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Girl
Banksy Girl Balloon Creative Commons par Dominic Robinson
Banksy
Balloon
Street art : un bien commun ?
Action et Recherche Culturelles
Analyse
2013
Street
art : un bien commun ?
Titre entête
Ces derniers mois, plusieurs fresques murales du graffeur Banksy ont été
découpées des murs sur lesquels elles avaient été peintes, pour être
vendues aux enchères à de riches collectionneurs. Si l’initiative est légale,
elle n’en pose pas moins la question de l’appartenance du Street art. Celuici est-il une marchandise comme une autre ou doit-il être érigé au statut de
bien commun ?
Fin juillet 2013, la canicule règne sur Londres. Mais ce n’est pas cela qui provoque
l’émoi parmi les habitants du quartier de Tottenham. L’émotion est ailleurs : la fresque
du graffeur britannique Bansky, qu’ils pouvaient admirer quotidiennement, a disparu !
Le mur sur lequel le pochoir avait été apposé a tout bonnement été découpé…
L’œuvre en question, intitulée No Ball Games (Pas de jeu de balle), représentait des
enfants jouant avec un écriteau « interdisant de jouer au ballon ». En juin, une autre
œuvre, du nom de Slave Labour (Esclave du travail), représentant un gosse agenouillé
en train de coudre des drapeaux britanniques, avait déjà été subtilisée. Les auteurs des
faits ne sont pas des racailles de basse classe ou autres voleurs de la pire espèce. Non !
La responsable de ces faits est la société d’événements et conciergerie de luxe Sincura,
qui se targue par ailleurs de pouvoir obtenir l’inaccessible pour sa fortunée clientèle.
Le pochoir Slave Labour aurait d’ailleurs été vendu 867 000 euros à un riche
collectionneur. Et même si Sincura se vante de vouloir préserver ces graffs de la
détérioration, personne n’est dupe ! La plupart des fresques murales de Banksy sont
d’une part assez monumentales, plutôt figuratives, réalisées en milieu urbain et
clairement porteuses de messages sociétaux et de questionnements, avec un sens de
l’humour qui ne gâche rien. A priori, elles n’étaient guère destinées à survivre ad vitam,
puisqu’elles ont été réalisées en rue. Mais elles n’étaient pas censées non plus devenir
le dernier joujou des collectionneurs d’art, aussi sensibles soient-ils à la beauté de ces
réalisations.
Discutable, mais légal !
Aussi choquant qu’un tel acte puisse être pour les habitants des quartiers où les
pochoirs ont été enlevés, ceci s’est fait en toute légalité, puisque le propriétaire des
murs graffés ont accepté que ceux-ci soient découpés et vendus. Un vide juridique
règne, relativement à ce type d’actes. Les propriétaires d’immeubles sont, de fait, libres
d’en vendre une partie... Ils sont d’ailleurs, par ricochet, responsables des actes illégaux
commis sur leurs murs ! Car, rappelons-le, les graffitis, ceux de Banksy y compris, sont
illégaux. Raison pour laquelle l’artiste et d’autres graffeurs célèbres ne signent pas leurs
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œuvres. Les propriétaires d’immeubles tagués sont tenus de nettoyer leur bien ou,
dans certaines villes qui disposent du service adéquat, de demander que les pouvoirs
publics s’en chargent. Ces derniers, dans leur grande majorité, estiment que les graffitis
sont synonymes de vandalisme et induisent un sentiment d’insécurité. En tout cas, le
maire de New York à l’époque, Michael Bloomberg, ne s’est pas vu particulièrement
honoré des pochoirs apposés dans différents quartiers par Banksy puisqu’il a affirmé,
en octobre dernier : « les graffitis dégradent les propriétés, c’est un signe de
décadence et de perte de contrôle. Je pense qu’il y a des places pour l’art et d’autres
qui ne le sont pas ». Voilà qui est clair ! En poussant le raisonnement dans ses
retranchements, l’on peut se demander si les pouvoirs publics ont le droit d’imposer le
nettoyage d’un mur graffé1, pourquoi le propriétaire de l’immeuble concerné, n’aurait-il
pas quant à lui le droit de le retirer de son mur pour le vendre ?
Artiste de rue, messager citoyen ?
Si d’un point de vue légal, il n’y a rien d’autre à ajouter actuellement sur le sujet, d’un
point de vue éthique, l’on peut par contre se poser cette question : à qui appartient le
Street art ? Cette forme d’expression n’est pas neutre. Elle s’inscrit généralement dans
un contexte social, dont s’emparent les artistes qui choisissent les murs des rues, pour
faire passer leurs messages au plus grand nombre. Nous ne parlons pas ici de simples
tagueurs, dont le simple plaisir consiste à clacher les murs de leurs signatures pour
marquer leur territoire, sans autre forme de considération. Il n’est pas non plus ici
question d’entrer dans la polémique de la reconnaissance du graffiti comme art ou non,
puisque le marché l’a déjà fait à notre place. Par contre, l’on peut s’interroger sur la
marchandisation de créations destinées, à l’origine, à susciter la réflexion de la
population ou des instances publiques face à des inégalités sociales, à des questions
d’ordre politique ou sociétales. Est-il juste de laisser le marché de l’art s’emparer
d’expressions créatives qui ne lui étaient pas destiné ?
Banksy est demeuré muet sur la marchandisation de ses œuvres. Mais ses récentes
frasques new-yorkaises peuvent être interprétées comme une réponse à ce
phénomène. En octobre dernier, l’artiste s’est lancé dans une série de fresques peintes
sur les murs de plusieurs quartiers de la Big Apple2. Intitulée Better Out Than In. An artits
residency on the streets of New York (littéralement, « Mieux vaut dehors que dedans. Un
artiste en résidence dans les rues de New York »), sa campagne de graffs américaine a
duré un mois, au cours duquel il s’en est donné à cœur joie sur les murs de différents
quartiers de la ville. Très variés au niveau thématique, ses nouveaux pochoirs montrent
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Les graffiti et tags sont interdits par les instances publiques. Leurs auteurs s’exposant à des amendes s’ils sont identifiés. Les
règlements de police imposent généralement aux propriétaires d’immeubles de nettoyer les tagages et graffitages dont leur bien a
fait l’objet. A Liège, par exemple, l’article 2 du règlement de police prévoit que « tout propriétaire d’un bien immobilier visible
depuis la voie publique est tenu de le maintenir dans un état exempt de tout tag, graffiti ou inscription quelconque ». Le
propriétaire peut procéder au nettoyage lui-même, en faisant appel à une société de nettoyage spécialisée ou à la brigade anti-tag
du Service de la Propreté publique de la ville, qui se chargera du nettoyage gratuitement.
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Résumé de son épopée new-yorkaise avec quelques « audio-guides » sur www.banksyny.com
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ici des enfants inscrivant sur un mur Graffiti is a crime (le graffiti est un crime), là une
représentation de deux tours qui font furieusement penser à celles du World Trade
Center, flanquées d’une fleur à la place de l’impact de l’avion.
Street Art pour quoi ? Pour qui ?
Se jouant des codes propres aux galeries d’art, Banksy a également créé une galerie de
rue temporaire lors de son séjour new-yorkais, avec deux imposants tableaux disposés
sous un pont de la West 24th street, accompagnés d’un banc et de rafraîchissements
destinés aux visiteurs. L’engouement fut tel, que la police dû s’imposer sur les lieux et
restreindre le temps passé devant l’œuvre à 5 minutes par personne, pour éviter tout
débordement. Preuve, s’il le fallait, que le Street art permet aussi de mettre l’art à la
portée de citoyens, qui n’ont pas toujours l’occasion de fréquenter les galeries ou
musées.
Evidemment, la polémique ne serait pas aussi vive, si l’artiste n’était pas reconnu sur le
marché de l’art. Les œuvres de Banksy ont aujourd’hui acquis une forte valeur
marchande, quoique subjective, comme le sont généralement les cotations des œuvres
d’art contemporain. Si l’artiste ne s’exprime pas dans les médias à ce sujet, il aime faire
des pieds de nez au système et c’est encore ce qu’il fit en vendant certaines de ses
œuvres au rabais, par rapport à leur prix sur le marché de l’art. Toujours durant sa
présence à New York, en octobre dernier, et sans prévenir quiconque de son
initiative, il a érigé un stand improvisé dans Central Park, pour vendre plusieurs toiles
avec des graffs originaux, pour 60$ chacun ! De quoi faire s’étrangler les
collectionneurs qui se sont arrachés ses fresques murales à coup de millions de
dollars !
Si l’on estime que le Street Art n’est pas un objet marchand comme un autre, quel est
son but ? Embellir nos villes souvent trop maussades ? C’est en effet parfois l’objectif
poursuivi par certains artistes qui œuvrent dans une démarche de « guérilla », avec
pour optique de nous questionner sur la place des chancres urbains. De rares
initiatives publiques permettent aux graffeurs d’être reconnus dans leur art. L’on songe
notamment aux graffs commandés par la Ville de Bruxelles pour décorer certaines
stations ferroviaires ou certaines boîtes à vêtements des Petits Riens, qui ont
également été décorées avec des graffitis afin de donner un peu de couleur à nos rues.
Mais le but premier de beaucoup de graffeurs est de faire passer un message social, en
s’appropriant la rue comme scène d’expression. C’était précisément la démarche de
Banksy lorsqu’il a dessiné les pochoirs londoniens subtilisés l’été dernier ou lorsqu’il a
récemment écrit Ghetto 4 life (Ghetto pour la vie) sur un mur du Bronx, à New York.
Cela pose la question de la marchandisation des créations artistiques originellement
subversives, d’une part, et créées pour vivre et véhiculer un message dans l’espace
public, d’autre part. Ces « œuvres messagères » sont censées pouvoir être vues par le
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plus grand nombre et n’appartenir à personne. Il s’agit donc bien, d’un point de vue
éthique, d’une confiscation d’un bien artistique commun.
Mon message n’est pas à vendre !
Par ailleurs, n’est-ce pas le comble de l’excentricité du marché de l’art que de vendre à
coup de milliers de dollars des graffs illégaux ? Ceux-ci ne perdent-ils pas d’un seul
coup leur dimension subversive, dès lors qu’ils se retrouvent dans les salons de lofts de
riches collectionneurs ? Et si leurs auteurs ont choisi la rue comme « lieu
d’exposition », comme vitrine de leur message sociétal et citoyen, ce médium ne peutil pas, dans ce cas-là, être assimilé à l’espace public ? Voire être considéré comme
partie prenante du patrimoine local ? Evidemment, reconnaître cela, reviendrait à
octroyer un laisser-passer aux graffeurs, qui pourraient y voir un passeport pour
l’impunité et graffer les murs des villes à tout va. Tous n’ont pas forcément la trempe
et le concept d’esthétisme d’un Bansky ou d’un Jef Aérosol, autre artiste pochoiriste
français. Et il n’est pas non plus question de donner un permis sans conditions de
graffer les murs de nos villes, aussi jolis soient-ils. Par contre, lorsque le Street art
ajoute une touche poétique au sein de quartiers délabrés ou que des artistes reconnus
leurs offrent leurs créations, lorsque celles-ci deviennent partie intégrante du
patrimoine local, le fait de permettre à des entreprises marchandes de se les
approprier consiste à reconnaître la toute-puissance de l’argent et à nier, tant la
démarche de l’artiste, que le plaisir et la réflexion que cela induit chez les habitants des
quartiers concernés.
Sandra Evrard
Chargée de Recherche à l’ARC asbl
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Publié avec le soutien du service
de l’Éducation permanente de la
Fédération Wallonie-Bruxelles
Editeur responsable : Jean-Michel DEFAWE
© ARC a.s.b.l. - rue de l’Association 20 à 1000 Bruxelles
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