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Palimpsestes
25 (2012)
Inscrire l’altérité : emprunts et néologismes en traduction
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Rudy Loock
« Komen traduir l’inovassion
ortografik : étude de ca »
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Référence électronique
Rudy Loock, « « Komen traduir l’inovassion ortografik : étude de ca » », Palimpsestes [En ligne], 25 | 2012, mis en
ligne le 12 octobre 2014, consulté le 29 janvier 2015. URL : http://palimpsestes.revues.org/1037 ; DOI : 10.4000/
palimpsestes.1037
Éditeur : Presses Sorbonne Nouvelle
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Rudy Loock
« Komen traduir l’inovassion ortografik :
étude de ca » 1
Car enfin, qu’est-ce que l’orthographe ?
Un système de graphies chaotiques, absurdes
et arbitraire, une invention des premiers
imprimeurs pour rendre le métier difficile.
Queneau, « Écrit en 1955 », p. 78-79 2
Dans cet article, nous partirons du constat selon lequel la variation au
sein d’une même langue peut elle-même avoir un caractère « étranger » visà-vis de la norme attendue et aboutir à la création de mots nouveaux, ou
tout au moins de mots dont la graphie est nouvelle, innovante. Nous nous
intéresserons au dialecte visuel, qui au-delà des marques d’oralité classiques
(déviances syntaxiques, style télégraphique, parataxe, flexions temporelles
déficientes…), permet de donner un caractère oral spécifique au texte écrit
en jouant sur la correspondance directe graphie-phonie. Bien au-delà des
gonna, wanna, kinda, ’cause, innit, etc., certains auteurs de fiction créent
une orthographe nouvelle afin de donner à lire au lecteur une façon de parler
1. Je tiens à remercier les collègues avec qui j’ai pu échanger sur le sujet lors du colloque
« Inscrire l’altérité : emprunts et néologismes en traduction », ainsi que les deux relecteurs
anonymes du comité scientifique de la revue Palimpsestes. Dans les deux cas, les critiques et
remarques formulées ont permis une amélioration de la qualité de l’article.
2. Dans Bâtons, chiffres et lettres, 1965, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, p. 63-89.
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éloignée des normes de l’écrit. Ce système de codage novateur participe alors
à la création d’êtres de papier singuliers, qui écrivent comme ils parlent, avec
ou sans accent géographique et/ou social, et se donnent donc à entendre plutôt
qu’à lire au lecteur. De nombreux auteurs de romans exploitent le dialecte
visuel, qui invite une sorte de langue étrangère à laquelle le lecteur n’est
guère habitué, et surtout représente un réel défi pour le traducteur, notamment lorsqu’il s’agit de traduire vers le français, langue réputée normative,
bien plus frileuse que l’anglais au regard du respect de la norme. Dans cet
article, nous avons souhaité nous focaliser sur trois œuvres en particulier,
écrites en anglais et traduites en français : Forrest Gump de Winston Groom,
Flowers for Algernon de Daniel Keyes, ainsi que The Book of Dave de Will
Self. Ces romans ont été choisis parce qu’ils font la part belle à des dialectes
visuels particuliers, mêlant variations géographique, sociale et diachronique.
Dans un premier temps, nous définirons ce que nous entendons par « innovation orthographique », en faisant référence au concept d’eye dialect (Krapp,
1926), et exposerons les différentes fonctions stylistiques que peut remplir ce
procédé d’écriture lorsqu’il est exploité par les auteurs de fiction. Dans une
deuxième partie, nous présenterons et analyserons le corpus de travail (textes
sources) avant d’étudier dans une troisième partie les stratégies adoptées par
les traducteurs de ces œuvres (textes cibles). Dans une dernière partie, à la
lumière de l’analyse du corpus, nous synthétiserons les enjeux pour le traducteur et proposerons des pistes de réflexion.
Définitions
Orthographe innovante et langue non-standard
L’objet d’étude de cet article concerne les innovations orthographiques,
c’est-à-dire la façon dont un auteur de fiction peut recourir à une orthographe
qui n’est pas l’orthographe académique telle que codifiée par les dictionnaires,
mais qui dévie par rapport à cette norme attendue par le lecteur, l’objectif
étant de retranscrire la façon dont un personnage s’exprime ou écrit lui-même
s’il s’agit du narrateur. Dans la mesure où cette stratégie est volontaire et
participe de la création d’êtres de papier par des auteurs de fiction, nous ne
parlerons ni de faute ni d’erreur, mais bien d’innovation puisqu’il s’agit de
créer un nouveau code qui soit crédible et cohérent pour le lecteur. C’est en ce
sens que l’étude présentée ici s’inscrit dans le thème de ce numéro, le terme
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d’« innovation » soulignant le caractère volontaire et créatif du procédé. Car
il s’agit bien de nouveauté dans la langue, à laquelle le lecteur devra s’adapter,
même si celle-ci ne touche qu’au code lui-même et non aux signifiants. Quant
au terme de déviance, que nous utiliserons également à plusieurs reprises,
il doit s’entendre comme simple synonyme d’écart par rapport à une norme
attendue, sans jugement de valeur aucun.
Les déviances orthographiques, aux côtés des déviances morphosyntaxiques et lexicales, relèvent de la langue dite « non-standard ». Le problème
de la langue non-standard est qu’elle est multiple, mais surtout qu’elle se
définit de façon asymétrique par rapport à la langue dite « standard ». Elle
est donc particulièrement difficile à définir. Les déviances vis-à-vis de la
norme entrent alors dans le cadre d’un dialecte, d’où cette définition de la langue non-standard par Trudgill : « any dialect of English other than Standard
English » (1992 : 56). Lorsque la langue non-standard est utilisée à dessein
par un auteur de fiction dans le cadre de la définition de ses êtres de papier,
on parlera de dialecte littéraire (literary dialect), défini par Taavitsainen et
al. comme suit : « the representation of nonstandard speech in literature that
is otherwise written in standard English and aimed at a general readership »
(1999 : 13).
L’innovation orthographique comme eye dialect
L’innovation orthographique telle que nous l’envisageons ici renvoie à ce
que Krapp a nommé en anglais le eye dialect (que l’on pourrait traduire par
dialecte visuel), à savoir la recherche d’une correspondance exacte entre la
graphie d’un mot et sa phonie, aboutissant à une déviance pour les yeux, mais
pas pour les oreilles. Il s’agit donc d’employer une langue non-standard qui
dévie de la norme mais uniquement dans sa forme transcrite. Brett donne des
exemples classiques du type enuff, wimmin et animulz (2009 : 1). Si au départ
la définition du eye dialect recouvrait uniquement une correspondance graphie-phonie stricte, le terme a très vite été utilisé pour renvoyer à toute forme
de déviance orthographique comme la retranscription d’un dialecte social ou
régional, par exemple. Le terme est donc désormais utilisé pour définir toute
forme d’écriture non-standard. Il désigne ainsi toute déviance vis-à-vis des
conventions orthographiques d’une langue donnée, déviance qui a pour but
de représenter une transcription de la langue orale, où les variations sont multiples et où l’oreille est habituée à entendre de telles déviances ­phonologiques.
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À l’écrit, beaucoup plus normé (les dialectes sont par définition parlés, rarement écrits (Taavitsainen et al. (eds), 1999 : 8)), les choses sont différentes :
le dialecte visuel représente d’emblée un obstacle à la lecture, qui peut aller
jusqu’à représenter un mur à franchir pour le lecteur dans les cas les plus
extrêmes (voir Vreck, 2004, à propos de Trainspotting d’Irvine Welsh), obligeant celui-ci à lire le texte à haute voix afin d’en déchiffrer le code. C’est
au premier regard que le lecteur perçoit les infractions au code, le caractère
quelque peu étranger du code utilisé, car c’est bien le regard qui est heurté par
ces déviances.
Il est cependant important de noter d’emblée que cette correspondance
graphie-phonie ne peut qu’être partielle. Il s’agit de donner à entendre la voix
d’un personnage, mais nous sommes bien dans le cadre de la communication écrite. Une orthographe non-standard visant à reproduire exactement la
prononciation supposée rendrait les dialogues écrits illisibles. Il s’agit donc
de « faire oral » (Schneider-Mizony, 2010 : 84) en utilisant un code pseudospécifique mais qui ne doit pas gêner la lecture. Il y a donc nécessairement
combinaison d’orthographe standard et d’orthographe déviante, comme les
exemples de notre corpus le montreront. Le dialecte visuel fonctionne alors
souvent par stéréotypisation, notamment lorsqu’il s’agit d’imiter un accent :
quelques traits caractéristiques sont (sur)exploités de façon systématique.
Fonctions stylistiques
Les auteurs de fiction ont depuis longtemps exploité la langue non-­standard
en général afin de donner une certaine « dimension sonore » (Antoine, 2004 :
127) à leurs personnages. Comme pour le lexique et la morphosyntaxe, le
recours à une orthographe non-standard comme artifice littéraire peut correspondre à différentes intentions stylistiques, selon le(s) type(s) de variation
envisagé(s). Ainsi, un auteur pourra définir ses personnages au moyen d’une
orthographe non-standard représentant un écart vis-à-vis de la norme du fait
de l’appartenance du personnage à une communauté géographique (notion
d’accent régional) ou à une classe sociale spécifique, bien souvent les classes
sociales inférieures (accent social), ou bien du fait de l’existence d’une pathologie linguistique particulière (zozotement, chuintement, bégaiement…) ou
encore de son appartenance à une communauté que l’auteur place dans une
période éloignée dans le futur (science-fiction). Dans tous les cas, il s’agit
d’exploiter la langue afin de définir un personnage et donc de « servir le pro-
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jet romanesque » (Muller, 2004 : 76). Nous donnons ci-dessous rapidement
quelques exemples des différentes fonctions stylistiques du dialecte visuel.
La variation géographique/diatopique
Le dialecte visuel se présente comme la représentation graphique d’un
accent parlé dans une zone géographique spécifique. Le procédé a souvent
été utilisé dans la littérature et a été largement commenté. Il fonctionne souvent par stéréotypisation et exploite quelques spécificités marquantes du
dialecte en question, retranscrit au moyen d’une orthographe non-standard.
On trouve de tels exemples chez Shakespeare dans Henry V, chez Charles
Dickens avec par exemple les personnages de Ham et de Daniel Peggotty
dans David Copperfield, chez Mark Twain avec le personnage de Jim dans
Huckleberry Finn, chez Harriet Beecher Stowe avec les personnages d’Uncle
Tom’s Cabin, ou, plus récemment encore, chez J. K. Rowling avec les personnages de Hagrid et de Fleur Delacour dans les différents volumes des aventures de Harry Potter. Les exemples sont légion.
La variation sociale/diastratique
Le recours au dialecte visuel afin de définir un personnage est fréquent
dans la littérature afin de situer socialement le personnage en question.
Souvent avec un effet comique – mais pas toujours –, il s’agit de signifier
l’appartenance du personnage aux couches sociales inférieures la plupart du
temps. C’est surtout chez Charles Dickens, peut-être l’auteur ayant eu le plus
recours à la langue non-standard afin de définir ses personnages au point de
devenir un dialect reporter (Poussa, 1999), que l’on trouve les exemples les
plus frappants, mais la stratégie a été employée par d’autres, comme John
Steinbeck afin de dépeindre les personnages de George et de Lennie dans
Of Mice and Men, par Edgar Allan Poe pour le personnage de Jupiter dans
The Gold Bug, ou encore par Winston Groom pour le personnage de Forrest
Gump dans le roman du même nom ou Daniel Keyes pour Algernon dans
Flowers for Algernon.
La variation diachronique
Même si les cas sont rares, les auteurs de fiction peuvent également recourir au procédé du dialecte visuel afin de situer une action dans un temps
­éloigné de l’instant présent, un temps où la langue, en véritable organisme
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vivant qu’elle a été et sera toujours, n’en est pas au même stade de son évolution (variation diachronique). La langue sera donc construite, inventée à partir
de la langue contemporaine dans le cadre d’une linguistique-fiction dans des
genres littéraires spécifiques (science-fiction, utopie). Le cas le plus fréquemment cité est celui du roman Riddley Walker de Russell Hoban (1980), où l’auteur imagine un dialecte futuriste de l’anglais. Un cas plus récent, The Book
of Dave de Will Self, dont les dialogues, qui se situent quelques siècles après
le nôtre, sont écrits au moyen d’une langue dont la base est certes ­l’anglais
mais qui a évolué au point que la retranscription écrite, souvent difficile à
déchiffrer, représente un véritable dialecte visuel.
Autres types de variation
Le dialecte visuel peut représenter d’autres types de variation, comme la
variation « pathologique ». Il s’agit de représenter une pathologie du langage
comme le zozotement, le chuintement ou le bégaiement par exemple. Il est
également possible d’envisager de recourir au dialecte visuel afin de signaler
une variation liée à l’âge d’un des personnages. Un cas particulièrement à la
mode actuellement semble être l’utilisation de ce que l’on appelle la langue
SMS ou encore langue texto, symbole de la langue des adolescents en ce
début de xxie siècle. Les exemples relèvent néanmoins souvent de l’exercice
de style au sein d’ouvrages dont le public visé, et non les personnages, sont
des adolescents (voir Pa Sage a Taba vo SMS de Phil Marso).
Variations combinées
Il n’est pas rare que le dialecte visuel se présente comme la représentation graphique de différentes variations orales combinées, notamment les
variations géographiques et sociales. Jouant sur les préjugés répandus, des
auteurs de fiction n’hésitent pas à mêler graphies non-standard représentant
un accent régional et graphies non-standard allant au-delà de cette variation
géographique afin de définir leurs personnages comme étant non instruits
et appartenant aux couches sociales inférieures. C’est le cas par exemple de
Charles Dickens avec le personnage de Joe Gargery dans Great Expectations,
dont le parler mêle caractéristiques sous-standard (c’est-à-dire relevant de
l’anglais des classes inférieures) et cockney (perçu comme sous-standard luimême), ou encore chez le personnage de Forrest Gump, pour qui il est parfois
difficile de faire le tri entre graphies liées à l’accent du Sud des États-Unis
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et graphies représentant un anglais « fautif » par manque d’instruction. De
la même manière, le dialecte utilisé dans le roman Trainspotting d’Irvine
Welsh, qui dépeint la vie de jeunes écossais à la dérive, fait intervenir, audelà d’un lexique et d’une morphosyntaxe non-standard, un dialecte visuel
qui, certes, imite le parler écossais mais fait aussi la part belle à la variation
diastratique (voir Vreck, 2004 : 41, qui parle d’une « impitoyable transcription
graphique »).
Le corpus
Dans le cadre de cet article dédié aux problèmes de traduction du dialecte visuel tel que défini supra, nous avons décidé de retenir trois romans.
Nous avons souhaité sortir des sentiers battus (et parfois rebattus) en nous
tenant éloigné des cas d’école maintes fois analysés et commentés comme
Trainspotting ou les romans de Charles Dickens. Nous avons également souhaité travailler sur des romans où le dialecte visuel n’apparaît pas uniquement dans les dialogues mais est utilisé de façon beaucoup plus importante,
s’agissant de la « voix » du narrateur lui-même. Nous avons ainsi retenu
Forrest Gump de Winston Groom et Flowers for Algernon de Daniel Keyes.
Enfin, nous avons souhaité analyser The Book of Dave de Will Self afin de
traiter le dialecte visuel correspondant à une variation d’ordre (supposément)
dia­chronique puisque Will Self imagine dans son roman un dialecte post-­
apocalyptique dérivé de l’anglais, le Mokni.
Avec ces trois œuvres, nous avons souhaité nous éloigner de la question de
l’accent et de sa traduction, de nombreuses études ayant déjà été effectuées
sur le sujet, même s’il est impossible d’y échapper totalement (dans Forrest
Gump et The Book of Dave, la variation géographique est aussi présente et
participe de la création des dialectes concernés). Nous présentons dans cette
section les trois romans étudiés, le contexte de l’œuvre et la définition des
personnages étant cruciaux pour bien saisir le rôle de l’innovation orthographique dans chacun de ces romans. Par manque de place, la description
linguistique des trois dialectes visuels n’est pas aussi détaillée qu’elle le serait
dans le cadre d’un travail purement sociolinguistique ; nous nous focalisons
infra sur les caractéristiques les plus marquantes de ces trois dialectes, quitte
à simplifier et à schématiser parfois l’analyse des phénomènes.
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Forrest Gump
Publié en 1986, le roman, qui deviendra un film à succès en 1994, relate le
parcours du héros éponyme Forrest Gump, décrit comme un simple d’esprit
(il a un QI de 70), né dans le sud des États-Unis et qui traverse, au gré de ses
aventures, une bonne partie du xxe siècle en se retrouvant malgré lui acteur
de l’Histoire américaine. Le roman est écrit à la première personne et tout
nous est relaté selon le point de vue du héros. Dès les premières pages, le
lecteur est frappé par la langue employée par le narrateur, comme le montrent
les exemples ci-dessous :
LET ME SAY THIS: BEIN A IDIOT IS NO BOX OF CHOCOLATES.
People laugh, lose patience, treat you shabby. Now they says folks sposed
to be kind to the afflicted, but let me tell you—it ain’t always that way.
Even so, I got no complaints, cause I reckon I done live a pretty interestin
life, so to speak. (Groom, 1986 : chapter 1, p. 1)
They was some people hurt far worst than I was in that hospital, let me tell
you. Po ole boys with arms an legs an feet an hans an who knows what else
missin. (Ibid. : chapter 7, p. 67)
That night I be lyin on my cot thinkin of Bubba an how much he might of
liked them srimp too, an about our srimp boat an all. Po ole Bubba. So the
next day I axed Dan how is it that Bubba can get kilt, an what kind of hafassed nature law would allow that. (Ibid. : chapter 7, p. 69)
S’il semble parfois difficile d’opérer la distinction entre ce qui relève de la
variation géographique (accent de l’Alabama) et de la variation diastratique
(le personnage écrit comme il parle et ne maîtrise pas, du fait de son manque
d’instruction, tous les codes de l’orthographe), la déviance vis-à-vis de la
norme attendue est évidente et perceptible visuellement. Les infractions au
code sautent aux yeux. On retrouve en effet chez Forrest Gump des traits
caractéristiques du dialecte du Sud (Southern American English) : wadn’t
pour wasn’t, régularisation des verbes irréguliers, emploi de be invariable ou
de done comme auxiliaire, participe passé à la place du prétérit, le drawl (ou
voix traînante) typique des dialectes du Sud des États-Unis, où les voyelles
sont allongées et diphtonguées, élision d’un certain nombre de consonnes
finales. Cependant, certaines caractéristiques linguistiques du parler du
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personnage ne relèvent pas de l’accent géographique mais bien de la variation diastratique visant à dépeindre un personnage peu instruit et avec une
intelligence clairement en dessous de la moyenne qui ne maîtrise pas les
codes et écrit donc comme il parle : effacement de lettres muettes (w(h)ile,
ha(l)f, tho(ugh), et des finales (an(d), goin(g), roun(d), nex(t), tole (told), jus(t),
lef(t)) ; inversion de lettres (wierd) ; simplification des systèmes vocalique
(thru (through), tho (though)) et consonantique (laffing (laughing)) par la
recherche d’une correspondance directe entre graphie et phonie ; orthographe
laissant supposer une prononciation fautive ou une absence totale de maîtrise du code graphique (axe pour ask, srimp pour shrimp, everthin pour everything) ; aphérèses ((ex)cept, (be)cause, (a)bout) et retranscriptions d’élisions
typiques de l’oral relâché ((th)em, sposed (supposed)). À noter que l’image est
encore complexifiée par le fait que l’accent du Sud des États-Unis est parfois
perçu par le reste de la population, à tort, cela va sans dire, comme l’accent
de personnes peu instruites, un peu comme l’accent du Nord, en France, peut
parfois être perçu par le reste de la population française.
Le roman a été traduit en français par Nicolas Richard pour les éditions
J’ai Lu lors de la sortie du film à succès du même nom réalisé par Robert
Zemeckis.
Flowers for Algernon
Ce roman, d’abord publié en 1959 comme une nouvelle dans The Magazine
of Fantasy and Science Fiction, relate l’histoire de Charlie Gordon, un
homme dont le QI n’est que de 68 et qui va être sélectionné pour participer à
une expérience médicale inédite afin de devenir plus intelligent. Fort du succès obtenu sur une souris de laboratoire, Algernon, des médecins souhaitent
en effet opérer Charlie qui, à leur demande, tiendra un journal quasi quotidien des événements et de ses émotions pré- et post-opératoires. Le roman
est donc proche du journal intime, organisé en comptes rendus (progress
reports) successifs, écrits à la première personne par Charlie, dont l’évolution
intellectuelle – à la hausse dans un premier temps, à la baisse dans un second
temps, l’expérience étant un échec – se traduira par une qualité de langue qui
évolue avec le temps. C’est donc tout au long du roman que le dialecte visuel
joue un rôle crucial dans la description du personnage, puisque d’omniprésent en début et en toute fin de roman, il sera inexistant en milieu de roman,
au moment où Charlie est à son apogée intellectuelle. Sa disparition et sa
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r­ éapparition seront des symptômes de l’amélioration et de la détérioration de
son état. En voici quelques exemples.
Dr Strauss says I shoud rite down what I think and remembir and evrey
thing that happins to me from now on. I dont no why but he says its importint so they will see if they can use me. I hope they use me becaus Miss
Kinnian says mabye they can make me smart. (Keyes, 1966 : progress
report 1, p. 1)
I was laffing because I thot it was going to be a hard thing for a mouse to
do. But then Algernon kept going all the way threw that thing all the rite
ways till he came out where it said FINISH and he made a squeek. (Ibid. :
progress report 4, p. 7)
Im skared. Lots of pepul who werk at the collidge and the pepul at the
medicil school came to wish me luk. Burt the tester brot me some flowers
he said they were from the pepul at the psych departmint. He wished me
luk. I hope I have luk. (Ibid. : progress report 6, p. 11)
Anyway I bet Im the frist dumb persen in the world who found out some
thing inportent for sience. I did somthing but I dont remembir what. So I
gess its like I did it for all the dumb pepul like me in Warren and all over
the world. (Ibid. : progress report 17, p. 311)
Le dialecte visuel auquel est confronté le lecteur dès les premières lignes n’a
pas ici pour but de dépeindre un accent géographique mais bien de définir le
personnage de Charlie Gordon comme non instruit, à la limite de l’imbécillité.
Au-delà d’un lexique et d’une syntaxe que l’on qualifiera de basiques (à noter
cependant le faible nombre de déviances syntaxiques au-delà de quelques
marques d’oralité comme l’emploi de like au lieu de as if ), le personnage
écrit comme il parle : disparition des lettres muettes (shou(l)d, becaus(e),
s(c)ience, g(u)ess, som(e)thing), effacement de voyelles afin de faire correspondre graphie et phonie (thot pour thought, laffing pour laughing), notamment en ce qui concerne la réduction vocalique dans les syllabes inaccentuées
(inportent, remembir, happins), inversion de lettres ( frist pour first), mauvais
découpages de mots avec notamment l’absence d’apostrophes (Im, dont) et
retranscriptions supposément fidèles d’une prononciation fautive, laissant
penser que Charlie ne sait pas prononcer correctement certains mots (inportent, pepul). La clé du dialecte visuel utilisé ici est donc la correspondance la
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plus exacte possible entre la phonie et la graphie, dont on sait qu’elle est en
anglais loin d’être systématique. Ce sont alors les conventions de l’écrit qui ne
sont pas maîtrisées, mais le personnage de Charlie n’a pas d’accent régional
particulier, même s’il semble ne pas savoir prononcer certains mots. C’est
ainsi la communication écrite qui met au jour la spécificité du personnage.
Nous sommes donc dans le dialecte visuel dans sa définition la plus restrictive, tel que défini par Krapp.
Le roman a été traduit en français par Georges Gallet en 1972 pour les
éditions J’ai Lu. De nouvelles éditions sortent régulièrement (la dernière date
de 2011 chez Flammarion, dans la collection Tribal destinée aux adolescents),
mais la traduction reste inchangée.
The Book of Dave
The Book of Dave est une utopie, plus précisément une dystopie, qui décrit
une Angleterre post-apocalyptique qu’un déluge a transformée en archipel et
dont la population (sur)vit quelques siècles après le nôtre selon les valeurs et
préceptes d’un certain Dave Rudman. Ce dernier fut, au début du xxie siècle,
un chauffeur de taxi misogyne, raciste, homophobe, et auteur d’un livre
dans lequel il déversa toute sa haine envers toute la société en général et son
ex-femme en particulier. C’est ce livre, enterré par son auteur et retrouvé
plusieurs siècles plus tard après la montée des eaux, qui servira de base théologique à la nouvelle société britannique post-apocalyptique.
Ce sont ces deux histoires, celle de Dave Rudman au xxie siècle (chapitres pairs) et celle de la société anglaise quelques siècles plus tard (chapitres impairs), qui s’entrecroisent tout au long du roman et permettent une
comparaison extrême entre l’Angleterre d’aujourd’hui, notamment Londres,
devenue Nú London (« New London »), et celle du vie siècle AD (After Dave).
Les descendants de Dave parlent leur propre langue, le Arpee, version future
de l’anglais imaginée par Will Self réservée à l’élite de la société et dont le
lexique a beaucoup évolué pour devenir, entre autres, truffé de références
au monde des chauffeurs de taxi (par exemple la Voie Lactée est désormais
le dashboard, le mot lamp désigne le soleil et headlight la lune, tandis que
screenwash désigne la pluie ; le croyant est désigné par le mot fare tandis que
le driver est le prêtre ; les journées ne sont plus divisées en matin, midi et soir
mais en trois tariffs). Les couches inférieures de la population parlent, elles, le
Mokni, dialecte à peine compréhensible et à peine lisible, il faut bien le dire.
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Ce qui frappe surtout – et c’est là où le concept de dialecte visuel prend tout
son sens –, c’est la présence de caractères inexistants en anglais contemporain. On note ainsi une forte présence des signes diacritiques (accents graves
et aigus, trémas) qui, en dehors des mots d’origine étrangère, ne sont pas utilisés en anglais. Ainsi old, new, zone, day, happen et not s’écrivent en Mokni
respectivement öl, nú, zön, dä, áppen, et nó. Le texte source est donc déjà
frappé du sceau d’« étrangéité », pour reprendre un terme de Michel Ballard
(2004 : 154) ou d’« étrangèreté », si l’on préfère le néologisme de Bensimon
(1991 : 10). Dans ce dialecte futuriste, on semble bien loin de l’anglais et les
difficultés à la lecture du roman ont été maintes fois soulignées. Le dialecte
visuel flirte ici avec le langage codé.
Le Mokni que l’on trouve dans les dialogues correspond clairement à du
dialecte visuel, la langue pouvant (devant ?) être reconstruite par la lecture à
haute voix en dépit de la barrière réelle que forme l’écriture. On a à ce propos
beaucoup accusé Will Self d’être allé trop loin et d’avoir écrit un roman tout
simplement impossible à lire, en particulier pour les non-Britanniques, la présence de marques typiques du cockney non-rhotique se faisant particulièrement ressentir. C’est donc assez froidement que le livre a parfois été accueilli
par la critique (voir critiques du Guardian et du New York Times, entre autres)
et la présence d’un glossaire Arpee/Mokni-anglais à la fin du livre ne suffit
pas toujours à décoder le dialecte imaginé par l’auteur. Nous fournissons cidessous quelques exemples de Mokni :
– Djoo wan me 2 cumman gé Runti wiv U?
– Nah, nah, he stuttered, vis iss tween me an ím an Dave. U an ve lads
betta gé ve wallowin dun an pack ve uvvers orf. (Self, 2006 : chapter 1,
p. 7) 3
– Eyem gonna go onna bí! […] C if vairs anyfing bettah ovah vair!
– […] Yeah, orlrì, but nó 2 fa. (Ibid. : chapter 3, p. 62) 4
3. – Do you want me to come and get Runti with you?
– No, no, he stuttered, this is between me and him and Dave. You and the lads (had) better get
the wallowing done and pack the others off.
4. – I’m going to go on a bit! See if there’s anything better over there!
– Yes, all right, but not too far.
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Iss nó rì 2 eggspekk a dad 2 no vem fings, issit? Eyem sposed 2 B a fliar,
nó a Dryva, sew owz a fliar sposed 2 av ve Nolidj? Í doan mayk senss.
(Ibid. : chapter 7, p. 186) 5
Iss nó nó, iss no-t, no-t. Ve Búk is awl in Arpee, C. Vese wurds with ough
in em – vair trikki. Sumtyms vair off sahnds lyke coff, uvvatyms vair ow
sahnds lyke plow. Nah less ear yer kee wurds, mì sun. (Ibid. : chapter 3,
p. 72) 6
Si on analyse d’un point de vue linguistique le Mokni imaginé par Will
Self, on se rend compte qu’il s’agit d’un mélange entre argot, cockney et
langage SMS. L’argot est en partie inventé, en partie tiré du technolecte des
chauffeurs de taxi. Pour la retranscription des dialogues, Will Self recourt au
cockney, maintes fois mis par les auteurs de fiction dans la bouche de leurs
personnages afin de les situer comme inférieurs d’un point de vue social et/ou
intellectuel, et au langage SMS, qui donne sans aucun doute un ton moderne
et donc futuriste au dialecte. Parmi les traits caractéristiques du cockney, on
retrouve la disparition du /h/ en position initiale (áppen pour happen, ím pour
him, av pour have), le remplacement des fricatives dentales /ð/ et /θ/ par les
labiodentales /f/ et /v/ (ve pour the, wiv pour with, wunnuvose pour one of
those, fing pour thing, cloves pour clothes). On imagine aussi, même si cela
n’est pas retranscrit, la présence de coups de glotte /ʔ/ là où les consonnes
finales disparaissent (í(t), doan(t), wan(t), gé(t)). Au-delà de la présence de
caractéristiques typiques de l’accent cockney, les dialogues en Mokni aboutissent à une correspondance graphie-phonie des plus cryptiques : wottul (what
would), djoo (do you), wairem (wear them), eggspekk (expect), cumman (come
and), uvvatyms (other times), eyem (I am), si bien que le lecteur, face à ces
inhabituels regroupements de morphèmes et à une correspondance graphiephonie hors norme, doit véritablement reconstruire les énoncés en les lisant
à haute voix. D’autant que, pour couronner le tout, Will Self exploite d’autres
phénomènes tels que l’aphérèse plus ou moins installée dans l’usage ((be)
tween, (mu)shroom, (con)crete), les abréviations type SMS (ware2 (where to),
5. It’s not right to expect a Dad to know these things, is it? I’m supposed to be a flyer not a
Driver, so how is a flyer supposed to have the Knowledge? It doesn’t make sense.
6. It’s not nó, it’s no-t, no-t. The Book is all in Arpee, see. These words with ough in them—
they’re tricky. Sometimes their off sounds like cough, sometimes their ow sounds like plow. Now
let’s hear your key words, my son.
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B4 (before), B (be), 2 (to/too)), et l’utilisation de diacritiques donnant un sens
d’étrangéité supplémentaire à l’ensemble (gé (get), nó (not), rì (right), öl (old),
nú (new), töl (told), reddë (ready), voir supra).
Le dialecte opaque, déstructuré, et chaotique accompagne et complète le
projet narratif : décrire une société post-apocalyptique, en état de déchéance,
marquée par une forme de décadence et une anarchie réelle, mais aussi une
société violente sous le joug d’une tyrannie théocratique.
Le roman a été traduit par Robert Davreu en 2010 pour les éditions de
l’Olivier.
La traduction du dialecte visuel : stratégies
On s’en doute, le dialecte visuel pose problème au traducteur. La question
de la traduction de l’accent régional, souvent étudiée, montre que la tâche est
difficile et qu’une solution toute faite n’existe pas. Nous passons en revue
ci-dessous les deux grandes stratégies envisageables en la matière : la standardisation et la recherche du bon dialecte visuel en langue cible, renforcé ou
non par des compensations lexicales et/ou morphosyntaxiques.
La standardisation, assumée ou non
Le traducteur peut choisir de supprimer le dialecte visuel dans la langue
d’arrivée, et, ce faisant, de standardiser la langue. C’est ce que nous avons
nommé ailleurs (Loock, 2007) le lissage, le gommage des aspérités de la
­langue de départ, en dénonçant les choix de certains des traducteurs du roman
Great Expectations de Dickens. Cette stratégie est courante (voir Buckley,
2000), parfois même assumée (cf. préface de Baudelaire, qui, traduisant The
Gold Bug, explique qu’il a renoncé à restituer les tournures dialectales de
Jupiter ou encore celle d’André Bay, qui refuse finalement de s’écarter du
bon français pour traduire le dialecte de Huckleberry Finn). Comme le relate
Schneider-Mizony, qui a travaillé sur la traduction entre le français et l’allemand, cette stratégie est liée à l’histoire de la littérature et de la traduction
elle-même : au xixe siècle, où les attentes du public « vont vers le style écrit
standard », (Schneider-Mizony, 2010 : 89), on constate que les traducteurs
qui travaillent de l’allemand vers le français ont tendance à embellir le texte
source en gommant les marques d’oralité en général, et donc en le sous-­
traduisant du point de vue de la forme. On gomme les « traits exotiques » en
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expliquant que la culture source (allemande dans ce cas) est moins policée
que la culture cible ou encore qu’il s’agit là d’idiosyncrasies de l’auteur qu’il
convient de faire disparaître lors du passage en langue cible. D’où une traduction « acclimatante » (ibid. : 90). C’est cette voie qu’a suivie Nicolas Richard
pour sa traduction de Forrest Gump. Nous fournissons ci-dessous la traduction des quatre extraits proposés supra :
Que je vous dise : pas fastoche d’être idiot. Les gens se fendent la pipe,
perdent patience, vous prennent pour un minable. On vous raconte qu’il
faut être gentil avec les déshérités, alors je vous dis tout de suite – c’est pas
toujours vrai. N’empêche, je me plains pas, vu que j’ai eu une vie assez
intéressante, si on peut dire. (Groom, 1994 : 7)
Il y avait des gens bien plus gravement blessés que moi dans cet hôpital,
j’aime autant vous le dire. Des pauvres bougres à qui il manquait une
jambe, un bras, un pied, une main ou je sais pas quoi. (Ibid. : 90)
Le soir, je gambergeais sur mon pieu, Bubba ça lui aurait rudement plu,
les crevettes, je pensais à notre crevettier et tout ça. Ce bon vieux Bubba.
Alors le lendemain je demande à Dan comment ça se fait que Bubba il
s’est fait tuer, et quel genre de loi à la con il y a dans la nature qui permet
ça. (Ibid. : 93)
À aucun moment, l’orthographe n’est déviante et ne restitue un quelconque
« accent » du personnage. Si l’accent géographique peut poser problème à la
traduction, l’accent que l’on qualifiera d’accent social ne peut-il pas être restitué ? La voix du personnage n’est plus la même, du fait de l’absence de dialecte visuel ; l’écart entre le lecteur et le personnage n’est plus aussi important.
Le personnage a donc d’une certaine façon changé au cours de la traduction,
d’autant que le traducteur a également parfois sophistiqué le lexique et la morphosyntaxe de départ ! En effet si l’on note un remplacement du dialecte du
personnage par l’argot (bougre, gamberger, fastoche, se fendre la pipe… pour
les exemples mentionnés), ce que l’on peut qualifier de compensation, on note
dans l’ensemble du roman deux travers : une certaine sophistication difficilement associable à un personnage dont le QI est de 70, et la sur-­exploitation
de l’argot, qui fait basculer le personnage dans une langue parfois vulgaire.
Au bout du compte, le personnage a alors une voix « familière » mais il n’est
plus simple d’esprit. Ainsi le lexique mis dans la bouche de Forrest Gump
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est parfois d’un registre trop élevé : je préfère me considérer ; de cet acabit ;
prendre la poudre d’escampette ; vaciller ; ça a un peu piqué ma curiosité.
On note également que Forrest Gump maîtrise très bien le système des modes
et des temps en français, en particulier le subjonctif (il s’est arrêté pour que
j’y aille tout seul ; une foule attend qu’on sorte de l’avion ; c’est le truc le
plus effrayant que j’aie jamais vu), mais aussi des accords complexes (elle
s’est arrêtée une seconde ; tout sourires ; la connerie la plus monumentale
que j’aie jamais entendue ; la viande que j’ai trouvée ; la foule est passée
à travers) et les flexions muettes dans leur ensemble ( j’étais, j’écoutais,
on ­s’assoit, elle voulait). Même l’accord leur/leurs est maîtrisé ! À l’inverse,
­l’argot employé par Forrest Gump est parfois trop appuyé : vachement ; se
rétamer ; tronche ; mettre sa trempe à quelqu’un ; couillonnades ; faire rentrer du fric ; tout ratatiné ; à toute berzingue ; le derche ; se faire lourder ; se
gourer ; genre (prép.) ; froc ; piaule ; gonze ; j’ai les pétoches ; clamecé ; on
commence à schlinguer sérieux. Ce vocabulaire très familier ne correspond
pas toujours à l’original, même si la langue du personnage du roman n’est pas
aussi policée que celle du personnage du film de Robert Zemeckis.
En revanche, il est important de noter que la syntaxe des phrases correspond à la définition du personnage tel qu’imaginé par Winston Groom. Le
traducteur a ainsi recours à des phrases longues, constituées de propositions
coordonnées en cascade (Le gus par terre a arrêté d’aboyer un instant, a
levé la tête, et dès qu’il a vu les autres, il leur a crié un truc, et ils ont posé
les lances et se sont approchés de l’engin et se sont agglutinés autour) ; à
des structures typiques de la communication orale avec des dislocations et
des relatives atypiques (Le lendemain de bon matin on est allés à la MaisonBlanche où c’est que le Président il habite ; Sue et moi, on écarquille les
mirettes ; je suis pas sûr qu’est-ce que je dois faire ; Une fois dans nos quartiers, le colonel Gooch vient me voir et me dit qu’on va aller boire un verre
dans ce petit bar qu’il se rappelle où il y a plein de jolies filles ; à cause que
son char a pris feu).
Il n’en reste pas moins que le dialecte visuel n’est pas rendu en français et
que le personnage de Forrest Gump n’est plus tout à fait le même après la traduction, finalement plus familier (et parfois vulgaire) que simple d’esprit. Les
compensations utilisées ne suffisent pas à définir le personnage. La stratégie,
assumée ou non, qui consiste à faire disparaître le dialecte visuel, est une
stratégie d’infidélité. Comment expliquer que le traducteur ait choisi une telle
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stratégie ? Il est facile d’accabler un traducteur qui a probablement travaillé
sous pression au moment de la sortie du film en France et pour une maison
d’édition telle que J’ai Lu. Par ailleurs, il faut tout d’abord noter que dans la
langue de départ, déjà, l’emploi de dialecte visuel n’est pas consensuel et que
les critiques sont en règle générale assez vives vis-à-vis des auteurs qui utilisent cet artifice littéraire. Comme le souligne Buckley, « le romancier qui fait
parler ses personnages en dialecte court donc le risque de se faire traiter d’excentrique ou de marginal, tout comme le journaliste qui s’exprimerait avec
un fort accent campagnard » (Buckley, 2000 : 268). Les différents guides du
« bien écrire » condamnent fermement l’utilisation d’une orthographe nonstandard (par exemple Wilson, 1993 ; Bickham, 1997 7). À n’en pas douter, le
traducteur subit la même pression, renforcée par le fait qu’il n’est pas l’auteur
de l’œuvre, mais simplement celui qui permet à une communauté linguistique
cible d’avoir accès à un texte auquel elle n’aurait pas eu accès par ailleurs. Il
n’est donc pas censé « créer » et tout choix particulier qui l’amènerait à s’écarter de la norme risquerait de lui être reproché. Parce qu’il est traducteur, « le
choix des mots reste toujours plus ou moins suspect » (Buckley, 2000 : 269).
Le risque encouru est par ailleurs naturellement accru par le conservatisme
qui règne en la matière quand il s’agit de traduire vers le français, langue réputée plus frileuse dès qu’il s’agit de s’écarter de la norme et qui considère souvent l’écart comme une atteinte à la langue, voire une dégradation. Buckley
nous rappelle qu’il faut être un auteur bien établi comme Balzac ou Queneau
pour avoir le droit de s’écarter des normes établies et rigides et que les œuvres
traduites sont encore davantage frappées par ce qu’il nomme « la férule d’une
tradition centralisatrice et contraignante » (ibid. : 275). Bien qu’en ce début de
xxie siècle, l’attitude qui visait à éliminer les marques de langue non-standard
qui prévalait depuis le xixe siècle et ses traducteurs-passeurs se soit raréfiée
(Schneider-Mizony, 2010), elle n’a pas complètement disparu.
Une autre explication, qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec la première, afin d’expliquer ce genre de stratégie, est l’existence de ce que Mona
7. À titre d’exemple, la règle n° 17 à respecter par les auteurs de fiction selon Bickham (1992)
stipule : « Rule 17: “Words misspelled to indicate offbeat pronunciations, dialogue words full of
apostrophes to indicate the dropping of letters, excessively fragmented sentences in character
talk, and all such devices of realism are often extremely irritating to editors and would-be readers
alike.” »
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Baker a baptisé les universaux de traduction (translation universals ; voir
Baker, 1993, 1995, 1996). Afin d’expliquer les différences constatées entre
langue traduite et langue non traduite, Mona Baker a envisagé l’existence
de tendances universelles auxquelles le traducteur n’échappait pas lorsqu’il
passait d’une langue source à une langue cible, parmi lesquelles la normalisation / le conservatisme (« tendency to exaggerate features of the target
language and to conform to its typical patterns »), et le nivellement (« tendency of translated text to gravitate towards the centre of a continuum »). La
stratégie de gommage du dialecte visuel relèverait alors de ces universaux,
qui font que tout traducteur a tendance à gommer les aspérités de la langue
pour aboutir à une langue traduite la plus neutre possible, non marquée, afin
que la traduction ne dévoile pas son identité de texte traduit.
À la recherche du bon dialecte visuel dans la langue cible
La traduction du dialecte visuel dans Flowers for Algernon
C’est à Georges Gallet qu’est revenue la tâche de traduire le roman de
Daniel Keyes, dont le dialecte visuel joue un rôle clé dans l’évolution du personnage tout au long du récit. Il était donc hors de question de standardiser
la langue, quelle qu’ait pu être la frilosité du traducteur, de l’éditeur ou même
des lecteurs. Le dialecte visuel a ainsi été conservé et le lecteur se heurte dès
les premières lignes, comme dans la version originale, à un code très éloigné
de la norme standard pour l’orthographe du français. Nous fournissons cidessous la traduction des exemples de la section précédente :
Le docteur Strauss dit que je devrez écrire tout ce que je panse et que
je me rapèle et tout ce qui marive à partir de mintenan. Je sait pas pourquoi mais il dit que ces un portan pour qu’ils voie si ils peuve mutilisé.
J’espaire qu’ils mutiliserons pasque miss Kinian dit qu’ils peuve peut être
me rendre un télijan. (Keyes, 2011 : 9)
Je riai pasque je pansait que sa allé ètre dificile a faire pour une souris.
Mais Algernon a continué jusqu’au bou a traver ce birinthe en prenan tous
les bons couloirs jusqu’à ce qu’elle en sorte ou été marqué ARRIVÉE et
elle a fait couic. (Ibid. : 18)
J’ai peur. Des tas de jens qui travaillent au collège et tous ceux de l’école
de medecine son venu me souhaité bone chance. Burt m’a aporté des
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fleurs. Il a dit qu’elles venait des jens du service psycho. Il m’a souhaité
bone chance. J’espère que j’ai de la chance. (Ibid. : 24)
En tout cas je parie que je suis la première personne bête au monde qui a
trouvé quelque chose d’un portant pour la sience. J’ai fait quelque chose
mais je me rapèle plus quoi. Je supose que c’est comme si je l’avais fait
pour tous les gens bêtes comme moi qui sont à l’asile Warren et partout
sur la terre. (Ibid. : 444)
On constate que le traducteur a également opté pour une exploitation de
la correspondance graphie-phonie en langue cible, respectant ainsi la définition du personnage de Charlie Gordon tel qu’imaginé par Daniel Keyes : un
personnage qui sait s’exprimer à l’oral en dépit d’une syntaxe et d’un lexique
assez pauvres, mais ne possède pas les codes de la communication écrite. En
français comme en anglais, il écrit comme il parle dans une sorte de phonétique à peine améliorée : panse (pense), pasque (parce que), bocou (beaucoup),
prochin (prochain), tou (tout), ojourdui (aujourd’hui), sa (ça), quan (quand),
coman (comment), dabor (d’abord), un télijen (intelligent), otre (autre), animos (animaux), électric (électrique), mieu (mieux), umain (humain), ecsité
(excité), ossi (aussi), sa quesse qui seron surpri (ça, qu’est-ce qu’ils seront
surpris). Les doubles consonnes disparaissent de façon quasi systématique :
je conait, puzle, doné, come, éforcerai, arangé, dificile, raport, bone, pate.
On note, comme en anglais, une non-maîtrise de l’apostrophe pour séparer les
mots : je vais marété, ojourdui, je ni comprenez rien, elles maiderons, lancre.
On note enfin la retranscription de mots visiblement mal prononcés, phénomène qui n’était pas véritablement présent dans la langue de départ : spérimentation (expérimentation), birinte (labyrinthe), saminateur (examinateur).
Cette adaptation en français du dialecte visuel du texte de départ participe
d’une stratégie globale qui touche le lexique, basique, et la morphosyntaxe,
elle aussi déviante, de la norme écrite : absence du discordantiel ne quasi
systématique, phrases longues avec beaucoup de juxtapositions et de coordinations, effacement de que, absence de concordance des temps…, autant de
phénomènes typiques de la langue française parlée (voir travaux de Françoise
Gadet sur le français ordinaire (1997a) et populaire (1997b)).
En revanche, si le dialecte visuel dans la langue d’arrivée semble globalement fonctionner, on note que la déviance n’est pas toujours tout à fait la
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même que celle de la langue de départ. Si l’on considère les flexions, elles
sont fautives dans les deux sens du terme : elles sont soit absentes ( je travail)
soit erronées (ils mutiliserons). Or, dans ce second cas, certaines semblent
improbables : je devrez, je savez, je sait, tu voit, il voulez, jai regardez, c’est
moi qui ait renversé, javait, jaurait, il continuez, j’ait. On sait en effet qu’en
français contemporain, la multitude de graphies correspondant aux phonèmes
/e/ et /ε/ (près d’une quarantaine au total !) crée beaucoup de confusion et que
la graphie par défaut est la graphie la plus simple, soit <é> (il suffit de corriger des copies régulièrement pour s’en rendre compte). Également, s’agissant
des flexions toujours, on note que l’accord du pluriel, pourtant muet en français contrairement à ce qui est le cas pour la langue anglaise, est réalisé de
façon quasi systématique : les images, de mauvaises notes, ces conte randus,
des histoires, des traits, d’otres jens, tous les mots, les cartes, des choses,
beaucoup de feuilles, les saminateurs, des lunettes, des fotes. Or, si Charlie
écrit comme il parle et ne maîtrise pas l’orthographe (il ne maîtrise même
pas la découpe de certains mots, comme le montre la graphie un télijen pour
intelligent par exemple), on peut s’interroger sur la réalisation à l’écrit du
morphème -s du pluriel, d’autant que le <s> muet des flexions temporelles
est régulièrement – et logiquement – omis : tu sera(s), je sai(s), mi(s). On
note aussi une maîtrise du mode du subjonctif, ce qui semble quand même
peu probable : jusqu’à ce que le crayon puisse plus avancé ou que je recoive
un petit choc, de manière que je puisse, tout comme la maîtrise de l’accord
avec le COD antéposé : le Dr Strauss l’a faite (= l’opération). Une dernière
remarque concernera l’absence d’exploitation d’un phénomène typique de la
langue française : la liaison. Si l’on joue le jeu de la correspondance graphiephonie jusqu’au bout, alors pourquoi ne pas exploiter ce phénomène ? Ainsi,
quelques un, ils ont, les dix otres fois, et il les a auraient pu être orthographiés
respectivement quelquezun, y zont, les di zotres fois, il lé za (à noter cependant la graphie quant pour quand devant une voyelle, par exemple quant il).
Ceci étant, la transposition – plus que la traduction – du dialecte visuel
en langue cible est globalement une réussite car elle est crédible et correspond à la définition du personnage de Charlie Gordon, qui reste le même une
fois la traduction effectuée, contrairement à celui de Forrest Gump. L’écart
vis-à-vis de la norme est le même, avec un dialecte visuel axé sur la correspondance graphie-phonie, en dehors des limites évoquées supra (flexions
muettes et liaisons). Le dialecte visuel remplit donc son contrat et sert bien
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le projet romanesque, pour reprendre l’expression de Muller. À un détail près
cependant, mais un détail assez problématique. C’est à partir de l’opération
chirurgicale subie par Charlie Gordon que celui-ci va se développer intellectuellement, ce qui à l’écrit passera par une grammaire et un lexique de plus
en plus sophistiqués, et naturellement une orthographe de mieux en mieux
maîtrisée. Or, l’orthographe se standardise très (trop ?) vite en français par
rapport au texte de départ. Pour preuve, voici l’extrait du compte rendu qui
fait suite à l’opération, en anglais et en français, où les mots relevant du dialecte visuel figurent en gras, laissant apparaître une différence importante,
quantitative et qualitative, entre la langue source et la langue cible :
I was skared when they came in and tolld me it was time to go for the
operashun. They maid me get out of the bed and on another bed that has
weels on it and they rolld me out of the room and down the hall to the
door that says sergery. Boy I was surprised that it was a big room with
green walls and lots of docters sitting around up high all around the room
waching the operashun. I dint no it was going to be like a show. (Keyes,
1966 : 13-14)
J’ai été effraié quant ils sont entrés et qu’ils m’ont dit que le moment était
venu pour l’opération. Ils m’ont fait passer du lit sur un autre lit avec des
roulettes qu’ils ont poussé or de la chambre et le long du couloir jusqu’à la
porte qui est marqué CHIRURGIE. Ça alors ce que j’ai été surpris : c’est
une grande salle avec des murs verts et un tas de docteurs assis en haut
tout autour de la salle qui regardent l’opération. Je ne savais pas que ça
allait être come un spectacle. (Keyes, 2011 : 27)
La traduction du dialecte visuel dans The Book of Dave
Le traducteur, Robert Davreu 8, a maintenu dans la langue cible le dialecte
visuel, souvent aussi opaque que dans la langue de départ. S’il n’a pas été
question de trouver un équivalent à l’accent cockney, composante indéniable
de ce dialecte, le caractère « étranger » du dialecte post-apocalyptique est
bien restitué ; on pourrait dire que les dialogues sont aussi illisibles en langue
cible qu’en langue source. L’écart vis-à-vis de la norme établie est donc bien
8. À noter que The Book of Dave n’a pas été traduit par le traducteur habituel de Will Self en
France (pour Great Apes, The Butt), Francis Kerline, celui-ci ayant refusé (Davreu, 2010). La raison de ce refus n’est cependant pas connue.
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respecté. Nous fournissons ci-dessous la traduction des exemples fournis
précédemment :
– Eske tu veu k’jeu vienne cherché Runti ’vec toi ?
– Non, non, bégaya-t-il, C entre moi et lui et Dave. Toi et les gars ferié
mieu de terminé et d’renvoyé les autes. Runti… é mon kop1. (Self, 2010 :
18)
– Jeu V continué un peu ! […] Voir si y a kèk’chose de mieu par là-ba !
– […] Oué, d’acor, mè pa tro loin. (Ibid. : 80)
C pa jusse d’attende d’un papa k’y sache ces choses, pas vrè ? Jeu sui censé
êt’ un fuyard, pa un Chauffeur, alor koman un fuyard étil censé avoir la
Konessence ? Sa n’tien pa d’bou. (Ibid. : 215)
C pa no, C no-t, no-t. Le Liv’ é toutentié en arpee, voitu. C mos ’vec ough
dedan – y sont piégeux. Des foi leur off sonne kom’ coff, d’aut’foi leur ow
sonne kom’ plow. Mint’nan écouton tes mots klés, mon fisse. (Ibid. : 90)
On retrouve en langue cible un dialecte visuel qui fait la part belle à la
recherche d’une correspondance directe graphie-phonie. Robert Davreu utilise divers procédés, qu’il combine entre eux. Il exploite ainsi comme en
langue source la correspondance graphie-phonie la plus directe : effacement
des lettres muettes : mieu(x), koman(t), foi(s), écouton(s), pa(s), tro(p) ; simplification du système de représentation vocalique : cherché, ferié, terminé,
y pour ils, étil pour est-il ; disparition des doubles consonnes : coman. Il utilise également l’orthographe SMS : V pour vais ; C pour c’est ; kop1, proch1,
1portan pour copain, prochain, important ; utilisation quasi systématique de
la lettre <k> pour le phonème /k/ ; R pour air ; keskeséksa pour qu’est-ce que
c’est que ça, Xcellantes pour excellentes. On note également la retranscription
d’une prononciation que l’on imagine non-standard, avec notamment l’effacement des consonnes finales ( jusse pour juste, attende pour attendre, êt’ pour
être). On note enfin des élisions avec disparition de voyelles, symbolisées par
des apostrophes qui rendent la graphie clairement atypique en français tout
en marquant l’oralité : kèk’chose, kom’, ’vec, mint’nan pour quelque chose,
comme, avec et maintenant respectivement.
En revanche, il semble qu’un aspect du dialecte Mokni tel qu’imaginé par
Will Self ne soit pas restitué. L’emploi de caractères étrangers à la langue
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anglaise au travers de l’utilisation de diacritiques (cf. öl, nú, zön, dä, áppen,
nó, wúd par exemple) ne trouve pas d’écho en langue cible, en dehors des
noms propres.
Conclusions sur les enjeux linguistiques et littéraires
Dans cette section, nous proposons de réfléchir sur la façon dont le dialecte visuel peut survivre lors de la traduction vers la langue cible. Ce que
montre l’étude de notre corpus, c’est que l’exercice est naturellement difficile.
Il doit en revanche être traduit, c’est une évidence, sous peine de changer la
nature des personnages que l’auteur de départ a souhaité donner à entendre au
lecteur (par exemple Forrest Gump).
S’il convient de transposer le dialecte visuel de départ dans la langue d’arrivée, celui-ci doit être en cohérence avec le système linguistique de la langue
d’arrivée. Ainsi, dans ce domaine comme pour d’autres déviances linguistiques, ce qui importe, c’est l’écart entre la norme attendue et le dialecte visuel
proposé. Si l’objectif est la recherche d’une correspondance ­graphie-phonie
la plus stricte possible comme dans Flowers for Algernon par exemple, il
convient alors de se pencher sur la question de la correspondance graphiephonie pour l’orthographe standard dans un premier temps. Depuis la grande
mutation vocalique (xive-xve siècles), la langue anglaise est caractérisée par
un écart important entre la phonie et la graphie des mots. Si l’on traduit vers
une langue pour laquelle l’écart graphie-phonie est moins important, alors il
faudra trouver des compensations. On pense en particulier à l’espagnol ou
encore à l’italien, langue à propos de laquelle Brett note, corpus à l’appui, que
la traduction du dialecte visuel est escamotée (recours à la standardisation).
S’agissant du français, la différence graphie-phonie est également relativement importante mais ne se situe pas nécessairement au même niveau : les
flexions (pluriels, terminaisons) sont souvent muettes en français, ce qui n’est
pas le cas en anglais. Ainsi, là où les flexions sont retranscrites dans le dialecte visuel anglais, elles pourront disparaître dans le dialecte visuel français.
À l’inverse, le phénomène de la liaison, caractéristique de la langue française,
pourra être exploité pour cette langue mais pas pour l’anglais. Il convient
donc d’adapter, d’acclimater le dialecte visuel aux caractéristiques de l’orthographe de langue cible en prenant en considération ses spécificités et le
domaine des infractions potentielles ( je devré plus probable que je devrez par
exemple).
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Il semble également important de considérer le dialecte visuel comme
composante d’une stratégie plus globale, qui inclut les choix lexicaux et morphosyntaxiques. C’est l’ensemble de ces marqueurs sous-standard qui définit
le personnage à qui le dialecte est attribué et il importe qu’il soit cohérent : on
évitera par exemple de faire maîtriser des accords complexes à un personnage
qui ne maîtrise pas les conjugaisons de base ou a des difficultés à découper
correctement les mots.
Les compensations lexicales et/ou morphosyntaxiques peuvent venir
appuyer le dialecte visuel mais, en dehors de problèmes d’accents intransposables en langue cible, il semble qu’elles ne puissent suffire. Ainsi, faire
utiliser l’argot et des termes vulgaires au personnage de Forrest Gump afin de
compenser l’absence de dialecte visuel pour signifier ses limites en matière
d’intelligence ne fonctionne pas. Simple d’esprit ne signifie pas vulgaire.
De même, le recours à une morphosyntaxe déviante vis-à-vis de la norme
ne véhicule qu’une forme d’oralité et ne compense pas l’absence de dialecte
visuel.
On s’interrogera enfin – ou peut-être devrions-nous dire d’abord – sur le
projet romanesque que doit servir le dialecte visuel, et le traduire en conséquence : dans The Book of Dave, le chaos du monde passe par le chaos de la
langue, ce que souligne en particulier la présence de caractères étrangers à
l’anglais. C’est cette étrangéité qu’il convient de restituer, ce qui ne doit pas
nécessairement passer par l’emploi des mêmes caractères (acclimatation). De
manière plus générale, c’est évidemment le type de variation (géographique,
sociale ou autre) qui doit dans un premier temps être analysé afin d’effectuer les bons choix en langue cible. Il s’agit donc, pour faire écho au titre de
Muller, de traduire ce que traduit le dialecte visuel.
En conclusion, et pour se situer dans la dichotomie sourciers/ciblistes
certes un peu dépassée aujourd’hui (voir D’Amelio, 2008), la traduction
du dialecte visuel requiert une attitude à la fois sourcière dans la mesure
où il s’agit de restituer en langue cible les mêmes effets, mais aussi cibliste
puisqu’il importe d’acclimater le dialecte visuel au système linguistique de la
langue d’arrivée.
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