DON QUICHOTTE PERFORMER : LOST IDENTITY IN LA MANCHA

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DON QUICHOTTE PERFORMER : LOST IDENTITY IN LA MANCHA
DON QUICHOTTE PERFORMER : LOST IDENTITY IN LA MANCHA
- « Où l’on rapporte l’aventure du braiement et la gracieuse histoire
du joueur de marionnettes, ainsi que les mémorables divinations du singe devin » « L’artificialité renforcée du désir, corrélative
de la déterritorialisation du signe c’est, me
semble-t-il, la voie pour se faire moins chier,
pour dénouer les impasses politiques et
névrotiques de toutes sortes. Sans doute aussi
une façon de faire plaisir au bon Dieu !
L’accomplissement du rien !1 »
Félix Guattari
Lost in la Mancha… Tel est le titre du making of retraçant la tentative avortée de Terry Gilliam pour
adapter le Don Quichotte de Cervantès. Chronique d’un naufrage, ce documentaire décline l’expérience
de la perte sous tous ses aspects (ratages d’organisation, manque de confiance et conflits personnels,
tempête catastrophique, blessures…). Du reste, le livre lui-même, si dense qu’il semble impossible à
ramasser dans un tout, invite à un tel sentiment de perte : perte d’orientation dans le voyage et dans
l’errance, perte de la raison - ou du réel - dans les extravagances chevaleresques, perte de sens dans
l’ambiguïté même de la quête… Je me suis, moi, laissé perdre dans les méandres de la lecture, d’une
lecture qui m’amène au seuil d’une étrange hôtellerie. Plantons le décor ; c’est celui des chapitres
vingt-cinq à vingt-sept de la seconde partie2. De halte dans une hôtellerie, Don Quichotte et Sancho
Pança apprennent d’un voyageur l’histoire suivante : à la recherche de son âne, un regidor, flanqué de
son compère, a l’idée d’imiter le braiement de l’animal pour le faire se manifester ; mais les deux
régidors ne parviennent qu’à se tromper l’un l’autre, en tirant toutefois un vif plaisir à braire et à
s’entendre braire. Ils se louent mutuellement, s’en vantent à l’envi, tant et si bien que la nouvelle de
leurs prouesses se répand, et que les gens des villages voisins, par contagion autant que par raillerie, se
mettrent à braire à la vue des villageois. S’ensuit un conflit armé qui tourne à la quasi-guerre civile…
Juste après ce récit, l’hôtelier annonce « le singe divin3 » et le spectacle de la délivrance de Mélisandre.
Ce singe appartient à un joueur de marionnettes, maître Pierre ; il serait doté du pouvoir de parler,
contre quelques réaux, des choses passées et présentes, à la manière d’un devin. De fait, il suscite la
stupéfaction du chevalier et de Sancho en répondant, par l’intermédiaire de son maître, à leurs
questions. A ce prodige succède la représentation du théâtre de marionnettes. Il s’agit à certains égards
d’une mise en abyme parodique de la propre quête de Don Quichotte : le seigneur Don Gafeïros part
délivrer son épouse Mélisandre, captive des Mores en Espagne ; à peine réunis, les amants sont
pourchassés par une nombreuse cavalerie. A ce spectacle, Don Quichotte réagit très violemment,
dégaine son épée, et réduit en pièces les marionnettes, manquant de tuer maître Pierre. Après avoir
repris ses esprits, il s’interroge sur l’origine de ces visions, puis s’offre de dédommager le
marionnettiste. La nuit passe ; au matin, Don Quichotte et Sancho reprennent la route. Ici, le narrateur
insère une parenthèse pour révéler que maître Pierre est un imposteur qui s’informe aux environs des
villages, puis se sert d’une mise en scène pour obtenir crédit et argent… Les deux héros rencontrent
une troupe du village du braiement, prête à attaquer des persifleurs. Le chevalier s’érige alors en
médiateur, il entend pacifier le conflit par son discours ; malheureusement, l’intervention de Sancho,
qui imite à son tour un braiement, met en échec la tentative de persuasion : se croyant raillés, les
villageois font pleuvoir pierres, flèches et coups de feu sur l’écuyer… L’épisode s’achève par la fuite à
bride abattue des deux aventuriers. Construits autour de trois pôles (« l’aventure du braiement », « les
mémorables divinations du singe devin »4, la représentation des marionnettes), les trois chapitres en
distribuent les séquences suivant une structure en chiasme (A-B-C-B-A).
1 Félix Guattari, Ecrits pour L’Anti-Œdipe, textes agencés par Stéphane Nadaud, Editions Lignes &
Manifestes, 2005, p. 107.
2 L’édition utilisée est la suivante : Miguel de Cervantès, Don Quichotte de la Manche, seconde partie,
traduit par Louis Viardot, Lausanne, Editions Rencontre, 1962. Le passage en question va de la page
222 à la page 251.
3 Ibid., p. 226.
4 Ibid., p. 223.
S’il est un texte qui invite au pari, c’est bien celui de Cervantès, inventif et audacieux. Je parierai donc
sur une lecture de ces trois chapitres à l’aune d’une catégorie éminemment contemporaine, celle de
performativité. Encore faut-il s’entendre sur le sens de ce terme et dégager un point de départ. La
définition originale de la performativité a été établie par John Austin dans le cadre d’une analyse du
langage. Dans les conférences prononcées à Harvard en 1955, et publiées, après la mort d’Austin, sous
le titre : Quand dire, c’est faire5, Austin remarque que les philosophes ont trop longtemps supposé que
le rôle d’une affirmation ne pouvait être que « décrire » un état de choses, ou d’affirmer un fait
quelconque, ce qu’elle ne saurait faire sans être vraie ou fausse. En effet, bien des énonciations n’ont
pas pour vocation de rapporter ou de communiquer des informations sur les faits. Les propositions
éthiques, par exemple, n’informent ni ne décrivent : elles manifestent une émotion, ou prescrivent un
mode de conduite. Croire que toutes les propositions affirmatives ont pour fonction de décrire des faits
du monde extérieur ou du monde intérieur revient à céder à ce qu’Austin appelle « l’illusion descriptive
». Il y a des énonciations qui présenteront grammaticalement des verbes ordinaires, à la première
personne du singulier de l’indicatif présent, voix active, mais dont le rôle n’est pas de constater un état
de choses, et qui ne sont ni vraies ni fausses. L’énonciation de la phrase est ici l’exécution d’une action
qui diffère de celle consistant simplement à dire quelque chose. Ainsi des exemples donné par Austin :
« Oui [je le veux] (c’est-à-dire, je prends cette femme comme épouse légitime) » - ce « oui » étant
prononcé au cours de la cérémonie du mariage ; « Je baptise ce bateau le Queen Elisabeth » - comme
on dit lorsqu’on brise une bouteille contre la coque ; « Je donne et je lègue ma montre à mon frère » comme on peut lire dans un testament. Ces phrases demandent à être énoncées dans des circonstances
appropriées, mais cela ne signifie nullement décrire ce que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni
affirmer ce que je fais : c’est le faire, et par là modifier d’une certaine manière la réalité. Austin propose
d’appeler ces énonciations des « phrases performatives » en les opposant aux énoncés « constatifs » qui
sont destinés à décrire le monde et tombent sous la sanction vrai/faux : les performatifs sont des
énoncés qui produisent une action, étant entendu qu’il ne suffit pas de prononcer des mots pour
considérer l’acte comme exécuté, mais qu’il est nécessaire que les circonstances soient appropriées, et
que celui qui parle ou d’autres personnes exécutent aussi certaines autres actions (physiques, mentales,
ou consistant à prononcer ultérieurement d’autres paroles). Si les catégories du vrai et du faux ne
peuvent s’appliquer aux énoncés performatifs, ils peuvent en revanche être nuls et non avenus, donnés
de mauvaise fois, ou ne pas être exécutés. Les énoncés performatifs doivent donc être replacés dans les
circonstances dans lesquelles ils sont prononcés pour qu’on puisse juger de leur succès ou de leur
échec. Reprise au-delà du cadre de la pragmatique linguistique et considérablement modifiée, la
question du performatif se trouve au cœur de certains projets critiques contemporains - notamment
anglo-saxons, mais également de la philosophie « continentale ». Je voudrais déployer, sur la crête du
texte de Cervantès, les harmoniques véhiculées par le concept de performativité en le mettant en
tension avec la compréhension de l’identité subjective. Croisant la psychanalyse, l’analyse logicolinguistique et certaines hypothèses deleuzo-guattariennes, il s’agirait de dégager la force spécifique et
les équivoques des modes de subjectivation - y compris de subjectivation corporelle - corrélés au
performatif. En restant suffisamment à l’écoute du texte pour le laisser mettre à l’épreuve les catégories
qui orientent sa lecture.
Donkey-shot…
Freud distingue trois formes d’identification : l’identification primaire narcissique au père ;
l’identification à un trait unique de l’objet ; l’identification de type hystérique. Dans sa relecture de
Freud, Lacan met l’accent sur le deuxième, reprise sous le nom d’identification au « trait unaire », et en
fait la matrice fondamentale subsumant les deux autres cas d’espèce identificatoires. La première forme
d’identification se constitue sur fond d’une incorporation qui trouve son assise logique dans le meurtre
mythique du Père de la « horde primitive » : c’est le corps de ce Père violent, jouissant exclusivement
de toutes les femelles, qui est dévoré et dont l’absence ouvre le manque rendant possible l’institution de
la loi6 ; c’est ce que Freud repère, à un niveau fantasmatique, dans la « mise à mort » oedipienne du
père par le petit garçon qui voudrait devenir comme lui, c’est-à-dire incorporer son être en prenant sa
place en tous points. La deuxième forme d’identification interviendrait à la fin de l’Œdipe, quand
l’objet doit être abandonné du fait de l’interdit de l’inceste. Freud la spécifie comme suit : «
L’identification a pris la place du choix d’objet, le choix d’objet a régressé jusqu’à l’identification. Il
5 J. Austin, Quand dire, c’est faire, trad. française et introduction de Gilles Lane, Paris, Editions Points,
Seuil, 1970, 2° éd. Seuil Points, 1991.
6 Sigmund Freud, Totem und Tabu (1912-1913), G.W. IX, S. E. XIII, trad. par V. Jankélévitch : Totem
et Tabou, Paris, Payot, 1973.
est à remarquer que dans ces identifications, le moi copie une fois la personne non aimée, l’autre fois
au contraire la personne aimée. Il ne doit pas non plus nous échapper que l’identification […] est
partielle, extrêmement limitée, et n’emprunte qu’un seul trait à la personne-objet7 ». Un trait prélevé sur
l’objet perdu (par exemple, la toux que Dora imite chez son père) en vient à s’inscrire de façon
répétitive comme marqueur spécifique de subjectivation. La troisième forme d’identification est décrite
par Freud pour caractériser les symptômes hystériques en tant qu’ils exacerbent précisément la
dynamique ordinaire du désir. Il donne l’exemple suivant : « Quand […] l’une des jeunes filles d’un
pensionnat vient de recevoir, de celui qu’elle aime en secret, une lettre qui suscite sa jalousie et à
laquelle elle réagit par une crise d’hystérie, quelques-unes de ses amies, au courant du fait, vont alors
attraper cette crise, comme nous le disons, par la voie de la contagion psychique. Le mécanisme est
celui d’une identification fondée sur la capacité ou la volonté de se mettre dans une situation identique.
[…] L’un des Moi a perçu chez l’autre une analogie significative en ce point, dans notre exemple la
même disponibilité affective ; il se forme là-dessus une identification en ce point et, sous l’influence de
la situation pathogène, cette identification se déplace sur le symptôme que l’un des Moi a produit8 ».
Lacan fait précisément de la deuxième espèce d’identification la souche fondatrice de toutes les
identifications. Il dérive du fameux Einziger Zug - habituellement traduit: trait unique - dont parle
Freud le terme de « trait unaire », et s’appuie sur les travaux de Frege et de Saussure pour lui donner sa
consistance. Dans son séminaire L’identification, Lacan définit le Un par une proposition qui semble
défier aussi bien les habitudes de la raison que les critères admis de la logique identitaire : « L’Un
comme tel est l’Autre9 ». Parler du Un , au sens du trait unaire, revient ici à l’assimiler à la structure de
la différence comme telle, à ce qui induit la possibilité même de la différence: l’un n’advient que dans
la mesure où il suppose implicitement « au moins un autre ». Il n’y a aucune unification potentielle
dans une totalité autarcique (dans une sorte d’ « Un-Tout » ) ; l’unaire n’est pas l’unique au sens du
maître-étalon de la structure de l’identité, symbole de pure unicité dans la logique tautologique (« A est
A » et « A n’est pas non-A »), et embrayeur de l’unification. Opérateur logique qui sépare l’un de
l’autre tout en les enchaînant dans une série, il ouvre bien plutôt la possibilité de la succession des
différences. Pour Lacan, l’identification symbolique au trait unaire sous-tend les deux autres formes
d’identification. D’une part, par son affinité avec le nom propre, elle est isomorphe à l’identification au
père. De fait, la structure sonore du nom propre se conserve toujours, en raison de sa proximité avec la
marque, c’est-à-dire avec « la désignation directe du signifiant », ou si l’on veut, avec l’émergence du
signifiant comme tel, à l’état pur. Le nom propre semble lié à ce qui, dans le langage, est prêt à jouer
comme pur trait de la différence, et c’est aussi ce par quoi s’enracine le sujet : « […] nommer c’est
d’abord quelque chose qui a affaire avec une lecture du trait Un désignant la différence absolue10 ».
D’autre part, Lacan établit un parallèle avec l’identification dite hystérique, c’est-à-dire celle du désir
au désir de l’autre en ce qu’elle se cristallise autour de certains signifiants.
Dans l’aventure du braiement, l’identification au trait unaire tient une place saillante et colore les deux
autres formes d’identification. Confrontés à la perte de l’âne, les deux compères imitent son cri dans
l’espoir de le faire se manifester ; trompés chacun par le cri de l’autre, ils indexent leurs mouvements
sur ce qui leur semble être le signal original, et progressent comme en miroir jusqu’à se retrouver dans
un face-à-face dont le caractère déceptif se renverse en source de jubilation et de gratification
narcissique : « Eh bien ! compère, reprit le premier j’affirme que de vous à un âne il n’y a aucune
différence, quant à ce qui est de braire, car de ma vie je n’avais vu ni entendu chose plus semblable et
plus parfaite - Sans vous flatter, répondit l’inventeur de la ruse, ces louanges vous appartiennent plus
qu’à moi, compère. Par le Dieu qui m’a créé, vous pourriez céder deux points au plus habile brayeur du
monde. Le son que vous donnez est haut et fort, les notes aiguës viennent bien en mesure, les
suspensions sont nombreuses et précipitées11 ». L’identification à l’âne passe par un trait sonore dont la
répétition crée les conditions d’une reconnaissance spéculaire, précisément fondée sur le leurre, et qui
permet à chacun d’extraire sa singularité en exhibant un talent d’exception. Dans un deuxième temps,
les deux amis introduisent un compte dans le braiement : « […] à chaque pas ils se trompaient
mutuellement et venaient se rejoindre, jusqu’à ce qu’ils convinssent, pour reconnaître que c’étaient eux
7 S. Freud, chap. 7 : « L’identification », in « Psychologie des foules et analyse du moi » (titre original :
« Massenpsychologie und Ich-Analyse »), in Essais de psychanalyse, trad. sous la direction de André
Bourguignon, Paris, Payot, 1981, p. 182.
8 Ibid., p. 187.
9 Jacques Lacan, L‘identification, séminaire inédit du 29 novembre 1961.
10 Ibid., séminaire inédit du 10 janvier 1962.
11 M. de Cervantès, op.cit., p. 225.
et non l’âne, de braire deux fois coup sur coup12 ». Un tel artifice fait écho avec ce que Lacan dit de la
fonction de « ce premier signifiant, la coche par où il est marqué, par exemple, que le sujet a tué une
bête… C’est à partir de ce trait qu’il comptera, trait unaire qui vient se substituer dans la mémoire à
beaucoup d’autres qualificatifs, à beaucoup d’autres signifiés13 ». Ce repérage leur permet de trouver le
cadavre de l’âne, dévoré par les loups. Nul sentiment d’affliction ni de deuil, malgré son caractère
précieux : tout se passe comme si la perte était immédiatement incorporée à travers le processus
d’imitation et la prime de jouissance qu’il procure (« […] pour vous avoir entendu braire avec tant de
grâce, compère, je tiens pour bien employée la peine que j’ai prise à le chercher, quoique je l’aie trouvé
mort. - Nous sommes à deux de jeu, compère, répondit l’autre; car si le curé chante bien, aussi bien fait
l’enfant de choeur 14»). A l’inflation des louanges mutuelles succède un phénomène proche de la
contagion psychique de type hystérique : « […] les gens des autres villages, quand ils voient quelqu’un
du nôtre, se mettent à braire, comme pour lui jeter au nez le braiement de nos régidors […], et le
braiement s’est si bien répandu d’un village à l’autre que les habitants de celui du braiement sont
connus et distingués partout comme les nègres parmi les blancs15 ». Paradoxalement, les brayeurs du
village sont assignés à une position d’exception, source de raillerie, lors même que le braiement se
répand chez tous les autres, dans un devenir épidémique : l’autre en tant qu’autre émerge comme tel en
vertu de la répétition du même. Face à l’énigme de la disposition psychique liée au cri, l’imitation est
elle-même imitée au point de jouer comme un trait original, polarisant les affects. Ce qui débouche sur
un conflit ouvert entre railleurs et raillés. Au sein du concert de braiements, c’est le village des deux
compères qui est désigné comme instanciant le phénomène, c’est-à-dire qu’il est identifié comme « le
village du braiement » et que ce trait en vient à le marquer à la manière d’un nom propre. C’est ce dont
témoigne, deux chapitres plus loin, la rencontre de Don Quichotte avec une de leurs troupes : « Il
descendit la côte et s’approcha si près du bataillon qu’il put distinctement voir les bannières, en
reconnaître les couleurs et lire les devises qu’elles portaient. Il en remarqua une principalement qui se
déployait sur un étendard ou guidon de satin blanc. On y avait peint très au naturel un âne en miniature,
la tête haute, la bouche ouverte et la langue dehors, dans la posture d’un âne qui brait. Autour étaient
écrits en grandes lettres ces deux vers : Et ce ne fut pas sans mystère/Qu’on ouït nos alcades braire 16 ».
Hissé au titre d’icône au nom de laquelle mener la lutte contre les persifleurs, l’âne, dont le cadavre est
en train de pourrir au fond de la forêt, a communiqué son braiement aux humains, dans une sorte de
performance généralisée qui prend une dimension politique. De fait, il existe une isomorphie entre sa
fonction de trait unaire et la valeur performative du signe. On peut dire de l’énonciation performative
qu’elle est un événement venant strier l’espace du discours et modifier la réalité ; comme le trait unaire,
elle inscrit une répétition porteuse de différence. Dire « je baptise ce bateau le Queen Elisabeth », c’est
produire à la fois un énoncé et l’acte qu’il « exprime » ; l’acte est redondant par rapport au contenu,
mais, ce faisant, il évacue l’aspect représentatif et substantiel du contenu pour constituer un événement
qui change l’état des choses. Dans le processus de l’imitation, le braiement est d’abord cité à titre de
signe repérable comme tel, et comme représentant de l’âne ; toutefois, le signe est vite incorporé en tant
que trait différenciant et sa production constitue un acte à part entière, voué à une reprise
potentiellement infinie. Faire l’âne, ici, ce n’est pas seulement l’imiter, c’est en quelque sorte le
devenir, et s’exposer par là à des effets plus ou moins maîtrisables.
Dans ses notes préparatoires pour L’Anti-Œdipe, Félix Guattari évoque à deux reprises le trait unaire
pour en déplacer la définition. On lit ainsi à propos de Lacan : « Il n’a fait, à mon avis, que la moitié du
chemin de la déterritorialisation. Ce point d’arrêt c’est la lettre […]. Lacan prend ses modèles dans la
topologie. Ainsi il essaie d’améliorer son « stade du miroir », son identification au trait unaire, etc.
Mais le trait unaire n’est pas un signe de base. Le trait unaire n’est pas encore suffisamment
déterritorialisé. C’est le point-signe de la théorie des ensembles, et une axiomatisation à perte de vue
qui prolonge, dans les maths et les sciences, le procès de déterritorialisation. Derrière la lettre : non pas
l’être, mais le réel, le réel bricolé, le réel des objets scientifiques 17 » ; « Je voudrais rappeler […] [que]
je considérais que le trait unaire n’était pas l’élément d’une sémiologie générale, mais le point-signe. /
Or le trait unaire c’est le phallus différenciant qui fonde l’identité dans le miroir - identité en creux, en
manque, etc. Alors que le point-signe c’est la contamination cancéreuse de la théorie des ensembles18
12 Ibid.
13 J. Lacan, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par Jacques AlainMiller, Paris, Seuil, 1973, p. 183.
14 M. de Cervantès, op.cit., p.226.
15 Ibid.
16 Ibid., p. 246.
17 F. Guattari, Ecrits pour L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 184.
18 Ibid., p. 47.
». Ce que Guattari reproche à Lacan, c’est l’impérialisme linguistique qui l’amène à réduire le trait à
une lettre ou à un signifiant structural, le laissant par là dans l’inertie relative de la figure. Dans sa
référence à la théorie des ensembles, c’est à Cantor qu’il pense et à la définition que celui-ci donne de
la « puissance », définition citée dans une lettre d’août 1970 : « Par“ puissance” ou “nombre
cardinal” nous entendons le concept général qui, par le moyen de la faculté active de notre esprit,
surgit de l’ensemble lorsque nous faisons abstraction de la nature, de ses divers éléments et de l’ordre
dans lequel ils sont donnés19 ». Sous la plume de Guattari, la puissance devient ce qui confère au signe
la capacité de produire de nouvelles opérations en poussant le marquage signifiant vers sa limite
abstraite et en traçant des lignes de fuite. S’il y a « contamination cancéreuse », c’est dans la façon dont
la continuité d’un système se propage au-delà de - et à travers - l’ordre positif des termes qui le
composent. Et c’est au trait unaire qu’il reviendrait de soutenir ce mouvement (dénaturaliser le rapport
entre signifiant et signifié, brouiller la fixité de la représentation, etc…) pour l’ouvrir sur le réel de la
dynamique désirante. Dès lors, rien n’empêche d’opérer un rapprochement avec une première
occurrence du performatif dans le texte de Guattari : « Dans une lettre du 16/05/70 je partais de l’idée
que le “signe est l’essence du sexuel”. Mais à la condition qu’on parte d’un signe déterritorialisable audelà de la lettre, ou re-territorialisable archaïquement dans l’image, l’icône, le symptôme, etc.
(Fascisme, hystérie, etc.). Lacan a tout aplati en optant pour une mauvaise linguistique (saussurojakobsonienne) […]. La bi-univocité de la représentation, l’encodage linéaire, l’impérialisme de la
lettre dominante, de l’écriture sur le polyvoque sont tels que le sujet de l’énonciation est aliéné aux
énoncés (le performatif est lié au constatif […] )20 ». Ici, le performatif est tiré du côté de la
déterritorialisation, c’est-à-dire d’une puissance quasi-matérielle de la langue libérant un continuum de
variations et poussant à leur extrême pointe les figures qui organisent nos vies. Dans la performance du
braiement, on assiste bien à une déterritorialisation du corps de l’âne - et de l’homme - qui passe par la
mise en acte d’un trait sonore à travers un processus de « contagion cancéreuse » - produisant en même
temps un symptôme de type hystérique. Il s’agit d’un « point-signe » qui emporte les corps dans une
transformation, et pas seulement d’un signifiant attaché à la représentation - « constative » - d’un état
de choses.
Une telle perspective oriente sur la question du corps et sur la façon dont sa dynamique pulsionnelle se
déploie dans un « réel bricolé » - pour reprendre l’expression de Guattari. Ce processus rencontre de
façon frappante un concept développé plus tard par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, celui de «
devenir-animal ». Les devenirs ne procèdent ni par identification de deux termes positifs, ni par
imitation d’un modèle structural. Ainsi le devenir-animal de l’homme est réel, mais ce qu’il devient
n’est pas un animal réel, c’est une couleur, un son, une ligne. Inversement, de son côté, le devenir-autre
de l’animal est tout aussi réel, sans que l’autre qu’il devient soit réel. C’est pourquoi on a affaire à un «
bloc de devenir », à la coexistence de deux processus pris l’un en l’autre. Ce bloc est toujours
asymétrique et sans correspondance : l’un ne devient l’autre que si l’autre à son tour devient autre
chose. Il n’y a ni ressemblance, ni échange entre les deux termes. Le devenir, non seulement « n’a pas
de sujet distinct de lui-même », mais il n’a pas de terme, puisque « son terme n’existe à son tour que
pris dans un autre devenir dont il est le sujet, et qui coexiste, qui fait bloc avec le premier 21 ». N’étant ni
dans l’un des deux termes, ni dans leur mélange, le devenir est ce qui file ENTRE les deux, composant
une zone d’indiscernabilité. Ce qui frappe, ici, c’est le double mouvement du devenir-âne de l’homme reterritorialisé dans le symptôme - et du devenir-signe de l’âne - reterritorialisé dans l’icône. Si le
devenir consonne avec le trait unaire, c’est qu’il supporte un pur espace différentiel, ouvrant une série
d’inscriptions singulières. D’autre part, la performance du braiement associe ce devenir à la production
d’un reste, d’un excès pulsionnel qui semble excéder les conditions mêmes de l’opération et permettre
un certain nombre de déplacements. Lors de la recherche de l’âne, le souci de l’objet s’efface au profit
de la prime de plaisir liée au fait de braire et d’entendre braire (jubilation narcissique et séduction) ;
mais l’incorporation du trait de l’objet perdu, si elle possède un charme agalmatique, finit par se
renverser en charge d’agressivité à l’occasion des persiflages. Dès lors, la relation spéculaire de départ
(les deux compères en phase) est reconduite moyennant une inversion de signe (duel entre les villages,
entre les brayeurs raillés et les brayeurs railleurs…). D’Eros à Polémos, la pulsion se maintient en se
retournant : ce qui insiste, au sein de la performativité du devenir, c’est une charge pulsionnelle qui
court à travers ses différentes actualisations et excède ses propres conditions signifiantes. Il n’y a pas
loin de ce phénomène à ce que Guattari appelle à plusieurs reprises la « plus-value de code ». Si le
signe soumet le désir à une identification, cette opération produit un excès propre à se déprendre du
19 G. Cantor, cité par F Guattari, ibid., p. 330.
20 F. Guattari, ibid., p. 214-215.
21 Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Editions de
Minuit, 1980, p. 291.
signifiant ; il en va d’un « signe indifférent à sa substance, un signe qui se fout des chaînes discursives
et qui traverse, trans-verse les structures pour constituer à son compte un plan de consistance
subjective22 ».
Au chapitre vingt-sept, Don Quichotte et Sancho Pança rencontrent une troupe du village du braiement,
prête à attaquer des persifleurs. Le chevalier s’érige alors en médiateur, en agent phallique qui entend
pacifier un conflit et dénouer une impasse politique névrotique. Rompant le silence, il introduit son
raisonnement en s’identifiant comme suit : « Je suis, mes bons seigneurs, chevalier errant ; mon métier
est celui des armes, et ma profession celle de favoriser ceux qui ont besoin et de secourir les
nécessiteux23 ». Cet embrayage fixe les conditions censées favoriser la réception de l’énonciation et
construit le référent propre à produire des effets sur l’auditoire. Dans ses notes, Guattari signale
comment les positions de pouvoir tendent à rabattre le sujet de l’énonciation - comme ligne de fuite sur le sujet de l’énoncé - comme substance et représentation : « Par exemple, le directeur d’usine, le
juge diront : “Je vous comprends, mais dans la position que j’occupe je suis obligé de…” Dans la
position qu’il occupe… dans le texte de la loi et des règlements dominants, comme sujet dans les
énoncés dominants. Le sujet de l’énonciation - le monsieur qui parle en chair et en os - est rabattu sur le
sujet des énoncés légaux24 ». Ici, le même mécanisme fonctionne à rebours: reterritorialisée dans la
position du maître, l’énonciation délivre une promesse providentielle au nom de l’image-icône du
chevalier errant, censé jouer comme garantie de vérité et de succès. Le raisonnement se décompose en
deux temps. D’abord, Don Quichotte cherche à désamorcer la violence par une thèse radicale : « […]
aucun individu ne peut offenser une communauté entière, à moins de la défier toute ensemble, comme
coupable de trahison, parce qu’il ne sait point en particulier qui a commis la trahison pour laquelle il la
défie. Nous avons un exemple de cela dans Diego Ordonez de Lara, qui défia toute la ville de Zamora,
parce qu’il ignorait que ce fût le seul Vellido Dolfos qui avait commis le crime de tuer son roi par
trahison. Aussi les défia-t-il tous, et à tous appartenaient la réponse et la vengeance. A la vérité, le
seigneur don Diego s’oublia quelque peu et passa de fort loin les limites du défi ; car à quoi bon défier
les morts, les eaux, les pains, les enfants à naître […] ? […] S’il en est donc ainsi, qu’un seul individu
ne peut offenser un royaume, une province, une république, une ville, une commune entière, il est clair
qu’il n’y a pas de quoi se mettre en campagne pour venger une offense, puisqu’elle n’existe pas25 ». La
thèse de l’inexistence de l’offense s’appuie sur un argument logique : un seul individu que l’on ne peut
pas identifier (« quelqu’un = x ») ne saurait engager la classe entière des individus, sauf à poser un «
jugement infini » (« le pain est un coupable », etc…) ouvrant la classe des objets d’accusation sans
possibilité d’arrêt, donc en l’empêchant de se refermer sur un concept repérable et désignable comme
tel. Ce que suggère Don Quichotte, c’est qu’il existe un point aveugle dans l’identification de l’Autre
comme coupable, une sorte de « trou dans le savoir » - pour reprendre le vocabulaire lacanien - qui
suffit à lever la légitimité de la vengeance - pour autant qu’elle soit comprise dans le cadre d’un duel
entre des groupes. S’il y a inconsistance de l’Autre, c’est une erreur - une représentation imaginaire de se sentir offensé, et il n’y a pas lieu de sa battre. Ensuite, le chevalier déplace la question de
l’identification du côté de l’offensé : « Il ferait beau voir vraiment, que les cazoleros, les auberginois,
les baleinaux, les savonneurs, se tuassent à chaque pas avec ceux qui les appellent ainsi et tous ceux
auxquels les enfants donnent des noms et des surnoms !26 ». Ici, le recours à la catégorie du performatif
prend toute sa force. Etre interpellé comme « auberginois » (il s’agit ici des Tolédans dont le territoire
était fertile en aubergines), c’est se sentir potentiellement insulté; si l’injure est performative, c’est
qu’elle institue la classe même qu’elle est censé désigner, dans un contexte de répétition qui tend à
naturaliser l’identification induite. Précisément, l’acte de langage, s’il assigne une identité qui mord à
même le corps, échoue toujours à totaliser la signification qu’il porte, à la ramasser dans une figure
substantielle. En tant que marque différentielle, c’est un événement non absolu qui rate son objet: un
reste échappe à l’identification, et permet de déjouer sa prise. Nulle fatalité, donc, à coller à ce qu’on
nous dit que nous sommes, et à répondre par la violence… Les seules choses, conclut Don Quichotte,
qui méritent de prendre les armes sont la défense de la foi catholique, de sa propre vie, de l’honneur, du
roi et de la patrie; il reterritorialise ici le discours par une batterie de signifiants dominants, capitonnés
par une référence aux énoncés divins.
Ici, Sancho interrompt son maître pour venir appuyer sa harangue. Un cumul de descriptions renforce
son identification comme point de référence de la valeur et du savoir : « Mon seigneur don Quichotte
22 F. Guattari, op. cit., p. 61.
23 M. de Cervantès, op. cit., p. 247.
24 F. Guattari, op. cit., p. 215.
25 M. de Cervantès, op. cit. p. 248.
26 Ibid.
de la Manche, qui s’appela dans un temps le chevalier de la Triste Figure, et qui s’appelle à présent le
chevalier des Lions, est un hidalgo de grand sens, qui sait le latin et l’espagnol comme un bachelier; en
tout ce qu’il traite, en tout ce qu’il conseille27 […] », etc... En même temps, il fait légèrement vaciller
cette identification en indiquant le passage d’une périphrase à l’autre. Pour instancier les propos de son
maître, il raconte qu’enfant, il brayait avec talent, sans en tirer pour autant ni honte ni orgueil ; ce n’est
pas une preuve de dégénérescence que de braire, ni un motif de colère que d’entendre braire. Il joint le
geste à la parole : « [a]ussitôt, serrant son nez à pleines mains, Sancho se mit à braire si
vigoureusement que tous les vallons voisins en retentirent28 » ; ce qui a pour effet immédiat de
déclencher l’agressivité des villageois, qui se croient moqués et répliquent par les armes. Si le discours
du maître visait à désamorcer une part de jouissance pulsionnelle en agissant sur les sentiments et les
pensées des auditeurs - ce qu’Austin appellerait un « acte perlocutoire » - , l’intervention de Sancho,
lors même qu’elle est au service du maître, provoque son échec et signe le retour dans le réel du corps
de ce reste pulsionnel. En performant le braiement, Sancho incarne le point d’exception interne à
l’universalité idéologique portée par le discours : il s’agit d’un « point-signe » paradoxal qui
transgresse, par ses effets, ce qu’il est censé signifier. Ce qui s’agence, à ce moment du texte, c’est
donc un rapport oblique entre le langage du maître et le corps hystérique. Tout se finit par une
décharge, Sancho est l’âne à abattre, et l’on saura qu’on ne devient pas autre sans frais…
Le dit-vain singe
Juste après le récit de l’aventure du braiement, au chapitre vingt-cinq, on annonce « le singe divin » et
le spectacle de la délivrance de Mélisandre. Ce singe appartient à un joueur de marionnettes, il serait
doté de pouvoirs spéciaux que l’hôtelier décrit comme suit : « Si on lui fait une question, il écoute
attentivement ce qu’on lui demande, saute aussitôt sur l’épaule de son maître et, s’approchant de son
oreille, il lui fait la réponse à la question, laquelle réponse maître Pierre répète sur-le-champ tout haut.
Il parle beaucoup plus des choses passées que des choses à venir, et, bien qu’il ne rencontre pas juste à
tout coup, le plus souvent il ne se trompe pas, de façon qu’il nous fait croire qu’il a le diable dans le
corps29 ». Indissociable du théâtre de marionnettes, le singe devin - et divin - se déplace à travers tout le
pays sur la charrette conduite par son maître; il suscite à chaque fois l’étonnement et l’admiration. Il
s’agit d’un dispositif nomade, qui trame ensemble une chaîne de signes corporels, toute une «
performance » gestuelle, et une série d’événements de parole. Dans le domaine des actions matérielles,
le corps du maître entre en composition dynamique avec celui du singe (main-bouche-oreille) ; dans le
champ de l’énonciation, le langage ne tire son efficience que des traits physiques expressifs du visage
et de la ritournelle qui accompagnent la production du sens : « […] il frappa de la main droite deux
coups sur son épaule gauche. Le singe y sauta d’un seul bond et, approchant la bouche de l’oreille de
son maître, il se mit à claquer des dents avec beaucoup de rapidité. Quand il eut fait cette grimace […],
d’un autre bond il sauta par terre. Alors maître Pierre accourut s’agenouiller devant don Quichotte
[…]30 ». Sans cesse relancé, le dispositif entraîne curiosité ou émerveillement, et fait la fortune de
maître Pierre. Peu s’en faut qu’on y repère ce que Deleuze et Guattari décrivent sous le terme de «
machine ». Dans L’Anti-Œdipe, les « machines » portent la dimension productive du désir en tant qu’il
entre toujours en relation avec un dehors. A tout prendre, le désir est machinique si l’on admet son
caractère créateur et conjonctif : « partout ce sont des machines31 », et ce précisément parce que « tout
est production32 ». Les machines ne peuvent avoir lieu qu’à condition d’entrer sans cesse dans des
relations de couplage et d’association, de sorte que des machines se connectent toujours avec des
machines. Par exemple, une machine, le sein (fonctionnant comme machine source) émet un flux, le
lait, et elle est associée ou branchée sur une autre machine, bouche (machine organe), qui « coupe » en
quelque sorte le flux, c’est-à-dire en prélève un segment pour le consommer. L’agencement productif
est inséparable du devenir intensif des énergies qui font fonctionner les machines. Ici, le dispositif
mobile (théâtre-singe-maître) dessine un circuit qui brouille l’opposition entre la nature et l’artifice, le
naturel et le surnaturel, le corps et le langage ; il porte à plein sur le désir de croire des auditeurs et
opère une production conjointe du réel et des signes.
Précisément, cette production requiert une forme de performativité. L’animal « exprime »
successivement des réponses portant sur l’identité de Don Quichotte (« [..] ô ressusciteur insigne de
27 Ibid., p. 249.
28 Ibid., p. 251.
29 Ibid., p. 227.
30 Ibid., p. 228.
31 G. Deleuze & F Guattari, L‘Anti-Œdipe, Paris, éditions de Minuit, 1971, p. 7.
32 Ibid., p. 10.
l’oubliée chevalerie errante ! O jamais dignement loué chevalier don Quichotte de la Manche […] 33 »),
sur la situation actuelle de la femme de Sancho, et sur la véracité de ce qui est arrivé au chevalier dans
la caverne de Montésinos. De fait, il faut distinguer différents champs temporels : le passé-passé (les
événements révolus, par exemple, l’aventure de Don Quichotte dans la caverne), le passé-présent
(l’ensemble des déterminations historiques qui se ramassent dans la continuité du présent, par exemple
la description des « propriétés » de Don Quichotte), le présent-futur (les situations concomitantes au
moment de l’énonciation, mais hors de portée de la connaissance à cet instant, et qui équivalent donc
sur le plan modal à une sorte de futur). La divination s’applique de façon paradoxale à chacun d’eux.
Dans le premier cas, il y a pour ainsi dire une boucle temporelle qui conjugue l’événement au futur
antérieur. Par sa structure même, l’énoncé divinatoire, en créant une attente, inscrit son contenu dans un
horizon d’avenir : ce qui va être dit, c’est aussi, par une torsion performative, ce qui va être, même si ce
qui est dit a déjà eu lieu; le passé factuel est projeté dans un dispositif d’énonciation qui lui confère sa
signification depuis le futur. Dans le troisième cas, on note l’opération quasi-inverse : la situation de
Thérèse Pança, affectée du même degré d’incertitude qu’un phénomène futur contingent, est présentée,
recréée, sous la forme d’un tableau qui frappe les yeux sans le moindre doute ; le futur modal est
propulsé dans la présence du fait. Dans le deuxième cas, il ne s’agit pas d’un énoncé constatif
représentant la réalité des choses. Le contenu cognitif (« Don Quichotte est x, y, z… ») est enveloppé et
redéployé par l’acte qui l’annonce. Cet acte ouvre une situation dans laquelle Don Quichotte reçoit sa
propre identification de l’Autre sous une forme inversée ; autrement dit, c’est son être même qui est
remis en jeu, à la fois confirmé et ébranlé, dans cette description divinatoire. Pour preuve, le trouble qui
s’ensuit, marqué par une stupéfaction qui laisse place à une prime narcissique (« Car je suis bien ce
même don Quichotte de la Manche que ce bon animal vient de nommer […]. Mais, tel que je suis, je
rends grâce au Ciel qui m’a doué d’un caractère doux et compatissant, toujours porté à faire bien à tous
et mal à personne34 »). Pour un temps, l’acte de langage scinde le présent du chevalier et reconfigure sa
réalité en ouvrant une brèche fugace dans l’identification tautologique de soi à soi. C’est à ce titre qu’il
y a performativité - diabolique - dans la divination. Et si le « dit » du singe est « vain », ce n’est pas
seulement, comme on l’apprend, parce qu’il s’agit d’un artifice destiné à tromper, mais aussi et surtout
du fait du fonctionnement intrinsèque du performatif qui passe par une neutralisation du contenu
représentatif et par une pure opération vide (vanus : « vide, sans substance »). Là encore, on n’est pas
loin de ce que dit Guattari du « signe de puissance [qui] n’est pas une force, il est code et plus-value de
code, c’est-à-dire énergie infinitésimale (différentielle). Le vide de substance du signe lui donne la
plasticité nécessaire pour se « coller » sur le réel. Signe-vacuole.35 ». Un vide en plus, un vide en excès
sur le réel et qui le redessine.
Qu’on puisse décrire ce dispositif à la fois comme machine et comme performance, ce n’est pas anodin.
Dans ses notes, Guattari fournit une définition du « machinique » qu’il glose par une seconde
occurrence du performatif. « L’éternel retour du “machinique”, écrit-il, n’est pas la répétition
mécanique du même au même mais l’éternel retour au machinique, au désir, comme être de la
production et production de l’être, comme artifice de l’être et caractère irréductible de bricolage de
l’être. / Le signifiant structural masque mais n’efface pas la singularité machinique du signe de
puissance. Au niveau de la volonté de puissance la question du sujet ne se pose pas. Ni celle du vrai et
du faux. Ni celle de Chronos et de la mort (Id. dans l’Ics de Freud). / Le sujet, le vrai et le faux, la
négation, le doute, les degrés de certitude viennent avec la bi-univocité de la double articulation (cf.
Freud et le principe de non-contradiction, dans l’Ics). ». En note : « *Cf. Austin, Quand dire c’est faire,
[Paris, Seuil, 1970] et son “performatif” : le problème du contexte n’est pas du vrai et du faux mais de
l’heureux et du malheureux. A comparer avec le “glorieux” de Nietzsche […]36 ». S’il y a éternel retour,
c’est que l’instant de la « divination » appelle sa répétition, au double sens de son intensification dans
le désir de l’autre - Don Quichotte qui se repaît de sa propre identification, un instant troublée - et de sa
réédition dans le futur. Peu importe, au fond, que les énoncés du singe soient vrais ou faux ; ils se
soutiennent d’une puissance traversant les corps et l’espace, et valent par leur succès, par la façon dont
ils produisent un désir heureux et distribuent des procès de subjectivation. C’est à cet égard qu’ils
incarnent un « artifice », un « bricolage de l’être ». Pourtant, le début du chapitre vingt-sept ramène «
les mémorables divinations du singe devin » à l’ordre bi-univoque du vrai et du faux en révélant que
maître Pierre est un charlatan qui s’informe, dans les environs des villages, des histoires et des rumeurs
qui y courent ; il se sert ensuite d’une mise en scène pour obtenir du crédit et de l’argent. La voix
transcendante du Récit déçoit le lecteur en rapportant la déterritorialisation à des coordonnées acquises
33 M. de Cervantès, op. cit. p. 228-229.
34 Ibid., p. 229.
35 F. Guattari, op. cit., p. 69.
36 Ibid., p. 321-322.
- et à un dispositif de pouvoir. Ce faisant, elle dévoile toutefois un autre circuit machinique : le singe et
son maître entrent dans ce que Deleuze et Guattari appellent un « agencement collectif d’énonciation
» (ou « machine sémiotique »), c’est-à-dire une sorte d’organisation impersonnelle de la langue,
indépendante de la « performance » individuelle, qui fait fonctionner les énoncés comme des actes
allouant une place et un rôle aux « sujets » parlants, et participant de la circulation du désir. Ici, il faut
noter que l’introduction à la révélation intègre de façon très particulière une formule performative
consacrée : « Cid Hamet Ben-Engeli, le chroniqueur de cette grande histoire, entre en matière dans le
présent chapitre, par ces paroles : Je le jure comme chrétien catholique… A ce propos, son traducteur
dit qu’en jurant comme chrétien catholique, tandis qu’il était More (et il l’était assurément), il n’a pas
voulu dire autre chose sinon que, de même que le chrétien catholique, quand il jure, jure de dire la
vérité, et la dit en effet, de même il promet de la dire, comme s’il avait juré en chrétien catholique, au
sujet de ce qu’il écrira de don Quichotte; principalement pour déclarer qui étaient maître Pierre et le
singe devin […]37 ». L’énonciation performative, censée engager la vérité de la suite, est pour ainsi dire
court-circuitée. Elle bascule dans le registre constatif, à la troisième personne (« je le jure comme //
[jure] chrétien catholique ») ; dire qu’un chrétien jure, c’est représenter quelque chose qui peut être vrai
ou faux, mais qui n’engage pas directement la subjectivité de celui qui parle. D’autre part, si le serment
du chrétien catholique est suspendu, quant à sa validité, à ce qui caractérise précisément celui-ci
comme chrétien, c’est le désamorcer que de transférer sa validité à la profération du More - qui, selon
toute probabilité, n’est pas chrétien et sachant que l’écart entre les deux dépend justement d’un système
de valeurs distribuant différemment les conditions de recevabilité de la parole donnée. Ce jeu sur l’acte
de langage - mis en tension avec son contexte et ses conditions - se croise avec la complexité de
l’enchâssement des niveaux de discours ( X (Cervantès?) rapporte que Y traduit que Z jure que maître
Pierre, etc …) ; la vérité est frappée d’une certaine indécidabilité, renvoyant le lecteur à une expérience
troublante. S’il apprend bel et bien la vérité sur la divination miraculeuse, il reste qu’il y a cru et qu’il a
consenti à cette croyance ; et le mode de révélation est lui-même artificiel, artificieux… Il y a sans
doute une part de jouissance à se laisser perturber, à laisser vaciller sa position de lecteur et à faire ainsi
de la lecture un véritable événement.
A plusieurs niveaux, il est clair que le performatif possède un pouvoir spécifique. Rien d’étonnant à ce
que Deleuze et Guattari, dans le Plateau 4 de Mille Plateaux (« 20 novembre 1923 - Postulats de la
linguistique ») redéploient autour de lui une nouvelle théorie de l’expression. Selon eux, le langage
n’est pas par essence informatif - dans le sens où il véhiculerait une information idéale préalable ou une
signification première - , ni communicatif - ce qui supposerait une structure donnée d’intersubjectivité.
Le langage est bien plutôt la transmission du mot fonctionnant comme mot d’ordre, cette fonction étant
coextensive au langage. Ils étendent les analyses d’Austin sur le performatif à l’ensemble des énoncés.
Le rapport intrinsèque entre énoncé et action, entre le discours et ses présupposés implicites ou non
discursifs, constitue alors une pragmatique présupposée par toutes les autres dimensions du langage.
Les « mots d’ordre » désignent le rapport de tout mot ou de tout énoncé avec des présupposés
implicites, au sens des actes de parole qui s’accomplissent dans l’énoncé. Selon Deleuze et Guattari, il
n’y a pas d’énoncé qui ne présente ce rapport, de sorte que l’on peut considérer le langage comme un
ensemble de mots d’ordre. Le rapport entre l’énoncé et l’acte peut être qualifié de redondant: un énoncé
nous dit quelque chose, et nous avertit implicitement, en l’affirmant, qu’il faut que cela soit et que nous
le recevions comme tel. La redondance du mot d’ordre constitue une forme primaire ou implicite du
langage qui pourvoit des significations dominantes et un ordre établi d’assujettissement dans un champ
social donné. Il n’y a donc pas à proprement parler d’énonciation individuelle ni de sujet d’énonciation,
ou du moins seulement dans la mesure où l’agencement collectif impersonnel l’exige et le détermine.
Deleuze et Guattari complètent cette définition nominale par une définition « réelle » : les mots d’ordre
performatifs désignent « l’ensemble des transformations incorporelles ayant cours dans une société
donnée et qui s’attribuent aux corps de cette société38 » en introduisant de nouveaux découpages entre
les corps. L’ « exprimé » d’un énoncé (par exemple, une sentence de mort) est un « acte », un pur acte
instantané qui s’attribue aux corps. « Les corps, expliquent-ils, ont un âge, une maturation, un
vieillissement; mais le majorat, la retraite, telle catégorie d’âge, sont des transformations incorporelles
qui s’attribuent matériellement aux corps39 ». Les mots d’ordre s’intercalent dans le développement
réel, interviennent dans le processus continu de transformation des corps. Il faut donc faire intervenir
les circonstances, mais Deleuze et Guattari nous avertissent qu’il ne s’agit pas seulement de
circonstances extérieures. « Je le jure » n’est pas le même, suivant qu’on le dit en famille, à l’école,
dans un amour: ce n’est pas la même situation des corps, mais ce n’est pas non plus la même
37 M. de Cervantès, op. cit., p. 244.
38 G. Deleuze & F. Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 102.
39 Ibid.
transformation incorporelle (le même énoncé). Il y a des variables d’expression immanentes à la langue
que la pragmatique doit dégager.
Il n’y a pas de rapport de description ou de représentativité au sens où l’état de choses serait le référent
du signe, mais l’énonciatif et le corporel, bien qu’indépendants, se situent sur le même plan
d’immanence, le même champ de réalité tramé par les mouvements de production du désir. L’énonciatif
intervient en quelque sorte dans le corporel et c’est un acte de langage tel que « la chaîne des
transformations instantanées va s’insérer tout le temps dans la trame des modifications continues 40 ».
L’indépendance fonctionnelle entre les mots et les choses n’empêche pas une présupposition réciproque
et un passage incessant de l’un à l’autre : « les signes travaillent les choses elles-mêmes, en même
temps que les choses s’étendent ou se déploient à travers les signes. Un agencement d’énonciation ne
parle pas “des” choses, mais parle à même les états de choses41 ». Bien plus, Deleuze et Guattari
mettent l’accent sur le double mouvement que subordonne le mot d’ordre de nature performative : s’il
énonce une « sentence de mort42 », c’est-à-dire nous fige dans une certaine configuration productrice de
limites et fait de nous un sujet distinct (c’est le fait du signe linguistique, mais de bien d’autres régimes
de signes), il apparaît aussi comme un « message de fuite43 », il ouvre sur une ligne de fuite, une
échappée qui n’est pas une réaction contre le mot d’ordre, mais se trouve bien plutôt compris en lui,
comme une autre face. Le devenir incessant des corps, leur mouvement « machinique » de production
et les multiples connexions qui se créent entre eux sont arrêtés dans des organisations normatives
(l’organisme, l’espèce, l‘identité…), qui opèrent à titre de « figures » des découpages et des séparations
: « C’est toujours par quelque chose d’incorporel qu’un corps se sépare et se distingue d’un autre. En
tant qu’elle est l’extrémité d’un corps, la figure est l’attribut non corporel qui le limite et le finit : la
mort est Figure44 ». Mais le mot d’ordre, qui donne un contour net au mélange des corps, ne doit pas
être réduit à une sentence de mort, car il est à son tour soumis à des variations qui ouvrent la voie à des
« passages à la limite » (devenir-âne de l’homme, devenir-signe du singe…) : il y a dans le mot d’ordre
la possibilité même d’une fuite, d’une refiguration hétérogène - Deleuze et Guattari emploient dans ce
sens le terme de « déterritorialisation » - qui pourrait libérer un continuum d’intensités et de variations.
Poupées performatives
Au prodige du singe devin succède, au chapitre vingt-six, la représentation du théâtre de marionnettes.
Derrière les tréteaux, maître Pierre fait jouer les « figures de la mécanique 45 », tandis qu’un petit garçon
sert d’interprète et commente les « mystères46 » de la représentation. Il s’agit par certains côtés d’une
mise en abyme parodique de la propre quête de Don Quichotte : le seigneur Don Gafeïros part délivrer
son épouse Mélisandre, captive des Mores en Espagne ; à peine réunis, les amants sont pourchassés par
une nombreuse cavalerie. A ce spectacle, Don Quichotte réagit très violemment : « […] il dégaina son
épée, d’un saut s’approcha du théâtre, et, avec une fureur inouïe, se mit à faire pleuvoir des coups
d’estoc et de taille sur l’armée moresque des marionnettes, renversant les uns, pourfendant les autres,
emportant la jambe à celui-là et la tête à celui-ci47 ». Dans une première approche se pose la question de
la « folie » de Don Quichotte et du cadre de compréhension de son passage à l’acte. Lacan introduit une
distinction entre l’acting out et le passage à l’acte48 : le premier désigne un acte qui demeure compris
dans la sphère symbolique, qui possède un sens et qui pourra être repris dans une verbalisation, tandis
que le second implique une faillite de la pensée face à un état de tension psychique intolérable. Il
transgresse les limites mêmes ordonnant l’intelligibilité de l’humain dans la scène du langage ; l’agir
viendrait alors comme une réponse temporaire, mais radicale, à la défaillance de cette fonction
symbolique. C’est ce qui justifie ses affinités avec la psychose. Dans celle-ci, c’est le rejet hors de la
scène symbolique d’un signifiant originel - qu’on peut appréhender, comme on l’a dit, sous les espèces
de l’identification phallique et de ce qui vient nommer le sujet en propre - qui entraîne sa réapparition
dans le réel sous forme hallucinatoire. Ce réel peut être celui du corps, envahi d’intensités multiples qui
induisent une expérience de morcellement, de dissolution, ou d’un Autre extérieur menaçant, porteur
d’une violence très difficile à soutenir. Du côté de la question de l’identité, il y a rupture de
40 Ibid., p. 110.
41 Ibid.
42 Ibid., p. 136.
43 Ibid., p. 137.
44 Ibid., p. 136.
45 M. de Cervantès, op. cit., p. 233.
46 Ibid.
47 Ibid., p. 239.
48 J. Lacan, L’acte analytique, 1967/68, séminaire inédit.
l’identification phallique, mais précisément au sens où elle permettait au sujet d’effectuer une
distanciation, c’est-à-dire d’éprouver que les mots et les images ne sont pas ce qu’ils représentent et
qu’il existe entre eux et le réel de leur objet un écart impossible à suturer ; une telle distanciation
permet à tout un chacun de s’inscrire dans l’univers des signifiants et de vivre avec les autres. En
d’autres termes, c’est parce que chaque élément de la chaîne signifiante est non-identique aux autres
ainsi qu’à son objet qu’un sujet se rend capable de (se) représenter le monde, et par là de s’identifier et
de se repérer comme sujet. Dès lors, Lacan insiste, dans le sillage de Freud, sur le fait que le mot, dans
la schizophrénie, est amputé de son pouvoir différentiel qui le sépare des choses et ouvre la condition
même de la signification ; il est vécu dans une stricte identité de soi à soi, identité quasi-matérielle qui
le rabat violemment sur le réel du corps en l’affectant d’une valeur ravageante. Quand le langage est
suturé, c’est-à-dire quand les mots sont pris à la lettre et traités pour ainsi dire comme des choses, le
corps est envahi d’une charge potentiellement disruptive, faute d’un nouage tenable entre la jouissance
et le langage; d’où le risque de passage à l’acte. Ici, Don Quichotte se montre capable de reprendre
verbalement son acte ; mais c’est pour fournir un descriptif quasi-clinique qui rappelle certains aspects
de la psychose : « A présent je finis par croire, s’écria don Quichotte, ce que j’ai déjà cru bien des fois,
que ces enchanteurs qui me poursuivent ne font autre chose que me mettre devant les yeux les figures
telles qu’elles sont, pour me les changer et transformer ensuite en celles qu’il leur plaît. Je vous assure,
vous tous seigneurs qui m’écoutez, qu’il m’a semblé réellement, et en toute vérité, que ce qui se passait
là se passait au pied de la lettre, que Mélisandre était Mélisandre, don Gafeïros, don Gafeïros, Marsilio,
Marsilio, et Charlemagne, Charlemagne. C’est pour cela que la colère m’est montée à la tête, et, pour
remplir les devoirs de ma profession de chevalier errant, j’ai voulu donner aide et faveur à ceux qui
fuyaient. C’est dans cette bonne intention que j’ai fait tout ce que vous avez vu. Si la chose a tourné à
rebours, ce n’est pas ma faute, mais celle des méchants qui me persécutent. 49 ». Don Quichotte
schizophrène paranoïde? Il témoigne d’une vision hallucinatoire qu’il rattache à une pathologie de
l’identification: rien ne distinguant plus la fonction du signe de l’écart qu’il est fait pour fixer, le mot se
rabat sur la chose et la figure sur l’être. Alors qu’il est censé fournir les conditions d’une identification,
mais en tant que cette identification est, dans l’ordre du langage et de la représentation, toujours
différentielle, le signe se conjoint au réel dans une apothéose catastrophique de l’identité. Cet effet de
suture produit une violence pulsionnelle réelle dans le corps, violence que le chevalier tente de cerner
par les images d’un Autre persécuteur.
Toutefois, est-on bien fondé à poser un tel diagnostic sur Don Quichotte, c’est-à-dire à objectiver sa «
folie » en la traitant comme une entité réellement déterminée, et fondée dans une stricte individualité ?
C’est oublier que ce que nomme « Don Quichotte » est construit dans les limites immanentes du récit,
et n’émerge comme tel qu’au sein d’un agencement de signes dont il faut examiner la puissance
spécifique. Précisément, cet agencement mobilise un certain type d’opération performative, interne à la
syntaxe de la narration et non exempt d’ambiguïtés. Privé de son pouvoir de représentation, le signe ou plutôt le dispositif sémiotique composé de l’image des marionnettes et des propos du petit garçon bascule dans un « réel », ou, du moins, dans le « réel » que lui assigne l’économie du discours, se fait
événement en mordant à même le corps, et se convertit, par un court-circuit saisissant qui abolit la
distance entre sujet et objet, en acte radical. Tout se passe comme si le signe figuratif était précipité sur
son référent supposé dans une chaîne d’équivalences qui fait de l’image (visuelle et sonore) un acte et
qui brise la logique orthodoxe de la représentation: image de l’être = être de l’objet, figure-événement
=> acte de « Don Quichotte ». D’où une confusion sensible dans la syntaxe même du récit, qui
télescope subrepticement différents niveaux de référence : « Quand don Quichotte vit toute cette cohue
de Mores et entendit tout ce tapage de fanfares, il lui sembla qu’il ferait bien de prêter secours à ceux
qui fuyaient. Il se leva tout debout et s’écria d’une voix de tonnerre […] 50 ». S’il y a performance, ce
n’est pas sans soulever des paradoxes de taille. D’une part, cet agencement confère aux signes une
efficience propre, le signe se fait événement (les poupées s’animent, le récit s’indétermine…), mais cet
événement induit et englobe un « acte » qui vient pulvériser l’univers même des signes (représentation
théâtrale et narration de l’enfant) en ouvrant sur un déchaînement pulsionnel qui ne laisse que les restes
et les corps démembrés des marionnettes. D’autre part, si Don Quichotte performe quelque chose, c’est
d’abord une image de lui-même : il met en acte une figure du « chevalier errant », rigidifiée en idéal, et
se conforme à ses attendus, à son système de valeurs et de serments - sachant que ceux-ci ne prennent
justement corps et sens que dans cette actualisation (« pour remplir les devoirs de ma profession de
chevalier errant […]51 »). Il semblerait alors que le performatif soit déporté du côté de la figure, c’est-àdire d’une image stratifiée dans une organisation définitive. « La mort est Figure », rappellent Deleuze
49 M. de Cervantès, op. cit., p. 241.
50 Ibid., p. 238-239.
51 Ibid., p. 241.
et Guattari ; chevalier de la Triste Figure, Don Quichotte est aussi chevalier de la Mort quand l’acte se
referme sur une image et sème la destruction. Pourtant, telle qu’elle est mise en œuvre dans la
dynamique globale du récit, cette opération est passible d’une autre lecture - ou pointe du moins vers
une autre potentialité. Comme agent de déterritorialisation, elle attire l’attention sur la « puissance » du
signe et sur la façon dont le dispositif que nomme « Don Quichotte » en vient, de proche en proche, à
bousculer les formes familières de la représentation et de la signification. « La déterritorialisation, écrit
Guattari dans une lettre à Deleuze de décembre 1970, c’est le passage des figures du contenu au réel. Il
n’y a pas de substance du réel mais une transduction du réel qui autorise la transcursion des
métalangages […] / La discursivité est une résistance qui coupe la praxis de sa prise sur les
transductions, qui les capte dans les productions, etc. / Curieusement ce que Freud reproche aux
schizophrènes, à savoir l’investissement sur des mots plutôt que sur des objets, est tout à fait faux :
c’est le normal qui investit des discursions plutôt que des trans-cursions. / Le schizo annonce une
refondation possible des signes de puissance52 ». Par le mouvement de déterritorialisation, il semble
permis d’envisager, à la pointe extrême des figures qui organisent et délimitent l’identité et la vie, un
processus de métamorphose qui conjoigne corps et signes, matériel et sémiotique, sur un même plan
d’immanence où se dissoudraient les formes instituées, à savoir « dans une seule et même matière qui
servira d’expression comme puissance incorporelle, mais également de contenu comme corporéité sans
limites53 ». Le passage des figures au réel, telle est la « transduction » que laissent se profiler en
filigrane - et de façon précaire - le passage à l’acte du chevalier et la mutilation des poupées-icônes…
Il reste une dernière occurrence, explicite et littérale, du performatif. Après le désastre, Don Quichotte,
apparemment lucide, se sent lié par l’obligation de réparer le tort et s’engage à rembourser les
marionnettes, dans une énonciation qui obéit à la structure de la promesse : « Que maître Pierre voie ce
qu’il veut demander pour les figures détruites; je m’offre à lui en payer le prix en bonne monnaie
courante de Castille54 ». Malheureusement, l’opération court à l’échec… Dans Le scandale du corps
parlant - Don Juan avec Austin ou la séduction en deux langues, Shoshana Felman relit Austin à la
lumière du mythe de Don Juan, en passant par une référence à la psychanalyse, pour mettre en évidence
une relation oblique entre le corps et la parole ; elle part d’une théorie de la promesse exemplifiée par
Don Juan en tant qu’il n’a de cesse de faire des promesses de fidélité et de mariage tout en les rompant
de manière répétée55. Selon elle, la théorisation de l’acte de langage est liée à la fragilité de la promesse
(les vœux de mariage et la comédie qui leur est inhérente) et à la manière toujours incertaine dont le
discours voudrait représenter consciemment la sexualité. D’une part, il appartient à la promesse
d’engager le corps à adopter un type déterminé d’attitude par des actions répétées (fidélité,
soumission…) ; c’est ainsi que le discours est à l’œuvre à même le corps en tant que corps désirant: «
C’est là que le discours devient l’accomplissement (enactment) du désir56 » - le terme enact pouvant
être aussi traduit par « réaliser » au sens où il est question du pouvoir du discours performatif de «
réaliser » ce qu’il dit. D’autre part, à considérer le corps dans sa dimension pulsionnelle inconsciente, il
est manifeste qu’il opère à l’encontre de l’intention, de la visée intentionnelle cherchant à l’obliger. La
tension entre la subordination du corps inscrit dans l’acte délibéré de langage et l’irréductibilité ce
corps qui déjoue la signification consciente à travers les processus de désir conduit à cliver la notion de
subjectivité : en tant qu’assemblage hétérogène de conscience (promesse) et d’inconscient (désir), ce
qu’on appelle le « je » ne peut pas passer pour sa propre fondation ni comme une entité souveraine
représentée en tant que telle dans le langage : « Le “Je” est ainsi embarrassé par sa propre
proclamation, car il cherche à se représenter lui-même, mais trouve qu’il est davantage que ce en quoi
il est représentable.57 ». C’est précisément cet « excès », ce qui déborde la scène de l’énonciation
consciente dans le moment même de son accomplissement, qui est signifié par le corps et qui fait que
ce corps interfère avec chaque promesse. Dans le cas de Don Quichotte, le mécanisme de
l’engagement, même s’il ne se laisse pas superposer à ce processus, y fait écho par certains aspects. En
promettant réparation, le chevalier prétend formuler une intention transparente à elle-même et lier le
corps par une prescription interne à l’énonciation - ne serait-ce qu’en contenant le flux pulsionnel qu’il
a libéré. Pourtant, au fur et à mesure que les figures sont examinées et que les dédommagements sont
négociés, sa passion de l’identification, retenue dans les rets des signifiants, reprend le dessus et vient
troubler le discours en faisant dérailler la communication intersubjective : « Holà ! s’écria don
52 F. Guattari, op. cit. p. 218.
53 G. Deleuze & F. Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 138
54 M. de Cervantès, op. cit., p. 241.
55 Shoshana Felman, The Scandal of the Speaking Body - Don Juan with J. L. Austin or Seduction in
Two Languages, by the Board of Trustees of the Leland Stanford Junior University, California, 2002.
56 Ibid., p. 118, c’est nous qui traduisons.
57 Ibid., p. 119.
Quichotte ; […] Il ne s’agit donc pas de me vendre un chat pour un lièvre en me présentant ici
Mélisandre borgne et camuse, tandis qu’elle est maintenant en France à se divertir avec son époux entre
deux draps. Que Dieu laisse à chacun le sien, seigneur maître Pierre, et cheminons tout de pied et
d’intention droite.58 ». Si la promesse véhicule une intention, elle est rapidement subvertie par le désir «
fou » de Don Quichotte, à savoir le désir, inaperçu comme tel et dans sa totalité, de suturer langage et
réalité (lors même que le chevalier se défend d’être dupe des mirages de la fiction…) ; ce désir est
supporté par le corps en tant que le corps signifie justement ce qui n’est pas intentionnel et qui vient
excéder les conditions performatives de l’énonciation. En donnant sa parole, Don Quichotte effectue un
acte de discours qui échoue du fait du surgissement d’une force inconsciente ; ici, cet inconscient se
donne pour ainsi dire « à ciel ouvert », dans un excès pulsionnel qui marque le je d’une « schize »
radicale.
Des formules littérales aux structures du récit, en passant par la performativité psychique et par la
performance gestuelle et corporelle, le performatif se décline sur une gamme qui va bien au-delà de la
question du signe linguistique et qui s’étend à toutes sortes d’autres « machines sémiotiques ».
Toutefois, deux traits majeurs semblent insister à chacun de ces niveaux : opérateur de mouvement et
de différenciation, il appuie son efficience sur la production d’un reste (excès, vide en plus, plus-value
de code, etc…) qui marque précisément l’échec du signe à totaliser la référence et à représenter le réel
de manière absolue ; en même temps, la déterritorialisation performative inclut certaines
reterritorialisations (symptôme, icône, ruses du pouvoir, discours du maître, pathologies de
l’identification…) comme sa possibilité la plus proche et son risque le plus évident, ce qui requiert
vigilance et habileté. A cheminer en compagnie de Don Quichotte et de Sancho, il est devenu clair que
ces propriétés ont partie liée avec la question de l’identité en ce qu’elle porte à cru sur celle du sujet : le
désir affleure, insiste ou explose en un point où la version substantialiste de l’identité vacille - fût-ce
partiellement et provisoirement. Il est facile d’en entrevoir les conséquences esthétiques, cliniques, et
politiques. Esthétiques, dans la mesure où le registre de la performativité décale la logique de la
représentation du côté d’une pratique du signe comme événement et d’un certain type d’énonciation
corporelle irréductible aux mots d’ordre de la Figure; cliniques, parce qu’il interdit de réduire le sujet à
une entité homogène, transparente à soi et à ses intentions, qu’il incite à aborder certaines productions
symptomatiques sans les objectiver d’emblée dans une classification à la troisième personne, et qu’il
met sur la voie d’un abord renouvelé de la créativité psychique ; politiques, car il montre comment la
passion de l’identité, comprise comme unité illusoire et fermeture de la question de l’être, est source
d’agressivité et de haine, et comment la reconnaissance d’un point aveugle au sein de toute universalité
discursive et idéologique peut permettre de dénouer certaines impasses. Mais laissons là, pour un
temps, ces considérations, laissons même Sancho s’enfuir sur son âne loin des brayeurs, et retrouvons
notre chevalier à la toute fin de son errance. Rentré chez lui après ses sorties malheureuses et ses
déboires, et recouvrant une manière de lucidité, Don Quichotte choisit, avant de mourir, de changer de
nom : cessant de s’appeler Don Quichotte de la Manche, il reprend son nom véritable d’Alonso
Quijano, dit le Bon, en déclarant que ce sont les romans de chevalerie qui lui ont tourné la tête…
Ultime « performance », que rien n’oblige à comprendre comme l’assomption d’une identité
authentique, mais peut-être comme la façon la plus pure, la plus radicale, de mettre en jeu son être dans
sa précarité, dans son insaisissabilité mêmes, et de faire de ce jeu quelque chose comme un acte.
Jacques Brunet-Georget
58 M. de Cervantès, op. cit., p. 242.