L2 2016 bis

Transcription

L2 2016 bis
1
SUPPLÉMENT1DUCOURSSURLEROIENSONROYAUME(France)
III L’IDÉOLOGIE MONARCHIQUE
Dans les trois premiers cours, nous avons vu que la dynastie capétienne avait réussi à
imposer l’ordre monarchique, de deux façons :
o La dilatation du domaine royal, par l’intégration de nouveaux territoires
(Normandie, Midi…).
o La mise en place dans ces régions de structures administratives efficaces
(baillis…).
Un autre élément est venu consolider le pouvoir capétien : l’idéologie. A partir de Philippe
Auguste, les intellectuels proches du roi ont défini et expliqué le pouvoir royal. Cette
réflexion, relayée par les rituels et les cérémonies politiques, a forgé une religion royale ; le
roi a alors bénéficié d’une aura exceptionnelle, surnaturelle.
Transition : Il s’agissait d’abord de légitimer la dynastie capétienne, dont le pouvoir était né
d’une usurpation (en 987, Hugues Capet avait mis fin à la dynastie carolingienne).
1/ LA LEGITIMITE ROYALE
a/ Un roi de sang royal
Cette recherche de légitimité ne veut pas dire que le pouvoir du roi était mis en doute. Mais
face au roi, capétien, les grands seigneurs revendiquaient leurs liens avec la dynastie des
Carolingiens (celle de Charlemagne), prestigieuse parce que plus ancienne.
Les Capétiens ont cherché à se rattacher à cette dynastie de Charlemagne :
o Philippe Auguste a épousé Elisabeth de Hainaut, qui était une princesse de sang
carolingien. Ce mariage faisait de leur fils Louis VIII un roi capétien par son père
et carolingien par sa mère. D’ailleurs, en 1200, le chanoine Gilles de Paris offrit
un poème au futur Louis VIII, intitulé Karolinus. Il le présentait comme l’héritier
du sang royal carolingien. Philippe Auguste y est qualifié d’« autre Charles ».
o Les rois capétiens choisissent comme nécropole Saint-Denis, qui était déjà celle
des Carolingiens, dans le but de démontrer la continuité du pouvoir malgré le
changement de dynastie.
o Une étape supplémentaire est franchie en 1263, lorsque saint Louis fait
réaménager les tombeaux de la nécropole.
Saint-Denis abritait 16 tombeaux de rois et reines depuis le VIIème s.
o Saint Louis a changé la place des tombeaux royaux, a placé les rois carolingiens à
droite et les Capétiens à gauche, sur le même plan. Au centre figurent les tombes
de Philippe Auguste et Louis VIII, puis bientôt la sienne : ils symbolisent la
fusion entre les deux dynasties.
o Il a également surélevé les tombes, a fait sculpter des gisants pour exalter les
corps royaux. A Saint-Denis, l’art a été mis au service de l’idéologie.
Transition : l’appartenance au sang royal ne concerne pas seulement la figure du roi. Le
lignage royal joue un rôle important.
b/ Le lignage royal
2
La reine jouait un rôle mineur. Certes, à la mort de Louis VIII, c’est Blanche de Castille qui a
exercé la tutelle pour son fils Louis IX. Mais la plupart du temps, la reine était cantonnée à
un rôle de reproductrice.
En revanche, les frères du roi, les princes de lis, jouent un rôle croissant. Ils prennent le titre
de « princes du sang ». Ils portent la fleur de lis à leur vêtement, et sont chargés de porter
l’honneur des Capétiens.
Au XIVème, certains auteurs élaboreront des théories sur les qualités exceptionnelles
transmises par le sang royal.
Transition : exalter le sang royal, c’était glorifier la dynastie capétienne. Cela allait même
plus loin, puisque les rois se sont identifiés aux rois de l’Ancien Testament.
c/ Le roi d’un peuple élu
Les Francs revendiquaient le titre de peuple élu, à l’image du peuple juif de l’Ancien
Testament (élu et choisi par Dieu) :
o Les rois étaient sacrés à la manière des rois bibliques (David…).
o Ils se présentent comme les défenseurs de l’Eglise, notamment au moment des
Croisades.
o Cette alliance entre la royauté et l’Eglise sera encore renforcée avec la
canonisation de saint Louis. C’est d’ailleurs à partir de Philippe IV le Bel
qu’apparaît dans les documents la notion de « roi très chrétien ».
Transition : on peut aller jusqu’à parler d’une religion royale, qui s’exprimait dans les
cérémonies royales.
2/ LES CEREMONIES DU POUVOIR. L’ELABORATION D’UNE RELIGION ROYALE
a/ Le sacre
La valeur du sacre n’a pas été la même tout au long de la période :
o Jusqu’à Louis VIII, le sacre faisait le roi.
o Ensuite s’est affirmée la règle de l’instantanéité : le roi devenait roi dès la mort de
son père.
o C’est au moment où le sacre a perdu sa valeur politique qu’il a gagné en faste et
en solennité. Le but était de sacraliser la fonction royale.
Le sacre se déroulait un dimanche ou au moment d’une fête religieuse, à la cathédrale de
Reims (en référence au baptême de Clovis). Le déroulement était très ritualisé [Le
déroulement sera analysé en TD d’après les miniatures].
Le moment central de la cérémonie était l’onction, donnée avec une huile merveilleuse
(amenée du ciel par une colombe). Cette onction faisait du roi un souverain choisi par Dieu,
et l’assimilait à un prêtre (seuls les évêques recevaient l’onction lors de leur ordination).
Le roi recevait, au moment du sacre, les regalia, les insignes du pouvoir royal. Ces objets
étaient posés sur l’autel, ce qui leur procurait une dimension sacrée. Chaque objet avait une
signification précise :
o L’épée (épée de Charlemagne) symbolise la puissance armée du souverain.
o Les éperons d’or symbolisent son statut de chevalier.
o La tunique bleue rappelle le vêtement des grands prêtres d’Israël, dans l’AT. Elle
était ornée de fleurs de lis. Pour les Pères de l’Eglise, le lys symbolisait toutes les
vertus ; elle est également associée à la Vierge Marie.
3
o L’anneau d’or symbolise l’alliance entre le roi et l’Eglise.
o Le sceptre (long bâton orné de fleurs de lys) symbolise la toute-puissance.
o La main de justice est un bâton court (50 cm) orné d’une main d’ivoire, avec trois
doigts ouverts (Trinité, action de bénir).
o Enfin, la couronne. Elle pesait près de 4 kg et n’était portée que le jour du sacre
(attention aux représentations). Elle était surmontée d’une coiffe de soie, pour
l’assimiler à la tiare des évêques.
C’était autant un rite politique que religieux : il visait à démontrer que le souverain était
investi d’un pouvoir religieux qui le plaçait au-dessus des laïcs. Il était d’ailleurs le seul laïc
à communier sous les deux espèces.
Un autre rituel démontre ce caractère sacré. Le lendemain du sacre, le roi avait le pouvoir de
guérir les écrouelles, une maladie ganglionnaire d’origine tuberculeuse. Ce pouvoir
thaumaturgique (de faire des miracles) est clairement associé au sacre dans les sources.
Certaines sources font remonter ce pouvoir des rois au XIème, mais il n’est cependant attesté
qu’à partir de saint Louis.
Transition : au XIIIème, le sacre ne fait plus les rois. En effet, le roi prend sa fonction à la mort
de son père. Les funérailles royales prennent alors une importance rituelle particulière : elle
permettent de démontrer la continuité du pouvoir.
b/ Les funérailles royales
Comme pour le sacre, les funérailles ont évolué vers plus de faste et de luxe. Les funérailles
de Philippe Auguste, en 1223, marquent un tournant : elles furent publiques, très solennelles
et visaient à exposer à tous le corps du roi.
Lors du défilé qui menait le corps à Saint-Denis, le roi était monté sur un chariot surélevé
(pour que tous puissent le voir). Il était revêtu des habits royaux, des insignes (regalia).
Pourquoi ce rituel ? Cela relève de la réflexion sur la Couronne et sur la continuité du corps
politique, perceptible dans la maxime politique « Le roi ne meurt jamais ». On distingue alors
deux corps du roi : un corps mortel et un corps immortel. Le corps physique du roi peut
mourir, mais le corps mystique (la Couronne) se transmet au nouveau roi.
Cette doctrine des deux corps du roi explique qu’on présente la dépouille du roi, et qu’on
acclame ensuite le nouveau roi. Au XVème, le cérémonial funèbre sera d’ailleurs ponctué par
le cri « Le roi est mort ! Vive le roi ».
Transition : les cérémonies royales ont exalté la personne royale. L’écrit a également été un
moyen de propagande efficace.
3/ DES OUTILS AU SERVICE DE L’AFFIRMATION MONARCHIQUE
a/ Le droit et la pensée politique
Les XIIIème-XIVème marquent la naissance de la science politique. Une littérature politique
se développe. C’est aussi l’époque où on redécouvre Aristote (auteur entre autres de La
Politique).
Au XIIIème, le droit romain hérité de l’Antiquité a été de plus en plus utilisé dans l’entourage
du roi.
Le droit romain confortait l’autorité royale :
o Il assimilait le roi aux empereurs romains, modèle par excellence (songer au
surnom de Philippe II « Auguste »).
4
o Il dotait le roi d’une autorité absolue. Par exemple celle de faire la loi (« ce que
plest à faire au prince doit estre tenu pour la loi » selon Beaumanoir).
Transition : on puisait également dans les modèles historiques anciens.
b/ L’histoire, instrument de propagande
Les rois s’entouraient d’intellectuels, qui s’attachaient à glorifier la figure royale. Ainsi,
Philippe Auguste a fait l’objet de nombreux récits, qui ont forgé une histoire légendaire du
roi :
o Guillaume le Breton, qui était un fidèle serviteur du roi, a écrit un poème épique,
la Philippide, sur le modèle des épopées antiques. Les ¾ du poème sont consacrés
à la bataille de Bouvines, qui assimile le roi à un nouvel Alexandre.
o Rigord, moine de Saint-Denis, a écrit les Gesta Philippi Augusti (« les Faits de
Philippe Auguste ») entre 1186 et 1206. C’est lui qui a donné à Philippe II le
surnom d’Auguste. Il y exalte le pouvoir souverain du roi et l’union nationale, et
fait de Philippe Auguste un roi protégé des dieux.
Rigord était moine de Saint-Denis. On a vu l’importance qu’avait prise l’abbaye dans
l’idéologie royale (comme nécropole royale notamment). C’est aussi à Saint-Denis que s’est
construite une mémoire nationale et une mémoire dynastique.
En 1180, saint Louis a demandé aux moines de Saint-Denis d’écrire une Chronique des rois
de France, en français. Il s’agissait de reprendre les chroniques anciennes pour fixer une
histoire nationale, qui serait diffusée dans les milieux laïcs cultivés (puisqu’elle était en
français, et plus en latin).
C’est le moine Primat qui a été chargé de l’entreprise, qu’il a terminée en 1274 (après la mort
de saint Louis). C’est le « Roman aux rois » (roman = œuvre écrite en français), qui sera
appelé plus tard « les Grandes Chroniques de France ». Il a forgé une image légendaire de
l’histoire des rois francs :
o Il développe la légende des origines troyennes de la monarchie française. Un fils
d’Hector, Francion, aurait quitté Troie en flammes pour s’installer en Germanie,
puis en Gaule.
o Il appuie la démarche de saint Louis en s’attachant à démontrer la continuité entre
les dynasties des Mérovingiens, des Carolingiens et des Capétiens.
Transition : dans cette historiographie à la gloire des rois, une place importante est accordée à
Clovis et Charlemagne. Ce sont des modèles royaux qu’il s’agissait d’imiter.
c/ L’image du bon roi dans les miroirs des princes
Les clercs et les intellectuels qui entourent le roi ont également composé des traités
politiques à l’usage des rois, qu’on appelle « miroirs des princes ». Ils s’attachaient à exposer
ce que devait être un bon prince.
Parmi ces Miroirs des princes, on peut citer :
o Du bon gouvernement du prince par Hélinand de Froimont, écrit pour Philippe
Auguste.
o Du gouvernement des princes par Gilles de Rome, véritable manuel d’éducation
politique confié à Philippe III pour l’éducation de son fils Philippe le Bel.
o Les Enseignements rédigés par saint Louis pour son fils Philippe III peuvent
également être classé parmi les Miroirs des princes. Il s’agit de conseils de
gouvernement destinés au futur roi.
5
Par ces ouvrages, on donnait aux rois des modèles de comportement à suivre. Ces modèles,
ce sont les rois bibliques (David, Salomon), Charlemagne (qu’on représente davantage
comme un personne légendaire qu’historique).
A partir de 1270, le roi idéal à imiter, c’est saint Louis. Saint Louis a bcp contribué au
prestige de la monarchie capétienne. Ce prestige n’a pas attendu l’issue du procès en
canonisation, en 1297, car sa sainteté a été perçue de son vivant. C’est pourquoi le récit de
ses faits et gestes, mis par écrit par Jean de Joinville et terminé en 1309 est lu comme un
modèle de comportement à suivre (cf. TD).
CONCLUSION DU III
Le prestige de la monarchie capétienne ne n’est pas acquis seulement par les victoires
militaires ou les réformes administratives et politiques. Elle s’est forgée à travers des rites
(sacre, les funérailles), des lieux (Paris, Saint-Denis, Reims), des écrits (le droit romain,
l’historiographie).
Toute cette idéologie procède d’une mise en scène du pouvoir et d’une réflexion politique
sur la mission royale. Les rois capétiens avaient une haute image de leur fonction, et ont
exalté leur mission, présentée comme une mission divine.
L’affirmation de la « religion royale » est à la base de l’élaboration, aux XIIIème-XIVème de la
construction d’un sentiment national (la fierté, pour les sujets d’avoir un monarque
d’exception et d’appartenir au royaume). Sentiment national qui s’affirmera encore
davantage au moment de la guerre de Cent Ans.
SUPPLÉMENT2LouisIX?unroiféodalouunroimoderne?
Pensezàvousrenseignersurleshistoriensquisontcitésci-dessous….
⇒Roiféodalouroimoderne?
LouisIXétaitroideFrancealorsquesongrand-pèreétaitencoreroidesFrancs.
LaquestionquiouvreledébatdepuislesaintLouisdeJacquesleGoff1,questionquin’est
toujours pas tranchée d’ailleurs, est bien celle de savoir s’il est un roi féodal ou un roi
moderne.Qu’ilsoitunroiréformateurn’enfaitpasnécessairementunroimoderneau
sens où l’entendent J.-Ph Genet et Wim Blockmans. Certains historiens analysent la
monarchieduXIIIesièclecommeunevraiemonarchieféodaleaboutie(ThomasBisson)
avec un roi qui agit comme un suzerain suprême, sommet d’une pyramide dont le
cimentestconstituéparlesdons,l’hommage,lafidélité.
JacquesleGoffexpliquequ’iln’yapasd’oppositionhistoriqueentreroiféodalet
roi moderne en la personne de Saint Louis; et que le passage de la féodalité à l’Etat
modernesefaitparunephasedemonarchieféodaleintermédiaire,danslaquelleSaint
Louis occupe une position centrale. Pour lui, il y a des signes d’évolution vers l’Etat
modernedéjàsouslerègnedeSL:
- Le fait qu’il utilise les prérogatives de la suzeraineté à la manière d’une
souveraineté.Ceroiféodaln’apersonneau-dessusdelui,saufDieu.Ilnetient
depersonne,nepeutêtrelevassaldepersonne.Nereconnaîtrepersonneau
dessus-deluirapprochelasuzerainetédelasouveraineté.Ilestditd’ailleurs
«souverain fieffeux», à la fois «messire» et «votre majesté». Le sacre
intègre aussi bien les rites d’entrée en féodalité (adoubement) que les rites
1
J. Le Goff, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996, p. 674-704.
6
-
-
-
-
d’entrée en royauté (remise des regalia et couronnement). Il essaie de
percevoirdesrevenusmêmelàoù,enthéorie,lesrèglesdelaféodalitélelui
interdisent c'est-à-dire sur les arrières vassaux. Il fait jouer son pouvoir
régalienpoursesortirducarcandelaféodalité.Maisilsaitprofiteraussides
avantagesdelaféodalitélorsquecelle-cipeutluiservird’instrumentefficace
de domination pour contrôler les autres seigneurs. Il prend les décisions de
gouvernementavecousansconsulterlesparlements,lesquelsnepeuventse
tenir sans qu’il soit présent. Saint Louis se crée aussi un entourage, qui
rappelle sans se confondre avec la mesnie féodale, et s’en distingue par le
caractèrecompositedesesmembres.
Parlacapacitéàs’allieravecl’Eglise,àutilisersapuissancesacralisante,tout
enmaintenantunegrandeautonomiedelasphèredutemporel(ilnesoutient
pasl’Eglisequandilestimelacauseinjuste).Orl’Egliseestlapiècemaîtresse
dusystèmeféodalqu’elleajustifiéd’unpointdevueidéologique.Lelienentre
letrôneetl’autelestexprimélorsdusacrequi«fait»leroiETquireconnaît
leroicommelieutenantdeDieusurterre.Or,iln’entreenpossessiondecette
grâcequeparlebiaisduprélat(archevêquedeReimsenthéorie)quiprocède
à l’onction et au couronnement. En échange, le roi jure de protéger l’Eglise.
MaisenmaintenantletemporeldeFranceautonomefaceàl’autoritédupape,
LouisIXagitplusenroimoderne.
Par sa capacité à promulguer des Ordonnances prises en raison de sa
souveraineté, et qui correspondent au pouvoir législatif d’un roi dès lors
qu’elles s’appliquent au-delà des seules frontières du domaine royal pour
concerner la totalité du royaume. En même temps, Saint Louis est attentif à
respecterlesusageslocauxsaufs’ilsconstituentdemauvaisescoutumesqu’il
fait alors supprimer à la demande des populations locales. Le grand
événementjuridiquedurègneestlamiseparécritdescoutumesrégionales,
véritable droit féodal oral désormais rédigé2. Mais les ordonnances peuvent
aussi ne pas concerner une région pour ne pas aller à l’encontre des droits
locaux, comme dans les zones récemment acquises telle la Normandie. Saint
Louisnevacontrelesdroitsdesseigneurséminentsdansleursfiefs.
Parsacapacitéàmonopoliserledroitdedéclarerouarrêteruneguerretout
en contrôlant les guerres privées. A déclarer que seule sa monnaie doit
circuler dans tout le royaume avec seule la concurrence de celle des barons
dansleursterresseulement.(ordonnancesde1262-1265).
Parlefaitquedeplusenplusd’appels3remontentjusqu’àluidansledomaine
de la justice, ce qui revient à imposer progressivement la supériorité de la
justice royale au-dessus de toutes les autres justices seigneuriales, celles de
sesvassaux.Ellenelesremplacepas,elleleurestsupérieureetcen’étaitpas
2
Grand coutumier de Normandie, Livre de Justice et de Plet pour l’Orléanais, Etablissements de Saint Louis pour TouraineAnjou, Coutumes du Beauvaisis de Philippe de Beaumanoir.
3
Procédure d’appel pour obtenir la révision d’un procès ou d’une sentence jugé ailleurs. Le roi apparaît comme le dernier
recours
7
forcémentlecasjusquelà.C’estaussiunemanièred’affirmerlasupérioritéde
la coutume du royaume sur celle des fiefs…puisque le roi juge selon sa
coutumeetpasseloncelledesautres.
Maisenmêmetemps,ilresteunroitrèsféodalenmaintenantlesystèmed’exploitation
seigneurial des vilains, même si l’argent occupe une place croissante dans la rente
féodale (moins de corvées et de redevances en nature). Il n’a été ni révolutionnaire ni
réformisteausensmoderne,maisutopiqueauvudel’idéaldepaixqu’ilprône.Iln’est
pasunroiabsolunonplus,leprouventleslimitesaupouvoirroyal:
- l’obéissanceàDieu,-
- l’obligation de respecter le bien commun que l’on voit expliciter pour la
régencedeBlanchedeCastille;
- JacquesdeRevignyestimequeleroideFrancerestesoumisàl’empereuretà
l’intérieurduroyaume,unvassaldoitdéfendresabaronnieavantdedéfendre
lapatriecommune,c'est-à-direleroyaume.
- On y ajoute sa conscience, l’examen de la conscience lié à une pratique
nouvelle de la confession. En interrogeant sa conscience, Saint Louis est
retenusurlechemindel’absolutisme…
Pour Jacques Le Goff, Saint Louis se démarque de ses prédécesseurs (seigneurs
territoriaux)etdesonpetit-fils,PhilippeleBel,véritablementroimoderne,surlabase
d’une royauté dont le fondement est la sacralité à laquelle Saint Louis a ajouté la
sainteté.
Pour Jacques Chiffoleau, l’analyse du roi très chrétien et moralisateur et
l’évocation d’une politique tirée des Saintes Ecritures (aumônes, processions, justice
symbolique,guérisonsdesmalades)estunevisiontropexclusivementfranciscainepour
justifiersanscontesteledéveloppementparadoxaldel’Etatmoderneàpartird’objectifs
religieuxetmoraux,etdoncpeut-êtrecalculés.Pourlui,lerègnedeSaintLouismarque
l’affirmation d’une forme de souveraineté moderne, dans le sens où certains choix
politiques ou manières de gouverner sont porteurs de modernité, souvent inspiré par
l’héritagedudroitromain,commetoutcequisertlaconstructiondelaMajesté.Sousson
règne,denouveauxlienspolitiquessontélaborésentreleroietlessujets.Maisàbien
des égards il reste aussi un roi féodal, un roi proche du modèle que les Miroirs aux
princesdéveloppentdeparlapenséethéologienne,unmodèlechristique.
Jean-Philippe Genet est plus nuancé voire pas trop d’accord. Il estime que les
signes de la genèse de l’Etat moderne ne font pas leur apparition avant la dernière
décennieduXIIIesiècle;etqu’unemonarchieféodaleaboutieenestlepointdedépart
nécessaire.Pourlui,unroimoderneestunroideguerreetnonunroidepaixcommele
fut Saint Louis, roi féodal en ce sens qu’il recherche le compromis, l’entente avec
l’adversaire,dèslorsquelaforcearméeéchoueoucesse.Lesroismodernessontlesrois
delaguerredeCentAns,ouencorecommePhilippeleBel,desroispourquilaguerre
sert la compétition avec les autres états européens et crée l’obligation de trouver et
d’augmenter les ressources nécessaires en innovant. Or Louis IX fait encore la guerre
féodale avec les limites de ressources imposées par le système des relations féodo-
8
vassaliques.S’ilyamodernitéc’estcellequ’imposel’absenceduroipartiencroisade.Il
fautbiengouvernerleroyaumependantqu’ilestphysiquementéloigné,etmaximaliser
lesressourcespourfinancerlesdeuxcroisades;cequelesAnglaissonthabituésàfaire
depuis plus longtemps, avec un roi en guerre sur le continent et pour financer cette
guerre contre les rois de France justement. Bref, que les circonstances poussent L9 à
avoirdespréoccupationsmodernes,commeimposersonautoritéàtoutleroyaumeet
plusseulementaudomaineroyal,n’enfontpasunroimoderne;maisilestunpeudes
deuxàlafois.
Toutefois,leroiestdevenuempereurensonroyaume.Ilesthéritierd’unetriple
tradition: chrétienne, romaine, carolingienne. Le roi a la responsabilité du royaume.
DepuisPhilippeAugusteilestmaîtredelaguerre,depuissaintLouisilestmaîtredela
paix. Il n’est le vassal de personne et peu à peu le lien de sujétion remplace le lien de
vassalitéentrelessujetsetlui.Ilincarnelamonarchie,devientsouverain.Lessujetslui
obéissent.Enéchangeildoitsepréoccuperdubiencommunetdusalutdesonpeuple;
lesdeuxsontlefondementdesonautorité.
SUPPLÉMENT3
LA CROISADE AU XIIIe SIECLE
La fin du XIIe siècle, marquée par la reprise de Jérusalem par Saladin en 1187 et la
troisième croisade, semble s’ouvrir par l’apogée de l’affrontement entre croisade et jihad et
par une radicalisation des idéologies de combat. En réalité, la période est marquée par un
essoufflement, voire déclin de l’idée de croisade, avec l’apparition de critiques parfois
radicales en Europe, et un effacement relatif du thème de Jérusalem.
Une conception plus pragmatique de l’affrontement se fait jour : si l’objectif affiché
reste le même – la libération de Jérusalem et de la Terre sainte – les croisés se concentrent sur
étapes nécessaires pour l’atteindre : Constantinople, au grand scandale de la chrétienté, et
surtout l’Egypte, nouveau centre de gravité du monde musulman. Surtout, l’irruption des
Mongols et la formation d’un empire allant d’un seul tenant des confins de l’Europe à la
Chine font entrevoir aux Européens l’existence d’autres mondes, au-delà de l’Islam, en
particulier le monde chinois, et de nouvelles perspectives, notamment commerciales.
Problématique : comment le dynamisme de l’Europe, centré sur la récupération de
Jérusalem, s’est réorienté vers de nouveaux horizons ? Pour cela, comment les croisés cèdent
la place aux missionnaires et comment l’action militaire cède le pas aux intérêts
commerciaux ?
I.
L’APOGEE DE L’AFFRONTEMENT ENTRE CROISADE ET JIHAD (1187-1192)
A. La situation des Etats latins d’Orient à la fin du XIIe siècle
La croisade, pèlerinage armé, émergea de la conjonction de deux traditions distinctes :
-celle du pèlerinage à Jérusalem ;
-celle de la guerre juste pour la défense du peuple chrétien, élaborée par saint Augustin (Ve
siècle),
La croisade fut d’abord un pèlerinage, une marche (iter) en arme, vers le centre de la
Création, Jérusalem. Dès le IVe siècle, se manifeste le désir de voir les Lieux saints. Si la
9
Jérusalem terrestre n’est que le reflet imparfait de la Jérusalem céleste, elle est surtout le
théâtre de la vie du Messie et de la Passion.
Jérusalem tomba en 1099
Malgré tout les Francs conquirent, avec l’appui décisif des flottes italiennes, le littoral
syro-palestinien et créèrent quatre Etats latins en Orient : le comté d’Edesse, la principauté
d’Antioche, le comté de Tripoli et le royaume de Jérusalem.
Pour cela ils avaient bénéficié de l’appui des Italiens qui étaient le lien indispensable
avec l’Europe, d’où venaient pèlerins et renforts. Un autre pilier des Etats francs, était
constitué par les ordres militaires (Hospitaliers et Templiers), qui possédaient de riches
commanderies européennes et avaient une grande capacité de recrutement. La force des
ordres militaires permit de pallier la faiblesse militaire des Etats latins en Terre sainte.
Celle-ci est complètement dépendante de l’Europe, en témoigne l’appel constant à de
nouvelles expéditions de croisade dès le XIIe siècle, et cette dépendance s’accentue encore au
XIIIe siècle, au profit des Italiens, des ordres, et des grandes royautés d’Occident.
B. La reprise de Jérusalem par Saladin (1187)
Il fallut attendre le milieu du XIIe siècle, soit plus d’un demi-siècle après la conquête
de Jérusalem, pour que les souverains musulmans de Syrie réagissent à l’irruption des Latins
et fassent du jihad le principe de leur action.
Dans ce contexte, le jihad (« effort » en arabe), la « guerre sainte », ou plutôt la
« guerre légale », désigne une idéologie de combat, élaborée pour l’essentiel au début IXe
siècle, en un temps où les conquêtes islamiques étaient achevées.
une telle idéologie ne pouvait émerger qu’une fois les frontières de l’empire arabomusulman stabilisées car ce n’est qu’à ce moment là qu’on peut distinguer un territoire de
l’Islam (dâr al-islâm) d’un territoire infidèle (dâr al-harb).
Le jihad n’est pas un devoir personnel pour un musulman (à la différence de la prière,
du jeûne ou du pèlerinage). C’est en revanche un devoir du souverain, qui l’honore plus en
théorie qu’en pratique, l’état de guerre se déclarant toujours pour des raisons
fondamentalement politiques.
Dans les deux camps, la notion de guerre sainte permet aussi d’exiger l’unanimité et
de réduire les dissidences ou « hérésies » qui l’affaiblissent (chiisme en Islam ; catharisme
dans la chrétienté). L’objectif du jihad suppose l’union préalable des régions musulmanes
voisines des Etats croisés, ce qui permet de justifier les guerres entreprises contre d’autres
souverains musulmans, normalement interdites par le droit musulman (fitna, « discorde » ou
« guerre civile » = « guerre illégale »), afin d’annexer leurs territoires .
Au nom de cette union des croyants, Saladin réussit à conquérir, en une dizaine
d’années (1174-1183) un immense empire, en réunifiant l’Egypte et la Syrie. Voici comment
sa chancellerie justifia son action :
Si la guerre contre les Francs n'avait pas nécessité l'unité, peu lui aurait importé que le
monde islamique fût partagé entre beaucoup de souverains.
Qâdî Fâdil, chancelier de Saladin
Sa victoire annonce l’ascendant que prend alors l’Egypte sur la Syrie, qui ne cessera de se
confirmer au XIIIe siècle. Une fois maître de cet ensemble, Saladin s’engagea dans le jihad,
sans quoi on pourrait douter de la sincérité de son engagement comme combattant de la foi.
Le 4 juillet 1187, il écrasa l’armée du roi de Jérusalem à Hattin, sur les bords du lac de
Tibériade. Le royaume de Jérusalem s’effondra en trois mois : Jérusalem tomba le 4 octobre.
Seule Tyr et Tripoli résistèrent et devinrent les deux bases arrières des forces chrétiennes qui
s’engageront dans la troisième croisade
C) La troisième croisade (1189-1192)
10
L’écho de la chute de Jérusalem fut immense dans la chrétienté latine : le pape Urbain
VIII mourut du choc reçut par la nouvelle ! Le nouveau pape Grégoire VIII lança un nouvel
appel à la croisade. En 1189, l’empereur Frédéric Barberousse, les rois de France et
d’Angleterre, Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion, prirent la croix. Le destin de la
croisade reposait désormais sur les rois d’Occident
L’expédition allemande choisit la voie de terre, bouscula les Byzantins, mais tourna
court : la noyade de Frédéric Barberousse (1190) en Cilicie dispersa la croisade. En revanche,
les flottes des rois de France et d’Angleterre parvinrent sans encombre devant Acre en 1191,
la ville la plus peuplée de l’ancien royaume de Jérusalem. La ville tomba la même année
grâce à la prépondérance navale des Latins. Après le départ du roi de France, Richard parvint
à reprendre Jaffa et l’essentiel du littoral. Mais le roi d’Angleterre, désormais seul, pressé de
regagner son royaume, renonça à tenter l’assaut sur Jérusalem. La paix de septembre 1192
laissait aux Francs la côte, aux musulmans l’intérieur et Jérusalem. Saladin mourut quelques
mois plus tard.
Transition : cette croisade est un échec au vue des ambitions initiales puisque la prise
de Jérusalem n’ a pas eu lieu. Le XIIIe va marquer un changement important dans la
perception de la croisade et l’investissement des forces laïques dans ce genre d’expédition…
II.
APAISEMENT OU REORIENTATION DE L’AFFRONTEMENT (1193-1250) ?
A. Le déclin de l’idée de croisade et du thème de Jérusalem
L’idée de croisade connaît incontestablement une crise au XIIIe siècle. Liée à deux
facteurs qu’on a déjà vu
- Les difficultés de la papauté, affrontée à Frédéric II,
- et l’essor des royautés
Ces deux facteurs entraînent l’affaiblissement de l’unanimité du peuple chrétien et de
l’autorité de Rome, qui étaient les ressorts des premières expéditions.
À l’origine, la croisade est un projet pontifical, l’ambition d’une papauté capable de
mobiliser les énergies de l’Occident latin qu’elle organise, qu’elle domine aux dépens des
empereurs et des rois, des évêques mêmes, au bénéfice des moines et des chevaliers. Jamais,
l’Europe ne parut plus unie dans ses entreprises.
Pourtant, dès le pontificat d’Innocent III (1198-1216), où l’on place généralement
l’apogée de la papauté médiévale, le pape échoue à renouveler l’appel à la Croisade auprès
des souverains, en raison du conflit entre Plantagenêt et Capétiens.
Pire, en 1204, il ne peut empêcher le détournement de la IVe croisade sur
Constantinople, prestigieuse capitale chrétienne de l’Empire byzantin, dont la prise et le sac
suscita une immense indignation dans toute l’Europe.
L’extension du concept de croisade à toute guerre chrétienne et pontificale, en tout lieu
– contre les hérétiques cathares dans le Midi de la France (1209-1229), les païens en Prusse
(1190-1329), les musulmans en Espagne (1212) et les opposants politiques du pape, surtout
en Italie (1198-1268) –, acheva de brouiller l’objectif et le sens de l’entreprise. Aussi les
critiques se multiplient dans la première moitié du XIIIe siècle dans toute l’Europe :
Rome traîtresse, la cupidité t’a fait perdre la mesure, si bien que tu prends trop de laine
à tes moutons…Tu fais peu de mal aux sarrasins, mais tu massacres les Grecs et les
Latins. (Guilhem Figueira sur la Quatrième croisade, 1227-1229)
Une guerre injuste, lancée plus par esprit de convoitise que pour l’extermination des
vils hérétiques. (Roger Wendover sur la croisade contre les cathares, in Flores
historiarum, 1226)
Comment le Seigneur aurait-il pu permettre que Saladin reprenne la terre conquise au
prix de tant de sang chrétien, que l’empereur Frédéric périsse noyé…et que le roi
11
Louis soit fait prisonnier en Egypte…si ce genre d’entreprise lui était vraiment
agréable? (Humbert de Romans dans un rapport remis au concile Lyon II, 1274)
Sur le long terme, on assiste à une évolution croisée du sentiment des chrétiens et des
musulmans envers Jérusalem, qui joua un rôle sans doute décisif dans le destin de la Terre
sainte.
Au XIe siècle, Jérusalem préoccupe grandement les esprits occidentaux à un moment où la
cité occupe une place très secondaire dans la piété musulmane (elle n’est que la troisième
ville sainte de l’Islam, loin derrière La Mecque et Médine).
Un siècle plus tard, Jérusalem est devenue l’objectif prioritaire du jihad et le thème de la
« Ville sainte » (al-Quds) fait l’objet d’une intense propagande orchestrée par tous les
pouvoirs musulmans de la région pour légitimer leur action. Or en même temps, et plus
encore au XIIIe siècle, le thème de Jérusalem intéresse de moins en moins les esprits
occidentaux, au point que Saint Louis paraît fortement isolé dans sa démarche.
L’effacement du thème de Jérusalem est lié aussi à une meilleure connaissance de
l’Islam : la chrétienté discernait mieux, au début du XIIIe siècle non seulement les dogmes de
l’islam, la division du chiisme et du sunnisme (Guillaume de Tyr), mais aussi la répartition
des forces entre les différents Etats musulmans.
Si le but final – la libération de Jérusalem – ne fut pas abandonné, l’attention se
concentra désormais sur les étapes nécessaires pour y parvenir. Constantinople, conquise par
les croisés de 1204, pouvait faire figure d’utile relais vers la Terre sainte. L’Egypte surtout fut
la cible majeure des croisés de 1217 (5e croisade) à 1250 (6e croisade),
Quelles sont les raisons de cette réorientation des objectifs ?: l’Europe avait pris
conscience du rôle central de la vallée du Nil dans l’empire des Ayyoubides, successeurs de
Saladin et maîtres de Jérusalem. La stratégie qui se dessine, en attaquant les musulmans en
Egypte plutôt qu’en Syrie, confirme le déclin de l’idéal religieux centré sur la défense des
lieux saints et confirme la prise en compte des réalités économiques et politiques de l’Orient.
La croisade y gagna en préparation militaire et diplomatique, en calcul géopolitique, mais elle
y perdit en enthousiasme, malgré l’ampleur des mouvements apocalyptiques au XIIIe siècle,
dont témoignent la croisade des enfants en 1212 et celle des Pastoureaux en 1251.
En contre partie du déclin de l’idéal de la croisade, émerge une nouvelle stratégie pour
vaincre l’Islam : la mission. Elle repose sur l’idée neuve de conversion, présente dès l’origine
des ordres mendiants (franciscains et dominicains). Le choc de la perte de Jérusalem (1187)
avait fait comprendre en Europe la réelle puissance des États musulmans.
L’espoir de pouvoir les chasser des terres autrefois chrétiennes avait diminué, et l’idée
que la puissance de l’Islam pouvait être combattue autrement que par des moyens militaires et
politiques avait progressé. Cette attitude nouvelle supposait qu’un dialogue puisse s’amorcer
avec les musulmans pour tenter de leur prêcher la Bonne parole et les convertir au
christianisme.
Le pionnier fut saint François d’Assise qui fut reçu par le sultan d’Egypte, al-Kamil,
en 1219. A partir de 1238, ces missions reçurent l’appui institutionnel de la papauté. Si les
résultats en terme de conversion furent peu importants, les missions ont eu l’avantage de
mettre fin à l’idée qu’on ne pouvait pas avoir de liens avec l’Islam autrement que par la
confrontation militaire.
B. La IVe croisade et la rupture de la Chrétienté
1. La « Partitio Romanie » : la formation d’un nouvel Orient latin
Après la prise de Jérusalem par Saladin, l’aristocratie franque et les rois eux-mêmes
trouvèrent à Chypre, conquise par Richard Cœur de Lion en 1191 aux dépens des Byzantins,
une assise plus sûre que leurs possessions incertaines de Syrie-Palestine. La quatrième
12
croisade (1202-1204) accentua cette évolution. Détournée par Venise vers Constantinople,
dont elle s’empara en 1204, elle ouvrit à la domination latine des terres plus profitables, plus
proches de l’Europe occidentale, et moins menacées que la Terre sainte. Après trois jours de
pillage, de viol et de massacres, la ville est à eux. Jean Flori a souligné le caractère paradoxal
de la croisade :
« La croisade avait à l’origine pour but de secourir les chrétiens d’Orient berceau du
christianisme et d’aider l’Empire byzantin à reconquérir les territoires envahis par les
musulmans, dans une perspective d’union des Eglises. Or, les croisades ont accentué
et scellé la désunion ».
En effet, davantage que les événements de 1054, qui ne représentent qu’une crise parmi
beaucoup d’autres, le sac de Constantinople de 1204 a consommé la rupture durable entre
l’orthodoxie et l’Eglise romaine.
La prise de Constantinople par les croisés en 1204 entraîna la disparition provisoire de
l’empire byzantin et la création d’un empire latin. La partie centrale de l’ancien empire
revient à Baudouin de Flandre élu empereur en 1204 avec l’appui des Vénitiens. Trois
principautés franques s’établissent sur les terres byzantines : le duché d’Athènes, la
principauté d’Achaïe et le royaume de Thessalonique. Les Vénitiens, grands bénéficiaires de
l’opération obtinrent des privilèges commerciaux et une partie importante de Constantinople
et un chapelet d’îles, entre Venise et Constantinople, dont les principaux points d’appui
étaient la Crête et les Cyclades. Ce dispositif permit aux Vénitiens de dominer la mer Egée et
de contrôler le passage en mer Noire que leurs marchands commencent à sillonner. Les Latins
ne peuvent empêcher la création par les Grecs de trois nouveaux Etats : l’empire de Nicée,
l’empire de Trébizonde et l’Epire.
La prépondérance maritime des Latins en Méditerranée orientale s’en trouva
confirmée, et la croisade parut disposer de bases de départ plus solides que jamais. En réalité,
ces conquêtes privèrent le royaume de Jérusalem de chevaliers et d’immigrants attirés par ces
horizons nouveaux. Les forces chrétiennes au Levant, circonscrites sur un mince territoire
littoral, connaissent une hémorragie croissante de leurs défenseurs qui sont attirés par les
terres et les droits seigneuriaux à prendre dans l’Empire latin de Constantinople : le centre de
gravité de la présence latine reflue lentement vers la mer Egée.
De même que la croisade ne visait plus exclusivement Jérusalem, la Terre sainte
n’était plus le seul Orient, l’unique aventure d’outre-mer des Latins.
2. Le vol des reliques
La IVe croisade contribua également à accentuer le déclin de la Terre sainte dans la
piété occidentale. Constantinople représentait, en outre, le plus grand entrepôt de reliques du
monde chrétien. Lors du sac de la ville en 1204, les croisés s’emparèrent des reliques des
églises et des monastères, provoquant, durant les deux premières décennies du XIIIe siècle, un
transfert systématique des objets sacrés d’Orient en Occident. Leur dépôt dans les églises et
monastères d’Occident bouleversa la carte et la hiérarchie des pèlerinages, dont l’essor est du
avant tout au culte des reliques. Pour les fidèles, le voyage aux Lieux saints de Syrie-Palestine
devint peut-être moins indispensable, puisqu’ils peuvent désormais vénérer près de chez eux
les reliques de la passion du Christ et les souvenirs des martyrs et des saints.
C. La croisade de Frédéric II (1228-1229)
C’est paradoxalement Frédéric II, empereur excommunié, image de l’Antéchrist, qui
parvint à restituer Jérusalem aux chrétiens en 1229. La croisade prit chez lui une dimension
mystique, étonnamment pacifique. Il ne considère pas la cession de Jérusalem en 1229
comme l’aboutissement d’une guerre sainte, mais bien comme l’indispensable socle du
pouvoir impérial tel qu’il le conçoit. Il lui importe bien plus de ceindre la couronne du
royaume latin que de « prendre » la Ville sainte : il était en effet, par son mariage avec
13
l’héritière du Royaume Latin, le roi en titre de Jérusalem. N’oubliez pas que l’empereur est
quasi le seul souverain européen sans capitale et que Jérusalem lui offre le pendant de Rome
qui est occupée par son adversaire…
Il réussit d’ailleurs sans coup férir, en signant avec le sultan d’Egypte al-Kamil le
traité de Jaffa (1229), à l’issue de négociations où il sut jouer habilement des divisions au sein
du camp musulman. Ainsi couronné, Frédéric II peut se prétendre à la fois « nouveau David »
et « Cosmocrator » (Kantorowicz).
La récupération de Jérusalem, par un empereur excommunié, en butte à l’hostilité des
principaux seigneurs chrétiens de la région, ne fut pas accueillie avec enthousiasme. Une
intense propagande fait de cet accord la preuve d’une attitude trop complaisante envers les
musulmans. D’autant que Frédéric II n’agissait manifestement pas pour rétablir les Etats
latins et leurs défenseurs dans leurs droits mais pour imposer sa propre souveraineté au
Levant.
Cela ne redore pas son blason aux yeux de la papauté . La brutalité dont il fit preuve
dans ces revendications, contrastant avec les efforts diplomatiques déployés envers les
représentants du sultan, coalisa les oppositions contre lui sur place, du patriarche de
Jérusalem, de l’aristocratie locale et des ordres militaires, plongeant le royaume dans la guerre
civile. La politique de Frédéric II anéantit les efforts entrepris par les rois de Jérusalem depuis
la fin du XIIe siècle, pour consolider leur royaume et donc ses chances de survie.
Transition : Frédéric partira et laissera Jérusalem à l’abandon en quelque sorte, en
proie à ses désordre internes….or la ville dont les murailles sont toujours pas terre n’a
pas les moyens de résister aux assauts des troupes musulmanes…
III.
LA PERTE DE LA TERRE SAINTE ET L’OUVERTURE DE NOUVEAUX HORIZONS
ORIENTAUX
A. La perte de Jérusalem et la formation du sultanat mamelouk
Alors que le royaume de Jérusalem s’enfonçait dans l’anarchie, le sultan d’Egypte
s’était employé, dès 1240, à constituer un solide corps d’esclaves-soldats, les mamelouks
(mamluk), acquis en Anatolie et dans le Caucase. Formidable machine de guerre, ces
mamlouks écrasèrent les chevaliers chrétiens en 1244 à La Forbie et donnèrent l’assaut à
Jérusalem. La Ville sainte, était définitivement perdue pour la chrétienté.
Ils s’opposèrent victorieusement à la croisade de Saint Louis (1249-1250). La stratégie
de saint Louis soulève quelque perplexité. Il fut incontestablement, de tous les rois, le plus
habité par l’idéal religieux de la croisade, n’hésite pas à lever une puissante armée (plus de
20 000 hommes) et refuse toute négociation avec le sultan d’Egypte.
Pourtant, Jérusalem n’est pas son but premier. Reprenant les ambitions de la
cinquième croisade, avec peut être l’intention d’établir une colonie franque en Egypte, le roi
de France débarqua en effet en 1249 à Damiette. Mais l’armée de Saint Louis s’embourba
dans le delta, traversé de canaux difficiles à franchir et insalubre. L’épidémie autant que la
résistance des mamlouks déterminèrent la capitulation de l’armée royale à la Mansura (1250).
Cette défaite a provoqué une vraie catastrophe militaire, aggravée par la capture du roi
malade. Libéré quelques mois plus tard, le roi surprit son entourage en regagnant la Syrie
franque, dont il s’employa pendant quatre ans (1250-1254) à renforcer les défenses, et à
étudier la situation4.
4
Pendant ce temps, quelques semaines après Mansura, les mamlouks exécutèrent le dernier sultan ayyoubide qui
menaçait de les licencier et firent un coup d’Etat en désignant dans leurs propres rangs les nouveaux maîtres de
l’Egypte. Le nom de Mamlouks devint désormais celui d’un pouvoir. L’originalité du système résidait dans le
fait que le pouvoir était réservé aux seuls mamelouks, c’est-à-dire aux seuls affranchis soldats, nés hors de
l’empire, capturés ou, le plus souvent, achetés jeunes puis islamisés, au sein des casernes qui dépendaient du
palais et où ils étaient formés à la guerre.
14
B. Saint Louis, les Mongols et les rêves de grande alliance
Un nouvel acteur allait bouleverser la donne au Proche-Orient : les Mongols. Le
fondateur de leur empire, Gengis Khan (1206-1227), après avoir conquis la Mongolie et le
nord de la Chine, s’était emparé de l’Asie centrale et avaient atteint les frontières orientales de
l’Islam, où ils se livraient à des destructions systématiques, notamment au Khurasan (NE de
l’Iran). Ils étaient connus de la chrétienté depuis les dévastations qu’ils avaient infligées à la
Russie, à la Hongrie, à la Pologne et à l’Allemagne (1238-1242). Le pape et l’empereur
Frédéric II avaient appelé à les combattre.
Mais, une fois les premières terreurs passées, plusieurs ambassadeurs latins avaient
déjà tenté de comprendre les intentions des Mongols, leur religion, d’évaluer les chances
d’une entreprise de conversion, d’une éventuelle alliance contre l’Islam.
L’attitude religieuse des Mongols fut en effet assez originale : chamanistes au moment
de leurs conquêtes, les Mongols étaient assez ouverts aux autres religions, considérant qu’il
n’y avait pas incompatibilité avec leur propre croyance, dominée par le dieu de la victoire
Tengri. Cette ouverture explique l’absence de conversion, dans un premier temps, aux grands
courants du moment.
En 1248, saint Louis, pendant son escale à Chypre, reçoit une ambassade mongole qui
lui propose, d’après Joinville, de « l’aider à conquérir la Terre sainte et de délivrer Jérusalem
de la main des Sarrasins » : peut-être a-t-il pensé que pendant que les Mongols attaqueraient
les musulmans en Syrie, les Latins prendraient pour cible directement la riche Egypte.
La défaite face aux Mamelouks ne permit pas de réaliser, s’il avait été possible, un tel
plan. Mais une fois libéré, espérant toujours nouer une grande alliance avec les Mongols pour
prendre à revers les Mamelouks et encouragé par des informations selon lesquelles les
Mongols étaient sensibles au christianisme nestorien, Saint Louis dépêcha vers le grand khan
le franciscain Guillaume de Rubrouck en 1253, à l’heure même où les Mongols songeaient à
une nouvelle expansion en terre d’Islam. Parti du Khurasan, les Mongols conquirent tout
l’Orient musulman, l’Iran et l’Irak, et saccagèrent en 1258 Bagdad, ville mythique qui était le
centre incontesté du monde musulman, exterminèrent sa population et firent exécuter le calife
abbasside dont la famille régnait sur l’Islam depuis le VIIIe siècle. Aussi, lorsque les cavaliers
mongols envahirent la Syrie en 1259-1260, l’Islam semblait près de sa perte.
C. Chute d’Acre et nouvelles perspectives
Mais Hulagu, et le plus gros de son armée, fut rappelé en Mongolie par la mort de
Mongke (1259) et le règlement de la succession. Son lieutenant fut battu par les Mamelouks
en 1260 à Ayn Jalut, en Palestine. La réputation d’invincibilité des Mongols s’effondre ainsi
que les espoirs d’une victoire des chrétiens sur les musulmans en Orient. A partir de 1260,
sous le règne de Kubilay Khan (1260-1294), le protecteur de Marco Polo, l’empire du grand
Khan, désormais divisée en quatre entités, était désormais gouverné depuis la Chine. La
conquête mongole reflua au-delà de l’Euphrate et laissa les Francs face au pouvoir des
Mamlouks, sauveurs de l’Islam et maîtres désormais incontestés de l’Egypte et de la Syrie.
Une administration minutieuse unissait étroitement les deux pays et, surtout, cette
domination mamelouke disposait d’une puissance militaire sans doute supérieure à celle du
vainqueur de Jérusalem. Ces derniers firent du démantèlement des places fortes croisées la
priorité de leur action. De leur côté, les croisés apparaissaient de plus en plus isolés en un
temps où la croisade n’attirait plus la chevalerie et délaissés par les Italiens qui traitaient avec
les Mamelouks pour développer leur commerce. En Europe, La lassitude et le manque
d’enthousiasme était perceptible :
15
Sans courir de tels risques (croisade), on peut gagner Dieu ici (France) et vivre de son
héritage…
Dites au soudan (sultan) que je me moque de ses menaces. S’il vient par ici, il lui en cuira.
Mais là-bas je n’irai pas le chasser. Je ne fais tort à personne…
Ici (les croisés) ne valent pas cher, quand ils reviennent. Si Dieu est partout dans le
monde, il est en France sans aucun doute.
Rutebeuf (m. 1285)
Les Mamelouks achevèrent de chasser les croisés en s’emparant d’Acre en 1291 et le
Krak des Chevaliers fut évacué l’année suivante par les Hospitaliers. La conversion à l’islam
du principal représentant du pouvoir mongol au Proche Orient, les Ilkhanides d’Iran, en 1295,
et la signature de la paix entre celui-ci et les Mamelouks en 1323, achevèrent de briser le rêve
caressé par les chrétiens de grande alliance pour étouffer l’Islam.
Mais l’échec des croisades ne signifie pas la fin de la présence latine en Orient. Bien
au contraire ! La maîtrise de la mer appartient aux Latins. Surtout, la domination latine en
Méditerranée et la pénétration commerciale italienne s’amplifièrent, les Italiens s’établissant
dans les villes de l’intérieur du domaine mamelouk comme Alep grâce à des traités bilatéraux.
Les accords avec Gênes, au moment même où disparaissent les derniers croisés,
indiquent le décalage entre les affaires et la guerre tant chez les musulmans que chez les
chrétiens. Si Jérusalem est hors d’atteinte dès 1250, elle est aussi moins prometteuse que
Constantinople et les rives de la mer Noire, d’où l’on gagne l’Asie centrale et le monde
chinois –. Constantinople est largement aux mains des Italiens : les Génois se sont
simplement substitués aux Vénitiens, coupables du sac de 1204.
Guillaume de Rubrouck et, après 1260, Marco Polo, sont les deux figures
emblématiques de ces vastes espaces. Le croisé cède le pas au missionnaire, et surtout au
marchand.
Conclusion :
La période s’achève par un double paradoxe :
- Malgré l’échec de la libération de Jérusalem et de la perte des Etats latins d’Orient
en 1291, les Latins sortent grands vainqueurs de la confrontation méditerranéenne
avec l’Islam : les Italiens en particulier, Génois et Vénitiens, ont affirmé leur totale
suprématie militaire et économique sur mer.
- Loin d’entraîner une fermeture de l’Orient aux Européens, la perte des Etats latins
d’Orient s’accompagna d’une ouverture de nouveaux horizons asiatiques en
découvrant, avec les Mongols, qu’il existe, au-delà de l’Islam un autre Orient, en
particulier le monde chinois.
L’échec de la croisade au XIIIe siècle (prise de Jérusalem en 1187 ; chute des Etats
latins d’Orient en 1291) marque la fin d’une illusion de la Chrétienté latine, l’idée que la
capitale de la Chrétienté est à Jérusalem. A cet égard, l’échec des croisades fut une condition
très favorable à l’unité de l’Europe. Il scelle l’adéquation de l’Europe et de la Chrétienté pour
longtemps.

Documents pareils