coLocaTion - Habitat Groupé
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coLocaTion - Habitat Groupé
société Texte: Lara van Dievoet - Photos: Frédéric Raevens. La passe super bien!» D’autres doivent remplacer les amis qui s’en vont par des colocataires recrutés sur Internet ou via des amis communs. Daphné, qui loue une maison à Linkebeek depuis 5 ans, a vu se succéder plus de 10 colocataires différents. «Le dernier arrivé est un ami d’enfance perdu de vue. On lui a fait passer une sorte de casting. Pas de critères précis, mais un feeling, l’impression que ce serait sympa de vivre ensemble…» colocation: Ils ont entre 25 et 35 ans, un salaire, et ne vivent plus chez leurs parents. Pas encore prêts à vivre seuls ou en couple, les jeunes travailleurs sont de plus en plus nombreux à choisir la colocation. Pour faire des économies, mais surtout pour le plaisir d’habiter ensemble. Enquête sur un phénomène générationnel. 118 GAEL MAI 2011 GEnEration friends uand j’ai décidé de louer un appartement à Bruxelles, il était évident que j’allais le partager avec des amies, je ne me suis même pas posé la question!» s’exclame Anne-Laure. Comme cette diplômée en journalisme de 26 ans, un nombre croissant de jeunes travailleurs belges font le choix de vivre en colocation. «C’est vraiment un phénomène qui a pris beaucoup d’ampleur ces dernières années», affirme Nicolas Bernard, professeur de droit aux Facultés Universitaires SaintLouis. «Il suffit de voir les sites Internet dédiés à ce type d’habitat. Ça n’existait pas il y a quelques années, on est vraiment dans quelque chose de neuf!», insiste ce spécialiste en droit du logement. S’il est en pleine expansion, ce phénomène ne concerne cependant qu’une partie des jeunes travailleurs. Comme le souligne le sociologue Jacques Marquet, «c’est un phénomène beaucoup plus urbain que rural. Et il se développe davantage dans certains milieux, étudiants après l’heure? où on a déjà vécu ce genre d’expériences pendant la vie étudiante, par exemple.» Une vie en communauté Et en pratique? Les colocations se composent, en moyenne, de 3 ou 4 jeunes travailleurs qui décident de partager un appartement ou une maison. Chacun sa chambre - parfois sa salle de bains -, mais cuisine, salle à manger et salon sont communs. Les colocataires partagent le loyer et les charges, «mais également une série de choses, four à micro-ondes, produits d’entretien ou alimentaires», souligne Benoît Debuigne, de l’ASBL Habitat et participation. Et quand l’appartement n’est pas meublé, on compose avec ce qu’apporte chacun des «colocs»: canapé, télévision, table, casseroles ou décoration. Faire connaissance Ces colocataires partagent leur appartement, leurs meubles et leur quotidien avec d’autres jeunes. Amis ou inconnus. Si, comme l’observe Benoît Dubuigne, «les colocations sont en général très homogènes, tant au niveau de l’âge que du type de personnes qui y vivent», elles ne sont pourtant pas toutes constituées d’amis de longue date. «Les jeunes ne se connaissent pas forcément avant, les groupes ne sont pas préconstitués», constate Nicolas Bernard. René, 31 ans, vient de changer d’appartement pour vivre avec des amis d’amis: «Avant je vivais avec des gens que je connaissais très bien et depuis longtemps. Comme j’ai de moins en moins d’amis en colocation, j’ai dû envisager de vivre avec des gens que je connaissais moins bien. Il faut prendre le temps de faire connaissance, mais ça se la station à Linkebeek Daphné, 30 ans, TV Buyer dans une agence média Charlotte, 27 ans, Account executive dans une agence média Olivier, 30 ans, fondateur d’une agence immobilière. Recherchent un 4e colocataires pour remplacer le leur, qui part vivre avec sa copine. Pourquoi la colocation? Daphné: Je vis ici depuis 5 ans, les colocataires se sont succédés. L’avantage, c’est principalement de vivre avec des gens, de partager de bons moments, de rencontrer leurs amis. Olivier: Pour le côté financier, mais surtout pour ne pas être seul! Je vivais avec ma copine depuis plusieurs années. Quand nous avons rompu, je ne me voyais vraiment pas emménager tout seul, ça aurait été beaucoup trop déprimant. Je suis tombé sur une annonce de Daphné sur Facebook, juste au bon moment. Charlotte: Seule dans un apparte- Parfois considérée comme la prolongation du «kot» étudiant, la vie en colocation de ces jeunes travailleurs s’en distingue pourtant. Le rythme de la vie professionnelle et sa structure ont remplacé l’insouciance qui caractérise souvent la vie d’étudiant. «On ne se réveille plus avec des gens saouls qui dorment partout!» s’exclame Laure, institutrice de 26 ans. «On se permet de faire la fête le week-end, mais on a un rythme plus adulte, plus structuré.» Pour René, juriste de 31 ans, c’est également une question de rythme: «Quand on était à l’université, on avait énormément d’activités en kot. Maintenant, on travaille. Et le soir, tout le monde mène sa vie à droite et à gauche, on se croise. Notre rythme a beaucoup changé.» ment à Bruxelles, j’en ai eu marre. J’ai donc débarqué ici avec tous mes meubles. Et je ne me vois pas partir, pas avant d’emménager en couple. Nos rituels Quand on rentre du boulot, on prend l’apéro ensemble, pour se raconter nos journées et décompresser. L’élément principal de la maison est le canapé installé dans la cuisine pour pouvoir papoter pendant que l’un ou l’autre cuisine. Meilleur souvenir commun Notre «week-end entre colocs» à la mer, il y a quelques semaines. Une manière de faire connaissance avec Olivier, le petit nouveau, et de revoir notre ancienne colocataire anglaise. MAI 2011 GAEL 119 société la famille des tout nus à Bruxelles Séverine, 26 ans, consultante, Tanguy, 25 ans, juriste notarial et Erwann, 25 ans, project engineer. Pourquoi la colocation? On n’imaginait pas emménager seuls, c’était la suite logique de nos kots étudiants. Séverine: J’ai des journées très stressantes, je travaille énormé- ment. Mais le soir, il suffit que je passe la porte de la maison pour me détendre immédiatement. On vit à 6, donc il y a toujours quelqu’un. Si je vivais seule, j’ouvrirais mon ordinateur et je passerais la soirée à terminer ce que j’ai à faire… Nos rituels On essaye de manger ensemble Une solution économique La vie en communauté convient-elle à ce nouveau rythme? Pourquoi prolonger l’expérience colocation lorsque l’on travaille et que l’on perçoit un salaire? La colocation, engagement temporaire et moins onéreux, semble correspondre parfaitement à l’instabilité qui caractérise les débuts de carrières. «Certains justifient ce choix en disant qu’ils ont un boulot instable, qu’ils ne savent pas encore où ils travailleront dans un an, ni si ce boulot leur conviendra à long terme», explique Benoît Dubuigne. Pour le professeur Nicolas Bernard, ce sont également l’augmentation des loyers et la crise du logement qui poussent les jeunes à vivre en colocation. Selon le CRIOC, le loyer moyen proposé aux colocataires est de 353 € et de 365 € à Bruxelles. Difficile de vivre seul pour le même prix. Des amis à domicile Et s’ils en avaient la possibilité, opteraient-ils pour l’habitat en solo? La plupart des jeunes interrogés répondent par la négative. «Même si mon salaire me le permettait, je ne vivrais pas toute seule: je deviendrais dépressive après 2 semaines!», insiste Alexandra, 25 ans. «Ce que je cherchais, c’était l’ambiance de la vie en coloc’, le quotidien avec mes copines.» Pour René, l’avantage de la colocation, «c’est d’avoir une vie sociale sans devoir sortir de chez soi: il y a toujours quelque chose qui se passe». «J’adore les 120 GAEL MAI 2011 tous les lundis. Et on fait du jogging en groupe: on s’entraîne pour les 20 km de Bruxelles! Meilleur souvenir commun Nos photos «tout nus»! On voulait faire une pendaison de crémaillère sur le thème «sport». Pour décorer la maison, on a décidé de faire un calendrier géant, comme celui des dieux du stade: des photos de nous nus, mais cachés derrière un vélo, des skis, un stick de hockey… On a bien rigolé et nos amis ont été surpris! brunches du week-end: on se retrouve tous et on se raconte nos soirées!», s’exclame Geneviève, qui vit avec cinq autres jeunes de 24 à 28 ans. Ce mode de vie communautaire, dans la lignée des séries télévisées américaines Friends et How I met your mother, séduit donc surtout par sa convivialité. Pour beaucoup de ces jeunes adultes, c’est le moyen de prendre une certaine indépendance, tout en partageant de bons moments en groupe. «Une transition entre ‘je suis étudiant’ et ‘j’emménage en couple ou de manière plus définitive’», juge Benoît Dubuigne. «C’est temporaire, on ne va pas passer toute notre vie à manger dans des assiettes dépareillées. Il y a un moment où on n’en aura plus envie, reconnaît Alexandra. Mais pour l’instant, ça me convient très bien!» Toujours rose? Il s’agit donc d’une solution temporaire, transitoire. Et comme le conclut une étude du CRIOC, «celles qui laissent de bons souvenirs sont en général limitées dans le temps». Car vivre en communauté comporte inévitablement des désavantages. Certains vivent, par exemple, aux dépens des autres. C’est ce que Benoît Dubuigne appelle un «free rider» ou «passager clandestin»: «celui qui ne nettoie jamais sa vaisselle, qui ne range pas, qui mange la nourriture des autres…» Même si on vit avec des fées du logis, «il faut pouvoir supporter les manies des autres, on ne peut pas toujours faire ce qu’on veut, il y a toujours quelqu’un qui fera du bruit le samedi matin...» admet René. Et le fait de ne pas se sentir totalement chez soi dérange souvent. Même quand on vit avec ses meilleurs amis. Laure a hésité avant de signer un nouveau bail de 3 ans: «Ça m’ennuie un peu de ne pas être dans mes meubles. La colocation, c’est la télé de l’un, la table de l’autre. C’est sympa, mais pas La coloc en chiffres Le CRIOC a publié en novembre 2010 une étude sur la colocation. n 14 % des jeunes de 18 à 29 ans vivent actuellement en colocation. n Et 58 % des 1829 ans qui n’ont jamais vécu en colocation se déclarent tentés par l’aventure. n En moyenne, les colocations comprennent 2,8 per- sonnes. n 71 % des 18-29 ans préfèrent un type de colocation où on ne partage pas uniquement les frais, mais également «une partie de la vie quotidienne et où le colocataire est un ami proche». n 64 % des 18-29 ans pensent que «la colocation va se développer dans les prochaines années». UNE PASSERELLE… Rencontre avec Jacques Marquet, sociologue et profes- seur à l’UCL. Il est le directeur du Centre interdisciplinaire de recherche sur les familles et la sexualité. «Pour moi, la colocation en début de vie professionnelle est un phénomène à mettre en parallèle avec celui des «Tanguy». Ce n’est pas une prise d’autonomie totale. Certains parlent d’«adulescence» pour illustrer cette période. Ce ne sont plus des adolescents, mais toutes les caractéristiques du monde adulte ne sont pas encore présentes. C’est une passerelle. Il est indéniable que le climat socio-économique peu sécurisant y est pour beaucoup. Aujourd’hui, en sortant des études, relativement peu de jeunes ont un boulot stable à long terme, les trajectoires professionnelles sont devenues moins certaines. Et les trajectoires affectives ont connu à peu près la même évolution: il y a 30 ans, une part importante de la population était mariée à 25 ans. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et ceux qui se marient le font, en moyenne, vers 29 ans. La certitude d’être en couple de façon durable à 25-30 ans n’est donc pas acquise. Si vous ajoutez à cela une augmentation extrêmement forte des prix du marché locatif à Bruxelles et dans le Brabant wallon, vous avez 3 ingrédients qui permettent d’expliquer le succès des colocations. Elles offrent l’avantage de partager les coûts, mais procurent aussi une certaine forme de soutien relationnel. On peut cuisiner et manger ensemble, on n’est pas seul à devoir tout gérer… très personnel et on ne s’investit pas de la même manière…» L’étape suivante? La vie en couple L’envie de s’installer plus durablement sonne souvent la fin de la colocation. A 31 ans, René constate que ce mode de vie n’est plus la norme pour ses amis célibataires: «J’ai de plus en plus d’amis qui quittent leurs colocs et vont habiter seuls, parce qu’ils en ont marre de subir le désordre des autres.» Mais quitter une colocation est surtout synonyme de vie de couple, ou de mariage. Colocataire ne rime pas forcément avec célibataire: certains sont en couple, parfois depuis longtemps, et attendent simplement le bon moment pour vivre ensemble. Mais on quitte souvent la vie de groupe pour la vie à deux. Certains prient d’ailleurs pour que leur vie en colocation ne dure pas trop longtemps: «J’adore la coloc’, mais si je suis encore là dans 3 ans, ça voudrait dire que je suis toujours seul!» Tentées par la vie en communauté? On utilise de plus en plus fréquemment Facebook pour compléter une colocation en faisant appel à ses contacts. De nombreux groupes du type «recherchons un/une colocataire sympa, de mars à décembre» sont créés et permettent souvent de recruter connaissance ou ami d’ami. Il est également possible de rejoindre ou de créer une colocation grâce au site de référence www.appartager.be, qui centralise l’offre et la demande en matière de colocation. Il permet la mise en ligne des petites annonces reprenant une description du logement, le quartier, le prix et quelques informations personnelles. MAI 2011 GAEL 121 société Ce qu’en pense Lara notre journaliste et colocataire «La coloc, c’est la transition parfaite avant de s’installer à deux. Une entrée en douceur dans la vie active: on prend notre indépendance, mais en groupe. On apprend tellement sur soi-même et sur la gestion d’une habitation. Plus qu’un loyer, on partage le quotidien des autres, leurs doutes, leurs amis, la joie d’avoir trouvé un job… Les discussions sont interminables. Finalement, c’est aux amies que l’on voit tous les jours qu’on a le plus de choses à raconter!» L’avis du juriste la du bonheur maison à Bruxelles Anne-Laure, 26 ans, intérimaire, cherche le «job de ses rêves». Alexandra, 25 ans, indépendante. Lara, 26 ans, journaliste freelance et doctorante. Pourquoi la colocation? Pour vivre entre copines! Il y a toujours quelqu’un, on s’amuse bien, on voit nos amies au quotidien, on a assez d’espace pour organiser des fêtes et c’est moins cher. Pourquoi vivre seules? Nos rituels Pas évident de trouver un moment pour manger toutes ensemble, on a toujours des 122 GAEL MAI 2011 tas d’activités, des dîners entre amis ou «en amoureux», des cours de sport,... Mais on se raconte nos journées et on fait un débriefing après chaque soirée! En fait, on se voit surtout à l’heure de l’apéro, ou vers 23 h. On se retrouve dans le salon et on papote pendant des heures… Meilleur souvenir commun Le dîner de Noël, auquel on a invité notre voisine française et nos anciennes colocataires émigrées à l’étranger. Sapin, échange de cadeaux faits main, délicieux repas préparé toutes ensemble, karaoké improvisé… Un très, très bon souvenir! Rencontre avec Nicolas Bernard, spécialiste en droit du logement et professeur aux Facultés Universitaires Saint-Louis, à Bruxelles. «La signature du bail pose souvent des problèmes. Vontils signer un bail commun ou chacun leur propre bail? S’ils signent un bail en commun, qui est signataire? Comment est-ce qu’il se retourne sur les autres si un des loyers n’est pas payé? Et si l’un d’entre eux fait des dégâts dans sa chambre, est-ce que la garantie locative des autres doit couvrir les frais? Tout ça doit être réglé. C’est pour cela qu’on appelle de plus en plus à la création de chartes. Des chartes d’habitat groupé, qui seraient passées entre les locataires et qui modaliseraient tous ces aspects-là, au-delà du contrat de bail. Un autre problème peut se poser quand on est chômeur: le taux des allocations sociales risque d’être calculé différemment lorsque l’on vit en communauté. Et passer du taux isolé au taux cohabitant peut se révéler très embarrassant.»