L`exemple de la péninsule Ibérique vise à montrer l

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L`exemple de la péninsule Ibérique vise à montrer l
LES ROYAUMES IBERIQUES AU XIIIE SIECLE
L’exemple de la péninsule Ibérique vise à montrer l’importance des périphéries pour la
construction de l’Europe. La promotion, dès le XIe siècle, du pèlerinage de Saint-Jacques-deCompostelle en fit un des pôles de dévotion majeurs de l’Europe. Au XIIe siècle, le
rayonnement de Tolède, principal centre de traduction de la science et de la philosophie arabe,
en fit un des pôles de l’essor intellectuel de l’Europe.
Quelle est l’originalité des royaumes ibériques et quel est leur rôle dans l’ensemble de
l’Europe au XIIIe siècle ?
Sur le plan politique, le XIIIe siècle est marqué à la fois :
-
par l’avancée décisive de la Reconquista, réduisant la présence de l’Islam au
petit royaume de Grenade,
I.
-
par l’affirmation des monarchies
-
l’insertion des monarchies ibériques dans le jeu des puissances européennes.
LA RECONQUISTA TRIOMPHANTE
L’originalité de la péninsule Ibérique vient de sa situation de frontière entre l’Europe
et l’Islam. La Reconquista a forgé les caractéristiques majeures de la société et des
monarchies ibériques.
A. L’avancée décisive de la Reconquista (1212-1266)
L’idéologie de la Reconquête remonte au IXe siècle, dans le contexte de la formation
des royaumes chrétiens du nord de la péninsule suite à la conquête de l’essentiel de la
Péninsule par les troupes musulmanes. Elle a été élaborée plus particulièrement dans les
Asturies sous le roi Alphonse III (866-910), dans des chroniques probablement pour légitimer
la royauté asturienne. Un seul objectif : regagner des territoires aux mains des musulmans, au
nom d’une double mission : 1) restituer au culte chrétien les territoires reconquis ; 2)
récupérer l’héritage des rois wisigoths, l’Hispania, dont les souverains asturo-léonais
prétendent descendre. Dès le XIe siècle, les chrétiens ont pris un avantage définitif.
L’affaiblissement d’al-Andalus – c’est le nom arabe qui désigne la péninsule Ibérique
sous domination islamique - au moment de la fragmentation du califat de Cordoue en une
multitude de royaumes de Taifas au XIe siècle, rend possible le vaste mouvement historique
1 qui pousse les royaumes ibériques à la Reconquête de la Péninsule. L’intervention extérieure
des Berbères ne fait que ralentir le mouvement. C’est la Castille, unie au Léon, qui en prend
d’abord la direction au XIe siècle. Alphonse VI parvient à prendre Tolède en 1085. La prise de
la ville, première ville musulmane importante et ancienne capitale de l’Hispania wisigothique,
eut un immense retentissement : Alphonse VI prend alors le titre d’empereur. Mais l’élan
castillan est brisé par l’intervention d’une dynastie berbère, les Almoravides (1086-1147), qui
écrase les troupes d’Alphonse VI en 1186 à Sagrajas/Zallaqa.
Dans la première moitié du XIIe siècle, les chrétiens reprennent l’expansion dans la
vallée de l’Ebre (Saragosse en 1118) et à l’embouchure du Tage (Lisbonne en 1147). Mais le
rêve impérial des Castillans : la Reconquête est devenue une entreprise partagée qui permet à
de nouveaux royaumes, l’Aragon et le Portugal, face aux tentations hégémoniques de la
Castille. A partir de 1157, les chrétiens se heurtent à l’intervention d’une nouvelle dynastie
berbère, les Almohades (1147-1229), qui domine al-Andalus et tout le Maghreb. En 1195,
leur victoire à Alarcos contre le roi de Castille Alphonse VIII (1168-1214) provoque un vent
de panique dans toute l’Europe, car elle survient après la chute de Jérusalem en 1187.
En 1212, l’alliance des trois rois (Castille, Aragon et Navarre), renforcée par
l’intervention du pape Innocent III qui prêche la croisade, obtient une victoire décisive à Las
Navas de Tolosa. Cette victoire, qui eut un immense retentissement dans toute la chrétienté,
marque le renversement définitif du rapport de force en faveur des chrétiens et ouvre la route
des capitales andalouses. A partir de 1230, profitant de l’effondrement du califat almohade,
les chrétiens reprennent leur marche en avant désormais inexorable. Ferdinand III (12171252), roi de Castille et Léon, poursuit la conquête de la vallée du Guadalquivir, cœur d’alAndalus, par la prise des deux plus prestigieuses capitales andalouses : Cordoue (1236) et de
Séville (1248). L’Aragon de Jacques Ier (1213-1276) annexe Majorque aux Baléares (1229)
puis entreprend la conquête du royaume de Valence (1238) et d’une partie de Murcie. De son
côté, le roi de Portugal conquiert l’Algarve. A la fin du XIIIe siècle, les musulmans
n’occupent plus que le royaume de Grenade, dernier bastion islamique en Europe. Il ne
tombera qu’en 1492.
B. La formation d’une société originale
La Reconquête a forgé une société originale, marquée par son caractère ouvert et son
pluralisme culturel.
2 1. Une société ouverte
Les sociétés ibériques sont conditionnées par la guerre. Fortement militarisées, elles se
caractérisent par leur mobilité sociale et géographique, leur dynamisme, leur goût du butin et
leur quête de la noblesse. Bien sûr, la reconquête profite aussi à ses entrepreneurs majeurs :
églises, grandes maisons nobles et ordres militaires (Hospitaliers, Templiers, et ordres
nationaux comme Calatrava, Santiago et Alcantara). Mais, à côté de l’ancienne aristocratie
des ricos hombres, une nouvelle catégorie de chevaliers, les hidalgos, issus de la petite
noblesse (infanzones) ou de la paysannerie libre (caballeros villanos), constituent le point de
départ d’une nouvelle noblesse ibérique qui permet d’assurer une promotion sociale. Dans
cette société fluide et combattante, les communautés libres (dotées de fueros) et surtout les
villes jouent un rôle déterminant.
2. Une société plurielle
La Reconquête a pour résultat de faire passer sous domination des chrétiens un
nombre croissant de musulmans mais aussi de mozarabes et de juifs. Dans l’idéologie de la
Reconquête, la nature de l’affrontement entre chrétiens et musulmans est fondamentalement
politique. L’objectif de la lutte n’est pas de chasser ni d’éliminer physiquement les
musulmans mais de restaurer le pouvoir politique des chrétiens : il s’agit moins de massacrer
les musulmans, ou même de les expulser des terres qu’ils cultivent, que de les soumettre et les
contraindre à reconnaître l’autorité d’un souverain chrétien, par une forme tributaire. La
soumission de peuples de religions différentes est même mise en avant par les rois de Castille
et Léon afin de mieux exalter la dimension impériale, et donc universaliste, de leur pouvoir :
alors qu’aux XIe et XIIe siècle, Alphonse VI prit le titre d’ « empereur des deux religions » et
Alphonse VII « empereur des trois religions », au milieu du XIIIe siècle, Ferdinand
III,
archétype du roi croisé, se fit enterrer dans la cathédrale de Séville et fit composer une
épitaphe quadrilingue : en latin, castillan, hébreu, et arabe.
Les souverains chrétiens ont accordé aux musulmans et aux juifs le droit de demeurer
dans les villes conquises, de conserver au moins une partie de leurs biens, leurs magistrats,
leurs lois et leur religion, en échange d’un impôt spécial, laissant ainsi une assez large
autonomie administrative et judiciaire à ces communautés (aljamas). Ces pactes, uniques en
Europe, semble s’être établis sans doute par imitation du statut des « gens du Livre »
(dhimmi), c’est-à-dire des minorités religieuses (chrétiens, juifs), dans le droit islamique. Mais
ces garanties offertes aux musulmans furent rarement respectées, notamment par les Francos,
3 conditionnés par l’idée de croisade et désireux de partager tous les biens des vaincus.
Rapidement, les musulmans se voient imposer un régime seigneurial qui les place dans une
situation de dépendance économique et sociale. Les petites communautés rurales résistent
mieux, conservent leur cohésion et une certaine autonomie : les seigneurs ont intérêt à
protéger cette main d’œuvre bon marché et exploitable. Cette conduite des vainqueurs pousse
les musulmans à l’émigration et à des soulèvements qui, en 1264, s’étendent à toute
l’Andalousie et à Murcie, et en 1275 au royaume de Valence.
La coexistence de chrétiens, musulmans et juifs favorisa la transmission des savoirs et
les créations originales au sein d’un mouvement plus large d’européanisation de la culture et
de l’art. Nous ne parlerons pas ici du mouvement de traduction de la philosophie et des
sciences arabes qui connut un second souffle sous l’impulsion d’Alphonse X le Sage (12521284) – il en sera question dans le dernier cours « L’ouverture de nouveaux horizons » - mais
on se contentera de mentionner l’apparition d’un art métis, le mudéjar, né au XIIe siècle et qui
se diffusa au XIIIe siècle dans la zone située entre les vallées du Duero et du Tage, et dans la
vallée de l’Ebre. Sa principale caractéristique est d’intégrer à des structures gothiques, dont
les modèles sont européens, une ornementation dont les formes, géométriques et végétales,
sont empruntées à l’art islamique.
C. L’échec de l’empire hispanique et l’affirmation des Etats nationaux
Contrairement à la croisade qui est un projet romain, impulsé par le pape, la
reconquête est un projet royal. Née dans les Asturies, puis développées dans les royaumes de
Léon au IXe siècle, cette idéologie était centrée autour d’un programme de restauration
régénérante de l’Etat ibérique unitaire selon un binôme destruction/restauration. Ce
prophétisme purement ibérique fut récupéré comme base idéologique par la royauté castillane
dans le but de faire de Etat l’élément moteur de l’Espagne unifiée dans le cadre d’un Empire
hispanique.
L’idée d’empire hispanique fut portée aux XIe et surtout au XIIe siècle par la
monarchie de Castille et Léon. Au lendemain de la prise de Tolède (1085), Alphonse VI
(1072-1109) avait pris le titre d’ « empereur de toutes les Espagnes » (imperator totius
Hispaniae) et son fils, Alphonse VII (1126-1157), était parvenu à faire reconnaître son titre
par le roi d’Aragon et comte de Barcelone, par le roi de Navarre, et par plusieurs seigneurs
pyrénéens. Les chroniqueurs au service des rois de Castille, Lucas de Tuy, dans son
Chronicon Mundi (vers 1230), et surtout l’archevêque Rodrigo Jiménez de Rada, dans son De
4 rebus Hispaniae (1243), donne à la royauté et à la dynastie castillane un ancêtre légendaire.
Ils font remonter l’origine de la dynastie à Hispano, premier roi d’Espagne, qu’Hercule aurait
installé, après avoir libéré le pays de la tyrannie du monstre tricéphale Gérion. Cette histoire
mythique, reprises dans les chroniques ultérieures, investit le roi de Castille de la mission de
réunifier la péninsule et l’élève au-dessus des autres souverains péninsulaires.
Mais rapidement, les ambitions pré-nationales s’imposèrent, en particulier aux
extrémités orientale et occidentale : la Catalogne et le Portugal (apparaît en 1140). A la mort
d’Alphonse VII, en 1157, l’avenir de la péninsule paraît fixé : l’affirmation des Etats
l’emporte sur l’idéal unitaire impérial. Ses Etats sont partagés entre ses fils et pendant près de
trois quart de siècle, le découpage de la péninsule correspond à ce que les historiens ont
appelé les « cinco reinos » : Léon, Castille, Portugal, Aragon-Catalogne et Navarre. Dès les
années 1170-80, le titre impérial et l’idéologie impériale tombe en désuétude. Au XIIIe siècle,
l’ensemble castellano-léonais est réunifié, définitivement, sous l’autorité de Ferdinand III,
mais à cette époque, la péninsule est définitivement partagée entre Aragon, Portugal, Navarre
et Léon-Castille, et l’idée impériale léonaise, qui s’était effacée après Alphonse VII, ne
reparaît plus explicitement dans la titulature royale. Les dernières décennies du XIIe et les
premières du XIIIe siècle se caractérise par la fixation des frontières entre les royaumes, à la
suite d’hostilités, d’accords et de tentatives d’expansion avortées. La Péninsule s’est donc
installée dans la division. La papauté en prend acte : en 1178, Alexandre III reconnaît à
Alphonse Ier du Portugal le titre de roi. Célestin III fait de même en 1194 pour Sanche VII de
Navarre. Parallèlement, disparaissent les liens nominaux de vassalité : en 1177, Alphonse II
d’Aragon est libéré par la Castille de l’hommage qu’il prêtait pour Saragosse.
La Reconquête n’a pas abouti à la restauration de l’Hispania mais à l’affirmation
d’Etats souvent antagonistes, qui se construisent, s’individualisent et se dotent de structures
politiques.
II.
LE SYSTEME MONARCHIQUE IBERIQUE
Le système monarchique ibérique se caractérise à la fois par le renforcement du
pouvoir des souverains et par la précocité des institutions représentatives qui viennent le
limiter.
A. L’affirmation du pouvoir royal
1. Les fondements du pouvoir
5 En investissant le roi d’une mission providentielle, la Reconquista devint le fondement
de l’institution royale dans tous les royaumes ibériques : les souverains hispaniques ne
reçoivent pas l’onction, ne sont pas sacrés et bien souvent ne sont pas couronnés. Ils reçoivent
seulement une proclamation et un serment de fidélité. Ils puisent donc dans l’idéologie de la
Reconquista la légitimité surnaturelle qui leur fait défaut. Outre ce capital symbolique, cette
guerre pourvoie le roi en biens et richesses, qu’il redistribue, sous forme de terres ou de biens
conquis, à l’aristocratie afin de s’assurer sa fidélité. Aussi, lorsque les expéditions cessent,
bien souvent les rébellions éclatent. L’équilibre des pouvoirs est ainsi lié à la perpétuation de
la guerre. Elle permet également au roi de mieux d’affirmer son pouvoir sur l’Eglise : dans
tous les royaumes ibériques, mais surtout en Castille, l’Eglise conserve une grande autonomie
par rapport à Rome et reste soumise au pouvoir royal.
Militaire, le pouvoir des rois ibériques est également législatif : en faisant rédiger les
Partidas, le roi de Castille Alphonse X (1252-1284) utilise le droit romain comme instrument
pour la construction politique de leurs Etats. Ils ont tous plus ou moins conservé l’héritage
juridique romain transmis par les Wisigoths. Il contribue à légitimer officiellement le pouvoir
monarchique et à maintenir la notion de puissance publique, ayant une autorité absolue et
permanente et s’exerçant au-dessus des autres pouvoirs seigneuriaux et ecclésiastiques pour
les limiter. Le droit romain est remis à l’honneur, comme dans le reste de l’Europe, au XIIe
siècle. Les Espagnols vont l’étudier à Bologne, à Montpellier et dans les universités fondées
en Castille au début du XIIIe siècle. L’influence du droit romain est considérable dans les
Siete Partidas d’Alphonse X (à partir de 1260), les Fueros d’Aragon (1247) et la nouvelle
rédaction des Usatges de Barcelone (1243).
En Castille, Ferdinand III et Alphonse X ajoutent au concept de pouvoir royal, un
attribut divin, la sagesse (A. Rucquoi). Ils s’inspirent de deux modèles traditionnels : la notion
de la sagesse du prince renvoie à l’Ancien Testament et à la personne du roi Salomon mais
aussi à la pensée grecque et romaine. Son originalité concerne le lien entre le roi et les
sciences de la nature, et plus encore entre le roi et l’acquisition d’un savoir empirique par
l’expérimentation (Alphonse X patronne, entre autres, des recherches en astronomie). Ce
modèle du monarque scientifique, incarné également par Frédéric II, est peut être à rechercher
chez les Plantagenêt dont l’influence en Castille fut considérable. Sans que cela soit
incompatible, il est peut être à rechercher dans des modèles islamiques de souveraineté (figure
du calife almohade d’après M. Fierro).
6 2. Le renforcement des moyens de gouvernement
Au XIIIe siècle, comme leurs homologues européens, les rois ibériques affermissent
tous, mais inégalement, leur autorité et se dotent de nouveaux moyens de gouvernement.
Dans tous les royaumes ibériques, il faut attendre le milieu du XIIIe siècle pour que se
mettent en place les rouages d’une véritable administration. Les rois de Castille et du Portugal
renforcent la centralisation. L’union entre le comté de Barcelone et le royaume d’Aragon reste
une union dynastique. Les souverains de cette confédération n’unifient pas leurs quatre Etats,
qui créent leurs propres institutions pour limiter le pouvoir royal et affirmer leur personnalité.
Quant aux rois de Navarre, originaires de Champagne, ils introduisent dans leur royaume des
institutions françaises.
Au sein de la cour se constituent progressivement des services spécialisés, embryon
d’une administration centrale. Trois officiers acquièrent une importance croissante : 1) le
Grand Intendant (mayordomo mayor), chef de la maison du roi et gardien du trésor ; 2) le
Grand Alférez, chef de l’armée ; 3) le chancelier dont les compétences s’élargissent. Dans les
différentes cours, qui se peuplent d’experts en droit, s’organisent des tribunaux qui jugent en
appel. En Castille, ils sont tenus par les alcaldes. En Aragon apparaît le justicia mayor (Grand
Justicier), dont le rôle est de régler les litiges entre la noblesse et le roi. Pour gérer les
finances, apparaissent des officiers spécialisés, généralement juifs : l’almojarife mayor en
Castille et au Portugal, le maestre racional en Aragon.
Au niveau de l’administration territoriale, les rois confient de vastes circonscriptions à
de nouveaux agents, les merinos en Castille, très comparables aux baillis français, qui
dépendent directement d’eux et dont les compétences sont aussi bien administratives que
financières, judiciaires et militaires. Aux frontières, le roi de Castille place des officiers aux
pouvoirs plus étendus notamment sur le plan militaire, les « adelantados de frontière »
(Andalousie, Murcie et Biscaye). Tous ces officiers perçoivent des gages fixes annuels, versés
pour moitié en numéraire et pour moitié en nature.
Enfin, les rois de Castille n’ont ni vraie capitale, ni sanctuaire, ni panthéon (les rois de
Castille tentèrent d’imposer une capitale, Burgos, qui reçut au milieu du XIIIe siècle le titre
officiel de « chef de la Castille et chambre des rois ») alors que celles qui règnent en Navarre
et en Aragon s’identifient à Pampelune et à Saragosse.
B. L’apparition d’institutions représentatives : les Cortes
7 Les rois ibériques construisent, peu à peu, leur pouvoir par l’association, au-delà de
l’aristocratie, de l’oligarchie urbaine, des villes, par le recours aux assemblées, des cortes.
Mais le roi de Castille est soumis au contrôle politique des représentants des villes,
formant les Cortes dès 1187. Les monarques convoquaient aussi des sessions extraordinaires
ou solennelles de la curia qu’ils élargissaient à tous ceux qui détenaient des pouvoirs
temporels ou spirituels sur la terre et les hommes : haute noblesse, évêques et abbés. Ces
cessions sont à l’origine des assemblées d’Etats (cortes, corts) qui naissent en 1188 à Léon,
quand le roi convoque aussi les représentants des villes. Sans périodicité fixe, ces assemblées
deviennent partie intégrante des structures gouvernementales des monarchies, à partir de la
seconde moitié du XIIIe siècle. Le développement de ces assemblées consacre un état de fait :
l’importance et l’autonomie acquise par les communautés urbaines, seules capables de fournir
aux rois l’appui financier qu’ils demandent en échange d’une participation aux affaires de
l’Etat. Consultant les représentants des villes, les rois castillans sont en effet les premiers en
Occident à développer une fiscalité d’Etat conséquente. Le butin de la guerre avait fourni aux
souverains chrétiens des moyens numéraires importants et réguliers qui s’ajoutent aux
ressources qu’ils tirent de l’exploitation de leurs domaines. Les énormes dépenses militaires
auxquelles ils doivent faire face au XIIIe siècle et l’arrêt de la Reconquête les obligent à
chercher de nouvelles recettes. Les souverains castillans obtiennent des cortes de 1202 le droit
de lever la moneda forera, une capitation exigible tous les sept ans de tous les chefs de
famille. Alphonse X se dote le premier d’une nouvelle fiscalité. Il organise en 1268 un
système efficace de douanes et impose aux marchands, étrangers ou autochtones, une taxe de
10% (diezmo) sur tous les produits importés ou exportés. A partir de 1269, il sollicite à
nouveau des cortes des servicios dont chacun équivaut à une moneda forera.
Pareillement, au XIIIe siècle, les Cortes aragonaises et les Corts catalanes imposent à
la Couronne d’importantes concessions en faveur de la noblesse. La couronne d’Aragon a des
corts générales et chacune de ses composantes, des corts particulières, sauf Majorque. Elles
sont constituées par des représentants des trois « bras » : noblesse, clergé et citadins (4 en
Aragon : haute et petite noblesse constituant deux bras « séparés »). En Aragon, la noblesse
freine aussi le développement du pouvoir royal. Bien que les habitants des villes y soient aussi
représentés, les Cortes aragonaises et les Corts catalanes imposent à la couronne des
concessions importantes en faveur de la noblesse, notamment aux cortes d’Egea (1265) et de
Saragosse (1283). Lors de cette dernière, la noblesse aragonaise profite de l’occasion pour
constituer une « union » qui impose le Privilège général qui fonde le « pactisme » aragonais :
8 il institutionnalise les corts que le roi doit convoquer chaque année, pour délibérer de la
politique générale. La noblesse gagne facilement ces avantages, car les rois ont besoin d’elle
pour la reconquête mais aussi pour des entreprises encore risquées. Des concessions
semblables sont faites aux Valenciens, ainsi qu’à la noblesse et au patriciat urbain de
Catalogne. Ces « pactes » renforcent l’autonomie des Etats de la confédération et consacrent
le recul de la politique centralisatrice et le succès des privilégiés. Le pactisme se traduit par la
création, par chaque entité de la couronne, de ses propres institutions face à la monarchie. Les
corts deviennent une institution fondamentale qui non seulement vote les impôts mais
partagent avec le roi le pouvoir législatif. La seule institution commune à l’ensemble de la
couronne est le Conseil royal, qui s’est constitué à la fin du XIIIe siècle.
III. UNE POLITIQUE AUX HORIZONS ELARGIS
On a longtemps estimé qu’au XIIIe siècle, les souverains ont tendance à privilégier une
politique de consolidation territoriale, au détriment des aventures lointaines. L’exemple
ibérique montre pourtant que les conquêtes lointaines ne semblent pas, aux souverains de ce
temps, plus chimériques que celles qui contribuent à la « formation du territoire national ».
Tout en consolidant leur territoire, les royaumes ibériques se tournent en effet vers de
nouveaux horizons.
A. Les visées expansionnistes ultra-pyrénéennes
En tant que comtes de Barcelone, les rois d’Aragon orientent tous leurs efforts vers la
constitution d’un vaste Etat au nord des Pyrénées. Dès le XIIe siècle, les comtes de Barcelone,
avant leur promotion comme rois d’Aragon, avaient peu à peu pénétré dans le Midi français.
Ce Midi, bien que partie du royaume capétien, avait semblé prêt parfois à s’en détacher pour
former un ensemble indépendant. Par son mariage avec Douce de Sarlat (1129), le comte de
Barcelone Raimond Bérenger III avait annexé le comté de Provence et une partie du Massif
central avec le Gévaudan, Sarlat et Millau. A la fin du XIIe siècle, par la force des armes, par
les alliances matrimoniales, en imposant l’hommage, ses successeurs étendent leur
domination du Roussillon à Nice, mais celle-ci n’est vraiment effective qu’en Provence. Au
début du XIIIe siècle, les comtes de Barcelone, devenus rois d’Aragon, prétendaient à la
suzeraineté sur la vicomté de Carcassonne et sur tous les domaines des comtes de Toulouse,
leurs anciens rivaux. Cet « Etat occitan » (P. Bonnassie), bien que formé d’un conglomérat de
principautés territoriales au statut différent, ce rassemblement territorial, structuré par une
communauté de langue, des relations commerciales, des traditions politiques et culturelles
9 communes, avait une certaine cohérence et aurait pu être parfaitement viable. La croisade des
Albigeois renversa la situation : Pierre II d’Aragon, venu soutenir ses vassaux excommuniés
par Innocent III fut battu et tué à leurs côtés à la bataille de Muret en 1213. Les Aragonais se
heurtèrent surtout à la réaffirmation des Capétiens dans le sud du royaume : l’héritière du
comté de Toulouse est mariée à un frère de Saint Louis, Alphonse de Poitiers, et la Provence
revient à un autre frère du roi, Charles d’Anjou. Au traité de Corbeil (1258), le roi Jacques Ier,
signé avec saint Louis, il renonce à la suzeraineté sur la Gascogne, le Languedoc et la
Provence contre des droits sur le Roussillon et Montpellier. Ne pouvant plus s’étendre vers le
Nord, la couronne d’Aragon réorienta sa politique en direction du sud.
C’est toujours dans la même direction que la Castille chercha elle aussi à étendre son
influence, preuve supplémentaire que les Pyrénées ne constituaient pas une barrière au Moyen
Âge. Elle avait des visées sur la Gascogne qu’Aliénor Plantagenêt (1160-1214), fille d’Henri
II Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine, apporta en dot à son époux Alphonse VIII. En 1205,
après une offensive diplomatique, Alphonse VIII entra en Gascogne avec son armée et,
appuyé par la noblesse locale, il prit le contrôle de tout le territoire à l’exception de Bordeaux
et de Bayonne. En 1206, il met le siège devant Bordeaux. Mais cette domination était fragile
car elle s’appuyait sur quelques fidélités vassaliques conjoncturelles, éphémères et instables.
Aussi, dès 1207-1208, Alphonse VIII entama des négociations de paix avec Jean Sans Terre.
Ce dernier essaie de rendre effective cette suzeraineté théorique, en recevant l’hommage de
plusieurs vassaux et en occupant quelques places fortes, jusqu’à ce que la reprise des hostilités
avec les Almohades le détourne de ce deuxième front. Les chroniques mettent en balance
deux zones d’expansion : les terres d’Islam vers le sud et la Gascogne vers le nord. Si les
prétentions castillanes sur la Gascogne furent abandonnées de facto par Alphonse VIII dès
1208, il fallut attendre 1254, pour qu’Alphonse X le Sage, renonce définitivement à ses droits
sur la Gascogne.
B. La réorientation de la politique vers l’Empire et la Sicile
L’héritage impérial des Hohenstaufen exerça un puissant attrait sur les souverains de
Castille et d’Aragon, qui étaient liés à la famille impériale par des liens matrimoniaux. La
revendication de cet héritage contribua à insérer encore davantage les monarchies ibériques
dans l’échiquier européen et jeta les bases de l’expansion aragonaise en Méditerranée. Ce fut
la monarchie castillane qui, la première, tenta de capter l’héritage des Hohenstaufen. En 1254,
l’année même où il renonça à des droits sur la Gascogne, fit Alphonse X reprit valoir ses
10 droits à la couronne du Saint Empire romain germanique, qu’il tient de sa mère Béatrice de
Souabe. Autre grande figure du XIIIe siècle, ce souverain retrouvait ainsi les prétentions
impériales de son aïeul Alphonse VII et de son parent Frédéric II. Elu en 1257, mais très
contesté et mal soutenu par les siens et la papauté, il lutte vainement pour être effectivement
couronné, avant de renoncer à ses prétentions en 1275.
C’est l’Aragon qui s’affirma comme le champion de la cause des Hohenstaufen. Mais
en mariant en 1263 son fils, le futur Pierre III, à Constanca, fille du successeur de Frédéric II
dans le royaume de Sicile, Jacques Ier engage l’Aragon dans l’imbroglio politique de la
succession des Hohenstaufen. Pierre III est le héros de la résistance au vainqueur de Manfred,
Charles d’Anjou. Rappelons qu’en 1266, Charles d’Anjou, frère de saint Louis, s’était emparé
du royaume de Naples, tenu jusque-là par Manfred, fils de Frédéric II. La révolte sicilienne
contre la domination angevine en 1282, appelée les « Vêpres siciliennes », permet à Pierre III
d’occuper la Sicile et de débarquer en Italie du Sud, en se revendiquant l’héritage de Frédéric
II, qui était déjà devenu un mythe. Malgré une lutte acharnée, les positions italiennes des deux
souverains ne bougent plus. En revanche, Pierre III doit affronter, en 1285, une croisade
montée par la papauté et conduite par le roi de France Philippe III dirigée contre la Catalogne.
Pierre sort vainqueur sur terre et sur mer, mais il est excommunié et déposé par le pape. Il
fallut attendre 1302 pour que le traité de Caltabellota reconnaisse Frédéric III, fils de Pierre
III, roi de Sicile.
En associant la maison d’Aragon avec la dynastie des Hohenstaufen, la conquête de la
Sicile, phase décisive de l’expansion méditerranéenne des Catalans, leur avait donné
l’armature idéologique nécessaire à la légitimation d’un Etat en pleine genèse. En assumant
les rêves de monarchie universelle de Frédéric II, les rois d’Aragon élaborèrent, en puisant
dans la riche tradition messianique sicilienne (Joachim de Flore), un imaginaire impérial afin
de répondre au double défi de l’intégration des principautés périphériques de leur couronne et
de la justification leur politique d’expansion en Méditerranée.
C. De la Reconquista à la conquête du Maghreb
Depuis le XIIIe siècle, des projets de conquête du Maghreb par l’Aragon et la Castille
accompagnent la Reconquista espagnole. La Castille, en suivant les recommandations du pape
Innocent IV (bulle de 1252), cherche à porter le combat contre les musulmans au Maghreb. Il
s’agit, par le contrôle des détroits, d’empêcher les troupes mérinides d’effectuer des raids
dévastateurs dans la Péninsule. L’expédition d’Alphonse X à Salé (1260) devait permettre à la
11 Castille de disposer d’une tête de pont en Afrique pour s’emparer des détroits. Mais elle s’est
soldée par un échec.
Si ces projets n’ont guère de suite immédiate, ils trahissent néanmoins un appétit
économique qui trouve à se satisfaire grâce à des accords permettant à des communautés de
marchands chrétiens – ibériques ou italiens – de s’installer dans les grandes villes du
Maghreb. La pénétration commerciale des Catalans au Maghreb s’appuie sur une sorte de
protectorat politique. Jacques Ier avait signé, en 1271, avec le sultan de Tunis, un traité dans
lequel celui-ci accordait des privilèges commerciaux et fiscaux aux commerçants catalans et
s’engageait à payer un tribut au roi d’Aragon en échange d’une aide militaire. En 1284, Pierre
III contraint le sultan à respecter ses engagements en envoyant une escadre qui s’empare des
îles de Djerba et Kerkenna. Jacques II impose un traité semblable au sultan de Fès, dans le
royaume duquel les marchands catalans fondent des fondouks.
En 1291, le traité de Monteagudo entre la Castille et l’Aragon marque une nouvelle
étape : les deux royaumes chrétiens manifestent leur volonté de porter la reconquête au-delà
du détroit de Gibraltar en prévoyant le partage du Maghreb. Mais si Tarifa, à la pointe sud de
la Péninsule, fut conquise dès 1291 par les Castillans, il faudra attendre 1415 et la prise de
Ceuta par les Portugais pour que les Ibériques parviennent à s’emparer d’un point de fixation
qui annonce la constitution d’une série d’enclaves ibériques sur les côtes méditerranéennes du
Maroc et le point de départ de la route de contournement maritime de l’Afrique.
Conclusion
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