Entre Coran et pop-culture, un Américain cultive au Liban l`art de la

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Entre Coran et pop-culture, un Américain cultive au Liban l`art de la
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AVRIL 2015 • LA CITÉ
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LA CITÉ • AVRIL 2015
Entre Coran et pop-culture,
un Américain cultive au Liban
l’art de la calligraphie
Unis... Le drapeau, le serment d’allégeance, la
statue de la liberté... tous ces emblèmes qui relèvent, selon les points de vue, du patriotisme
ou de la propagande.»
La calligraphie reste un art spirituel.
«Beaucoup de calligraphes sont des musulmans dévots. La plupart de leurs créations sont
liées à Dieu, au Coran ou aux hadiths... Quand
je travaille avec le Coran, je fais très attention,
je ne montre ni animaux ni êtres humains.» À
l’occasion d’un colloque entre calligraphes du
monde entier, organisé par le gouvernement
algérien, Everitte a pu tisser des liens avec ses
confrères: «À première vue, j’étais le seul nonmusulman. Tout le monde m’a soutenu dans
mon travail. Ils tenaient à m’aider en me donnant des astuces, heureux qu’un Occidental
montre le côté positif de l’islam. La calligraphie est un art pieux, mais ceux qui le servent
sont heureux qu’une personne venue d’ailleurs
s’y intéresse et le pratique.»
STAR WARS, PULP FICTION, MALCOM X
Everitte Barbee, 26 ans, a trouvé sa voie au Moyen-Orient.
Ce jeune originaire de Nashville, au Tennessee, est devenu
calligraphe. Son créneau: le scripte diwani assaisonné
de références à la pop-culture et aux États-Unis. Un pont
entre Orient et Occident qui désamorce les clichés.
Quitte à les dessiner.
par Mélinda Trochu beyrouth
U
n coup de cœur amoureux suffit parfois à déclencher une vocation. Everitte Barbee, jeune Américain promis
au commerce international, peut en témoigner. En 2009, il étudie à Edimbourg, car les
facs américaines sont trop chères; il y apprend
l’arabe. Durant un semestre, le voilà envoyé à
Damas pour parfaire son apprentissage: «Il y
avait une fille pour qui j’avais un faible; elle a
eu l’idée de prendre des cours de calligraphie.
Les suivre, c’était une excuse pour passer du
temps avec elle. Mais je suis tombé amoureux
de cet art. Je l’ai trouvé très relaxant et thérapeutique.» À 20 ans, il commence donc à évoluer dans l’univers de la calligraphie. Six ans
plus tard, Everitte en fait son métier: «J’ai toujours aimé l’art, notamment au lycée, mais je
n’avais jamais songé à en vivre.»
Il a pour modèle la calligraphie islamique
qui fait la part belle au Coran. Mais en y
apportant une touche très personnelle. «En
tant que non-musulman, j’aborde des thèmes
peu traités dans ce monde de la calligraphie.
Nombre de mes dessins concernent les États-
Aujourd’hui, le calligraphe réside au Liban.
«Je vis à Beyrouth depuis que la guerre civile
fait rage en Syrie, un pays que j’adore. J’aimerais vraiment y retourner. Au début de la
guerre, je me disais que mon séjour à Beyrouth ne durerait pas longtemps. Malheureusement, je suis toujours là.»
Un bon café, Bob Marley, Moriarty ou
Johnny Cash constituent les accessoires de
travail du jeune calligraphe qui fabrique luimême sa peinture dans son atelier d’Achrafieh.
Il dessine Star Wars, Pulp Fiction ou encore Malcolm X car cela a été «l’un des rares leaders américains musulmans». Sur le visage de l’activiste, Everitte a reproduit l’une de ses citations:
«Si la violence est mauvaise aux États-Unis,
la violence est mauvaise ailleurs.»
Depuis un an et demi, Everitte se consacre
à un travail sur la Déclaration universelle des
droits de l’Homme. «Nous, les Américains, venons au Moyen-Orient en voulant y apporter
les droits de l’homme, la démocratie et nous le
considérons comme primitif. Mais une grande
part de mon travail consiste à essayer de savoir
si nous ne faisons pas plutôt le contraire de ce
nous prétendons illustrer. J’essaie d’avoir un
esprit critique.»
Quand il retourne au Tennessee, Everitte
explique qu’il vit au Liban. Mais à Nashville,
il y a une banlieue appelée «Lebanon». «Donc
quand je dis à mes compatriotes que je vis au
Liban, ils pensent que j’habite près de Nash-
ville. Mais si vous mentionnez Beyrouth, ils
localisent mieux cette ville à cause de l’attentat en 1983 qui a tué des marines américains.
D’ailleurs ma grand-mère, une ex-marine, est
furieuse que j’habite au Liban. Même si elle
n’y est jamais venue, ça lui rappelle l’attentat.»
Et si le Tennessee semble bien loin de la calligraphie, c’est pourtant à Nashville qu’Everitte
l’a découverte pour la première fois. «J’avais
un ami iranien dont l’oncle était calligraphe et
il m’avait montré quelques-unes de ses pièces
figurant des oiseaux. C’était impressionnant.»
S’il considère que son travail se situe encore bien loin de la pure perfection, Everitte
espère dessiner encore longtemps. «Pour un
artiste, c’est un outil phénoménal. Cela fait
depuis plus de 1400 ans qu’il est étudié!» Trois
ou quatre années seront encore nécessaires au
jeune Américain pour qu’il décroche son ijaza
(une sorte de diplôme). C’est un calligraphe
expérimenté qui sera habilité à le lui délivrer.
«Quand vous dessinez quelque chose de très
moche — comme Abou Ghraïb ou le portrait
de Kadhafi — cela peut tout de même devenir
beau, par la grâce de la calligraphie.» Everitte
travaille sur des œuvres qui recèlent un message, tout en continuant à honorer le Coran.
«Je travaille sur un projet depuis trois, quatre
ans qui consiste à écrire le Coran en entier,
sourate par sourate, en 114 images. Je ne veux
pas me limiter à des sujets strictement américains et politiques ou tournant autour de la
pop culture.»
RETOUR AUX SOURCES
Un retour aux sources, car le Coran l’inspire.
«Je l’ai lu plusieurs fois car c’est un texte fascinant. Il est parfait quand on le lit à haute
voix; il l’est également dans sa balance entre
les lettres une fois dessinées. L’effet se révèle
à la fois esthétique et rythmique.» Et de citer
ce verset du Coran (109, sourate XVIII): «Si
la mer était une encre (pour écrire) les paroles
de mon Seigneur, certes elle s’épuiserait avant
que ne soient épuisées les paroles de mon Sei-
gneur, quand même nous lui apporterions son
équivalent comme renfort».
Entre Coran et droits de l’Homme, sa main
grave le bois comme le papier. À Beyrouth,
il a trouvé des amis et se considère comme
chez lui. «Le Liban est unique. Il est plus libéral que les États-Unis et plus sûr aussi. Nashville est beaucoup plus violente qu’une ville libanaise.» Mais Everitte n’oublie pas que c’est
en Syrie que tout a commencé. «Peu de jeunes
de Nashville sont allés à Damas pour étudier
la calligraphie, c’est sûr!» lance-t-il en riant.
«Mais cette démarche est au fond assez normale. Tout comme le fait que beaucoup de
musulmans aiment les États-Unis et que beaucoup d’Américains aiment le Moyen-Orient.»
les photos en pages 14 et 15 ont été prises
par © mélinda trochu, le 28 janvier 2015,
dans l’atelier de travail d’everitte barbee,
à beyrouth.