.
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[Thème de ce numéro : phonologiEs]
Dépêches du jour
Tragédie au Gévaudan : en enquêtant sur les
"patois gévaudanais", l'abbé Rousselot aurait
été attaqué par LA BÊÊÊTE. "J'étais en train
de noter une triphtongue, je n'ai rien entendu
venir", a déclaré le blessé,actuellement
hospitalisé rue des Bernardins.
GHIL : Vous êtes connu aussi bien pour votre
apport à la géolinguistique que pour votre
riposte aux néogrammairiens...
Gilliéron : "Riposte !" Vous l'avez dit, c'est le
mot ! Ces gens-là sont de grossiers positivistes
qui ne savent même pas manger à table : l'autre
jour, dans une brasserie bâloise, Karl Brugman,
que je voyais pour la première fois, - et encore,
j'avais pas mes lunettes - m'a renversé son plat
de soupe sur le pantalon. Ces gens-là n'ont
aucune tenue !
GHIL : mais je croyais que c'était pour des
raisons scientifiques que vous discordiez.
La voix de son maître :
Maurice Grammont se serait reconverti dans
l'élevage des chiens à tête penchée.
Gilliéron : écoutez, il faudrait accorder nos
violons, et, comme dirait Edmond Edmond, ne
me faites pas répéter (tout le monde croit qu'il
bégaie quand il dit son nom) : les
néogrammairiens sont des gens sans foi ni loi !
Une procédure qui finit mal : une équipe de
techniciens a dû dégager hier Morris Halle, qui
était resté coincé entre deux crochets d'une
matrice phonologique. "J'ai cru que Noam
viendrait me délivrer en surfant sur une flèche
de dérivation, mais il était à la pêche ce jourlà".
GHIL : c'est pourtant sur la question des lois
phonétiques, et de leur inexorabilité que vous
accrochez avec eux... C'est parce que ce sont
justement trop des gens de lois dans la
démarche que...
Hovelacque en Chine, arrêté pour espionnage.
"Tu sais ce qu'elles te disent, les langues
isolantes ?" Les autorités chinoises déclarent :
"nous resterons inflexibles, comme nos
racines". M. Hovelacque aura le temps de
méditer ces propos laconiques dans un camp de
rééducation par le travail.
La guerre des étoiles : les chomskyens
attaquent les kyparskiens. Spielberg achète le
scenario.
Un cénacle de médecins et de
kynésithérapeutes se penchent sur les
conditions de malformation : Morris Halle
Gilliéron : cessez d'utiliser des mots que vous
ne comprenez pas ! C'est horripilant ! Ces gens
prétendent que je suis un énervé, et de
mauvaise foi ! LES SCROCHEUGNEUGNEU
! C'est un monde ! Le problème, c'est qu'ils
ignorent l'esprit, et ils se croient malins ! Tout
ce qu'ils sont capables de concéder à l'esprit,
c'est de l'analogie laborieuse ! De l'analogie, et
rien d'autre ! Toujours le même plat, matin,
midi et soir : riz, lentilles, lois phonétiques,
analogie,
riz,
lentilles
!
C'est
de
l'embrigadement, de la discipline intellectuelle
de garnison : "patates-fayots, le sergent est un
salaud". ça va. Je connais. D'ailleurs, c'est pour
ça que moi, je préfère les métaphores
militaires, les vraies, le déploiement des
formes, les attaques latérales d'hétéronymes
dans un espace dialectal. Ah, ces sompteux
paysages géolinguistiques, ces montagnes de
données, ces cimes lexicales, ces abismes
cataractants de formes frétillantes et puissantes
comme des saumons remontant le courant de la
vie linguistique ! L'exaltation, l'ivresse des
profondeurs métaphoriques, tout ce vitalisme,
ce...
GHIL : seriez-vous bergsonien, autrement dit
vitaliste...
Gilliéron : je suis le Gérard Depardieu de la
philologie, mon amie ! Allez, casse-toi, tire-toi,
tu gonfles. Allez, ch't'ai dit t'te casser !
GHIL : on est pas aux guignols de l'info, là !
Faut arrêter de se prendre pour NTM...
Revenons à votre projet.
Gilliéron : bon, je veux bien me calmer, mais
alors, c'est pour la science, sinon, c'est pas de
jeu, parce que je peux aussi continuer à
m'énerver ! Je sais très bien faire !
GHIL : (silence aussi circonspect qu'incrédule)
Gillieron : (se calmant comme un toutou
mouillé après avoir fait le panier à salade qui
s'essore en vrille) M'enfin, bon sang, les lois
phonétiques, c'est juste de la cuisine ! ça sert à
faire un peu d'étymologie, à sérier tous les
problèmes triviaux et faciles à décrire et
expliquer : la preuve, Chomsky et Halle s'en
inspireront pour illustrer leur algèbre de Zeuh
saoundeuh patteurneuh ov inglicheuh [The
Sound Pattern of English]. Vous verrez, ça va
pas tarder, et moi, heureusement, je serai pas là
pour voir ça !
GHIL : mais pourquoi parlez-vous comme
Bérurier ?
Gilliéron : mais parce que ma linguistique est
san-antoniesque,
comme
celle
des
néolinguistes, mes amis (Bartoli, Terracini et
les pos-post-ascoliens, et même, plus tard,
Coseriu en mariage mixte avec le
structuralisme), est donquijotesque. A chacun
ses standards, tiens, justement. Je plonge dans
la vie populaire du langage et des langues :
l'étymologie populaire, les contaminations les
hybridations lexicales, les solutions à
l'emporte-pièce et à la vas-y-comme-j'te-pousse
que bidouillent les locuteurs en parlant pour
continuer à communiquer, à se comprendre.
Vous comprenez ? Vous savez qui c'est les
locuteurs ? Vous vous en foutez, des locuteurs,
hein, c'est ça ? Et ben, pas moi ! Je leur colle
aux basques, aux guêtres, je suis comme la
bardane, tiens ! Et tu peux suivre mes
dénominations dans toute la Romania si ça te
chante !
GHIL : (ironique) bien sûr, on a tous vos
disques à la GHIL !
Gilliéron : (n'a pas saisi l'ironie) je vous
rappelle que je ne suis pas chanteur de rock !
Lisez le travail de DLS que vous avez adjoint à
votre polycopié, bougre d'ânesse, et vous
verrez un peu où je me place, mon amie ! Du
côté du démiurge, ma filleule ! La vision
panoramique, le sas sur le grand large, les
Bahamas vues du ciel, Acapulco, le Cirque de
Gavarnie, le vaste regard qui embrasse la vaste
vastitude et comprend ce qu'il voit comme s'il
l'avait créé, mais dévasté, justement, par
l'érosion phonétique, cet acide sémiotique !!
Voilà d'où je parle, mon amie ! Je vois frétiller
la variation dialectale à mes pieds comme un
marin voit exploser des nuées d'alevins, pleins
feux du haut du chalutier, et je pourrais
reconnaître chacun de ces tétards, tant mon
œuil est exercé... Marin des grandes pêches,
géologue des grands efondrements, tel je suis,
et Gilliéron, ron-ron, petit patapon !
GHIL : justement, ne craignez-vous pas un peu
la téléologie, càd. la circularité ? Qu'y a-t-il
d'amusant si on peut tout expliquer, s'il ne reste
plus aucun doute ? N'est-ce-pas inquiétant pour
un scientifique, dans le sens où on sait que la
science se nourrit de doute et de dépassement
de soi et des certitudes.
Gilliéron (après un long silence excédé,
rallumant son cigare, puis reprenant son souffle
avec la résonance de corne de brume d'un
paquebot pour postillonner à flots) : Nom de
nom, tous les mêmes, ces journalistes ! "Est-ce
que vous ne gnagnatez pas que le gnagna
gnagnate le gnougnou dans de telles
circonstances ?" Et ma belle-sœur, elle
s'appelle Marie-Antoinette, peut-être ? Et mon
cousin, il est vice-consul de Prusse en Alaska,
peut-être ? Et mon arrière-petite bru...
TOC-TOC !
GHIL : on frappe à la porte !
(c'est Edmond Edmond, qui rentre en coup de
vent, bizarrement équipé d'un masque de
plongée et d'un tuba, car il rentre de Corse où il
a enquêté avant Bottiglioni. Sans quitter son
solex, il jette au maître une liasse de papiers et
de carnets d'enquêtes, que celui-ci empile
aussitôt sur une console, et repart en
pétaradant. Gilliéron se sert une rasade de
cognac de Cellefrouin et repart en discussion,
pour ne pas dire en bataille).
Gilliéron : (humectant son cigare dans le
cognac) c'est un cadeau de maître Rousselot.
Un saint homme ! Une vie dédiée à la science
et à l'observation minitieuse et sereine du genre
humain ! Pas un de ces feignants de
journalistes! Je disais donc : les lois
phonétiques, c'est du bricolage d'appoint.
regardez mon article sur le suffixe -ellu : je me
sers des lois phonétiques comme équerre pour
calculer des trajectoires de mots, rien de plus.
Ce qui m'intéresse, c'est le langage dans sa
complexité symbolique, ce kaleidoscope de
signifiants, comme dirait l'autre, qu'il faut bien
garder accrochés à des signifiés. Les signifiés
bougent peu : ce sont des vieillards perclus,
mais les signifiants, eux, sont des alevins qui
frétillent et se ressemblent tous, ou presque
tous: ils sont faits de si peu de voyelles et de
consonnes, et c'est un tel bazard à chaque fois
de les coordonner - voyez Grammont, le mal
qu'il se donne avec ces billevesées phonétiques
et ces interactions de part et d'autre du
signifiant. D'ailleurs, je n'ai pas de théorie des
composants ultimes du signifiant, moi, et ça me
ferait bien mal d'en avoir une : ne venez pas me
tondre avec des traits distinctifs ou des matrices
de propriétés infrasegmentales, et autres
microscopies bons pour les chatouilleurs de
poux et les raseurs de taons ! Guili-guili, fais
risette...! Je vais pas être le chien d'une
diphtongue, moi, madame ! J'ai déjà bien assez
à faire avec les soldats de la langue que sont les
mots pour aller encore en plus m'occuper des
petits habitants qui nichent sous les segments.
Y a pas écrit "Société de Dératisation" sur mon
front. Pour moi, tout commence quand y a
risque d'homonymie ou d'homophonie, là, y a
de l'action. De la castagne. C'est là qu'on voit
les bûcherons à l'œuvre : toute la forêt se met à
remuer, et ça fait sortir les écureuils. De tous
côtés, on répare, on colmate, on barricade
comme des castors, on agglutine, on rallonge
ce qui s'est raccourci en dérivant à tout va, et
en avant le mètre et le cordeau ! On insère, on
compose, ou on change radicalement, on passe
à autre chose : on appelle le coq un vicaire,
tiens, par exemple, comme ça on s'enmièle plus
avec les homonymes.
GHIL : mais tout cela devrait s'insérer dans une
théorie pragmatique du lexique : n'est-ce pas
une pure spéculation que d'accorder tant de
poids à la réparation de l'homonymie ?
Gilliéron : et les structuralistes, avec leurs
paires minimales, qui vont bientôt tout envahir,
ils se la posent, cette question-là, peut-être ?
Comme
si
les
mots
n'étaient
pas
reconnaissables par le contexte, et que sans les
corrélations de sonorité, de plosion, de
palatalité et tout le saint frusquin, on serait
perdus. Et mon chien, il s'appelle Alexandre-leGrand et il a conquis la Perse, peut-être ?
GHIL : mais votre vision n'est-elle pas
atomiste? Vous allez même jusqu'à nier
l'existence des dialectes. Pour vous, ce ne sont
que des poussières de langue témoignant de
propriétés
sémiotiques
plus
générales,
cognitivement iconiques ou saillantes, du
langage, seulement un observatoire.
Gilliéron : Vous allez peut-être me reprocher
maintenant d'avoir finalement une perspective
de linguistique générale, à ma façon ?! Ben
tiens! Qu'est-ce que ce serait d'autre qu'un
observatoire, un belvédère ? C'est des patois.
t'as compris ? Des PA-TOIS : de la poussière
de langue, de la belle herbe sauvage bien
drument grainée. Du chiendent. De la langue à
l'état brut, mais pas des langues ni des entités.
L'entité, c'est l'État, la République, la Nation,
qui d'ailleurs a la conscience patrimoniale de
financer - même malement, mais sa raison a ses
raisons, et je veux me fâcher avec personne,
moi - cet énorme chantier qu'est l'ALF (Atlas
Linguistique de France). Et encore, je suis un
petit patron économe : je n'ai embauché qu'un
ouvrier [Edmont Edmont], d'autant plus qu'il y
en a pas deux comme lui pour entendre une
mouche chanter Trenet sur le clocher d'une
église. C'est une oreille, ce type, et en plus, il
est pas syndiqué. Mais venez pas me faire le
coup d'Ascoli avec le Franco-Provençal ou le
ladin des Dolomites et ces entités
fragmentaires. Le but ultime de la linguistique,
vous en conviendrez, c'est la découverte du
fonctionnement des langues.
GHIL : certes.
Gilliéron : vous reprendrez bien un peu de
cognac ?
GHIL : non. J'aimerais savoir si vous avez
conscience de ce que deviendra la dialectologie
avec votre doctrine : de l'atlantographie
linguistique au service de l'atlantologie
dialectale et, très indirectement pour qui ne s'y
plonge pas, de la linguistique générale ?
Gilliéron : nul n'est prophète en son champ
scientifique, mais je crois qu'on retiendra ma
leçon d'onomasiologie.
GHIL : ça, pour sûr, et vous fûtes un grand
bonhomme, certes. Merci pour la GHIL de
nous avoir accordé cet interview.
Gilliéron : Ne me remerciez pas, ça
m'éneeeerveuh !!! Ce que j'ai fait pour vous, je
l'aurais fait pour n'importe qui. Mes amitiés à
l'abbé Rousselot à l'ILPGA.
INACHEVÉ. En cours de rédaction.
Coordination : [email protected]