FICTIONS DE PERSONNAGES DANS UN MMORPG

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FICTIONS DE PERSONNAGES DANS UN MMORPG
Dossier
FICTIONS DE PERSONNAGES DANS UN MMORPG.
ENTRE JEU DE RÔLE ET ÉCRITURE DE SOI,
ÉCRIRE UNE PERSONA FICTION
France VACHEY *
Résumé : En produisant une fiction de sa vie, l’Homme évolue dans un entre-deux fantasmatique où se construit une identité narrative qui lui permet d’être présent à lui-même.
Dans le cadre d’un jeu en ligne, écrire sur forum le récit d’un personnage joué, sorte de
persona fiction, c’est, là aussi, se poser comme sujet en construction, vouloir donner à comprendre, à soi et aux autres, le comportement psychique de son personnage, avancer dans
son histoire, intégrer les événements, et construire son identité.
Mots clés : jeu vidéo, role play, forum, ethnographie virtuelle, interaction sociale, narration, identité numérique, avatar, persona fiction.
Abstract : Making a fiction with his life, mankind moves in an « fantasized in-between »
where he shapes a narrative identity which help him to be. Within an online game, telling
the story of a character on a forum, kind of « persona-fiction » is also setting himself up as
an under-construction-subject, showing to himself as well as others, character’s psychological behaviour, going forward in his history, taking events into a count and finally shaping
his own identity.
Keywords : video game, role play, forum, social interaction, narration, digital identity, avatar, persona fiction.
* Après avoir été tour à tour, auteur Littérature Jeunesse, journaliste, consultante en
Marketing & Communication, France Vachey a repris ses études en 2009 avec un Master 2
« Écriture interactive et Design d’interaction » à l’IMUS d’Annecy, puis a entamé en septembre 2009 un Doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication sur le terrain des jeux vidéo massivement multi-joueurs en ligne, au Laboratoire Irege à Annecy
(74). Enseignante Bachelor et Master (Annecy, Lyon, Lausanne, Saxon), elle travaille aussi
comme consultante en design d’expérience et ludification sur des sites internet et des applications mobiles.
DOI: 10.3917/soc.113.0081
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Introduction
« À ce moment-là bien entendu, la poupée ne manque plus à la petite fille.
Kafka lui a donné autre chose à la place, et au bout de ces trois semaines, les
lettres l’ont guérie de son chagrin. Elle a l’histoire, et quand quelqu’un a la
chance de vivre dans une histoire, de vivre dans un monde imaginaire, les
peines de ce monde-ci disparaissent. Tant que l’histoire continue, la réalité
n’existe plus. » (Auster, 2005, p. 194)
Il est un paradigme qui oppose le monde réel, un espace social riche d’interactions
et peuplé d’identités construites grâce à des événements structurants, à un monde
virtuel, vaste toile de données numériques, peuplée d’identités qui n’auraient
d’autre réalité que leur présence pixellisée, avatars sans âme ballotés au gré d’événements virtuels. Dépasser ce paradigme est le défi que nous nous sommes donné
afin de tenter de penser différemment les relations sociales qui ont cours dans cet
espace numérique à multiples facettes, et peut-être comprendre pourquoi, partout
dans le monde, des millions de personnes, hommes, femmes, jeunes et matures,
passent une bonne partie de leur temps libre sur ces espaces virtuels et dans les
communautés associées. Pour ce faire, nous avons choisi d’interroger les relations
sociales des individus dans le cadre d’un jeu massively multiplayer online roleplaying game (MMORPG) très connu, World of Warcraft. Mais, plutôt que d’observer
les relations entre les Individus-Joueurs, nous avons fait le choix d’observer celles
entre les Personnages Joués (PJ), ceux qui, créés par un joueur, prennent vie dans
un jeu de role play au sein d’un monde persistant organisé. Ce faisant, en devenant PJ dans ce jeu de role play virtuel, en participant à cette vie sociale numérique
codifiée, à ces événements virtuels proposés par les autres personnages du jeu, en
nous intégrant à cette communauté virtuelle, nous avons alors découvert que nous
allions devoir, tout comme les autres PJ, écrire notre récit de vie pour construire
notre identité fictionnelle de personnage, et donc produire une autofiction de notre
personnage, une sorte de Persona fiction.
1
Homo ludens
« Ils jouent un jeu. Ils jouent à ne pas jouer un jeu. Si je leur montre que je le
vois, je briserai les règles et ils me puniront. Je dois jouer leur jeu, qui consiste
à ne pas voir que je vois le jeu. » (Laing, 1971, p. 17)
De tout temps l’homme a joué, mais jouer était une activité considérée comme
futile et gratuite, sans autre enjeu que symbolique. Il faut attendre Johan Huizinga,
en 1938, pour qu’une première théorie sur le jeu, qui fera date, soit posée. Dans
son Essai sur la fonction sociale du jeu, largement cité et repris par de nombreux
auteurs et chercheurs depuis lors, Johan Huizinga circonscrit la notion de jeu
comme « une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites
fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension
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et de joie, et une conscience d’“être autrement” que la “vie courante” » (Huizanga,
1938, p. 51). Étudiant le sens même du mot jeu, dans une multitude de langues,
Johan Huizanga démontre ainsi comment le jeu est fonction créatrice de culture.
Plusieurs psychanalystes, comme Mélanie Klein, font alors du jeu la base de leur
technique d’analyse de l’enfant, et Donald Winnicott, développant sa théorie sur
le jeu, démontre que « c’est en jouant, et peut-être seulement quand il joue, que
l’enfant ou l’adulte est libre de se montrer créatif et d’utiliser sa personnalité tout
entière. C’est seulement en étant créatif que l’individu découvre le soi » (Winnicott,
1971, p. 110).
Lieu de médiation sociale, outil de travail, méthode psychothérapeutique, ou
même serious game, le jeu a investi notre sphère quotidienne pour devenir mode
de vie. Jouer, aujourd’hui, c’est donc tout à la fois appartenir à une ou des communautés qui ont leurs règles, c’est se socialiser, construire son identité, participer
à des rituels, inventer de nouvelles formes de culture, mais c’est aussi prendre du
plaisir, prendre des risques, en un mot comme en cent, vivre et ainsi rejouer son
rapport au monde. Car « le jeu est phénomène total. Il intéresse l’ensemble des
activités et des ambitions humaines » (Caillois, 1958, p. 337). Le jeu est source
d’apprentissage d’Homme. Or « l’homme apprend en voyant et ce qu’il apprend
retentit à son tour sur ce qu’il voit » (Hall, 1971, p. 19), c’est ainsi qu’est née de
l’homme une nouvelle dimension, dite culturelle. L’homme est maintenant en
mesure de construire de toutes pièces la totalité du monde où il vit : ce que les biologistes appellent son « biotope ». Or, en créant ce monde, non seulement il détermine l’organisme qu’il sera, mais il recrée d’autres mondes pour y évoluer, des
mondes sensoriels différents, eux aussi façonnés par la communication, le langage
et donc les interactions sociales, orales ou écrites, des mondes aujourd’hui numériques. L’espace du jeu en ligne, l’un des nombreux mondes inscrits sur le net,
serait donc en passe d’être cette nouvelle société dans laquelle l’Homo sapiens,
identifié comme Homo ludens depuis l’aube des temps, peut, tout comme dans la
vie réelle, se construire et être.
2
Homo fabulator
« Mais en moi tout recommence, jamais rien n’est joué. Je me détruis dans
l’infinie possibilité de mes semblables : elle anéantit le sens de ce moi. Si
j’atteins, un instant, l’extrême du possible, peu après, j’aurai fui, je serai ailleurs. »
(Bataille, 1954, p. 48)
Le récit confère à notre vie une dimension de sens qu’ignorent les autres animaux
et le sens humain se distingue en cela du sens animal qu’il se construit à partir de
récits, d’histoires, de fictions. Pour Nancy Huston, si nous sommes humains, et pas
seulement mammifères pensants, c’est parce que nous recréons en permanence
notre vie à partir du langage. Parce que nous sommes, dit-elle une espèce fabulatrice, la narrativité s’étant développée comme technique de survie aux incessants
pourquoi qui ponctuent notre vie et construisent notre parcours. « Notre mémoire
est une fiction. Cela ne veut pas dire qu’elle est fausse, mais que, sans qu’on lui
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demande rien, elle passe son temps à ordonner, à associer, à articuler, à sélectionner, à exclure, à oublier, c’est-à-dire à construire, c’est-à-dire à fabuler » (Huston,
2008, p. 25). Nous, êtres réels à nommer, n’existons pas sans la fiction, car la conscience, c’est l’intelligence plus le temps, c’est-à-dire la narrativité. Car les humains
que nous sommes, se distinguent ainsi des animaux par leur aptitude à penser, à
imaginer, à créer et construire des mondes intérieurs, à produire des représentations mentales de leurs vies, à les fictionnaliser. C’est ainsi que, tout, en nous, êtres
réels, est fiction. Aussi est-il logique que nous cherchions à vivre, jouer, raconter
ces fictions qui nous créent et nous structurent. Aussi n’est-il pas étonnant que se
soit développée, aux confins du conte et du jeu, une pratique de fictionnalisation
de vies imaginées, un mode de narration collaborative, le Jeu de Rôle.
Le Jeu de Rôle (JdR), dans sa forme ludique, est un jeu de société où les participants sont partie prenante d’un conte, d’une histoire, vécue oralement. Dans le
cadre de ces jeux de simulation, créés dans les années 1970 par Gary Gygax sous
l’appellation Donjons & Dragons, et tirés des jeux de plateau et d’action (wargames), les joueurs doivent créer, imaginer, un personnage et le faire évoluer dans
un univers imaginaire proposé par le Maître du Jeu. Le JdR devient, par l’imbrication des différents récits, une fiction interactive dans laquelle chaque joueur intervient, par le biais de son personnage, pour ajouter sa propre histoire. Ce faisant,
dans le cadre d’une action totalement virtuelle et essentiellement orale, mise en
place à l’aide d’événements scénarisés par le Maître du Jeu, le joueur doit développer un récit, une fictionnalisation de son personnage et de son parcours. Pour
les rôlistes, le JdR est donc un moyen de vivre une vie imaginaire, en s’intégrant
dans un groupe, s’y affirmant, trouvant sa place, prenant des risques, participant à
des événements, éprouvant toutes sortes d’émotions, bref de vivre sa vie, en toute
liberté. Or « tous les hommes sont invisibles les uns aux autres » (Laing, 1977, p. 9)
et c’est en se racontant, en se dévoilant, qu’il est enfin possible de se rendre visible
et de se comprendre. Et ce sont les mots qui nous guident dans cette découverte
de l’autre. « En ce qui touche les hommes, leur existence se lie au langage. Chaque
personne imagine, partant connaît, son existence à l’aide des mots » (Bataille, 1954,
p. 99). Ou, comme le dira Paul Ricœur en présentant la métaphore, ce « processus
rhétorique par lequel le discours libère le pouvoir de certaines fictions de redécrire
la réalité » (Ricœur, 1975, p. 11), il s’agit peut-être là, dans ces fictions de vie
jouées et métaphorisées en groupe, de trouver la/une/sa vérité. Devenu JdR « sur
table » (pour marquer aujourd’hui sa différence avec le JdR en ligne), le JdR offre
donc à un groupe de personnes de vivre oralement, avec des mots, une histoire et
ainsi de se construire une identité imaginaire personnelle qui s’intègre dans un
monde imaginaire commun et leur permet donc de partager une expérience émotionnelle propre à toute communauté sociale.
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Homo digitalis
« La culture est en majeure partie une réalité cachée qui échappe à notre contrôle et constitue la trame de l’existence humaine. […] il nous est impossible
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d’avoir un comportement signifiant sans passer par la médiation de la culture.
[…] l’homme a créé pour son propre usage une dimension nouvelle – la
dimension culturelle – dont la plus grande part demeure invisible. » (Hall, 1971,
p. 231)
Comme le récit littéraire, l’histoire ou background dans un jeu vidéo role playing
gam (RPG) fait appel à la plupart de nos mythes fondateurs, contes, histoires réelles,
grands drames connus, références littéraires. Le jeu vidéo RPG procède donc, lui
aussi, de cette capacité fabulatrice décrite par Nancy Huston, cette fictionnalisation
de notre vie pour mieux la supporter. Mais créer une fiction et la raconter, et donc
en faire une narration, ne procèdent pas de la même intention que de la faire partager à d’autres dans le cadre d’un jeu de rôle. Aussi est-il essentiel de différencier
le jeu vidéo RPG solo du MMORPG, ou jeu en ligne massivement multi-joueurs.
Union du jeu, de l’image de synthèse en mouvement, et de l’interconnexion d’individualités dans une communauté virtuelle, le jeu vidéo RPG en ligne est un monde
persistant, en évolution permanente, particulièrement immersif. C’est ainsi que le
JdR sur table, toujours pratiqué en France par plusieurs centaines de milliers de
joueurs tend à être supplanté par une nouvelle pratique : le MMORPG, un espace
où, réunis par milliers sur un serveur, les individus joueurs peuvent à loisir, à
n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, venir interpréter un personnage, jouer
un rôle, partager des histoires, vivre des événements pour ensuite en faire le récit
sur des forums.
Pour les premiers anthropologues, la spécificité de l’ethnologie était de tenter
d’accéder à l’objectivité grâce à la distance entre le chercheur et son objet d’étude,
cette distance venant de la différence culturelle. De fait, le détour par des sociétés
différentes devait permettre de porter un « regard éloigné » sur nos propres systèmes et coutumes. Dans cette observation des sociétés exotiques, le chercheur pouvait opérer de façon « classique » en entrant en contact avec une communauté
dont la culture lui était étrangère, afin de s’immerger suffisamment pour en percevoir les rites, les discours, les représentations, tous susceptibles d’être décrits puis
analysés. En quelques années, la distance réelle a disparu pour faire place à une
proximité virtuelle sensorielle. Tout un chacun peut désormais appartenir au même
monde sensoriel qu’une personne vivant sous d’autres tropiques sous réserve qu’elle
puisse se connecter sur internet. Aller à la rencontre de « peuplades exotiques »
peut donc se faire en restant derrière un écran, pour peu qu’on soit connecté à
Internet, et cette « peuplade » sera constituée d’individualités qui se reconnaissent
comme étant bien de la même communauté, qu’elles vivent sous les mêmes tropiques ou pas, car elles partagent une mémoire collective qui a pour cadre le jeu partagé par des milliers de joueurs, le MMORPG. Une fois le nouveau terrain identifié
par l’ethnologue du XXIe siècle, il s’agit alors d’adapter la méthode « classique »
d’observation participante et ce en acceptant de se « prendre au jeu », c’est-à-dire
jouer de son objectivité, voire même de sa corporalité, comme l’a fait Jeanne
Favret –Saada qui pose, au terme de sa recherche, les bases d’une nouvelle définition de l’ethnographie : « De tous les pièges qui menacent notre travail, il en est
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deux dont nous avions appris à nous méfier comme de la peste : accepter de participer au discours indigène, succomber aux tentations de la subjectivité. Non seulement il m’a été impossible de les éviter, mais c’est par leur moyen que j’ai élaboré
l’essentiel de mon ethnographie. »
Dans la palette des mondes persistants proposés aux joueurs, World of Warcraft est le MMORPG le plus populaire actuellement en ligne. Créé il y a six ans, ayant
bénéficié de deux extensions, WoW (nom donné par les joueurs) draine quelque
13 millions d’abonnés dans le monde, dont 2,5 millions de francophones, répartis
sur des centaines de serveurs (plates-formes de connexion), serveurs permettant la
présence simultanée de plusieurs milliers de joueurs. C’est, pour le joueur qui
arrive sur le monde de WoW, un univers extrêmement riche, avec une large et profonde histoire de terres détruites par un fléau, combattu par le fils d’un roi, Arthas,
qui va vendre son âme au diable, le roi Liche, pour sauver son peuple. C’est aussi
la possibilité de choisir son camp, Horde ou Alliance, de choisir sa « race », gnome,
elfe, humain, troll, de choisir sa « classe », mage, chaman, chasseur, de choisir son
genre et aussi, de choisir son type de jeu, normal, de compétition ou RP, c’est-àdire en role play. C’est sur un serveur de type JdR ou role playing que nous avons
choisi de faire notre voyage d’exploration en terres virtuelles. C’est sur ce monde,
sur ces terres, que nous nous sommes embarquées en novembre 2009 pour tenter
de comprendre ce qui se vivait dans ces communautés virtuelles. Car il s’agissait
de savoir précisément qui nous voulions observer… les joueurs d’un jeu, les personnes qui animaient des avatars, ou plutôt les habitants d’un monde et donc les
personnages du jeu. Pour ce faire, après avoir commencé par étudier les différents
serveurs JdR disponibles sur WoW, nous avons choisi de naître à cette vie virtuelle
sur un monde où se déroulait un RP de qualité, mature, et repris littérairement sur
des forums annexes au jeu. C’est ainsi que nous nous sommes créé un personnage
de jeune humaine simplement curieuse des autres. Et pour affirmer notre posture
de chercheur, sans pour autant souhaiter la dévoiler tout de suite, nous avons
choisi de la nommer Heythe Nografe.
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Une identité narrative
« Dans le champ du sujet, la vérité a structure de fiction. Ce Journal est “fictif”.
[…] La belle affaire ! Si l’on voulait tenir la main de l’innocence, il fallait être
soi-même bien innocent ! Autrement dit, c’est une autre petite fille qui tenait
la place de la première et se voulait conforme à la psychanalyse, lui fournir les
réponses positives qu’elle attendait, lui donner caution de réalité, fût-elle littéraire ! » (Neyrault, 1928, p. 2)
Depuis l’aube du monde, l’Homme se raconte, produit une histoire qu’il définit
comme sienne, questionnant le fil de sa vie et les événements qui la jalonnent, ceci
afin de tâcher d’y trouver un sens. C’est ainsi qu’il naît à lui-même. Oralement, picturalement, puis « scripturalement », l’Homo sapiens, aussi connu comme Homo
ludens, est devenu cet Homo fabulator qui, pour se construire une identité, produit
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en permanence une fiction de sa vie, dans les conversations anodines, les courriers,
les journaux intimes, et aujourd’hui les blogs, les forums, les chats, les « murs »,
toute cette multitude de médias aujourd’hui offerts. Nous faisons tous du récit de
vie, qu’il soit oral ou écrit. Oral il sera la plupart du temps structuré comme une
histoire, avec un début et une fin, des personnages et des événements. Écrit, il
pourra prendre la forme d’un fragment, factuel ou fictionnel, ou tenter de donner
une vision complète du récit. Raconter sa vie en l’écrivant permet donc à l’auteur
de se créer un parcours, engageant une part de lui-même et de son rapport au
monde, pour se donner un destin individuel. En écrivant sa vie sur ces médias
d’aujourd’hui, chacun construit et reconstruit en permanence sa réalité personnelle.
Relatant ses travaux sur les rêves éveillés de l’enfant qui l’aident à passer de
l’état d’union à l’état de relation avec la mère, Donald Winnicott, dans son essai
sur le jeu, avait déjà en 1951, mis à jour une aire d’expérience dans lequel évoluerait tout individu. « Nous supposons ici que l’acceptation de la réalité est une tâche
sans fin, et que nul être humain ne parvient à se libérer de la tension suscitée par
la mise en relation de la réalité du dedans et de la réalité du dehors ; nous supposons aussi que cette tension peut être soulagée par l’existence d’une aire intermédiaire d’expérience, qui n’est pas contestée (arts, religion, etc.). » (Winnicott, 1971,
p. 47) C’est cet entre-deux, cet espace de fantasmatisation, de fabulation, que l’on
retrouve dans la fictionnalisation de soi, une démarche qui consiste à faire de soi
un sujet imaginaire en s’inventant des aventures. Et cette démarche, pour autant
qu’elle soit clairement comprise, n’est pas si étrange que cela au regard de cette
aire d’expérience décrite par Winnicott. Car l’homme est ainsi fait qu’il passe une
grande partie de son temps à rêvasser sa vie, à la fantasmer, à fabuler, à « se la
raconter » pour se construire et apprendre à vivre, tout comme à mourir. Paul
Ricœur ne suggère-t-il pas d’ailleurs, à propos de l’identité narrative que : « C’est
précisément en raison du caractère évasif de la vie réelle que nous avons besoin
du secours de la fiction pour organiser cette dernière rétrospectivement dans
l’après-coup, quitte à tenir pour révisable et provisoire toute figure de mise en intrigue empruntée à la fiction ou à l’histoire. […] La littérature nous aide en quelque
sorte à fixer le contour de ces fins provisoires. […] Ainsi la fiction peut-elle concourir à l’apprentissage du mourir » (Ricœur, 1990, pp. 191-192). C’est ainsi que le
monde fictionnel prend pied dans le monde réel, le colorant de fantasmes, de rêves
et de métaphores, la puissance imaginative de l’être humain le distinguant définitivement de l’être animal. Créateur de mondes, en se projetant en dehors de lui,
l’être humain inscrit sa trace dans l’infini de l’univers et, ainsi, donne un sens à sa
présence.
5
Persona fiction
« En figurant le monde, la littérature l’ouvre au jeu, au rêve, à l’utopie, à
l’uchronie. Devant elle, grâce à elle, le monde cesse d’être le lieu de la vérité
unique, de la vérité d’état : il est aussi ce qu’il aurait pu, ou ce qu’il devrait
être. » (Sallenave, 1991, p. 123)
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C’est en voulant nommer différemment une autobiographie post-analytique que
l’écrivain et critique littéraire Serge Doubrovsky, auteur de Fils en 1977, désigne son
texte sous le vocable d’autofiction, faisant écho aux travaux de Philippe Lejeune sur
l’autobiographie. Refuge des vies ordinaires posées comme authentiques, l’autofiction serait donc une fiction que l’auteur a décidé de se donner à lui-même par
lui-même, une relation d’événements réels vécus par un auteur qui s’invente une
personnalité et une existence tout en conservant son identité réelle, lisible par son
véritable nom, apposé comme signature de l’œuvre et permettant donc ainsi au
lecteur d’identifier l’auteur comme sujet réel de la fiction. Or, si nous sommes tous
des fictions, membres de l’espèce fabulatrice, fruits d’une histoire que nous nous
racontons inlassablement, pourquoi en serait-il différemment des personnages d’un
Jeu de Rôle. Bien au contraire, écrire son récit de vie, relater les événements vécus
en jeu, dans le cadre de textes écrits à une main, ou à plusieurs lorsqu’il s’agit
d’événements partagés, permet de construire l’identité du personnage. Se présenter aux autres, laisser une trace, faire un travail de mémoire sur ce qui a été vécu
en jeu, donner à comprendre le comportement du personnage dans telle ou telle
situation relatée en après coup, permet au personnage-auteur de se construire, et
aux autres personnages de comprendre qui est, intimement, le personnage qu’ils
côtoient dans le jeu.
Créer et interpréter un personnage dans un MMORPG ne constitue pas une simple création graphique d’avatar. Il s’agit ici de lui donner une histoire, un background qui fonde sa personnalité dans le cadre de l’histoire du jeu et celle du
serveur, c’est-à-dire dans le cadre de l’histoire de la communauté de ce serveur.
Créer un personnage, le faire vivre, c’est donc lui donner des émotions, des souvenirs, des traces mélangées de son passé fictif, de celui du joueur et des membres
de la communauté. Car la mémoire d’une communauté naît des relations sociales
qui s’y sont créées, ce cadre de la mémoire imaginé par Halbwachs qui lui-même
indique que nous ne sommes jamais seuls, nous qui sommes la représentation individuelle d’une mémoire collective. Lorsque Heythe arrive sur le monde qu’elle
veut observer, elle est jeune, inexpérimentée, curieuse. Elle s’est présentée comme
venant d’ailleurs aux portes de la ville, avec pour envie de rencontrer ceux qui
seraient ses compagnons, réussir à s’en faire accepter, afin de vivre avec eux au
quotidien, échanger, travailler, aimer, construire… Le voyage qui l’a menée de
chez elle à la ville a pris quelques jours, racontés dans un journal intime, Carnets
d’Azeroth 1 qu’elle a décidé d’alimenter le plus souvent possible. Rencontres,
découvertes, pensées, son intention était de noter au jour le jour les avancées de
son voyage initiatique. Malgré une période d’abstinence de quelques mois pour
cause de mise en sommeil, elle a repris et continue de le faire, deux ou trois fois
par semaine (deux cents textes courts à lire sur le blog, autant de récits de vie, écrits
en un an). Les premiers jours en ville furent difficiles. Ne connaissant personne,
Heythe déambulait dans les rues sans oser s’adresser aux uns et aux autres. Pourtant, à chaque coin de rue des conversations attisaient sa curiosité. Il était question
1.
http://www.nografe.com.
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de bandits, de nobles, d’armées, de pirates, de gardes, de drames et d’amours
aussi, et toutes ces conversations écoutées sans s’y mêler la laissaient rêveuse. Le
déclic eut lieu un soir d’ouverture de la taverne du quartier Nain. Heythe est
embauchée comme serveuse, sa vie sociale peut enfin prendre corps. S’étant rendue malléable au terrain qu’elle souhaitait observer, seule au milieu de tous ces PJ
(Personnages Joués), Heythe est peu à peu prise dans le Role Play, avance, rencontre, évolue, s’adapte, et tous ces événements qui l’affectent sont relatés dans ses
carnets, qui l’aident à surmonter ses moments de dépit et de solitude. Presque
naturellement, Heythe s’aide alors de l’écriture pour tenter d’y voir clair. Car c’est
bien en racontant sa vie qu’on y met de l’ordre. « En effet, innombrables sont les
récits du monde, et leur présence indique que chaque événement de la vie, pour
avoir vraiment lieu, exige d’être raconté. Raconter, c’est d’abord être, et donc sauver de l’oubli ou de l’inconsistance » (Sallenave, 1991, p. 122) Le temps passant,
Heythe mêle son histoire à celle des autres Personnages, participe à des événements qui structurent la vie sociale du groupe et sont relatés dans des forums utilisés par les joueurs pour se raconter et construire ensemble leur mémoire collective.
Car « les hommes vivant en société usent de mots dont ils comprennent le sens :
c’est la condition de la pensée collective. Or chaque mot (compris), s’accompagne
de souvenirs, et il n’y a pas de souvenirs auxquels nous ne puissions faire correspondre des mots » (Halbwachs, 1994, p. 279). Ainsi, la mémoire collective de
toute société ne conserve pas le passé, mais elle le reconstruit en permanence, à
l’aide du présent en action et de traces matérielles, de rites, de mots et de textes.
Par ces mots partagés, ces textes entrelacés sur les blogs et forums connexes
au jeu, se raconte à plusieurs mains, jour après jour, la vie d’une communauté
sociale d’un nouveau genre. Car tout joueur, lecteur d’un forum connexe au jeu,
lieu d’écriture RP, peut, s’il le souhaite à son tour, écrire, narrer les événements qui
ponctuent le récit tel qu’il le ressent, participer à l’élaboration du sens du texte et
de l’histoire, métaphoriser, devenir alors lecteur-auteur ou lectauteur, et ainsi,
encore, jouer son rôle, dans une écriture collaborative qui construit une communauté virtuelle.
Et c’est ainsi que l’Homme naît à lui-même, quel que soit le Monde auquel il
appartient.
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Sociétés n° 113 — 2011/3