Catherine HODEIR "1931 : des Kanak au Jardin d`Acclimatation"

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Catherine HODEIR "1931 : des Kanak au Jardin d`Acclimatation"
1931 : des Kanak au Jardin d’Acclimatation
Quand la réalité dépasse la fiction au temps de l’Exposition coloniale
Catherine Hodeir
Le Jardin d’Acclimatation a connu bien des épisodes marquants dont il reste à faire
l’Histoire : la Commune lorsque les employés du Jardin ont été les premiers Parisiens à
tomber sous les projectiles des Versaillais et les heures sombres de Vichy et de l’occupation
allemande. Le scandale des Kanak, présentés comme des cannibales, mérite d’être restitué
dans toute sa complexité, au plus près de sa vérité, dans le contexte de l’Exposition
coloniale de 1931 au Bois de Vincennes.
Avant-Propos
J’ai découvert l’exhibition des Kanak au Jardin d’Acclimatation au cours de mes recherches
dans la presse française de 1931, alors que je préparais ma maîtrise en Histoire sur
l’Exposition coloniale de Paris, sous la direction de Madeleine Rebérioux. C’était en 1977.
L’article, intitulé « Une heure chez les mangeurs d’hommes », publié le 14 mai 1931 dans
Candide, hebdomadaire maurassien, antirépublicain et antisémite, était signé : Alin
Laubreaux. Celui-ci, sous le Régime de Vichy, devait sinistrement s’illustrer dans Je suis
partout par des articles collaborationnistes et antisémites. De manière ambiguë, le journaliste
se référait à une « mascarade […] organisée, officiellement, sous le haut contrôle du ministère
des Colonies », au « Jardin X… », montrant des « hommes noirs […] que l’on n’aimerait
guère rencontrer, la nuit, au coin du Bois de Boulogne » tout en mentionnant la présence des
mêmes Kanak, en mai 1931, au « Pavillon de la Nouvelle Calédonie, à l’Exposition »1, c’est à
dire l’Exposition coloniale de Paris, qui venait d’ouvrir ses portes le 6 mai dans le bois de
Vincennes !
En 1998, Didier Deninckxs, dans son excellent roman Cannibale2, situe l’exhibition kanak à
l’Exposition coloniale. Le soir, il fait faire le mur (de l’enceinte de l’Expo) à l’un des
personnages de l’histoire qui rejoint le centre de la Capitale par le métro. Ayant eu l’occasion
de croiser Didier Deninckx en 20063, je lui ai demandé pourquoi il avait choisi l’Exposition
coloniale et non le Jardin d’Acclimatation, pour situer son intrigue. Il m’a répondu que cela
« vendait mieux ». Ce en quoi il n’avait pas tord : depuis 19814 dans la mémoire collective,
1 Alin Laubreaux, « Une heure chez les mangeurs d’hommes », Candide, 14 mai 1931. 2 Didier Daeninckx, Cannibale, Paris, Verdier, 1998. Adaptation radio : Des Kanak à Paris (50 min), France Culture, 1998. Didier Daeninckx et Emmanuel Reuzé (illustrations), Cannibale, Paris, Heurpé éditions, 2009. Bande dessinée. 3 Soirée de lancement du cycle L’exposition coloniale, Paris 1931, ACHAC et Mairie du
12ème arrondissement de Paris, 2006.
4 Catherine Hodeir, « Le cinquantenaire de l’Exposition coloniale, Paris 1931 », Les
Nouvelles littéraires, 13 novembre 1981.
« Une journée à l’Exposition coloniale », L’Histoire, numéro spécial sur Les Colonies, juillet
1984.
Charles‐Robert Ageron, « L’Exposition coloniale », Les Lieux de Mémoire, (dir : Pierre Nora), Tome 1, La République, Paris, Gallimard 1984. 1 l’Exposition coloniale avait déjà ressurgi comme Lieu de Mémoire alors que, à la fin des
années 1990, peu de personnes se souvenaient que le Jardin d’Acclimatation avait accueilli
une exhibition de Kanak en 1931.
En 1998 également, l’historien spécialiste de la Nouvelle Calédonie, Joël Dauphiné, publie
Canaques de la Nouvelle Calédonie à Paris en 1931 : de la case au zoo5. Cet ouvrage
s’inscrit dans la réflexion menée par l’ACHAC6, à partir de 1993, à laquelle j’ai été associée
jusqu’aux journées, à Marseille en 2001, sur les zoos humains – à l’époque, « zoos
humains ? », avec un point d’interrogation.7
Michel Pierre et moi-même avons indiqué, en 1991, que l’exhibition kanak avait eu lieu au
Jardin d’Acclimatation. Joël Dauphiné, en 1998, a dénoué le mystère de l’ubiquité des Kanak
entre le bois de Boulogne et celui de Vincennes qu’Alin Laubreaux avait instillé dans son
article de Candide.
Le récit que je ferai sur l’exhibition des Kanak au Jardin d’Acclimatation, de début avril à
novembre 1931, est, en grande partie, tiré de l’ouvrage de référence de Joël Dauphiné
complété par l’article qu’il a co-signé avec Alice Bullard : « Les Canaques au miroir de
l’Occident8 ».
- Catherine Hodeir et Michel Pierre, L’Exposition coloniale, Paris 1931, Paris-Bruxelles,
Éditions Complexe, 1991 (réédition en octobre 2011).
- Catherine Hodeir et Michel Pierre, «L’Exposition coloniale», Le Monde, mai 1991.
5 Joël Dauphiné, Canaques de la Nouvelle Calédonie à Paris en 1931 : de la case au zoo, Paris, l’Harmattan, 1998. 6 ACHAC : Association pour la connaissance de l’Afrique contemporaine fondée en 1989. Les principaux acteurs de l’ACHAC ont été et sont : Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Nicolas Bancel, Eric Deroo et Sandrine Lemaire. En réalisant des colloques, des expositions, des livres et des films, l’ACHAC a fédéré de nombreux chercheurs universitaires du monde entier. 7 Journées de travail « Mémoire coloniale. Les zoos humains ? », CNRS,GDR 2322, ACHAC (Association pour la connaissance de histoire de l’Afrique contemporaine), Marseille, 8 et 9 juin 2001. J’ai ensuite pris mes distances avec l’ACHAC sur le terme « zoo humain » en ce qui concerne l’Exposition coloniale de 1931 où, comme Pascal Blanchard le reconnaît lui‐même aujourd’hui, le contexte scientifique, politique et culturel refusait des exhibitions humaines dégradantes, dans un cadre institutionnel républicain. 8 Article paru dans l’ouvrage collectif : Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch et Eric Deroo, Zoos humains : au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte/ poche, 2004. 2 Je citerai également : Kannibals et Vahinés, essai que Roger Boulay a publié en 2000, à
l’occasion d’une exposition aux Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie9, la biographie de
Christian Karembeu, Kanak10 parue en 2011 et le livre que j’ai co-écrit avec Michel Pierre,
L’Exposition coloniale de Paris 1931(réédition en octobre 2011).
Prologue
En ce bel après-midi du 6 mai 1931, alors que retentissent cent un coups de canon dans le
Bois de Vincennes, le cortège des voitures officielles s’engage dans la Grande Avenue des
Colonies Françaises de l’Exposition coloniale internationale et des pays d’outre-mer.
« Au garde à vous devant le pavillon de la Nouvelle Calédonie11, six Kanak rendent les
honneurs en simple tricot de corps de corps et manou, longue pièce d’étoffe colorée, nouée
sur les reins, sous les ordres de leur chef Boula de Lifou, en costume de drap, casquette et
souliers vernis.12» A partir de la mi-août, à l’instar des 1000 à 2000 « indigènes » présents à
l’Exposition coloniale comme militaires, chanteurs, danseurs, artisans, commerçants,
serveurs, piroguiers, chameliers ou figurants dans des scènes de la vie quotidienne
reconstituée, une petite troupe kanak danse le pilou pilou13 l’après-midi et en soirée dans un
théâtre situé derrière le Pavillon de la Nouvelle Calédonie. Une troupe très semblable à celle
qui était venue en 1889, danser également le pilou-pilou à l’Exposition universelle de Paris,
avec, à cette époque la réputation de Kanak cannibales «résilients » grâce aux bienfaits des
Missions et de la colonisation républicaine14.
Pourquoi n’est-il pas prévu de Kanak à l’Exposition Coloniale et comment le Jardin
d’Acclimatation en voit arriver 111, le 1er avril 1931.
Le montage d’un spectacle de Kanak cannibales au Jardin d’Acclimatation
Le ministère des Colonies insiste pour qu’une délégation de Kanak fasse le voyage de
Nouméa à Paris et anime le Pavillon de la Nouvelle-Calédonie. En raison du déficit
budgétaire, les conseillers généraux de cette partie océanienne de la Plus Grande France15
n’ont pas voté les crédits supplémentaires pour le financement de voyages Nouméa-Paris
aller-retour. En effet, le transfert de 111 Kanak coûterait (et coûtera) un million de Francs. Or,
9 Le Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, à l’origine Musée Permanent des Colonies, lorsqu’il fut construit à l’occasion de l’Exposition Coloniale en 1931, est devenu, en 2007, la Cité Nationale pour l’Histoire de l’Immigration. 10 Anne Pitoiset et Claudine Wéry, avec Christian Karembeu, Kanak, Paris, Don Quichotte éditions, 2011. 11 Le Pavillon de la Nouvelle Calédonie fait partie des pavillons des Etablissements du Pacifique austral. 12 Joël Dauphiné, Canaques de la Nouvelle Calédonie à Paris en 1931 : de la case au zoo, Paris, l’Harmattan, 1998. 13 Le mot « pilou » est une déformation du mot kanak « pila » qui veut dire « danse ». Il n’existe évidemment pas de danse commune à tous les clans kanak. 14 L’Histoire de cette troupe kanak venue à Paris dans le cadre de l’Exposition Universelle de 1889, reste à faire. 15 En 1931, la « Plus Grande France » désigne la Métropole et l’ensemble de l’Empire colonial. 3 le Conseil de Nouvelle Calédonie ne peut allouer que 375 000 F, entièrement consacrés à la
construction d’un des pavillons de la Section du Pacifique austral à l’Exposition coloniale.
Alertés, les dirigeants de la Fédération française des anciens Coloniaux, la F.F.A.C.16 - dont le
Président, Georges Barthélémy, ancien député du Nord, apparenté S.F.I.O., connait bien le
gouverneur de la Nouvelle-Calédonie, Joseph Guyon, en congé en métropole jusqu’en
décembre 1930 - décident de faire venir des Kanak à Paris, à l’occasion de l’Exposition
coloniale qui ouvrira ses portes début mai 1931. Il est probable que les motivations des
dirigeants de la F.F.A.C. résident dans l’espoir de combler le déficit de cette association,
grâce à des bénéfices substantiels. D’ailleurs, Georges Barthélémy assure avoir déjà obtenu,
de la part du gouverneur général d’Afrique Equatoriale française, l’autorisation de faire venir
à Paris des négresses à plateau et des pygmées. Mais le Maréchal Lyautey, Commissaire
général de l’Exposition coloniale, refuse la présence, dans l’enceinte de Vincennes, de
« monstruosités indigènes », indignes de la République française et de son « œuvre
colonisatrice ».
Cette décision institutionnelle est sans doute la raison pour laquelle la F.F.A.C. conclut alors
un partenariat avec la nouvelle Société du Jardin d’Acclimatation, créée en 1927, société de
droit privé, à laquelle la Ville de Paris a accordé la concession du Jardin. En 1930, trente
négresses à plateaux,17 accompagnées de 10 hommes de la même tribu des Saras-Djingés et
12 pygmées, se retrouvent ainsi sur la pelouse du Jardin. Cet accord commercial peut donc
continuer en 1931 pour l’exhibition des Kanak, puisque le projet de la F.F.A.C est de monter
un spectacle de Kanak cannibales, ce que ni le Commissaire général de l’Exposition Coloniale
de Paris, ni le ministère des Colonies n’auraient accepté. Le Gouverneur Guyon, tout en
exigeant de la F.F.A.C. une contribution financière à des actions envers les populations kanak,
ne tient pas le ministère des Colonies informé de cette transaction.18 La Société du Jardin
d’Acclimatation, quant à elle, est ravie de l’aubaine : jamais jusqu’ici, le Jardin n’a eu les
moyens de faire venir des Kanak, trop éloignés géographiquement de Paris. On ignore les
clauses du contrat entre la Société du Jardin et la F.F.A.C. 19
Le recrutement des Kanak
En janvier 1931, un recruteur de la F.F.A.C., aidé par le chef du service des affaires indigènes
de la Nouvelle Calédonie, commence une tournée dans la possession française. Il promet aux
16 La F.F.A.C. a été créée en 1923 pour réunir 80 associations disséminées dans l’ensemble de la France. Elle est devenue une des composantes les plus actives du « parti colonial », groupe de pression encore influent dans l’entre‐deux guerres. 17 Dans les années 1920, un décret interdisant la perforation de lèvres pour le port de plateaux avait été pris par le Gouverneur de l’Afrique Equatoriale Française. En 1930, la F.F.A.C. s’était engagée, pour un autre projet du même type, auprès du gouverneur général de l’A.E.F., à « faire examiner les femmes par un chirurgien des hôpitaux de Paris qui étudierait, pendant leur séjour en France, la possibilité de faire disparaître la mutilation provoquée par le port des plateaux ». Ces femmes ont continué, semble‐t‐il, d’être exhibées au Jardin en 1931. Projet de note pour le ministre des Colonies émanant de la Direction des Affaires économiques, juillet 1931, ANOM, AP, carton 288. 18 Joël Dauphiné n’a trouvé nulle trace de correspondance officielle du gouverneur Guyon avec le ministère des Colonies. 19 Aujourd’hui, les archives de la Société du Jardin d’Acclimatation restent introuvables. Celles de la F.F.A.C. ont été consultées par Joël Dauphiné, sans succès sur ce point. 4 Kanak, qui seraient volontaires, de « visiter la France à l’occasion de l’Exposition coloniale,
de montrer leurs danses et leurs coutumes à un public métropolitain fâcheusement
impressionné par »20 un film, Les mangeurs d’hommes, faisant passer les Kanak d’Océanie
pour d’incorrigibles cannibales21. Il en faut beaucoup plus pour convaincre l’auditoire - la
promesse de participer à des rencontres sportives, l’assurance de la visite gratuite de la
Capitale et de ses monuments, de la continuité de l’école pour les enfants et surtout un
programme de danses strictement défini - pour que les chefs coutumiers, Wathio Kake de
Canala, le premier, Bazit d’Ouvéa et Boula de Lifou s’engagent à partir pour Paris, entraînant
avec eux 108 Kanak. Tous sont persuadés être de retour sept à huit mois plus tard.
Mémoire collective et Histoire
Peut-être que les Kanak recrutés, qui se font tancer par le Grand Chef Wathio Kake, pour un
moment d’hésitation, se remémorent les récits de l’aventure de deux de leurs ancêtres, de la
côte Est de la Nouvelle Calédonie, qui, envoyés à Paris en 1859 comme objets d’études
anthropologiques, sont morts la veille de leur retour.
Peut-être que les Kanak recrutés en 1931, ont alors à l’esprit la révolte contre les colons,
menée par le Grand Chef Ataï en 1878 : le 25 juin, Ataï et ses guerriers massacrèrent cinq
gendarmes de la brigade de la Foa. Bientôt l’insurrection fut générale dans cette région. Le
Gouverneur Jean Olry mit alors à profit les querelles ancestrales entre les clans de Foa et de
Canala pour convaincre les Grands Chefs Gélima, Nondo et Kake 22 de se joindre à la
répression coloniale à laquelle participèrent aussi des bagnards. Le 1er septembre 1878, le
Grand Chef Ataï fut tué par un des hommes de Nondo. Sa tête fut tranchée, présentée au
Gouverneur qui la fit expédier à Paris, dans un bocal rempli d’alcool phénique pour enrichir
les collections du musée d’Ethnographie du Trocadéro, au Palais nouvellement érigé pour
l’Exposition universelle de 1878. En avril 1879, ce terrible épisode fut l’objet de rares mais
percutantes critiques en métropole : « Devons-nous prendre au sérieux cette nouvelle qui
semble totalement absurde ? Certains journaux rapportent que la tête d’Ataï, l’un des chefs de
l’insurrection, a été envoyée à Paris, afin d’être exposée au Muséum d’histoire naturelle, à
côté de flacons renfermant des fœtus. Qui donc a pu avoir cette idée barbare ? [...] Si les
Canaques avaient fait une exposition de têtes françaises, imaginez ce que nous aurions dit sur
leur abominable férocité ! Et aujourd’hui, il semble que nous les parodions !23» A ce jour, la
tête du Grand Chef Ataï n’a toujours pas été identifiée, au sein des collections
anthropologiques conservées à Paris.
20 Joël Dauphiné, Canaques de la Nouvelle Calédonie à Paris en 1931 : de la case au zoo, Paris, l’Harmattan, 1998, p.31. 21 André‐Paul Antoine et Robert Lugeon, Les mangeurs d’hommes, documentaire fiction, 1930. Présenté au Moulin Rouge le 27 mars 1930. 22 L’un des clans familiaux de la parenté de Christian Karembeu est le clan du Grand Chef Kake. 23 « Conserve océanienne », L’Album d’île des Pins, n° 39, 2 avril 1879, p. 1, cité dans Alice
Bullard et Joël Dauphiné, « Les Canaques au miroir de l’Occident », Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch et Eric Deroo, (Dir.) Zoos humains : au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte/ poche, 2004. 5 Peut-être que les Kanak engagés de 1931, pensent encore aux 13 Kanak (10 hommes et 3
femmes) présents dans des « cabanes indigènes », à l’ombre de la Tour Eiffel, à l’Exposition
Universelle de 1889 : les hommes dansaient le soir le « pas national du pilou-pilou24 » lors
des fêtes de nuit. « Le Village Canaque rassemblait des habitants de la Grande Terre, des îles
Loyauté et des Nouvelles-Hébrides, mais la plupart des Canaques de l’Exposition furent
présentés comme des indigènes de la région de Canala, sur la Grande Terre – ceux-là mêmes
qui, en 1878, avaient été les fidèles alliés des Français. La brochure d’information insistait sur
leur mode de vie et leur éducation à l’européenne. L’une des femmes du groupe, avait
commencé à apprendre le Français, en partant pour la métropole, et le parlait déjà avec
aisance. 25 » Pourtant, « le secrétaire général de la section calédonienne à l’Exposition
Universelle de 1889, Gouharo, exprima sa consternation devant le comportement de certains
Parisiens, craignant que le futur chef Pita ne rentre en Nouvelle-Calédonie avec des souvenirs
amers, qui risqueraient de se retourner contre le gouvernement français. Les foules
moqueuses, stupides et mesquines affligèrent Gouharo, tout autant que les Canaques : Vous
mangez toujours de la chair humaine, hurlaient-ils aux Kanak et des plaisanteries de très
mauvais goût »26 fusaient.
D’où peut-être leur hésitation en ce jour de janvier 1931. On ignore si le moniteur27 Auguste
Badimoin, dont le père, moniteur également, était présent au Champ de Mars en 1889, a été
enthousiaste ou réservé à l’idée de partir à son tour à Paris, pour l’Exposition coloniale
montrer, par ses compétences intellectuelles, « les bienfaits de la civilisation française ». Les
travaux des soixante-dix élèves de son père avaient été exposés dans la section Instruction
publique, au premier étage du Palais central des colonies. Le père d’Auguste avait fait office
d’interprète entre les Français et leurs alliés canaques en 1878, avec le principal traducteur de
cette période, Naouno. Comme le futur chef Pita, il avait été décoré pour services rendus à la
France en 1878. Désireux de bavarder avec le public français, il discutait volontiers mais, face
aux questions stupides sur le cannibalisme, il s’en allait en haussant les épaules28.
Enfin, les trois anciens combattants, mobilisés plus ou moins volontairement, qui ont porté
l’uniforme français pendant quatre ans et qui ont été décorés de la croix de guerre, se
24 Le mot « pilou » est une déformation du mot kanak « pila » qui veut dire « danse ». Il n’existe évidemment pas de danse commune à tous les clans kanak. 25 Alice Bullard et Joël Dauphiné, « Les Canaques au miroir de l’Occident », Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch et Eric Deroo, (Dir.) Zoos humains : au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte/ poche, 2004. 26 Alice Bullard et Joël Dauphiné, « Les Canaques au miroir de l’Occident », Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch et Eric Deroo, (Dir.) Zoos humains : au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte/ poche, 2004. 27 Un moniteur est un auxiliaire d’enseignement, qui fait office d’instituteur. Les moniteurs enseignent, en principe, dans les écoles des Missions. 28 D’après Alice Bullard et Joël Dauphiné, « Les Canaques au miroir de l’Occident », Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch et Eric Deroo, (Dir.) Zoos humains : au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte/ poche, 2004. 6 remémorent peut-être les centaines de leurs camarades kanak tués sur les champs de bataille
ainsi que le défilé, en août 1916 à Marseille, des Tirailleurs kanak du 2ème contingent, traités
d’ « anthropophages » ou de « cannibales » par certains spectateurs29.
Le contrat d’engagement des Kanak
Les négociations ont été verbales : pour les Kanak, la parole revêt un caractère sacré. Les
mots prononcés ont valeur d’engagement public, l’écrit servant seulement de confirmation.
Aucun Kanak n’assiste à la signature du contrat d’engagement, le 14 janvier 1931, entre le
recruteur de la F.F.A.C. et l’administration coloniale de la Nouvelle Calédonie, représentant
légal des « indigènes ». Ils ignorent une grande partie des clauses. La durée n’est pas de huit
mois au maximum, mais de deux ans, « la Fédération se réservant le droit d’en réduire la
durée pour cessation de travail ».
La rémunération des Kanak est fixée : pour les chefs coutumiers, 500F par mois, ce qui est
loin d’être négligeable, puisque l’adjoint du commissaire du Pavillon de la Guyane, à
l’Exposition coloniale de 1931, gagne 4000F pour environ huit mois de travail30. Les « Petits
Chefs » ont 250F par mois, les « indigènes Hommes », 120F, qui seront relevés à 150F -le
salaire minimum d’un Kanak à Nouméa et l’allocation mensuelle des « indigènes » d’Afrique
Equatoriale française engagés à l’Exposition coloniale31- les « indigènes femmes », 75F et les
« indigènes enfants » au-dessus de 10 ans, 50F. Les engagistes doivent également fournir aux
engagés : la nourriture, (« la ration quotidienne de denrées de qualité » est définie), les
vêtements (deux costumes par an et une couverture de laine), les soins médicaux (frais
d’hospitalisation), les frais de passage, le logement et les frais d’inhumation en cas de décès32.
C’est une rémunération faible pour certains participants, si l’on en croit trois Kanak engagés
qui témoigneront en juillet 1931 : « comme employés ou mineurs, [ils] gagnent à Nouméa un
salaire minimum de 800F par mois et sont protégés par leurs syndicats »33.
29 D’après Alice Bullard et Joël Dauphiné, « Les Canaques au miroir de l’Occident », Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch et Eric Deroo, (Dir.) Zoos humains : au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte/ poche, 2004. ‐ 30 Note du chef du bureau central du contrôle, M. LE ROUX au commissaire général de l’Exposition Coloniale, 15 12 1931, ANOM, FM, ECI//carton 8. 31 Rapport général officiel, Exposition coloniale internationale et des pays d’outre­mer. Rapport général présenté par le Gouverneur Général Olivier, Délégué général, Paris, Imprimerie Nationale, 1931‐1934, Tome IV, p. 392. 32 Contrat de louage entre la F.F.A.C. et les indigènes de Nouvelle‐Calédonie, portés sur la liste ci‐annexée, représentés par le Chef du Service des Affaires indigènes, leur représentant légal, ANOM, Affaires politiques, carton 288. 33 Roger Blin, « Le scandale du village canaque », La dépêche africaine, n°38, 1er juillet 1931. Pour savoir si le montant de salaire minimum de 800F/mois est exact, il faudrait avoir accès aux archives de la société Le Nickel, seule entreprise minière en mesure de pratiquer ces salaires. Cela expliquerait aussi l’importance des syndicats ouvriers miniers. C’est une rémunération qui se situe entre le salaire mensuel (600F) d’un manœuvre de province métropolitaine et celui d’un ouvrier très qualifié à Paris (1100F). 7 Rien sur leurs conditions ni sur leur lieu de travail : le contrat mentionne que la F.F.A.C.
engage les « indigènes », « à l’occasion de l’Exposition coloniale ».
Les Kanak s’embarquent pour Paris
La traversée dure plus de deux mois. A bord, les Kanak travaillent comme matelots. Ils
mettent aussi au point les danses que certains d’entre eux ne connaissent pas et les répètent
devant les passagers. Aux escales, ils servent de dockers pour avitailler le bateau. Tout cela,
gratuitement ! Lors d’une escale cependant, ils s’offrent une escapade de trois jours pour faire
la fête. Malheureusement, ils ont à déplorer le décès de deux Kanak originaires d’Ouvéa, l’un
étant immergé dans l’océan, l’autre, le Grand Chef Bazit d’Ouvéa, âgé de 22 ans, étant
provisoirement inhumé dans un cercueil de plomb financé par les Kanak, qui acceptent qu’on
leur retire à chacun 36F de leur solde, ce qui représente une somme de 3960F, jugée, à
l’époque, excessive34. Débarqués à Marseille le 31 mars 1931, ils prennent le train sans délai
pour Paris.
A Paris, la capitale de La Plus Grande France, les Kanak vont de déception en
déception.
Ils n’ont pas bénéficié, pour s’acclimater, d’un séjour de plusieurs semaines sur la Côte
d’Azur.
Ils pensaient être logés à l’Exposition coloniale : ils n’en voient même pas le chantier en cours
de finition.
Ils se retrouvent au Jardin d’Acclimatation, dans les cases du « village nègre » occupées
jusque-là par des Africains que l’on a déménagés ailleurs. Ces cases offrent un confort
rudimentaire avec quelques radiateurs électriques insuffisants pour un chauffage correct.
Hommes, femmes, enfants mélangés, ils subissent la promiscuité.
Ils ont froid : ils ne reçoivent pas les vêtements chauds promis et se servent de la couverture
rouge, qu’ils ont enfin obtenue, comme « poncho », avec un trou pour y passer la tête. Ils
portent des savates, surtout utiles comme « chaussons ». Ceux qui en ont les moyens
s’achèteront chaussures et costumes européens avec leur salaire : c’est leur seul espoir de se
rendre dans Paris sans se faire repérer par le ridicule de leur accoutrement. Une des femmes,
Madame Oiremoin, achète des escarpins à talons.
Ils sont obligés de laver leur linge eux-mêmes le matin, durant leur temps de repos : seuls, le
savon et l’eau leur sont fournis.
Ils sont malades : le médecin en hospitalise une quinzaine pour des affections graves et
chroniques. Une quarantaine sont porteurs de la gale à leur arrivée. Trois décèderont pendant
leur séjour en Europe.
Catholiques, Protestants ou Animistes, ils ne peuvent pratiquer leur religion puisque les
engagistes ne souhaitent la présence ni de prêtres ni ne pasteurs auprès d’eux.
34 Lettre de Montagne, ancien commandant du bataillon du Pacifique, au ministre des Colonies, Paris, 25 septembre 1931, ANOM, Affaires politiques, carton 288. 8 Les enfants ont bien avec eux leur moniteur, Auguste Badimoin qui peut leur faire classe le
matin, mais ont-ils une salle de classe avec du mobilier et du matériel pédagogique ?
Contrairement à ce qui leur avait été promis, ils ne touchent pas l’intégralité des recettes de la
vente des cartes postales où ils figurent – et qu’ils vendent eux-mêmes après le spectacle ! –
mais seulement 10% d’une somme de plusieurs milliers de Francs35.
Enfin, ils sont quasiment séquestrés à l’intérieur du Jardin, afin d’éviter tout contact, soit
disant dangereux pour eux, avec les Parisiens.
Seuls quelques Kanak, sujets du Grand Chef Boula de Lifou, sont emmenés visiter Paris et ses
principaux monuments. Le soir, ils vont au théâtre et au cinéma. Ils font même leur baptême
de l’air 36 . Dans cette « situation coloniale 37 » exemplaire, on voit déjà se dessiner des
ferments de division entre le Grand Chef Boula, qui bénéficie d’un traitement de faveur, et les
autres Kanak.
Des Kanak « mangeurs d’hommes » !
Pour aller voir les Kanak au Jardin d’Acclimatation - la presse en fait la publicité38- les
visiteurs doivent d’abord s’acquitter du droit d’entrée au Jardin, qui est de 3F, puis choisir de
se diriger soit vers les crocodiles39 soit vers les « Canaques40 » comme l’indique un double
panonceau aux deux flèches opposées, qui a touché la fierté des Kanak, choqués de se voir
comparés à des sauriens. Arrivés devant une haute palissade, le public paie encore 5F. Il
reçoit en échange une élégante brochure au tire évocateur : Les cannibales.
Alin Laubreaux écrit dans Candide, le 14 mai 1931 : « Parmi des cases en bois recouvertes de
paille, on aperçoit des hommes noirs, la peau à l’air exposée, le ventre ceinturé d’une étoffe
colorée, le manou41, qui, de la chute des reins, leur descend jusqu’aux pieds. Ils circulent à
pas lents, l’air féroce à souhait, échangeant entre eux des propos d’une voix gutturale qui
donne la chair de poule. Ils portent à bout de bras d’homicides casse-tête et glissent des
regards qui, à coup sûr, détaillent, sous nos vêtements européens, le faux-filet et la côte
première […] On n’ouvre pas sans frémir la brochure vendue à l’entrée et qui –ô dérision- est
éditée sous l’aspect élégant des programmes des théâtres parisiens. On y voit (jeune
35 A l’Exposition coloniale, les artisans qui produisent des objets sur place, touchent 50% du prix de vente. 36 Une photo (fonds Roger Viollet) montre huit Kanak près d’un petit avion de tourisme et pointant l’index droit vers le ciel. 37 Georges Balandier, « La situation coloniale : une approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, Vol. 11, Paris, PUF, 1951 38 Le nombre de références relevées par Joël Dauphiné est faible. La grande presse nationale n’est pas citée. 39 La collection de mille sauriens de toutes tailles, abrités sous serre chaude, a été louée pour quelques mois, à la Société du Jardin d’acclimatation par la firme allemande Hagenbeck, principal pourvoyeur des zoos européens et du Jardin d’Acclimatation depuis le XIXème siècle. 40 En 1931, on garde l’orthographe francisé du nom Kanak : Canaque. 41 Le manou a été imposé par les missionnaires. 9 première), la photo d’une popinée42 sur fond de cocotier, nue, et la taille prise dans un tapa
végétal43, et, plus loin, (grand premier rôle) un guerrier farouche, armes à la main, aigrette aux
cheveux, gris-gris de nacre aux poignets, et le visage de barbare à tatouages. Puis, sous le
titre : « le cannibalisme », voici ce qui correspond à « l’analyse de la pièce » :
Dans la maison du chef, la plus grande hutte du village, une douzaine d’hommes assis
forment un cercle. Un foyer et des torches jettent sur eux des lueurs d’incendie exagérant les
ombres. Au-milieu, sur de larges feuilles de bananier, s’élève un monceau de chair humaine
fumante. Le four est là, béant. Il a été creusé dans le sol même de la paillote, garni au fond de
pierres brûlantes sur lesquelles des membres détachés à coup de hache ont été soigneusement
étalés puis recouverts d’un nouveau lit de pierre chaudes et de débris végétaux assurant
l’étanchéité pendant la cuisson. A présent, de ce trou, une âcre odeur s’élève. Une joie
farouche se peint sur la face bestiale des féroces convives. Le vieux chef à barbe blanche, la
poitrine ridée, aux membres étiques, est le plus horrible à voir. Il s’acharne sur une tête,
dévore le nez, les joues. Avec un bois pointu, il fait sauter les yeux ; puis, exposant la partie
occipitale au feu vif, il fait dégager la cervelle pour mieux s’en délecter ; ainsi le crâne n’est
pas brisé. On pourra l’ajouter aux macabres trophées ».
Ce programme 44 n’ayant pas été, jusqu’ici, retrouvé comme source d’archives, il est
impossible de savoir si cette description morbide et racoleuse est la lecture dénonciatrice, par
Alin Laubreaux, d’illustrations, voire de photos, peut-être accompagnées de commentaires, ou
bien la citation d’un texte inséré dans la brochure.
Le journaliste de Candide poursuit. « A ce moment, un de ces hommes tragiques passe auprès
de nous, et, instinctivement, nous nous reculons, car il a un aspect plus sanguinaire que les
autres. Nos regards se croisent, et tout à coup ;
-Hé ! lui-dis-je, tu ne t’appelles pas Prosper ?
Il s’arrête, me considère longuement.
-Oui, fait-il.
-Tu ne me reconnais pas ?
Il secoue la tête. Je me nomme. Alors il pousse un cri à fendre l’air :
‐ C’est toi ! Alla ! s’écrie-t-il.
Et voilà qu’il me saisit les mains et les serre avec effusion. […] Je dois vous présenter mon
« mangeur d’hommes ». Prosper était, au cours des années 1919 et 1920, employé à
l’Imprimerie de Nouméa, où il remplissait, par rapport à ses frères de couleur, des fonctions
nobles, puisqu’on lui confiait la responsabilité d’une Minerve. […] A Nouméa, Prosper
portait, sous son tricot, un scapulaire de laine brune. […] Le dimanche, il assistait pieusement
à la messe, au fond de l’église, parmi une troupe de Canaques endimanchés qui reprenaient,
d’une belle voix grave, les psaumes en latin. Puis, connaissant l’ordonnance des beaux
42 La popinée désigne à la fois une cigale de mer, crustacé, et la femme kanak. La « robe popinée » ou la « robe mission » est la « robe traditionnelle » des femmes kanak depuis l’époque des missions. Source : Wikipedia. 43 Le tapa végétal est une étoffe obtenue par la technique de l’écorce battue (écorce de mûrier à papier, d’arbre à pain et de ficus prolixa pour la couleur rouge‐brun. En Mélanésie, ce sont les hommes qui le fabriquent. Source : Wikipedia 44 Certaines sources indiquent que la mise en scène du spectacle kanak ainsi que la conception du programme aurait été confiées à un metteur en scène du Théâtre du Châtelet. 10 dimanches à l’européenne, Prosper ne manquait jamais, l’après-midi venu, de s’ivrogner en
conscience. On le voit, il menait la vie la plus civilisée qu’on puisse rêver. »
Suivent les présentations avec les autres Kanak de la troupe. « Ces fauves bestiaux s’appellent
Elisée, Jean, Maurice, Auguste, Germain et même Marius. L’un était, à Nouméa, cocher aux
magasins Ballande, l’autre employé à la Douane, celui-ci, maître d’hôtel, celui-là timonier à
bord d ‘un cargo côtier. Il y en avait un qui était dans la police, un autre, bedeau. Le malin
Marius (sic), planton chez un homme de loi, portait en ville les contraintes sur papier bleu »45.
Plus tard, dans une interview que le Grand-Chef Wathio Kake accorde à L’Oeuvre et qui est
publiée le 21 octobre 1931, on apprend que sont présents également : un moniteur/ instituteur,
Auguste Badimoin –certainement « Auguste » cité par Alin Laubreaux- qui est affecté au
contrôle des tickets à l’entrée du spectacle ; il est venu avec une partie de ses élèves.
La campagne de dénonciation
Une stratégie de communication : profiter du bruit médiatique de l’Expo de Vincennes pour
prendre la défense des Kanak, tout en discréditant les autorités officielles organisatrices de
cet événement de la Troisième République.
L’article d’Alin Laubreaux lance la campagne de dénonciation. Il le fait à un moment bien
précis : une semaine après l’inauguration de l’Exposition coloniale mais un mois et demi
après le début de la mystification présentée au Jardin d’Acclimatation.
L’Exposition coloniale : célébrée par tout l’éventail des tendances politiques républicaines
Comme rappelé plus haut dans l’avant-propos, le journaliste d’extrême droite antirépublicain,
joue, tout en les dénonçant, sur les contradictions de la présence infâmante des Kanak à Paris,
pour tenter de discréditer la manifestation officielle de Vincennes qui, de la droite
conservatrice et chrétienne à la gauche socialiste, est unanimement approuvée. Il suffit, en
effet, de lire la presse de l’époque, du Temps au Populaire, pour se convaincre que
l’Exposition coloniale rallie alors tous les suffrages.
En dehors de l’extrême droite maurrassienne, à l’autre bout de l’échiquier politique, seuls les
Communistes et les Surréalistes, très minoritaires, dénoncent la manifestation de Vincennes,
sans toutefois aborder la question de l’image des peuples re-présentés par les mille à deux
mille figurants, commerçants, serveurs qui travaillent à Vincennes. Ils ont pour objectifs
pluriels de rappeler les tortures et les massacres pratiqués lors de la conquête coloniale, la
surmortalité des tirailleurs sénégalais dans les tranchées de la Grande Guerre, conséquence de
la politique voulue par le Général Mangin (surnommé le « broyeur de noirs »), de stigmatiser
la christianisation imposée aux peuples conquis, de dénoncer la répression extrêmement dure
contre les révoltes en Indochine qui se poursuivent jusqu’en août 1931 –en cela, ils sont
rejoints par la S.F.I.O. lorsque Léon Blum écrit un célèbre article le 7 mai 1931, sur la
fusillade du 1er mai 1930 contre des manifestants en Annam - et de s’élever contre le travail
45 Alin Laubreaux, « Une heure chez les mangeurs d’hommes », Candide, 14 mai 1931. 11 forcé qui s’apparente à l’esclavage : « Un nègre par traverse », titre L’Humanité le 21 mai
1931, reprenant l’expression tristement célèbre d’Albert Londres46.
Seule La ligue de Défense de la race Nègre, fondée en 1927 par le syndicaliste sénégalais,
Lamine Senghor, le Malien communiste Tiémoko Garan-Kouyaté et le Martiniquais Camille
Sainte-Rose, appelle Africains et Antillais à « boycotter le ‘zoo mercantile pour Neg-y-a
bon’ ».
Très peu d’écho médiatique sur les Kanak au Jardin d’Acclimatation
Malgré l’article de Laubreaux, la presse à grand tirage de l’époque ne reprend pas le sujet des
Kanak au Jardin d’Acclimatation. Il faut attendre le 21 octobre 1931 pour que L’Oeuvre –
quotidien de tendance Radicale et en faveur du Cartel des Gauches, auquel collabore Alin
Laubreaux - publie un papier polémique sur les revendications justifiées des Kanak, à travers
l’interview que le Grand Chef Wathio Kake 47 accorde à Georges De la Fouchardière48,
célèbre écrivain anarchiste et satirique. Même Le Canard Enchaîné n’en dit mot : pourtant, le
même Georges De la Fouchardière en est l’un des piliers avec son célèbre personnage, Le
Bouif, plusieurs fois porté à l’écran ! Il faut dire que Georges Barthélémy et les membres de
la F.F.A.C. ont d’excellentes relations avec les rédactions des grands journaux !
Deux revues dénoncent le « scandale canaque ». Roger Blin écrit un article dans La dépêche
africaine49, jeune revue confidentielle, diffusée dans les milieux intellectuels antillais et
africains subsahariens. Et Le Cri des Nègres, tout nouvel organe d’un groupuscule d’extrêmegauche, l’Union des Travailleurs Nègres, fondée en 1931, après scission avec la Ligue de
Défense de la Race Nègre, dénonce aussi cette mascarade dans deux numéros d’août et
septembre.
46 Pour une étude plus détaillée de l’expression des oppositions contre et à l’Exposition Coloniale, voir Catherine Hodeir et Michel Pierre, L’Exposition coloniale, Paris‐Bruxelles, Editions Complexe, 1991. (réédité en octobre 2011). 47 Georges De La Fouchardière , « Les projets de Monsieur Wathio », L’Oeuvre, 21 10 1931. Ce quotidien tirera à 274 000 exemplaires en 1939. En 1931, sa ligne est Radical‐
Socialiste, partisane du Cartel des Gauches. 48 Georges de la Fouchardière est un journaliste et écrivain anarchiste, anticlérical et pacifiste, qui sera exclu du Canard Enchaîné pour avoir pris la défense du préfet Chiappe après le 6 février 1934. François Mitterrand le citera en juillet 1975, lors de son passage à Apostrophes. En 1931, son roman, La Chienne, est porté à l’écran par Jean Renoir. Ce même roman sera repris par Fritz Lang avec le film Scarlett Street en 1945. 49 Roger Blin, « Le scandale du village canaque », La dépêche africaine, n°38, 1er juillet 1931. A cette revue, fondée en février 1928, collabore notamment Paulette Nardal, intellectuelle martiniquaise qui établit le lien entre les Antillais, les Africains sub‐
sahariens et le mouvement américain de la « négro‐renaissance ». En 1931, Roger Blin, qui a 24 ans, est à la veille de s’engager dans le Groupe Octobre , troupe de théâtre très proche des Communistes français, lors de sa création en 1931. Sa notoriété lui viendra un quart de siècle plus tard, lorsqu’il mettra en scène les pièces de Samuel Beckett et de Jean Genet. 12 La mobilisation des milieux coloniaux parisiens. Les « Néo-calédoniens » : tous solidaires !
Dès l’arrivée des Kanak, tout ce que la Capitale compte d’anciens coloniaux ayant connu la
Nouvelle-Calédonie ou de coloniaux en congé de Nouméa, leur rend visite au Jardin
d’Acclimatation.
Alin Laubreaux est né en Nouvelle Calédonie en 1899, un an après l’installation de son père,
un homme d’affaires. Il y a passé toute sa jeunesse et, en 1919, il y a fondé, avec son père, Le
Messager de la Nouvelle Calédonie : il en rédigeait pratiquement tous les articles et en
réalisait la mise en pages. On comprend qu’au Jardin d’Acclimatation, il reconnaisse en
premier, Prosper, qui travaille dans une imprimerie de Nouméa !
Le visiteur régulier le plus important pour les Kanak au Jardin est le Pasteur Maurice
Leenhardt, futur grand ethnologue, spécialiste des cultures mélanésiennes de la Nouvelle
Calédonie50. En vingt ans, de 1902 à 1922, ce missionnaire a organisé la vie religieuse
protestante de la Grande Ile. Dans la Station de Do Neva qu’il a créée, il a enseigné aux
enfants kanak. Certains d’entre eux sont à leur tour devenus des moniteurs, comme Auguste
Badimoin.
Ces visiteurs compatissent et s’indignent ! Comment peut-on laisser ces Néo-Calédoniens, comme eux-mêmes51 !-, être aussi grossièrement trompés, vivre dans des conditions aussi
difficiles et être odieusement trahis par un spectacle infâmant ? Comment laisser, sans
protestation, cette situation, qui salit « l’œuvre colonisatrice de la France » ?
Indignés et constants, ils obtiennent rapidement quelques résultats.
Un lieu de culte est ouvert aux Kanak qui peuvent assister à l’office religieux de leur choix le
dimanche matin, entre 7h et 9h.
Ils font en sorte que l’une des clauses verbales du contrat passé entre engagistes et engagés
soit effective : le 6 mai 1931, jour de l’inauguration de l’exposition coloniale, quelques Kanak
sont présents; à partir de la mi-août, plusieurs Kanak de la troupe –à tour de rôle ?- iront
danser le « pilou-pilou » l’après-midi et le soir au Pavillon de la Nouvelle-Calédonie. Certes,
ils auront obtenu en partie satisfaction et sont fiers de participer à l’Exposition Coloniale.
Pour autant ils continueront d’être logés au Jardin d’Acclimatation et rejoindront celui-ci par
le métro, ligne 1, entre 23h30 et Minuit, ce qu’ils apprécient peu.
Plusieurs coloniaux rédigent des descriptions de la situation scandaleuse des Kanak, que grâce
à leurs réseaux, ils adressent au ministère des Colonies. D’autres, ou les mêmes, transmettent
des lettres rédigées par des Kanak qui exposent leurs revendications. Un dossier se constitue.
Enfin, les coloniaux aident les Kanak qui souhaitent faire le mur le soir. Ils leur fixent rendezvous, font le guet et les attendent pour les emmener dans le centre de Paris. Ils les invitent
dans des restaurants, des bars ou des dancings, à partager des distractions nocturnes. Certains
50 Maurice Leenhardt deviendra un ethnologue réputé, enseignant à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et à l’Ecole des Langues Orientales vivantes (ancêtre de l’actuel INALCO). En 1947, il fonde l’Institut français d’Océanie, devenu l’IRD. 51 En 1931, le terme Néo‐Calédonien désigne aussi bien les colons européens que les Kanak. 13 Kanak reviennent au petit matin, passablement éméchés. Il semble que les femmes aient été
laissées au Jardin, mais ce n’est pas certain.
Une confraternité s’instaure : Kanak et colons français nouent des relations beaucoup plus
confraternelles à Paris que sur la Grande Ile : le paternalisme s’estompe au profit d’une
esquisse d’égalité. La lutte commune crée des liens : Kanak et Français métropolitains de
Nouvelle Calédonie, sont tous devenus, au Jardin d’Acclimatation, des Néo-Calédoniens !
Quand un scandale en cache un autre : les Kanak en Allemagne !
Début avril 1931, quelques jours après leur arrivée au Jardin d’Acclimatation, les 111 Kanak
ont découvert que la F.F.A.C. a transféré, contre rétribution, 70 d’entre eux à l’entrepreneur
allemand Hagenbëck, lequel a offert un contrat qui, apparemment, ne se refuse pas. Les
sources laissent plusieurs questions en suspend. La firme Hagenbëck a loué, au Jardin
d’Acclimatation (ou bien à la F.F.A.C. ?), les crocodiles qui y sont montrés en même temps
que le spectacle kanak. Pour éviter des jeux d’écriture, le contrat mentionne un montant, payé
par Hagenbëck pour exhiber les Kanak outre-Rhin, égal à celui réglé pour permettre aux
crocodiles de « résider » dans le même temps au Jardin. Didier Daeninckx a transformé ce jeu
d’écriture en «un échange crocodiles contre Kanak », renforçant la notion de « Zoo humain ».
Un premier groupe, de 30 Kanak de la Grande Terre, sous la conduite du Grand Chef Wathio
Kake de Canala, part le 29 avril pour Hambourg. Puis, le 5 mai, 40 Loyaltiens, originaires des
îles de Maré et d’Ouvéa sont envoyés à Leipzig et Cologne, accompagnés par des Petits Chefs
d’Ouvéa, notamment Calé. En Allemagne, les conditions de travail sont bien pires qu’en
France : à Leipzig, les Kanak sont exhibés de 8h à 19h30. Chaque jour, plusieurs sorties en
ville les obligent à chanter dans les rues, quasiment nus, des couplets de cantiques que leur
accompagnateur allemand présente comme « chants guerriers ». Au zoo de Hambourg, en
simple manou et tricot de corps, même sous la pluie, ils doivent danser à intervalles réguliers.
Le reste du temps, ils lancent des sagaies ou des flèches, confectionnent des figurines et
creusent trois énormes pirogues, symboles des expéditions maritimes des « guerriers
cannibales » dans les îles du Pacifique. Sans compter les parcours de nage dans l’eau glacée et
sale du lac du zoo. Sur les cartes postales, dont ils ne touchent pas un centime de la vente, ils
sont présentés comme « Franzôsischen kannibalen ». Quand enfin, ils peuvent prendre un peu
de repos, c’est consignés autour d’un feu, en habits civils, avec l’interdiction de se faire voir
du public et de s’éloigner de plus de 20 mètres de leurs quartiers réservés.
Le ministre des Colonies prend en main le sort des Kanak : le Gouverneur de la
Nouvelle Calédonie est mis à la retraite d’office.
Au début du mois de juillet, Paul Reynaud, ministre des Colonies, déclare à un député de
Paris, le pasteur Edouard Soulier52, que l’affaire lui paraît si grosse qu’il va s’en occuper
personnellement. Le 27 juillet en effet, il met le Président de la F.F.A.C. en demeure
d’exécuter strictement, sans tarder, les obligations contractées, en rassemblant les Kanak à
52 Edouard Soulier (1870‐1938) est un pasteur protestant, député de 1919 à 1938, appartenant à la Droite conservatrice. En 1931, il est député de la Seine, (Paris 9ème). Il s’est intéressé aux colonies, avec, notamment un projet de loi proposant la représentation des indigènes au Parlement. J.Joly, Dictionnaire des Parlementaires français de 1889 à 1940. 14 l’Exposition coloniale, dans un village spécial et, à défaut, de les rapatrier immédiatement en
Nouvelle Calédonie.
Paul Reynaud ne dit mot des Kanak en Allemagne.
La lettre du ministre est suivie de peu d’effets. La F.F.A.C. n’est pas en mesure de payer le
logement d’une quarantaine de Kanak à l’Exposition. Elle se contente donc de louer, à la miaoût, un petit terrain pour y établir un Théâtre kanak, celui où, tous les jours et tous les soirs,
vient danser une partie de la troupe du Jardin d’Acclimatation.
Le ministre des Colonies, qui doit se rendre en Indochine, est alors persuadé que l’affaire est
réglée.
Malgré les quelques concessions obtenues, la pression politique ne se relâche pas. Le 18 août,
la Ligue pour la Défense des Droits de l’Homme et du Citoyen manifeste son inquiétude.
Soulier, quant à lui, alerte à nouveau le Ministre qui demande alors d’être tenu au courant de
la suite de cette affaire.
Sans doute l’a-t-il été pendant son séjour en Indochine. Le 15 septembre en effet, le
Gouverneur Guyon reçoit un télégramme qui lui annonce que, par décret du 9 septembre, il a
été mis à la retraite d’office !
Le Sous- Secrétaire d’Etat au Colonies, le Sénégalais Blaise Diagne, règle l’affaire
Le 3 octobre, Blaise Diagne53 adresse, à la F.F.A.C., une mise en demeure de rendre compte
de toute urgence, des dispositions prises pour rassembler tous les Kanak à l’Exposition de
Vincennes.
Le 5 octobre, la F.F.A.C. se résout à rapatrier les Kanak encore en Allemagne. Le 10 octobre,
ils sont de retour, pour la plupart au Jardin d’Acclimatation. Quelques privilégiés, dont les
Grands Chefs Wathio Kake et Boula, sont logés à l’Exposition.
Blaise Diagne continue cependant à recevoir des lettres des députés de Paris, Edouard Soulier
mais aussi Georges Scapini 54, tous deux tenants de la Droite conservatrice. Il finit par
accorder de l’attention à la lettre que le Président de la Ligue des Droits de l’Homme, l’avocat
et homme politique Henri Guernut, lui a adressée le 18 août 193155 : le Sénateur Socialiste et
53 Le Sénégalais Blaise Diagne est le premier député africain élu en 1914 à l’Assemblée nationale et le premier ministre africain de la République : de janvier 1931 à février 1932, il est sous‐secrétaire d’Etat aux Colonies. Pendant la Première Guerre mondiale, il a été membre de l’Union républicaine socialiste, animée par Maurice Viollette. Il meurt en 1934 54 Georges Scapini (1893‐1976) est un Député de la Droite conservatrice, Député de la Seine (Paris 17ème) dont la carrière n’a pas de relation avec les colonies françaises. Il a surtout défendu les intérêts des anciens combattants. 55 Cette lettre est mentionnée dans l’article de Georges de la Fouchardière, « Les projets de M. Wathio » , L’Oeuvre, 21 10 1931. 15 ancien Gouverneur général de l’Algérie, Maurice Violette56, siège au Comité Central de la
Ligue. Blaise Diagne reçoit aussi des plaintes de la Ligue de Défense de la Race Nègre57,
groupuscule proche du Parti communiste et des milieux africains et antillais résidant en
France. Il leur répond que toutes les mesures ont été prises pour renvoyer « ces braves gens »
(sic) chez eux. Le 16 octobre, il somme les dirigeants de la F.F.A.C. de « rapatrier les Kanak
tous ensemble, par le même bateau, à une date aussi proche que possible de la fermeture de
l’Exposition ». Cette fois, le Président Barthélémy s’exécute : il réserve un passage vers
Nouméa le 11 novembre, soit quatre jours avant la clôture de l’Exposition coloniale.
Le retour de 99 Kanak en Nouvelle Calédonie
Un baptême au Jardin
Le 9 novembre, les Kanak protestants se réunissent au Jardin d’Acclimatation pour célébrer le
baptême de Maré, né au Jardin et petit-fils du nata58 Triama de Maré, proche du Pasteur
Maurice Leenhardt. A cette occasion, ils entonnent un cantique chrétien qu’ils chantaient
encore, il y a peu, pour les passants dans les rues de Leipzig. L’imprésario allemand, dans son
porte-voix en avait fait « le chant d’accueil des sauvages français et cannibales ». La
«Parisienne », petite fille kanak née au Jardin d’Acclimatation, est sans doute dans
l’assistance, dans les bras de ses parents.
Le départ
Le lendemain, 108 Kanaks sont sur le quai de la gare de Lyon, entourés du chef du secrétariat
particulier de Blaise Diagne et d’une centaine de Français métropolitains – beaucoup de NéoCalédonien- qui, toutes opinions confondues, les ont soutenus pendant tout leur séjour en
France et en Allemagne. Emotion, embrassades et fraternisation.
Le 11 novembre, arrivés à Marseille, ils embarquent dans un bateau à 6h35, sans avoir eu de
visite médicale. Ils sont consignés sur le Chantilly. Ils n’auront pas le droit de visiter la ville,
ni d’assister aux commémorations de l’Armistice.
Le retour en Nouvelle Calédonie
Les Kanak atteignent Nouméa le 17 janvier 1932 : le voyage de retour a été plus long que
celui de l’aller, car ils ont fait escale en Indochine et ont été transférés sur le Dumont
d’Urville. Ils reviennent 99 : de 111 qu’ils étaient au départ, 5 sont décédés, 4 bébés sont nés
56 Maurice Viollette sera Ministre d’Etat, chargé de l’Algérie, sous le Front Populaire. Il est connu pour le projet de loi Blum‐Viollette qui prévoyait d’accorder la citoyenneté française et le droit de vote aux élites algériennes. 57 La Ligue de Défense de la Race Nègre a été créée en 1927 par Lamine Senghor, (syndicaliste sénégalais), Tiémoko Garan‐Kouyaté et Camille Sainte‐Rose. 58 Les natas (nata : celui qui raconte l’histoire en langue nengone parlée à Maré) sont des prêcheurs protestants formés à l’école pastorale de Béthanie. Depuis les années 1880‐
1890, ils évangélisent les Kanak et ouvrent des écoles en Nouvelle Calédonie pour les former au Français, à l’Anglais ( quelques mots ) et au calcul. L’un de leurs objectifs est de permettre aux Kanak de résister aux pressions et à l’exploitation des colons d’origine européenne. 16 (au Jardin d’Acclimatation, au zoo de Hambourg et sur le vaisseau du retour) et 7 se sont
évadés avant l’appareillage du Chantilly.
Le 18 janvier, le Gouverneur Guyon (qui attend son successeur) reçoit solennellement Grands
et Petits Chefs en costumes parisiens et revêtus de leurs insignes et grades.
De retour dans leurs chefferies, les Kanak sont fêtés comme à Naketi-Canala.
La dépouille mortelle du Grand Chef Bazit d’Ouvéa a droit, à son débarquement dans l’île,
aux honneurs militaires. Il est ensuite enterré au cimetière de Saint-Joseph, entouré de
l’affliction de ses anciens sujets. Un tombeau-monument sera érigé : on peut encore le voir
aujourd’hui.
Les Missionnaires, catholiques et protestants ne sont pas en reste pour célébrer le retour des
Kanak. Quelques conversions d’animistes ont lieu : Alfred Oiremoin demande à être baptisé.
Certains Kanak décident d’introduire des éléments de confort occidental qu’ils ont pu
observer à Paris. Mathaia Tyuienon fabrique des chaises et des tables selon le design observé
en Europe et installe l’eau courante dans sa maison en construisant un réseau de canalisations
en bambou59. Dans son interview publiée dans L’Oeuvre, le grand Chef Wathio Kake a
d’ailleurs décrit les maisons dans lesquelles résident les Kanak : « nous habitons de petites
maisons entourées de jardins comme celles que vous voyez dans la banlieue parisienne ».
Plusieurs familles kanak entretiendront des liens épistolaires avec les amis qu’ils se sont faits
en Europe. La fille d’Alfred Oiremoin de Canala, Laura, écrit régulièrement à son amie de
Hambourg, ce qui, en 1940, lui vaudra la visite répétée des gendarmes qui ne comprennent
pas que cette famille kanak reçoive des lettres dont l’enveloppe est frappée de la croix
gammée. Alfred Oiremoin était en effet régulièrement reçu chez les Hagenbeck : « pour la
première fois, il avait rencontré des Blancs qui le considéraient d’égal à égal, d’homme à
homme et non pas comme un inférieur ». 60
Des Kanaks dans une « situation coloniale » inédite
Les Kanak qui se sont retrouvés embarqués dans cette entreprise mercantile dégradante, ont
expérimenté une « situation coloniale »61 différente de celle qu’ils vivaient au quotidien et
depuis le milieu du XIXème siècle, en Nouvelle Calédonie, et à laquelle ils ne s’attendaient
pas. Comment ont-ils réagi ? Comment, « d’indigènes » juridiquement mineurs, puisque
soumis au Code de l’Indigénat imposé dans toutes les possessions françaises depuis 1887,
ont-ils réussi à conquérir une part de liberté, d’égalité et de fraternité ?
59 Revue Mwà Véé, n° 13, juillet 1996, p. 19 Témoignages de deux descendants des 111 Kanaks, Marc Oiremoin et Essaou‐Ido Tyuienon, recueillis par Gérard del Rio. 60 Mwà Véé, n°13, juillet 1996. 61 Georges Balandier, « La situation coloniale : une approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, Vol. 11, Paris, PUF, 1951 17 Entre humour et humiliation
De la mascarade des Kanak mangeurs d’hommes, ils en sont les instruments tout en étant très
conscients du rôle qu’on leur fait jouer. Au Jardin d’Acclimatation, Roger Blin recueille le
témoignage « d’un beau gars en pull-over : – c’est des conneries qu’on nous fait faire, du
théâtre ! C’est quelquefois drôle, pour faire peur aux petites dames qui viennent là. Mais
jamais, chez nous, on ne se barbouille la figure de blanc et de rouge, et on ne se fout pas
autour du cou des colliers de coquillages ni des tibias en bois dans la main. Et puis on danse
rarement, pour les cérémonies seulement. Il y a même des garçons parmi nous qui ne savaient
pas et à qui on a appris en France les danses sauvages ! Ayant dit, il esquisse un petit pas de
charleston !».
Certains Kanak distancient leur situation par l’humour, mais ils sont en même temps humiliés
d’être considérés comme des « bouffeurs d’hommes ».
Dans son autobiographie, Christian Lali Kake Karembeu évoque son arrière-grand-père,
Willy, qui a suivi le Grand Chef Wathio Kake, de Mehoué à Canala. « Jamais Willy ne
reparla de son passage au zoo de Hambourg dont il n’avait gardé qu’une photographie où il
figurait, avec d’autres Kanak, en short et chemise, couvert de parures traditionnelles, et
brandissant, d’un air résigné, un casse-tête et une sagaie ». Un sujet tabou que l’arrièregrand-père de Christian Karembeu ne transmit pas dans sa famille et qui laisse beaucoup de
questions sans réponse.
Le public du Jardin d’Acclimatation croyait-il aux Kanak cannibales ? Un peu, beaucoup,
passionnément, pas du tout ?
Pour le plus grand nombre, il semble bien que oui, un peu ou beaucoup, car le stéréotype du
Kanak cannibale est ancré depuis longtemps dans la mémoire collective.
Lorsque les premiers missionnaires s’installent en Nouvelle Calédonie, près de Hienghène au
début du XIXème siècle, ils sont sur le territoire du Grand Chef Bouarate. En Europe, on
associe alors les Kanak aux Hawaïens qui firent disparaître l’explorateur James Cook ainsi
qu’aux habitants des îles Salomon, proches de la Nouvelle Calédonie, dont l’explorateur
français, La Pérouse, n’est jamais revenu. La légende de la disparition de ces deux
explorateurs a conclu à des attaques de cannibales. Aussi les pratiques anthropophages sont
très vite attribuées aux Kanak. C’est ainsi que l’on rapporte que « le Grand Chef Bouarate
aurait possédé le premier cheval de la Grande Ile, aurait eu des serviteurs blancs et que sa case
aurait été ornée de trophées humains, puisque son amour pour la chair humaine était soit
disant proverbial 62». En 1931, même sans être férus d’Histoire, les visiteurs du Jardin gardent
ces repères en mémoire et se voient confortés par la mise en scène des sauvages kanak.
Dans leur jeunesse, beaucoup ont lu Les Enfants du Capitaine Grant. Ils y ont découvert ce
passage : « En moins de temps qu’une plume rapide pourrait le retracer, les corps, encore
fumants, furent déchirés, divisés, dépecés, non pas mis en morceaux, mais en miettes […].
Les gouttes d’un sang chaud éclaboussaient ces monstrueux convives, et toute cette horde
répugnante grouillait sous une pluie rouge […] L’odeur de la viande brûlée infecta
l’atmosphère et, sans le tumulte épouvantable de ce festin, sans les cris qui s’échappaient
62 La Hautière, Souvenirs de Nouvelle­ Calédonie, 1869, cité dans Roger Boulay, Kannibals et Vahinés, Editions de l’Aube, 2000. 18 encore de ces gosiers gorgés de chair, les captifs auraient entendu les os des victimes craquer
sous la dent des cannibales.63» Une description des Maoris de Nouvelle Zélande, qui a
beaucoup de « parenté textuelle » avec le programme du Jardin d’Acclimatation cité par Alin
Laubreaux !
La panoplie du guerrier Kanak est présente aussi dans les musées et les collections privées,
notamment celles des officiers coloniaux. En 1878, lors de l’Exposition universelle, ont été
exposés dans la Galerie des Invalides, des mannequins de « guerriers exotiques » montrant
des Kanak de fantaisie mais armés de casse-têtes. Et l’une des attractions du Palais du
Trocadéro a été le « masque kanak » de Nouvelle Calédonie, présenté dans le grand Hall.
Large bouche, soulignée de graines rouges, ouverte sur des dents blanches, le masque était
porté par un mannequin recouvert d’un manteau de plumes et portant une massue terrifiante.
Etait-il encore présent en 1931 dans les mêmes lieux ?
Enfin, passer du Moulin Rouge au Jardin d’Acclimatation se fait sans effort. En mars 1930,
un film, Les Mangeurs d’homme, a été présenté à Paris, dans la célèbre salle de Pigalle,
comme ayant été tourné, à grands risques pour l’équipe, dans une tribu guerrière
anthropophage des Nouvelles Hébrides. En fait, ceux que l’on prenait à l’écran pour des
cannibales, étaient tous des Mélanésiens christianisés et éduqués à l’occidentale qui avaient
reçu un cachet pour leur performance ! Le film eut beaucoup de succès.
Quant aux enfants, premier public du Jardin depuis sa rénovation en 1927, il sont invités à
venir voir un spectacle qui ne leur est pas interdit, même si beaucoup de parents se sont
montrés prudents ! Ils peuvent même se documenter avant, ou rêver après, en dévorant
Bobichon à l’Exposition coloniale. L’essentiel des aventures du héros, Miouset, se déroule en
effet autour du groupe de Kanak : « les négrillons dansaient ; Miouset se mêla à leurs
danses ». Il les suivit chez eux (jusqu’au Jardin d’Acclimatation ?) et fut adopté par une
famille kanak. La page est illustrée par une vignette « Hostellerie des cannibales ; menu
1931 ; pâté maison ». Miouset trouve que les Kanak sont les plus doux des hommes…
Les Kanak usent de toutes les actions qui sont en leur pouvoir pour retourner la situation à
leur avantage.
Au début de leur séjour au Jardin d’Acclimatation, ils ont rapidement protesté et obtenu le
repos hebdomadaire. Puis, ils se sont appuyés sur le réseau des Néo-Calédoniens et anciens
coloniaux de Nouvelle Calédonie avec succès. Ils se prêtent volontiers aux interviews, même
peu nombreuses, pour que leurs conditions d’exploitation soient révélées à l’opinion publique.
«Ils gueulent » comme le clame le Grand Chef Wathio Kake qui, depuis Hambourg, fait
savoir qu’il entend revenir au plus vite à Paris ! En octobre, Wathio s’associe à la
cinquantaine de Kanak qui signent une lettre adressée au Grand Chef Boula, lequel écrit à son
tour au ministre des Colonies. Les deux lettres ont été rédigées par le moniteur Auguste
Badimoin. A son retour en Nouvelle Calédonie, celui-ci sera d’ailleurs révoqué par le
Gouverneur Guyon au titre du devoir de réserve que doit observer un agent de
l’administration. Les élèves de Canala sont ainsi privés d’école ! Enfin, les Kanak font la
grève surprise : devant le public du Jardin d’Acclimatation, ils refusent d’apparaître, se
63 Jules Verne, Les Enfants du Capitaine Grant, 1868. Partie 3, chapitre VI : « Où le cannibalisme est traité théoriquement ». Jules Verne cite les écrits de Laplace, des capitaines Dillon (parti à la recherche de La Pérouse) et Dumont d’Urville ainsi que des missionnaires. Une étude scientifique serait à mener sur les références de Jules Verne. 19 tordant de rire dans les coulisses. Ils récidivent à la Cité des Informations pour un spectacle de
danses à l’Exposition coloniale. Ils réclament en effet une substantielle augmentation de la
part de la F.F.A.C.
Puis, les Kanak commettent plusieurs actes qui témoignent de la rancœur et de la violence qui
leur est faite au Jardin d’Acclimatation par leur situation qu’ils jugent alors dégradante et de
plus en plus insupportable.
Certains de ceux qui vont se produire à l’Exposition coloniale « oublient » de rentrer le soir
venu ou en profitent pour faire « la danse buissonnière ». Zéhutié Chalet, qui a décidé de
s’amuser à l’Expo avec deux ou trois de ses camarades, se démet l’épaule au « canon
looping » et doit être opéré. Henri Oukène, l’un des sujets du Grand Chef Boula, est
condamné, le 20 octobre, à un mois de prison et 5F d’amende pour ivresse sur la voie
publique et outrage à agents. Après une représentation à l’Exposition coloniale, les Kanak
réclament que le représentant de la F.F.A.C. leur offre le restaurant sur place : à son refus,
quelques Kanak en colère lui sautent à la gorge. Des déprédations et des vols se multiplient au
Jardin d’acclimatation. Les radiateurs électriques des cases sont mis hors de fonctionnement à
cause des cigarettes que les Kanak y allument. 13000 F de tickets disparaissent après un
crochetage de la porte de la caisse de l’exhibition : le changement de série des numéros rend
le casse sans objet. Une nuit de début novembre, un Kanak introduit deux prostituées au
Jardin et enfonce la porte d’un employé de service de nuit, pour s’installer dans son lit.
Rentrer en Nouvelle Calédonie ou rester en Métropole ?
En octobre et novembre 1931, lorsque les Grands Chefs ont pris la décision de rentrer en
Nouvelle Calédonie, des dissensions graves éclatent entre les Kanak qui approuvent ce départ
et ceux qui désirent rester en France métropolitaine. Dans la nuit du 3 au 4 novembre, après
une discussion animée, une bagarre éclate entre les jeunes de Maré et ceux de Lifou. Bilan, 4
blessés dont un, Reiné Gogène, sérieusement atteint à l’arcade sourcilière par un coup de
poing américain. Puis, un début d’incendie des cases du Jardin d’Acclimatation, avec quatre
départs de feu, est stoppé à temps.
Une fois embarqués sur le Chantilly le 11 novembre 1931, et avant l’appareillage prévu à 16h,
un groupe de vingt (ou quarante) Kanak demandent à rester à Marseille car ils ont signé un
nouveau contrat avec le délégué de la F.F.A.C. pour un salaire mensuel de 250F. Le Grand
Chef Boula les aurait fait alors attacher et les aurait violemment frappés, les menaçant de les
tuer s’ils recommençaient.
Pourtant, sept Kanak s’évadent du navire par l’un des câbles d’amarrage et disparaissent dans
le port de la Joliette. Hébergés au zoo de Cros-de-Cagne (Alpes maritimes), par l’imprésario
Louis Delprat, un ancien colonial de la Nouvelle Calédonie, qui les a engagés pour une année,
ils constituent une des attractions du « Zoo Circus ». L’un d’entre eux, Paul Katreï, a peut-être
l’espoir de retrouver plus tard la jeune Allemande avec laquelle il a eu, dit-on, une liaison. Ils
font une demande d’autorisation de demeurer en France métropolitaine : le ministère hésite.
Le spectacle étant un four, les sept Kanak sont licenciés et se retrouvent sans ressources.
Quatre d’entre eux sont alors hébergés par le député André Ballande, un armateur bordelais
possédant d’importants intérêts en Nouvelle Calédonie. Peut-être que le cocher des magasins
Ballande de Nouméa, qu’Alin Laubreaux avait reconnu au Jardin d’Acclimatation, figure
parmi ces quatre Kanak. Ceux-ci quittent Marseille le 29 juin 1932. Arrivés à Nouméa,
20 Zéhutié, Wamynia, Leleï et Isaune, demandent la protection de l’Administration coloniale car
ils craignent les foudres du Grand Chef Boula. Ils travaillent donc pendant quelques mois
jusqu’à ce que ce dernier promette de fêter leur retour dans la chefferie.
Les trois autres Kanak préfèrent rester en Métropole. Paul Katrei, qui a alors vingt ans, qui
vient d’être blessé au visage par l’attaque d’un tigre du zoo de Cros de Cagne, part vers le
Nord, avant de revenir à Marseille et d’y trouver un emploi chez les Barrau, une famille
possédant l’une des plus importantes maisons de commerce de Nouméa. Il est reçu chez ses
patrons. Réclamé par son oncle et père adoptif, le Grand Chef Kaïwatre du district de Medu
à Maré, qui songe à lui pour lui succéder, il revient à Nouméa en 1939, parlant un français
impeccable et avec une adhésion de la S.F.I.O. en poche. Après la guerre, peut-être en 1955,
Guillaume Kicine regagne à son tour sa tribu de Pénélo, dans l’île de Maré. Il y rejoint Paul
Katrei, qu’il avait sauvé des griffes du tigre du zoo de Cros-de-Cagne. Le septième Kanak,
Marius Kaloïé est resté à Bordeaux : a-t-il été, lui aussi, hébergé et employé par André
Ballande ? A-t-il repris un travail équivalent à celui de planton qu’il occupait à Nouméa ? Il
fonde une famille : en 1941, lorsqu’à trente ans, il meurt dans un accident de tramway, il
laisse une fille, Sylvette, âgée de 15 mois. Il est alors enterré à Talence, dans la banlieue de
Bordeaux. Dans un petit coffret contenant ses ossements et un peu de terre de Bordeaux,
Marius a été ramené à Tontouta le 19 juin 2011 par sa fille, Sylvette. Il a ensuite été inhumé
chez lui, à Nathalo, sa tribu d’origine et siège de la grande chefferie du Wetr, au retour de
Métropole du grand chef Pascal Sihaze qui a présidé la cérémonie célébrant ce moment
exceptionnel.
A lire ce texte, on pourrait croire que tout cela n’a jamais eu lieu et qu’il s’agit d’une fiction
coloniale. Ce fut pourtant bien la réalité en cette année de 1931.
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