SOMMAIRE

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SOMMAIRE
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Atelier 1 : Le client, cet inconnu.
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Atelier 2 : Innover par les coopérations et les partenariats,
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Les nouvelles formes de collaboration.
Atelier 3 : Valorisation financière et gestion du risque.
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Atelier 4 : Stratégies de croissance par l’innovation répétée.
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Atelier 5 : Innover dans la gestion des innovateurs.
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Atelier 6 : La création d’entreprises de haute technologie.
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Comptes rendus réalisés avec le soutien de l’Ecole de Paris du Management
Atelier 1
Animé par François ROMON,
Directeur du Département Technologie et Sciences de l’Homme,
et Nathalie DARENE, Enseignant Chercheur en Marketing de l’Innovation
à l’Université de Technologie de Compiègne
Le client, cet inconnu
Pour éviter les innovations sans marché, il faut avoir l'obsession du client. Mais qui est le
client final ? Qui sont ses porte-parole au sein de l’entreprise innovatrice ? Sur quoi
repose leur légitimité ? On observe une grande variété des modes de représentation du
client final au cours du processus d’innovation : ces différences sont-elles fonction des
domaines d'activité, des différentes cultures d’entreprises, de la conjoncture socioéconomique, de l’avancement du processus ?
Avec la participation de :
Fabienne ASTIER-RAMIN, Directrice Trade marketing, SANOFI-SYNTHELABO OTC.
Margerie BARBES-PETIT, Directrice marketing international, NINA RICCI Parfums et
Beauté
Michel DUPIRE, Directeur de la Stratégie, FRANCE TELECOM R&D
Christophe HIEN, Directeur marketing, POCLAIN HYDRAULICS
Alain LOONES, Directeur Innovation et développement, YOPLAIT (Groupe SODIAAL)
Introduction
François ROMON
Cet atelier est construit autour de la question suivante : comment le client est-il
représenté dans le processus d’innovation ? Cette représentation prend-t-elle la forme
d’une analyse rationnelle, d’une transgression inspirée ou d’une osmose culturelle ?
Pour préparer notre débat, nous avons d’une part mené un entretien approfondi avec
chacun des cinq participants à la table ronde de l’atelier, qui représentent respectivement
des entreprises intervenant dans des secteurs très différents, et nous avons, d’autre
part, effectué une revue de la littérature spécialisée en marketing de l’innovation.
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Nathalie DARENE
En réalité, il existe peu d’articles dans la littérature spécialisée sur le thème précis du
mode de représentation du client dans le processus d’innovation, mais le sujet est abordé
à l’occasion de diverses problématiques de marketing de l’innovation. Les auteurs
insistent, en particulier, beaucoup sur la nécessité d’être à l’écoute du marché, par une
activité constante de veille. De nombreux textes sont aussi consacrés aux outils
d’adaptation du futur produit aux attentes, supposées connues, du marché, tels que
CAUTIC, TRIZ, le diagramme de KANO, les analyses fonctionnelles, les analyses de la
valeur. Des tests sont également proposés pour juger de l’acceptabilité probable d’un
produit nouveau. Les auteurs mettent toutefois en garde contre des résultats trop
nettement favorables, qui pourraient témoigner du caractère trop lisse et insuffisamment
innovant d’un produit.
Cinq thèmes nous ont semblé focaliser plus particulièrement l’attention des auteurs.
Le premier thème est l’impératif de la focalisation du processus d’innovation sur le client.
Qu’il s’agisse d’une innovation de rupture ou incrémentale, d’une innovation Business to
Business (B to B) ou Business to Consumer (B to C), d’une innovation en grande
distribution
ou
en
distribution
sélective,
d’une
innovation
à
forte
composante
technologique ou d’une innovation de service, le client doit en effet rester la
préoccupation première de l’innovateur. Est-il utopique de vouloir prévoir la façon dont
va être reçu un nouveau produit par ses futurs consommateurs ou usagers ? C’est ce que
pense M. Certeau, qui dénonce le « faire-croire » ambiant, l’innovateur faisant croire qu’il
a tenu compte du client. D’autres auteurs, comme MM. Hamel et Prahalad, mettent en
garde contre la trop grande confiance que placent les concepteurs-développeurs dans
leurs innovations, confiance qui les pousse à rejeter sur des résistances supposées des
consommateurs leurs échecs éventuels. Les auteurs sont nombreux à considérer, en tout
cas, que la réussite d’une innovation tient pour l’essentiel à l’adéquation entre le moment
où elle apparaît sur le marché et celui où le client est prêt à la recevoir.
Le deuxième thème récurrent dans la littérature spécialisée est la classification des futurs
clients.
M. Rogers répertorie ainsi les futurs clients par rapport à leur faculté à accueillir
l’innovation. M. Kotler institue pour sa part le « client-leader » comme référence pour
évaluer l’ensemble du marché potentiel. D’autres auteurs, comme Mme Akrich, MM.
Callon et Latour, ou comme M. Boullier, préfèrent les classer en fonction de leur degré de
participation au processus d’innovation. La participation des futurs clients à la conception
du produit est un thème plus particulièrement d’actualité dans le secteur des
technologies de l’information et de la communication.
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Le troisième thème, la nécessité d’un intermédiaire pour représenter le client, fait l’objet
de nombreux débats entre les auteurs.
Parce qu’il est multiple, le client est difficile à appréhender. Une connaissance intime du
client, comme si on vivait avec lui, serait, selon M. Day, le rêve de tout innovateur. MM.
Callon et Latour considèrent également le client comme le principal allié des innovateurs
et parlent de « porte-parole » et « d’enrôlement d’alliés ». Mais c’est bien à une
représentation la plus large possible des clients dans leur diversité qu’il convient
d’aboutir. M. Midler note que, dans une équipe projet innovant, « chaque participant a sa
propre définition du plus ou du mieux, mais ne parvient pas d’emblée à identifier ce qui
est juste ». C’est pourquoi, au cours des différentes phases d’un projet innovant, chaque
acteur peut être considéré comme un représentant du client pour son domaine propre :
l’ingénieur pour les aspects techniques du produit, le designer pour l’usage et l’agrément,
le financier pour le prix et « le marketeur » pour l’alchimie globale.
Les difficultés de communication constituent le quatrième thème exploré par la littérature
spécialisée.
La notion de désir d’un produit ou service qui n’existe pas encore, est en effet difficile à
exprimer et donc à utiliser, elle conduit bien souvent à des malentendus. MM. Sperber et
Wilson relèvent ainsi que rien ne protège « des défauts de garantie sur les intentions des
interlocuteurs » lors d’une étude prospective. M. Schutz parle, quant à lui, de
« représentations supposées partagées ». Comment être sûr que l’on comprend bien le
désir du futur client ? Les problèmes de langage dans le processus d’innovation, tout au
long de la chaîne, proviennent généralement de divergences entre les acteurs sur
l’interprétation des besoins du client. Pour que le produit soit une réussite, M. Boullier
préconise une prise en compte constante du désir du client pendant le développement,
les interventions des différents acteurs s’enrichissant ainsi les unes les autres au lieu de
s’annuler.
Le cinquième et dernier thème investi par la littérature est, la nécessité d’une
représentation du client tout au long du processus d’innovation.
Le client est d’abord perçu comme « un désirant » potentiel de l’innovation ; et plus le
développement du produit avance, plus il passe du statut d’usager au statut d’acheteur.
François ROMON
Au cours des entretiens que nous avons menés, nous avons effectivement constaté des
convergences entre les préoccupations des praticiens et celles des auteurs, mais aussi
quelques divergences. Ainsi, par exemple, aucun industriel n’a abordé au cours de nos
entretiens deux des thèmes abondamment explorés par la littérature : le thème de
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l’intermédiaire (au contraire, aucun de nos interlocuteurs ne remet en cause la légitimité
de la fonction marketing de l’entreprise à représenter le client), et le thème de la
segmentation du marché. En revanche, nos interlocuteurs nous ont fait part de méthodes
mises au point dans leur entreprise pour représenter les besoins du futur client dans le
processus d’innovation dont nous n’avons pas trouvé de trace dans la littérature, et qui
nous semblent pourtant très intéressantes.
Nous avons choisi d’organiser les débats autour de trois questions que nous avons
définies à partir à la fois de notre revue de la littérature et des résultats de nos
entretiens :
1) Quelle légitimité pour la fonction marketing de l’entreprise à représenter le futur
client ?
2) Quels
problèmes
de
langage
et
de
communication
dans
le
processus
d’innovation ? Comment les résoudre ?
3) Quelle évolution du mode de représentation du client et du rôle du marketing au
cours des phases successives du processus d’innovation ?
1)
La
fonction
marketing
de
l’entreprise
peut-elle
toujours
représenter
légitimement le futur client ?
François ROMON
Pour tenter de répondre à cette première question, nous laisserons d’abord chacun des
participants à la table ronde se présenter avant de décrire brièvement son entreprise.
Alain LOONES
Le centre de recherche de SODIAAL travaille sur les produits laitiers frais (YOPLAIT), le
lait de consommation (CANDIA), les fromages RichesMonts, et les produits de la branche
matières grasses et poudres de lait. Nous avons deux types de clients : notre client direct
est la grande distribution, notre client indirect est le consommateur, dont le service
marketing est sans aucun doute le représentant !
Notre fonction marketing est composée de trois activités distinctes : le marketing
d’études, qui réalise les études de marchés et définit la méthodologie ; le marketing de
prospective, plus spécifiquement chargé de l’innovation ; et le marketing d’optimisation
des produits existants.
Notre principale difficulté est d’assumer les différentes casquettes que nous impose la
dualité de nos clients. Toutefois, au niveau décisionnel sur les produits, nous nous
représentons uniquement les consommateurs, et c’est la fonction commerciale qui parle
alors au nom de la grande distribution.
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Margerie BARBES-PETIT
Je représente sans doute aujourd’hui le secteur qui peut paraître le plus futile, celui du
luxe et de la beauté ! Si nous offrons à nos clients un univers de rêve, nos produits n’en
possèdent pas moins une dimension très technique. Notre société NINA RICCI appartient
au groupe catalan PUIG, d’origine familiale, dont la création remonte à 120 ans ! Ce
groupe compte des marques prestigieuses du luxe mais aussi des marques spécialisées
dans la grande consommation, et réalise un chiffre d’affaires d’environ 1,5 milliard
d’euros. Notre client, c’est vous !
Dans notre maison, le marketing amont est chargé de la création et du développement
de produits pour l’ensemble du monde. Le marketing opérationnel applique quant à lui la
stratégie marketing globale aux marchés locaux.
Parce qu’elle représente le marché, comme son nom l’indique, la fonction marketing a
évidemment une légitimité à représenter les consommateurs. Mais elle a de plus un rôle
de chef d’orchestre pour représenter le client en amont, dans le domaine de la recherche,
ou en aval, pour écouter les acteurs de terrain. Nos capteurs personnels sont branchés
constamment pour repérer les tendances et les besoins du marché ! Bien sûr, nous
sommes aidés dans cette tâche par des cabinets d’études et par nos chercheurs internes.
Michel DUPIRE
FRANCE TELECOM R&D est la division R&D du groupe FRANCE TELECOM. Elle compte
3.500 personnes environ.
Qui sont nos clients ? Ce ne sont pas ceux de FRANCE TELECOM, mais les Unités
opérationnelles, les « Business Units » de FRANCE TELECOM, ce qui implique de notre
part une approche particulière, et si notre mission est bien de satisfaire avant tout ces
clients internes, nous sommes aussi tributaires de l’offre globale de services faite par
FRANCE TELECOM. Ainsi, nous devons mettre au point un service aussi simple que
possible d’usage, en dissimulant autant que faire se peut la complexité technique des
réseaux de télécommunications qui permet le service proposé. En ce sens, nous devons
aussi nous représenter les clients finaux de FRANCE TELECOM, les abonnés. Cette double
casquette est parfois difficile à gérer.
Autre difficulté, celle de faire coïncider une technologie innovante et le marché : c’est
l’usage par le client qui est déterminant. Ainsi, la croissance très forte et l’usage du SMS,
court message écrit, malgré le caractère assez peu ergonomique de la fonction
(contourné par l’adoption d’un vocabulaire adapté), n’avait pas été anticipé. La
compréhension des usages est donc, on le comprend, l’une de nos préoccupations
majeures.
Nous disposons également d’une Division en charge d’anticiper sur les nouveaux services
à deux ou trois ans.
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Fabienne ASTIER-RAMIN
SANOFI-SYNTHELABO est le deuxième laboratoire pharmaceutique français. Il réalise un
chiffre d’affaires annuel de 5 milliards d’euros et regroupe 30.000 personnes dans le
monde. Notre spécialité est le médicament éthique, c'est-à-dire remboursé et délivré sur
prescription des médecins, mais je m’occupe plus particulièrement des médicaments
OTC, ceux que l’on peut acheter en pharmacie sans ordonnance. Le Trade marketing, que
je dirige, travaille à la connaissance la plus intime possible de nos premiers clients, les
pharmaciens, pour satisfaire au mieux les besoins de nos clients finaux, les patients
consommateurs.
Le marketing est, selon moi, de plus en plus légitime, parce que nos clients sont de plus
en plus compliqués ! Il est possible maintenant d’acheter des produits en libre-service. La
naissance de la grande distribution a marqué l’acte de naissance du marketing dans
notre entreprise.
Au
fil
du
temps,
les
« marketeurs »
sont
devenus
de
véritables
experts
des
consommateurs. Il ne suffit plus aujourd’hui de connaître le revenu, le milieu
professionnel et l’origine sociale d’un client.
Le marketing est obligé de se spécialiser et de segmenter le marché pour saisir le client
dans toute sa complexité. Je suis personnellement en charge d’un marketing très
opérationnel, qui vise à la plus grande connaissance possible du client comme acheteur
sur le lieu de vente. La vraie décision d’achat se prend en face du linéaire. Elle est
souvent extrêmement rapide dans notre secteur. Nous sommes obligés d’en tenir
compte, comme nous devons tenir compte de la vision du distributeur sur le client et le
produit.
Margerie BARBES-PETIT
En effet, si le client a évolué, le distributeur aussi. Dans mon secteur, le marketing était
beaucoup plus intuitif par le passé qu’aujourd’hui. Les cycles des produits sont de plus en
plus courts, d’où la nécessité de rester constamment en alerte vis-à-vis des besoins et
des désirs du client, et d’anticiper de nouvelles attentes.
Fabienne ASTIER-RAMIN
Nous sommes passés d’un marketing de l’offre à un marketing de la demande, beaucoup
plus complexe…
Christophe HIEN
POCLAIN HYDRAULICS est une PME familiale de 1 200 personnes, basée dans l’Oise.
Notre
société
commercialise
des
moteurs
hydrauliques
et
des
transmissions
hydrostatiques partout dans le monde. Nos clients sont des intégrateurs, qui fabriquent
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des machines de travaux publics, de manutention et des machines agricoles. Nous
bénéficions d’un marché extrêmement dynamique.
Le service marketing de notre entreprise est très jeune : il existe depuis six ans
seulement. Nous devons donc gagner notre légitimité auprès des autres fonctions de
l’entreprise et notamment auprès de la fonction commerciale. C’est elle qui auparavant
suscitait l’innovation et entretenait des liens étroits avec la R&D. Ceci explique peut-être
que notre marketing soit autant amont qu’aval.
Depuis cinq ans, notre équipe est passée de trois à onze personnes. Nous nous sommes
organisés de manière à constituer une fonction très ouverte sur la vie de l’entreprise. Il
me semble que notre principal défi est de parvenir à trouver le juste équilibre entre notre
travail quotidien, focalisé sur le court terme et l’opérationnel, et un indispensable travail
de prospective, qui exige davantage de recul. A cet égard, la gestion des ressources
humaines a une importance stratégique.
Un intervenant
Il me semble que le service marketing représente bien plus que le client : sa
connaissance de l’entreprise lui permet d’être initiateur de l’innovation avant même que
le client n’en perçoive lui-même le besoin. En ce sens, il participe aux décisions
stratégiques de l’entreprise en proposant des axes nouveaux d’innovation. Un produit
nouveau crée un client nouveau !
Michel BERRY, École de Paris du management
Attention, un client peut cacher un expert ! Il n’est que virtuellement au centre des
préoccupations de l’entreprise. Ceux qui parlent en son nom sont-ils véritablement
légitimes à le faire ? Sans doute, mais sont-ils efficaces ? Ce n’est pas sûr ! Les
instruments et les méthodes utilisés permettent d’appréhender le client pour autant qu’ils
s’appliquent à des marchés et à des produits déjà existants. Ils ne parviennent pas, en
revanche, à saisir l’impact d’une véritable innovation. En toute logique, la fonction
marketing est réticente à l’innovation. C’est ainsi que, chez RENAULT, les études
marketing s’opposaient fermement à la sortie de la Twingo avec des phares ronds… La
société TEFAL, dont on connaît le haut niveau d’innovation, s’est toujours gardée de faire
appel aux études de marché pour la bonne raison qu’elles risqueraient de freiner les
idées inventives !
Christophe HIEN
Il faut se garder des exemples caricaturaux. Bien entendu, le marketing doit avoir
conscience de ses limites. Néanmoins, en matière d’innovation, il a permis aussi quelques
réussites !
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Alain LOONES
Deux étapes du processus d’innovation doivent, selon moi, être distinguées : la
génération de l’idée et son évaluation. C’est dans cette seconde phase que le marketing
peut jouer son rôle. Il possède les outils nécessaires pour mesurer la viabilité d’un projet
innovant.
Toutefois,
les
grandes
innovations
naissent
souvent
de
la
rencontre
imprévisible des avancées technologiques et des besoins du marché.
Michel DUPIRE
Notre expérience est que le marketing n’est pas infaillible. Nous avons mis en place un
process de « spin-off » d’activités qui parfois corrige la vision. Ainsi il y a deux ans, une
nouvelle technologie a été proposée chez FRANCE TELECOM ENTREPRISES, qui n’a pas
obtenu le soutien de la fonction marketing. Nous avons proposé la création d’une « spinoff » afin de continuer à la tester. Celle-ci vient de réussir une levée de capitaux aux
États-Unis, ce qui est plutôt bon signe en ces temps très difficiles pour les entreprises de
télécoms !
Fabienne ASTIER-RAMIN
Je ne sais pas si le marketing de l’entreprise est efficace. Une chose est sûre : on nous
demande de l’être de plus en plus. Pour chaque idée nouvelle, nous devons être capables
d’indiquer précisément combien elle coûte et combien elle rapporte. Je souligne d’ailleurs
que le lancement d’une innovation de rupture a un coût pour une entreprise. Notre
intervention est peut-être sclérosante, mais elle répond à des impératifs de rentabilité
vitaux. Toutefois, au fil des ans, nous sommes devenus plus humbles quant à notre
capacité de prévoir l’acceptabilité d’un produit.
Margerie BARBES-PETIT
Le rôle du marketing varie beaucoup selon les secteurs. Il est d’autant plus central que
l’activité de recherche est réduite. Dans le secteur pharmaceutique ou dans celui de
l’industrie automobile, les produits innovants émanent avant tout du travail des
chercheurs et des ingénieurs. Le marketing ne vient dès lors qu’en appui, alors que dans
notre secteur, c’est le marketing qui est véritablement le pilote de l’innovation.
Je voudrais par ailleurs mettre en garde contre l’assimilation du marketing aux études
marketing, alors qu’elles n’en sont qu’un des aspects. C’est lorsqu’il limite son activité à
celle d’un bureau d’études que le marketing peut constituer un frein à l’innovation. Chez
NINA RICCI, nous sommes conscients qu’un produit trop lisse ne crée pas de désir chez
le consommateur. Les études de marchés ne sont qu’un outil parmi d’autres.
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Un intervenant
Non, la fonction Marketing stratégique de négoce de Gaz de France, spécialisée sur les
activités ouvertes à la concurrence du marché européen, n’est pas légitime à représenter
les clients ! En effet, nous ne sommes pas en contact avec nos clients finaux,
contrairement aux vendeurs. Ce sont eux qui les représentent en interne.
Philippe MUSTAR, École des Mines
Je vous trouve tous très modestes ! Le marketing joue, il me semble, un rôle très
important d’intermédiaire entre les concepteurs-développeurs et les consommateurs en
diffusant l’information d’un bout à l’autre de la chaîne de conception du produit. Il
constitue, plus largement, un médiateur entre l’entreprise et les clients en confrontant,
ce qui entraîne leur modification mutuelle, la perception interne des attentes du marché
et ces attentes elles-mêmes.
Christophe HIEN
Je pense également que la fonction marketing doit jouer un rôle d’accompagnement de
l’innovation. Nous avons fabriqué pendant vingt ans des moteurs hydrauliques, jusqu’à
ce que nous pressentions l’importance de l’électronique pour nos produits. L’introduction
de cette nouvelle technologie a constitué une véritable révolution culturelle. Nous
sommes chargés, au service marketing, d’expliquer cette mutation aussi bien à nos
vendeurs qu’à nos clients. Cette innovation, je le précise, a été permise par une alchimie
globale entre les différents acteurs internes, mais la fonction marketing a joué un rôle de
médiateur pour sa réalisation.
Margerie BARBES-PETIT
Selon moi, le marketing va encore plus loin : il se nourrit des idées exprimées à la fois en
amont par les chercheurs et les ingénieurs de développement, et, en aval par les
consommateurs, et propose un concept que ni les uns ni les autres n’attendaient. Il offre
donc un creuset propice à l’émergence d’une troisième dimension.
Philippe LAREDO, École des Mines
Aucun d’entre vous n’a encore abordé la question de l’organisation des marchés (les
normes, les relations avec les pouvoirs publics, la circulation entre les pays), qui pèse
pourtant lourdement sur l’exercice de la fonction marketing. A long terme, l’enjeu serait
moins l’adéquation du produit à un client que la mise en place de conditions favorables
au développement du marché, par le biais notamment de nouvelles infrastructures, de
nouvelles réglementations et de nouveaux types d’intervention publique.
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Fabienne ASTIER-RAMIN
Si nous n’avons pas abordé ce point, c’est certainement parce qu’il constitue pour nous
une évidence ! Une évolution, en particulier, a provoqué une véritable révolution pour le
marketing : il s’agit du travail des femmes. Aujourd’hui, le passage à l’euro est
également
sur
le
point
d’entraîner
des
bouleversements
profonds
dans
les
comportements des consommateurs.
2)
Les
problèmes de
langage
et
de
communication
dans
le
processus
d’innovation : que faire pratiquement des concepts « d’intimité avec le client »
et « d’hybridation » ?
François ROMON
Vous en êtes tous d’accord, le marketing déborde largement son propre cadre pour
intervenir auprès de l’ensemble des fonctions de l’entreprise. Mais si le travail en équipe
constitue la condition sine qua non de l’innovation, force est de constater qu’une équipe
est composée d’individus variés, très différents les uns des autres. La revue de la
littérature a souligné la nécessité pour chaque expert de représenter le client pour son
domaine précis. Comment cela peut-il se traduire concrètement ? Quel type de
communication les acteurs de l’innovation utilisent-ils entre eux ? De quelle manière
mettez-vous en œuvre, dans vos entreprises, les concepts « d’intimité avec le client » et
« d’hybridation » ?
Christophe HIEN
Nous avons évolué, pour ce qui concerne POCLAIN HYDRAULICS, d’un métier de
fournisseur de composants, à un métier d’ingénieriste. Cela suppose d’intervenir très en
amont dans les projets de nos clients, et donc d’entretenir avec eux la relation la plus
rapprochée possible.
L’une des missions centrales de notre service marketing est donc de parvenir à identifier
ceux de nos clients avec qui nous pourrons entretenir des liens étroits. L’intimité passe
par l’instauration de relations parallèles entre nos équipes et les leurs, à tous les stades
de notre coopération.
Margerie BARBES-PETIT
L’intimité avec le client est en effet fondamentale et doit être permanente. Par le passé,
les acteurs du marketing étaient sans doute trop déconnectés des consommateurs parce
qu’enfermés dans leurs bureaux. Mes cinq années passées sur le terrain avant de
rejoindre ma fonction actuelle m’ont été, à cet égard, fort précieuses.
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Chez NINA RICCI, nous utilisons toutes les phases de développement d’un produit pour
tenter d’approcher au plus près nos clients. En phase d’audit, nous organisons des bilans
de mix-produit qui consistent à observer par exemple, derrière une glace sans tain, des
clients, réunis dans une salle pendant deux ou trois heures, réagir à nos produits. Ils
sont souvent de pays et d’origine socioprofessionnelle différents. Nous les filmons afin de
décrypter leur perception de notre offre.
Plus en aval, sur le point de vente, nous sommes attentifs aux réactions des clients vis-àvis de la présentation des produits ou dans leurs relations avec les vendeurs. Nos
observations nous amènent parfois à intervenir auprès des créatifs et des commerciaux
pour orienter la conception ou le développement d’un produit. Elles sont enrichies des
remarques de nos acheteurs, dont certaines peuvent même nous conduire à faire évoluer
un concept quelques mois avant le lancement.
Fabienne ASTIER-RAMIN
Les processus de fidélisation, par la proximité géographique ou la personnalisation, sont
essentiels pour conforter l’intimité avec le client, même s’ils ne sont pas encore tout à
fait au point. J’en veux pour preuve l’anecdote véridique selon laquelle le client fidèle
d’une parfumerie, un homme noir, s’est vu offrir deux séances d’UV gratuites ! La
connaissance intime du client reste un défi pour les entreprises si elles veulent pouvoir lui
proposer du sur-mesure !
Michel DUPIRE
En amont du processus d’innovation, dans le champ de la R&D de FRANCE TELECOM,
nous ne savons pas encore à quel produit, et avec quelle technologie, nous allons
aboutir. Nous mettons donc nos clients en situation afin d’imaginer avec eux les services
que nous pourrions leur proposer demain. Nous tentons de capter chez eux les signaux
favorables à l’innovation.
En aval, nous nous préoccupons de mettre en place les technologies qui rendront
possibles les offres identifiées à un horizon de six mois. Le marketing est très présent au
cours de cette phase. Il serait souhaitable qu’il intervienne tout autant pendant la phase
amont, afin de faciliter l’adéquation des projets de long terme aux cycles courts. Notre
rôle est bien d’être médiateur. Nous le revendiquons de plus en plus comme tel.
Alain LOONES
Nous utilisons également chez YOPLAIT la méthode traditionnelle qui consiste à réunir
des consommateurs, enfants et adultes, pendant une demi-journée pour les interroger
sur les produits et sur la marque. Des représentants de la R&D et du marketing sont
chargés de décrypter les films des interviews collectives, assistés de pédiatres, de
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nutritionnistes ou de dessinateurs de bande dessinée. Cette méthode permet de faire
émerger entre 200 et 300 concepts nouveaux, qui seront ensuite testés et sélectionnés.
Plus récente, la méthode du « fast track » a pour but, en confrontant à huis clos
différents représentants de l’entreprise à un groupe de consommateurs, d’aboutir
immédiatement à un concept innovant. Les consommateurs sont réunis pendant quatre
jours et réagissent aux versions successives, peu à peu améliorées, du produit qui leur
est proposé. Le résultat est souvent probant.
La limite de ces deux méthodes réside dans le décalage, bien connu de tous, entre les
affirmations d’un consommateur et ses intentions réelles.
Michel DUPIRE
Aux États-Unis, certaines entreprises tentent de révéler les besoins latents des clients,
non exprimés en situation. Elles ont donc adopté des méthodes assez nouvelles dans
lesquelles la connaissance des clients passe par l’identification de tendances ou de
besoins qui ne sont pas exprimés par les méthodes classiques, mais plutôt révélés par
l’observation de l’utilisateur dans sa vie de tous les jours. C’est de l’ethnographie.
Fabienne ASTIER-RAMIN
La question du langage, qui vient d’être soulevée, est effectivement très intéressante.
Nous observons d’importantes variations de vocabulaire entre les discours des clients et
leur présentation par les « marketeurs », qui varie elle-même en fonction de leurs
interlocuteurs à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. Ces divergences le plus souvent
involontaires peuvent être sources de bonnes surprises : nous avons découvert qu’un
amincissant pour femmes, testé par erreur sur des hommes, se révélait pour eux un
produit très efficace et attractif !
Margerie BARBES-PETIT
Une très bonne idée peut arriver trop tôt, mais elle contribue aussi à préparer le marché.
Les grands groupes savent se saisir de ces innovations précoces, parfois issues de la
réflexion des chercheurs de petites entreprises plus audacieuses mais qui manquent de
moyens !
Michel BERRY
Qui est le véritable client ? Le consommateur ou la grande distribution ?
Alain LOONES
Nous rencontrons régulièrement nos acheteurs des grandes surfaces, qui participent de
plus en plus à nos groupes d’évaluation de projets innovants : ils commencent en effet à
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avoir des idées très précises sur les produits qu’ils souhaitent proposer à leurs clients. Ils
se sont d’ailleurs munis de services marketing et connaissent bien les consommateurs.
Mais il existe une double difficulté à ce type de partenariat. La première est que notre
client est également notre concurrent. La seconde est que la confidentialité des projets,
impérative pour la plupart d’entre eux, n’est pas toujours respectée.
Margerie BARBES-PETIT
Les distributeurs peuvent constituer également, dans le secteur des cosmétiques, des
partenaires pour tester les produits et le matériel d’aide à la vente de la marque. Nous
sommes ainsi en mesure de nous adapter au mieux à leurs besoins. En outre, ils y
gagnent un autre avantage : un lien privilégié avec leur fournisseur.
Fabienne ASTIER-RAMIN
Néanmoins, les distributeurs ne sont pas toujours très favorables à l’innovation. Pour
qu’un produit nouveau les intéresse, il doit créer de la valeur ajoutée pour leur marché
total. Et ils mènent des études très complètes pour s’en assurer !
Un intervenant
Étudiez-vous le client chez lui, en situation ?
Fabienne ASTIER-RAMIN
Oui, dans le secteur du médicament, nous cherchons à connaître le comportement d’un
individu confronté à telle ou telle maladie.
Christophe HIEN
C’est dans la période « hors affaire », où rien ne se passe avec le client, que l’on peut
mesurer son intimité avec lui, mais aussi que l’on peut l’observer dans son
environnement et connaître ainsi ses véritables besoins.
Margerie BARBES-PETIT
Nous n’observons pas encore notre client chez lui aussi directement, mais nous lui
envoyons nos produits, en lui demandant de répondre à un questionnaire par exemple. Il
nous arrive même, en partenariat avec des cabinets d’étude, de lui faire tester un film
publicitaire, en conditions réelles, en lui donnant une cassette vidéo, qu’il ne peut
visionner qu’une seule fois et sur laquelle nous l’interrogeons par téléphone.
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Un intervenant
Avez-vous identifié un client type avec lequel il est possible de nouer des relations
privilégiées en amont des projets ?
Christophe HIEN
Chez POCLAIN HYDRAULICS, nous étions persuadés, il y a quelques années, que les
clients les plus ouverts à ce type de démarche seraient les grands comptes : ils peuvent
aussi, en réalité, être les plus réticents ! Nos clients de taille moyenne se révèlent être
ceux avec qui nous collaborons le plus, notamment pour tester des prototypes. Nous
avons avec eux de véritables relations de confiance. Ils sont plus souples et plus
audacieux que les gros clients, qui sont sans doute plus attentifs à la rentabilité à court
terme…
Nous n’avons pas encore évoqué la nécessité pour le marketing de se livrer à un travail
de segmentation de l’offre en fonction des différents clients de l’entreprise. Il est
pourtant indispensable. Nous devrons, à l’avenir, être capables d’identifier précisément
nos différentes catégories de clients.
Un intervenant
Du point de vue organisationnel, une personnalisation renforcée n’aboutit-elle pas à la
disparition de la fonction marketing en remettant en cause ses frontières avec la fonction
commerciale ?
Christophe HIEN
Non, le marketing ne disparaît pas, mais il change de nature.
Fabienne ASTIER-RAMIN
Le rapprochement des fonctions marketing et commerciale est de toute manière déjà en
marche. Mais leurs missions restent bien distinctes : concevoir le produit, d’une part, et
le vendre, d’autre part.
Dans l’industrie pharmaceutique, la personnalisation porte aussi bien sur le distributeur,
dont on intègre la philosophie marketing dans l’environnement du produit, que sur le
client, par le marketing direct. Des outils de personnalisation sont par ailleurs offerts au
client final et l’aident à s’approprier le produit.
Michel DUPIRE
C’est par exemple le téléchargement de sonneries pour le téléphone portable.
14
Christophe HIEN
Il ne s’agit plus d’un marketing produit, mais d’un marketing client.
Margerie BARBES-PETIT
Il faut faire, me semble-t-il, la distinction entre le marketing de création et de
développement, et le marketing opérationnel. C’est le marketing opérationnel qui investit
parfois le champ de la fonction commerciale, mais le marketing de développement ne
risque aucune confusion avec elle.
Dans le domaine des parfums et des cosmétiques de luxe, la personnalisation concerne
essentiellement les outils d’aide à la vente puisque nous vendons, à quelques exceptions
près, les mêmes produits dans le monde entier.
3) Le mode de représentation du client et le rôle du marketing varient-ils avec
les phases du processus d’innovation ? avec le type d’innovation ? Dans quel cas
peut-on parler d’un marketing amont et d’un marketing aval ?
François ROMON
Comment définissez-vous, dans vos entreprises, le marketing amont et le marketing
aval ? Correspondent-ils à des types de produits particuliers ? ou à des phases
successives de tout processus d’innovation ?
Fabienne ASTIER-RAMIN
Voilà comment nous procédons chez SANOFI-SYNTHELABO. Dans la phase aval, le
marketing focalise son attention sur le comportement d’acheteur du client en tentant
d’identifier la motivation et l’organisation de sa logique d’achat.
Plus en amont, l’analyse du marché et des marques, éventuellement renforcée d’une
innovation technologique ou d’une nouvelle cible de clientèle, aboutit à un concept
novateur, testé et finalisé. Des modèles d’études permettent ensuite d’indiquer le
potentiel du produit à trois ans. Suivent les pré-tests en régions et la mesure d’impact.
Margerie BARBES-PETIT
Le processus d’élaboration des produits est similaire chez NINA RICCI, bien qu’il existe
des nuances selon les branches : la dimension imaginaire est plus développée dans les
parfums ; l’innovation technologique prend davantage de place en cosmétologie. Nous
partons, comme dans le secteur pharmaceutique, d’un audit de marques (bilan annuel
d’image et de portefeuille). Nos projets s’intègrent dans le plan stratégique à cinq ans de
l’entreprise, qui fixe les objectifs. Les idées innovantes sont conçues dans ce cadre.
L’innovation marketing s’intègre dans une stratégie long terme…
15
Christophe HIEN
Il n’y a pas, chez POCLAIN HYDRAULICS, de processus d’innovation, mais un processus
de développement. Et pourtant nous innovons ! Notre personnel est passionné par la
technologie. Les idées innovantes émergent librement et suivent ensuite le déroulement
classique d’une gestion de projet.
La représentation du client varie selon les phases du processus, du prototype à la série
au produit final : ouverte au début, elle s’affine petit à petit.
Margerie BARBES-PETIT
Le processus d’innovation apparaît très structuré, mais c’est pour mieux libérer la
créativité ! Dans le développement de parfum, l’analyse stratégique et rationnelle qui
précède les projets constitue le cadre dans lequel l’imagination des équipes marketing
pourra être valorisée.
Deux types d’innovation, esthétique et technique, l’une précédant l’autre, en sont
attendus. Un nouveau concept, basé sur une « histoire » de parfum innovante (« Premier
jour »), a incité récemment l’un de nos fournisseurs industriels à concevoir des process
de fabrication tout à fait nouveaux permettant la réalisation d’un bouchon très innovant
de par la masse de surlyn qui le constitue. « L’histoire » à l’origine de tout parfum est le
récit de sa genèse : elle parle de l’homme ou de la femme qui le porteront, et elle est
racontée à tous ceux qui vont participer à sa création. Cette « histoire », écrite par le
marketing, alimente la chaîne d’innovation.
Les noms de parfum sont emblématiques de leur « histoire ». « L’Air du Temps » existe
depuis l’après-guerre : son bouchon, où figurent des colombes en plein vol, est symbole
de paix et de liberté. Dans notre secteur, l’innovation prend des formes surprenantes.
Sur tous ces aspects, bien entendu, nous interrogeons nos clients. Pour connaître leur
perception d’un parfum, nous organisons notamment des travaux de groupe et des jeux
de rôle ! À côté des grands classiques de la marque, les nouveaux produits doivent sortir
de plus en plus vite et en plus grand nombre. Le processus d’innovation subit donc un
rythme accéléré pour répondre au besoin de nouveauté du marché.
Alain LOONES
Chez YOPLAIT, le processus d’innovation est très formalisé et s’articule autour d’étapes
clés. La représentation du client est différente selon les types d’innovation. Pour une
nouvelle variété de yaourts aux fruits, qui vise à remplacer une gamme peu efficace, de
simples tests de préférence sont menés auprès de consommateurs. En revanche, s’il
s’agit d’une innovation majeure, les tests consommateurs utilisés sont beaucoup plus
lourds et sophistiqués. Nous possédons une dizaine de tests possibles, dont l’utilisation
16
est régie par une charte et qui correspondent à des types d’innovation différents. L’enjeu
du projet décide également de la méthode qui sera adoptée.
La première étape du processus d’innovation, en amont, est l’étape prospective, qui voit
la génération de concepts, évalués puis retenus par les consommateurs (un produit lancé
pour 200 idées environ). Elle est étayée par des études de marchés, qui identifie les
opportunités, et par des demandes du marketing (en vue d’une technologie cible, par
exemple).
La phase de développement, en second temps, vise à optimiser la formule et son
lancement. L’objectif est de la réduire au minimum, pour des questions de rentabilité. En
ce sens, nous estimons que le nombre des tests pourrait encore être diminué.
Nous privilégions actuellement la partie amont du processus d’innovation : il s’agit de
limiter les risques d’échec lors du lancement. Nous avons besoin des tests pour connaître
nos clients mais nous savons aussi revoir notre méthodologie à la lumière des résultats
réels obtenus après sortie des produits. Notre taux de réussite est aujourd’hui de 65 %
pour l’ensemble des produits lancés sur le marché. Depuis dix ans, nous avons beaucoup
amélioré notre efficacité dans ce domaine.
Margerie BARBES-PETIT
On a plus ou moins recours aux tests en fonction des secteurs. Leurs résultats doivent
constituer, selon moi, une aide à la décision et non dicter la décision. Ils ont une limite,
qui doit être très claire.
Fabienne ASTIER-RAMIN
Dans le secteur pharmaceutique, le processus d’innovation d’un laboratoire est lui aussi
soumis à la pression du temps. La date de dépôt d’un brevet pour un médicament
remboursé revêt un enjeu stratégique vis-à-vis de la concurrence : elle marque le début
de la période de quinze ans pendant laquelle le lancement du produit est protégé.
Les innovations de rupture ne sont de tout de même pas légions. L’innovation sert, la
plupart du temps, à optimiser les produits existants. A ce titre, la gestion du temps dans
le lancement du produit est capitale. Il apparaît d’ailleurs que les produits qui marchent
le mieux aujourd’hui sont ceux qui font gagner du temps aux consommateurs !
Margerie BARBES-PETIT
La lingette, passée en cinq ans du secteur de l’hygiène bébé à l’univers de la maison, est
une véritable innovation de rupture.
17
Michel DUPIRE
Le marché de FRANCE TELECOM R&D est également très sensible au temps. Les
fabricants de terminaux mobiles ont deux ans d’avance sur le marché, compte tenu du
cycle de sortie des produits !
Mais contrairement aux autres cas exposés, il existe une partie de notre activité qui ne
fait pas appel au marketing. En effet, au cours des prochaines années, les avancées
technologiques majeures que connaîtra notre secteur n’introduiront pas forcément
d’innovations de rupture dans les services aux consommateurs. Elles permettront, en
revanche, des innovations incrémentales par amélioration du service au client, mais peu
perceptible par lui. Je pense, par exemple, à la reconnaissance vocale.
En amont, chez FRANCE TELECOM, l’innovation est foisonnante. Les studios créatifs ont
pour mission d’imaginer des concepts innovants. Or il est difficile de connaître l’évolution
du marché à moyen terme. Il y a donc, il me semble, pour nous, une difficulté extrême à
vouloir faire se rencontrer les innovations technologiques et le marché. La partie amont
du processus d’innovation est épineuse dans notre secteur. Nous devons fournir de gros
efforts pour anticiper les évolutions futures du marché, et donc de notre entreprise.
En aval, les unités marketing des branches sont chargées de construire des solutions
rapides pour les unités d’affaires, en tentant, autant que faire se peut, de les intégrer
dans une vision plus large de l’innovation.
18
Atelier 2
Animé par Christophe MIDLER, Directeur de Recherche
au Centre de Gestion de l’Ecole Polytechnique
et Blanche SEGRESTIN, Enseignant Chercheur à l’Ecole
Nationale Supérieure des Mines de Paris – Centre de Gestion Scientifique
Innover par les coopérations et les partenariats,
les nouvelles formes de coopération
L'innovation est souvent issue d'un travail collectif qui associe plusieurs entreprises et
centres de recherche et le phénomène de la coopération prend une ampleur considérable
dans les secteurs les plus dynamiques. Ces nouvelles formes de collaboration vont contre
les idées reçues : on coopère entre concurrents, par delà les frontières, on fait de la
recherche et de la production sur les mêmes installations. Comment les entreprises
s'organisent-elles pour piloter ces apprentissages croisés ? Comment partager entre les
acteurs les bénéfices mais aussi les risques inhérents aux activités innovantes ? Y a-t-il
des écueils à éviter, des règles à respecter ? Voit-on émerger un management de la
coopération innovante ?
Avec la participation de :
André-Jacques AUBERTON-HERVE, Directeur Général, SOITEC
Patricio NEFFA, Programme X83 (véhicule utilitaire léger) entre RENAULT et GENERAL
MOTORS EUROPE
Thierry SORTAIS, Directeur du projet PAX, MICHELIN
Introduction
Christophe MIDLER
Notre thème, l’innovation par la coopération, s’inscrit dans un contexte un peu
contradictoire : d’une part, chaque entreprise ayant tendance à se spécialiser sur son
cœur de métier, on a le sentiment d’une sorte de désintégration économique des filières
industrielles ; de l’autre, la plupart des ouvrages de gestion mettent l’accent sur la
nécessaire intégration et sur une communication étroite entre les acteurs.
En réalité, coopérer pour innover est une démarche qui s’impose à tous, quelle que soit
la taille ou l’excellence de l’entreprise. Reste à savoir comment procéder. Les expériences
sont multiples, comme les dénominations – co-développement, partenariat, co-création…
19
Que recouvrent ces notions ? Ne nous cachons pas ce qu’elles ont de « politiquement
correct » : coopérer est mieux que se faire concurrence ; aussi insiste-t-on sur les bons
aspects en laissant parfois dans l’ombre les conflits d’intérêts, le partage des risques,
voire la captation de valeur par un partenaire. Il nous faut aussi aborder les obstacles,
incontournables, de la coopération.
Pour mieux cerner cette notion, on peut définir un certain nombre de caractères objectifs
qu’on retrouvera dans toutes les formes de coopérations :
-
des relations privilégiées et durables reposant sur une connaissance mutuelle
approfondie et acquise lors d’expériences antérieures, par enquête ou audit ;
-
une interaction généralement précoce des processus d’innovation ;
-
un périmètre plus large que les relations de marché, et moins encadré ;
-
un partage de responsabilités sur un objectif de résultat global -ce qui à la fois est
mobilisateur et comprend une part de risque ;
-
une communication fréquente et transparente entre firmes ;
-
une intégration plus étroite du développement technique et de la
régulation
économique par rapport au cas ordinaire ou techniciens et commerciaux restent entre
eux ;
Les intervenants successifs nous aideront à valider ou non ces caractères.
S’il existe une démarche et des problèmes communs, la coopération prend un sens
différent selon les contextes. Aussi est-il utile de souligner également les variables qui
jouent un rôle important:
-
l’architecture du produit et la possibilité de mettre les contributions en interface : il
est plus facile de coopérer sur une production bien découpée en éléments distincts
que sur un service intégré ;
-
le niveau d’incertitude associé au degré d’innovation ;
-
la situation stratégique des partenaires, qui donne lieu à des coopérations verticales,
entre fournisseurs et clients, ou horizontales entre concurrents potentiels ;
-
l’initiative de l’innovation, qui peut être tirée par l’aval, le consommateur demandant
au fournisseur d’inventer un nouveau produit, ou « poussée » de la recherche en
amont vers le marché ;
-
le
contexte
professionnel,
tantôt
fermé
et
stable
-on
pense
à
l’industrie
pharmaceutique, l’automobile, l’aéronautique-, tantôt éclaté et instable comme c’est
le cas dans le bâtiment.
Trois cas particuliers vont maintenant illustrer ces propos généraux.
20
-
Avec l’expérience de SOITEC, présentée par son directeur général André-Jacques
AUBERTON-HERVE,
nous
aborderons
la
collaboration
entre
l’entreprise
et
la
recherche, et entre petite entreprise de haute technologie et grande entreprise de
composants à travers l’histoire d’une société encore jeune, pas très grande, mais qui
mène une collaboration poussée avec la recherche et avec de grands groupes.
-
Le projet Pax de Michelin sera présenté par Thierry SORTAIS, qui en a été le
directeur. Ce système qui a permis à Michelin de « réinventer la roue », a été
l’occasion de nouer des partenariats horizontaux et verticaux. On s’apercevra aussi
que partenariat ne signifie pas naïveté et que jouent toujours les rapports de force, y
compris économiques.
-
En l’absence du directeur de programme Jean-Michel Jalinier, c’est Patricio NEFFA,
ingénieur dans l’équipe et responsable de la gestion de la coopération qui présentera
le programme X 83 de véhicule utilitaire léger développé par Renault et General
Motors Europe.
SOITEC et la co-opétition
André-Jacques AUBERTON-HERVE
J’espère, à propos de ce cas particulier, éclairer quelques exemples de coopération entre
une start-up innovante et différents acteurs de la recherche et de l’industrie : il s’agira
plus précisément de la collaboration avec le LETI, laboratoire d’électronique, de
technologie et d’expérimentation du CEA, dont SOITEC est issu ; du partenariat industriel
qui a permis à l’entreprise de prendre place dans le monde des semi-conducteurs ; de la
diversification des partenariats afin de développer d’autres produits.
Avant de présenter SOITEC, je rappellerai que dans le secteur des semi-conducteurs, les
concurrents collaborent pour diminuer les coûts élevés de l’innovation et l’accélérer, dans
ce qu’on pourrait appeler une « co-opétititon ».
SOITEC est issue en 1992 du CEA où les recherches des années 1980 s’orientaient vers
une nouvelle génération de silicium pour la micro-électronique. Aujourd’hui, l’entreprise
fait un chiffre d’affaires de 90 millions d’euros et connaît une croissance à trois chiffres
depuis trois ans. Elle est numéro un sur son marché, dont elle détient 80% et leader
technologique. Son produit, le SOI ( silicium on isolator), le silicium sur isolant, est une
sorte de « turbo-silicium » à la fois plus rapide et plus économe. Le marché, tiré par le
développement des PC mais qui concerne aussi l’automobile, les télécoms, est celui de
l’industrie des composants et du circuit intégré. Depuis quarante ans, il reposait sur un
seul matériau, le silicium. En modifiant celui-ci, qu’elle achète, transforme, vend- SOITEC
amorce une nouvelle étape sans casser la chaîne de valeur. Il s’agit donc d’une évolution,
21
non d’une révolution. SOITEC a poussé l’innovation : créant un nouveau produit, il lui
fallait fédérer les grands clients pour en faire un standard. Aujourd’hui, l’ensemble des
fabricants de micro-processeurs l’a adopté, ce qui explique le taux de croissance passé et
attendu. On estime que le marché du silicium qui « pèse » en 2000 7,5 milliards de
dollars, passera à 12 milliards en 2005 et 16 milliards en 2008, soit une croissance de
l’ordre de 10 à 15% par an. Le marché du SOI devrait passer de 100 millions de dollars
en 2000 à un milliard en 2005, soit un décuplement et à 8 milliards en 2008. Une telle
croissance s’explique aussi par l’absence d’obstacle à l’entrée : on peut basculer une
chaîne de fabrication de semi-conducteurs sur ce matériau sans transformation.
Néanmoins l’outil de production a été standardisé grâce à la technologie Smart Cut, qui
est un outil de découpe innovant- une sorte de scalpel à l’échelle atomique- créé en
coopération avec le LETI.
Les étapes de la création et de croissance
SOITEC a été créée en 1992 avec une première génération de SOI, qui a ouvert le
marché mais restait limitée dans ses possibilités d’industrialisation. En collaboration avec
le LETI a été mis au point une deuxième génération grâce à Smart Cut, qui représente
une rupture technologique. En 1997 SOITEC fait alliance avec SHIN ETSU HANDOTAI, le
numéro 1 mondial du silicium pour créer un standard. Il s’agit d’une alliance verticale
avec un fournisseur, mais en même temps avec un concurrent qui va développer le SOI
par exacte copie. Cette alliance est également financière, et elle permet de démarrer
l’activité dans l’usine de Bernin près de Grenoble, qui a nécessité des millions de dollars
d’investissement. En 1999, SOITEC entre en Bourse et lève 38 millions d’euros ; en 2000
elle procède à une nouvelle augmentation de capital et lève 92 millions d’euros, puis de
nouveau 115 millions d’euros en 2001. La capacité de production a été multipliée par
deux et une nouvelle usine ouvrira en 2002.
Pour l’exercice de mars 2000 à mars 2001, la croissance a été de 166% après avoir déjà
dépassé les 100% les deux années précédentes. Avec un chiffre d’affaires de 43,3
millions d’euros et un effectif de 162 personnes, SOITEC a connu un résultat net positif
de 4,2 millions d’euros, après cinq ans de résultats négatifs. En décembre 2001, les
perspectives de croissance sur 9 mois étaient de 127%. En dix ans d’existence, le total
des investissements a atteint 120 millions d’euros et les retours de royalties pour le LETI
ont dépassé plusieurs millions d’euros : la coopération crée aussi de la valeur pour
l’institut de recherche, et dans ce cas à une échelle rarement atteinte.
De 1992 à 1997, période de démarrage et d’innovation, la croissance était de l’ordre de
30% ; le basculement vers une technologie innovante en 1994 a permis de la maintenir,
l’alliance avec SEH en 1997 a constitué l’étape majeure permettant de créer l’usine de
22
Bernin. Dans l’industrie des semi-conducteurs, il faut deux ans pour mettre en place une
salle blanche et passer le cap industriel.
Fertilisation croisée avec les laboratoires publics
Au cours de ces dix années, SOITEC a pratiqué plusieurs formes de partenariat.
Le premier est le partenariat « historique » avec le LETI, qui est à l’origine de la création
de SOITEC et qui se poursuit dans le cadre d’un groupe de travail. Plutôt que transfert
technologique, il y a eu soutien technologique, et ce qu’on peut appeler une fertilisation
croisée. Ce service après-vente qui perdure est une des forces de SOITEC. Le LETI a très
tôt considéré que les start-up avaient besoin d’une période d’incubation sans lever de
capitaux, avec simplement des contrats de location : ce fut le cas de SOITEC à partir de
1992 jusqu’à ce qu’en 1994 une équipe mixte développe le procédé Smart Cut à partir
d’un brevet déposé en 1991. Celui-ci nécessitait de renoncer au premier marché déjà
constitué, et ce risque a pu être pris grâce à la coopération avec le LETI, qui a permis
d’investir dans un outil industriel pour finir le développement. On notera que le passage à
cet outil en 1994 pour un brevet déposé en 1991 est un cycle vraiment court. Les
marchés réagissant assez vite, grâce à la location d’une salle blanche au LETI, de 1996 à
1998 fut mise au point une ligne pilote jusqu’à ce que SOITEC ait ses locaux industriels.
Ce partenariat, important historiquement, se poursuit dans la durée avec la création, en
2002, d’un laboratoire commun entre SOITEC et le LETI, le SCEALAB qui fonctionne avec
une équipe mixte.
SOITEC a donc franchi une étape en sachant gérer la rupture technologique, ce qui
nécessitait de vaincre les peurs et les inerties et aussi de fédérer les acteurs importants.
Cette rupture ne pouvait se faire que si le marché était prêt : c’est le besoin du marché
qui a rendu la création de SOITEC opportune. Aujourd’hui le SOI est un élément clé
d’innovation dans l’industrie des semi-conducteurs qui profite notamment aux industries
du portable. Autour de Grenoble on assiste à une forte poussée des réseaux, avec la
création de MINATECH.
Dans la haute technologie, le partenariat se fait avec la recherche, mais aussi avec
l’ensemble des clients, qui jouent la carte du développement, avec les industriels et les
équipementiers. Le SOI est désormais un standard fédérateur : à partir d’une idée forte,
il a fallu « évangéliser » les grands utilisateurs. Ce partenariat se traduit dans des
accords de licence, des Joint Development Programs (JDP) et des accords capitalistiques.
23
Partenariats industriels
Le deuxième exemple important est le partenariat entre SOITEC et SHIN ETSU
HANDOTAI. Ce grand industriel a voulu l’accord en 1997 car il a compris que Smart Cut
était une technologie nécessaire dans la branche. Il est entré pour environ 10% dans le
capital de SOITEC et a signé des accords d’approvisionnement et de licence. SEH a
également su accepter qu’il y ait un décalage de trois ans avant de développer une
seconde source.
Un troisième exemple de coopération est celui qui unit fournisseurs et clients dans un
JDP, qui est un accord objectif afin de gérer les investissements et le calendrier, mais en
conservant la confidentialité. La pierre d’achoppement de ce type d’accord est en général
la propriété intellectuelle. Il faut y être très attentif. Pour prendre un exemple, Motorola a
déposé 280 brevets avant de lancer une innovation. Or la balance des brevets entre
Etats-Unis et Europe est extrêmement déficitaire pour cette dernière. Pour sa part,
SOITEC a passé un accord avec SEIKO EPSON dans un objectif de diversification, car la
technologie Smart Cut n’est pas limitée au silicium mais peut être utilisée aussi pour les
cristaux liquides par exemple ou le packaging. En l’occurrence il ne s’agit pas d’une « coopétition » car SEIKO EPSON n’est pas un concurrent, mais a besoin de Smart Cut pour
développer ses produits. Smart Cut étant intégré dans le produit fini, fait l’objet d’un
accord de licence, dans le cadre de ce qui est un co-développement.
Quelles leçons tirer de cette expérience ? D’abord, il ne faut pas tomber dans
l’angélisme, la « co-opétition » ne réussit que s’il y a un fort intérêt commun, mais
l'échec est au
contraire très dommageable. L’exemple cité de la coopération avec le
Japon permet de dire que les barrières culturelles, régulièrement mises en avant,
existent, mais qu’il s’agit souvent d’un mauvais prétexte pour justifier l’immobilisme.
D’un côté, trop de grandes entreprises se coupent de l’innovation en raison d’un
syndrome « NIH », « not invented here », même si SOITEC n’en a pas beaucoup souffert
en raison de son caractère très innovant. De l’autre, trop de start-up se coupent les ailes
par peur de se diluer en pratiquant la coopération technologique, alors qu’il faut
absolument fédérer sur une innovation. Mais chaque partenaire doit préserver sa
propriété industrielle et savoir affirmer franchement quels sont ses axes stratégiques dès
le départ pour nouer un partenariat, surtout si c’est avec une société de taille très
différente.
24
Un intervenant
Dans votre alliance avec la société japonaise, vous avez souligné la différence de taille
entre les partenaires. Quel impact cela a-t-il eu, notamment en ce qui concerne la
défense de la propriété intellectuelle ?
André-Jacques AUBERTON-HERVE
Des problèmes de confidentialité peuvent toujours se poser. Mais en 1997, porteur d’une
rupture technologique, SOITEC disposait d’une position clé sur le marché du silicium, ce
qui conduisait l’ensemble des acteurs à se tourner vers nous ; c’est là un avantage dont
on ne dispose pas toujours. C’est ce qui a équilibré le rapport de forces induit par la taille
respective des partenaires. SEH a compris à cette époque que le SOI était très important
pour le marché ; mais cette société a aussi accepté de prendre une part de risque. En
tout cas, cet accord a été un facteur déclenchant sans lequel le SOI n’existerait pas.
Après une première étape clé de collaboration recherche-industrie avec le LETI, ce
partenariat entre deux sociétés de taille effectivement très différente a créé un standard.
SEH a eu l’intelligence de laisser SOITEC créer un marché et d’attendre trois ans pour
emboîter le pas, ce qui était très important. A coup sûr le caractère clé de l’innovation est
une des raisons pour que SEH ait accepté d’agir ainsi.
Un intervenant
Vous aviez un brevet en commun avec le LETI. Comment ce partenariat a-t-il fonctionné
quand ce brevet a été utilisé aussi par votre allié japonais ?
André-Jacques AUBERTON-HERVE
Dès 1992, le LETI et SOITEC ont fixé des règles du jeu. Nous avons un accord de licence,
avec des flux financiers bien précis quand le procédé Smart Cut est adapté pour un autre
produit : dans ce cas le LETI touche des royalties. Je l’ai dit, il est rare pour un
laboratoire, d’avoir un tel retour sur un portefeuille de brevets. La netteté de
l’arrangement permet qu’il y ait une ambiance très ouverte entre chercheurs, excluant
toute crainte sur la propriété intellectuelle.
Denis CLODIC
Lorsque la technologie du SOI a été créée en 1992, c’était indépendamment de l’outil
Smart Cut. En était-il déjà question ?
André-Jacques AUBERTON-HERVE
C’était alors une idée, et SOITEC a travaillé en co-développement pour qu’elle devienne
une technologie utilisable. Nous avons investi pour cela 20 à 30 millions de francs, alors
25
que nous étions une start-up. Ensuite, l’intervention de SEH à hauteur de 10% du
capital, mais sans droit de décision, a valorisé SOITEC sur le marché.
Denis CLODIC
Au-delà de Smart Cut, ce qui vient à l’esprit, c’est « smart » tout court…Pour mener ces
négociations et nouer des alliances, avez-vous été conseillé ?
André-Jacques AUBERTON-HERVE
Une start-up doit rester une structure légère et ne peut pas se payer des conseillers. Il
n’en va plus de même aujourd’hui, nous sommes cotés en Bourse et nous avons la
collaboration de sociétés comme Morgan Stanley.
Un intervenant
Ma question va un peu dans le même sens.
Vous avez quand même bien connu des
difficultés pour passer ces accords. En cas de conflit, les avez-vous réglés vous-même ou
avez-vous fait appel à un arbitrage ?
André-Jacques AUBERTON-HERVE
Evidemment, en dix ans d’existence d’une start-up il y a des moments difficiles, surtout
quand le contexte financier est assez serré. Pour les gérer au quotidien, un suivi attentif
est important, et nous avons des équipes qui s'y consacrent. Nous avons négocié des
contrats avec des cabinets internationaux et prévu presque tous les obstacles. Lorsqu'ils
se présentent, les solutions sont déjà établies et les divergences encadrées par le
contrat. Cette préparation minutieuse est utile en particulier avec les Japonais, face
auxquels par exemple il faut conserver les mêmes chefs de projet sur la durée.
Un intervenant
Dans les équipes qui s’occupent d’innovation, il y a peu de gens spécialisés en propriété
intellectuelle. Avez-vous eu recours à des spécialistes dans la mouvance du LETI ou en
interne ?
André-Jacques AUBERTON-HERVE
En fait, nous réalisons près de 95% de notre chiffre d’affaires hors de France et 85%
hors d’Europe, vers les Etats-Unis et l’Asie. Nous avons donc des rapports avec les
banques d’investissement et tous ceux qui ont pris position sur le NASDAQ s’intéressent
à SOITEC. Nous utilisons les services de cabinets de brevets internationaux anglo-saxons
ayant des antennes à Paris.
26
Un intervenant
En vue d’une coopération pour des actions de développement financées sur fonds publics
ou parapublics, nationaux ou européens, quel est votre point de vue sur la mise en place
de consortiums ? Est-ce une bonne solution pour le financement ou y a-t-il des
problèmes de propriété intellectuelle ?
André-Jacques AUBERTON-HERVE
Un consortium est une formule très utile pour mettre en réseau une recherche très
compétitive. Avec Philips nous avons développé un programme Eureka et créé ainsi un
nouveau marché. Philips s'est appuyé sur ce nouveau produit pour développer 26 autres
produits. C’est un exemple réussi de mise en réseau par un consortium européen.
Un intervenant
Dans la plupart des cas, le partenariat « naturel » pour développer une idée et passer à
l’industrialisation est vertical et met en synergie par exemple un producteur de matériau
et un client. Le partenariat horizontal est plus rare. Or la société japonaise est votre seul
concurrent.
André-Jacques AUBERTON-HERVE
Dans le secteur des semi-conducteurs, il se pratique tous les types de coopération. Ainsi
ASM technologie et SVG travaillent ensemble. En effet le coût de l’innovation est trop
élevé pour un seul laboratoire, et la coopération horizontale s’impose. D’autre part, dans
ce secteur les clients financent le développement de l’innovation. La coopération entre
SEH et SOITEC a permis de standardiser la technologie Smart Cut, SEH qui représente
25% du marché du silicium était en état d’imposer cette technologie.
Un intervenant
Dans les télécommunications, la coopération verticale est la norme. On ne voit pas
beaucoup d’industriels travailler ensemble.
Blanche SEGRESTIN
La collaboration avec Thomson vous a-t-elle conduit à ouvrir de nouvelles pistes de
recherche, ou s’agissait-il plus simplement d’appliquer la nouvelle technologie à des
produits Thomson ? D’autre part en ce qui concerne les brevets, y a-t-il un accord a priori
sur le partage des résultats potentiels de la recherche commune ?
27
André-Jacques AUBERTON-HERVE
Entre client et fournisseur, les règles du jeu sont les plus faciles à régler puisque l’intérêt
commun est bien identifié, les intérêts particuliers bien séparés. Il n’y a donc pas de
risque de récupération des activités du partenaire. Les relations fournisseurs-clients
accélèrent l’innovation. Dans les semi-conducteurs, on peut considérer qu’il y a une
remise en cause des technologies tous les deux ans. Pour tenir, il faut mettre en commun
différents éléments, dont les technologies.
MICHELIN et le système PAX
Thierry SORTAIS
Le système Pax est une innovation qui a constitué une véritable rupture et a changé le
regard que portait Michelin sur le partenariat. Il est sans doute inutile de présenter la
firme, mais il faut souligner que jusqu'à il y a peu de temps encore, elle était
relativement fermée sur elle-même : l'ouverture à l'extérieur est récente.
PAX, un système
D'abord, qu'est-ce que le système Pax ? Grâce à lui, on l’a dit, Michelin a réinventé la
roue. Il s'agit effectivement d'un système, c'est-à-dire d'un ensemble d'améliorations de
différents aspects de la conduite, dont aucune ne se fait au détriment des autres. Pax est
en quelque sorte une nouvelle façon de penser le pneu pour un meilleur guidage, une
meilleure tenue de route, un meilleur confort du conducteur etc. Par exemple, Pax
permet de se passer de roue de secours ; pour porter la même charge qu'un pneu
traditionnel, il prend moins de place, ce qui permet de braquer mieux ou de libérer de
l'espace au profit des dispositifs de freinage, de transmission ou de suspension. Outre
des performances et une sécurité supérieures, Pax offre plus de liberté au concepteur
d'un véhicule.
L'essentiel sur le produit lui-même vous est indiqué dans le film que nous visionnons.
L'important est de voir que les performances globales résultent de l'interaction des
composants ; le système est totalement intégré dans le véhicule et la maintenance
même est celle d'un système. Pour résumer, Pax améliore la résistance au roulement,
pour le client il améliore la sécurité, la mobilité et la tranquillité d'esprit puisqu'il permet
de
rouler
à
plat,
à
l'architecte
il
donne
potentiellement, un standard.
28
une
liberté
supplémentaire
:
c'est,
L'historique du système
En 1992, ont été mises au point les "briques" élémentaires, dont l'assemblage commença
en 1993. En 1996-1997 le produit a été mis au point et présenté à quelques
constructeurs. Il a été lancé sur le marché en janvier 1998, et présenté sur une Twingo
au salon de Paris en septembre 1998. C'est d'avril 1999 que date le premier partenariat,
avec Pirelli. En septembre 1999 les premiers systèmes Pax ont été commercialisés sur
des Mercedes S, et Audi le présenta au salon de Francfort. En 2000 fut conclu l'accord
avec Goodyear et en 2001 avec Sumitomo/Dunlop. Ainsi, en deux ans, 60% de la
première monte mondiale est devenue accessible au système Pax.
Les éléments clés du produit sont les suivants :
S'agissant du système,
-complexité (les quatre composants donnent dix interfaces) ;
- organisation en plate-forme globale, des achats au pricing sur trois continents,
ce qui est une première pour la firme.
S'agissant du standard,
- portée générique de l'innovation, qui n'est pas une simple "niche" ;
- barrière de la déstandardisation pour le constructeur ;
- logique du cercle vertueux.
S'agissant du marché,
- passage obligé par la première monte ;
- décalage dans le temps de remplacement, puisqu'il faut faire un profit sur la
première monte ;
-jouer le verdict du marché ;
-assurer la rentabilité dès le tout début du projet..
Les originalités du système sont :
- une stratégie de propriété industrielle sur chaque composant et sur le système
global avec ouverture de licences aux concurrents et gestion du nom, Pax n'étant pas
qu’une marque Michelin ;
- utilisation d'outils de marketing innovants ;
- prise en compte de la rentabilité potentielle dès le lancement ;
ouverture au partenariat dans trois directions
- horizontalement avec les manufacturiers Pirelli, Goodyear, Dunlop ;
- verticalement avec les fournisseurs de composants ;
-
de façon connexe avec les équipementiers (à titre d'exemple, le système Pax fait
diminuer la masse du frein de 2 kilos).
29
Où en est-on aujourd'hui ?
- la bataille de la masse a été gagnée. Initialement on disait en effet que ce pneu
était trop lourd. Or il faut que quatre pneus Pax pèsent moins que cinq pneus standard,
puisque la roue de secours disparaît. Ce cap a été franchi en 2000, et depuis lors on a
atteint le taux de 4,6, grâce à des partenariats avec les spécialistes, dont le premier avec
Michelin roue.
- le multi-sourcing est également réalisé. Pirelli, premier partenaire, avait
initialement souhaité s'associer à l’initiative. Goodyear, venu plus tard, avait d'abord un
avis négatif avant de conclure, après analyse, que l'adoption du système Pax était
inévitable. Goodyear est désormais prêt, le système Pax a été qualifié au salon de
Detroit. Enfin, Sumitomo (Dunlop Japon) a commencé en mai et le système a été qualifié
la semaine dernière ! Des constructeurs japonais ont également poussé Sumitomo
Rubber Industries (SRI) à prendre la licence de Pax.
Pour en venir au partenariat, dès l'origine du projet, le défi est apparu trop grand pour ne
pas nécessiter l'enclenchement d'une dynamique allant au-delà de Michelin et des
partenaires sous licence. Mais bien entendu, vouloir travailler avec tout le monde, c'est
courir le risque de ne travailler avec personne pour des raisons de confiance ;
inversement ne travailler qu'avec une autre société peut faire courir des risques, en
fonction du rapport de forces. Le modèle développé pour le système Pax est de travailler
avec un partenaire privilégié et si possible un challenger. Une synergie existe également
avec les fournisseurs de composants, et, entre autres, avec WABCO pour la gestion
active de la pression ainsi qu'avec des architectes de véhicules.
La création de la valeur
Le système Pax crée-t-il de la valeur ? La réponse est non si on fait comme d’habitude.
On a déjà mentionné le démarrage par la première monte. Une approche traditionnelle
dans ce domaine atteint vite ses limites. Procéder à la vente par composants ramène la
marge potentielle à la moyenne des marges des composants. Quant aux constructeurs,
ils ne payent pas de l'innovation pour elle-même, mais parce qu'elle est compétitive.
En fait, si Pax peut apporter de la valeur pour Michelin, ce n'est pas grâce à une
approche par composants, mais par fonction. Sur une voiture de sport, par exemple, on
fera valoir l'avantage lié à la mobilité, à l'architecture, aux performances. Le produit est
générique, il est potentiellement source de profit sur tous les segments du marché.
Simplement, procéder comme à l'accoutumée n'assurera pas la rentabilité. Elle ne le sera
que si l'on sait valoriser ce qui peut l'être.
30
De ce fait, le regard porté sur le partenariat a changé. On considère qu'il est possible,
dans des conditions qui en assurent la stabilité. La première est qu'il y ait une valeur
potentielle sur le marché, que ce soit dans deux ou dans dix ans, pour fédérer les
acteurs. Ensuite il faut un accord sur le contenu mais aussi sur les perspectives : Michelin
s'inscrit dans le long terme et ne peut avoir que des partenaires qui ont la même vision.
Il faut bien sûr que les compétences soient réelles et complémentaires. Enfin, il faut être
capable, sur le plan humain, de créer une reconnaissance et un respect mutuel.
Un intervenant
Le système Pax est-il une simple innovation technique ou, de façon stratégique, un
changement de métier pour Michelin ?
Thierry SORTAIS
Il n'y a pas eu de décision de changer de métier. La société réfléchit depuis longtemps à
la "liaison au sol". Cette innovation est quelque chose de plus modeste, une étape grâce
à laquelle la stratégie évolue, le regard change. Elle marque un décalage, mais de façon
raisonnable. Pax est une évolution dans le bon sens car s'il y a modification du champ
d'action, c'est en s'appuyant sur une vraie compétence initiale.
Un intervenant
Avez-vous pensé à une application dans des secteurs où il n'y a pas de roue de secours,
comme la moto ?
Thierry SORTAIS
Nous y travaillons, mais les contraintes sont différentes.
Un intervenant
Dans l'exemple de SOITEC comme dans le vôtre apparaît le même besoin de créer un
standard. La différence est que le SOI met en jeu des brevets, le paiement de royalties.
Ce ne semble pas être le cas chez Michelin, peut-être en raison d’une collaboration plus
horizontale. A mes yeux, brevets et royalties sont plutôt un obstacle à l’aboutissement
d’un standard.
André-Jacques AUBERTON-HERVE
Les royalties ne sont pas au cœur d'une alliance industrielle. Mais créer un standard
engendre une valeur énorme, et il y a quand même là un retour sur la prise de risque.
31
Un intervenant
C'est que vous n'êtes pas un passage obligé sur le plan technique. Dans certains
domaines comme la téléphonie mobile, la situation atteint un point critique, on succombe
sous le poids des royalties.
André-Jacques AUBERTON-HERVE
Il ne faut pas aller trop loin et tuer le marché.
Un intervenant
Comment les choses se passaient-elles avant 1992 ? Y avait-il une sorte d'autocensure
pour ne pas aller dans cette direction ? Il s'agit quand même d'un énorme défi.
Thierry SORTAIS
Traditionnellement, nos différentes équipes avaient pour souci d’une part la sécurité,
donc d'empêcher les pertes de contrôle du véhicule, d’autre part la rationalisation des
fonctions du pneu, et enfin la possibilité de rouler à plat. Le travail fait sur la mécanique
avait démontré que le problème tient à la pression du pneu sur la roue et à la zone
d'accrochage. On a travaillé sur la zone basse et mis au point un nouvel accrochage ;
pour permettre le roulage à plat sans dégrader les performances en régime normal, il
fallait un insert séparé, qui demande une roue à structure asymétrique, ce qui était
difficile – or la nouvelle zone basse le permettait : ainsi une fonction ne progressait plus
au détriment d’une autre, elles se confortaient.
Christophe MIDLER
La rupture d’innovation s'inscrit dans une trajectoire.
Un intervenant
Comment les équipes de ces différentes directions se sont-elles mises à travailler
ensemble ?
Thierry SORTAIS
Il y a un pilotage dans l’unité de la recherche
Un intervenant
La coopération n'a fait que se renforcer, de 1992 à maintenant, à travers les contrats que
vous avez signés. Comment cela s'est-il passé pour l'équipe technique ?
32
Thierry SORTAIS
La perspective du marché est un stimulant pour l'innovation et la coopération. Il est vrai
que le nouveau modèle, il y a quelques années, avait suscité des réticences au départ,
mais une dynamique positive s'est enclenchée à mesure qu’on s’engageait dans la
pratique et le partenariat a été accepté, dans une perspective qui est celle des affaires
globalement, et non de la seule technologie.
Un intervenant
Quelles sont les conséquences du système Pax sur la politique de coopération de
Michelin, en particulier sur une certaine culture du secret ?
Un intervenant
A partir de quand avez-vous pu évaluer la valeur de l'innovation sur le marché ?
Blanche SEGRESTIN
Qu'en est-il du partenariat avec les constructeurs automobiles ?
Thierry SORTAIS
Sur le premier point, il est désormais clair qu'il faut travailler ensemble. Vaut-il mieux
mourir en gardant son secret, ou vivre en le gérant bien ? Coopération et confidentialité
ne sont pas incompatibles comme le prouve l'accord entre Michelin et Bosch, entreprises
qui ont toutes deux le goût du secret. Le point clé est de ne pas s'immiscer dans le
métier de l'autre partenaire. Et pourquoi le ferait-on quand ce n’est pas le nôtre ? Le
respect mutuel assure le respect du secret.
En ce qui concerne la valeur sur le marché, elle est au confluent de deux contraintes,
d'abord définir quel est le seuil de rentabilité car on ne peut investir des sommes
énormes dans l'innovation sans retour, ensuite voir le problème de financement avec le
regard des constructeurs.
Le programme X83 de RENAULT et GENERAL MOTORS EUROPE
Patricio NEFFA (en remplacement de Jean-Michel Jalinier, directeur du projet)
La paternité d’un projet est un sentiment fort, je ne la revendique pas. Mais j'ai vécu une
grande partie de cette histoire, que je vais vous présenter comme un récit d'une
coopération entre deux constructeurs concurrents sur un même marché, le segment des
fourgons compacts Européen.
Cette histoire s'étend sur quelques années, et il s'agissait de la première expérience de
gestion d'un projet de développement conjoint pour chacune des deux firmes.
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En préalable, rappelons qu'un véhicule utilitaire possède des spécificités qui le différentie
des véhicules particuliers. Un véhicule utilitaire doit respecter quatre fondamentaux : une
qualité sans reproche (fiabilité-durabilité), des coûts d'utilisation optimisés (performanceconsommation), une sécurité passive et active renforcée et, enfin, respect de
l'environnement. A cela viennent s'ajouter des différentiants en terme de produit
(fonctionnalité, concepts utilitaires, systèmes embarqués, etc.) et services (rapidité du
service après vente, interlocuteurs compétents, etc.).
Sur ce marché, la cible était celle du véhicule moyen, le "medium van", qui représente
environ 30% des utilitaires. La demande prospective est forte et l'on prévoit qu'en 2005
un véhicule sur quatre sera un utilitaire. De 1986 à 1998, le taux de pénétration de ces
véhicules en Europe a augmenté de 46%, soit bien plus que pour les voitures
particulières.
L'ambition du projet X 83 est de parvenir à la troisième place sur ce marché, ce qui peut
paraître modeste, mais doit se comprendre en tenant compte du fait que des
constructeurs comme Mercedes ou Volkswagen ont déjà une longue expérience sur ce
segment du marché. Celui-ci se caractérise par une grande diversité d'offres et aussi de
dérivés -ce qui pèse sur les coûts-, donc un faible volume des séries, des frais de
développement et d'investissement spécifiques. Ainsi les véhicules utilitaires sont
généralement construits dans des usines spécifiques. D'autre part, il faut un réseau
après-vente adapté aux besoins de ce type de clients. Les caractères fondamentaux de
ce produit sont différents de ceux de la voiture particulière, et doivent combiner fiabilité,
durée dans le temps -environ 400 000 km, avec une garantie anti-corrosion de 12 anscoût d'utilisation, sécurité, préoccupation de l'environnement.
Les premiers contacts
La genèse de cette coopération fut difficile, la recherche d'un partenaire ayant pris
beaucoup de temps. En 1989, Renault décidait de remplacer un petit utilitaire, le Trafic,
qu'elle commercialisait depuis 1981. Différents constructeurs furent approchés, dont
General Motors Europe, qui fut séduit par un projet de développement car il n'avait pas
de véhicule utilitaire sur le marché européen. Mais en 1992, GM Europe abandonnait
finalement l'idée, car elle avait fait un autre choix stratégique. Renault reprit contact
avec General Motors USA en 1994. Mais on s'aperçut avec surprise qu'il coûtait plus cher
d'adapter un véhicule américain au marché européen que de développer un nouveau
véhicule utilitaire. A regret, Louis Schweitzer décida donc d'abandonner cette direction.
Une troisième tentative aboutit en 1996 grâce à une forte implication des hauts
dirigeants eux-mêmes. Renault et GM Europe signaient une lettre d'intention en juin
1996, puis un contrat cadre en décembre 1996.
34
Le Master Agreement prévoyait la cession, moyennant un prix de transfert, de deux
véhicules Renault au partenaire GME, qui était chargé de le distribuer et commercialiser
dans son réseau sous les marques Opel et Vauxhall. Par ailleurs, il stipulait également le
développement conjoint d'une nouvelle famille de fourgons légers : le programme X-83.
Le programme est financé à part égales par les deux partenaires, le produit appartient
aux deux sociétés et il est vendu au même prix à la sortie de l'usine. Au-delà de cette
limite, chaque constructeur redevient concurrent et assure la distribution et vente du
véhicule dans son propre réseau.
Quelles sont les motivations qui ont poussé les partenaires à s'entendre ? Tous deux
trouvent avantage aux économies d'échelle et au partage des risques de développement.
Pour Renault, c'était la condition sine qua non pour remplacer le Trafic
car la société
avait beaucoup de projets, parmi lesquels le véhicule utilitaire n'était pas une priorité
stratégique. L'expérience lui permettait aussi d'acquérir une compétence mieux adaptée
aux coopérations internationales ; il faut se souvenir qu'en 1996 Renault portait encore la
cicatrice de l'affaire Volvo. GME de son côté souhaitait ce partenariat pour avoir un
utilitaire sur le marché européen, pour s'appuyer sur le savoir-faire de Renault en la
matière, et aussi pour redresser la rentabilité de son usine de Luton.
L'organisation et le déroulement du projet conjoint
Une structure de gouvernance a été mise en place, sous un Chairman committee se
réunissant une fois par mois et donnant les grandes orientations : un comité exécutif
(steering committee) chapeautait les équipes de gestion de trois programmes, deux
consacrés aux cessions de véhicules et le troisième au développement du X 83, avec en
supplément un organisme d'achats conjoint ( Joint purchasing organisation). L’objet de
ces structures était de définir les grandes orientations du programme et de résoudre
d’éventuels conflits.
Les choix qui ont guidé ce développement conjoint ont été en premier lieu, de faire un
produit dont le design soit très expressif, donc un véhicule bien identifiable, avec une
cible produit commune malgré des marchés et identités de marque différentes, et qui
atteigne l'excellence dans ce segment du marché ; en second lieu, dans la conception, on
adopta le recours au tout numérique, comme dans l'aéronautique, afin de limiter les
prototypes successifs, de gagner sur le coût et de raccourcir les délais ; troisièmement,
l'organisation comportait un plateau de projet unique, à Villiers Saint Frédéric, tandis
qu'à l'usine de Luton s'ajouta ensuite un deuxième site de production avec une usine
Nissan en Espagne, ce qui rendait les choses plus complexes. De même on mit sur pied
une équipe mixte de projet, avec un directeur adjoint issu de GME, et recourant
massivement aux NTIC, avec notamment un intranet du projet ; enfin, le processus luimême comportait l'échange de spécifications.
35
Difficultés et bilan : assurer l'intercompréhension et l'équité au cours du projet
A
l'expérience,
quelles
sont
les
difficultés
majeures
d'une
telle
coopération
internationale ? D'abord il faut assurer un niveau suffisant de compréhension mutuelle.
Au départ, on connaît mal le partenaire. Il faut surmonter la barrière de la langue, les
stéréotypes culturels, les problèmes de confidentialité pour mettre en place une
dynamique. Cela a exigé beaucoup de temps, et c'est là une variable essentielle qu'on
doit absolument prendre en compte dans la coopération. Ensuite il fallait assurer en
permanence l'équité. Pour prendre un exemple, chez Renault, les tableaux de bord
utilisent le numérique et s'inscrivent dans une ligne cohérente qui n'est pas du tout dans
la pratique de GM, ce qui pouvait ensuite poser des problèmes de commercialisation ; il a
donc fallu revenir en arrière en quelque sorte en adoptant un tableau de bord analogique.
De même il a été nécessaire de trouver un référentiel commun pour les achats. Enfin il
fallait régler les divergences stratégiques, et les facteurs externes comme les autres
alliances qui pouvaient déstabiliser le projet.
Le bilan à ce jour est celui d'un développement mené dans un temps record chez
Renault, soit 39 mois et demi, contre 42 mois pour la Laguna, malgré le niveau de
complexité. Le produit a été salué par la presse et par les clients et s'est vu décerner
l'Award of the European Van of the Year ; la gamme va se développer. L'aventure se
poursuit : à la sortie de la ligne de production, la compétition reprend. Déjà le fait de
perdre le lieu unique de travail qu'était la plate-forme de développement a obligé à
assurer une coordination avec deux sites de production. Enfin la possibilité d'étendre la
collaboration aux véhicules dérivés enrichit le partenariat qui peut porter sur de
nouveaux produits, mais aussi peut-être de nouveaux marchés, tel l'Amérique latine.
A travers cette expérience, Renault a développé ses capacités à travailler avec un
partenaire étranger. Cet apprentissage était utile étant donné les enjeux de la
coopération avec Nissan dans les prochaines années. Une fonction nouvelle a été créée,
consistant à réguler la coopération le plus possible en amont, celle du cooperation
processus manager. D'autre part, on a appris également à capitaliser les bénéfices de
l'expérience pendant qu'elle se déroulait et non après coup, et à développer les outils
d'évaluation.
Un intervenant
Existait-il une équipe de coordination ayant un pouvoir délégué ?
36
Patricio NEFFA
Dans le contrat, il était prévu de mettre en place une structure de gestion conjointe du
projet, le responsable de la coopération l'étant pour les deux entreprises, et chacun
devant oublier le sigle Renault ou le sigle GM derrière le signe X 83 et un référentiel
commun. Mais l'expérience d'une équipe complémentaire n'a pas fonctionné, car
certaines décisions n'apparaissaient pas équitables pour l'un ou pour l'autre. Il a fallu
nommer un "counterpart," un homologue au niveau des métiers les plus critiques et
organiser des réunions de programme pour faire l'état des lieux une fois par mois ainsi
que des séminaires de joint management team. Il est certain qu'une équipe qui a compté
jusqu'à 22 membres était difficile à gérer.
Un intervenant
La direction a-t-elle eu à procéder à des arbitrages ?
Patricio NEFFA
Oui. Le directeur de projet demandait à ses supérieurs de régler des conflits et cela a pu
remonter jusqu'aux présidents.
André-Jacques AUBERTON-HERVE
Pourquoi les deux sociétés n'ont-elles pas créé une joint venture ?
Patricio NEFFA
C'est une solution qui a pu être pratiquée, c'est ce qu'on fait par exemple Fiat et Renault
pour la 806. Dans ce cas, sans connaître les éléments exacts, je pense que le souci de
faire travailler l'usine de Luton qui était en sous-capacité, plutôt que de créer une
nouvelle usine, a dû jouer un rôle. De toute façon il ne s'agissait que d'un contrat de
coopération, pas d'une alliance capitalistique.
Un intervenant
A-t-on une idée du surcoût par rapport au développement du projet par Renault
seulement ?
Patricio NEFFA
Le partage des coûts de développement et investissements exige une rigueur accrue
dans le contrôle des dépenses. En outre, une ligne spécifique "coûts de coopération" a
été créée. Néanmoins, il est encore un peut tôt pour savoir si les surcoûts liés à la
coopération ont été supérieurs ou non aux économies générées par la coopération (effets
volumes, etc.).
37
Christophe MIDLER
L'enjeu pour un tel projet n'est pas de procurer une économie sur les coûts mais de créer
de la valeur. Si la coopération n’avait pas eu lieu, elle n’aurait pas entraîné de coût
évidemment, mais le produit n’aurait tout simplement pas été créé.
Un intervenant
Le projet a-t-il donné lieu à avis ou recommandation de la Commission européenne ? Elle
aurait pu évoquer une atteinte aux règles de la concurrence.
Patricio NEFFA
Cela posait un problème délicat, mais des juristes compétents en droit européen y ont
travaillé, et je pense que le respect des règles européennes est aussi l'une des raisons
pour ne pas procéder à une alliance capitalistique. Un accord contractuel était plus facile
à gérer.
André-Jacques AUBERTON-HERVE
Est-ce que les marchés des deux entreprises se recoupent fortement ?
Patricio NEFFA
L'idée initiale était de prendre en compte le marché global sans faire de sa propre part
une priorité. Mais effectivement il y a concurrence totale pour la commercialisation.
Simplement, au lieu de porter sur le produit, elle porte sur le service, en quelque sorte la
concurrence est déplacée en aval du projet.
Blanche SEGRESTIN
Est-ce que l'on peut considérer que cette coopération a été une source de régénération
des connaissances techniques de l'entreprise ?
Patricio NEFFA
On verra si dans certains domaines on reprend les idées du X 83. Mais cette expérience
n'a pas modifié fondamentalement la pratique de Renault. Une compétence acquise est
de pouvoir travailler en anglais à Villiers Saint Frédéric, et l'entreprise a pu se mesurer à
l'autre de façon plus pertinente que par un simple benchmarking.
Un intervenant
Cette coopération permettra-t-elle à Renault de se développer aux Etats-Unis ?
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Patricio NEFFA
Renault et GM ont identifié une opportunité de marché lié au développement du
commerce électronique. En effet, les livraisons rapides de produits en petite quantité se
multiplient et les Américains n'ont pas de véhicules utilitaires bien adaptés à ce créneau.
Des constructeurs comme Daimler-Chrysler ou encore Ford sont en train de tester des
véhicules utilitaires de conception européenne sur ce marché. Toutefois, aucune décision
officielle n'a été prise à ce jour.
Un intervenant
Vous avez parlé d'une organisation en réseau utilisant beaucoup les NTIC. Cela a-t-il
vraiment été un facteur favorable, ou un frein dans la mesure où les pratiques sont
différentes?
Patricio NEFFA
Lors d'une fusion, ces problèmes de compatibilité entre systèmes d'information sont
effectivement un aspect important. Dans une coopération, il faut échanger un maximum
d'informations, tout en mettant des barrières pour assurer la confidentialité de certaines
bases. Le choix fait dans ce cas a été d'avoir un chef de projet informatique à plein
temps. C'était un choix coûteux mais nécessaire.
Un intervenant
J'ai été frappé par l'espèce de sérénité du développement de SOITEC. Pourtant
l'innovation est source de tensions nombreuses. Est-ce que l'un des facteurs importants
de cette sérénité a été l'incubation grâce au LETI ? De même, chez Michelin, le fait que la
haute direction était acquise à cette innovation et protégeait l'expérience a dû faciliter les
choses.
André-Jacques AUBERTON-HERVE
Cette sérénité tient effectivement en partie au soutien accordé par le LETI, gros
laboratoire de recherche et à un petit commando. L'innovation passe soit par quelques
individus à l'intérieur d'un grand groupe, soit par une start-up pour laquelle il est
toujours bon de disposer d'un soutien technologique de ce genre. Ensuite, la prise de
risque est différente pour la start-up qui n'a pas de lien capitalistique avec le laboratoire
mais seulement des liens de R&D, et pour le grand groupe où pèse le poids financier de
la structure.
39
Un intervenant
Je pensais aux aspects humains. Par exemple, le LETI assure bien un droit au retour en
cas d'échec ?
André-Jacques AUBERTON-HERVE
A l'époque où nous avons commencé, il y avait un droit de retour pendant trois ans.
Aujourd'hui, cet aspect est pratiquement oublié. L'idée de retour ne doit pas faire partie
de la démarche initiale d'une start-up. Elle relève d'une sorte de culture de l'échec qui est
néfaste, et sévit plus en Europe qu'aux Etats-Unis, où l'on n'est pas disqualifié par des
échecs successifs. De toute façon la sérénité aussi se gère, et le risque devient en fait
plus grand à mesure de la croissance de l'entreprise. Avec une capitalisation boursière à
cinq milliards d’euros, les responsabilités sont différentes.
Thierry SORTAIS
L'innovateur a besoin d'être protégé, c'est certain, mais ce n'est pas la seule chose dont
il a besoin. Celui qui apporte son soutien doit exercer plusieurs fonctions : protéger,
participer à la vie du projet et y adhérer, parfois demander des comptes et poser des
défis. Il doit jouer ces trois rôles en alternance selon les besoins.
André-Jacques AUBERTON-HERVE
Pour me résumer, je dirai : passer par une phase d'incubation, oui ; cocooner, non. Si
vous avez vu ce film récent, sachez qu'il n'y a pas de "Tanguy" de l'innovation !
40
Atelier 3
Animé par Dominique JACQUET, Professeur de Finance
à l’Université Paris X Nanterre et à l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées
Valorisation financière et gestion du risque
La valorisation des sociétés de haute technologie réside dans la prise en compte de
l’incertitude. Cette dernière limite l’utilisation des méthodes traditionnelles de valorisation
et il importe de développer des approches nouvelles, pragmatiques et raisonnablement
rigoureuses. Les sociétés étudiées appartiennent aux secteurs du logiciel (Business
Objects et Cognos) et de la biotechnologie (Meristem Therapeutics).
Avec la participation de :
Chahra LOUAFI, Chargée d’investissement, CDC PME
David MANJARRES, Directeur d’investissement, CDC PME
Jean-Louis RUATTI, Président du Directoire, CREAGRO
Introduction
Dominique JACQUET
En tant qu'universitaire, je vous ferai un exposé théorique, avant de donner la parole à
trois intervenants acteurs de la "vraie vie" : Jean-Louis Ruatti, président du directoire de
CREAGRO, qui vise à financer les jeunes entreprises innovantes dans l'agro-industrie ;
David Manjarres, directeur d'investissement de CDC PME, qui cherche à apporter des
fonds dans des secteurs tels que la biotechnologie, et Chahra Louafi, chargée
d'investissement chez CDC PME.
Je commencerai par aborder les liens existant entre le risque et la valorisation, avec
l'examen
des
méthodes
d'évaluation
des
risques.
Nous
étudierons
ensuite
la
mutualisation du risque et la gestion de fonds de fonds. Traditionnellement, le risque est
perçu négativement par l'investisseur. Cependant, certains instruments financiers en
donnent une image positive : il s'agit des options. Les options réelles permettent en effet
d'examiner
la
valeur
ou
l'investissement
en
considérant
le
risque
en
termes
d'opportunité. Nous verrons quelles en sont les applications dans le domaine de
l'innovation.
41
En matière d'évaluation des actifs, la théorie soutient que l'actif vaut ce qu'il rapporte. En
d'autres termes, la valeur d'un actif est sa capacité à générer des flux de fonds. Comme
les flux de fonds sont différés dans le temps, il faut les actualiser avec un outil : le coût
de capital. On appelle cela la méthode des "discounted free cash flow" (DCF), qui permet
d'analyser les investissements et les stratégies des entreprises. Selon les praticiens, seul
le marché a raison, quelle que soit la valeur théorique d'un actif. Le problème est que la
raison du marché évolue avec le temps. Il convient donc d'établir une valeur
fondamentale et de trouver un équilibre avec la valeur du marché.
Selon la méthode DCF donc, la valeur d'un actif est égale à la valeur actualisée des flux
de fonds générés par cet actif. Quels sont les avantages et les inconvénients de cette
formule par rapport à ce qu'observent les praticiens sur les marchés ? Appliquons la
méthode des cash flow actualisés à deux sociétés : Business objects et Cognos, qui
opèrent dans le secteur de la mise en forme de bases de données, de l'analyse
statistique et du "reporting".
Cognos a été créée en 1990 et est basée à Ottawa, tandis que Business objects, grande
réussite française, a été créée en 1990. Pour appliquer le modèle, calculer les free cash
flow et voir comment va évoluer le chiffre d'affaires dans le futur, il faut bâtir des
hypothèses de croissance et de dépenses. On peut ainsi estimer que Cognos verra son
chiffre d'affaires s'élever de 500 millions à un milliard de dollars en 2006. Tenant compte
des diverses variables de la méthode DCF, on obtient après calcul une valeur moyenne
de l'action de 35 dollars en 2001, ce qui se vérifie sur le marché.
Concernant Business objects, de la même façon, on estime que le chiffre d'affaires
devrait s'élever à 1,2 milliard de dollars en 2005 si la rentabilité se maintient, si les
dépenses de recherche et développement sont stables, etc. Après calcul, on obtient une
valeur de l'action de 24 dollars. Effectivement, le 8 octobre, l'action valait 23 dollars.
Cependant, hier, l'action valait 37 dollars. Il suffit de revoir à la hausse l'hypothèse du
taux de croissance : on obtient alors cette valeur. Mais on pourrait aussi calculer que
l'action vaut 90 dollars… Quelle est donc la valeur réelle de cette société ? En fait, le
marché est efficient dans la mesure où il intègre dans la valorisation de l'entreprise
l'ensemble des informations disponibles.
Il y a dix ans, on estimait qu'un prix de cent millions de francs pour le transfert d'un
joueur de football était déraisonnable, mais aujourd'hui, on paye 500 millions pour un
Zidane. De fait, on est souvent incapable de prévoir les chiffres atteints en cas de
croissance soutenue dans la durée. Combien coûterait un tremblement de terre à Tokyo
de magnitude comparable à celui de 1905 ? Bien que la probabilité soit proche de zéro,
42
les assureurs refusent de couvrir ce risque car les estimations les plus prudentes font
état de 9000 milliards de dollars…
Face au risque, l'avantage de la méthode DCF tient à son lien avec le business plan de
l'entreprise. Par le calcul des free cash flows, on approche la valeur de l'entreprise et on
est capable de détecter d'éventuels problèmes de financement à moyen terme. Mais cela
permet aussi la comparaison d'alternatives, par exemple entre une stratégie de
croissance à court terme au détriment de la rentabilité et une autre stratégie. Un autre
avantage de la méthode DCF réside dans la mesure d'impact. Parmi les inconvénients de
cette méthode, on peut citer sa très forte sensibilité aux hypothèses, qui facilite la
création de valeur sur le papier, ainsi que le problème du business model par rapport au
long terme.
Une autre méthode est susceptible d'être adoptée par les praticiens : celle des
comparables. Il s'agit de se saisir d'un portefeuille d'entreprises similaires à celle que l'on
veut analyser, et de calculer des ratio entre la valeur de l'entreprise et des quantités
économiques mesurées dans le bilan et le compte de résultats. L'avantage principal
consiste dans la mesure de la réceptivité du marché. C'est donc adapté aux mises en
Bourse, aux offres publiques de retrait, etc. Si vous considérez que la valeur de
l'entreprise que vous souhaitez vendre est supérieure à ce que le marché est prêt à
payer, alors il faudra attendre… L'inconvénient de la méthode des comparables réside
donc dans la faiblesse du lien avec la valeur économique véritable de l'entreprise. D'autre
part, il est rare que deux firmes soient vraiment comparables.
Revenons à la notion de risque : suivant le principe d’actualisation des cash flows qui
prend en compte la juste rémunération des acteurs financiers, plus le risque est élevé,
plus l'espérance de rendement est élevée. Et plus l'attente des investisseurs est forte,
plus le coût de capital est élevé. Mais plus le coût de capital est élevé, plus la valeur
actualisée des cash-flows est faible. Donc, le risque est destructeur de valeur.
L'investisseur rationnel n'aime pas le risque, mais il peut toutefois être amené à le
considérer comme une opportunité, grâce notamment aux options. En effet, si la valeur
de l'actif diminue avec le risque, la valeur de l'option sur l'actif augmente avec le risque
puisque l'option permet de se focaliser sur les bonnes nouvelles et de se retirer en cas
d'évolution défavorable.
Grâce à cette réversibilité, les options réelles sont un outil de management en situation
d'incertitude et le risque ne représente alors rien d'autre que la variabilité du rendement.
En matière de stratégie, les options réelles donnent lieu à de nombreuses applications,
43
tel l'escalier de croissance de Mc Kinsey, permettant d'aborder la création de valeur par
les entreprises autrement que par la seule réduction des coûts. Les options peuvent
encore servir de modèle d'évaluation des investissements ou des ressources naturelles.
En matière de management de l'innovation, il s'agira d'introduire la réversibilité, de
valoriser les options cachées. Les projets de recherche et développement peuvent
s'analyser comme des options car à chaque revue de projet on décide de poursuivre ou
non : le risque devient ainsi créateur de valeur. Ceci à conduit certains Directeurs de
R&D à suggérer une inflation des budgets de R&D dans les années 90, à laquelle se sont
toutefois opposés les contrôleurs financiers, et avec raison.
Pour le comprendre, prenons l'exemple de Worldheart, une société canadienne qui
exploite un portefeuille de technologies et brevets issus du Ottawa Heart Institute. Un
grand nombre de personnes souffrant de problèmes cardiaques sont en attente de
transplantation.
Traditionnellement,
ces
patients
bénéficient
d'une
assistance
ventriculaire par le biais d'un appareillage qui nécessite une sortie de fils en dehors du
corps, au moyen d'une opération revenant à 200 000 dollars. Worldheart a conçu un
système complet qui coûte quatre fois moins cher tout en améliorant grandement la
qualité de vie, la régulation de la fonction cardiaque et intervenant en direct par liaison
satellite, partout dans le monde. Il s'agit d'un progrès réel, touchant un marché de cent à
deux cent mille personnes solvables par an, pour un montant potentiel de dix milliards de
dollars.
Le calcul de la valeur de l'entreprise intègre les coûts prévisibles de recherche et
développent, mais aussi la probabilité d'autorisation de mise sur le marché de la Food
and Drugs Administration (FDA) multipliée par la valeur actualisée des free cash flow sur
une longue période. Le cours d'introduction de l'action a été de cinq dollars et a fluctué
en fonction des bonnes ou des mauvaises nouvelles provenant de la FDA. Cette volatilité
illustre le fait que le risque n'est pas créateur de valeur en l'absence d'option, car en
l'occurrence "failure is not an option" : un refus définitif de la FDA n'est pas à exclure. Le
risque apparaît ainsi particulièrement destructeur de valeur dans le cas des sociétés de
biotechnologies, dont la volatilité des cours tient à l'absence d'options réelles.
La mentalité optionnelle - réversible, séquentielle - ouvre un certain nombre de pistes
positives en termes de management, mais on ne sait pas encore déterminer la valeur
réelle d'une entreprise, les seuls modèles existants étant inspirés de la finance Boursière
et ne s'appliquant pas aux options réelles, c'est-à-dire longues, à maturité et actif sousjacent non définis, sans marché à terme.
44
Pour ce qui est de l'incertitude, il semble qu'il y ait un lien entre le niveau du "price
earning" et la durée de détention des actions par le marché. Ainsi, la durée moyenne de
détention par un actionnaire américain moyen était en 1998 de quelques années pour
General Electrics, de quelques mois pour Microsoft et de quelques jours pour un "dot
com". Les marchés ne sont donc pas si bêtes que cela…
Par ailleurs, tous les entrepreneurs paraissent désolés de l'existence de la méthode des
comparables, systématiquement appliquée lors d'une valorisation, non en raison de son
efficacité mais tout simplement parce que tout le monde la comprend. Or, il reste très
difficile de faire entendre au marché qu'une entreprise peut valoir le double d'une autre
au sein d'un même groupe.
Dominique JACQUET
Venons en à l'étude d'un cas concret, qui a connu quelques vicissitudes en termes de
valorisation, avec Meristem Therapeutics.
Le cas de MERISTEM THERAPEUTICS
Chahra LOUAFI
Meristem Therapeutics est une société de biotechnologie créée en 1997 (dont Creagro est
actionnaire à hauteur de 3,3%), issue d'un essaimage du groupe Limagrain. Son
domaine d'activité est la production de protéines thérapeutiques à partir de plantes
transgéniques et la taille du marché visé est de 22 milliards d'euros. Sa stratégie de
développement consiste à produire et à développer en interne ces protéines jusqu'aux
premières phases cliniques, et de nouer des alliances avec les grands groupes
pharmaceutiques pour la réalisation des essais cliniques et la commercialisation des
médicaments. Meristem Therapeutics combine ces activités de développement avec des
activités de service et des activités de phytopharmacie. Ses brevets couvrent la
production, la purification et l'utilisation thérapeutique des protéines particulières, mais
aussi des outils de biologie moléculaire spécifiques à l'amélioration de l'expression des
protéines dans les plantes, des techniques de production améliorée de biomasse et des
méthodes d'extraction applicables aux différentes protéines développées en interne. Les
molécules en développement sont la lipase gastrique, la sérum-albumine humaine, la
lactoferrine, le bêta-interféron et le collagène.
Meristem Therapeutics a noué des alliances avec Solvay Pharmaceuticals et Quintiles,
afin de réaliser des essais cliniques sur les produits licenciés développés en interne et de
commercialiser des médicaments. Outre la très faible concurrence sur ce créneau car la
plupart des autres sociétés travaillent sur les animaux, ses avantages concurrentiels sont
nombreux. Cependant la société a connu quelques problèmes à cause de l'arrachage par
des bio-terroristes de ses plants d'expérimentation sur la lipase gastrique.
45
Jean-Louis RUATTI
La production de protéines recombinantes à partir de plantes présente l'avantage d'un
faible coût pour de grandes quantités possibles, mais certains avancent l'inconvénient
d'une moindre efficacité. Et malgré la peur d'un phénomène du type prion pour une
production à partir d'animaux, le mythe des OGM plane toujours alors que nos plantes
sont destinées à la recherche et à la production de médicaments et pas à l'alimentation
humaine. Pourtant, tous les champs en France ont été détruits sans distinction par la
Confédération paysanne.
Le résultat d'exploitation est déficitaire et le restera quelques années, mais cela est
normal dans la mesure où le produit le plus avancé, la lipase gastrique, ne sera mis sur
le marché qu'en 2004. Après divers échanges de titres et accords de partenariat visant à
augmenter le capital, en juin 2001 la société valait virtuellement 74 millions d'euros,
base de travail de la COB. Meristem Therapeutics a essayé de s'introduire en Bourse le
mois suivant afin d'assurer le développement industriel de la société, le financement de
la recherche de nouveaux produits et la croissance externe, mais c'est en vain qu'à été
suivie toute la démarche de valorisation.
En utilisant la méthode DCF et celle des comparables avec un taux d'actualisation de
30%, on obtenait une valorisation comprise entre 110 et 275 millions d'euros. Il était
finalement envisagé d'émettre 2275000 actions nouvelles, soit 37,7% du capital après
augmentation, avec un prix d'émission estimé à 23,75 euros en moyenne, ce qui
équivalait à une entrée de cash égale à 54037250 euros, pour une valorisation totale
post money de 144 millions d'euros (avec 90 millions d'euros pré-money). Le marché
n'en a pas voulu, la conjoncture s'étant dégradée depuis quelques mois : l'introduction
en Bourse ne s'est pas faite. Je précise que l'arrachage sauvage dont la société a été
victime s'est produit postérieurement, au mois d'août. Meristem Therapeutics fait
actuellement un tour de table privé pour une introduction future à un prix nettement
inférieur, ce qui montre le caractère aléatoire de la valorisation de ce genre de sociétés.
Elles demandent en effet beaucoup d'investissements, et surtout de pouvoir raisonner à
long terme puisque les pertes initiales s'étalent sur plusieurs années.
En conclusion, comme l'a indiqué Dominique Jacquet, on observe une grande variabilité
des chiffres. Plus exactement, on peut leur faire dire ce que l'on veut. D'autre part, il
reste difficile de faire financer ce type d'entreprises en France, contrairement à ce qui se
passe aux États-Unis.
Un intervenant
On a évoqué tout à l'heure la prise en compte de la probabilité d'une absence
d'autorisation de mise sur le marché d'un produit aux États-Unis de la part de la FDA.
46
Votre modèle a-t-il intégré la possibilité d'une interdiction des OGM au niveau européen ?
Cela ne risque-t-il pas de faire reculer les investisseurs en Bourse ?
Jean-Louis RUATTI
Il faut distinguer les essais cliniques et l'autorisation de mise sur le marché d'un
médicament. Pour cette dernière, le risque OGM est minime. En matière d'essais sur le
terrain, bien que les organisations de consommateurs fassent la distinction entre les OGM
destinés à la recherche médicale et ceux destinés à l'alimentation humaine, bannis car ils
ne présentent pour eux que des risques et aucun avantage, nous devons faire face aux
accusations erronées de contamination possible des champs voisins par dissémination.
Or, les investisseurs savent bien que Meristem Therapeutics ne crée que des mâles
stériles et n'utilise pas de colza. Le risque lié à l'utilisation d'OGM est donc minime de ce
point de vue.
Daniel FIXARI, EMP-CGS
Que se passera-t-il si vous ne pouvez faire de cultures en France pour la lipase
gastrique ?
Jean-Louis RUATTI
Nous divisons le risque en produisant notre maïs ou notre tabac en France aussi bien
qu'aux États-Unis et en Amérique du Sud. Et si tout tourne mal, nul doute qu'une société
pharmaceutique sera intéressée par notre patrimoine végétal, notre savoir-faire et notre
technologie.
Un intervenant
On peut en effet parler de patrimoine dans la mesure où les plantes transgéniques
utilisées sont issues de techniques brevetées par Meristem. Bien sûr, la faiblesse du
système est qu'il est aisé d'arracher une plante… Il vaut sûrement mieux aller aux ÉtatsUnis pour ce type de production.
Jean-Louis RUATTI
Heureusement, l'acceptabilité du procédé est avérée en France s'il s'agit de recherche
médicale. Et le coût de production est très bas!
Daniel FIXARI
Pourquoi avez-vous retenu un taux d'actualisation de 30% pour le calcul de la
valorisation ?
47
Jean-Louis RUATTI
Compte tenu de l'horizon éloigné et du risque, cela paraissait raisonnable…
Dominique JACQUET
Pour les sociétés établies, l'usage est de 15%. Mais dans une société innovante, on est
dans un profil de cash flow dans lequel on couvre les pertes des premières années avant
d'arriver au seuil de rentabilité. Il y a certes une certaine subjectivité dans ces 30%,
mais
il
vaut
mieux
introduire
cette
subjectivité
au
numérateur
plutôt
qu'au
dénominateur. Autrement dit, il vaut mieux actualiser les cash flow à un taux d'intérêt
raisonnable sur la durée, et ainsi leur permettre de contribuer significativement à la
valeur en supposant que l'entreprise sera un succès. Mieux vaut actualiser un free cash
flow à un vrai coût de capital qui ensuite est multiplié par une probabilité (cela vaut pour
une connexion d'entreprises, d'où la mutualisation). Quand on prend une assurance, on
doit payer en début d'année car l'assureur sait que la probabilité d'accident est faible
pour l'assuré. Mais il a intérêt à mutualiser le risque car la probabilité est non nulle,
même si elle est subjective. Le corporate venturing sert à cela. Il s'agit de fonds
d'investissement qui peuvent se fédérer en fonds de fonds.
Les fonds de fonds
David MANJARRES
En introduction, je présenterai brièvement la CDC-PME, filiale à 100% de la Caisse des
Dépôts ayant pour mission de développer le marché du capital d'investissement en
France. Cela nous amène à intervenir dans les secteurs délaissés par l'initiative privée,
en participant notamment à des fonds d'amorçage et à des fonds de capital-risque pour
démontrer la rentabilité de telle ou telle jeune entreprise technologique. Nous avons
aujourd'hui 850 millions d'euros sous gestion. Les fonds financiers investissant dans les
sociétés innovantes sont eux-mêmes investis par des souscripteurs tels que des sociétés
industrielles ou des fonds de fonds.
Les fonds de fonds sont constitués soit de fonds communs de placements à risque, gérés
par une société de gestion avec une équipe dédiée qui doit recevoir l'agrément de la
COB, soit constitués de sociétés qui investissent dans des fonds. L'avantage est dans
l'accès à des lignes non cotées, avec des taux de rentabilité internes d'environ 20% aux
USA. Un autre intérêt d'investir dans un fonds de fonds plutôt que dans un fonds
classique est d'avoir accès à plusieurs équipes choisies de gestion avec le même
investissement, ce qui donne une vision plus large. En outre, on a un sous-jacent d'une
vingtaine de fonds qui ont investi dans autant de sociétés : au total on répartit le risque
sur une centaine de sociétés. De plus, on bénéficie d'une moindre volatilité des
48
performances et de l'accès à une plate-forme d'observation privilégiée d'un secteur
donné.
Les fonds de fonds primaires investissent directement dans des fonds sélectionnés et
procèdent eux-mêmes à une allocation d'actifs selon un profil désiré. Ils co-investissent
parfois avec certains fonds, assurant ainsi une sorte de mutualisation des risques. Les
performances de ces instruments financiers sont basées sur la connaissance des équipes
de gestion et de leur expérience. Les fonds de fonds secondaires sont plus "prédateurs"
dans la mesure où ils préfèrent racheter à bas prix des portefeuilles résiduels à d'autres
fonds. Ils s'agit donc d'une logique d'opportunité, liée aux restructurations de grandes
sociétés. Comme il s'agit ici d'un investissement tardif par rapport à la durée de vie des
fonds ciblés, le retour sur investissement est rapide.
Une bonne partie de la performance de ces fonds est liée à l'analyse des équipes et des
cibles, mais aussi à la couverture géographique, au positionnement, au réseau et aux
partenariats. Bien évidemment, la pérennité de l'équipe est essentielle, d'où l'existence
de clauses obligeant les partenaires à céder leurs actions d'intéressement s'ils souhaitent
se dégager du fonds avant terme.
Le panorama des levées de fonds en Europe montre une montée en puissance certaine :
48 milliards d'euros ont été levés en 2000, contre 25 milliards en 1995. Les fonds de
fonds européens représentaient 4% de ces levées en 1999, contre 12% en 2000.
Dominique JACQUET
Nous sommes là dans une logique de "private équity", donc intéressant des sociétés non
cotées. Le marché n'a pas été réceptif avec Meristem, en conséquence le complément de
financement sera obtenu à un prix inférieur en raison du besoin en liquidités.
Un intervenant
Comment les fonds de fonds arbitrent-ils entre différents types d'investissement ?
David MANJARRES
Nous intervenons là où le marché est lacunaire, mais pour un fonds de fonds privé, il
s'agit de choix de profils de risque faits sur la base de simulations de rentabilité dans
chacun des secteurs donnés.
Un intervenant
Vous semblez mener des actions d'intérêt général dans le cas des fonds d'amorçage,
mais en quoi cela entraîne-t-il un comportement différent par rapport à un fonds de
capital-risque ?
49
David MANJARRES
De nombreuses sociétés se font éconduire par des fonds de capital-risque sans le soutien
d'un fonds d'amorçage. Le nombre de dossiers d’amorçage faits par des fonds de capitalrisque est relativement faible. La différence entre les fonds de capital-risque et les fonds
d’amorçage est que ces derniers n’interviennent exclusivement dans un nouveau dossier
que s’il s’agit d’un premier tour de table de financement.
Un intervenant
En général, ces sociétés pâtissent d'un business plan faisant état de besoins en cash
insuffisants pour intéresser les fonds de capital-risque !
Un intervenant
D'où la justification des fonds d'amorçage, mais il faut reconnaître que certains d'entre
eux au niveau national semblent ne pas obéir à cette logique et demandent un retour sur
investissement qui ne les distinguent pas d'autres fonds…
Dominique JACQUET
On peut aussi faire fortune sans se fatiguer, avec des SICAV !
50
Atelier 4
Animé par Franck AGGERI Maître-Assistant,
et Pascal LE MASSON, Chargé de Recherche
à l’Ecole nationale Supérieure des Mines de Paris-Centre de Gestion Scientifique
Stratégies de croissance par l'innovation répétée
La compétition par l’innovation ne consiste pas seulement à réussir des coups ponctuels
mais aléatoires : les stratégies de croissance des firmes passent de plus en plus par
l’innovation intensive et répétée. Comment ces entreprises s’organisent-elles pour cela ?
Comment tirent-elles parti des apprentissages permis par chaque expérience de
conception et de mise sur le marché ? Assiste-t-on à l'émergence d'un nouveau modèle
industriel ?
Avec la participation de :
Franck BATOCCHI, Responsable plateau créativité innovation, PSA (DRIA)
Vincent CHAPEL, Fondateur d’AVANTI, Président d’ARCHILAB
Denis CLODIC, Directeur Adjoint du CENERG de l’ENSMP
Laurent MALIER, Directeur des Programmes, ALCATEL OPTRONICS
Patrick MORIN, Gérant-Consultant, STS ASSOCIES
Introduction
Franck AGGERI
Pour introduire notre atelier, Pascal Le Masson, chargé de recherche à l'École Nationale
supérieure des Mines de Paris explicitera la notion un peu paradoxale d'innovation
répétée en soulignant l'enjeu pour les entreprises de cette nécessaire capacité à générer
un flux d'innovations sur la durée. Ensuite, Franck Batocchi, responsable du plateau
créativité innovation chez PSA montrera comment une grande entreprise peut y parvenir.
L'intervenant suivant sera Vincent Chapel, fondateur d'Avanti et président d'Archilab, qui
après une thèse Cifre, en partenariat entre le centre de gestion scientifique (CGS) de
l'école des Mines de Paris et Tefal a créé une entreprise dont le succès a été foudroyant.
Enfin, Patrick Morin, gérant-consultant chez STS Associés, abordera la problématique de
la capitalisation des compétences, tandis que Laurent Malier, directeur des programmes
chez Alcatel Optronics, présentera les conditions de l'accélération du rythme des
innovations dans son entreprise. Enfin, Denis Clodic, directeur de recherche à l'école des
Mines de Paris, nous exposera certaines des recherches menées en partenariat avec les
industriels.
51
Pascal Le MASSON
Quelles sont les nouvelles formes d'organisation permettant d'innover de façon
continue ? Il s'agit en fait de passer d'une fonction classique de Recherche et
Développement (R&D) à une fonction de RID, où le "I" vaut pour "Innovation". Cela
représente une nouvelle activité, qui requiert de nouveaux outils et de nouveaux modes
de raisonnement.
On constate une accélération dans le lancement des produits, par exemple des
ordinateurs portables ultra-légers, des assistants personnels numériques, ou encore des
téléphones portables multifonctions, mais ce qui est véritablement nouveau, c'est
l'interrogation sur l'identité de ces produits un peu hybrides, que l'on peut retrouver
aussi bien dans les secteurs de la santé, de l'alimentation etc. Dans "Un capitalisme de
l'innovation intensive", Hatchuel souligne l'émergence de nouvelles valeurs, avec
l'apparition du paradigme de consommateur-concepteur et la généralisation de nouveaux
modes de consommation, mais aussi l'apparition de nouvelles formes de concurrence.
Comment organiser la conception innovante ? Cette question est essentielle dans la
mesure où l'innovation ne peut plus être considérée seulement comme un avantage
compétitif parmi d'autres : il s'agit désormais pour toutes les entreprises d'un enjeu
stratégique. Il devient nécessaire d'aller au-delà de "coups" ponctuels, pour dessiner des
trajectoires d'innovations répétées. Des secteurs entiers sont-ils condamnés, existe-t-il
des méthodes particulières ou bien les entreprises singulièrement innovantes restentelles inimitables ? On remarque que certaines firmes ont su construire des trajectoires de
croissance sur l'innovation répétée, comme Tefal par exemple, que Vincent Chapel a
étudié avant de monter son entreprise. Concurrent direct de Moulinex, Tefal a connu
pendant vingt ans une croissance à deux chiffres grâce à sa capacité à lancer
régulièrement des produits nouveaux, sans département de recherche. De fait, ses
structures organisationnelles diffèrent de celles des entreprises françaises traditionnelles,
dans lesquelles les départements R&D sont très sollicités mais aussi critiqués en raison
du rythme lent des innovations. De plus en plus souvent, la question est posée de savoir
à quoi sert la recherche si elle n'innove pas…
En réalité, la recherche remplit un autre objectif, complémentaire et qui ne précède pas
l'innovation. Historiquement, les départements de R&D ont été créés pour rationaliser
des procédés et des produits déjà existants. Les grands laboratoires de recherche sont
apparus lorsque les grandes technologies et les identités des produits étaient déjà
présentes (téléphone, ampoule électrique, etc.) : dans tous les modèles traditionnels de
relation entre la recherche et l'innovation, l'identité des produits est stabilisée. La
recherche permet certaines formes d'innovation, mais elle ne permet pas de renouveler
les disciplines, ni de définir de nouvelles architectures de produits.
52
En résumé, pour la R&D, la recherche consiste en un processus contrôlé de production
des connaissances, tandis que le développement est un processus contrôlé activant les
compétences existantes pour spécifier un système au cahier des charges prédéfini. Cela
fonctionne bien quand les marchés, l'architecture des produits et les métiers sont stables,
mais lorsque ces conditions ne sont plus respectées, une nouvelle fonction dans
l'entreprise doit prendre en charge la définition de la valeur et le pilotage de la
construction des compétences nouvelles. Cette fonction est l'innovation, différente de la
R&D. Sa valeur réside dans la proposition de concepts produits-procès à différents stades
de maturité, et dans son rôle de pouponnière pour de nouveaux métiers, qui vont
constituer une nouvelle expertise dans l'entreprise. Par ailleurs, cette fonction nouvelle
peut faire surgir de nouvelles questions de recherche et ainsi activer les laboratoires de
façon pertinente pour l'innovation.
La gestion de cette fonction "I" diffère de la gestion de projet, qui passe par l'utilisation
des compétences existantes et demande le respect de délais, de cahiers des charges. Il
s'agit plutôt d'un management de "champs d'innovation", avec un espace de conception
à explorer et des compétences à constituer. Le passage de la R&D à la "RID" indique que
l'on peut clarifier les notions, encourager et accompagner des transformations, y compris
dans les grandes entreprises. La RID apparaît en effet comme un nouvel espace de
rationalisation, là où la R&D a tendance à perdre sens et sérénité.
On observe une certaine variété des formes organisationnelles possibles. Quelques
exemples seront présentés aujourd'hui, mais d'autres modèles existent ou sont en cours
d'élaboration. D'autre part, il existe un effet en retour de l'innovation sur la recherche
elle-même, les transformations de l'organisation touchant les laboratoires et le processus
de production des connaissances. Enfin, la RID permet l'émergence de nouveaux outils
aptes à piloter l'innovation.
Un intervenant
Que devient la recherche fondamentale, quand les entreprises externalisent de plus en
plus la recherche ?
Pascal Le MASSON
Les frontières entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée sont moins
tranchées aujourd'hui, au point que la question importante est celle du pilotage de ce
que l'on demande à la recherche en interne ou externalisée. Une réflexion collective est
nécessaire sur la façon dont on pose des questions à la recherche. Quelles sont les
formes de partenariat les plus efficaces ? La production du savoir est-elle plus efficace en
interne ou en externe ?
53
Un intervenant
Vous avez évoqué l'émergence de nouveaux outils, quels sont-ils ?
Pascal Le MASSON
Certains restent embryonnaires, mais on constate une multiplication d'outils tels que la
méthode Triz, qui a donné lieu à une déclinaison de logiciels variés. Je pense aussi à de
nouvelles théories de la conception, visant à comprendre les formes de raisonnement
aboutissant à des objets très innovants. Des petites entreprises explorent le champ des
outils qui en résulteront.
Un intervenant
Quelle différence y a-t-il entre la RID et la recherche corporate, mis à part l'ouverture
d'un espace pour le management de l'innovation ?
Pascal Le MASSON
Cela dépend des entreprises et des secteurs industriels, mais de façon générale,
l'émergence de ces recherches en amont est le symptôme qu'il se passe quelque chose
de nouveau. L'enjeu n'est pas d'opposer des modèles.
Un intervenant
L'innovation ne peut être décrite comme un processus en raison de son caractère flou.
Du coup, n'est-il pas restrictif de la rapprocher ainsi de la R&D ? L'innovation semble plus
transversale ; en tout état de cause, elle n'est pas limitée à la recherche puisque la
logistique ou le commercial peuvent en être le terrain. En un mot, le concept de RID
n'est-il pas un peu réducteur ?
Pascal Le MASSON
Ex post, on peut trouver des sources différentes d'innovation. Mais il reste que l'on doit
s'organiser pour faire surgir l'innovation ! L'enjeu est de piloter le rythme, et la recherche
reste le domaine où cet impératif est premier. Cela dit, la R&D n'est effectivement pas le
seul département qui vit une remise en question : les studios de design par exemple sont
aussi des acteurs importants de la conception et ils éprouvent le besoin de se réorganiser
par rapport à cette fonction de l'innovation.
54
Comment fonctionne le processus de l'innovation chez PSA ?
Franck BATOCCHI
Pour comprendre l'utilité du plateau créativité-innovation, il convient de présenter
quelques caractéristiques essentielles du secteur automobile, marqué par une évolution
du mode de vie et des attentes des consommateurs, de plus en plus équipés, avertis des
caractéristiques et des offres. Comme on l'a souligné tout à l'heure, les spécialistes du
marketing et du design sont confrontés à des problèmes similaires, tandis qu'on assiste à
l'émergence des services et de l'immatériel, avec des notions nouvelles telle que
l'importance du sensoriel. L'automobile devient un produit de plus en plus complexe,
avec de nouvelles technologies et de nouvelles interfaces, et les constructeurs procèdent
à des lancements si nombreux que l'offre devient pléthorique. Parallèlement, la pression
réglementaire est forte et croissante, avec des normes de plus en plus sévères.
Le nouveau PDG de PSA, constatant à son arrivée un certain déficit de croissance et de
rentabilité, a décidé de mettre l'accent sur l'innovation-produit et de multiplier les
coopérations ponctuelles avec d'autres constructeurs. L'objectif est de produire 3,5
millions de véhicules en 2004, mais aussi de présenter 25 nouveaux modèles. Les enjeux
de l'innovation sont donc de se différencier pour accroître la part de marché sans réduire
les marges.
Le processus d'innovation chez PSA intervient au début des cinq étapes de la conception
d'un véhicule, qui sont l'avance de phase générique, l'avance de phase programmée, la
définition préliminaire, le développement et la vie-série. L'avance de phase générique
correspond à la R&D : c'est ici que prend naissance le "tremplin de l'innovation". La
direction de l'innovation pilote les deux premières étapes, avec la constitution de groupes
de pilotage transversaux, selon les domaines d'innovation. Il s'agit d'abord de
sélectionner les bonnes idées. Les innovations applicables immédiatement vont en
développement, tandis que les autres sont traitées selon un plan recherche-innovation,
où l'on approfondit le sujet par projets. Il s'agit d'exploiter la matière générée dans les
phases de créativité en testant les concepts, afin de cerner les opportunités et les risques
d'une innovation très en amont du processus de conception.
Le Plateau créativité-innovation a été créé en janvier 1998, sur le constat de la nécessité
d'aider les équipes de conception dans tous les secteurs. Les missions du Plateau sont
d'exprimer les idées en commun, de les concrétiser sommairement et de contribuer à
leur évaluation, en s'appuyant sur des compétences et des moyens internes et externes.
Cela demande de mettre en œuvre et de développer des méthodologies en matière de
créativité - avec l'usage de la méthode Triz par exemple -, avec des experts capables
d'activer une dynamique de groupe. Car l'innovation n'est pas une phase, c'est un
métier : les raisonnements, les outils et les activités sont spécifiques. Le management
de l'innovation est donc spécifique et consiste en un "savoir combiner".
55
Un intervenant
Les experts qui constituent votre Plateau travaillent-ils ensemble en permanence ?
Franck BATOCCHI
Le noyau dur de l'équipe compte quinze personnes qui travaillent ensemble en
permanence en effet.
Un intervenant
La R&D chez PSA s'appuie beaucoup sur les connaissances développées par la recherche
académique. Il convient de souligner que les idées ou les problèmes survenus pendant le
processus d'innovation peuvent alimenter les réflexions des chercheurs et déboucher sur
de vrais problèmes de recherche fondamentale.
Franck BATOCCHI
C'est exact, et nous travaillons beaucoup avec certains laboratoires de recherche. Le
groupe de pilotage "sciences et techniques émergentes" est d'ailleurs chargé d'entretenir
des relations suivies avec les organismes de recherche privés et publics.
Un intervenant
Comment
vous
organisez-vous
personnellement
?
Comment
motivez-vous
les
fournisseurs afin qu'ils s'adaptent à vos différents raisonnements en amont ?
Franck BATOCCHI
Mon travail consiste à assurer une veille permanente, à rencontrer tous les acteurs et à
discuter des problèmes rencontrés, à sentir les basculements possibles pour permettre à
l'entreprise de réagir à temps. Il s'agit avant tout de management. Pour ce qui est des
fournisseurs, que l'on dit volontiers étranglés par les constructeurs, nous n'hésitons pas à
faire de la co-conception avec eux. Mais cela s'avère délicat, car ils préfèrent souvent
placer leurs propres produits. D'autre part, la gestion contractuelle des clauses de
propriété intellectuelle est un point particulièrement délicat à traiter mais indispensable
pour assurer un équilibre harmonieux dans l’exploitation des résultats de l’innovation.
L'ouverture sur l'extérieur reste donc problématique, mais la fertilisation croisée fait
partie de ma lettre de mission…
Franck AGGERI
La coopération très en amont entre le Plateau et le service marketing par exemple
constitue une pratique originale.
56
Franck BATOCCHI
Le nouveau PDG a remarqué l'absence d'innovations récentes et a décidé d'un
changement d'organisation afin que rien n'empêche les nouvelles idées d'avancer au sein
du groupe. Après étude, il est apparu nécessaire de constituer une entité particulière
permettant l'expression et la concrétisation rapide des idées, tandis que la direction
marketing a souligné l'importance de la représentation des nouveaux concepts aux
prospects. D'où les compétences d'interface du Plateau et l'utilisation de dessins, de
maquettes, d'images de synthèse, etc.
Un intervenant
Existe-t-il des exemples de co-conception avec un fournisseur à son initiative ?
Franck BATOCCHI
Pas pour le moment, mais nous avons une plate-forme d'accueil chargée d'évaluer ce
type de propositions. Les premiers résultats seront bientôt visibles. Mais cela soulève des
problèmes d'intégration avec le produit présenté, avec de nombreux compromis
nécessaires en termes de masse, de design ou de prix. C’est pourquoi PSA met en place
des Plans Innovations avec certains fournisseurs.
D’une thèse sur le cas TEFAL à la création d’AVANTI
Vincent CHAPEL
Ma thèse de doctorat conduite sur le cas Tefal avait pour objet d'expliquer les raisons de
son succès. J'ai ensuite fondé mon entreprise (Avanti) sur les logiques mises à jour chez
Tefal, puis je l'ai vendue à un groupe financier. Dans le secteur des biens de
consommation, il s'agit de passer d'une activité de clonage, ou d'aménagement de
produit, à une activité d'innovation sous peine de prendre le risque de disparaître. Les
nouveaux enjeux de ce secteur sont caractérisés par la fin des économies de coûts,
même chez les distributeurs, tandis que les contraintes se généralisent : prolifération de
l'offre, migration des produits vers les services (avec l'externalisation des tâches
ménagères par exemple), et enfin renversement des relations entre producteurs et
distributeurs. Le consommateur, on l'a dit, est devenu averti et éduqué, ce qui doit être
pris en compte même pour une logique d'achat d'impulsion.
Dans ce contexte, certains industriels ont compris la nécessité de proposer de réelles
innovations, tel Tefal, dont le concurrent Moulinex a aujourd'hui des difficultés
financières. Créé en 1956, Tefal vit pendant quinze ans sur le développement et
l'aménagement de sa poêle anti-adhésive, puis instaure un modèle d'innovation
57
intensive. Ce changement de paradigme, de la "re-conception" à la conception innovante,
se traduit dans l'organisation de la firme et permet le lancement de produits tels que
l'appareil à raclette, la bouilloire, la pierrade, etc. Tefal a ainsi révolutionné le marché du
petit électroménager dans les années soixante-dix, et présente aujourd'hui un chiffre
d'affaires de 500 millions d'euros, avec une rentabilité moyenne très supérieure à celle
du secteur, sans licenciements ni conflit social majeur.
D'un point de vue organisationnel, Tefal se distingue par une structure souple, sans
formalisme. L'innovation fonctionne sur le principe de la binômie, avec une fonction
marché et une fonction technique. Il n'y a pas de gestion par projet, l'enjeu étant de
rapprocher
la
fonction
recherche
et
la
fonction
développement
afin
de
limiter
l'accroissement du cycle de développement. C'est l'activité de conception qui est
réellement innovante et qui porte le développement de solutions nouvelles : on n'observe
pas de segmentation de l'amont et de l'aval.
Le processus d'innovation intensive se caractérise par l'absence d'études de marché : le
cahier des charges est rédigé à la fin. On prend une idée, qui donne lieu à une
exploration et à un processus de capitalisation. L'enjeu est d'aller le plus vite possible au
marché et l'activité des concepteurs ne s'arrête pas aux portes du bureau d'études : ils
accompagnent le lancement jusqu'à l'observation de ce qui se passe sur les linéaires. Il
s'agit de développer une lignée de solutions, les connaissances augmentant avec le
nombre de produits développés. Tefal lance cent nouveaux produits par an, c'est dire
l'importance que revêt ce modèle de l'innovation intensive. Cela impose de raccourcir les
cycles de développement et de limiter leur coût, qui sont de l'ordre du million de francs.
En cas d'échec, cela n'obère pas l'avenir de l'entreprise.
Denis CLODIC
Au vu de la rapidité de création des produits, on se rapproche de la haute couture, avec
ses collections. Avec ses capacités en terme de design, Tefal ne pourrait-t-il pas
s'installer sur le créneau de la haute qualité chère ?
Vincent CHAPEL
Tefal n'appartient pas au monde du luxe. Il a commencé par être un fournisseur de biens
d'équipement avec sa poêle, avant de changer de paradigme face à l'avènement de la
société de consommation. Il s'est donc développé sur les produits de consommation, dits
"jetables".
Franck AGGERI
Peux-t-on revenir rapidement sur les fondements du succès d'Avanti ?
58
Vincent CHAPEL
Nous avons identifié des vides sur le marché du bricolage et décidé de développer une
gamme "d'outils malins". Il s'agissait d'une activité de marque, capable de porter
l'innovation, et c'était d'autant plus nécessaire que nous n'avions pas d'argent pour créer
une notoriété. Sous le nom descriptif "d'outils malins", il était possible d'installer une
marque symbolisant les valeurs que les produits devaient porter.
L'idée première m'est venue en 1996, chez Castorama, dont les rayons sont remplis de
produits très techniques. Or, parmi les clients, je remarque un grand nombre de cols
blancs et de femmes, pas forcément bricoleurs. L'idée était donc de mettre sur le marché
une offre produit adapté, simple mais innovant. Sorti en 1997, le premier produit fut un
porte-clou, permettant d'éviter l'écrasement accidentel du doigt sous le marteau.
L'attente des usagers avait été bien comprise, puisque deux cent cinquante mille
exemplaires ont été vendus au lieu des dix mille prévus… Trente nouveaux produits ont
été mis sur le marché en trois ans et en l'an 2000, après des accords passés avec les
géants de la distribution, le chiffre d'affaires s'élevait à 35 millions de francs.
Il a ainsi été démontré la validité du modèle d'innovation que l'étude de Tefal a permis de
dégager, sachant qu'il ne s'applique pas forcément à tous les secteurs d'activité.
Le cas d’ALCATEL OPTRONICS
Laurent MALIER
Filiale d'Alcatel, Alcatel Optronics est un fabricant de composants et de sous-ensembles
optoélectroniques pour les télécommunications optiques. Nos produits sont à haute
valeur ajoutée et la dynamique du marché pousse à l'optimisme, malgré ses variations
parfois brutales. Environ 50% du chiffre d'affaires est réalisé sur des produits de moins
de 18 mois, et vingt nouveaux produits sont sortis en 2001, c'est dire que l'innovation
est inscrite dans la stratégie de l'entreprise.
L'enjeu est d'assurer la cohérence entre l'innovation des produits, la croissance des
volumes et la maîtrise des procès. La logique de l'innovation passe par le croisement
d'une vision technologique et d'une vision produit, par des acquisitions et par des
partenariats. Cela suppose de disposer de "building blocks", c'est-à-dire de savoirs
stables autour d'un produit ou d'un procès, et de mettre en œuvre une politique de
"Plate-formes" permettant de valider les nouveaux concepts. Le développement de
"configurateurs" permet de s'adapter aux spécificités clients et de générer des nouveaux
produits en réduisant les risques et les délais.
Le pilotage stratégique des "roadmaps" s'effectue par ligne de produit avec un trio
composé du chef de produit marketing, du chef de projet développement et du chef de
projet industrialisation. Ils sont chargés de définir des orientations stratégiques, de
59
piloter les développements de produits et d'en gérer le cycle de vie. Le processus projet,
piloté par ces trios, est jalonné par des revues de décision et nourri par des analyses de
risque et des arbres de conception.
Patrick MORIN
Il s'agit de travailler en parallèle plutôt qu'en séquence, sans séparer la recherche du
développement, et d'être capable de passer directement d'une phase de R&D amont à
une phase de production. Les liens entre le management de projets et le management de
conception apparaissent en phase de pré-développement, lorsqu'il s'agit de mettre en
compétition les concepts retenus pour sélectionner les innovations les plus pertinentes.
D'où l'usage des analyses de risque et des arbres de conception, que l'École des Mines
connaît bien. Ces derniers permettent de structurer le raisonnement des concepteurs en
élargissant l'exploration des concepts et en identifiant les connaissances nécessaires, ce
qui permet en outre de capitaliser et de partager les résultats, le processus et les savoirfaire.
Au niveau des projets de recherche, les arbres de conception permettent d'identifier les
buildings blocks qui peuvent être communs à plusieurs études et ceux qui doivent être
développés. L'animation de l'exploration des concepts passe par la boucle PECV
(proposer, évaluer, construire, valider), qui par la mobilisation des connaissances et la
testabilité peut accélérer le processus en éliminant rapidement les hypothèses à risque
en phase de pré-développement. Mais même en phase de développement, on teste des
building blocks de façon à accroître notre base de connaissance au niveau des Platesformes en ayant un retour d'information.
En conclusion, la dynamique de l'innovation est soutenue par une logique de coconception multi-partenaires. On observe une consolidation du pilotage par les risques,
un renforcement de l'amont grâce à la clarification des rapports entre l'exploration et le
développement, ainsi qu'un développement de la démarche de conception. L'innovation
est donc à la croisée de la recherche et du développement, elle permet l'exploration en
amont de nouveaux concepts et de nouvelles technologies jusqu'à la mise au point
d'applications prototypes.
Un intervenant
Qu'est-ce qu'un "roadmap" ?
Laurent MALIER
Il s'agit du point de rencontre entre un concept et une faisabilité.
60
Franck BATOCCHI
Les arbres de conception et de connaissances figurent parmi les outils de base
permettant aux managers de l'innovation d'identifier les points de blocage : il faut savoir
où l'on va et ce qu'il est possible de faire. Quand on me dit : "prépares toi au goudron et
aux plumes", je sais que je suis sur la bonne voie…
Denis CLODIC
L'innovation passe aussi par la "complicité" active du PDG, sans quoi rien ne peut se
faire.
Patrick MORIN
Il faut aussi des modes de représentation communs pour que des personnes venant de
secteurs différents puissent communiquer et travailler ensemble. Dans la logique des
trios, l'important n'est pas l'organisation, mais plutôt la maturité des individus.
Franck AGGERI
Quid de l'adhésion des différents métiers pour cette nouvelle façon de conduire la
recherche ? Quels sont les éléments concrets qui peuvent être apportés en soutien de
cette orientation ?
Laurent MALIER
Les trios sont parvenus à proposer de nouvelles orientations et à gagner des arbitrages
qui n'auraient pas été en leur faveur si chacun était resté dans son secteur.
Patrick MORIN
Au sein d'une équipe projet, la plupart des concepteurs éprouvent généralement des
difficultés à considérer d'autres hypothèses, à explorer des concepts différents. D'où
l'importance d'une démarche telle que celle suivie chez Alcatel Optronics, où apparaissent
les liens entre les projets d'étude et où un éclairage consistant est donné sur les choix
opérés. Il s'agit de formaliser le raisonnement des acteurs et de le partager, dans une
certaine transparence qui pousse à un changement de culture.
Denis CLODIC
Je voudrais vous décrire brièvement comment à travers un processus de recherche
classique, l'innovation peut être au cœur d'une activité. Je suis directeur de recherches à
l'école des Mines de Paris et directeur-adjoint du Centre d'énergétique. Notre chiffre
d'affaires pour 2001 s'élève à 1,6 million d'euros, avec 25% d'effectifs renouvelés par an.
Nous avons avec nous des ingénieurs qui deviennent docteurs, des techniciens qui
61
deviennent ingénieurs, des enseignants-chercheurs et des chercheurs-enseignants. Nous
travaillons en réseau et nous produisons des mémoires de thèse, des stages qualifiants
pour des ingénieurs, des formations, des progiciels et des codes de calcul, des rapports
contractuels, des mesures de performances, des prototypes, des maquettes, des brevets
et des publications. Nos clients sont des entreprises françaises et étrangères, des
multinationales, des agences et des ministères, l'Union européenne et l'US EPA.
Parmi les recherches qui nous sont demandées, il y a des recherches très rapides avec
une réponse à fournir dans un délai de trois semaines à six mois, avec création d'un
dispositif expérimental. Cela peut être par exemple la conception d'un dispositif
périodique à très haut flux thermique, ou la conception d'une méthode d'essais pour la
qualification des détecteurs de fuites. Mais il y a aussi des recherches à trois ans, qui
touchent à l'analyse et à l'amélioration de la conception d'un brûleur laminaire
céramique, ou encore à la minimisation de la consommation d'énergie d'un four de
verrerie float.
Nous écoutons les demandes des clients, qui donnent lieu à la création de concepts et
d'outils spécifiques, mais aussi à des innovations. Un fabricant de chaussures de sécurité
nous a demandé s'il était possible d'envisager des chaussures climatisées par exemple,
ce qui nous à conduit au dépôt de nombreux brevets sur les caloducs souples ou pour
d'autres demandes à l'invention d'une micro turbine pour turbo ventilateur, et au
développement d'une technique de capture de C02 par antisublimation à pression
atmosphérique. Les innovations peuvent aussi être la propriété des contractants.
Il s'agit souvent d'innovations sous contrainte, tant les spécifications des demandeurs
sont précises. Mais les idées nombreuses qui surgissent donnent lieu à de nombreuses
applications. Les projets menés consomment des budgets bien inférieurs à ceux qui sont
dédiés à des procédés comparables aux USA par exemple, car nous n'hésitons pas à
détourner des technologies et à proposer aux clients des concepts innovants, tout en
suivant une stratégie prudentielle. Notre stratégie de recherche intègre la consolidation
des compétences, l'accumulation des outils logiciels dédiés, la conception et la réalisation
rapide de bancs d'essai, la création des occasions d'apprentissage et la parfaite
compréhension des besoins des clients.
Un intervenant
On a indiqué que l'innovation est devenue un métier. Comment le conjuguer avec un
"turn over" aussi important ?
Denis CLODIC
Ce turn over agit comme un processus de sélection : il faut aimer travailler plus de
cinquante heures par semaine… A mon sens, l'innovation naît pour beaucoup de
62
l'énergie, du talent et du travail qu'on lui consacre, mais le rôle de l'équipe permanente
est crucial. Nous avons une forte culture d'ingénieurs-chercheurs, et nous avons
consolidé beaucoup de compétences scientifiques pour les inscrire dans la durée. Mais
l'innovation continue pousse à sans cesse rebattre les cartes, et je m'aperçois que mon
profil diffère de plus en plus de celui des chercheurs classiques…
Franck BATOCCHI
Il existe chez PSA une certaine incitation à prendre plus de brevets, mais cela implique
moins de projets… Je peux témoigner en tout cas de l'aptitude étonnante du laboratoire
de Denis Clodic à concevoir rapidement des prototypes : il entre sans conteste dans la
catégorie de ceux que l'on appelle chez nous les "sorciers", capables de créer une
représentation du futur à partir d'un tas de tôles.
63
Atelier 5
Animé par Daniel FIXARI, Directeur du Centre de Gestion Scientifique
de l’Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris
et Denis RANDET, Délégué Général
de l’Association Nationale de la Recherche Technique
Innover dans la gestion des innovateurs
Il y a un parcours classique du chercheur. Dans les organismes publics, le schéma
dominant est celui du chercheur à vie. Dans les entreprises, on assure mieux une sortie
en cours de route, mais en restant dans la même ligne : études marketing, et au bout le
paradis de la direction générale. Pourtant, il y a des exceptions, des entrées surprises,
des aller-retour, assortis de réussites remarquables. Est-ce affaire de personnalités
particulières ou cela peut-il être organisé et systématisé ? Cela peut-il rendre les
formations scientifiques et techniques plus attractives ?
Avec la participation de :
Pierre BEUZIT, Directeur de la Recherche, RENAULT
Philippe GARDERET, Directeur de l’Innovation et des technologies émergentes, AREVA
Claude JABLON, Directeur Scientifique, TOTAL FINA ELF
Philippe RENARD, Directeur de la Recherche et de la Technologie, SNCF
Introduction
Denis RANDET
Sans innovation, toute activité est vouée à disparaître, tant est forte aujourd’hui la
pression de la concurrence. Elle est le moyen obligé pour maintenir un niveau d’activité
convenable. On ne peut donc pas s’en passer.
Dès lors, la question de l’intérêt porté aux innovateurs mérite d’être posée. Ces derniers
ne correspondent pas à une profession répertoriée, contrairement aux chercheurs, qui
souffrent de leur côté d’une image souvent négative. Tous sont toutefois pris entre les
feux croisés de demandes contradictoires : ils doivent être des perturbateurs dans des
environnements organisés, se montrer disciplinés tout en étant inventifs, travailler avec
sérieux dans des conditions floues. Entre les chercheurs publics et les innovateurs de
l’industrie privée, quelles sont les passerelles ? Quelles sont les voies qui s’offrent
64
aujourd’hui aux jeunes attirés par l’innovation ? On le voit, la question de la gestion des
innovateurs ouvre un vaste champ d’investigation…
Daniel FIXARI
Le thème de cet atelier, peu exploré par la littérature spécialisée, soulève en effet de
multiples interrogations. Les expériences des différents industriels présents aujourd’hui
permettront certainement d’apporter des réponses et, pourquoi pas, susciteront des
transpositions au secteur public. Pour innover dans la gestion des processus d’innovation
et des innovateurs, il est nécessaire, au préalable, d’identifier ses freins et ses avancées.
Je me propose donc d’en exposer rapidement les grands enjeux.
Quelle est la différence entre les innovateurs et les chercheurs ? Les uns sont-ils toujours
les autres ? Rien n’est moins sûr, et il reste à déterminer les liens entre l’innovation et la
recherche. Les chercheurs, ancrés dans une solide tradition, peuvent être experts,
managers de la recherche, managers experts, entrepreneurs… selon que leur talent
personnel réussit à surmonter ou non la pesanteur organisationnelle. Quant aux
innovateurs, leurs profils sont des plus variés.
Les desseins de la formation doivent par ailleurs être précisés. La formation scientifique
doit-elle préparer uniquement au métier de chercheur ? L’ingénieur généraliste est-il
destiné à devenir manager ? Quelle est l’attractivité des filières scientifiques ? Quelles
sont les caractéristiques de la formation « par » la recherche et de la formation « à » la
recherche ? Peuvent-elles s’accompagner d’une formation au management ? D’autre
part, quelle est la valeur ajoutée de la thèse ? Il pèse sur elle un soupçon d’académisme
et le reproche d’un retard (subi ou voulu ?) d’entrée dans la carrière. Les conventions
CIFRE, les doctoriales et les thèses de professionnels constituent, à cet égard, des
alternatives intéressantes.
Dans le domaine de la recherche, le parcours professionnel est-il toujours le même, de la
recherche
amont,
au
développement,
au
marketing ?
Le
trajet
inverse
est-il
envisageable ? Pourquoi le management des chercheurs doit-il être confié à des
chercheurs ? Le profil de chef de projet se développe de plus en plus, la recherche étant
gérée par projets. Mais que devient le chercheur une fois son projet terminé ? Il
semblerait que les passages entre le secteur privé et le secteur public soient plutôt le fait
de chercheurs seniors.
Autre
constat,
les
innovateurs
et
les
chercheurs
souffrent
d’un
manque
de
reconnaissance. Diverses initiatives ont néanmoins été prises par certaines entreprises
pour inciter les chercheurs à venir travailler pour elles, en leur promettant notamment
une aide à la création d’entreprise. Parallèlement, les systèmes de double échelle se
multiplient,
dans lesquels le chercheur bénéficie d’une considération
liée à sa
carrière sans obtenir pour autant de responsabilité hiérarchique. Quel est leur effet ?
65
Certaines entreprises ont aussi créé une Académie, prestigieuse, qui regroupe les experts
des métiers, ou « des trophées de l’innovation », dont le but est de valoriser la recherche
interne.
Le problème de la formation permanente est central dans la gestion des innovateurs. Ils
doivent être capables de se reconvertir, en changeant de discipline. Chacun s’accorde sur
la nécessité de leur pluridisciplinarité. Les universités d’entreprise viennent compléter les
formations initiales, par des formations au management mais aussi par des formations
techniques complémentaires. On fait également appel à des consultants formateurs. Mais
existe-t-il réellement des recettes de l’innovation qui soient transmissibles ?
Autant de questions dont nous allons débattre au cours de cet atelier !
RENAULT
une direction de la recherche « animatrice » de l’innovation dans l’entreprise
Pierre BEUZIT
Chez Renault, nous avons une idée précise de ce que sont la recherche et l’innovation. La
seconde est toujours appliquée, la première vise la progression de la connaissance. La
Direction de la recherche de Renault porte donc mal son nom, puisque sa finalité n’est
pas le progrès scientifique en tant que tel. PSA, en revanche, a donné à sa Direction de
la recherche et de l’innovation automobile un titre beaucoup plus adéquat.
Je précise que nous comptons un nombre relativement important de doctorants CIFRE,
une soixantaine, dont nous sommes très satisfaits. Notre président a récemment décidé
d’augmenter leur nombre de quinze postes.
Dans l’automobile, l’innovation requiert une bonne connaissance du secteur, du marché
et de Renault. Elle se manifeste sous deux formes : la première, technologique (véhicule
sans clef, injection directe essence), et la seconde, conceptuelle (R4, Twingo, Scénic,
Avantime),
très
prisée
chez
Renault
et
pas
forcément
liée
à
une
innovation
technologique.
Notre politique de recherche consiste à faire de notre direction un animateur de
recherche qui s’appuie sur ses compétences propres, sur l’expertise des secteurs
opérationnels de l’entreprise (ingénierie, commercial, fabrications) et sur des expertises
externes (laboratoires, fournisseurs, entreprises non automobiles). En effet, tous les
secteurs de l’entreprise doivent innover.
Notre direction, pour stimuler et animer la recherche en interne, porte une grande
attention
aux
l’automobile.
expériences
Renault
s’est
menées
dans
beaucoup
des
inspiré
66
secteurs
des
économiques
méthodes
et
des
autres
que
techniques
développées par d’autres… La Direction de la recherche contribue ainsi à l’ouverture de
l’entreprise sur le monde extérieur.
A l’origine, la Direction de la recherche n’avait pas vocation à innover mais à bâtir des
ponts entre le monde académique et le monde industriel. Aujourd’hui, elle constitue un
véritable pôle d’innovation, fondamental pour le développement de l’entreprise. Les trois
piliers de la croissance de Renault sont d’ailleurs clairement affichés : ce sont l’excellence
des produits, l’innovation et le développement international.
Notre direction est composée, pour les deux tiers, de jeunes dont c’est le premier emploi
et de thésards et, pour un tiers, de personnes plus expérimentées. Au total, nous
sommes 400 personnes. La recherche constitue une porte d’entrée dans l’entreprise et a
une mission de formation. On ne fait pas carrière dans la recherche, ce serait une
aberration ! Le contact du terrain est fondamental : il est très stimulant pour les jeunes
chercheurs, dont l’expérience dans la recherche est un atout précieux pour le secteur
opérationnel.
Trois objectifs nous ont été assignés par la Direction générale : contribuer à la réalisation
des objectifs à long terme de Renault, innover, et former les jeunes. Le « turn over »
oscille donc entre 20 et 25 % de l’effectif : les jeunes restent entre trois et six ans à la
Direction de la recherche et rejoignent ensuite les autres secteurs de l’entreprise.
Inversement, des opérationnels viennent travailler trois à cinq ans dans notre direction
pour participer aux démarches prospectives. Nous nous sommes aperçus, avec ce
système, que les salariés les plus créatifs sont souvent ceux qui sont au milieu de leur
carrière, et non pas les jeunes, ni les anciens. Ils apportent un équilibre entre le savoir et
la pratique, en exploitant au mieux les méthodes et les techniques nouvelles dont les
jeunes possèdent la maîtrise. Toutefois, la coexistence, au sein de la Direction de la
recherche, de profils très différents n’est pas toujours évidente…
L’entreprise dispose par ailleurs d’un corps d’experts qui sont pour partie formés à la
Direction de la recherche. Ils ont été, bien plus que les chercheurs, marginalisés au sein
de l’entreprise. Auparavant regroupés en un corps à part et séparés des secteurs
opérationnels, pour lesquels ils constituaient des spécialistes, ils y ont été rattachés
depuis quelques années, avec succès. Ils sont de nationalités très diverses (une vingtaine
sont représentées) et favorisent les relais dans les pays d’implantation de Renault (Brésil,
Mexique, Russie). Leur vision différente du secteur automobile est très vivifiante pour
notre entreprise, souvent trop enfermée dans un fonctionnement autarcique. Un
programme de formation d’envergure est néanmoins prévu pour développer les qualités
managériales de ces experts, souvent très insuffisantes…
Une intervenante
Que vous apportent réellement ces experts internationaux ?
67
Pierre BEUZIT
Ils ont des idées nouvelles sur la façon de traiter les problèmes. Ils ont souvent à cœur
de maîtriser notre langue, ce qui leur permet de se faire entendre dans le cadre de
groupes de travail que nous organisons afin de favoriser les échanges. Après leur
passage à la Direction de la recherche, ils deviennent les cadres de Renault dans leur
pays d’origine.
Christophe MIDLER, École polytechnique
Les dispositifs institutionnels ne favorisent pas beaucoup, selon moi, la créativité des
individus qui se trouvent au milieu de leur carrière. Le financement de formations
complémentaires est encore trop rare. Les exemples sont nombreux de freins mis à
l’innovation. Comment parvenez-vous, chez Renault, à susciter l’intérêt de vos salariés
pour la recherche ?
Pierre BEUZIT
Nous bénéficions d’un atout important : l’innovation est dotée d’un pouvoir de séduction
considérable chez Renault. Elle est très valorisante. Entre 35 et 40 ans, les postes
généralement proposés sont des postes de managers, mais le pouvoir d’attraction de
l’innovation est tel que la Direction de la recherche doit faire face à de nombreuses
demandes.
Michel BERRY, École de Paris du management
Le mot « recherche » pèse lourd ! On pense souvent qu’une personne de 40 ans qui
rejoint la Direction de la recherche est mise au placard ou prend sa retraite ! Comment
favorisez-vous la reconnaissance des innovateurs, à laquelle ils sont particulièrement
attachés ?
Pierre BEUZIT
Nous avons, depuis quelques années, rompu avec le vieil isolement de la Direction de la
recherche, en mutualisant toutes nos fonctions générales avec les autres entités de
l’entreprise et en les rejoignant sur le site de Guyancourt. Mais nous avons aussi décidé
de valoriser nos brevets, qui crédibilisent notre activité, en nous inspirant des exemples
japonais et anglo-saxons. Aujourd’hui, Renault est la deuxième entreprise de France pour
le nombre de brevets déposés, après L’Oréal. Ils proviennent pour un tiers de la Direction
de la recherche et pour les deux tiers restants des secteurs opérationnels. Le dépôt d’un
brevet
fait
l’objet,
pour
un
chercheur,
d’une
récompense
financière
et
d’une
communication interne appuyée. Nous avons même commencé, depuis peu, à attribuer
des stock-options aux innovateurs s’étant distingués par une innovation d’excellence. En
68
revanche, nous n’avons pas souhaité créer un cercle des innovateurs reconnus, afin
d’éviter leur marginalisation au sein de l’entreprise.
Une intervenante
Par rapport à d’autres postes de l’entreprise, les chercheurs subissent parfois une décote
à l’embauche et bénéficient in fine d’une carrière moins attractive. Qu’en est-il chez
Renault ?
Pierre BEUZIT
Notre système de recrutement centralisé est conçu de manière à appliquer les mêmes
conditions pour tous les nouveaux embauchés, quel que soit leur secteur d’accueil. Et la
carrière des chercheurs est, au contraire, tout à fait attractive. En particulier, les jeunes
sont très séduits par la possibilité que leur offre la Direction de la recherche d’être
autonomes rapidement, et que ne permettent pas les directions des études, des
fabrications ou commerciales. Dans notre secteur, l’amont est considéré comme la partie
la plus noble de l’activité. Il est donc très valorisant de commencer sa carrière à la
Direction de la recherche. Il existe bien sûr des « savants cosinus », mais ils sont très
mal perçus… Ils parviennent avec peine, en effet, à évoluer vers d’autres fonctions de
l’entreprise. On a néanmoins tendance à sous-estimer leur importance ! Quoi qu’il en
soit, le management de la recherche est beaucoup plus souple que le management du
secteur opérationnel, hiérarchisé et codifié.
Denis RANDET
Tout cela va à l’encontre de l’image traditionnelle du chercheur renfermé sur lui-même !
Pierre BEUZIT
Oui, mais l’évolution est récente. Il y a quelques années, la Direction de la recherche
était plus académique.
Une intervenante
Quelle est la place des femmes à la Direction de la recherche de Renault ?
Pierre BEUZIT
Cette question est sans objet dans notre entreprise ! Nous ne faisons aucune distinction
entre les hommes et les femmes, dont le taux de représentation est particulièrement
élevé. Elles n’ont pas la même façon d’appréhender les problèmes que les hommes :
elles sont moins créatives, mais plus logiques et rigoureuses dans la conduite de projet.
69
L’homme attend davantage de valorisation de ses idées que de leur réalisation, ce qui est
un peu paradoxal !
La SNCF, une entreprise de services attachée à la recherche
Philippe RENARD
Pourquoi la SNCF, une entreprise de services, fait-elle de la recherche ? Louis Gallois
s’est posé cette question à son arrivée à la tête de l’entreprise. En effet, il existe peu
d’entreprises de services comparables à la nôtre, dans le domaine des transports
notamment, qui mènent une politique autonome de recherche technologique. Notre
président est pourtant convaincu aujourd’hui qu’elle est indispensable au développement
de l’entreprise, et ce pour plusieurs raisons.
La première est que les services que nous proposons à nos clients ont une forte valeur
technologique.
Deuxièmement, il existe, au sein de la SNCF, des secteurs industriels qui ont besoin de
l’innovation pour préserver et accroître leur efficacité.
En outre, troisième raison, en tant qu’exploitant ferroviaire, la SNCF est le maillon central
de la chaîne de compétences scientifiques et industrielles qui font progresser le chemin
de fer. Cela signifie que notre entreprise est le pivot du système ferroviaire et constitue
de ce fait un intégrateur d’innovations : il apparaît dès lors justifié qu’elle-même
poursuive des activités de recherche à côté des industriels constructeurs du secteur,
d’autant qu’elle est la mieux à même de comprendre les besoins des utilisateurs du
transport ferroviaire, ses clients. Nous avons constaté, enfin, l’intérêt de collaborations
poussées avec le monde scientifique : les progrès de la connaissance des matériaux
pourraient déboucher dans quelques années sur des avancées importantes pour le
fonctionnement du chemin de fer, notamment dans le domaine de la maintenance. De
leur côté, les chercheurs sont très intéressés par les sujets que nous leur proposons, en
particulier dans les sciences humaines et sociales !
Quatrième et dernière raison, la recherche contribue, à la SNCF comme chez Renault, à
la gestion des compétences. Notre petite direction anime la politique de recherche en
s’appuyant sur le réseau des expertises internes. Nous travaillons en ce moment sur la
réduction des nuisances sonores causées par la circulation ferroviaire. Les experts de la
Direction de l’ingénierie de l’infrastructure réalisent les travaux sur ce thème, pour leur
plus grand profit : ils enrichissent et renouvellent ainsi leurs compétences. Autre
exemple : les mathématiques de la décision pour l’exploitation du réseau (fluidification
du trafic, gestion de la capacité en amont…) constituent un secteur prioritaire, dont la
qualité des services dépend directement. Nous sommes mondialement reconnus pour ce
type de recherche.
70
Au cours des années, la politique de recherche de la SNCF a beaucoup évolué. Il fut un
temps où la SNCF l’assumait dans sa totalité, à tort selon nous. Les industriels du secteur
ferroviaire ne faisaient pas leur métier ! C’est ainsi que le TGV a été conçu entièrement à
la SNCF ! Actuellement, un rééquilibrage s’opère, sous la pression de la direction
générale, afin que les industriels s’investissent davantage dans des travaux de recherche
et nous proposent des produits nouveaux.
Quelle est la gestion des chercheurs et des innovateurs pratiquée à la SNCF ? Nous avons
le sentiment de jouer un rôle important dans la recherche ferroviaire, mais il consiste
pour l’essentiel en un effet de levier auprès de nos partenaires. De fait, les chercheurs
sont très peu nombreux dans notre entreprise : quelques dizaines à temps plein. La
gestion de leur parcours professionnel reste personnalisée et s’intègre difficilement dans
les processus définis pour « les gros bataillons ». Elle est néanmoins réfléchie et vise une
plus grande adéquation avec la gestion d’ensemble du personnel. Nous menons en
particulier des travaux sur les parcours des experts au sein de l’entreprise en tentant de
faire reconnaître les spécificités de la recherche.
A la SNCF, la recherche n’est pas un métier à vie. Le passage à la Direction de la
recherche s’effectue plutôt en début de parcours. Il est impératif aujourd’hui pour un
jeune chercheur de posséder d’autres aptitudes qui lui permettront de poursuivre sa
carrière dans l’entreprise. La direction des cadres y est très attentive. Le risque est
parfois que les jeunes recrues soient détournées de la recherche vers des postes
directement opérationnels. Or « la formation par la recherche » est très fructueuse, pour
l’entreprise mais aussi pour les jeunes embauchés eux-mêmes : les qualités du
chercheur sont des atouts pour un cadre (curiosité intellectuelle, ouverture d’esprit, sens
de l’initiative) ; les caractéristiques du travail de recherche correspondent précisément
aux qualités que l’entreprise souhaite développer chez ses cadres (travail en équipe,
ouverture sur l’extérieur, environnement international, management de projet).
Selon nous, les chercheurs ont des atouts exceptionnels pour évoluer au sein d’une
entreprise. Il est important de le dire et de donner tort aux discours misérabilistes que
l’on entend beaucoup aujourd’hui sur le métier de chercheur !
Christophe MIDLER
A la SNCF, la Direction des ressources humaines a pour mission essentielle d’éviter les
grèves des opérationnels. Elle a développé, depuis des années, cette culture particulière,
qui lui est propre. Pourquoi ne s’est-elle pas emparée des nouvelles techniques de
gestion des ressources humaines pour moderniser son approche sociale en y intégrant
l’ensemble de ses publics ?
71
Philippe RENARD
Les procédures actuelles sont effectivement focalisées sur les problèmes les plus
saillants, qui concernent le plus grand nombre. Mais l’intérêt des techniques de gestion
adaptées aux cadres est reconnu. Une équipe dédiée à cette population a d’ailleurs été
créée au sein de la Direction des ressources humaines.
Un intervenant
Je voudrais vous faire part, à cet égard, de l’expérience menée à GDF : depuis un an,
chaque direction assume la responsabilité du recrutement et du transfert de ses cadres.
Ces derniers réclament de plus en plus la possibilité de décider eux-mêmes du
déroulement de leur carrière.
Pierre BEUZIT
Chez Renault, nous avons mené, depuis quinze ans, une décentralisation très importante
de la fonction RH. Aujourd’hui, chaque directeur d’entité est responsable des ressources
humaines, même s’il subsiste « des conseillers » en ressources humaines, spécialisés
dans
le
recrutement
des
profils
particuliers.
Mais
ce
sont
bien
les
directions
opérationnelles qui assument désormais la gestion de leurs ressources humaines.
TOTALFINA ELF : une diversité de recherches pour une diversité d’activités
Claude JABLON
Chez TotalFina Elf, la distinction entre chercheurs et innovateurs est assez claire : nous
devons tous être des innovateurs, mais les chercheurs travaillent dans une entité
spécialement dédiée à cette mission.
Un chercheur embauché par notre direction scientifique est avant tout embauché par
l’entreprise : le critère de l’adaptabilité ultérieure dans une autre fonction est absolument
fondamental. Comme à la SNCF, il est éliminatoire. Nous souhaitons ainsi éviter la
ghettoïsation de la recherche. Elle constitue donc une porte d’entrée chez TotalFina Elf.
On n’y fait pas non plus carrière : c’est une pépinière régulièrement pillée par les autres
fonctions de l’entreprise. En revanche, on peut y revenir après quelques années passées
sur le terrain.
La question des experts prend une autre teinte dans notre entreprise que dans les cas
précédemment exposés. Il n’existe pas d’expertise pointue constituée au sein de notre
direction. Nous faisons principalement appel à des chercheurs du monde académique, de
45 ans environ, porteurs d’une expertise originale. Ces chercheurs sont parfois recrutés
de manière temporaire : ils retournent à leur activité antérieure après quelques années.
72
Nous regrettons d’ailleurs que ce type d’expérience soit encore trop rare, probablement
par manque de candidats. Le nombre de chercheurs statutaires en mobilité dans les
grandes entreprises n’excède pas une dizaine actuellement au CNRS ! La littérature
insiste avec raison sur l’insuffisance de tels échanges, mais la responsabilité en est selon
moi mal identifiée : pour ce qui nous concerne, nous serions très désireux de les
développer.
Nous ne possédons pas de système de double échelle : nous souhaitons éviter à tout prix
que nos chercheurs soient traités différemment des autres salariés de l’entreprise. Or ce
système, très en vogue dans les grandes entreprises internationales il y a une dizaine
d’années, nous a paru d’emblée receler un danger, celui de marginaliser les chercheurs.
Pour autant, nous veillons à ce que nos experts bénéficient d’une reconnaissance
appuyée. Elle passe souvent par des solutions sur mesure et prend la forme de trophées
ou de primes aux innovateurs. Il me semble néanmoins que le chercheur éprouve
davantage de satisfaction à voir son idée réalisée dans une application concrète qu’à une
cérémonie formelle.
Notre groupe, spécialisé à la fois dans le pétrole et la chimie, regroupe des métiers très
différents les uns des autres, pour lesquels les conditions d’exercice de la recherche
varient. L’activité pétrolière est composée de deux branches distinctes : l’Exploration /
Production et le Raffinage / Marketing. Dans l’Exploration, l’objet de la recherche est
naturel : c’est le champ pétrolier. Le travail des chercheurs porte dès lors sur la
compréhension des phénomènes avec pour but affiché l’amélioration des connaissances.
Il s’apparente donc à la recherche académique. En revanche, la recherche en Production
rappelle davantage l’activité d’un bureau d’études. Et nous connaissons dans cette
activité la même ambiguïté qu’à la SNCF en ce qui concerne la répartition des travaux de
recherche avec nos partenaires. Dans le Raffinage, le véritable moteur de l’innovation est
l’évolution des normes dans le domaine des carburants. Leur durcissement nous oblige à
revoir la définition des produits et des procédés. La chasse à l’atome de souffre dans les
carburants mobilise ainsi tous nos efforts. En Chimie, enfin, la situation est encore
différente : notre activité de recherche subit de plein fouet le marché concurrentiel
international. Le prix du produit est, à cet égard, déterminant.
On le voit bien, parler de la recherche au singulier dans un groupe tel que le nôtre n’a
pas de sens !
Une intervenante
Comment la recherche est-elle organisée entre les différentes activités que vous nous
avez présentées ? Existe-t-il une direction de la recherche corporate ?
73
Chaque division possède une structure de recherche propre, qui est appuyée par une
direction scientifique de type corporate, dont j’ai la direction et composée d’une dizaine
de personnes. Notre mission est d’aider les divisions à bâtir des partenariats extérieurs
avec le monde académique, mais aussi, en interne, d’animer des réseaux de technologie
dans des domaines communs aux différentes entités (par exemple, le génie des
procédés). Ces réseaux constituent d’ailleurs un outil efficace de gestion de la
connaissance.
Un intervenant
Au niveau corporate, avez-vous mis en place un système de trophées à l’innovation ?
Claude JABLON
Non, ils ont disparu depuis la fusion, par souci d’uniformisation des usages entre Elf et
TotalFina.
Michel BERRY
A cet égard, comment la fusion des différentes entités de recherche s’est-elle déroulée ?
Leurs organisations et leurs philosophies étaient-elles radicalement opposées ou au
contraire assez semblables ?
Claude JABLON
Les différences portaient plus sur la communication en matière de recherche que sur
l'organisation proprement dite : Elf utilisait la recherche comme un véritable instrument
de communication, contrairement à TotalFina. Pour l’activité pétrolière, il est rapidement
apparu après la fusion que les choix thématiques des deux entreprises concurrentes
étaient extraordinairement complémentaires. Nous possédons aujourd’hui des ensembles
de recherche remarquablement cohérents en matière d'exploration-production et de
raffinage-marketing.
Christophe MIDLER
La communication avec le public et la gestion des crises sont, de toute évidence, des
domaines privilégiés pour la recherche, que vous n’avez pas évoqués. Depuis toujours, la
recherche est assimilée à la recherche technique. Nous possédons pourtant peu de
connaissances sur les questions sociales alors qu’elles sont porteuses de valeur ajoutée
pour une entreprise. C’est plus globalement sur la rentabilité de la recherche que je vous
interroge.
74
Claude JABLON
Ce sujet est au cœur de nos préoccupations. Pour autant, je ne suis pas sûr que le
recours aux sciences sociales soit nécessaire pour le traiter. S’agissant de la gestion des
crises, des directions de l’environnement, chez Elf et chez TotalFina, étaient chargées,
avant la fusion, de l’organiser. Elles ont fusionné depuis en une nouvelle entité qui mène
un travail important en liaison avec le monde des sciences sociales. Mais il ne s’agit pas,
selon moi, de recherche à proprement parler. Autres domaines où les sciences humaines
et sociales nous sont bien sûr d’une grande utilité : dans la communication et dans la
gestion des ressources humaines. Mais les tentatives de rapprochement avec la
recherche académique n’ont malheureusement pas été très fructueuses.
Philippe RENARD
L’innovation en sciences humaines et sociales, que la SNCF souhaite développer, peut
prendre plusieurs aspects. Nous devons absolument repérer, dans nos entreprises, les
managers innovateurs, dans la conduite du changement par exemple, et les valoriser. Ils
sont nombreux et nous avons tout intérêt à favoriser leur créativité. A la SNCF, nous
essayons donc de les identifier grâce à des méthodes de plus en plus formalisées.
Nous nous appuyons également sur des réseaux d’experts internes, très innovants,
comme les ergonomes ou les opérateurs de sécurité. Il s’agit de filières d’expertise
classiques des industries à risques.
Nous avons développé, par ailleurs, des partenariats extérieurs avec des sociologues et
des psychosociologues. La difficulté est alors de distinguer la recherche de l’innovation,
et le projet de recherche, de la prestation de conseil…
Enfin, je voudrais souligner que les sciences humaines et sociales interviennent de plus
en plus dans les projets de sciences dures, multidisciplinaires. Je pense notamment à une
convention CIFRE sur l’acoustique actuellement en cours dans notre entreprise. Elle vise
à améliorer la connaissance des besoins des clients en matière de confort acoustique à
travers leur expression et plus seulement par le biais des enquêtes marketing. Elle mêle
donc acoustique et psycholinguistique ! Nous observons que les jeunes chercheurs sont
eux-mêmes très favorables à cette ouverture multidisciplinaire.
AREVA : les difficultés de l’innovation dans la gestion des innovateurs
Philippe GARDERET
Je partage tout à fait ce qui a été dit par mon collègue Pierre Beuzit sur la distinction
entre recherche et innovation et le fait que c’est l’innovation qui compte en milieu
industriel. D’ailleurs, lors de ma prise de fonction chez AREVA, et puisqu’on avait le choix
dans la mesure où il s’agissait d’une nouvelle entité, il a été retenu la dénomination :
75
“ Direction de l’innovation et des technologies émergentes ” ! Les raisons en sont
évidentes : c’est l’innovation qui est le moteur d’une entreprise de technologie, et elle
doit dépasser d’ailleurs
le seul périmètre de son activité technique ; elle est partout.
Dans le secteur nucléaire qui intéresse Areva les avancées techniques et conceptuelles
adressent tout autant la physique que l’économie, l’organisation des projets, la
macroéconomie, la sociologie ou la communication.
Sur la question « Comment innover dans la gestion des innovateurs ? » mon expérience,
pendant deux ans en tant que Directeur des ressources humaines au CEA m’a permis de
dégager quelques constats et notamment sur le positionnement différent du problème
dans les établissements de recherche et l’industrie. Qu’on le veuille ou non, le monde de
la recherche et celui de l’innovation technologique ont des moteurs distincts et donc des
modalités de régulation différentes. Le premier vise exclusivement l’accroissement des
connaissances. Les chercheurs travaillent selon cette logique et la revendiquent : ils
demandent des ressources (toujours plus d’ailleurs) pour approfondir leurs travaux et
aboutir à des découvertes (qui est le mot qu’il me semble adéquat d’utiliser quand il
s’agit d’une innovation scientifique) ; la régulation, l’évaluation et la reconnaissance de
cette
contribution
est
recherchée
auprès
des
pairs.
Le
monde
de
l’innovation
technologique s’appuie pour sa part précisément sur ce corpus de connaissances et de
savoir-faire existant pour le mettre au service des besoins de développement de
l’entreprise. Pour les chercheurs académiques (et surtout s’ils veulent le rester) il y a peu
de motivations à utiliser des connaissances qu’ils possèdent déjà en venant travailler
dans l’industrie (sauf à changer délibérément de métier) ; c’est la raison d’être des
ingénieurs,
technologues-innovateurs
qui
interviennent
en
interface
avec
les
entrepreneurs. Et ne nous y trompons pas, il y a proportionnellement beaucoup moins de
chercheurs académiques tels que définis plus haut dans les laboratoires de recherche que
de passeurs (ou d’entremetteurs) de connaissances et de technologies.
Dans les laboratoires, à la fois les chercheurs et les technologues sont d’ailleurs
institutionnellement incités à devenir des entrepreneurs. Mais pour quoi faire ? Les
motivations et les compétences nécessaires sont si différentes et les critères de réussite
tellement autres! Si la gestion des innovateurs se réduit à une aide financière à la
création d’entreprise, le succès est loin d’être garanti. Les processus incitatifs peuvent
même avoir des effets pervers lorsqu’ils poussent des individus qui n’en ont pas les
compétences à créer leur entreprise. La réussite passe par un travail préalable
d’accompagnement, de formation …et de suivi adapté aux publics visés par ces nouveaux
modes de gestion des innovateurs, qui constituent une population souvent hétérogène.
Ceci renvoie directement à la bonne gestion des parcours professionnels.
De ce point de vue, la manière dont est conçue la relation entre le chercheur et son
employeur est fondamentale pour le déroulement de la carrière. Or cette vision varie
76
beaucoup selon les établissements, leur culture et leurs modalités de gestion. Dans
certains,
les
chercheurs
militent
pour
une
autonomie
en
matière
de
parcours
professionnel tout en réclamant de leur employeur la préservation de leur statut. Dans
d’autres, la relation est plus directive : l’entrepreneur entend gérer le parcours
professionnel de ses employés, qui disposent alors d’une marge de manœuvre qu’ils
jugent trop limitée (et incompatible avec la liberté de mouvement qui sied à la
recherche). Dans d’autres encore, l’objectif est de fidéliser les salariés pour capitaliser
sur leurs acquis. Dans tous les cas il n’y a de solution qui ne passe par un engagement
personnel des managers et une organisation imaginative en matière de gestion des
Ressources humaines : même dans les établissements publics les marges de manœuvre
(légales) existent, il y a encore beaucoup de progrès à faire.
Un mot sur les problèmes financiers liés à cette gestion des innovateurs. Il est dangereux
d’encourager l’innovation et la création d’entreprise sans baliser sur ce point les contours
du dispositif. Nous devons nous méfier des structures floues ou hybrides. Par exemple je
me suis toujours
imposé de bannir au sein d’un établissement public de recherche la
notion d’intra-entreprise, notion faussement attrayante, ambiguë et dangereuse, y
compris pour les entrepreneurs eux-mêmes qui au moment où ils se lancent dans la
création d’entreprise et en particulier au moment où ils ne sont ni tout à fait dedans, ni
tout à fait dehors de leur laboratoire n’ont pas une conscience claire des risques fiscaux
ou pénaux qu’ils peuvent ultérieurement encourir. Aider les innovateurs c’est aussi leur
donner l’exemple dès le début d’une gestion claire et rigoureuse.
Pierre BEUZIT
Il existe, chez Renault, un facteur de mobilité important : le transfert de l’innovation
dans le secteur opérationnel, qui s’accompagne souvent du transfert des chercheurs
chargés du projet. La recherche connaît chez nous un cycle de trois ans, au bout duquel
une idée non exploitée est abandonnée : c’est le cycle du chercheur. De manière
générale, le cycle automobile se compose de trois périodes : le développement d’une
voiture prend trois années ; auparavant, il aura fallu entre trois et cinq ans de travail aux
chercheurs, appuyés des opérationnels, pour mettre au point un produit innovant ; le
strict travail de recherche a directement précédé cette période de coopération entre les
équipes.
Un intervenant
Dans l’industrie pharmaceutique, les projets de recherche s’étalent sur quinze ans
environ. Les choses sont donc bien différentes d’une industrie à l’autre !
77
Denis RANDET
On observe de plus en plus ces collaborations entre chercheurs et opérationnels, pour
des raisons d’efficacité de transferts et de coût de moyens. Or les équipes mixtes
rencontrent souvent des résistances dans les esprits et restent encore mal vécues…. Les
uns ont sur les autres des idées préconçues, qui tombent parfois dès les premiers temps
de la coopération.
Un intervenant
Au point même que les chercheurs peuvent être tentés de quitter leur direction pour
rejoindre une fonction opérationnelle plus attractive !
Pierre BEUZIT
Mais les opérationnels sont toujours sensibles à l’espoir de gains importants et sont
prêts, en contrepartie, à accepter la prise de risques !
Conclusion
Un intervenant
J’ai été très sensible à la mission nouvelle d’animation confiée à la direction de la
recherche, qui a été soulignée à plusieurs reprises. J’y vois une importante évolution, qui
conditionne un management particulier des innovateurs. Leur parcours professionnel
semble mieux connu aujourd’hui : ils savent où ils vont lorsqu’ils intègrent une direction
de la recherche. Celle-ci semble en outre parcourue de mouvements de personnes
importants et enrichissants. C’est un progrès incontestable.
Denis RANDET
En effet, les conditions d’exercice du métier de chercheur ont subi de profondes
transformations. Pour preuve, le directeur de la recherche est monté dans les cercles de
décision.
Un intervenant
La vraie question n’est pas, il me semble, de savoir comment faire des chercheurs des
innovateurs, mais plutôt de savoir comment faire des innovateurs des chercheurs ! Les
innovateurs sont naturellement transférés aux fonctions opérationnelles mais parviennent
difficilement à pénétrer le monde fermé de la recherche. Les ingénieurs gagneraient
beaucoup à effectuer un doctorat ! Ils en sont plus que capables. Or la recherche
publique est encore peu ouverte à l’entreprise. La plupart des chercheurs ne souhaitent
pas sortir de leur corpus de connaissance…
78
Denis RANDET
Attention aux caricatures ! Le CNRS ne fonctionne pas comme un organisme militaire !
Les rapports sur l’état de la recherche en France ne sont souvent que le reflet des
expériences personnelles de leurs auteurs… La désaffection des jeunes pour les carrières
scientifiques et techniques me semble plus préoccupante. Il existe encore un écart
considérable entre la réalité de la recherche et de l’innovation en entreprise et leurs
images auprès du grand public. Ce qui a été dit ici serait de nature à le réduire . Et si les
entreprises aidaient à passer le message…
79
Atelier 6
Animé par Philippe MUSTAR, Professeur à l’Ecole Nationale Supérieure
des Mines de Paris-Centre de Sociologie de l’Innovation
La création d'entreprises de haute technologie
Dans tous les pays disposant d’un fort potentiel scientifique et technologique, des
politiques ont
été mises en place pour favoriser la création d’entreprises à partir des
lieux mêmes où se fait la recherche. Cet atelier s’intéressera tant à ces politiques qu’aux
entreprises issues des institutions d’enseignement supérieur et de recherche (ou des
centres de RD des groupes industriels). Une attention particulière sera portée aux
entreprises qui, quelques années après leur création, restent petites et aux projets qui ne
sont pas destinés à connaître une forte croissance (c’est-à-dire à ces PME qui dans tous
les pays représentent la grande majorité des nouvelles entreprises de haute technologie.)
Avec la participation de :
Jean-Michel BARBIER, Président DirecteurGénéral, TECHFUND CAPITAL EUROPE
Guy CRESPY, Directeur Essaimage, CEA
Philippe EHRET, Directeur, Incubateur SEMIA
Pierre-Emmanuel GERARD, Directeur, GENOPOLE INDUSTRIE
Introduction
Philippe MUSTAR
Depuis que la science existe comme activité organisée, des scientifiques se sont lancés
dans la création d'entreprises. Aujourd'hui, ce phénomène connaît cependant une
ampleur inédite : toutes les régions, toutes les disciplines, toutes les institutions
d'enseignement supérieur et de recherche sont concernées. Pour ces dernières, la
création d'entreprises est devenue une nouvelle mission. Comment la gèrent-elles ?
Dans de nombreux pays, des politiques spécifiques sont mises en place pour la favoriser.
L'analyste est frappé par la convergence des instruments mobilisés dans des situations
nationales ou régionales très différentes : fonds d'amorçage, incubateurs, concours,
encouragement à l'investissement, mesures statutaires
Ces sociétés issues de la recherche montrent une grande diversité. Certaines sont créées
pour commercialiser des services, ou gérer la propriété intellectuelle de l'université.
D'autres sont créées par le personnel sur base d'une licence ou d'un brevet, certaines
80
sont le fait d'étudiants ou d'anciens étudiants, d'autres encore sont portées par des
personnes extérieures à l'institution, sans liens avec ses résultats de RD mais dans son
incubateur. Leur type de production sont également variés : produit fini ou intermédiaire,
plate-forme technologique ou activité de service sans investissements lourds.
Nos études menées sur le cas français ont montré que ces entreprises connaissent peu
d'échecs : 3/4 entreprises créées par des chercheurs existent toujours six années après
la création. Mais peu d'entre elles connaissent une réussite exceptionnelle : la majorité
d'entre elles restent de petites entreprises d'une douzaine de salariés.
Ces études soulignent également que la création de partenariat (avec la recherche
publique, avec les clients ou fournisseurs) est la condition de réussite de ces projets ; et
que les soutiens publics jouent un rôle décisif dans leur création et leur développement.
Comment faciliter la création de ces partenariats, de ces réseaux ? Comment les
financer ? voici les questions qui seront posées au cours de cet atelier.
L’aide aux créateurs d’entreprises
Jean-Michel BARBIER
D’abord je voudrais dire que c'est pratiquer le plus beau métier du monde que d'aider et
d'accompagner par les fonds d'amorçage ceux qui ont le projet de créer une entreprise !
Depuis quinze ans, le monde industriel a beaucoup évolué. Auparavant, pour leurs
développements technologiques, les grandes entreprises raisonnaient exclusivement en
termes de Make, à partir de leurs propres ressources techniques internes et donc à
travers un fonctionnement autarcique.
Puis elles sont passées au mode « Make or Buy » des années 1987-1990 lorsqu’elles ont
découvert
que
des
équipes
externes
restreintes,
mais
très
ciblées
dans
leurs
développements pouvaient travailler beaucoup plus vite qu’elles.
Ensuite, elles passèrent au « Make Team or Buy » quand les circonstances économiques
leur démontrèrent l’intérêt d'un partage des tâches.
Enfin, cette évolution s’est terminée par l’usage du mode « Make Team Buy or Sell »
lorsqu’elles ont compris qu’elles pouvaient aussi valoriser leurs propres technologies
lorsqu’elles ne savaient pas les utiliser économiquement elles-mêmes .
Aujourd'hui, pratiquement tous les groupes industriels sont dans cet état d'esprit.
Prenons l'exemple du groupe Thomson. Il s'est très tôt doté d'outils spécifiques pour
accompagner ce mouvement d’ouverture : D’abord la création du concours Géris , 130
projets la première année (1986), puis de Thomson Ventures, société de capital risque
créée en 1987 avec un capital de 275 millions,
enfin du Département D.C.T.
(Coopérations technologiques) créé en 1993, dont la mission est de conclure des
81
accords-cadre formels avec des sociétés et des laboratoires français et étrangers, enfin le
Département Valorisation en 1999.
Les grandes corporations et les P.M.E. sont ainsi passées, en quinze ans, du mode
"adversaires" au mode de "possibles partenaires". Les grands groupes industriels savent
que désormais souvent l’innovation passe par une coopération avec des PME externes. En
outre, la pression de la compétition qui génère chez eux le besoin d'innover est
constante.
Des obstacles demeurent:
D’abord le classique syndrome N.I.H. (non invented here i.e.
tout ce qui vient de
l'extérieur est une agression ).
Ensuite le Middle Management
qui parfois s'oppose à l'essaimage au motif que les
départs de collaborateurs directs aux fins de leur substituer un accord avec une société
extérieure, réduit le nombre de personnes sous leurs ordres, et donc leur pouvoir.
L’existence des contradictions internes, par exemple les effets négatifs provoqués par des
départements Valorisation qui cherchent à tirer de rapides profits des P.M.E. ayant acquis
une
technologie
venant
de
leur
entreprise.
Enfin,
le
expérimentés : souvent, apporter des capitaux ne suffit
manque
d'entrepreneurs
pas ; il faut également
accompagner les chefs d'entreprise non expérimentés, afin de leur éviter de ne
"progresser que par l'échec" et raccourcir ainsi autant que possible leur temps
d’apprentissage.
En ce qui concerne le financement proprement dit, le besoin de cash résulte souvent de
la nécessité de gros investissements, ou bien du financement de compléments de
développements visant d'éventuelles démonstrations de faisabilité, ou encore du besoin
de renforcer l'équipe directrice initiale, et/ou enfin d’apporter des fonds de roulement.
Cependant je vous ferai observer que bien des entreprises se créent aussi à partir des
seuls capitaux apportés par leurs fondateurs. Il ne faut pas oublier ce type d’entreprises.
Ce sont les plus nombreuses, et leur potentiel, en matière de créations d'emplois ne doit
pas être négligé.
Enfin, je voudrais souligner qu’il existe deux types de capitaux pouvant accompagner le
développement d’une société : les capitaux apportés en capital, et ceux par subvention.
Les premiers sont pris en compte en haut de bilan, et font partie des actifs, les seconds
en bas de bilan. Ce sont deux modes d’intervention de natures très différentes. Certains
organismes publics songent à les mélanger au sein d’une même intervention : je crois
profondément que c’est une erreur.
82
Un intervenant
Que pensez-vous de la prise de participation au capital de clients importants d'une startup ?
Jean-Michel BARBIER
Vous posez là un problème difficile. Mais je vous ferai observer qu’une entreprise se
dirige avec une majorité. La minorité ne saurait nuire, au fond. Un grand client peut avoir
des raisons d'investir dans une société, et même un intérêt financier fort. Prenons
l'exemple d'un groupe industriel qui utilise des composants venant d’une start-up. Celleci croît et gagne de l'argent, et le grand client a ainsi contribué au succès et à la
renommée de la jeune entreprise. Pourquoi l’industriel client ne profiterait-il pas du
surcroît de valeur qu’il a ainsi contribué fortement à créer dans la start-up ? Entrer au
capital d’une jeune entreprise dans cet état d’esprit me paraît sain.
Un intervenant
J'aurais tendance à nuancer votre réponse: on a trop souvent vu surgir un conflit entre
des clients et des actionnaires, même minoritaires. Dans un monde de plus en plus
concurrentiel, la fidélité du client est pour le moins aléatoire...
Jean-Michel BARBIER
Tout dépend des hommes en situation. La qualité des relais d'un entrepreneur compte
énormément. Ce que vous dites, de ce point de vue-là, est parfaitement juste.
Un intervenant
La mémoire des hommes est bien meilleure que celle des entreprises ! Si le client est une
petite P.M.E., votre position est tout à fait acceptable; si le client est un très grand
groupe, des risques importants demeurent, la pérennité des hommes n'étant pas
assurée.
Jean-Michel BARBIER
On prête toujours beaucoup de mauvaises pensées ou intentions aux grands groupes, ce
sont en fait des hommes qui prennent les décisions. La relation entre les PME et les
groupes industriels est d’abord le fait des hommes qui sont en charge de part et d’autre.
Philippe MUSTAR
De nombreuses entreprises ne se développent pas faute de diversifier leur clientèle. On
ne saurait, alors, parler de marché, mais de produit dédié, très spécifique.
83
Jean-Michel BARBIER
La
technologie
est
souvent
le
ressort
qui
permet
de
créer
une
entreprise.
Malheureusement, c'est insuffisant. Une entreprise, ce sont des hommes et des marchés.
Nos jeunes entreprises technologiques sont souvent sous-dimensionnées sur le plan
commercial et sur le plan du marketing. Je suis loin d'être un thuriféraire des Etats-Unis,
mais le poids du paramètre commercial y est beaucoup plus considérable que chez nous !
Souvent, ce ne sont pas les promoteurs techniques qui ont le leadership de l'entreprise;
ces derniers ne sont souvent que les Chief Visionary, ce qui ne les empêche pas de
posséder par exemple 50% de l’entreprise. En fait, ils ont préféré confier une partie de
leur pouvoir à des gens qui leur apportent leur capacité à conquérir le marché qu’ils
pensent atteignable avec la technologie.
En France, nous avons aussi des dirigeants remarquables. Mais certains parfois ne
veulent pas partager leur pouvoir. Or, nous connaissons des entreprises qui auraient pu
se développer beaucoup plus, moyennant un apport humain très qualifié dans le
marketing et le commercial.
L'essentiel n'est pas de conserver une majorité, mais d'avoir une équipe qui gagne, et
une entreprise dont la valeur croît !
La création d’entreprises au CEA
Guy CRESPY
Je souhaiterais vous faire part, en quelques chiffres, de l'évolution - tout à fait positivede la création d’entreprises au CEA mais aussi des difficultés rencontrées.
De 1986 à 2000, le C.E.A. a vu 140 entreprises se créer, dont 71 dans le domaine de la
haute technologie, des logiciels et des composants essentiellement. Le taux d'échec est
relativement faible, 22% en cinq ans dans le secteur des logiciels. S'ils sont vrais en
stock, ces chiffres ne sont cependant plus vrais en flux : nous assistons à un
effondrement des projets liés aux logiciels et à un recul des "technologies orphelines" au
profit des projets liés à nos activités stratégiques, en particulier en micro-électronique.
En 2000 et 2001, nous avons traité 21 projets de création d'entreprises. La plupart
d'entre elles ont fait appel au capital-risque.
Aujourd'hui, les projets liés à des personnes isolées cèdent donc la place à des projets
directement liés à nos activités, même s'ils sont toujours portés par des individualités
fortes. Nous essayons, pour ce faire, de flécher des technologies qui peuvent donner lieu
à des créations.
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L'esprit des créateurs d'entreprises a lui aussi changé : ni l'envie, ni la jalousie ne
dominent, mais bien plutôt l'admiration ; les responsables de laboratoires ont en effet
besoin de ces jeunes entreprises, parce qu'elles entrent dans leur champ d’activités par
les retours qu’elles génèrent en termes à la fois technologique et économique. Certes, le
problème du Middle Management se pose toujours pour les organismes de recherche :
créer une entreprise, c'est d'abord une source de tracas. Il importe de bien mesurer la
prise de risque : une start-up sera-t-elle en état de payer les services qu’elle attend de
l’organisme détenteur de la technologie ? La nature des projets et l'ambition qui les porte
ont évolué. Nous pouvons nous en réjouir. C'est à ce stade que les interfaces entrent en
jeu. Je reprends un schéma élaboré dans le cadre du projet européen EXSIF dont le CEA
est partenaire aux côtés du CNRS et d’autres organismes de recherche européens : entre
le laboratoire et la start-up, toutes les bonnes fées viennent se pencher sur l'entreprise
en création.
Comme on peut le voir, le besoin d'accompagnement est fort, ce qui permet de donner
une ambition plus importante au concepteur du projet. Ainsi, lorsque je reçois un porteur
de projet, je lui demande d'abord quel est le service qu'il va rendre à ses clients,
comment il voit sa propre entreprise dans cinq ans : il convient avant tout de servir un
marché ; la technologie constitue l'un des éléments de ce service, non la totalité. Cette
perspective nouvelle n’est pas donnée pour quelqu’un qui baigne depuis des années dans
la technologie.
Un vrai problème se pose à propos des modalités de retour sur investissement et de la
rémunération des financements obtenus par aide publique. Chaque acteur public,
aujourd'hui, essaie de trouver son retour optimal. Mais, la somme de tous les optimums
micro-économiques correspond-elle à l'optimum économique global pour la nation ? Je
n’en suis pas sûr. Une réflexion économique sur les interventions liées aux politiques
publiques de l’innovation m’apparaît nécessaire, aux plans européen et national. Je ne
critique ni les organismes de recherche, ni l’ANVAR., ni les incubateurs qui essaient de
maximaliser leurs retours ; chacun a sa logique propre. Mais comment concilier cette
logique avec les objectifs de politique publique ?
Une autre question est celle de l’intégration dans les équipes qui portent des projets de
création d’entreprises, de jeunes diplômés ou de personnes qui n’ont pas de statut de
salariés. Comment les rémunérer, comment leur assurer une couverture sociale ?
Aujourd’hui nous n’avons pas de solution en dehors de bricolages. Il faudrait trouver des
modalités de financement de ces personnes, par exemple en leur ouvrant l’accès aux
stages de la formation professionnelle.
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Je voudrais enfin aborder la question du financement
en amorçage, des «
petits
projets ». Les fonds d’amorçage qui existent sont amenés à se concentrer sur les projets
qui leur ouvrent des perspectives de retour suffisantes compte tenu du risque initial et de
l’effort d’accompagnement important qui est indispensable dans la phase préliminaire de
la vie de l’entreprise. Comment alors assurer le démarrage de petits projets
économiquement viables mais qui n’ont pas, de fait, accès aux fonds de capital risque ?
On cite souvent le rôle des investisseurs privés, des « business angels ». Ils jouent un
rôle positif mais je reste prudent à leur égard. N’importe quelle personne qui dispose de
ressources propres suffisantes peut s’intituler « business angel » et il y a diverses
approches de ce métier, certaines bonnes, d’autres non. Comment un jeune créateur
peut-il s’y retrouver ? Si l’on veut pousser les « business angels » vers un meilleur
professionnalisme, on doit pouvoir les mettre en concurrence avec d’autres sources de
financement et je plaide pour la mise en place par les institutions financières de
financement spécifiques pour des petits projets avec la mise en place par exemple de
prêts participatifs.
Pierre-Emmanuel GERARD
Je travaille dans un incubateur public, le GENOPOLE. Il est vrai que les retours sur
investissements sont à très long terme, nous nous en rendons compte. Comment un
incubateur privé peut-il, à terme, être rentable ? Dans le domaine du Net, ce fut un
fiasco...
Guy CRESPY
Je souhaiterais nuancer ces propos. Les incubateurs ne sont pas des puits sans fond,
mais il est vrai que leur modèle économique n'est pas très assuré.
Un intervenant
Si un entrepreneur apporte un projet avec une étude de marché, la démarche peut-elle
mieux fonctionner ?
Guy CRESPY
S'il sait se financer, oui.
Un intervenant
Comme toujours, plusieurs solutions sont possibles. On a ainsi introduit les postdoctorats pour les chercheurs créateurs d'entreprise. Ils survivent pendant un an...
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Guy CRESPY
Solution de bricolage !
Catherine BEC, ANRT
Comment procurer un cadre légal à ces diplômés créateurs d'entreprises ?
Guy CRESPY
Je
fais
mienne
votre
interrogation
!
Ne
pourrait-on
pas
créer
des
avances
remboursables ? Il faudrait, pour ce faire, une volonté politique. Où la souplesse serait
nécessaire, les rigidités dominent.
Un intervenant
Une solution consisterait à recruter les porteurs de projet comme stagiaires. Ils seraient
payés par les structures qui gèrent le financement...
Un intervenant
Je crois qu'il faut distinguer les créations qui proviennent de la recherche publique et
celles des grandes entreprises technologiques. Je me suis personnellement associé avec
d'autres financiers. Dès lors que le travail est bien fait, nous avons eu les capitaux
d'amorçage pour recruter des équipes.
Un intervenant
Existe-t-il des règles de seuil dans la prise de participation des organismes publics, en
particulier du C.E.A., au capital des entreprises ? L'I.N.R.I.A. le fait, mais relativement
peu.
Guy CRESPY
Joker ! Il faut avoir conscience des rapports de force en présence et une certaine culture
économique.
Un intervenant
Une formidable recette consiste à pouvoir mêler les intervenants publics et privés. Ces
derniers amènent de l'enthousiasme. Il faut apporter à l'entreprise tous les concours, afin
qu'elle réussisse vite. Le time to market est une donnée importante.
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Un incubateur en région
Philippe EHRET
Je souhaite faire un rappel relatif à l'incubation publique et vous donner quelques
chiffres. Dès 1999, tous les acteurs se sont rendus compte que l'incubation n'allait pas
sans un capital d'amorçage. Ainsi la loi sur l'innovation de 99 a-t-elle facilité la création
d'entreprises.
L'appel d'offre de 1999 a conduit à la sélection de trente et un incubateurs ; 865 projets
de création d'entreprises pouvant être potentiellement réalisés; 25 millions d'euros, sur
trois ans, ont été débloqués par le ministère de la recherche, dont 50% financent les
dépenses pour les projets dits en incubation. Fin octobre, 440 projets ont été retenus,
soit plus de 50% de l'objectif fixé sur trois ans ; 37% se sont traduits par la création
d'entreprises ; 650 emplois ont été créés.
S.E.M.I.A. a été fondé en janvier 2000, sur l'initiative de la Région Alsace et de
l'Université Louis-Pasteur. On trouve en moyenne un incubateur par région, sauf en Ilede-France, en Rhône-Alpe et en P.A.C.A. où ils sont plus nombreux. Il existe aussi des
incubateurs thématiques. S.E.M.I.A. a signé une convention avec le ministère de la
recherche: une allocation de 763 kilos-euros permettant le montage de vingt projets
répartis sur trois ans. Nous passons en moyenne 40 heures par projet, avant de les
présenter à un comité de sélection ; ces heures sont consacrées à la mise en place d'un
business plan. Dix-sept projets ont été retenus sur les vingt prévus ; huit entreprises ont
été créées, nous avons contribué à leur création, certes, mais avec les porteurs, les
financiers et les clients. Quarante-cinq emplois ont été créés, c'est relativement peu,
mais il s'agit d'emplois de cadres.
Les porteurs se situent dans la moyenne nationale. Un tiers seulement est issu de la
recherche académique, I.N.S.E.R.M., C.N.R.S, Universités. La présence de femmes à la
tête de ces entreprises est supérieure à la moyenne nationale, du fait des profils,
commerciaux ou marketing.
Les sciences de la vie représentent un pourcentage élevé, 35%, vraisemblablement, d'ici
trois ans, tant ce type de préoccupation est fort en Alsace. Les sciences de l'ingénieur
monteront au même niveau. Il y a 31 incubateurs, et autant de modèles, ceci est lié aux
membres fondateurs, aux directeurs, aux financements. Le rôle de l'incubateur varie
fortement selon les moyens qui lui sont offerts. La première année, la Région Alsace nous
avait donné 320 000 francs ; en 2001, nous avons bénéficié d’ un million de francs.
L'argent de la Région servira à la pré-incubation ; l'argent du ministère sera utilisé au
moment de l'incubation. Les modalités de paiement dépendent du modèle de
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l'entreprise : soit elle paye, soit elle se constitue une dette. La proximité de l'Allemagne
et de la Suisse nous ouvre naturellement au domaine international. Dans ces deux pays,
où la distinction n'existe pas entre les secteurs public et privé, les moyens dont disposent
les incubateurs sont dix fois supérieurs à ceux de S.E.M.I.A.
En Alsace, des entreprises cherchent des experts dans le secteur des sciences de la vie ;
de nouveaux métiers émergent sur le plan des bio-tech. L'argent est tout de suite là,
l'entreprise viable, mais de petite taille. Secteurs publics et privés arrivent à discuter
ensemble ; c'est un progrès certain.
En ce qui concerne les locaux, S.E.M.I.A. a bénéficié de 600 mètres carrés en milieu
universitaire, avec un investissement de 5 millions de francs. On y implante les incubés
car les compétences intellectuelles s'y trouvent, ainsi que les équipements lourds. Les
universités et les laboratoires deviennent nos prestataires de services. Nous disposons
aujourd'hui de 1600 mètres carrés pour les sciences de la vie et de 300 mètres carrés
pour la chimie, à Strasbourg, au C.N.R.S. Peu d'incubateurs ont la chance d'avoir des
locaux spécifiques. Nous avons bénéficié, pour ce faire, d'une aide de 7 millions de francs
pour augmenter notre offre..
Quant aux fonds d'amorçage, la frilosité est réelle, c'est l'évidence ; on
peut penser
qu'ils ne remplissent pas leur rôle. Le conflit est bien là entre argent public et privé. Ces
querelles de clocher devraient être oubliées... Pourquoi la question ne se pose-t-elle pas
en Allemagne, par exemple ?
L'un des grands problèmes est d’évaluer l'apport de ces nouvelles entreprises, sur le plan
de l'intérêt général. Que vont-elles apporter, par exemple, aux régions ?
Philippe MUSTAR
Les retours financiers ne sont pas l'argument majeur. Ces entreprises apportent bien
d'autres choses, dont une veille technologique. Elles sont liées à la recherche, certes,
mais aussi aux marchés. Elles jouent un rôle médiateur.
Philippe EHRET
Je parlais de l'intérêt général eu égard aux collectivités. Les entreprises mettent de
l'argent, mais en mesurer le retour sur une période de quatre à cinq ans, ce n'est pas
évident.
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Guy CRESPY
L'intérêt d'une entreprise, en la matière, est de pouvoir développer la recherche
technologique.
Vous parliez de la frilosité sur le plan des fonds d'amorçage. Certes, mais nous avons
reçu l'an dernier 100 dossiers; nous avons investi dans huit d'entre eux. Comment faire
plus, au regard des critères de financement ? Ce n'est pas de la frilosité !
Un intervenant
Dans les sociétés créées, peu de dirigeants viennent de la recherche académique.
Pourquoi ? Les projets déposés ne sont-ils pas bons ?
Philippe EHRET
C'est un problème de compétences et d'expérience, tout simplement. Ce n'est pas facile
de dire à un chercheur : comment voyez-vous votre entreprise demain, et dans cinq
ans ? Comment dire à certains d'entre eux qu'ils ne savent pas faire ?
Un intervenant
Ph. Ehret a raison. Un chercheur âgé de 55 ans ne saurait quitter son laboratoire pour
créer son entreprise. Les thésards, eux, ne connaissent pas grand chose à la vie
économique. Ils ignorent tout du commerce et du marketing ! Les incubateurs jouent
aussi le rôle de conseillers en ressources humaines !
Un intervenant
Arrive-t-il que les projets soient parfaitement au point lorsque vous en prenez
connaissance ?
Philippe EHRET
C'est très rare, et les porteurs, dans ce cas, ne viennent jamais de l'Université. Quand on
dit à un chercheur qu'un salaire se mérite, il ne comprend pas. La barrière est réelle.
Jean-Michel BARBIER
On a envoyé des chercheurs au casse-pipe !
Pierre-Emmanuel GERARD
Dans 90% des cas, et c'est heureux, le porteur ne sera pas le véritable manager de
l'entreprise.
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Un intervenant
Il n'existe pas un seul modèle économique ! Cessons de voir les choses d'une manière
tyrannique ! Obtenir un objet final, voilà l'essentiel. L'innovation est une nécessité.
Le GENOPOLE d’EVRY
Pierre-Emmanuel GERARD
Le GENOPOLE d’Evry est un projet à l’initiative du fondateur de l'A.F.M, M. Bernard
Barataud, qui a décidé de mettre en place un campus regroupant recherche privée et
publique. La réussite est patente : 6 autres sites GENOPOLE ont été créés, 20
laboratoires de recherche publique, 40 entreprises de bio-technologies. 90% de nos
projets concernent la génomique, la post-génomique dont la majorité (80%) concernent
la santé, le reste étant dans l’agro-alimentaire et l’environnement.
Avec le GENETHON, le GENOSCOPE, le C.N.G., une unité mixte de recherche (U.M.R.), ce
sont 750 chercheurs qui travaillent pour le groupe.
Nous avons deux types d'entreprises : des sociétés à forte croissance, avec par exemple,
53 millions de francs levés pour une société ; des sociétés à croissance interne, c'est-àdire dont les levées de fonds sont plus faibles. L'arrivée de grands groupes
pharmaceutiques devrait favoriser la croissance dans les années qui viennent.
Le plan Bio-Tech 2002 répond en partie, à mon avis, aux besoins d'amorçage. Nous ne
sommes pas à proprement parler un incubateur, mais nous disposons d'un comité
d'experts et d'un fonds de pré-amorçage ; nous investissons en moyenne de 30 000 à
70 000 euros par dossier. Cinq sociétés, à ce jour, ont levé un gros premier tour de
financement (23 millions d’euros au total). Nous disposons d'une pépinière d'entreprises,
d’un centre de ressources, d’un tissu de partenaires. Nous réalisons un accompagnement
permanent et un suivi du premier jour au premier tour ; nous avons des contacts très
étroits avec le capital-risque et les business angels, même s'ils sont assez rares en
France, en particulier dans les bio-tech.
Au nombre des futurs outils de soutien, nous comptons sur une collaboration étroite avec
un fonds d'amorçage national, un fonds régional, un accélérateur d'entreprises, une
deuxième pépinière.
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Un intervenant
De grands groupes industriels ont tendance à externaliser le risque de l'innovation.
Echappent-ils à leur devoir de développement de l'économie nationale, ou bien se
rattrapent-ils par le financement de ce développement ?
Pierre-Emmanuel GERARD
Dans le secteur des biotechnologies, il est vrai que ces grands groupes constituent de
véritables moteurs. Ils multiplient les partenariats ; ils mettent en place des fonds
spécialisés pour l'investissement, mais ils limitent de fait une certaine flexibilité puisqu'ils
créent des liens.
Jean-Michel BARBIER
En quinze ans, la recherche en amont a décru dans les groupes industriels ; le long
terme n'a plus cours ; les business units ne financent que le très court terme. Mais la
recherche française demeure indispensable pour préparer l'innovation des grands
groupes.
Un intervenant
Je partage le point de vue de J.M. Barbier, mais il y a douze ans d'écart entre son secteur
et le mien. Les choses avancent cependant dans le même sens. Nous savons réaliser des
accords de partenariat avec des sociétés matures, des fusions-acquisitions ; maintenant,
nous devons oeuvrer autour des stades très précoces de création.
Un intervenant
Je reviens sur la question que posait Ph. Mustar à propos des conditions de réussite. La
qualité du porteur de l'équipe me paraît essentielle. Vous ne la citiez pas !
Philippe MUSTAR
L'existence de partenariats n'en demeure pas moins une condition fondamentale. On ne
peut agir seul. Une bonne équipe, un projet de financement constituent déjà le point
d'arrivée d'un processus.
Un intervenant
Avez-vous des liens, en Alsace, avec les incubateurs suisses ou allemands ?
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Philippe EHRET
Non. Nous sommes aujourd'hui en situation de concurrence avec eux. En la matière, la
notion de frontière n'existe pas vraiment. La qualité de l'incubateur ou des prestations
annexes fera la différence.
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