La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono

Transcription

La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono
La recréation du mythe de Pan
dans la trilogie de Jean Giono
Azadeh PILEHVARIAN
Doctorante, Département de la langue et de la littérature françaises
Branche des Sciences et de la Recherche
Université Azad Islamique de Téhéran, Iran
[email protected]
Mahvash GHAVIMI
Professeur, Département de la langue et de la littérature françaises
Branche des Sciences et de la Recherche
Université Azad Islamique de Téhéran, Iran
[email protected]
Résumé
Les mythes sont considérés comme une forme symbolique ou allégorique
de la vérité rationnelle. De là vient l’intérêt de leur réutilisation pour
exprimer des réalités contemporaines. Beaucoup d’écrivains et de
dramaturges français du XXe siècle ont réécrit les mythes antiques entre
autres Jean Giono qui a recréé le mythe de Pan dans sa trilogie. Étant
curieux de connaître la manière dont ce mythe se manifeste dans la
Trilogie de Pan, nous avons étudié ses trois romans recourant à la
démarche de Gilbert Durand. Cette étude nous a révélé que le mythe de
Pan a une présence latente et symbolique dans cette trilogie, dissimulé
soit derrière les éléments naturels, soit derrière les personnages du
roman. Au fait, ce mythe pastiché dans les trois romans de Giono, révèle
la vision du monde particulière de l’auteur et de certains de ses
contemporains.
Mots clés : Mythe de Pan, incarnation, éléments naturels, personnages,
vision du monde, Giono.
64
Études de langue et littérature françaises
Introduction
Le mot mythe vient de muthos qui désigne en grec la parole, le discours
et le récit. À partir de là, il se spécialise dans le sens de fable ou de
légende, c’est-à-dire « d’un récit imaginaire appartenant à un groupe
social donné, transmis de génération en génération, qui enferme un sens
symbolique » (Got, 1998, 3). Durant des siècles, les mythes ont toujours
été la source d’inspiration littéraire. En général, la transposition du mythe
dans la littérature et sa réutilisation se pratique à des fins de parodie ou
de pastiche, tout en révélant la plupart du temps une vérité rationnelle
sous forme symbolique ou allégorique.
L’un des faits les plus remarquables dans l’histoire de la littérature
française du XXe siècle, est le retour aux mythes antiques aussi bien dans
le théâtre que dans le roman. Au fait, la tentation d’écrire de nouvelles
œuvres à partir d’anciens mythes s’est exercée sur beaucoup d’écrivains
et dramaturges du XXe siècle parmi lesquels nous pouvons mentionner
Jean Giono. Après la rédaction parodique de La Naissance de l’Odyssée
en 1925, Giono écrit La Trilogie de Pan (1928-1930) où il revitalise le
mythe de pan. Cette présence mythique réapparaît aussi dans ses œuvres
ultérieures notamment Le Serpent d’étoiles (1933) et Les Vraies richesses
(1936).
Dans les limites de cet article, nous avons choisi La Trilogie de Pan
afin de vérifier dans quelle mesure Giono s’inspire du mythe de Pan et de
connaître la manière dont le dieu Pan se manifeste dans cette trilogie.
Peut-être serait-il efficace dans ce sens d’appliquer une approche
mythocritique, en particulier celle de Gilbert Durand, l’auteur des
Figures mythiques et visages de l’œuvre (1992) et Les structures
anthropologiques de l’imaginaire (1992).
Ainsi, la première partie de notre article se consacrera à introduire le
concept du mythe chez Gilbert Durand. Ensuite, nous allons présenter la
Trilogie de Pan et le mythe de Pan. Enfin, nous traiterons dans la
dernière partie les incarnations du dieu Pan dans la trilogie de Giono.
1. Le concept du mythe chez Gilbert Durand
Le terme « mythocritique » fut forgé vers les années 1970 pour signifier
« l’emploi d’une méthode de critique littéraire ou artistique qui focalise
le processus compréhensif sur le récit mythique inhérent à la signification
de tout récit » (Durand, 1979, 341-342). Accordant une importance
particulière au mythe, cette méthode tend à dévoiler les archétypes et les
La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono
65
mythes dissimulés derrière les personnages, les actions et la thématique
du roman.
Au fait, les mythes s’inscrivent dans le texte par l’intermédiaire des
traits distinctifs qui les caractérisent et qui sont nommés « mythèmes ».
Gilbert Durand définit le mythème comme « la plus petite unité de
discours mythiquement significatif » (1979, 344). De nature structurale,
un mythème peut se manifester de deux manières différentes : soit par la
répétition explicite de son contenu (motifs, thèmes, emblèmes, situations
dramatiques, attributs du héros), soit par la répétition implicite de son
schème.
Selon Durand, le mythe est « un système dynamique de symboles,
d’archétypes et de schèmes, système dynamique qui sous l’impulsion
d’un schème, tend à se composer en récit » (1969, 61). Mais qu’entend-til par ces termes ? Les schèmes jouent un rôle dynamique dans
l’imagination. Exprimés généralement par des verbes à l’infinitif, ils
représentent abstraitement les mouvements et les actions. Selon les
propos de Sartre, « le schème apparaît bien comme le « présentificateur »
des gestes et des pulsions inconscientes » (cité par Durand, ibid., 64).
Ainsi, les schèmes tels que ″monter″ et ″élever″, présentent-ils le geste
d’ascension.
C’est justement en contact avec les réalités sociales et naturelles que
les schèmes peuvent déterminer les archétypes. Utilisant ce terme à peu
près dans le même sens que Jung (l’expression de l’inconscient collectif),
Durand ajoute que « les archétypes constituent les substantifications des
schèmes, c’est-à-dire qu’ils incarnent les schèmes dans les objets » (Ibid.,
62). Par exemple, l’archétype d’animal peut substantifier les schèmes
″fourmiller″, ″agiter″, et ″dévorer″ ; ou bien les schèmes ″avaler″,
″demeurer″ et ″se délivrer″ se substantifient par l’archétype de Jonas.
Il est à souligner que les symboles sont caractérisés comme
« naturellement ambivalents, polysémiques et liés à une culture précise »
(Chelebourg, 2000, 75). Ils se différencient en cela de l’archétype, connu
par son universalité et son manque d’ambivalence. Étant toujours lié à
l’élévation, l’archétype du sommet est tout à fait différent du symbole de
l’eau qui possède un aspect ambivalent, évoquant à la fois le Bien et le
Mal. Or, la démarche de Gilbert Durand repose sur la démonstration
assez complexe des symboles dont la compréhension exige une étude sur
les régimes de l’imaginaire.
Il distingue deux régimes dans l’imaginaire : le régime nocturne et le
régime diurne. Marqué par la verticalité, la transcendance, la lumière et
66
Études de langue et littérature françaises
la quête de l’immortalité, le régime diurne oppose deux grandes
catégories de symboles, « les unes qui signifient l’angoisse devant le
temps, les autres la volonté de vaincre celle-ci et de s’élever au-dessus de
la condition humaine » (Ibid., 61). Par contre, le régime nocturne
n’envisage plus de vivre en conflit avec le monde et tente plutôt de
réduire et d’euphémiser ses dangers.
Alors que les profondeurs sont considérées dans le régime diurne
comme un espace dangereux où il y a le risque de chute, elles sont
perçues dans le régime nocturne comme une invitation à pénétrer dans
l’intimité chaude des êtres ou des choses. Tendant au repos et à la
tranquillité, le régime nocturne introduit deux groupes de
symboles, « l’un qui cherche à nier le temps sur le mode de l’antiphrase,
l’autre à s’en accommoder, à tirer parti de sa nature cyclique » (Ibid., 65).
Évidemment, ne pouvant étudier tous ces symboles dans les limites de ce
travail, nous allons expliquer certains d’entre eux dans la troisième partie
de cet article.
2. La Trilogie de Pan
La Trilogie de Pan regroupe les trois premiers romans de Giono publiés
de 1929 à 1930. Elle tient une place extrêmement importante dans
l’œuvre de Giono. Tout d’abord, c’est à cette série de romans qu’il doit
sa célébrité et sa popularité. De plus, elle lui confère une véritable stature
de « guide spirituel » auprès de la jeunesse, séduite par son apologie de la
joie par la vie simple et naturelle.
En 1929, paraît Colline, le premier roman du Cycle de Pan que
Giono dédie à la mémoire de son père, homme pur et disparu telle une
figure idéale dans un monde médiocre et hypocrite. L'intrigue du roman
se situe aux Bastides Blanches, un tout petit village proche de Manosque,
dans une campagne provençale dévorée de soleil et livrée au vent de la
colline de Lure. Avant la maladie du vieux Janet, connu comme l’âme du
village, tout allait bien aux Bastides. Mais, depuis qu’il a commencé à
déparler, les malheurs ne cessent de s’abattre sur le village : la fontaine
tarit, une fillette tombe malade et une incendie éclate.
Colline semble investir « le motif médiéval de la «terre gaste1», de la
terre maudite, dévastée, inféconde, devenue hostile à l’homme à la suite
d’une faute mystérieuse » (Pradeau, 1998, 28). Ce roman ouvre la
création romanesque de Giono sur une tragédie causée par la perte de
l’unité primitive entre l’homme et sa terre. L’homme bouleverse l’ordre
du monde, se croyant maître de l’univers. En effet, Giono insiste dans
La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono
67
Colline sur le fait que l’homme doit s’intégrer dans l’ordre cosmique
pour survivre, sinon il aura devant lui une nature en proie à des forces
obscures et magiques.
Il est à souligner que le topos de la « terre gaste » constitue l’un des
principes d’unité du « Cycle de Pan ». Dans Un de Baumugnes (1929), le
deuxième volet de la Trilogie de Pan, une ferme, La Douloire, est laissée
à l’abandon par désespoir né d’une faute irréparable : Angèle, fille
séduite, péripatéticienne à Marseille, est revenue avec son enfant à la
ferme familiale où son père la séquestre. Elle est sauvée à l’aide d’Albin,
montagnard au cœur pur, et Amédée, ouvrier agricole d’âge mûr, qui finit
par ramener la ferme à la vie en réconciliant Angèle et son père.
Un de Baumugnes est un roman simple, rempli d’amour, de
tendresse et de fraîcheur. Il s’organise autour des thèmes de la musique et
de la femme. Sa tension dramatique vient du dévoilement progressif de la
question posée au départ : « où est Angèle ? ». La musique y remplace le
langage et instaure l’harmonie entre les habitants du village Baumugnes
qui se communiquent en soufflant sur l’harmonica. De même, elle joue le
rôle d’un miracle qui unit Angèle et Albin, ce dernier parlant à son
amante à travers la musique.
Le dernier volet de la Trilogie de Pan, Regain, paraît en 1930. Giono
a beaucoup hésité pour le choix du titre lors de la rédaction du roman. Il
avait envisagé plusieurs titres : Printemps, Comme l’herbe et Vent de
Printemps. Puis, il s’est fixé sur Regain. À travers tous ces titres, il
voulait insister sur le renouveau de la vie. Le mot « Regain » signifie
l’herbe qui pousse dans une prairie après la première coupe, mais aussi
l’expression « regain de » signifie le « retour de » ; autrement dit, le
retour de ce qui avait disparu.
Ce titre convient très bien à l’histoire-même : Aubignane, village
abandonné, condamné à mourir, renaît grâce aux efforts et à l’amour d’un
couple, Arsule et Panturle. En fait, Regain rejoue l’intrigue esquissée
dans Colline et Un de Baumugnes. Une fois encore, il est question de
« terre gaste », de la mort et de la renaissance d’un village.
Par ailleurs, la question qui se pose ici, est celle de savoir s’il s’agit
véritablement d’une trilogie et si les événements se développent dans un
seul univers. Afin de répondre à cette question, nous devons mettre en
valeur les éléments communs entre les trois romans. Comme nous
l’avons déjà remarqué, la « terre gaste » est un motif qui se répète dans
les romans de Giono. Mais, nous avons également repéré d’autres points
communs entre ces trois récits.
68
Études de langue et littérature françaises
Écrits et publiés à peu de mois de distance, ils se passent tous les
trois dans une région que Giono connaît très bien, sa terre natale, la
Haute Provence. Il y peint un monde paysan, loin de toute technologie,
de tout machinisme et de toute modernité. Ces trois romans évoquent des
sauvetages : des hameaux ou des êtres humains condamnés à la mort ou à
l’oubli finissent par revenir à la vie. Regain porte à son plus haut degré
d’intensité le mouvement de retour à l’ordre et à la vie, amorcé dans
Colline et poursuivi dans Un de Baumugnes.
En outre, les forces naturelles et mystérieuses de la nature sont
présentes dans tous les trois romans dont l’intrigue se résume en la lutte
de l’être humain contre une nature à la fois belle et hostile. De Colline à
Regain la même menace apocalyptique revient sous les avatars divers
comme l’incendie, la sécheresse, l’orage, etc. Selon Véronique Anglard,
« dans l’œuvre de Giono la Provence semble d’être la terre promise de
tous les cataclysmes où tout fait drame parce que les éléments naturels y
atteignent leur paroxysme » (1997, 8). Pour Giono, l’homme doit
apprendre à trouver sa place dans le monde. La nature le soumet à ses
exigences et l’incite au dépassement de soi.
Ainsi pouvons-nous dire que la récurrence de ces éléments communs
prouve la présence d’un même univers à travers ces trois romans : un
monde paysan avec des gens primitifs qui vivent dans une région rurale,
loin de toute technologie moderne, et qui travaillent la terre avec
acharnement. Mais, ce qui fait l’unité et la cohérence de cette trilogie,
c’est la présence du dieu Pan. C’est justement ce que Giono affirme luimême : « Mon intention, était de découvrir dans ces trois livres, la vieille
âme de Pan, enterrée dans les limons, de la tirer hors des hommes et de la
faire luire au soleil » (cité par Mitterand, 1998, 29).
Dans la mythologie grecque, Pan est une divinité de la nature,
protecteur des bergers et des troupeaux. Fils d’Hermès2 et d’une nymphe,
il est né sur le mont Cyllène en Arcadie, une région de l’ancienne Grèce
au centre du Péloponnèse. Difforme, monstrueux, avec sa tête et ses
pieds de bouc, son torse velu d’homme (forme mi-humaine, mi-animale),
il fut la risée de tous les dieux de l’Olympe lorsque son père Hermès le
leur présenta.
Dieu de la fécondité et de la puissance sexuelle, à la fois brutal dans
ses désirs et terrifiant dans ses apparitions (on parle d’une peur panique),
Pan fut très vite vénéré au cours de la période classique dans toute la
Grèce. On lui offrait en sacrifice du miel et du lait de chèvre. Son culte
« fut associé à celui de la Grand-Mère, l’un des plus anciens cultes dans
La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono
69
lequel la figure de la femme tenait une grande place et revêtait une
dimension sacrée. Ce culte consistait essentiellement en une vénération
de la Terre, de la fertilité et de la fécondité » (Schmidt, 1965, 232). Le
centre du culte de Pan était en Arcadie, où il avait des sanctuaires. On lui
consacra une grotte, la grotte dite de Pan, qu’on visite encore, au nord de
l’Acropole.
Selon certaines légendes, Pan n’aimait pas l’Olympe où les dieux
riaient de son aspect et préférait vivre dans les bois et les près en
compagnie des satyres, nymphes et d’autres divinités de la nature.
Seigneur des bois, dieu des vents et des taureaux, « il s’amusait à
terroriser les bergers en poussant son cri terrible du fond des grottes du
Menale et du Lycée. Il courait dans les forêts et folâtrait avec les
nymphes. Il était souvent aux aguets derrière les rochers et les buissons.
La campagne pour lui n'avait pas de mystères » (Grimal, 1951, 1874).
Pourtant, Pan est le seul dieu à avoir un jour connu la mort. Dans la
mer Égée, raconte Plutarque, le pilote Thamus entendit tout à coup une
voix qui venait des îles. Elle lui commanda de crier que le grand Pan était
mort. Il n’y eut personne dans le navire qui ne fût saisi de frayeur et
d’épouvante. Le pilote, après bien des hésitations se décida à annoncer la
mort de Pan, et aussitôt s’élevèrent de toutes parts des gémissements et
des plaintes douloureuses comme si la terre entière prenait le
deuil (Schmidt, 1965, 233). Selon les auteurs chrétiens, la mort de Pan
était celle du paganisme que remplaçait le christianisme.
3. Les incarnations du dieu Pan dans les trois romans
Le dieu Pan a une présence latente dans les romans de la Trilogie qui
révèlent, chacun à son tour, une partie de ses attributs, une lettre de son
nom. Autrement-dit, chaque lettre du mot « Pan » est consacrée à l’un de
ces romans présentant une partie des caractéristiques de ce dieu. C’est
justement ce qu’affirme l’auteur lui-même : « J’avais mis à Colline, la
lettre P parce qu’Un de Baumugnes c’était A et Regain c’était N. C’était
déjà combiné à l’époque. J’avais déjà une idée de structure » (cité par
Mitterand, 1998, 29). Aussi faudra-t-il analyser dans ces œuvres les
représentations du dieu Pan et leurs caractéristiques.
3.1 Les éléments naturels évoquant le dieu Pan
Dans Présentation de Pan, texte rédigé en 1930 pour servir de préface à
une édition regroupant ses trois premiers romans, Giono met en scène sa
découverte du monde des bergers et de la montagne de Lure. « Ce texte
70
Études de langue et littérature françaises
nous fait assister à la genèse d’un paysage hanté, ou si l’on préfère, à
l’orogénèse de la montagne panique, Lure, décrite par l’auteur comme un
lieu terrible et mystérieux qui paraît d’être l’un des abris où se logerait le
dieu Pan » (Daudin, 1999, 75). Rappelons que le mot « panique » vient
du dieu Pan, dont les apparitions suscitent une folle terreur due à
l’apparence du dieu, mi-homme, mi-bouc, mais surtout à ce qu’il
représente « un monde qui échappe à l’emprise de l’homme, dans lequel
il ne peut subsister qu’en se fondant au reste de la création » (Ibid). La
même « panique », au sens propre du mot, est déjà présente dans
Présentation de Pan.
De plus, dans l’incipit de Colline, Giono décrit le village Bastide
Blanche comme « le pays du vent, à l’ombre froide des monts de Lure »
(Giono, 1929, 9-10). Alors, tout au début de son œuvre l’auteur nous
annonce la présence du dieu Pan en faisant allusion à la montagne de
Lure. Possédant le corps et la chair, cette montagne prend un aspect
mythique dont l’ombre nous suggère l’ombre de Pan qui domine le
village :
Lure, calme, bleue, domine le pays, bouchant l’ouest de son grand corps
de montagne insensible (Ibid., 12).
Devant eaux, se dresse le grand corps de Lure : la mère des eaux, la
montagne qui garde l’eau dans les ténèbres de sa chair poreuse (Ibid., 90).
En outre, le mont de Lure nous évoque par son aspect mythique, les
symboles ascensionnels incarnant les images de l’élévation, de l’aile, et
de l’ange. Ces symboles sont par excellence des métaphores
axiomatiques. En fait, les schèmes axiomatiques de la verticalisation
sensibilisent et valorisent positivement toutes les représentations de la
verticalité, de l’ascension à l’élévation. C’est ce qui explique la grande
fréquence mythologique et rituelle des pratiques ascensionnelles : « que
ce soit le climax, échelle initiatique du culte de Mithra, ou bien l’escalier
cérémonial des Thraces, l’échelle qui permet de voir les dieux dont nous
parle Le Livre des morts de l’ancienne Egypte » (Durand, 1969, 140).
De plus, la montagne nous suggère l’archétype du sommet qui
substantifie les schèmes « ascensionner » et « élever ». L’association de
ces schèmes à la montagne de Lure nous montre bien la puissance de
cette montage et du dieu Pan qui semble y demeurer, car selon Gilbert
Durand l’élévation et la puissance sont synonymes. Il se justifie en
donnant des exemples :
La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono
71
Chez les Maroi, les nègres Akposo, les Australiens du Sud-ouest, les
Kulin, les Andaman et les Fuégiens, la puissance suprême est appelée
d’un nom qui veut dire le Très-Haut, l’Élevé. De même, les grands dieux
de l’antiquité indo-européenne à savoir Dyaus, Zeus, Tyr, Jupiter,
Varuna, Ouranos, et Ahura-Mazda, sont les maîtres tout puissants du ciel
lumineux, lieu élevé (Ibid., 151).
D’autre part, le motif principal de Colline c’est la peur, individuelle
ou collective. Dans ce roman, la colline de Lure est présentée comme une
créature méchante et apparaît plus divin que minérale et terrestre. Elle a sa
propre vie qui se manifeste à travers des mouvements bizarres. Au fait, les
habitants de Bastide Blanche doivent la révélation de la vie secrète de la
nature à un mourant, Janet, censé avoir une complicité mystérieuse avec la
vie immanente aux éléments. « Toutes les erreurs de l’homme viennent de
ce qu’il s’imagine marcher sur une chose morte, alors que ses pas
s’impriment dans de la chair pleine de grande volonté », écrivait Giono
dans la préface de Colline (Caprier, 1930, 13). C’est la terre vivante qui
fait peur au Gondran. Prenant conscience que la terre vit, il a honte de
faire écraser un lézard, de faire saigner la terre. Voilà comment il
s’interroge sur la vie de la terre :
C’est donc tout vivant ? Cette terre qui s’étend, large de chaque côté,
grasse, lourde, avec sa charge d’arbres, d’eaux, ses fleuves, ses ruisseaux,
si c’était une créature vivante. Un corps ! Avec de la force et des
méchancetés ! (Giono, 1929, 33).
Or, la méchanceté et le mouvement de la colline renforcent son aspect
mythique en l’associant aux schèmes « fourmiller » et « remuer », ainsi
qu’aux symboles thériomorphes, « des images animales qui signifient à la
fois l’agitation et l’agressivité ; car l’animal est ce qui grouille, mais aussi
ce qui dévore. En général, l’apparition de l’animalité est pour toute
conscience le symptôme de l’inquiétude » (Durand, 1969,75-76). C’est
justement ce qui justifie l’angoisse des habitants de Bastide Blanche. Si
l’on arrive à se convaincre que les choses naturelles qui nous entourent
ont un dedans invisible et que ce dedans est vivant, l’inquiétude qui nous
gagnera sera notre première leçon de « panique », au sens gionien.
La peur qui saisit les hommes quand la source s’arrête de couler, c’est
la terreur panique, celle qui affole les bergers sur les grands plateaux, celle
qui fait fuir les jeunes filles épouvantées hors des bois profonds, celle qui
annonce que le dieu Pan n’est pas mort. Les habitants de Bastide craignent
72
Études de langue et littérature françaises
la vengeance de la colline représentant le dieu Pan dans le roman. Les
exemples ci-dessous nous montrent bien cet aspect panique de la colline :
L’ondulation des collines déroule lentement sur l’horizon ses anneaux de
serpents. La glèbe halète d’une aspiration légère. Une vie immense, très
lente, mais terrible par sa force révélée, émeut le corps formidable de la
terre, circule de mamelons en vallées, ploie la plaine, courbe les fleuves,
hausse la lourde chair herbeuse (Ibid., 51-52).
Ces collines, il ne faut pas s’y fier. C’est fait d’une chair et d’un sang que
nous ne connaissons pas, mais ça vit. […] Jaume a peur. Il n’a plus la
certitude qu’on va gagner, dans cette lutte contre la méchanceté des
collines (Ibid., 163-164).
Cependant, contrairement à la colline qui malgré l’angoisse des
habitants craignant sa colère, ne se montre pas agressive, le feu est
présenté dans le roman comme un animal sauvage et puissant, une
créature surhumaine qui a pour but l’anéantissement du village. Son
agitation et son agressivité évoquent encore les symboles thériomorphes
associés aux schèmes « fourmiller », « animer », « dévorer » et « ronger »
qui se substantifient en archétype d’animal. Le feu incarne dans Colline la
puissance redoutable du dieu Pan en laquelle foisonnent toutes les forces
de la nature. Dans l’exemple suivant, nous voyons comment le
grouillement du feu se transforme en une agressivité apocalyptique :
La bête souple du feu a bondi d’entre les bruyères comme sonnaient les
coups de trois heures du matin. […] Comme l’aube pointait, ils l’ont vue,
plus robuste et plus joyeuse que jamais, qui tordait parmi les collines son
large corps pareil à un torrent. Depuis, elle a poussé sa tête rouge à
travers les bois et les landes, son ventre de flammes suit ; sa queue,
derrière elle, bat les braises et les cendres. Elle rampe, elle saute, elle
avance. Un coup de griffe à droite, un à gauche ; ici elle éventre une
chênaie ; là elle dévore d’un seul claquement de gueule vingt chênes
blancs et trois pompons de pins (Ibid., 138-139).
De même, Regain reprend le thème panique déjà présent dans
Colline. « C’est le vent qui y concentre la terreur panique susceptible de
s’infléchir en renaissance. Ce « vent-chèvre », sauvage, omniprésent et
érotique qui parcourt le plateau de Regain est la voix du dieu Pan »
(Schnyder, 2008, 634). Il nous évoque les divers mythèmes qui lui sont
attribués comme la fécondité, la panique, l’érotisme et la puissance.
La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono
73
Il est curieux de remarquer que le vent est présenté dans le roman
sous deux formes antithétiques : le vent d’hiver et le vent de printemps. Le
vent d’hiver apparaît comme une force négative, un animal puissant,
galopant partout en écrasant les plantes. Il est froid et bruyant, il fait taire
les sources et disparaître le soleil. Alors, il reprend un aspect mythique
nous évoquant les symboles thériomorphes ainsi que les schèmes
« agiter » et « écraser » :
Le vent de novembre écrase les feuilles de chênes avec des galopades de
troupeau. Il est tout bien froid jusqu’au fond. Il a fait taire d’un seul coup
toutes les sources (Giono, 1930, 13).
À des moments, ce vent plonge, écrase le bois, s’élance sur la route en
tordant de longues tresses de poussière. Il hurle derrière les nuages (Ibid.,
15).
Au contraire, le vent de printemps présente le visage apaisé du dieu
Pan. Il éveille le désir. Son rôle est d’unir Panturle et Arsule, les deux
personnages principaux de Regain : C’est lui qui avec la complicité de la
Mamèche donne aux arbres des attitudes étranges et effraye Gédémus et
Arsule considérant l’arbre comme une créature vivante qui bouge. La peur
que le vent leur inspire, reflète la terreur panique. Terrifiés, ils changent
de direction pour aller vers Aubignane, cette ferme aride où habite
Panturle. Arsule et Gédémus arrivent à Aubignane. Panturle voit le
couple, il part à l’affût, tombe à l’eau, Arsule le retire et cède à lui.
Ainsi, le vent mène la femme vers l’homme après avoir insufflé le
désir de l’amour et de la fécondité chez eux (vent marieur) et réussit à
transformer le chasseur errant qu’est Panturle, en laboureur sédentaire,
attaché à sa terre et à son foyer. La vie s’organise et la terre dure redevient
fertile. Un fermier vient s’installer à Aubignane. Le printemps revient et
Arsule va avoir un enfant.
À travers les exemples mentionnés, nous pouvons aussi constater
l’évolution du caractère de Pan dans Regain. Sa vitalité effrayante se
transforme soudain en un visage amical et désormais, au lieu de faire tarir
les sources, le dieu travaille à la résurrection de la terre. À la fin du récit,
quand Aubignane se repeuple, Arsule mène les enfants du fermier visiter
les alentours. Elle leur apprend alors que le bruit qu’ils entendent c’est le
vent dont ils ne doivent pas avoir peur.
74
Études de langue et littérature françaises
3.2 Le dieu Pan caché derrière les personnages
Dans le deuxième volet de la Trilogie de Pan, nous remarquons la
présence du dieu Pan, dissimulé derrière l’un des protagonistes. Un de
Baumugnes, nous présente d’autres visages de Pan. Ce roman est placé
sous les auspices du dieu musicien. « Pan est l’inventeur d’une flûte, la
Syrinx, du nom de cette nymphe d’Arcadie qui poursuivie par Pan, se jeta
dans le fleuve et fut transformée en roseaux. Il coupa les roseaux pour en
faire une flûte » (Michelfelder, 1938, 60-61). Sur cette flûte, il chante la
fraîcheur de la brise au matin et cette chanson des roseaux il l’aime tant
parce qu’elle le console de la mort de Syrinx Ainsi, Albin, l’un des
protagonistes du roman qui communique avec sa bien-aimée grâce à
l’harmonica, nous rappelle le dieu Pan passionné des nymphes et des
syrinx.
En fait Albin, c’est le Pan chanteur. Il chante sur la flûte de Pan les
chants de la lumière et de la nuit, de la douceur des choses et de l’amitié
de la terre ; pour lui le monde est pur et la femme est toujours la Madone
que peignaient les primitifs italiens, et il mourra s’il ne peut l’emmener làhaut, en son pays, à Baumugnes, dans la montagne des muets. La voix de
son harmonica retentit près de la Douloire. Elle a la capacité de faire
renaître Angèle, celle qui est revenue flétrie et qu’il veut faire revivre.
Nous avons repéré également d’autres personnages incarnant le dieu
Pan dans le premier et le dernier volet de cette trilogie. Janet apparaît dans
Colline comme le porte-parole de Pan. Incitant les hommes à se confondre
avec la nature, il annonce la présence d’un monde mythique caractérisé
par la relation filiale entre les créatures et une puissance tutélaire qui
prend les traits d’un « patron » ; Père Nature soignant et réconfortant ses
créatures réconciliées sous sa caresse protectrice. Au fait, en faisant
allusion à ce père bienveillant dans ces propos, Janet affirme la présence
du dieu Pan, ce protecteur des bergers, des champs et des bois :
La terre c’est pas fait pour toi, unique, à ton usance, sans fin. T’es comme
un fermier ; il y a le patron. Tu le connais le patron ? T’as jamais entendu
chuinter comme un vent, sur la feuille, la feuillette, la petite feuille et le
pommier tout pommelé ? C’est sa voix douce, il parle comme ça aux
arbres et aux bêtes. Il est le père de tout, il a du sang de tout dans les
veines. Il prend dans ses mains les lapins essoufflés (Giono, 1929, 111).
Il parle au tilleul, au platane, au laurier, à l’olivier, et c’est pour sa pitié
qu’il est le maître et qu’ils l’aiment et lui obéissent (Ibid., 114).
La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono
75
De même, Gagou, l’autre personnage du roman, nous évoque Pan
« par son apparence (mi-homme, mi-bête) et sa puissance diffusée dans la
nature toute entière ; il prétend l’asservir quand elle lui prodigue son eau
alors que tout le village connaît la soif » (Daudin, 1999, 76). En outre, le
physique extraordinaire du protagoniste de Regain, ainsi que son amour
pour Arsule et son effort pour la renaissance du village et la fertilité de la
terre, confirment sa ressemblance avec le dieu de la fécondité et de la
puissance charnelle. C’est justement ce que nous indique son prénom,
Panturle.
Conclusion
Le fait que la civilisation moderne ait si souvent recours à la mythologie
grecque dans les arts ou la littérature, prouve un besoin de mythes.
L’écriture et la réécriture des mythes concourent à leur propre
conservation, au maintien de la mémoire et de la culture dont ils sont issus
et permettent en outre de mesurer combien et comment ils évoluent dans le
temps et selon l’espace.
L’analyse des trois romans de Giono nous démontre qu’il a pastiché le
mythe de Pan dans sa trilogie. Loin d’avoir une présence explicite dans ces
romans, le dieu Pan s’y manifeste d’une manière symbolique par des
éléments naturels et des personnages qui révèlent ses caractéristiques ;
entre autres la puissance, la panique et la fécondité.
Par ailleurs, lorsqu’il entreprend d’infléchir ses romans vers un
tragique paysan dans le cycle de Pan, Giono se sépare définitivement de
l’idéal classique d’une Provence grecque nourrie de rationalisme et de
nationalisme en choisissant un vitalisme cosmique. En effet, l’aspect
mythique et divin de la nature dans La Trilogie de Pan, évoque la vision
panthéiste de Giono et de ses contemporains. Autrement-dit, il met en
scène dans ces trois romans une nature qui s'unifie en un seul dieu : le dieu
Pan.
Pourtant, il semble que les particularités de ce dieu grec soient un peu
modifiées sous la plume de Giono. En décrivant Pan comme un dieu
agressif, violent et destructeur, il voulait peut-être évoquer les atrocités et
les catastrophes de la première Guerre Mondiale, ainsi que la peur et
l’angoisse de l’homme face à cet évènement tragique. Mais, c’est
justement ce qui pourrait être le sujet des recherches ultérieures.
76
Études de langue et littérature françaises
Notes
1
. Ce topos joue un rôle important dans le roman de Chrétien de Troyes, Perceval, et
dans ses continuations diverses, notamment dans le grand cycle romanesque du
Lancelot Graal. Dans Perceval, le royaume du Roi Pêcheur est frappé du mal de « terre
gaste ». (Pradeau, 1998, 29).
2. Hermès est le dieu grec, messager des Olympiens, identifié avec le Mercure des
Latins. Fils de Zeus et de Maia, il naît sur le mont Cyllène en Arcadie. Guide des
voyageurs et conducteur des âmes des morts, il est surtout la personnification de
l’habileté et de la ruse (Robert, 2007, 995-996).
Bibliographie
ANGLARD, Véronique, Les romans de Giono, Paris, Seuil, 1997.
CAPRIER, Christian, La Colline d’ombre, Paris, Bernard grasset, 1930.
CHELEBOURG, Christian, L’imaginaire littéraire, Paris, Nathan, 2000.
DAUDIN, Claire, connaissance d’une œuvre, Colline, Paris, Bréal, 1999.
DURAND, Gilbert, Les structures anthropologiques de l’imaginaire,
Paris, Editions Dunod, 1969.
- Figures mythiques et visages de l’œuvre, Paris, Dunod, 1979.
GIONO, Jean, Colline, Paris, Bernard Grasset, 1929.
- Un de Baumugnes, Paris, Bernard Grasset, 1929.
- Regain, Paris, Bernard Grasset, 1930.
GOT, Olivier, Le mythe antique dans le théâtre du XX siècle, Paris,
Editions marketing S. A., 1998.
GRIMAL, Pierre, Dictionnaire de la Mythologie, Paris, PUF, 1951.
MICHELFELDER, Christian, Jean Giono et les Religions de la Terre,
Paris, Gallimard, 1938.
MITTERAND, Henri, Giono, série « les écrivains », Paris, Nathan, 1998.
PRADEAU, Christophe, Jean Giono, thèmes et études, Paris, Marketing
S.A, 1998.
SCHMIDT, Joël, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine,
Paris, Larousse, 1965.
SCHNYDER, Peter, Métamorphoses du mythe, Paris, Orizons, 2008.