La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono
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La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono
La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono Azadeh PILEHVARIAN Doctorante, Département de la langue et de la littérature françaises Branche des Sciences et de la Recherche Université Azad Islamique de Téhéran, Iran [email protected] Mahvash GHAVIMI Professeur, Département de la langue et de la littérature françaises Branche des Sciences et de la Recherche Université Azad Islamique de Téhéran, Iran [email protected] Résumé Les mythes sont considérés comme une forme symbolique ou allégorique de la vérité rationnelle. De là vient l’intérêt de leur réutilisation pour exprimer des réalités contemporaines. Beaucoup d’écrivains et de dramaturges français du XXe siècle ont réécrit les mythes antiques entre autres Jean Giono qui a recréé le mythe de Pan dans sa trilogie. Étant curieux de connaître la manière dont ce mythe se manifeste dans la Trilogie de Pan, nous avons étudié ses trois romans recourant à la démarche de Gilbert Durand. Cette étude nous a révélé que le mythe de Pan a une présence latente et symbolique dans cette trilogie, dissimulé soit derrière les éléments naturels, soit derrière les personnages du roman. Au fait, ce mythe pastiché dans les trois romans de Giono, révèle la vision du monde particulière de l’auteur et de certains de ses contemporains. Mots clés : Mythe de Pan, incarnation, éléments naturels, personnages, vision du monde, Giono. 64 Études de langue et littérature françaises Introduction Le mot mythe vient de muthos qui désigne en grec la parole, le discours et le récit. À partir de là, il se spécialise dans le sens de fable ou de légende, c’est-à-dire « d’un récit imaginaire appartenant à un groupe social donné, transmis de génération en génération, qui enferme un sens symbolique » (Got, 1998, 3). Durant des siècles, les mythes ont toujours été la source d’inspiration littéraire. En général, la transposition du mythe dans la littérature et sa réutilisation se pratique à des fins de parodie ou de pastiche, tout en révélant la plupart du temps une vérité rationnelle sous forme symbolique ou allégorique. L’un des faits les plus remarquables dans l’histoire de la littérature française du XXe siècle, est le retour aux mythes antiques aussi bien dans le théâtre que dans le roman. Au fait, la tentation d’écrire de nouvelles œuvres à partir d’anciens mythes s’est exercée sur beaucoup d’écrivains et dramaturges du XXe siècle parmi lesquels nous pouvons mentionner Jean Giono. Après la rédaction parodique de La Naissance de l’Odyssée en 1925, Giono écrit La Trilogie de Pan (1928-1930) où il revitalise le mythe de pan. Cette présence mythique réapparaît aussi dans ses œuvres ultérieures notamment Le Serpent d’étoiles (1933) et Les Vraies richesses (1936). Dans les limites de cet article, nous avons choisi La Trilogie de Pan afin de vérifier dans quelle mesure Giono s’inspire du mythe de Pan et de connaître la manière dont le dieu Pan se manifeste dans cette trilogie. Peut-être serait-il efficace dans ce sens d’appliquer une approche mythocritique, en particulier celle de Gilbert Durand, l’auteur des Figures mythiques et visages de l’œuvre (1992) et Les structures anthropologiques de l’imaginaire (1992). Ainsi, la première partie de notre article se consacrera à introduire le concept du mythe chez Gilbert Durand. Ensuite, nous allons présenter la Trilogie de Pan et le mythe de Pan. Enfin, nous traiterons dans la dernière partie les incarnations du dieu Pan dans la trilogie de Giono. 1. Le concept du mythe chez Gilbert Durand Le terme « mythocritique » fut forgé vers les années 1970 pour signifier « l’emploi d’une méthode de critique littéraire ou artistique qui focalise le processus compréhensif sur le récit mythique inhérent à la signification de tout récit » (Durand, 1979, 341-342). Accordant une importance particulière au mythe, cette méthode tend à dévoiler les archétypes et les La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono 65 mythes dissimulés derrière les personnages, les actions et la thématique du roman. Au fait, les mythes s’inscrivent dans le texte par l’intermédiaire des traits distinctifs qui les caractérisent et qui sont nommés « mythèmes ». Gilbert Durand définit le mythème comme « la plus petite unité de discours mythiquement significatif » (1979, 344). De nature structurale, un mythème peut se manifester de deux manières différentes : soit par la répétition explicite de son contenu (motifs, thèmes, emblèmes, situations dramatiques, attributs du héros), soit par la répétition implicite de son schème. Selon Durand, le mythe est « un système dynamique de symboles, d’archétypes et de schèmes, système dynamique qui sous l’impulsion d’un schème, tend à se composer en récit » (1969, 61). Mais qu’entend-til par ces termes ? Les schèmes jouent un rôle dynamique dans l’imagination. Exprimés généralement par des verbes à l’infinitif, ils représentent abstraitement les mouvements et les actions. Selon les propos de Sartre, « le schème apparaît bien comme le « présentificateur » des gestes et des pulsions inconscientes » (cité par Durand, ibid., 64). Ainsi, les schèmes tels que ″monter″ et ″élever″, présentent-ils le geste d’ascension. C’est justement en contact avec les réalités sociales et naturelles que les schèmes peuvent déterminer les archétypes. Utilisant ce terme à peu près dans le même sens que Jung (l’expression de l’inconscient collectif), Durand ajoute que « les archétypes constituent les substantifications des schèmes, c’est-à-dire qu’ils incarnent les schèmes dans les objets » (Ibid., 62). Par exemple, l’archétype d’animal peut substantifier les schèmes ″fourmiller″, ″agiter″, et ″dévorer″ ; ou bien les schèmes ″avaler″, ″demeurer″ et ″se délivrer″ se substantifient par l’archétype de Jonas. Il est à souligner que les symboles sont caractérisés comme « naturellement ambivalents, polysémiques et liés à une culture précise » (Chelebourg, 2000, 75). Ils se différencient en cela de l’archétype, connu par son universalité et son manque d’ambivalence. Étant toujours lié à l’élévation, l’archétype du sommet est tout à fait différent du symbole de l’eau qui possède un aspect ambivalent, évoquant à la fois le Bien et le Mal. Or, la démarche de Gilbert Durand repose sur la démonstration assez complexe des symboles dont la compréhension exige une étude sur les régimes de l’imaginaire. Il distingue deux régimes dans l’imaginaire : le régime nocturne et le régime diurne. Marqué par la verticalité, la transcendance, la lumière et 66 Études de langue et littérature françaises la quête de l’immortalité, le régime diurne oppose deux grandes catégories de symboles, « les unes qui signifient l’angoisse devant le temps, les autres la volonté de vaincre celle-ci et de s’élever au-dessus de la condition humaine » (Ibid., 61). Par contre, le régime nocturne n’envisage plus de vivre en conflit avec le monde et tente plutôt de réduire et d’euphémiser ses dangers. Alors que les profondeurs sont considérées dans le régime diurne comme un espace dangereux où il y a le risque de chute, elles sont perçues dans le régime nocturne comme une invitation à pénétrer dans l’intimité chaude des êtres ou des choses. Tendant au repos et à la tranquillité, le régime nocturne introduit deux groupes de symboles, « l’un qui cherche à nier le temps sur le mode de l’antiphrase, l’autre à s’en accommoder, à tirer parti de sa nature cyclique » (Ibid., 65). Évidemment, ne pouvant étudier tous ces symboles dans les limites de ce travail, nous allons expliquer certains d’entre eux dans la troisième partie de cet article. 2. La Trilogie de Pan La Trilogie de Pan regroupe les trois premiers romans de Giono publiés de 1929 à 1930. Elle tient une place extrêmement importante dans l’œuvre de Giono. Tout d’abord, c’est à cette série de romans qu’il doit sa célébrité et sa popularité. De plus, elle lui confère une véritable stature de « guide spirituel » auprès de la jeunesse, séduite par son apologie de la joie par la vie simple et naturelle. En 1929, paraît Colline, le premier roman du Cycle de Pan que Giono dédie à la mémoire de son père, homme pur et disparu telle une figure idéale dans un monde médiocre et hypocrite. L'intrigue du roman se situe aux Bastides Blanches, un tout petit village proche de Manosque, dans une campagne provençale dévorée de soleil et livrée au vent de la colline de Lure. Avant la maladie du vieux Janet, connu comme l’âme du village, tout allait bien aux Bastides. Mais, depuis qu’il a commencé à déparler, les malheurs ne cessent de s’abattre sur le village : la fontaine tarit, une fillette tombe malade et une incendie éclate. Colline semble investir « le motif médiéval de la «terre gaste1», de la terre maudite, dévastée, inféconde, devenue hostile à l’homme à la suite d’une faute mystérieuse » (Pradeau, 1998, 28). Ce roman ouvre la création romanesque de Giono sur une tragédie causée par la perte de l’unité primitive entre l’homme et sa terre. L’homme bouleverse l’ordre du monde, se croyant maître de l’univers. En effet, Giono insiste dans La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono 67 Colline sur le fait que l’homme doit s’intégrer dans l’ordre cosmique pour survivre, sinon il aura devant lui une nature en proie à des forces obscures et magiques. Il est à souligner que le topos de la « terre gaste » constitue l’un des principes d’unité du « Cycle de Pan ». Dans Un de Baumugnes (1929), le deuxième volet de la Trilogie de Pan, une ferme, La Douloire, est laissée à l’abandon par désespoir né d’une faute irréparable : Angèle, fille séduite, péripatéticienne à Marseille, est revenue avec son enfant à la ferme familiale où son père la séquestre. Elle est sauvée à l’aide d’Albin, montagnard au cœur pur, et Amédée, ouvrier agricole d’âge mûr, qui finit par ramener la ferme à la vie en réconciliant Angèle et son père. Un de Baumugnes est un roman simple, rempli d’amour, de tendresse et de fraîcheur. Il s’organise autour des thèmes de la musique et de la femme. Sa tension dramatique vient du dévoilement progressif de la question posée au départ : « où est Angèle ? ». La musique y remplace le langage et instaure l’harmonie entre les habitants du village Baumugnes qui se communiquent en soufflant sur l’harmonica. De même, elle joue le rôle d’un miracle qui unit Angèle et Albin, ce dernier parlant à son amante à travers la musique. Le dernier volet de la Trilogie de Pan, Regain, paraît en 1930. Giono a beaucoup hésité pour le choix du titre lors de la rédaction du roman. Il avait envisagé plusieurs titres : Printemps, Comme l’herbe et Vent de Printemps. Puis, il s’est fixé sur Regain. À travers tous ces titres, il voulait insister sur le renouveau de la vie. Le mot « Regain » signifie l’herbe qui pousse dans une prairie après la première coupe, mais aussi l’expression « regain de » signifie le « retour de » ; autrement dit, le retour de ce qui avait disparu. Ce titre convient très bien à l’histoire-même : Aubignane, village abandonné, condamné à mourir, renaît grâce aux efforts et à l’amour d’un couple, Arsule et Panturle. En fait, Regain rejoue l’intrigue esquissée dans Colline et Un de Baumugnes. Une fois encore, il est question de « terre gaste », de la mort et de la renaissance d’un village. Par ailleurs, la question qui se pose ici, est celle de savoir s’il s’agit véritablement d’une trilogie et si les événements se développent dans un seul univers. Afin de répondre à cette question, nous devons mettre en valeur les éléments communs entre les trois romans. Comme nous l’avons déjà remarqué, la « terre gaste » est un motif qui se répète dans les romans de Giono. Mais, nous avons également repéré d’autres points communs entre ces trois récits. 68 Études de langue et littérature françaises Écrits et publiés à peu de mois de distance, ils se passent tous les trois dans une région que Giono connaît très bien, sa terre natale, la Haute Provence. Il y peint un monde paysan, loin de toute technologie, de tout machinisme et de toute modernité. Ces trois romans évoquent des sauvetages : des hameaux ou des êtres humains condamnés à la mort ou à l’oubli finissent par revenir à la vie. Regain porte à son plus haut degré d’intensité le mouvement de retour à l’ordre et à la vie, amorcé dans Colline et poursuivi dans Un de Baumugnes. En outre, les forces naturelles et mystérieuses de la nature sont présentes dans tous les trois romans dont l’intrigue se résume en la lutte de l’être humain contre une nature à la fois belle et hostile. De Colline à Regain la même menace apocalyptique revient sous les avatars divers comme l’incendie, la sécheresse, l’orage, etc. Selon Véronique Anglard, « dans l’œuvre de Giono la Provence semble d’être la terre promise de tous les cataclysmes où tout fait drame parce que les éléments naturels y atteignent leur paroxysme » (1997, 8). Pour Giono, l’homme doit apprendre à trouver sa place dans le monde. La nature le soumet à ses exigences et l’incite au dépassement de soi. Ainsi pouvons-nous dire que la récurrence de ces éléments communs prouve la présence d’un même univers à travers ces trois romans : un monde paysan avec des gens primitifs qui vivent dans une région rurale, loin de toute technologie moderne, et qui travaillent la terre avec acharnement. Mais, ce qui fait l’unité et la cohérence de cette trilogie, c’est la présence du dieu Pan. C’est justement ce que Giono affirme luimême : « Mon intention, était de découvrir dans ces trois livres, la vieille âme de Pan, enterrée dans les limons, de la tirer hors des hommes et de la faire luire au soleil » (cité par Mitterand, 1998, 29). Dans la mythologie grecque, Pan est une divinité de la nature, protecteur des bergers et des troupeaux. Fils d’Hermès2 et d’une nymphe, il est né sur le mont Cyllène en Arcadie, une région de l’ancienne Grèce au centre du Péloponnèse. Difforme, monstrueux, avec sa tête et ses pieds de bouc, son torse velu d’homme (forme mi-humaine, mi-animale), il fut la risée de tous les dieux de l’Olympe lorsque son père Hermès le leur présenta. Dieu de la fécondité et de la puissance sexuelle, à la fois brutal dans ses désirs et terrifiant dans ses apparitions (on parle d’une peur panique), Pan fut très vite vénéré au cours de la période classique dans toute la Grèce. On lui offrait en sacrifice du miel et du lait de chèvre. Son culte « fut associé à celui de la Grand-Mère, l’un des plus anciens cultes dans La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono 69 lequel la figure de la femme tenait une grande place et revêtait une dimension sacrée. Ce culte consistait essentiellement en une vénération de la Terre, de la fertilité et de la fécondité » (Schmidt, 1965, 232). Le centre du culte de Pan était en Arcadie, où il avait des sanctuaires. On lui consacra une grotte, la grotte dite de Pan, qu’on visite encore, au nord de l’Acropole. Selon certaines légendes, Pan n’aimait pas l’Olympe où les dieux riaient de son aspect et préférait vivre dans les bois et les près en compagnie des satyres, nymphes et d’autres divinités de la nature. Seigneur des bois, dieu des vents et des taureaux, « il s’amusait à terroriser les bergers en poussant son cri terrible du fond des grottes du Menale et du Lycée. Il courait dans les forêts et folâtrait avec les nymphes. Il était souvent aux aguets derrière les rochers et les buissons. La campagne pour lui n'avait pas de mystères » (Grimal, 1951, 1874). Pourtant, Pan est le seul dieu à avoir un jour connu la mort. Dans la mer Égée, raconte Plutarque, le pilote Thamus entendit tout à coup une voix qui venait des îles. Elle lui commanda de crier que le grand Pan était mort. Il n’y eut personne dans le navire qui ne fût saisi de frayeur et d’épouvante. Le pilote, après bien des hésitations se décida à annoncer la mort de Pan, et aussitôt s’élevèrent de toutes parts des gémissements et des plaintes douloureuses comme si la terre entière prenait le deuil (Schmidt, 1965, 233). Selon les auteurs chrétiens, la mort de Pan était celle du paganisme que remplaçait le christianisme. 3. Les incarnations du dieu Pan dans les trois romans Le dieu Pan a une présence latente dans les romans de la Trilogie qui révèlent, chacun à son tour, une partie de ses attributs, une lettre de son nom. Autrement-dit, chaque lettre du mot « Pan » est consacrée à l’un de ces romans présentant une partie des caractéristiques de ce dieu. C’est justement ce qu’affirme l’auteur lui-même : « J’avais mis à Colline, la lettre P parce qu’Un de Baumugnes c’était A et Regain c’était N. C’était déjà combiné à l’époque. J’avais déjà une idée de structure » (cité par Mitterand, 1998, 29). Aussi faudra-t-il analyser dans ces œuvres les représentations du dieu Pan et leurs caractéristiques. 3.1 Les éléments naturels évoquant le dieu Pan Dans Présentation de Pan, texte rédigé en 1930 pour servir de préface à une édition regroupant ses trois premiers romans, Giono met en scène sa découverte du monde des bergers et de la montagne de Lure. « Ce texte 70 Études de langue et littérature françaises nous fait assister à la genèse d’un paysage hanté, ou si l’on préfère, à l’orogénèse de la montagne panique, Lure, décrite par l’auteur comme un lieu terrible et mystérieux qui paraît d’être l’un des abris où se logerait le dieu Pan » (Daudin, 1999, 75). Rappelons que le mot « panique » vient du dieu Pan, dont les apparitions suscitent une folle terreur due à l’apparence du dieu, mi-homme, mi-bouc, mais surtout à ce qu’il représente « un monde qui échappe à l’emprise de l’homme, dans lequel il ne peut subsister qu’en se fondant au reste de la création » (Ibid). La même « panique », au sens propre du mot, est déjà présente dans Présentation de Pan. De plus, dans l’incipit de Colline, Giono décrit le village Bastide Blanche comme « le pays du vent, à l’ombre froide des monts de Lure » (Giono, 1929, 9-10). Alors, tout au début de son œuvre l’auteur nous annonce la présence du dieu Pan en faisant allusion à la montagne de Lure. Possédant le corps et la chair, cette montagne prend un aspect mythique dont l’ombre nous suggère l’ombre de Pan qui domine le village : Lure, calme, bleue, domine le pays, bouchant l’ouest de son grand corps de montagne insensible (Ibid., 12). Devant eaux, se dresse le grand corps de Lure : la mère des eaux, la montagne qui garde l’eau dans les ténèbres de sa chair poreuse (Ibid., 90). En outre, le mont de Lure nous évoque par son aspect mythique, les symboles ascensionnels incarnant les images de l’élévation, de l’aile, et de l’ange. Ces symboles sont par excellence des métaphores axiomatiques. En fait, les schèmes axiomatiques de la verticalisation sensibilisent et valorisent positivement toutes les représentations de la verticalité, de l’ascension à l’élévation. C’est ce qui explique la grande fréquence mythologique et rituelle des pratiques ascensionnelles : « que ce soit le climax, échelle initiatique du culte de Mithra, ou bien l’escalier cérémonial des Thraces, l’échelle qui permet de voir les dieux dont nous parle Le Livre des morts de l’ancienne Egypte » (Durand, 1969, 140). De plus, la montagne nous suggère l’archétype du sommet qui substantifie les schèmes « ascensionner » et « élever ». L’association de ces schèmes à la montagne de Lure nous montre bien la puissance de cette montage et du dieu Pan qui semble y demeurer, car selon Gilbert Durand l’élévation et la puissance sont synonymes. Il se justifie en donnant des exemples : La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono 71 Chez les Maroi, les nègres Akposo, les Australiens du Sud-ouest, les Kulin, les Andaman et les Fuégiens, la puissance suprême est appelée d’un nom qui veut dire le Très-Haut, l’Élevé. De même, les grands dieux de l’antiquité indo-européenne à savoir Dyaus, Zeus, Tyr, Jupiter, Varuna, Ouranos, et Ahura-Mazda, sont les maîtres tout puissants du ciel lumineux, lieu élevé (Ibid., 151). D’autre part, le motif principal de Colline c’est la peur, individuelle ou collective. Dans ce roman, la colline de Lure est présentée comme une créature méchante et apparaît plus divin que minérale et terrestre. Elle a sa propre vie qui se manifeste à travers des mouvements bizarres. Au fait, les habitants de Bastide Blanche doivent la révélation de la vie secrète de la nature à un mourant, Janet, censé avoir une complicité mystérieuse avec la vie immanente aux éléments. « Toutes les erreurs de l’homme viennent de ce qu’il s’imagine marcher sur une chose morte, alors que ses pas s’impriment dans de la chair pleine de grande volonté », écrivait Giono dans la préface de Colline (Caprier, 1930, 13). C’est la terre vivante qui fait peur au Gondran. Prenant conscience que la terre vit, il a honte de faire écraser un lézard, de faire saigner la terre. Voilà comment il s’interroge sur la vie de la terre : C’est donc tout vivant ? Cette terre qui s’étend, large de chaque côté, grasse, lourde, avec sa charge d’arbres, d’eaux, ses fleuves, ses ruisseaux, si c’était une créature vivante. Un corps ! Avec de la force et des méchancetés ! (Giono, 1929, 33). Or, la méchanceté et le mouvement de la colline renforcent son aspect mythique en l’associant aux schèmes « fourmiller » et « remuer », ainsi qu’aux symboles thériomorphes, « des images animales qui signifient à la fois l’agitation et l’agressivité ; car l’animal est ce qui grouille, mais aussi ce qui dévore. En général, l’apparition de l’animalité est pour toute conscience le symptôme de l’inquiétude » (Durand, 1969,75-76). C’est justement ce qui justifie l’angoisse des habitants de Bastide Blanche. Si l’on arrive à se convaincre que les choses naturelles qui nous entourent ont un dedans invisible et que ce dedans est vivant, l’inquiétude qui nous gagnera sera notre première leçon de « panique », au sens gionien. La peur qui saisit les hommes quand la source s’arrête de couler, c’est la terreur panique, celle qui affole les bergers sur les grands plateaux, celle qui fait fuir les jeunes filles épouvantées hors des bois profonds, celle qui annonce que le dieu Pan n’est pas mort. Les habitants de Bastide craignent 72 Études de langue et littérature françaises la vengeance de la colline représentant le dieu Pan dans le roman. Les exemples ci-dessous nous montrent bien cet aspect panique de la colline : L’ondulation des collines déroule lentement sur l’horizon ses anneaux de serpents. La glèbe halète d’une aspiration légère. Une vie immense, très lente, mais terrible par sa force révélée, émeut le corps formidable de la terre, circule de mamelons en vallées, ploie la plaine, courbe les fleuves, hausse la lourde chair herbeuse (Ibid., 51-52). Ces collines, il ne faut pas s’y fier. C’est fait d’une chair et d’un sang que nous ne connaissons pas, mais ça vit. […] Jaume a peur. Il n’a plus la certitude qu’on va gagner, dans cette lutte contre la méchanceté des collines (Ibid., 163-164). Cependant, contrairement à la colline qui malgré l’angoisse des habitants craignant sa colère, ne se montre pas agressive, le feu est présenté dans le roman comme un animal sauvage et puissant, une créature surhumaine qui a pour but l’anéantissement du village. Son agitation et son agressivité évoquent encore les symboles thériomorphes associés aux schèmes « fourmiller », « animer », « dévorer » et « ronger » qui se substantifient en archétype d’animal. Le feu incarne dans Colline la puissance redoutable du dieu Pan en laquelle foisonnent toutes les forces de la nature. Dans l’exemple suivant, nous voyons comment le grouillement du feu se transforme en une agressivité apocalyptique : La bête souple du feu a bondi d’entre les bruyères comme sonnaient les coups de trois heures du matin. […] Comme l’aube pointait, ils l’ont vue, plus robuste et plus joyeuse que jamais, qui tordait parmi les collines son large corps pareil à un torrent. Depuis, elle a poussé sa tête rouge à travers les bois et les landes, son ventre de flammes suit ; sa queue, derrière elle, bat les braises et les cendres. Elle rampe, elle saute, elle avance. Un coup de griffe à droite, un à gauche ; ici elle éventre une chênaie ; là elle dévore d’un seul claquement de gueule vingt chênes blancs et trois pompons de pins (Ibid., 138-139). De même, Regain reprend le thème panique déjà présent dans Colline. « C’est le vent qui y concentre la terreur panique susceptible de s’infléchir en renaissance. Ce « vent-chèvre », sauvage, omniprésent et érotique qui parcourt le plateau de Regain est la voix du dieu Pan » (Schnyder, 2008, 634). Il nous évoque les divers mythèmes qui lui sont attribués comme la fécondité, la panique, l’érotisme et la puissance. La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono 73 Il est curieux de remarquer que le vent est présenté dans le roman sous deux formes antithétiques : le vent d’hiver et le vent de printemps. Le vent d’hiver apparaît comme une force négative, un animal puissant, galopant partout en écrasant les plantes. Il est froid et bruyant, il fait taire les sources et disparaître le soleil. Alors, il reprend un aspect mythique nous évoquant les symboles thériomorphes ainsi que les schèmes « agiter » et « écraser » : Le vent de novembre écrase les feuilles de chênes avec des galopades de troupeau. Il est tout bien froid jusqu’au fond. Il a fait taire d’un seul coup toutes les sources (Giono, 1930, 13). À des moments, ce vent plonge, écrase le bois, s’élance sur la route en tordant de longues tresses de poussière. Il hurle derrière les nuages (Ibid., 15). Au contraire, le vent de printemps présente le visage apaisé du dieu Pan. Il éveille le désir. Son rôle est d’unir Panturle et Arsule, les deux personnages principaux de Regain : C’est lui qui avec la complicité de la Mamèche donne aux arbres des attitudes étranges et effraye Gédémus et Arsule considérant l’arbre comme une créature vivante qui bouge. La peur que le vent leur inspire, reflète la terreur panique. Terrifiés, ils changent de direction pour aller vers Aubignane, cette ferme aride où habite Panturle. Arsule et Gédémus arrivent à Aubignane. Panturle voit le couple, il part à l’affût, tombe à l’eau, Arsule le retire et cède à lui. Ainsi, le vent mène la femme vers l’homme après avoir insufflé le désir de l’amour et de la fécondité chez eux (vent marieur) et réussit à transformer le chasseur errant qu’est Panturle, en laboureur sédentaire, attaché à sa terre et à son foyer. La vie s’organise et la terre dure redevient fertile. Un fermier vient s’installer à Aubignane. Le printemps revient et Arsule va avoir un enfant. À travers les exemples mentionnés, nous pouvons aussi constater l’évolution du caractère de Pan dans Regain. Sa vitalité effrayante se transforme soudain en un visage amical et désormais, au lieu de faire tarir les sources, le dieu travaille à la résurrection de la terre. À la fin du récit, quand Aubignane se repeuple, Arsule mène les enfants du fermier visiter les alentours. Elle leur apprend alors que le bruit qu’ils entendent c’est le vent dont ils ne doivent pas avoir peur. 74 Études de langue et littérature françaises 3.2 Le dieu Pan caché derrière les personnages Dans le deuxième volet de la Trilogie de Pan, nous remarquons la présence du dieu Pan, dissimulé derrière l’un des protagonistes. Un de Baumugnes, nous présente d’autres visages de Pan. Ce roman est placé sous les auspices du dieu musicien. « Pan est l’inventeur d’une flûte, la Syrinx, du nom de cette nymphe d’Arcadie qui poursuivie par Pan, se jeta dans le fleuve et fut transformée en roseaux. Il coupa les roseaux pour en faire une flûte » (Michelfelder, 1938, 60-61). Sur cette flûte, il chante la fraîcheur de la brise au matin et cette chanson des roseaux il l’aime tant parce qu’elle le console de la mort de Syrinx Ainsi, Albin, l’un des protagonistes du roman qui communique avec sa bien-aimée grâce à l’harmonica, nous rappelle le dieu Pan passionné des nymphes et des syrinx. En fait Albin, c’est le Pan chanteur. Il chante sur la flûte de Pan les chants de la lumière et de la nuit, de la douceur des choses et de l’amitié de la terre ; pour lui le monde est pur et la femme est toujours la Madone que peignaient les primitifs italiens, et il mourra s’il ne peut l’emmener làhaut, en son pays, à Baumugnes, dans la montagne des muets. La voix de son harmonica retentit près de la Douloire. Elle a la capacité de faire renaître Angèle, celle qui est revenue flétrie et qu’il veut faire revivre. Nous avons repéré également d’autres personnages incarnant le dieu Pan dans le premier et le dernier volet de cette trilogie. Janet apparaît dans Colline comme le porte-parole de Pan. Incitant les hommes à se confondre avec la nature, il annonce la présence d’un monde mythique caractérisé par la relation filiale entre les créatures et une puissance tutélaire qui prend les traits d’un « patron » ; Père Nature soignant et réconfortant ses créatures réconciliées sous sa caresse protectrice. Au fait, en faisant allusion à ce père bienveillant dans ces propos, Janet affirme la présence du dieu Pan, ce protecteur des bergers, des champs et des bois : La terre c’est pas fait pour toi, unique, à ton usance, sans fin. T’es comme un fermier ; il y a le patron. Tu le connais le patron ? T’as jamais entendu chuinter comme un vent, sur la feuille, la feuillette, la petite feuille et le pommier tout pommelé ? C’est sa voix douce, il parle comme ça aux arbres et aux bêtes. Il est le père de tout, il a du sang de tout dans les veines. Il prend dans ses mains les lapins essoufflés (Giono, 1929, 111). Il parle au tilleul, au platane, au laurier, à l’olivier, et c’est pour sa pitié qu’il est le maître et qu’ils l’aiment et lui obéissent (Ibid., 114). La recréation du mythe de Pan dans la trilogie de Jean Giono 75 De même, Gagou, l’autre personnage du roman, nous évoque Pan « par son apparence (mi-homme, mi-bête) et sa puissance diffusée dans la nature toute entière ; il prétend l’asservir quand elle lui prodigue son eau alors que tout le village connaît la soif » (Daudin, 1999, 76). En outre, le physique extraordinaire du protagoniste de Regain, ainsi que son amour pour Arsule et son effort pour la renaissance du village et la fertilité de la terre, confirment sa ressemblance avec le dieu de la fécondité et de la puissance charnelle. C’est justement ce que nous indique son prénom, Panturle. Conclusion Le fait que la civilisation moderne ait si souvent recours à la mythologie grecque dans les arts ou la littérature, prouve un besoin de mythes. L’écriture et la réécriture des mythes concourent à leur propre conservation, au maintien de la mémoire et de la culture dont ils sont issus et permettent en outre de mesurer combien et comment ils évoluent dans le temps et selon l’espace. L’analyse des trois romans de Giono nous démontre qu’il a pastiché le mythe de Pan dans sa trilogie. Loin d’avoir une présence explicite dans ces romans, le dieu Pan s’y manifeste d’une manière symbolique par des éléments naturels et des personnages qui révèlent ses caractéristiques ; entre autres la puissance, la panique et la fécondité. Par ailleurs, lorsqu’il entreprend d’infléchir ses romans vers un tragique paysan dans le cycle de Pan, Giono se sépare définitivement de l’idéal classique d’une Provence grecque nourrie de rationalisme et de nationalisme en choisissant un vitalisme cosmique. En effet, l’aspect mythique et divin de la nature dans La Trilogie de Pan, évoque la vision panthéiste de Giono et de ses contemporains. Autrement-dit, il met en scène dans ces trois romans une nature qui s'unifie en un seul dieu : le dieu Pan. Pourtant, il semble que les particularités de ce dieu grec soient un peu modifiées sous la plume de Giono. En décrivant Pan comme un dieu agressif, violent et destructeur, il voulait peut-être évoquer les atrocités et les catastrophes de la première Guerre Mondiale, ainsi que la peur et l’angoisse de l’homme face à cet évènement tragique. Mais, c’est justement ce qui pourrait être le sujet des recherches ultérieures. 76 Études de langue et littérature françaises Notes 1 . Ce topos joue un rôle important dans le roman de Chrétien de Troyes, Perceval, et dans ses continuations diverses, notamment dans le grand cycle romanesque du Lancelot Graal. Dans Perceval, le royaume du Roi Pêcheur est frappé du mal de « terre gaste ». (Pradeau, 1998, 29). 2. Hermès est le dieu grec, messager des Olympiens, identifié avec le Mercure des Latins. Fils de Zeus et de Maia, il naît sur le mont Cyllène en Arcadie. Guide des voyageurs et conducteur des âmes des morts, il est surtout la personnification de l’habileté et de la ruse (Robert, 2007, 995-996). Bibliographie ANGLARD, Véronique, Les romans de Giono, Paris, Seuil, 1997. CAPRIER, Christian, La Colline d’ombre, Paris, Bernard grasset, 1930. CHELEBOURG, Christian, L’imaginaire littéraire, Paris, Nathan, 2000. DAUDIN, Claire, connaissance d’une œuvre, Colline, Paris, Bréal, 1999. DURAND, Gilbert, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Editions Dunod, 1969. - Figures mythiques et visages de l’œuvre, Paris, Dunod, 1979. GIONO, Jean, Colline, Paris, Bernard Grasset, 1929. - Un de Baumugnes, Paris, Bernard Grasset, 1929. - Regain, Paris, Bernard Grasset, 1930. GOT, Olivier, Le mythe antique dans le théâtre du XX siècle, Paris, Editions marketing S. A., 1998. GRIMAL, Pierre, Dictionnaire de la Mythologie, Paris, PUF, 1951. MICHELFELDER, Christian, Jean Giono et les Religions de la Terre, Paris, Gallimard, 1938. MITTERAND, Henri, Giono, série « les écrivains », Paris, Nathan, 1998. PRADEAU, Christophe, Jean Giono, thèmes et études, Paris, Marketing S.A, 1998. SCHMIDT, Joël, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, Larousse, 1965. SCHNYDER, Peter, Métamorphoses du mythe, Paris, Orizons, 2008.