Georges Duhamel: «Entretiens dans le tumulte» Wagner fait

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Georges Duhamel: «Entretiens dans le tumulte» Wagner fait
«Il n'y a de vraie révolution que morale»
Georges Duhamel: «Entretiens dans le tumulte»
Wagner fait précéder les dix volumes de ses «Gesammelten Schriften
und Dichtungen» d'une préface datée: «Tribschen près de Lucerne, en
juillet 1871», et intitulée: «Vorwort zur Gesamtherausgabe». Dans ces
quelques pages, bardées de pointes ironiques, l'auteur justifie la raison
d'une publication que certains auraient désirée posthume. Pour lui,
l'exécution correcte de ses oeuvres ne pouvait que profiter de ces
précisions qu'il était inutile de dissimuler plus longtemps. D'ailleurs
elles étaient publiées séparément, et leur accès était rendu difficile par
leur éparpillement. D'où l'idée de les réunir en une série de volumes
contenant ainsi l'ensemble approximatif de ses oeuvres littéraires. Et
Wagner de les introduire, lors de leur publication collective postérieure,
par des commentaires qui éclairent leur contenu et tentent de recréer
l'atmosphère dans laquelle ces textes furent conçus.
C'est ainsi qu'il plaça, au début des deux tomes qui contiennent ses
écrits en rapport avec l'idée de la révolution, une introduction dont la
pénétration illustre admirablement le caractère de ses propos. S'appuyant sur la citation d'un texte de Thomas Carlyle extraite de son
«Histoire de Frédéric le Grand», il voit dans le phénomène «révolution»
le moteur d'un irrésistible besoin d'autodestruction face à la corruption
mensongère d'une organisation tyrannique défaillante. «Mieux vaut
mourir que vivre plus longtemps dans le mensonge» proclament, selon
Carlyle, les révolutionnaires en marche. Et cette abnégation de soimême, ce renoncement à la vie leun donnent une force irrésistible à
laquelle la tyrannie a de la peine à s'opposer. A la recherche de
véridiques conducteurs, ils préfèrentl'anarchie à une organisation men
songère, vivant dans une véritable hantise d'être à nouveau trompés. Et
Carlyle de terminer sa harangue passionnée par cette injonction: «Mille
ans d'un empire anarchique; - diminuez cette durée, donnez le sang de
votre coeur pour la raccourcir, vous tous, sages héroïques sur le point de
vous manifester!»
Wagner ne pouvait connaître ce texte quand il écrivit en 1849 «L'Art
et la Révolution», car l'ouvrage de Carlyle parut à Londres en six
volumes dans les années 1858-1865; une version allemande des trois
premiers tomes, réalisée par Neuberg, n'ayant vu le jour à Berlin
qu'entre 1858 et 1863. C'est donc peu de temps avant de rédiger son
introduction qu'il lut ce passage venantconfirmer ses réflexions de 1849.
Comme très souvent chez lui, la lecture d'autrui ne fait que renforcer ses
propres positions, un phénomène particulièrement sensible dans ses
rapports avec la pensée de Schopenhauer. D'ailleurs, Wagner n'avait
pas attendu les soulèvements de Dresde pour se créer une opinion face
aux différents courants révolutionnaires. Très versé dans la connais
sance des événements qui avaient bouleversé la fin du XVIIIe siècle en
France et ailleurs, il s'était familiarisé, durant son séjour parisien (18391842), avec les nouvelles tendances d'un mouvement qui n'attendait que
l'occasion pour se manifester. Mais ce serait une erreur de supposer que
seul l'exemple français soit la base d'un état d'esprit, dans le détail, fort
personnel. Depuis sa tendre jeunesse, Wagner s'était insurgé contre
toute autorité n'émanant pas d'un accord la liant à la volonté d'une
collectivité. Dans ce sens, ses études des textes antiques sous la direction
de son maître Sillig revêtent une importance capitale. Il s'en souvient
quand, dans sa solitude désespérée de Blasewitz, il lit avec passion le
roman de Bulwer «Rienzi, le dernier des tribuns» dans une version
allemande criblée de fautes d'impression.
L'histoire que Wagner a mise en musique est célèbre, et chacun en
connaît le livret ou du moins son résumé. Plus rares sont ceux qui ont
pris la peine de lire le roman de l'auteur des «Derniers jours de Pompeï»
dans la traduction allemande de Zarnowski qu'a utilisée le compositeur.
Ceci est d'autant plus compréhensible que Bulwer-Lytton est de nos
jours complètement oublié, et que son roman passe aux yeux de notre
critique pour un insupportable navet. Publié en 1835, ce long roman
historique connût d'abord une certaine vogue avant que d'être maltraité
par des journalistes impatientés par les nombreux commentaires psy
chologiques, politiques et philosophiques dont est truffé le récit propre
ment dit. Ce récit s'éparpille d'ailleurs entre trois personnages princi
paux dont les destinées sont si différentes les unes des autres, qu'un
lecteur inattentif peut facilement perdre le fil de l'histoire. C'est ce qui
arriva à Donizetti à qui l'ouvrage tomba des mains alors qu'il venait d'en
aborder la lecture. Wagner fut plus perspicace,et si son livret abandonne
tout ce qui peut paraître superflu, il n'en a pas moins lu attentivement
le texte entier du romancier anglais, dont les idées politiques et morales
l'ont certainement captivé. On retrouve des traces de cette lecture dans
ses textes polémiques de 1849, 50 et 51 et jusque dans ses oeuvres, en
particulier dans les fins de «l'Or du Rhin» et du «Crépuscule des Dieux»,
dans les «Maîtres Chanteurs» et au second acte de «Tristan».
En général, ce sont surtout les rapports entre le peuple et ses
conducteurs qui intéressent Wagner, et l'insistance avec laquelle Bulwer caractérisé le pouvoir héréditaire, qu'il oppose au pouvoir attribué
par le peuple, n'était pas pour lui déplaire. Confrontées à la pensée du
futur Wagner, les prises de position de Bulwer sont également surpre
nantes, surtout celles concernant l'inversion éthique du jour et de la
nuit, la puissance apocalyptique du feu et le danger d'une révolution
avortée. Je n'en veux pour preuve que l'étonnante similitude entre une
phrase de Bulwer et l'atmosphère étrange émanant, à la fin de «l'Or du
Rhin», d'une situation que l'orage n'a pu clarifier. L'arc-en-ciel est là,
témoignage trompeur d'un accord, alorsque retentit dans les tréfonds du
fleuve la plainte des Filles du Rhin délestées de leur trésor, et qu'est
suggérée musicalement l'épée du héros futur. Bulwer avait écrit (page
152 de l'édition «Reclam»): «Wehe dem Geschlecht, in dem die Révolution
keine Frttchte trâgt, indem der Blitzstrahl die Hôhen niederschmettert,
aber nicht die Luft reinigt». «Malheur à la race dont la révolution ne
donne pas de fruits alors que l'éclair foudroie les cimes sans purifier
l'air». Et je n'ai pas besoin d'insister sur les rapports théâtraux et
symboliques entre les incendies du Capitole, de la forge de Wieland et du
Crépuscule des Dieux; ils sont évidents tout comme sont évidentes les
analogies de caractère entre le peuple romain de «Rienzi» etle peuple tel
que le conçoit Wagner dans «l'Art et la Révolution» et dans l'»Oeuvre
d'Art de l'Avenir». Pour Wagner, le mot «peuple» n'a pas un sens
«élastique» comme pour Mirabeau. Et il répète à plusieurs reprises ce
que Bulwer imagina si bien: «Es gibt nur ein Volk, nicht ein erstes und
zweites» - «Il n'y a qu'un peuple, pas un premier et un second».
Nous reviendrons sur cette notion de peuple si importante dans sa
vision d'une oeuvre d'art future basée sur une collaboration collective.
Car pour Wagner, l'esprit de la révolution ne suscite pas seulement le
désespoir de la révolte, mais aussi et surtout l'accès à la liberté. Et cet
accès à la liberté, il se l'imagine possible en se rendant à Paris où son
«Rienzi» devrait être mieux compris qu'en Russie ou en Allemagne. Ce
en quoi il n'avait pas tort, tout en ignorant les difficultés qu'une telle
entreprise devait susciter. Le malheureux allait en subir tragiquement
les conséquences. Inconnu, humilié, exploité, pauvre, endetté, découra
gé, désespéré même, il ne dut son salut qu'à sa ténacité doublée d'une
assurance infaillible en son destin d'artiste. C'est ainsi qu'il put suppor
ter les tâches abrutissantes que lui imposait Schlesinger, rire de la bêtise
méchante de Pillet, s'abaisser à solliciter l'aide de Meyerbeer, résister
aux pressions de ses créanciers impatients et ignorer l'attitude déplai
sante de sa demi-soeur Cécile Avenarius-Geyer se dérobant aux insinua
tions intéressées de l'éternel quémandeur.
Cette situation misérable lui fît concevoir la révolution sous un aspect
différent sans que jamais il n'imaginât devoir y prendre part. Les idées
des tenants d'une révolution sociale le captivaient sans ^atteindre
personnellement. Cela est d'autant plus passionnant à étudier que ce
côté de sa personnalité se manifestera à Dresde d'abord, puis à Zurich,
quand il rédigera ses écrits polémiques et passera à la réalisation du
«Ring». Insistons maintenant déjà, que jamais pour Wagner la propriété
ne sera du vol, et qu'il fera une nette différence entre l'or et l'anneau, tant
dans le poème que dans la musique de la «Tétralogie». Il y a là matière
à méditation, surtout à la fin de ce siècle oùl'étatisation des festivals et
les exégèses marxistes du «Ring» s'opposent aux idéaux d'un homme qui
croyait, par delà la révolution, retrouver l'entité artistique du siècle de
Périclès.
Cetidéal qu'il recherche, comme Rienzi tentaitde ressusciter la gloire
morale de la Rome antique, il croit le percevoir dans le futur grâce aux
qualités de synthèse de l'»Oeuvre d'Art de l'Avenir». Or cette expression
artistique globale peut compter sur la collaboration d'éléments que ne
connaissaient pas les Anciens, éléments auxquels Wagner est rendu
attentif à Paris sans en concevoir encore nettement l'apport. Relevons
tout d'abord les sources moyenâgeuses germaniques, que lui révèle
Samuel Lehrs, les retrouvailles avec l'art symphonique de Beethoven,
grâce à Habeneck, et l'idée de substituer aux commentaires des choeurs
les monologues des personnages principaux selon une technique chère
à Shakespeare. En gestation à Paris, mûrement réfléchies à Dresde, ces
idées, attisées par le vent révolutionnaire des années 48 et 49, allaient
trouver leur aboutissement dans l'exil helvétique, la rédaction des
traités polémiques et l'élaboration du plan de «l'Anneau du Nibelung»
dont une partie sera relativement rapidement réalisée.
Wagner a-t-il été emprisonné pour dettes à Paris? La question reste
ouverte, bien que la réfutation présentée par Gertrud Strobel et Werner
Wolf en 1967, lors de l'édition complète du premier volume des lettres,
soit particulièrement convaincante. La lettre du 25 octobre 1840 de
Minna â Apel est certainement exagérément alarmante pour décider
l'ami à ouvrir plus largement sa bourse. Dans tous les cas, aucun
document officiel d'archivé ne vient soutenir les assertions de Minna qui,
bien que reposant sur une réalité frisant le gouffre, semblent vouloir
affirmer ce qui n'est qu'une extrémité probable. Une telle calamité
aurait pu pousser le poète dans les bras d'agitateurs en attente d'une
révolution sociale renversant les pouvoirs et les échangeant.
Mais rien de tel n'est arrivé. La révolution de Wagner n'est pas
revendicatrice, elle est inspiratrice d'un état d'âme qui voit dans la
bousculade générale le bienfait qui va délivrer l'homme et l'artiste de sa
tutelle. «Anarchie n'est pas chaos, mais la forme suprême de l'ordre»,
écritElisée Reclus, et c'estbiendansce sensqu'ilfaut comprendre cemot
quand Wagner le prononce. Tout comme il n'utilise pas le terme
«communisme» ainsi que nous l'entendons, mais dans le sens du con
traire d*»égoïsme». Ce n'est pas une révolution sociale que Wagner
attend, car il sait très bien que dans cette alternative, les tyrans déchus
seraient remplacés par de nouveaux tyrans. Quand il lira à Dresde la
traductionallemande parDroyseh du «Prométhée enchaîné» d'Eschyle,
il s'arrêtera longuement sur un passage de l'introduction où il est dit:
«Les combats de Zeus contre les géants, qui forment la condition de la
tragédie, doivent être considérés ici sous l'angle d'une révolution politi
que qui conduira à l'installation d'une tyrannie», commentaire qui le
poussera à fixer avecune grande précision sa propre vision du grec idéal
quand il rédigera le texte de «l'Art et la Révolution».
Pour lui, ce grec-là se garde du tyran même s'il est sage et noble. Il ne
veut pas être chaperonné mais libre et responsable. Pourtant il se
soumet à la volonté, à l'opinion des dieux qu'il perçoit à travers leurs voix
dans la réalité que leur insuffle la tragédie. Or cette tragédie est le
produit de la communauté dans laquelle l'homme est divin. Un proces
sus qui l'obligera à définir clairement ce qu'il entend par «peuple» (Volk),
un terme dont l'ambiguïté motivera pas mal de quiproquos chez les écri
vains l'employant dans des sens différents. A la fin de son article «Volk»
(peuple), le «Brockhaus» de 1868 spécifie: «Die zufâllige oder absichtliche Vermischung dieser verschiedenen Begriffe des Wortes «Volk» hat
seit der Franzosischen Révolution nicht selten viel Unheil gestiftet>> (le
mélange involontaire ou voulu des différents sens du mot «peuple» tel
qu'il est pratiqué depuis la Révolution française a eu souvent de
fâcheuses répercussions).
Quand Wagner arrive à Dresde et bien qu'il soit très jeune - vingt-neuf
ans - il a déjà à son actif une succession d'expériences lui permettant de
mieux juger une situation dont on peut dire qu'elle lui paraît rétrograde.
Mais enfin, Dresde est l'endroit où il peut reprendre pied comme
compositeur et comme exécutant, et il ne méprise pas la fonction
officielle qu'il obtienttout en proposant ses oeuvres ailleurs, à Berlin et
à Hambourg en particulier.
Ses lettres à l'écrivain Cari Gaillard, de Berlin, surtout celles du 5 juin
1845 et du 21 mai 1846, sont explicites quant à l'opinion qu'il a de sa
position de Maître de chapelle royal. Très tôt il se rend compte qu'une
telle profession et les conditions dans lesquelles elle s'exerce n'est pas
faite pourlui. Et cette constatation le pousse à désirer le bouleversement
qui lui permettrait d'imposer son point de vue dont les ambitions
dépassent le seul cadre du théâtre traditionnel. Il se rend compte avec
une grande certitude, écrit-il à Gaillard, «qu'il possède la force de
pouvoir vaincre sans se cacher, et à voix haute» («... dass er die Kraft
besitzt, ganz unverdeckt und mit lauter Stimme siegen zu kônnen»). Et
cette possibilité de vaincre, il la voit de plus en plus dans le déclenche
ment d'une révolution seule capable de délivrer les artistes de l'escla
vageauquel ils sont soumis. «Ach, lieber Freund», écrit-il dans la même
lettre, «wir sindaile die erbârmlichsten Sklaven: tyrannische Knechtschaft
ertragen zu mussen,ist ein UnglUck, aber wasist schmachvoUer, als der
Einfâltigkeit und dem Unverstande achselzuckend aus dem Wege
gehen zu mussen, vielleichthinter'm Rûckennur die Zunge herauszustrecken?» («Ah! cher ami, nous sommes tous les plus pitoyables des
esclaves: c'est un malheur de devoir supporter un joug tyrannique; mais
il est encore plus humiliant de devoir éviter, avec un haussement
d'épaules, la vanité et l'incompréhension, peut-être, tout au plus, leur
tirer la langue dans le dos?»).
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Comme on le voit par ces confessions, ce n'est pas le tumulte de la
révolution qui attire Wagner, mais bien plutôt sa situation comme
fonctionnaire royal qui le pousse dans les rangs des mécontents. Tout le
reste n'est qu'accessoire, et j'irais même jusqu'à dire que les influences
d'August Rôckel et de Bakounine, dont la personnalité le fascinait, sont
minimes. Quant à Feuerbach, il en entend parler, mais ce ne sera qu'à
Zurich qu'il le lira vraiment attentivement. Cependant son titre, «Das
Kunstwerk der Zukunft>>, veutbien dire qu'il n'ignorait pas les «Grundsatze
der Philosophie der Zukuiu> publiés en 1843, et son discours au
«Vaterlandsverein» de 1848, puissonesquisse d'un«Jésus deNazareth»
prouvent qu'il connaissait la «Philosophie de la misère» («Philosophie
des Elends») de Proudhon (1846) et «Das Evangelium des armen Sûnders» («l'Evangile du pauvre pécheur») de Wilhelm Weitling.
Pourtant, il ne faut pas exagérer l'importance de ces lectures et bien
garder en mémoire les vraies intentions de Wagner: rendre au théâtre
sa dignité de temple de la culture. Ainsi sa position face à l'esprit de la
révolution restera-t-elle toujours liée au vieux rêve de rétablir l'entité
perdue de la tragédie antique. Pour cette raison, ses lectures de Droysen
nous paraissent-elles l'avoir beaucoup plus profondément marqué que
son commerce avec des tendances politiques dont il reconnut rapide
ment l'aspect foncièrement égoïste. Nous songeons là non seulement aux
traductions d'Eschyle qui vont influencer directement son oeuvre, mais
aussi à cette «Histoire de l'Hellénisme» qui l'incite à s'imaginer une
république idéale dont les principes soient appliqués au théâtre. Ses
plans de réforme de l'Opéra royal de Saxe, qui ne purent aboutir, sont
issus de ces études, et Wagner confessera plus tard leur devoir tout le
processus de gestation qui le conduira à une nouvelle forme de drame.
D'autre part, galvanisé, autant que les interprètes qu'il conduit, par le
dynamisme quasi populaire d'une IXe Symphonie dont l'ode finale lui
semble sortir des poitrines d'une communauté telle qu'il l'entend, il
retourne aux versions originales du texte dont les corrections allaient
dans le sens d'un adoucissement de son énoncé. C'est ainsi qu'il fait
chanter «Bettler werden FCirstenbrCider» («les mendiants deviennent
frères de princes») pour «Aile Menschen wérden Briider» («tous les
hommes deviennent frères»), et qu'il regrette de ne pouvoir faire un sort
à «Mânnerstolz vor Konigsthronen» («fierté d'homme devant les trônes
royaux») et «Rettung von Tyrannenketten» («délivrance des chaînes des
tyrans»). Il va même jusqu'à justifier une faute d'impression en voyant
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un renforcement voulu par Beethoven quand le copiste lit «frech» à la
place de «streng» dans la dernière répétition des paroles: «Deine Zauber
binden wieder was die Mode streng/frech geteilt» («Ta magie réunit à
nouveau ce que la mode arigoureusement/insolemment séparé»). Cette
conception de l'oeuvre de Beethoven se retrouve dans son beau texte de
1870 où il reste fidèle à ses décisions de jeunesse.
La façon dont il confond dans le temps le peuple de la communauté
antique et celui de «l'Ode àla joie» estsimplement admirable. On dirait
qu'il a consulté les cahiers d'esquisses de la seconde moitié de l'année
1818, où l'idée d'une future symphonie avec choeurs est clairement
spécifiée, Beethoven parlant même de l'utilisation d'un mythe grec!
Danstous lescas,soninstinct leguideavecune extraordinaire précision,
et sa vision du peuple diffère profondémentde celle de la plupart de ses
contemporains. Entre 1830 et 1848, la plupart des écrivains de langue
allemande utilise le mot «Volk» («peuple») pour caractériser la «classe
ouvrière» paropposition aux bourgeois, oualorsdans le sens péjoratifde
«Pôbel»,(«populace»), une signification qui dérive de «plebs» («plèbe») et
non de «populus»; tandis queWagnerlui conservesoncaractère noble de
«nation», de communauté d'individus groupés selon des critères qui
peuventdifférer (géographie, langage, religion, économie, race, etc...) ou
alors en tant que foule anonyme face à l'aristocratie, cette aristocratie
pouvant être autre qu'héréditaire. C'est à une sorte d'aristocratie de la
situation sociale et de l'esprit qu'il songe, quand il écrit, dans «l'Oeuvre
d'Art de l'Avenir»: «Nicht Ihr gebt dem Volke zu leben, sondern es gibt
Euch; nicht Ihr dem Volke zu denken, sondern es gibt Euch; nicht Ihr
sollt daher das Volk lehren wollen, sondern Ihr sollt Euch vom Volke
lehren lassen: und an Euch wende ich micht somit, nicht an das Volk, -
denn dem sind nur wenige Worte zu sagen, und selbst der Zuruf: «Thu'
wie du musst»! ist ihm uberfltissig, weil es von selbst thut, wie es muss»
(«ce n'est pas vous qui faites vivre le peuple, mais lui qui vous fait vivre;
ce n'est pas vous qui faites penser le peuple; c'est lui qui vous fait penser;
donc ce n'est pas vous qui devez éduquer le peuple, mais vous qui devez
vous laisser éduquer par lui: aussi est-ce àvous queje m'adresse, pasau
peuple, -car peu de mots lui suffisent, etmême l'interpellation: 'Tais ce
que tu dois!" est superflue, car il fait de lui-même ce qu'il doit». Toute
l'éthique développée dans les «Maîtres chanteurs» est déjà contenue
dans cette phrase qui éclaire de sa luminosité la profession de foi
d'anarchie intelligente qu'ose afficher Wagner après les Festivals de
1882 face aux critères bornés de directeurs de théâtre paralysés par leur
fidélité à la hiérarchie.
Comparés à la sagacité de ces acquisitions, les faits eux-mêmes, qu'ils
soient racontés plus ou moins librement, ou même mensongèrement par
Wagner, par ses connaissances, ses amis, ses détracteurs ou par des
documents officiels d'archives, ne revêtent en somme pas une très
grande importance. C'est la raison pour laquelle nous n'insisterons pas
trop sur le contenu de son discours au «Vaterlandsverein», dont les en
volées utopiques dépassaient de loin les capacités de réception et de
compréhension de ses auditeurs, ni sur l'allure improvisée de ses deux
articles d'avril 1849, sorte de témoignage de son exaspération.
Beaucoup plus caractéristiques de l'originalité de son point de vue me
paraissent être ses plans de réforme des théâtres lyriques, dont celui
prévu pour le Théâtre Royal de Saxe est le plus radical. Ses postulats
contiennent en germe toutes les thèses wagnériennes futures, et ont
incité leur auteur à entreprendre systématiquement les recherches qui
vont le conduire à réaliser pratiquement ce qu'il appellera dorénavant
«l'Oeuvre d'Art de l'Avenir».
On a pris l'habitude de remplacer ce terme par celui de «Gesamtkunstwerk» (Oeuvre d'art total), mais je tiens à faire remarquer ici que les
rares fois que Wagner l'a utilisé (une fois dans «l'Art et la Révolution» et
une autre fois dans «l'Oeuvre d'Art de l'Avenir», il l'a fait pour désigner
l'entité de la synthèse grecque perdue et non sa propre réalisation qu'il
situe dans un avenir imaginaire. Dans un article consacré à «Wagner
organisateur», (in «Cahiers suisses de pédagogie musicale» 77 (1) P. 1923,1989), j'ai essayé de montrer ce qu'il y a de foncièrement original dans
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ce texte dont les idées novatrices dépassent de loin la situation de nos
organismes en cette fin du XXe siècle. Je ne reviendrai pas sur cette
forme de démocratisation anarchique totale du théâtre, mais me plais à
remarquer que Brecht, qui s'est si souventopposé à Wagner, devait mal
le connaître. Il en va probablement de même de quantité de chefs
d'orchestre et de metteurs en scène actuels dont les conceptions émanent
d'un commerce beaucoup trop superficiel avec une personnalité que
seule une longue et patiente approche permet de comprendre.
Je ne m'arrêterai pas non plus au récit très coloré des journées de mai
49 à Dresde et de la fuite de Wagner en Suisse tel que l'a rédigé Cosima
sous la dictée de son mari. C'est un document qu'il faut lire soi-même et
qui nous est précieux tant par ses lacunes et ses adjonctions que par son
réalisme, sa poésie et ses inexactitudes. Gertrud Strobel et Werner Wolf,
au second tome (1842-1849) de la correspondance complète de Wagner,
publié en 1970, ont tenté, dans leurs commentaires, de rétablir la vérité.
Ils y sont partiellement arrivés, et nous leur sommes particulièrement
reconnaissants d'avoir réussi à dégager des lettres publiées, le véritable
sens que prend pour Wagner l'esprit de la révolution en ces heures
douloureusement tragiques: l'idée que l'opéra est un divertissement
pour une foule riche et frivole, mais que l'oeuvre d'art de l'avenir sera au
théâtre ce qu'est la symphonie de Beethoven pour la salle de concert: une
méditation morale collective au pouvoir libérateur. Or cette libération
est obtenue par un processus très semblable à celui du rêve, et l'on
comprend dès lors mieux l'intérêt qu'ont porté à Wagner, Freud puis
Jung. «Sie werden einmal einenTraum hôren, den ich dort zum Klingen
gebracht habe» («Vous entendrez un jour un rêve que là-bas j'ai rendu
sonore») écritWagner de Milan à Mathilde le 25 mars 1859 en lui parlant
du second acte de «Tristan».
«Entendre un rêve», voici ce que devrait être pour l'auditeur-specta-
teur toute représentation wagnérienne, ce qui implique bien que le
rêveur ne doit pas être choqué par une vision ou une interprétation qui
le réveille! d'où les efforts de Wagner, en 1849 et les années suivantes,
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pour déterminer avec précision ce qui sépare l'art de l'avenir de l'opéra.
Dans cet ordre d'idée, on a l'habitude de citer «Opéra et drame», la plus
longue dissertation que Wagner ait écrite sur ce sujet. Mais «Opéra et
drame» est somme toute une justification, par l'histoire, du drame
musical, d'où l'impression de continuité qui s'en dégage, impression ne
laissant pas de place à la crisequi doit immanquablement conduire à la
manifestation d'une expression artistique fondamentalement nouvelle.
C'est la raison pour laquelle il est beaucoup plusjudicieux d'étudier avec
attention les trois autres contributions que Wagner a destinées à ces
problèmes lorsqu'on tente de rapprocher lebouleversementartistique de
son art des bouleversements politiques infantiles de décennies que les
historiens marxistes de la «République démocratique allemande» ac
tuelle ont pris l'habitude d'appeler «Unzeit des Biedermeiers» («Inoppor
tunité de l'époque Prudhomme»). Ces trois textes s'intitulent: «Die
Kunst und die Révolution» («L'Art et la Révolution»), «Das Kunstwerk
der Zukunft» («L'Oeuvre d'Art de l'Avenir»), et «Eine Mitteilung an
meine Freunde» («Une communication à mes amis») et ont été pensés et
rédigés entre 1849 et 1851.
Par la véhémence de son style, le raccourci de son énoncé et le
paroxysme de ses affirmations, «L'Art et la Révolution» fait une grande
impression sur celui qui lit ce texte d'un trait sans essayer de réfuter des
exagérations nécessités par la tendance polémique voulue par l'auteur.
C'est ainsi que nous apprenons que l'artiste, enchaîné tel Prométhée, a
été asservi par l'Eglise, le despotisme, et plus tard par l'industrie qui a
fait de Mercure le Dieu du 5% et organisateur des fêtes artistiques, alors
qu'il était autrefois le patron des commerçants, trompeurs et coquins:
que l'art ne s'adresse pas à un petit nombre de connaisseurs, mais à une
communauté exempte de prolétaires. Pour Wagner, le prolétariat est la
situation honteuse à laquelle il applique la définition de Lamartine
(«Histoire des Girondins» 1847): «sorte d'esclavage tempéré par le
salaire», définition qui justifie sa position radicale face à la «location» des
artistes au profit des plaisirs faciles d'une classe aisée. Il appelle l'art qui
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en découle «l'art prolétarisé» etnomme son lieu de résidence le théâtre!
Comme type de ces pratiques honteuses, ilrappelle l'exemple de Cavai-
gnac qui, en juin 48, rétablit les théâtres pour «donner du travail» aux
inoccupés! Nous ne sommes pas loin des «Ateliers Nationaux» crées pour
occuper des «inutiles», institution dont la suppression provoqua une
insurrection qui, réprimée, permit de déporter 4OO0 ouvriers en Algé
rie!
Et Wagner de montrer le fossé qui sépare les pratiques théâtrales
antiques du théâtre prolétarisé de son temps. Il note six points où les
divergences sontflagrantes; jecite latradition grecque d'abord, lanôtre,
ou plutôt celle de Wagner ensuite:
1) Sujet religieux/religion interdite;
2) Participation de tout le peuple/riches en petit nombre;
3) Sujets élevés/sujets pervers;
4) Education à l'art par l'art/éducation en vue du gain;
5) Mariage avec l'artA'art payé à la passe, comme une putain;
6) Participation pour la satisfaction artistique/participation pour l'ar
gent, la gloire, l'honneur.
Résultat, dit Wagner, en Grèce, nous avons de l'Art, chez nous, du
«Métier artistique»(Kunstlerisches Handwerk»). C'est parcette citation
que j'ai pu réfuter les arguments d'Adorno dans une confrontation du
Bayreuth de l'après-guerre, où le sociologue-philosophe de Francfort
voyait dans l'évolution de la syntaxe wagnérienne un cheminement
allant de l'amateurisme au métier, mon opinion allant à rencontre de la
sienne: je voyais en Wagner un artiste quittant le métier («Rienzi»,
«Vaisseau») pour atteindre progressivement le sublime d'un art inspiré
(«Der kunstlerische Einfall» contre «das kûnstlerische Handwerk»). J'ai
conservé cette position jusqu'à aujourd'hui, et l'étude approfondie du
«Rienzi» est venue dernièrement la renforcer.
C'est dans ce même ordre d'idée qu'il faut concevoir la différence que
Wagner fait entre le «travail»et «l'activité», le travail restant pour lui le
résultat de la condamnation d'Adam et Eve telle qu'elle est formulée
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dans la «Genèse». C'est la raison pour laquelle il s'oppose au commu
nisme officiel organisé parce qu'il tue l'art en élevant le travail au rang
de religion. «Kein Kônig darf mich heissen was ich gern thue» («Aucun
roin'a le droit de me commander de faireceque je fais volontiers»),s'écrie
Wieland le forgeron dans cette réalisation littéraire que Wagner n'a pas
mise en musique. Et cette liberté qu'il conçoit dans l'activité, et cette
contrainte dans le travail, il en généralise les bienfaits ou les malédic
tions en une application à l'humanité toute entière: «Es ist sicher, dass
- sobald aile Menschen nicht gleich frei und glûcklich sein kônnen - aile
Menschen gleich Sklave und elend sein mussen» («dès que tous les
hommes n'ont pas la possibilité d'être identiquement libres et heureux
- aussitôt sont-ils tous identiquement esclaves et misérables»). D'où son
idée, qui est nettement en contradiction avec les exégèses marxistes de
son oeuvre par certaines mises en scène tendancieuses, que la posses
sion, sans parler de richesse comme le fait Feuerbach, libère celui qui
sait en faire bon usage.
Aussi faut-il que la classe privilégiée, si elle ne veut y être obligée par
la force, cède de son surplus aux moins privilégiés. Or, c'est précisément
cet abandon volontaire que le riche égoïste ne veut concéder. D'où la
haine de Wagner contre ces riches-là dont il ne se gêne pas de parler dans
son «Journal à Mathilde» - riche elle-même, sous le 1er octobre 1858: «So
habe ich, ohne Neid zu empfinden, einen instinktiven Hass gegen Reiche
empfunden» («c'est ainsi que j'ai ressenti, sans les envier, une haine
instinctive contre les riches»), une déclaration qui pourrait paraître
ambiguë si elle n'était étayée de cette différenciation entre le riche qui
donne et celui qui amasse. C'est donc contre le riche égoïste qu'éclatera
la révolution permettant la renaissance du drame qui n'a pas encore eu
lieu. Car l'opéra de la Renaissance n'est pas là résurrection de la tragédie
antique, déjà par le seul fait qu'elle s'adresse à une élite et non pas à
l'ensemble de la nation. Supranationale, cette révolution permettra les
synthèses les plus inattendues, et Wagner de terminer son plaidoyer par
une brillante conclusion qui ferait sourire sous la plume de tout autre qui
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n'aurait pas plus tard conçu et réalisé une oeuvre aussi géniale que
«Parsifal». Dans un élan passionné, il unit Apollon et Jésus-Christ en
une unité grandiose où l'art devient la puissance médiatrice entre les
désir d'une collectivité et leur accomplissement en son subconscient.
«L'Oeuvre d'Art de l'Avenir» est l'écrit de Wagner qui demande le plus
d'attention de lapart de celui qui s'acharne àvouloir lecomprendre. Son
énoncé estcompliqué, et lelangage qu'utilise l'auteur n'a pas laclarté de
celui des philosophes de profession. Pourtant son contenu est capital
pour celui qui veut saisir la démarche d'un artiste arrivé au tournant
décisif de son existence. Par malheur, le terme utilisé d'art de l'avenir a
suscité pas mal de moqueries de la part de détracteurs qui souvent ne
savaient même pas de quoi Wagner voulait parler. Inutile d'ajouter que
la plupartn'avaitjamais lu cetexte, et sebornaità croire que sonauteur
se targait d'écrire les oeuvres que viendrait consacrer l'avenir. Plus,
appliquant la formule «de l'avenir» à la musique seule, ils s'ingénièrent
à tourner en dérision un art incompréhensible et étrange. «La musique
de l'avenir» était pour eux ce que sera plus tard la soi-disant «musique
cacophonique» de Schônberg. D'où ces pamphlets et caricatures mon
trant Wagner dirigeant une harmonierévolutionnaire de poupons, ou le
désespoir d'une mère inconsolable en songeantà la musique que l'avenir
réservera aux oreilles de son pauvre petit!
La pratique allait renforcer ce malentendu. «Fort sagement», écrit
Robert Bory, je dirais plutôt, fort témérairement, «Wagner songe d'abord
à présenter au public français quelques fragments de ses oeuvres, afin
de l'habituer à sa musique et de connaître ses réactions. Trois concerts
ont lieu au Théâtre italien. L'impression produite n'est pas défavorable.
Cependant, pour les uns, cette musique n'apporte pas les hautes révéla
tions promises par les thuriféraires. Pour les autres, c'est une surprise
de n'avoir pas les oreilles déchirées, l'esprit mis à la torture, comme d'
aucuns l'avaient prématurément annoncé. N'avait-on pas écrit: «Atten
tion, méfiez-vous, voici le Marat de la musique!»
Après les auditions du «Théâtre italien», l'indécision règne, accompa15
gnée d'une sorte de gêne. Nombreux sont ceux qui n'osent encore
prendre parti. L'on attend le feuilleton de Berlioz. Enfin l'oracle se
prononce (...). Après avoir rendu hommage au caractère courageux de
Wagner et constaté l'attention constante et le très vif intérêt du public,
il loue, non sans quelquesréserves, le caractère original et puissant des
oeuvres présentées. Puis, tombant dans le piège que lui tendent ses
propres compatriotes, il passe à l'étude des «soi-disant» théories de la
musique dite «de l'avenir», il en définit de manière erronéeles principes,
expliquant comment il les conçoit lui-même. Faisant alors une véritable
pirouette, il aligne tous les ragots, toutes les sottises que l'on colportesur
ce sujet. Il prononce enfin ce jugement définitif: «Si telle est cette
religion, très nouvelle en effet, je suis fort loin de la professer, je n'en ai
jamais été, je n'en suis pas, je n'en serai jamais. Je lève la main etje jure:
non credo».
En écrivant ceci, Berlioz ne se rendait pas compte qu'il travaillait
contre lui, et que les rieurs qui bafouaient la soi-disant «musique de
l'avenir» étaient les mêmes qui se moqueraient de lui. Le malheureux
dut en subir plus tard les conséquences, alors que Wagner, en brave
Teuton trop crédule, se contenta de lui expliquer sa méprise par le
truchement d'une lettre ouverte adressée à un Monsieur Willot.
Car l'art dont veut parler Wagner est tout sauf l'art artificiel et
brutalement révolutionnaire que l'on croit détecter dans ses théories.
Somme toute, ses intentions ne sont pas si éloignées de la France,
puisqu'elles reposent, comme il l'affirme lui-même, sur une révolution
dans le sens d'un retour à la nature selon Rousseau - non pas une
restauration, dira-t-il, mais une création nouvelle d'après le modèle
politique de la Grèce ancienne. Non pas un retour à la Rome antique
chère aux révolutionnaires français et à Napoléon, mais une adaptation
des principes démocratiques de la culture athénienne classique.
Et comme Droysen lui a appris le rôle énorme que joue la nature pour
l'artiste grec en constante relation avec elle, il cherche à son tour
d'installer son théâtre au sein de cette nature si absente des maisons
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d'opéra des grandes villes. S'il pouvait, il ferait jouer son «Ring», son
«Tristan», voire son «Parsifal», dehors. Mais notre climat ne le permet
pas, etla solution de Bayreuth est encore la meilleure qu'il aitpuchoisir.
C'est ainsi qu'il se différencie de Goethe qui, dans «Dichtung und
Wahrheit» (Poésie et Vérité), prétend ne pas pouvoir remplacer les
divinités antiques par les nordiques parce que, dit-il, il se les représente
«en dehors de la nature». Cet «en dehors» sera, au contraire, pour
Wagner, les profondeurs des eaux du Rhin, les berges du fleuve, les
entrailles de la terre, les cimes escarpées du Walhall ou alors ces
frondaisons qu'une claire nuit d'été anime. La nature participe active
ment à la vivification de l'oeuvre d'art de l'avenir qui n'existe que par
elle.
Aussi Wagner se défend-il de créer une musique artificielle en relation
avec le bruit des fabriques de la révolution industrielle. Au contraire,
tous ses motifs et ses thèmes sont issus des lois physiques naturelles de
l'acoustique, et leurs développements échappent au mécanisme que ses
détracteurs cherchent à démasquer. Qu'il possède une syntaxe person
nelle, rien de plus sûr, mais c'est faire acte de mauvaise foi que de voir
en sa technique une simple application de schémas inlassablement
répétés. Les spéculations théoriques lui font horreur, et il se garde de
parler métier quand il s'exprime au sujet d'un art qu'il place bien audessus des réalités palpables. Thomas ne devait pas être un artiste,
aurait-il dit un jour dans une boutade.
Dans «l'Oeuvre d'Art de l'Avenir», au début du chapitre qu'il intitule
«Das Volk und die Kunst» (Le peuple et l'art), à la page 46 de l'édition de
1872, il n'hésite pas à affirmer: «si la vie devait dépendre des spéculation
scientifiques et ne plus répondre à un besoin d'absolu, elle serait
absorbée par la science; or ce rêve commence d'être rêvé, et nos
gouvernements et nos oeuvres d'art en sont les enfants asexués et
stériles».
Toujours actuelles, ces prises de position doivent rester présentes à
notre esprit face à la dégradation des relations du public et des interprè17
tes avec les oeuvres du Maître que nous admirons à travers ses parti
tions, dégradation insidieuse et perfide qui s'est manifestée trèstôt pour
aboutir à des situations absolument inverses à celles qu'il préconisait.
Bizarrement, les points communs qui relient, en philosophie, la pensée
des anarchistes à celle des libéraux, ont fait que l'art de l'avenir, issu des
rapports de son auteur avec l'esprit révolutionnaire, devint finalement
l'art chéri des bourgeois libéraux de l'Allemagne unie. D'où ce paradoxe
d'un théâtre envahi par déjeunes révolutionnaires pendant l'exécution
d'une oeuvre wagnérienne. Et je tais le choix d'Adolf Hitler dont
l'équivoque démagogique est diabolique.
Pourtant Wagner s'est toujours insurgé contre la mode, et il écrit, à la
page 57 de son texte: «Die Mode zwingt den natttrlichen Schônheitssinn
des Menschen zur Anbetung des Hâsslichen» («La mode oblige l'homme,
dont le sens de la beauté est naturel, à adorer la laideur»). Et c'est bien
entendu de cette façon qu'il comprend la signification profonde de «l'Ode
à la joie» de Schiller, qui a été l'un de ses maîtres à penser, ne l'oublions
pas. L'esprit de la révolution, ou plutôt de la rébellion, qui plane sur
«Guillaume Tell» à une époque où Napoléon se couronne empereur et que
Beethoven écrit «l'Eroica» (1804) a toujours fasciné Wagner. Il en parle
encore à Mathilde Wesendonck quand, de Venise, il lui recommande de
lire la biographie que Palleske consacre à Schiller.
Pour lui, la mode est la grande ennemie de la réalisation artistique, et
il la compare à ces accessoires inutiles qui rompent l'unité de formes
esthétiques grandioses dans leur simplicité: «La manière est à l'art ce
que la mode est à la vie», dira-t-il, et de trouver la justification de ses
postulats dans ces vers célèbres de «l'Ode à la joie»: «Freude, Tochter aus
Elysium, deine Zauber binden wieder, was die Mode streng geteilt».
C'est la magie de la joie qui réunit ce que la mode avait séparé: «l'Oeuvre
d'Art de l'Avenir» est le fruit de la joie retrouvée, la mode n'étant que
passagère.
Aussi la IXe Symphonie devient-elle à ses yeux un véritable credo dans
ces années de tourmente, où la révolution virtuelle n'est plus qu'une
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«manière», une façon d'ennoblir la suprématie des uns au profit de
l'avantage des autres sans espoir de rédemption. Car cette idée de
rédemptionhante Wagner depuis des années, etc'est elle qui lui a permis
de réaliser dramatiquement des sujets aussi originaux que ceux du
«Hollandais», de «Tannhâuser» et de «Lohengrin». Pourtant, si le pro
blème de la rédemption domine les scénarios de ces oeuvres, il n'en reste
pas moins qu'une «Erlosung» (une «rédemption») au niveau de l'oeuvre
d'art n'est pas encore intervenue.
Aussi est-ce une véritable révélation qu'a Wagner, lorsqu'en répétant
et en dirigeant la IXe Symphonie en ces derniers instants de sa charge
de Maître de chapelle royal, il en conçoit le véritable message: «Die letzte
Symphonie Beethoven's ist die Erlosung der Musik aus ihren eigensten
Elemente heraus zur allgemeinsamen Kunst», affirme-t-il à la page 96
de «l'Oeuvre d'Art de l'Avenir», «sie ist das menschliche Evangelium der
Kunst der Zukunft. Aufsie ist kein Fortschritt môglich, denn auf sie unmittelbar kann nur das vollendete Kunstwerk der Zukunft, das allge-
meinsame Drama folgen, zu dem Beethoven uns den kiinstlerischen
Schliissel geschmiedet hat» («Par la dernière symphonie de Beethoven,
la musique obtient la rédemption qui la sauve de son caractère particu
lier en l'élevant à la qualité d'oeuvre d'art prise dans son sens général.
Elle est l'Evangile humain de l'art de l'avenir. Après elle, aucun progrès
n'est possible, car seule l'oeuvre d'art de l'avenir achevée, le drame pris
dans son sens général, lui succédera, monument pour la réalisation
duquel Beethoven nous a forgé la clé artistique»).
Musicalement, mais aussi intentionnellement parlant, la révolution
de Beethoven est à la base de la conception globale nouvelle d'une oeuvre
d'art appelée à n'être reconnue que dans le futur. Car Wagner n'est pas
dupe, et il se rend bien compte de la difficulté qu'il aura à imposer ses
vues. Elles ne lui paraissent pas utopiques, comme certains ont voulu le
prétendre, mais simplement trop avancées pour l'époque où il vit. D'où
sa décision de se retirer, la Suisse démocratique d'alors lui paraissant
parfaitement convenir à ses intentions.
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Notez que cette résignation n'est pas apparue immédiatement. Les
turbulences de l'année 1850 sont là pour le prouver, et semblent vouloir
démentir cette sorte de «louange à la solitude en commun avec l'huma
nité de l'avenir» qu'il préconisait en 1849. Mais les paradoxes sont
nombreux dans la vie de Wagner, et ce qui compte effectivement, c'est
l'acharnement avec lequel il retrouve la voie qu'il a choisie et qui
finalement le conduit au but envisagé. Dans ce sens, ses perpétuels
retours à Zurich ou à Lucerne sont significatifs, tout comme le choix de
Bayreuth vient sceller une très ancienne vision.
Dix ans après sa fuite de Dresde, il reçoit àVenise une proposition dont
il parle à Mathilde dans salettre du 19janvier 1859. Officieusement, on
lui communique de Saxe qu'il pourraitse présenter devant un tribunal
d'amnistie qui examinerait volontiers son cas. Dans l'alternative d'une
condamnation confirmée, le roi ferait alors lui-même usage de son droit
de grâce, ce qui permettrait à Wagner de réintégrer ses fonctions!
Vous imaginez aisément sa réaction! Premièrement, il n'est pas
coupable; et secondement, il n'a nullement l'intention de renouer avec
une tradition théâtrale dont il condamne tous les aspects: «Aber mein
Gott! Was gewânne denn ich dadurch? Gegen die sehr problematische
Erfrischung durch einige môgliche AuffUhrungen meiner Werke den
ganz gewissen Àrger, Kummer und Ùberanstrengung, die mir jetzt um
so unausbleiblicher sind, als ich durch meine zehnjâhrige Zurûckgezo-
genheit im hôchsten Grade empfindlich gegen aile Berûhrung mit dieser
entsetzlichen Kunstwirtschaft geworden bin, deren ich mich doch
immer als Mittel zu bedienen hatte» («Mais mon Dieu! Que retirerais-je
de tout cela? En contrepartie du rafraîchissement très problématique
que pourrait me procurer la possibilité de faire représenter quelquesunes de mes oeuvres, certainement une avalanche de calamités, de
soucis et d'efforts inutiles, d'autant plus inévitables que, retiré depuis
dix ans, je suis terriblement sensible à tout contact avec cet abominable
business de l'art auquel je serais obligé d'avoir recours»).
Et Wagner d'insister sur le fait que l'artiste ne se sent nullement
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dominé par une autorité quelconque, sice n'est par celle de la nécessité
(«Bedûrfnis»), du «besoin». Quecette tutelle soit prétexte aux grands de
ce monde et aux riches d'imposer leur volonté à l'artiste créateur, est une
situation à laquelle l'avènement de l'oeuvre d'art de l'avenir mettra fin.
Car l'oeuvre d'art de l'avenir ne sera pas l'apanage d'une fraction
privilégiée d'individus, mais la respiration d'une communauté cons
ciente des «besoins» matériels de celui qui la vivifie.
Aussi terminerai-je ce plaidoyer en faveur de l'artiste Wagner libre, et
contre les tentatives d'emprisonnement de son oeuvre en des carcans
politiques, en disant avec lui:
«Wahre Kunst ist hôchste Freiheit!»
«L'Art véritable est la plus élevée des libertés!»
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