La fabrique des genres à travers le jouet
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La fabrique des genres à travers le jouet
Revue Chantiers Politiques, printemps 2008 4ème partie : Y a-t-il une culture de l’enfant ? La fabrique des genres à travers le jouet Par Mona Zegaï Le jouet occupe une place prépondérante dans la vie des enfants et leur apprentissage des rôles en société dès le plus jeune âge. Objet de consommation de masse et élément essentiel de la socialisation primaire, son impact global sur des adultes en devenir ne peut être négligé. A partir de cet objet particulier, nous tenterons de cerner, dans cet article, le rôle du jouet et de son univers dans la fabrication des genres masculins et féminins. Notre objectif sera d’une part de restituer les logiques sociales à l’œuvre dans la construction des identités de genre au travers des catalogues de jouets et d’autre part de confronter ces logiques aux pratiques des enfants et des parents1. Le monde du jouet est complexe et de nombreux éléments peuvent faire l’objet d’une étude sociologique approfondie, qu’il s’agisse des jouets eux-mêmes (type de jouets, personnages et métiers représentés, etc.), de leurs modes de promotion (dessins animés, publicité, etc.), du contenu des magasins et catalogues (configurations, panneaux, boîtes, prix, etc.) ou encore des représentations, goûts, pratiques et interactions entre les individus concernés (enfants et parents, groupe de pairs, etc.). Afin de pouvoir appréhender l’enjeu des jouets dans la dynamique de construction identitaire du genre chez les enfants, cet article sera plus spécifiquement axé sur l’apprentissage de la différence par le biais des images et des textes des catalogues de jouets ainsi que sur le rôle des parents dans cette construction. L’apprentissage par les images : la diffusion de symboles et valeurs Les rubriques explicitement sexuées des catalogues de jouets, en d’autres termes celles dont l’intitulé est « garçons » ou « filles », s’étendent systématiquement sur plus d’un tiers des catalogues grand public, ce qui en fait de loin les deux rubriques les plus volumineuses2. La répartition selon le sexe est particulièrement perceptible au niveau des couleurs ; celles-ci participent d’une atmosphère particulière, sont de l’ordre du message, car même sans avoir pris connaissance du nom de la rubrique ou du type de jouets contenus, le doute concernant le destinataire est peu permis. De nombreuses déclinaisons de bleu ou de rose se côtoient sans se croiser au fil des pages ; les tons, formes et polices d’écriture diffèrent, les couleurs plutôt « agressives » (rouge, orange) et sombres (vert foncé, noir, gris) ainsi que les formes anguleuses (flammes…) étant l’apanage des garçons et les couleurs plutôt « douces », claires et pastel (rose, bleu, vert, violet, blanc) ainsi que les formes arrondies (cœurs, fleurs…) celui des filles. 1 Mona Zegaï, « Les jouets pour enfants au regard du genre », Mémoire de Master Recherche en sociologie, Université de Versailles-Saint-Quentin, 2007. 2 Elles représentent en 2005 34,4% des pages chez Toys’R’Us (les 14 rubriques restantes doivent se partager les deux tiers restants) et en 2006 35,6% chez La Grande Récré, 34,7% chez Leclerc et 39,6% chez Carrefour. 1 Le symbolisme est très important et de nombreuses valeurs sont diffusées au travers des images qui participent à la mise en scène des jouets dans les catalogues3. Les symboles des pages adressées aux garçons évoquent ainsi essentiellement le mouvement et la vitesse par le biais de personnages et véhicules en mouvement et traînées ; l’aventure, l’héroïsme et le danger avec le feu ; le combat et le pouvoir avec des sabres lasers et armes en action ; et enfin l’ouverture sur le monde en arrière-plan de par la représentation de l’espace, les villes vues du ciel, cartes du monde, forêts, déserts, etc. De leur côté, les symboles utilisés dans les pages adressées aux filles évoquent des valeurs tout à fait autres : le monde domestique par le biais de l’intérieur d’une chambre de bébé en arrière-plan ; le bonheur avec de nombreuses enfants qui sourient ; les univers féeriques (étoiles, paillettes, nuages) ainsi que les loisirs et la mode, notamment par l’allusion à Hollywood. Les textes des logos des marques adjoignent à ces valeurs celles de la vitesse et de la technique pour les garçons (par l’utilisation d’italiques et de polices de type « machine à écrire ») et celles de l’amour et de la douceur pour les filles (par l’utilisation de polices arrondies et de cœurs à la place des points sur les « i »). L’apprentissage par les textes : la formation de domaines de compétences Le lexique des catalogues est également riche en données. Afin d’analyser les argumentaires de ces pages, deux logiciels d’analyse lexicométrique ont été employés (Alceste et Lexico). Le vocabulaire apparaît très ségrégué en fonction du sexe : la grande majorité des mots contenus dans les pages « garçons » n’apparaissent que dans les pages « garçons », et inversement pour les pages « filles ». Les champs lexicaux « masculins » tournent autour des véhicules (voiture, avion, hélicoptère) et de leur description technique (turbo, vitesse, système digital proportionnel, radiocommandé, infrarouge) : ils roulent, volent, naviguent sur terre, air, mer, circuit, dans la jungle, le désert, etc. Le champ lexical des figurines est également conséquent ; elles représentent souvent des super-héros, sont articulées, prêtes au combat et armées dans des univers qui sont couramment des châteaux. De nombreux univers de combat sont reproduits en miniature et peuplés de chevaliers, dragons ou dinosaures. Le vocabulaire descriptif de ces jouets sous-tend des valeurs telles que l’action, la puissance, la technique, la vitesse, la compétition, le combat, le danger, l’héroïsme et le contrôle. Les garçons se familiarisent ainsi à un lexique qui semble banalisé dans les catalogues de jouets, et sont par conséquent incités à objectiver la nécessité de certaines valeurs, fortement liées au culte de la performance. Les champs lexicaux « féminins » concernent quant à eux majoritairement les poupons et bébés qui agissent et expriment leurs émotions au présent (rit, pleure, babille, gazouille, boit son biberon, fait pipi, dit « maman ») et leurs nombreux accessoires (poussette, biberon, lit, bain). Les poupées sont également fortement représentées (Barbie, Dora, Cendrillon). On trouve de plus des termes de l’ordre du travail domestique (chariot de ménage, cuisine, maison), du rêve (magique, fée), et de l’apparence physique et de la mode (coiffer, maquillage). La multitude de poupons proposés familiarise les filles avec le fonctionnement physiologique et psychologique du bébé et au matériel qui convient pour s’en occuper (biberon, tétine, lit, landau, panier, pot, siège, couffin, baignoire, etc.) ainsi qu’à toutes les caractéristiques que ce matériel doit posséder afin qu’il soit sécurisé pour bébé et pratique 3 Les observations qui suivent se basent essentiellement sur le catalogue Toys’R’Us 2005. 2 pour maman. Ces jouets socialisent ainsi les filles au soin des poupons : le bébé est très exigeant et la maman doit apprendre à subvenir à ses besoins en assimilant le plus tôt possible les règles élémentaires de la maternité et du don de soi. Il s’agit d’un véritable apprentissage précoce de la maternité, tant au niveau théorique que pratique : les règles doivent être maîtrisées et les gestes quotidiens mis en pratique afin d’éviter tout accident (il faut par exemple faire attention à la température de l’eau du bain et veiller à bien attacher bébé dans sa poussette). Nous ne sommes pour autant pas ici en face d’un danger immédiat ; contrairement aux garçons, l’accent est mis sur l’aspect préventif. Certains termes apparaissent à la fois dans les pages « garçons » et « filles » : c’est le cas du mot « eau », qui est à première vue mixte. Cependant, les contextes dans lesquels il est employé ne sont pas les mêmes. Chez les garçons, l’eau permet la compétition ; elle est utilisée comme arme ou est un milieu à maîtriser : un « lance-eau », un véhicule qui « roule sur terre, sur l’eau et sous l’eau », etc. Chez les filles, l’eau est un élément utilitaire ou magique : elle permet aux mamans de faire prendre un bain à leur bébé et d’utiliser leur machine à laver et aux apprenties cavalières de changer la couleur de la crinière de leur cheval magique. De la même manière, « roues » et « poignées » semblent être mixtes, mais il s’agit pourtant chez les uns des roues et poignées de véhicules techniques miniaturisés tels des avions et voitures et leurs joysticks, et chez les autres des roues et poignées de « véhicules » domestiques de taille réelle tels des poussettes et landaus. L’étude de la sociologue Sandrine Vincent4 nous révèle que les enfants, selon leur propre perception, seraient fortement influencés dans leurs choix de jouets par les catalogues : ils sont ainsi 45,1% à déclarer que ce sont les catalogues qui ont le plus grand impact sur leurs choix en matière de jouets, loin devant les publicités télévisées (23,5%), les magasins de jouets (17,1%), les amis (7,5%), les parents (6,5%) et les frères et sœurs (0,3%). Force est de constater que l’impact des catalogues de jouets ne peut que s’étendre au-delà de la transmission d’un désir conscient de possession d’un objet, compte tenu de la multitude de valeurs qui sont diffusées « silencieusement » au fil des pages. Au-delà de l’incitation à l’achat, ces catalogues permettent en effet aux enfants de se familiariser avec un vocabulaire très différent selon leur sexe, et ce lexique pourra par la suite être réinvesti dans d’autres sphères et ainsi leur permettre de développer certains attraits et compétences. L’environnement ludique permet de plus de faciliter l’apprentissage car n’importe quelle activité peut être investie comme un jeu (faire la guerre, passer l’aspirateur). C’est ainsi que la maîtrise du vocabulaire des pages masculines pourra susciter un penchant pour l’informatique et les jeux vidéo par le réinvestissement dans la sphère professionnelle ou des loisirs d’un attrait et d’une compétence pour la technique développés de prime abord dans un environnement ludique. Entre réel et réalité fantasmée : l’illustration par le travail L’une des entrées par lesquelles on peut étudier la différenciation sexuée dans les jouets est le travail et en l’occurrence les métiers représentés au travers des personnages. On retrouve dans les pages dédiées aux garçons beaucoup de métiers très « masculins » tels que des soldats, ouvriers de chantier, pompiers, garagistes, chauffeurs routiers ou encore pilotes de ligne. Chez les filles, seuls deux métiers sont explicitement représentés, qui sont eux très « féminins » : des marchandes des quatre saisons et caissières. Les personnages pratiquent un certain nombre d’activités qui peuvent également être considérées comme des métiers : 4 Sandrine VINCENT, Le jouet et ses usages sociaux, Editions La Dispute, Collection Essais, 2001. Thèse de doctorat, EHESS Marseille, 1999. 3 pilotes de rallye pour les garçons et cuisinières, puéricultrices, femmes de ménage et mannequins pour les filles. Les métiers des hommes sont ainsi très physiques et nécessitent souvent un véhicule, parfois une arme, fréquemment du courage, tandis que les occupations professionnelles des femmes sont dans la lignée des occupations traditionnellement féminines : s’occuper des enfants, effectuer le travail domestique et être belles et attirantes. Les jouets sont dans une certaine mesure basés sur la réalité car il est vrai que dans le monde réel, les métiers précédemment évoqués sont très fortement investis par l’un ou l’autre sexe5. Mais ils ne représentent en fait qu’une partie de la réalité, la plus stéréotypée, l’autre étant tout simplement ignorée6. Par le biais des jouets s’esquisse ainsi un monde très traditionnel et fonctionnel, un monde idéalisé où les rôles seraient autrement plus différenciés que dans le monde réel actuel. Le monde du jouet comme lieu de développement d’un habitus sexué Les valeurs véhiculées par le monde du jouet, à la fois omniprésentes et diffuses, ont pour première caractéristique de se développer simultanément de plusieurs manières (à partir des images, des textes, des personnages représentés, etc.). De plus, leur pouvoir d’action déborde la sphère ludique puisque les valeurs transmises aux enfants par ce biais seront réinvesties dans d’autres champs, sous d’autres formes (sous la forme de dispositions dans le monde professionnel par exemple). Les expériences ludiques permettent ainsi aux enfants d’acquérir des habitus sexués7 qui vont s’inscrire de manière durable dans les esprits et dans les corps pour aboutir à des expériences différenciées dans la vie adulte. Le fait que ces valeurs fassent leur apparition dans un univers ludique comme celui-ci leur donne un aspect positif et surtout positivé : les garçons apprennent l’intérêt de l’action, la vitesse, l’aventure, la prise de risques, le combat, etc. tandis que les filles apprennent celui de la tendresse, la douceur, le calme, l’amour, la mode, etc. : ces valeurs et leur matérialisation sont perçues comme positives mais aussi souhaitables, essentielles. Elles peuvent ainsi contribuer à susciter des « vocations » professionnelles, non seulement par la représentation plus ou moins explicite de métiers mais également – et surtout – par la diffusion de valeurs qui pourront être réinvesties dans la sphère professionnelle. Le soin porté à soi-même et à autrui, le développement d’un esprit pratique ainsi que la communication sont par exemple mis en avant pour les filles et pourront être utiles pour certains métiers (ou certaines occupations) ; de même, les jouets vont s’avérer être un outil précieux pour l’intériorisation par les garçons de valeurs importantes de nos jours dans le monde professionnel, telles que le courage et la combativité. L’analyse des personnages secondaires représentés dans les jouets est à cet égard éloquente : ceux-ci sont la plupart du temps des adversaires chez les garçons et des partenaires chez les filles ; les jouets pour garçons valorisent ainsi plutôt la compétition lorsque ceux pour filles mettent l’accent sur la coopération. Les héros des jouets pour garçons sont prêts à braver les éléments et le danger 5 Selon l’INSEE (Enquêtes emploi), en 2005 en France, 91,1% des employés du secteur de la construction sont des hommes. De la même manière, 51,6% des femmes sont concentrées dans 10 des 84 familles professionnelles en 2004. Dans ces 10 familles, 99% des « assistants maternels » sont des femmes, de même que 97% des secrétaires, 91% des aides-soignants, 87% des infirmiers et sages-femmes, etc. Ce sont de plus majoritairement les femmes qui effectuent les tâches domestiques (cf. Enquêtes emploi du temps de l’INSEE). 6 Car si 91,1% des employés du secteur de la construction sont des hommes, cela ne signifie pas pour autant que la majorité des hommes soient des employés du secteur de la construction. De même, la moitié des femmes ne s’inscrit pas dans l’une des familles professionnelles très « féminines » précédemment énumérées. 7 L’habitus, concept beaucoup utilisé par le sociologue Pierre Bourdieu, désigne des normes et pratiques intériorisées inconsciemment et durablement par les individus, dont une partie est commune aux individus de chacun des groupes sociaux auxquels ils appartiennent (l’habitus de classe ou encore l’habitus de genre), et l’autre propre à l’individu selon ses expériences sociales. 4 pour combattre des monstres ou des animaux dangereux ; à l’inverse chez les filles, les relations interpersonnelles se matérialisent surtout par la relation entre une mère et son enfant, une femme et son mari, une femme et ses amies. Les pratiques des enfants Les goûts et pratiques des enfants interrogés dans cette enquête correspondent dans l’ensemble au clivage précédemment observé dans le monde du jouet : les garçons comme les filles préfèrent et jouent majoritairement avec les jouets qui sont attribués à leur sexe8. Les filles expliquent leur désintérêt pour les « jouets de garçons » en invoquant majoritairement leur apparence ; lorsqu’elles les qualifient de « moches », c’est notamment en raison de leurs couleurs qui sont selon elles sombres, fades, manquent de gaîté : Mégane : [Les ga r çon s ] jou en t a vec d es m a is on s qu i s on t p a s très jolies ... Pa r exem p le, n ou s les filles on jou e a vec d es m a is on s fleu r ies , eu x c’es t p lu tôt d es maisons fanées on va dire. – Mégane, 9 ans. Les garçons, quant à eux, se posent en s’opposant, justifiant leurs goûts en invoquant la différence des sexes et parfois d’âge. S’ils n’aiment pas certains jouets que l’on considère généralement comme étant des « jouets de filles » c’est surtout parce qu’ils sont des garçons : Siaka : Ca j’aime pas [en me montrant des Barbies]. Enquêtrice : Pourquoi t’aimes pas ça ? Siaka : Parce que c’est un truc de Barbie, et moi je suis pas une fille ! – Siaka, 5 ans. Julien : Ou i, et le r es te [d e la p a ge] a u s s i c’es t d es tr u cs d e filles d on c j’a im e pas, et j’aime pas ça parce que c’est un truc pour les bébés aussi. – Julien, 9 ans. Ce constat d’une forte concordance entre les aspects stéréotypés du monde du jouet et les goûts et pratiques des enfants doit néanmoins être nuancé sur plusieurs points. D’une part, les plus jeunes (jusqu’à 5 ans environ) ne savent pas toujours spontanément le sexe de l’enfant à qui sont adressés les jouets ; ils en arrivent ainsi parfois à choisir des jouets « de l’autre sexe » sans se poser beaucoup de questions. D’autre part, certains enfants refusent parfois certains jouets pourtant adressés à leur sexe. C’est le cas d’une enfant qui s’est révélée avoir des goûts relativement atypiques par rapport au « schéma » classique ; amatrice de dragons, Béatrice ne raffole pas des jouets des pages « filles », sans vraiment savoir pourquoi : Béatrice : La plupart des filles adorent les poupées Barbie mais moi j’aime pas trop ça. Enquêtrice : Pourquoi tu aimes pas ça ? Bé at ric e : J ’tr ou ve qu e c’es t p lu tôt cr â n eu r … E n fin … J ’a im e p a s la cou leu r r os e, je s a is p a s p ou r qu oi, et les Ba r b ies elles s on t s ou ven t en r os e… E t p u is j’aime pas leur caractère. Enquêtrice : C’est quoi leur caractère ? Bé at ric e : J ’a im e p a s com m en t elles p a r len t, h eu …Un tr u c d u gen re… J e s a is p a s tr op […]. J ’a im e b ea u cou p les ch a ts , les d r a gon s … Les d r a gon s j’en a i p lein d e tr u cs . Un d r a gon là , u n d ra gon là , u n d r a gon là , u n d r a gon là ! [E lle me montre les dragons dans sa chambre] 8 Les enfants interrogés ont de 5 à 9 ans ; ils sont donc suffisamment âgés pour pouvoir tenir un entretien et suffisamment jeunes pour être encore la cible principale des jouets des catalogues. 5 Enquêtrice : Et pourquoi tu aimes bien les dragons ? Béatrice : J’sais pas… – Béatrice, 8 ans. La double influence des parents Dans le monde du jouet, les parents tiennent aussi un rôle et celui-ci n’est pas négligeable. Par leur comportement au quotidien, ils orientent tout d’abord involontairement leurs enfants dans une certaine direction, vers certains goûts et certaines pratiques. Les enfants interrogés ont ainsi montré qu’ils faisaient assez rapidement le lien entre les jouets et leurs observations de la réalité, et cette analogie va influencer leurs représentations et comportements. Pour Mégane, les jouets en bois se construisent plutôt avec le papa ; elle me racontera à ce propos la porte en bois que celui-ci a construite chez elle, concluant sur le fait que « les papas c’est plus fait pour le bricolage ». De même, Siaka n’aime pas les poupons parce que ce sont des « trucs de filles », faisant la remarque que c’est sa maman (assistante maternelle) qui s’occupe des bébés. Ce qui est donné à voir aux enfants n’est donc pas anodin et leur permet de distinguer le sexe des activités courantes et donc des jouets qui les représentent. De plus, en ce qui concerne le mystère de l’origine des goûts de Béatrice pour des jouets étiquetés « masculins », celui-ci est percé à l’occasion d’une rencontre avec sa mère. Il n’est pas à rechercher dans une action volontaire des parents, même si la mère est consciente, a posteriori de son rôle : bercée dans son enfance dans une ambiance de dragons, de vampires et de fantômes à la maison compte tenu du fait que ses parents étaient des adeptes de jeux de rôle, l’enfant a développé d’elle-même cette passion. Car pour attirer l’attention de ses parents, selon l’opinion même de sa mère, mieux vaut leur parler de dragons et de vampires que de Barbies. S’il est difficile pour les parents de remettre en question leur comportement au quotidien afin d’agir en fonction de ce qu’ils veulent donner à voir et à penser à leurs enfants, ils se préoccupent toutefois souvent des jouets que manipulent leurs enfants. C’est ainsi que certains élaborent des stratégies plus ou moins opérationnelles allant dans le sens d’une plus grande diversification des pratiques ludiques de leurs enfants. La mère de Mathieu et Julien (5 et 9 ans) a de cette façon mentionné ses vaines tentatives d’introduire certains jouets dans la vie de ses enfants (notamment un aspirateur) ainsi que sa résignation suite à son échec. D’autres démarches ont davantage été couronnées de succès. En interrogeant la mère de Béatrice, on apprend le rôle, conscient et maîtrisé, des parents dans l’absence de goûts de la petite fille pour le rose et les Barbies. Ceux-ci ont élaboré une stratégie afin que leur fille se détourne de ce type de jouets plus ou moins d’elle-même et s’ouvre à d’autres, traditionnellement attribués aux garçons ou « mixtes » (tels que les loisirs créatifs). Procédant par dénigrement de certains jouets jugés trop sexistes et caricaturaux et par incitation à jouer avec d’autres, la mère s’est ainsi livrée à une socialisation « douce », où il ne s’agissait pas d’interdire mais d’induire : Enquêtrice : Pourquoi [Béatrice] n’aime pas les Barbies, le rose… ? Jessica : Alor s ça c’es t cla irem en t in d u it, p a r n ou s h ein . On a fa it u n em b a r go anti-Barbies : « Aaah ! Les Ba r b ies , qu elle h or r eu r ! » […]. Qu a n d elle éta it petite elle était très très fan du rose hein, une vraie petite fille, et d’ailleurs elle s ’es t h a b illée la r gem en t en r os e. On a évité les tr u cs a vec tr op d e p a illettes et tr op k itsch qu a n d m êm e […]. C’éta it p a s u n em b a r go à 1 0 0 % m a is qu a n d m êm e on a s ign ifié qu e les Ba r b ies c’éta it p a s n otr e tr u c. E t p u is p ou r s es a n n iver s a ires , elle a eu d es cop in es qu i lu i on t offer t d es Ba rb ies p a r exem p le, d on c elle a eu d es Ba rb ies . Ma is , a s s ez r a p id em en t, elle s ’en es t d és in téres s ée. Bah c’es t s û r qu e s i on s ’éta it d avan ta ge in ves tis d a n s les Ba r b ies et s i on l’avait davantage renforcée quand elle joue avec les Barbies, y’a aucune chance 6 à m on a vis qu ’elle s ’en s oit d és in téres s ée. Ca c’es t cla ir , on es t en tièr em en t responsables de son désintérêt sur les Barbies. Jessica pratique ainsi une « action positive » sur sa fille, car pour elle l’ouverture du champ des possibles est essentiel : « On n’a pas besoin de lui proposer les poupées Bratz ou les Barbies, il va y avoir des tas de façons où elle va être sollicitée pour s’y intéresser, par contre ces autres jouets-là [des jouets « masculins »], y’a pas spécialement de raison qu’on les lui présente… Donc même si elle les veut pas, au moins on lui a proposé, c’est possible quoi. » Elle estime donc que ce n’est pas en laissant sa fille choisir sans l’influencer que celle-ci choisira effectivement ses jouets d’elle-même, sans aucun autre type d’influence, mais plutôt que c’est en l’influençant différemment qu’elle pourra tenter de déjouer l’influence extérieure. Récurrence et contradictions Par de multiples biais, l’univers du jouet véhicule des valeurs similaires entre elles pour les garçons d’un côté et les filles de l’autre, formant de cette manière un système cohérent et relativement homogène. L’association de certains éléments à un sexe puis la récurrence de cette association viennent parfaire cette cohérence interne en conférant à ce système un impact potentiel important. C’est ainsi que les panneaux des magasins décrivent fréquemment la population à qui s’adressent les jouets, comme sur l’image suivante qui associe des activités domestiques aux filles (Toys’R’Us) : Cependant, certains éléments remettent en question la cohérence du système par des pratiques de moindre différenciation sexuée, plus ou moins revendiquées, plus ou moins « engagées » et qui permettent d’introduire, si ce n’est de la diversité dans les pratiques des enfants, tout du moins de l’imprévu. C’est ainsi que certaines enseignes, même si elles ne sont pas majoritaires, ne possèdent pas de département ni de rubrique explicitement sexués et affirment parfois que l’une de leurs valeurs est l’« absence de sexisme9 ». Les interactions entre les différents agents sociaux concernés (notamment parents et enfants) peuvent 9 Comme la Fnac Eveil & Jeux pour le premier exemple, Imaginarium pour le second. On peut toutefois se demander si l’absence de panneaux ou rubriques « garçons » et « filles » indique réellement une « neutralité sexuée » des jouets et si les enfants, après avoir appris tous les codes différenciateurs au contact de nombreux éléments de ce système se sauront pas les « reconnaître » ailleurs, même s’ils sont implicites. 7 également aller dans un sens différent des valeurs traditionnellement véhiculées par d’autres biais. L’exemple de Jessica est à ce propos éloquent : son comportement a eu pour résultat l’introduction d’une restriction dans le système, qui aura permis à sa fille de développer des représentations et pratiques différentes de celles communément observées chez les enfants. Le monde du jouet participe donc activement à la socialisation des enfants et ce, par de multiples biais qui ne sont pas toujours immédiatement perceptibles. Les nombreuses valeurs développées et diffusées dans cet univers ludique vont avoir des effets bien au-delà des frontières de ce champ en étant remobilisées, parfois sous des formes différentes, dans d’autres domaines. Dans ce processus global, la socialisation de genre est un élément central : les professionnels du jouet – industriels et distributeurs – misent en effet beaucoup sur cette différenciation, au vu notamment de l’importance quantitative des rayons et rubriques intitulés « garçons » et « filles » au sein de la plupart des magasins et catalogues. Mais malgré une tendance hégémonique à la différenciation sexuée et plus particulièrement à un certain type de différenciation10, des trajectoires différentes sont possibles et dans cette dynamique, chaque élément du système est amené à jouer un rôle qui peut se révéler, dans certains cas, décisif. 10 On pourrait en effet imaginer d’autres types de normes et valeurs transmises aux enfants de chaque sexe par exemple, ou encore d’autres lignes de partage que les actuelles. 8