Georges Duhamel: «Entretiens dans le tumulte» Wagner fait
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Georges Duhamel: «Entretiens dans le tumulte» Wagner fait
«Il n'y a de vraie révolution que morale» Georges Duhamel: «Entretiens dans le tumulte» Wagner fait précéder les dix volumes de ses «Gesammelten Schriften und Dichtungen» d'une préface datée: «Tribschen près de Lucerne, en juillet 1871», et intitulée: «Vorwort zur Gesamtherausgabe». Dans ces quelques pages, bardées de pointes ironiques, l'auteur justifie la raison d'une publication que certains auraient désirée posthume. Pour lui, l'exécution correcte de ses oeuvres ne pouvait que profiter de ces précisions qu'il était inutile de dissimuler plus longtemps. D'ailleurs elles étaient publiées séparément, et leur accès était rendu difficile par leur éparpillement. D'où l'idée de les réunir en une série de volumes contenant ainsi l'ensemble approximatif de ses oeuvres littéraires. Et Wagner de les introduire, lors de leur publication collective postérieure, par des commentaires qui éclairent leur contenu et tentent de recréer l'atmosphère dans laquelle ces textes furent conçus. C'est ainsi qu'il plaça, au début des deux tomes qui contiennent ses écrits en rapport avec l'idée de la révolution, une introduction dont la pénétration illustre admirablement le caractère de ses propos. S'appuyant sur la citation d'un texte de Thomas Carlyle extraite de son «Histoire de Frédéric le Grand», il voit dans le phénomène «révolution» le moteur d'un irrésistible besoin d'autodestruction face à la corruption mensongère d'une organisation tyrannique défaillante. «Mieux vaut mourir que vivre plus longtemps dans le mensonge» proclament, selon Carlyle, les révolutionnaires en marche. Et cette abnégation de soimême, ce renoncement à la vie leun donnent une force irrésistible à laquelle la tyrannie a de la peine à s'opposer. A la recherche de véridiques conducteurs, ils préfèrentl'anarchie à une organisation men songère, vivant dans une véritable hantise d'être à nouveau trompés. Et Carlyle de terminer sa harangue passionnée par cette injonction: «Mille ans d'un empire anarchique; - diminuez cette durée, donnez le sang de votre coeur pour la raccourcir, vous tous, sages héroïques sur le point de vous manifester!» Wagner ne pouvait connaître ce texte quand il écrivit en 1849 «L'Art et la Révolution», car l'ouvrage de Carlyle parut à Londres en six volumes dans les années 1858-1865; une version allemande des trois premiers tomes, réalisée par Neuberg, n'ayant vu le jour à Berlin qu'entre 1858 et 1863. C'est donc peu de temps avant de rédiger son introduction qu'il lut ce passage venantconfirmer ses réflexions de 1849. Comme très souvent chez lui, la lecture d'autrui ne fait que renforcer ses propres positions, un phénomène particulièrement sensible dans ses rapports avec la pensée de Schopenhauer. D'ailleurs, Wagner n'avait pas attendu les soulèvements de Dresde pour se créer une opinion face aux différents courants révolutionnaires. Très versé dans la connais sance des événements qui avaient bouleversé la fin du XVIIIe siècle en France et ailleurs, il s'était familiarisé, durant son séjour parisien (18391842), avec les nouvelles tendances d'un mouvement qui n'attendait que l'occasion pour se manifester. Mais ce serait une erreur de supposer que seul l'exemple français soit la base d'un état d'esprit, dans le détail, fort personnel. Depuis sa tendre jeunesse, Wagner s'était insurgé contre toute autorité n'émanant pas d'un accord la liant à la volonté d'une collectivité. Dans ce sens, ses études des textes antiques sous la direction de son maître Sillig revêtent une importance capitale. Il s'en souvient quand, dans sa solitude désespérée de Blasewitz, il lit avec passion le roman de Bulwer «Rienzi, le dernier des tribuns» dans une version allemande criblée de fautes d'impression. L'histoire que Wagner a mise en musique est célèbre, et chacun en connaît le livret ou du moins son résumé. Plus rares sont ceux qui ont pris la peine de lire le roman de l'auteur des «Derniers jours de Pompeï» dans la traduction allemande de Zarnowski qu'a utilisée le compositeur. Ceci est d'autant plus compréhensible que Bulwer-Lytton est de nos jours complètement oublié, et que son roman passe aux yeux de notre critique pour un insupportable navet. Publié en 1835, ce long roman historique connût d'abord une certaine vogue avant que d'être maltraité par des journalistes impatientés par les nombreux commentaires psy chologiques, politiques et philosophiques dont est truffé le récit propre ment dit. Ce récit s'éparpille d'ailleurs entre trois personnages princi paux dont les destinées sont si différentes les unes des autres, qu'un lecteur inattentif peut facilement perdre le fil de l'histoire. C'est ce qui arriva à Donizetti à qui l'ouvrage tomba des mains alors qu'il venait d'en aborder la lecture. Wagner fut plus perspicace,et si son livret abandonne tout ce qui peut paraître superflu, il n'en a pas moins lu attentivement le texte entier du romancier anglais, dont les idées politiques et morales l'ont certainement captivé. On retrouve des traces de cette lecture dans ses textes polémiques de 1849, 50 et 51 et jusque dans ses oeuvres, en particulier dans les fins de «l'Or du Rhin» et du «Crépuscule des Dieux», dans les «Maîtres Chanteurs» et au second acte de «Tristan». En général, ce sont surtout les rapports entre le peuple et ses conducteurs qui intéressent Wagner, et l'insistance avec laquelle Bulwer caractérisé le pouvoir héréditaire, qu'il oppose au pouvoir attribué par le peuple, n'était pas pour lui déplaire. Confrontées à la pensée du futur Wagner, les prises de position de Bulwer sont également surpre nantes, surtout celles concernant l'inversion éthique du jour et de la nuit, la puissance apocalyptique du feu et le danger d'une révolution avortée. Je n'en veux pour preuve que l'étonnante similitude entre une phrase de Bulwer et l'atmosphère étrange émanant, à la fin de «l'Or du Rhin», d'une situation que l'orage n'a pu clarifier. L'arc-en-ciel est là, témoignage trompeur d'un accord, alorsque retentit dans les tréfonds du fleuve la plainte des Filles du Rhin délestées de leur trésor, et qu'est suggérée musicalement l'épée du héros futur. Bulwer avait écrit (page 152 de l'édition «Reclam»): «Wehe dem Geschlecht, in dem die Révolution keine Frttchte trâgt, indem der Blitzstrahl die Hôhen niederschmettert, aber nicht die Luft reinigt». «Malheur à la race dont la révolution ne donne pas de fruits alors que l'éclair foudroie les cimes sans purifier l'air». Et je n'ai pas besoin d'insister sur les rapports théâtraux et symboliques entre les incendies du Capitole, de la forge de Wieland et du Crépuscule des Dieux; ils sont évidents tout comme sont évidentes les analogies de caractère entre le peuple romain de «Rienzi» etle peuple tel que le conçoit Wagner dans «l'Art et la Révolution» et dans l'»Oeuvre d'Art de l'Avenir». Pour Wagner, le mot «peuple» n'a pas un sens «élastique» comme pour Mirabeau. Et il répète à plusieurs reprises ce que Bulwer imagina si bien: «Es gibt nur ein Volk, nicht ein erstes und zweites» - «Il n'y a qu'un peuple, pas un premier et un second». Nous reviendrons sur cette notion de peuple si importante dans sa vision d'une oeuvre d'art future basée sur une collaboration collective. Car pour Wagner, l'esprit de la révolution ne suscite pas seulement le désespoir de la révolte, mais aussi et surtout l'accès à la liberté. Et cet accès à la liberté, il se l'imagine possible en se rendant à Paris où son «Rienzi» devrait être mieux compris qu'en Russie ou en Allemagne. Ce en quoi il n'avait pas tort, tout en ignorant les difficultés qu'une telle entreprise devait susciter. Le malheureux allait en subir tragiquement les conséquences. Inconnu, humilié, exploité, pauvre, endetté, découra gé, désespéré même, il ne dut son salut qu'à sa ténacité doublée d'une assurance infaillible en son destin d'artiste. C'est ainsi qu'il put suppor ter les tâches abrutissantes que lui imposait Schlesinger, rire de la bêtise méchante de Pillet, s'abaisser à solliciter l'aide de Meyerbeer, résister aux pressions de ses créanciers impatients et ignorer l'attitude déplai sante de sa demi-soeur Cécile Avenarius-Geyer se dérobant aux insinua tions intéressées de l'éternel quémandeur. Cette situation misérable lui fît concevoir la révolution sous un aspect différent sans que jamais il n'imaginât devoir y prendre part. Les idées des tenants d'une révolution sociale le captivaient sans ^atteindre personnellement. Cela est d'autant plus passionnant à étudier que ce côté de sa personnalité se manifestera à Dresde d'abord, puis à Zurich, quand il rédigera ses écrits polémiques et passera à la réalisation du «Ring». Insistons maintenant déjà, que jamais pour Wagner la propriété ne sera du vol, et qu'il fera une nette différence entre l'or et l'anneau, tant dans le poème que dans la musique de la «Tétralogie». Il y a là matière à méditation, surtout à la fin de ce siècle oùl'étatisation des festivals et les exégèses marxistes du «Ring» s'opposent aux idéaux d'un homme qui croyait, par delà la révolution, retrouver l'entité artistique du siècle de Périclès. Cetidéal qu'il recherche, comme Rienzi tentaitde ressusciter la gloire morale de la Rome antique, il croit le percevoir dans le futur grâce aux qualités de synthèse de l'»Oeuvre d'Art de l'Avenir». Or cette expression artistique globale peut compter sur la collaboration d'éléments que ne connaissaient pas les Anciens, éléments auxquels Wagner est rendu attentif à Paris sans en concevoir encore nettement l'apport. Relevons tout d'abord les sources moyenâgeuses germaniques, que lui révèle Samuel Lehrs, les retrouvailles avec l'art symphonique de Beethoven, grâce à Habeneck, et l'idée de substituer aux commentaires des choeurs les monologues des personnages principaux selon une technique chère à Shakespeare. En gestation à Paris, mûrement réfléchies à Dresde, ces idées, attisées par le vent révolutionnaire des années 48 et 49, allaient trouver leur aboutissement dans l'exil helvétique, la rédaction des traités polémiques et l'élaboration du plan de «l'Anneau du Nibelung» dont une partie sera relativement rapidement réalisée. Wagner a-t-il été emprisonné pour dettes à Paris? La question reste ouverte, bien que la réfutation présentée par Gertrud Strobel et Werner Wolf en 1967, lors de l'édition complète du premier volume des lettres, soit particulièrement convaincante. La lettre du 25 octobre 1840 de Minna â Apel est certainement exagérément alarmante pour décider l'ami à ouvrir plus largement sa bourse. Dans tous les cas, aucun document officiel d'archivé ne vient soutenir les assertions de Minna qui, bien que reposant sur une réalité frisant le gouffre, semblent vouloir affirmer ce qui n'est qu'une extrémité probable. Une telle calamité aurait pu pousser le poète dans les bras d'agitateurs en attente d'une révolution sociale renversant les pouvoirs et les échangeant. Mais rien de tel n'est arrivé. La révolution de Wagner n'est pas revendicatrice, elle est inspiratrice d'un état d'âme qui voit dans la bousculade générale le bienfait qui va délivrer l'homme et l'artiste de sa tutelle. «Anarchie n'est pas chaos, mais la forme suprême de l'ordre», écritElisée Reclus, et c'estbiendansce sensqu'ilfaut comprendre cemot quand Wagner le prononce. Tout comme il n'utilise pas le terme «communisme» ainsi que nous l'entendons, mais dans le sens du con traire d*»égoïsme». Ce n'est pas une révolution sociale que Wagner attend, car il sait très bien que dans cette alternative, les tyrans déchus seraient remplacés par de nouveaux tyrans. Quand il lira à Dresde la traductionallemande parDroyseh du «Prométhée enchaîné» d'Eschyle, il s'arrêtera longuement sur un passage de l'introduction où il est dit: «Les combats de Zeus contre les géants, qui forment la condition de la tragédie, doivent être considérés ici sous l'angle d'une révolution politi que qui conduira à l'installation d'une tyrannie», commentaire qui le poussera à fixer avecune grande précision sa propre vision du grec idéal quand il rédigera le texte de «l'Art et la Révolution». Pour lui, ce grec-là se garde du tyran même s'il est sage et noble. Il ne veut pas être chaperonné mais libre et responsable. Pourtant il se soumet à la volonté, à l'opinion des dieux qu'il perçoit à travers leurs voix dans la réalité que leur insuffle la tragédie. Or cette tragédie est le produit de la communauté dans laquelle l'homme est divin. Un proces sus qui l'obligera à définir clairement ce qu'il entend par «peuple» (Volk), un terme dont l'ambiguïté motivera pas mal de quiproquos chez les écri vains l'employant dans des sens différents. A la fin de son article «Volk» (peuple), le «Brockhaus» de 1868 spécifie: «Die zufâllige oder absichtliche Vermischung dieser verschiedenen Begriffe des Wortes «Volk» hat seit der Franzosischen Révolution nicht selten viel Unheil gestiftet>> (le mélange involontaire ou voulu des différents sens du mot «peuple» tel qu'il est pratiqué depuis la Révolution française a eu souvent de fâcheuses répercussions). Quand Wagner arrive à Dresde et bien qu'il soit très jeune - vingt-neuf ans - il a déjà à son actif une succession d'expériences lui permettant de mieux juger une situation dont on peut dire qu'elle lui paraît rétrograde. Mais enfin, Dresde est l'endroit où il peut reprendre pied comme compositeur et comme exécutant, et il ne méprise pas la fonction officielle qu'il obtienttout en proposant ses oeuvres ailleurs, à Berlin et à Hambourg en particulier. Ses lettres à l'écrivain Cari Gaillard, de Berlin, surtout celles du 5 juin 1845 et du 21 mai 1846, sont explicites quant à l'opinion qu'il a de sa position de Maître de chapelle royal. Très tôt il se rend compte qu'une telle profession et les conditions dans lesquelles elle s'exerce n'est pas faite pourlui. Et cette constatation le pousse à désirer le bouleversement qui lui permettrait d'imposer son point de vue dont les ambitions dépassent le seul cadre du théâtre traditionnel. Il se rend compte avec une grande certitude, écrit-il à Gaillard, «qu'il possède la force de pouvoir vaincre sans se cacher, et à voix haute» («... dass er die Kraft besitzt, ganz unverdeckt und mit lauter Stimme siegen zu kônnen»). Et cette possibilité de vaincre, il la voit de plus en plus dans le déclenche ment d'une révolution seule capable de délivrer les artistes de l'escla vageauquel ils sont soumis. «Ach, lieber Freund», écrit-il dans la même lettre, «wir sindaile die erbârmlichsten Sklaven: tyrannische Knechtschaft ertragen zu mussen,ist ein UnglUck, aber wasist schmachvoUer, als der Einfâltigkeit und dem Unverstande achselzuckend aus dem Wege gehen zu mussen, vielleichthinter'm Rûckennur die Zunge herauszustrecken?» («Ah! cher ami, nous sommes tous les plus pitoyables des esclaves: c'est un malheur de devoir supporter un joug tyrannique; mais il est encore plus humiliant de devoir éviter, avec un haussement d'épaules, la vanité et l'incompréhension, peut-être, tout au plus, leur tirer la langue dans le dos?»). t Comme on le voit par ces confessions, ce n'est pas le tumulte de la révolution qui attire Wagner, mais bien plutôt sa situation comme fonctionnaire royal qui le pousse dans les rangs des mécontents. Tout le reste n'est qu'accessoire, et j'irais même jusqu'à dire que les influences d'August Rôckel et de Bakounine, dont la personnalité le fascinait, sont minimes. Quant à Feuerbach, il en entend parler, mais ce ne sera qu'à Zurich qu'il le lira vraiment attentivement. Cependant son titre, «Das Kunstwerk der Zukunft>>, veutbien dire qu'il n'ignorait pas les «Grundsatze der Philosophie der Zukuiu> publiés en 1843, et son discours au «Vaterlandsverein» de 1848, puissonesquisse d'un«Jésus deNazareth» prouvent qu'il connaissait la «Philosophie de la misère» («Philosophie des Elends») de Proudhon (1846) et «Das Evangelium des armen Sûnders» («l'Evangile du pauvre pécheur») de Wilhelm Weitling. Pourtant, il ne faut pas exagérer l'importance de ces lectures et bien garder en mémoire les vraies intentions de Wagner: rendre au théâtre sa dignité de temple de la culture. Ainsi sa position face à l'esprit de la révolution restera-t-elle toujours liée au vieux rêve de rétablir l'entité perdue de la tragédie antique. Pour cette raison, ses lectures de Droysen nous paraissent-elles l'avoir beaucoup plus profondément marqué que son commerce avec des tendances politiques dont il reconnut rapide ment l'aspect foncièrement égoïste. Nous songeons là non seulement aux traductions d'Eschyle qui vont influencer directement son oeuvre, mais aussi à cette «Histoire de l'Hellénisme» qui l'incite à s'imaginer une république idéale dont les principes soient appliqués au théâtre. Ses plans de réforme de l'Opéra royal de Saxe, qui ne purent aboutir, sont issus de ces études, et Wagner confessera plus tard leur devoir tout le processus de gestation qui le conduira à une nouvelle forme de drame. D'autre part, galvanisé, autant que les interprètes qu'il conduit, par le dynamisme quasi populaire d'une IXe Symphonie dont l'ode finale lui semble sortir des poitrines d'une communauté telle qu'il l'entend, il retourne aux versions originales du texte dont les corrections allaient dans le sens d'un adoucissement de son énoncé. C'est ainsi qu'il fait chanter «Bettler werden FCirstenbrCider» («les mendiants deviennent frères de princes») pour «Aile Menschen wérden Briider» («tous les hommes deviennent frères»), et qu'il regrette de ne pouvoir faire un sort à «Mânnerstolz vor Konigsthronen» («fierté d'homme devant les trônes royaux») et «Rettung von Tyrannenketten» («délivrance des chaînes des tyrans»). Il va même jusqu'à justifier une faute d'impression en voyant 8 un renforcement voulu par Beethoven quand le copiste lit «frech» à la place de «streng» dans la dernière répétition des paroles: «Deine Zauber binden wieder was die Mode streng/frech geteilt» («Ta magie réunit à nouveau ce que la mode arigoureusement/insolemment séparé»). Cette conception de l'oeuvre de Beethoven se retrouve dans son beau texte de 1870 où il reste fidèle à ses décisions de jeunesse. La façon dont il confond dans le temps le peuple de la communauté antique et celui de «l'Ode àla joie» estsimplement admirable. On dirait qu'il a consulté les cahiers d'esquisses de la seconde moitié de l'année 1818, où l'idée d'une future symphonie avec choeurs est clairement spécifiée, Beethoven parlant même de l'utilisation d'un mythe grec! Danstous lescas,soninstinct leguideavecune extraordinaire précision, et sa vision du peuple diffère profondémentde celle de la plupart de ses contemporains. Entre 1830 et 1848, la plupart des écrivains de langue allemande utilise le mot «Volk» («peuple») pour caractériser la «classe ouvrière» paropposition aux bourgeois, oualorsdans le sens péjoratifde «Pôbel»,(«populace»), une signification qui dérive de «plebs» («plèbe») et non de «populus»; tandis queWagnerlui conservesoncaractère noble de «nation», de communauté d'individus groupés selon des critères qui peuventdifférer (géographie, langage, religion, économie, race, etc...) ou alors en tant que foule anonyme face à l'aristocratie, cette aristocratie pouvant être autre qu'héréditaire. C'est à une sorte d'aristocratie de la situation sociale et de l'esprit qu'il songe, quand il écrit, dans «l'Oeuvre d'Art de l'Avenir»: «Nicht Ihr gebt dem Volke zu leben, sondern es gibt Euch; nicht Ihr dem Volke zu denken, sondern es gibt Euch; nicht Ihr sollt daher das Volk lehren wollen, sondern Ihr sollt Euch vom Volke lehren lassen: und an Euch wende ich micht somit, nicht an das Volk, - denn dem sind nur wenige Worte zu sagen, und selbst der Zuruf: «Thu' wie du musst»! ist ihm uberfltissig, weil es von selbst thut, wie es muss» («ce n'est pas vous qui faites vivre le peuple, mais lui qui vous fait vivre; ce n'est pas vous qui faites penser le peuple; c'est lui qui vous fait penser; donc ce n'est pas vous qui devez éduquer le peuple, mais vous qui devez vous laisser éduquer par lui: aussi est-ce àvous queje m'adresse, pasau peuple, -car peu de mots lui suffisent, etmême l'interpellation: 'Tais ce que tu dois!" est superflue, car il fait de lui-même ce qu'il doit». Toute l'éthique développée dans les «Maîtres chanteurs» est déjà contenue dans cette phrase qui éclaire de sa luminosité la profession de foi d'anarchie intelligente qu'ose afficher Wagner après les Festivals de 1882 face aux critères bornés de directeurs de théâtre paralysés par leur fidélité à la hiérarchie. Comparés à la sagacité de ces acquisitions, les faits eux-mêmes, qu'ils soient racontés plus ou moins librement, ou même mensongèrement par Wagner, par ses connaissances, ses amis, ses détracteurs ou par des documents officiels d'archives, ne revêtent en somme pas une très grande importance. C'est la raison pour laquelle nous n'insisterons pas trop sur le contenu de son discours au «Vaterlandsverein», dont les en volées utopiques dépassaient de loin les capacités de réception et de compréhension de ses auditeurs, ni sur l'allure improvisée de ses deux articles d'avril 1849, sorte de témoignage de son exaspération. Beaucoup plus caractéristiques de l'originalité de son point de vue me paraissent être ses plans de réforme des théâtres lyriques, dont celui prévu pour le Théâtre Royal de Saxe est le plus radical. Ses postulats contiennent en germe toutes les thèses wagnériennes futures, et ont incité leur auteur à entreprendre systématiquement les recherches qui vont le conduire à réaliser pratiquement ce qu'il appellera dorénavant «l'Oeuvre d'Art de l'Avenir». On a pris l'habitude de remplacer ce terme par celui de «Gesamtkunstwerk» (Oeuvre d'art total), mais je tiens à faire remarquer ici que les rares fois que Wagner l'a utilisé (une fois dans «l'Art et la Révolution» et une autre fois dans «l'Oeuvre d'Art de l'Avenir», il l'a fait pour désigner l'entité de la synthèse grecque perdue et non sa propre réalisation qu'il situe dans un avenir imaginaire. Dans un article consacré à «Wagner organisateur», (in «Cahiers suisses de pédagogie musicale» 77 (1) P. 1923,1989), j'ai essayé de montrer ce qu'il y a de foncièrement original dans 10 ce texte dont les idées novatrices dépassent de loin la situation de nos organismes en cette fin du XXe siècle. Je ne reviendrai pas sur cette forme de démocratisation anarchique totale du théâtre, mais me plais à remarquer que Brecht, qui s'est si souventopposé à Wagner, devait mal le connaître. Il en va probablement de même de quantité de chefs d'orchestre et de metteurs en scène actuels dont les conceptions émanent d'un commerce beaucoup trop superficiel avec une personnalité que seule une longue et patiente approche permet de comprendre. Je ne m'arrêterai pas non plus au récit très coloré des journées de mai 49 à Dresde et de la fuite de Wagner en Suisse tel que l'a rédigé Cosima sous la dictée de son mari. C'est un document qu'il faut lire soi-même et qui nous est précieux tant par ses lacunes et ses adjonctions que par son réalisme, sa poésie et ses inexactitudes. Gertrud Strobel et Werner Wolf, au second tome (1842-1849) de la correspondance complète de Wagner, publié en 1970, ont tenté, dans leurs commentaires, de rétablir la vérité. Ils y sont partiellement arrivés, et nous leur sommes particulièrement reconnaissants d'avoir réussi à dégager des lettres publiées, le véritable sens que prend pour Wagner l'esprit de la révolution en ces heures douloureusement tragiques: l'idée que l'opéra est un divertissement pour une foule riche et frivole, mais que l'oeuvre d'art de l'avenir sera au théâtre ce qu'est la symphonie de Beethoven pour la salle de concert: une méditation morale collective au pouvoir libérateur. Or cette libération est obtenue par un processus très semblable à celui du rêve, et l'on comprend dès lors mieux l'intérêt qu'ont porté à Wagner, Freud puis Jung. «Sie werden einmal einenTraum hôren, den ich dort zum Klingen gebracht habe» («Vous entendrez un jour un rêve que là-bas j'ai rendu sonore») écritWagner de Milan à Mathilde le 25 mars 1859 en lui parlant du second acte de «Tristan». «Entendre un rêve», voici ce que devrait être pour l'auditeur-specta- teur toute représentation wagnérienne, ce qui implique bien que le rêveur ne doit pas être choqué par une vision ou une interprétation qui le réveille! d'où les efforts de Wagner, en 1849 et les années suivantes, 11 pour déterminer avec précision ce qui sépare l'art de l'avenir de l'opéra. Dans cet ordre d'idée, on a l'habitude de citer «Opéra et drame», la plus longue dissertation que Wagner ait écrite sur ce sujet. Mais «Opéra et drame» est somme toute une justification, par l'histoire, du drame musical, d'où l'impression de continuité qui s'en dégage, impression ne laissant pas de place à la crisequi doit immanquablement conduire à la manifestation d'une expression artistique fondamentalement nouvelle. C'est la raison pour laquelle il est beaucoup plusjudicieux d'étudier avec attention les trois autres contributions que Wagner a destinées à ces problèmes lorsqu'on tente de rapprocher lebouleversementartistique de son art des bouleversements politiques infantiles de décennies que les historiens marxistes de la «République démocratique allemande» ac tuelle ont pris l'habitude d'appeler «Unzeit des Biedermeiers» («Inoppor tunité de l'époque Prudhomme»). Ces trois textes s'intitulent: «Die Kunst und die Révolution» («L'Art et la Révolution»), «Das Kunstwerk der Zukunft» («L'Oeuvre d'Art de l'Avenir»), et «Eine Mitteilung an meine Freunde» («Une communication à mes amis») et ont été pensés et rédigés entre 1849 et 1851. Par la véhémence de son style, le raccourci de son énoncé et le paroxysme de ses affirmations, «L'Art et la Révolution» fait une grande impression sur celui qui lit ce texte d'un trait sans essayer de réfuter des exagérations nécessités par la tendance polémique voulue par l'auteur. C'est ainsi que nous apprenons que l'artiste, enchaîné tel Prométhée, a été asservi par l'Eglise, le despotisme, et plus tard par l'industrie qui a fait de Mercure le Dieu du 5% et organisateur des fêtes artistiques, alors qu'il était autrefois le patron des commerçants, trompeurs et coquins: que l'art ne s'adresse pas à un petit nombre de connaisseurs, mais à une communauté exempte de prolétaires. Pour Wagner, le prolétariat est la situation honteuse à laquelle il applique la définition de Lamartine («Histoire des Girondins» 1847): «sorte d'esclavage tempéré par le salaire», définition qui justifie sa position radicale face à la «location» des artistes au profit des plaisirs faciles d'une classe aisée. Il appelle l'art qui 12 en découle «l'art prolétarisé» etnomme son lieu de résidence le théâtre! Comme type de ces pratiques honteuses, ilrappelle l'exemple de Cavai- gnac qui, en juin 48, rétablit les théâtres pour «donner du travail» aux inoccupés! Nous ne sommes pas loin des «Ateliers Nationaux» crées pour occuper des «inutiles», institution dont la suppression provoqua une insurrection qui, réprimée, permit de déporter 4OO0 ouvriers en Algé rie! Et Wagner de montrer le fossé qui sépare les pratiques théâtrales antiques du théâtre prolétarisé de son temps. Il note six points où les divergences sontflagrantes; jecite latradition grecque d'abord, lanôtre, ou plutôt celle de Wagner ensuite: 1) Sujet religieux/religion interdite; 2) Participation de tout le peuple/riches en petit nombre; 3) Sujets élevés/sujets pervers; 4) Education à l'art par l'art/éducation en vue du gain; 5) Mariage avec l'artA'art payé à la passe, comme une putain; 6) Participation pour la satisfaction artistique/participation pour l'ar gent, la gloire, l'honneur. Résultat, dit Wagner, en Grèce, nous avons de l'Art, chez nous, du «Métier artistique»(Kunstlerisches Handwerk»). C'est parcette citation que j'ai pu réfuter les arguments d'Adorno dans une confrontation du Bayreuth de l'après-guerre, où le sociologue-philosophe de Francfort voyait dans l'évolution de la syntaxe wagnérienne un cheminement allant de l'amateurisme au métier, mon opinion allant à rencontre de la sienne: je voyais en Wagner un artiste quittant le métier («Rienzi», «Vaisseau») pour atteindre progressivement le sublime d'un art inspiré («Der kunstlerische Einfall» contre «das kûnstlerische Handwerk»). J'ai conservé cette position jusqu'à aujourd'hui, et l'étude approfondie du «Rienzi» est venue dernièrement la renforcer. C'est dans ce même ordre d'idée qu'il faut concevoir la différence que Wagner fait entre le «travail»et «l'activité», le travail restant pour lui le résultat de la condamnation d'Adam et Eve telle qu'elle est formulée 13 dans la «Genèse». C'est la raison pour laquelle il s'oppose au commu nisme officiel organisé parce qu'il tue l'art en élevant le travail au rang de religion. «Kein Kônig darf mich heissen was ich gern thue» («Aucun roin'a le droit de me commander de faireceque je fais volontiers»),s'écrie Wieland le forgeron dans cette réalisation littéraire que Wagner n'a pas mise en musique. Et cette liberté qu'il conçoit dans l'activité, et cette contrainte dans le travail, il en généralise les bienfaits ou les malédic tions en une application à l'humanité toute entière: «Es ist sicher, dass - sobald aile Menschen nicht gleich frei und glûcklich sein kônnen - aile Menschen gleich Sklave und elend sein mussen» («dès que tous les hommes n'ont pas la possibilité d'être identiquement libres et heureux - aussitôt sont-ils tous identiquement esclaves et misérables»). D'où son idée, qui est nettement en contradiction avec les exégèses marxistes de son oeuvre par certaines mises en scène tendancieuses, que la posses sion, sans parler de richesse comme le fait Feuerbach, libère celui qui sait en faire bon usage. Aussi faut-il que la classe privilégiée, si elle ne veut y être obligée par la force, cède de son surplus aux moins privilégiés. Or, c'est précisément cet abandon volontaire que le riche égoïste ne veut concéder. D'où la haine de Wagner contre ces riches-là dont il ne se gêne pas de parler dans son «Journal à Mathilde» - riche elle-même, sous le 1er octobre 1858: «So habe ich, ohne Neid zu empfinden, einen instinktiven Hass gegen Reiche empfunden» («c'est ainsi que j'ai ressenti, sans les envier, une haine instinctive contre les riches»), une déclaration qui pourrait paraître ambiguë si elle n'était étayée de cette différenciation entre le riche qui donne et celui qui amasse. C'est donc contre le riche égoïste qu'éclatera la révolution permettant la renaissance du drame qui n'a pas encore eu lieu. Car l'opéra de la Renaissance n'est pas là résurrection de la tragédie antique, déjà par le seul fait qu'elle s'adresse à une élite et non pas à l'ensemble de la nation. Supranationale, cette révolution permettra les synthèses les plus inattendues, et Wagner de terminer son plaidoyer par une brillante conclusion qui ferait sourire sous la plume de tout autre qui 14 n'aurait pas plus tard conçu et réalisé une oeuvre aussi géniale que «Parsifal». Dans un élan passionné, il unit Apollon et Jésus-Christ en une unité grandiose où l'art devient la puissance médiatrice entre les désir d'une collectivité et leur accomplissement en son subconscient. «L'Oeuvre d'Art de l'Avenir» est l'écrit de Wagner qui demande le plus d'attention de lapart de celui qui s'acharne àvouloir lecomprendre. Son énoncé estcompliqué, et lelangage qu'utilise l'auteur n'a pas laclarté de celui des philosophes de profession. Pourtant son contenu est capital pour celui qui veut saisir la démarche d'un artiste arrivé au tournant décisif de son existence. Par malheur, le terme utilisé d'art de l'avenir a suscité pas mal de moqueries de la part de détracteurs qui souvent ne savaient même pas de quoi Wagner voulait parler. Inutile d'ajouter que la plupartn'avaitjamais lu cetexte, et sebornaità croire que sonauteur se targait d'écrire les oeuvres que viendrait consacrer l'avenir. Plus, appliquant la formule «de l'avenir» à la musique seule, ils s'ingénièrent à tourner en dérision un art incompréhensible et étrange. «La musique de l'avenir» était pour eux ce que sera plus tard la soi-disant «musique cacophonique» de Schônberg. D'où ces pamphlets et caricatures mon trant Wagner dirigeant une harmonierévolutionnaire de poupons, ou le désespoir d'une mère inconsolable en songeantà la musique que l'avenir réservera aux oreilles de son pauvre petit! La pratique allait renforcer ce malentendu. «Fort sagement», écrit Robert Bory, je dirais plutôt, fort témérairement, «Wagner songe d'abord à présenter au public français quelques fragments de ses oeuvres, afin de l'habituer à sa musique et de connaître ses réactions. Trois concerts ont lieu au Théâtre italien. L'impression produite n'est pas défavorable. Cependant, pour les uns, cette musique n'apporte pas les hautes révéla tions promises par les thuriféraires. Pour les autres, c'est une surprise de n'avoir pas les oreilles déchirées, l'esprit mis à la torture, comme d' aucuns l'avaient prématurément annoncé. N'avait-on pas écrit: «Atten tion, méfiez-vous, voici le Marat de la musique!» Après les auditions du «Théâtre italien», l'indécision règne, accompa15 gnée d'une sorte de gêne. Nombreux sont ceux qui n'osent encore prendre parti. L'on attend le feuilleton de Berlioz. Enfin l'oracle se prononce (...). Après avoir rendu hommage au caractère courageux de Wagner et constaté l'attention constante et le très vif intérêt du public, il loue, non sans quelquesréserves, le caractère original et puissant des oeuvres présentées. Puis, tombant dans le piège que lui tendent ses propres compatriotes, il passe à l'étude des «soi-disant» théories de la musique dite «de l'avenir», il en définit de manière erronéeles principes, expliquant comment il les conçoit lui-même. Faisant alors une véritable pirouette, il aligne tous les ragots, toutes les sottises que l'on colportesur ce sujet. Il prononce enfin ce jugement définitif: «Si telle est cette religion, très nouvelle en effet, je suis fort loin de la professer, je n'en ai jamais été, je n'en suis pas, je n'en serai jamais. Je lève la main etje jure: non credo». En écrivant ceci, Berlioz ne se rendait pas compte qu'il travaillait contre lui, et que les rieurs qui bafouaient la soi-disant «musique de l'avenir» étaient les mêmes qui se moqueraient de lui. Le malheureux dut en subir plus tard les conséquences, alors que Wagner, en brave Teuton trop crédule, se contenta de lui expliquer sa méprise par le truchement d'une lettre ouverte adressée à un Monsieur Willot. Car l'art dont veut parler Wagner est tout sauf l'art artificiel et brutalement révolutionnaire que l'on croit détecter dans ses théories. Somme toute, ses intentions ne sont pas si éloignées de la France, puisqu'elles reposent, comme il l'affirme lui-même, sur une révolution dans le sens d'un retour à la nature selon Rousseau - non pas une restauration, dira-t-il, mais une création nouvelle d'après le modèle politique de la Grèce ancienne. Non pas un retour à la Rome antique chère aux révolutionnaires français et à Napoléon, mais une adaptation des principes démocratiques de la culture athénienne classique. Et comme Droysen lui a appris le rôle énorme que joue la nature pour l'artiste grec en constante relation avec elle, il cherche à son tour d'installer son théâtre au sein de cette nature si absente des maisons 16 d'opéra des grandes villes. S'il pouvait, il ferait jouer son «Ring», son «Tristan», voire son «Parsifal», dehors. Mais notre climat ne le permet pas, etla solution de Bayreuth est encore la meilleure qu'il aitpuchoisir. C'est ainsi qu'il se différencie de Goethe qui, dans «Dichtung und Wahrheit» (Poésie et Vérité), prétend ne pas pouvoir remplacer les divinités antiques par les nordiques parce que, dit-il, il se les représente «en dehors de la nature». Cet «en dehors» sera, au contraire, pour Wagner, les profondeurs des eaux du Rhin, les berges du fleuve, les entrailles de la terre, les cimes escarpées du Walhall ou alors ces frondaisons qu'une claire nuit d'été anime. La nature participe active ment à la vivification de l'oeuvre d'art de l'avenir qui n'existe que par elle. Aussi Wagner se défend-il de créer une musique artificielle en relation avec le bruit des fabriques de la révolution industrielle. Au contraire, tous ses motifs et ses thèmes sont issus des lois physiques naturelles de l'acoustique, et leurs développements échappent au mécanisme que ses détracteurs cherchent à démasquer. Qu'il possède une syntaxe person nelle, rien de plus sûr, mais c'est faire acte de mauvaise foi que de voir en sa technique une simple application de schémas inlassablement répétés. Les spéculations théoriques lui font horreur, et il se garde de parler métier quand il s'exprime au sujet d'un art qu'il place bien audessus des réalités palpables. Thomas ne devait pas être un artiste, aurait-il dit un jour dans une boutade. Dans «l'Oeuvre d'Art de l'Avenir», au début du chapitre qu'il intitule «Das Volk und die Kunst» (Le peuple et l'art), à la page 46 de l'édition de 1872, il n'hésite pas à affirmer: «si la vie devait dépendre des spéculation scientifiques et ne plus répondre à un besoin d'absolu, elle serait absorbée par la science; or ce rêve commence d'être rêvé, et nos gouvernements et nos oeuvres d'art en sont les enfants asexués et stériles». Toujours actuelles, ces prises de position doivent rester présentes à notre esprit face à la dégradation des relations du public et des interprè17 tes avec les oeuvres du Maître que nous admirons à travers ses parti tions, dégradation insidieuse et perfide qui s'est manifestée trèstôt pour aboutir à des situations absolument inverses à celles qu'il préconisait. Bizarrement, les points communs qui relient, en philosophie, la pensée des anarchistes à celle des libéraux, ont fait que l'art de l'avenir, issu des rapports de son auteur avec l'esprit révolutionnaire, devint finalement l'art chéri des bourgeois libéraux de l'Allemagne unie. D'où ce paradoxe d'un théâtre envahi par déjeunes révolutionnaires pendant l'exécution d'une oeuvre wagnérienne. Et je tais le choix d'Adolf Hitler dont l'équivoque démagogique est diabolique. Pourtant Wagner s'est toujours insurgé contre la mode, et il écrit, à la page 57 de son texte: «Die Mode zwingt den natttrlichen Schônheitssinn des Menschen zur Anbetung des Hâsslichen» («La mode oblige l'homme, dont le sens de la beauté est naturel, à adorer la laideur»). Et c'est bien entendu de cette façon qu'il comprend la signification profonde de «l'Ode à la joie» de Schiller, qui a été l'un de ses maîtres à penser, ne l'oublions pas. L'esprit de la révolution, ou plutôt de la rébellion, qui plane sur «Guillaume Tell» à une époque où Napoléon se couronne empereur et que Beethoven écrit «l'Eroica» (1804) a toujours fasciné Wagner. Il en parle encore à Mathilde Wesendonck quand, de Venise, il lui recommande de lire la biographie que Palleske consacre à Schiller. Pour lui, la mode est la grande ennemie de la réalisation artistique, et il la compare à ces accessoires inutiles qui rompent l'unité de formes esthétiques grandioses dans leur simplicité: «La manière est à l'art ce que la mode est à la vie», dira-t-il, et de trouver la justification de ses postulats dans ces vers célèbres de «l'Ode à la joie»: «Freude, Tochter aus Elysium, deine Zauber binden wieder, was die Mode streng geteilt». C'est la magie de la joie qui réunit ce que la mode avait séparé: «l'Oeuvre d'Art de l'Avenir» est le fruit de la joie retrouvée, la mode n'étant que passagère. Aussi la IXe Symphonie devient-elle à ses yeux un véritable credo dans ces années de tourmente, où la révolution virtuelle n'est plus qu'une 18 «manière», une façon d'ennoblir la suprématie des uns au profit de l'avantage des autres sans espoir de rédemption. Car cette idée de rédemptionhante Wagner depuis des années, etc'est elle qui lui a permis de réaliser dramatiquement des sujets aussi originaux que ceux du «Hollandais», de «Tannhâuser» et de «Lohengrin». Pourtant, si le pro blème de la rédemption domine les scénarios de ces oeuvres, il n'en reste pas moins qu'une «Erlosung» (une «rédemption») au niveau de l'oeuvre d'art n'est pas encore intervenue. Aussi est-ce une véritable révélation qu'a Wagner, lorsqu'en répétant et en dirigeant la IXe Symphonie en ces derniers instants de sa charge de Maître de chapelle royal, il en conçoit le véritable message: «Die letzte Symphonie Beethoven's ist die Erlosung der Musik aus ihren eigensten Elemente heraus zur allgemeinsamen Kunst», affirme-t-il à la page 96 de «l'Oeuvre d'Art de l'Avenir», «sie ist das menschliche Evangelium der Kunst der Zukunft. Aufsie ist kein Fortschritt môglich, denn auf sie unmittelbar kann nur das vollendete Kunstwerk der Zukunft, das allge- meinsame Drama folgen, zu dem Beethoven uns den kiinstlerischen Schliissel geschmiedet hat» («Par la dernière symphonie de Beethoven, la musique obtient la rédemption qui la sauve de son caractère particu lier en l'élevant à la qualité d'oeuvre d'art prise dans son sens général. Elle est l'Evangile humain de l'art de l'avenir. Après elle, aucun progrès n'est possible, car seule l'oeuvre d'art de l'avenir achevée, le drame pris dans son sens général, lui succédera, monument pour la réalisation duquel Beethoven nous a forgé la clé artistique»). Musicalement, mais aussi intentionnellement parlant, la révolution de Beethoven est à la base de la conception globale nouvelle d'une oeuvre d'art appelée à n'être reconnue que dans le futur. Car Wagner n'est pas dupe, et il se rend bien compte de la difficulté qu'il aura à imposer ses vues. Elles ne lui paraissent pas utopiques, comme certains ont voulu le prétendre, mais simplement trop avancées pour l'époque où il vit. D'où sa décision de se retirer, la Suisse démocratique d'alors lui paraissant parfaitement convenir à ses intentions. 19 Notez que cette résignation n'est pas apparue immédiatement. Les turbulences de l'année 1850 sont là pour le prouver, et semblent vouloir démentir cette sorte de «louange à la solitude en commun avec l'huma nité de l'avenir» qu'il préconisait en 1849. Mais les paradoxes sont nombreux dans la vie de Wagner, et ce qui compte effectivement, c'est l'acharnement avec lequel il retrouve la voie qu'il a choisie et qui finalement le conduit au but envisagé. Dans ce sens, ses perpétuels retours à Zurich ou à Lucerne sont significatifs, tout comme le choix de Bayreuth vient sceller une très ancienne vision. Dix ans après sa fuite de Dresde, il reçoit àVenise une proposition dont il parle à Mathilde dans salettre du 19janvier 1859. Officieusement, on lui communique de Saxe qu'il pourraitse présenter devant un tribunal d'amnistie qui examinerait volontiers son cas. Dans l'alternative d'une condamnation confirmée, le roi ferait alors lui-même usage de son droit de grâce, ce qui permettrait à Wagner de réintégrer ses fonctions! Vous imaginez aisément sa réaction! Premièrement, il n'est pas coupable; et secondement, il n'a nullement l'intention de renouer avec une tradition théâtrale dont il condamne tous les aspects: «Aber mein Gott! Was gewânne denn ich dadurch? Gegen die sehr problematische Erfrischung durch einige môgliche AuffUhrungen meiner Werke den ganz gewissen Àrger, Kummer und Ùberanstrengung, die mir jetzt um so unausbleiblicher sind, als ich durch meine zehnjâhrige Zurûckgezo- genheit im hôchsten Grade empfindlich gegen aile Berûhrung mit dieser entsetzlichen Kunstwirtschaft geworden bin, deren ich mich doch immer als Mittel zu bedienen hatte» («Mais mon Dieu! Que retirerais-je de tout cela? En contrepartie du rafraîchissement très problématique que pourrait me procurer la possibilité de faire représenter quelquesunes de mes oeuvres, certainement une avalanche de calamités, de soucis et d'efforts inutiles, d'autant plus inévitables que, retiré depuis dix ans, je suis terriblement sensible à tout contact avec cet abominable business de l'art auquel je serais obligé d'avoir recours»). Et Wagner d'insister sur le fait que l'artiste ne se sent nullement 20 dominé par une autorité quelconque, sice n'est par celle de la nécessité («Bedûrfnis»), du «besoin». Quecette tutelle soit prétexte aux grands de ce monde et aux riches d'imposer leur volonté à l'artiste créateur, est une situation à laquelle l'avènement de l'oeuvre d'art de l'avenir mettra fin. Car l'oeuvre d'art de l'avenir ne sera pas l'apanage d'une fraction privilégiée d'individus, mais la respiration d'une communauté cons ciente des «besoins» matériels de celui qui la vivifie. Aussi terminerai-je ce plaidoyer en faveur de l'artiste Wagner libre, et contre les tentatives d'emprisonnement de son oeuvre en des carcans politiques, en disant avec lui: «Wahre Kunst ist hôchste Freiheit!» «L'Art véritable est la plus élevée des libertés!» 21