Présentation Je suis politologue spécialisé en

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Présentation Je suis politologue spécialisé en
E2.4 : Pensée complexe et analyse des politiques : proposition d’un cadre
conceptuel
Jean Bernatchez ; Ph.D. Professeur-chercheur ; département des sciences de
l'éducation ; Groupe de Recherche Apprentissage et socialisation (APPSO) ; Université
du Québec à Rimouski – UQAR (Canada)
Présentation
Je suis politologue spécialisé en éducation. L’un de mes champs de recherche privilégiés est
l’analyse des politiques publiques de l’enseignement supérieur et de la science. Dans ce contexte,
j’ai développé un cadre conceptuel original qui s’inspire, au plan épistémologique, des grands
principes de la pensée complexe. Je présente ici ce cadre conceptuel et j’illustre son application
au cas de l’analyse des politiques publiques de la recherche universitaire au Québec (1960-2010).
Cadre conceptuel
Ma posture épistémologique, inspirée par La Méthode d’Edgar Morin (1977 à 2004), conditionne
mes choix dans la définition d’un cadre conceptuel construit à partir de théories liées à l’analyse
des politiques publiques. Cette posture repose sur trois principes : (1) la nécessité de mettre en
contexte toute connaissance particulière et l’introduire dans l’ensemble dont elle est un moment
ou une partie ; (2) l’association d’instances complémentaires et antagonistes (dialogique) ; (3) la
nécessité d’adopter une perspective transdisciplinaire. La dialogique rend pertinente l’utilisation
complémentaire de deux théories de l’analyse des politiques publiques : l’approche cognitive et la
gouvernétique. L’aller et le retour entre ces modèles rendent possible l’articulation du lien entre
le tout et les parties, occulté dans les modèles traditionnels. Combiner certains paramètres de
l’approche cognitive et de la gouvernétique permet de « dépasser de façon complexe » les
oppositions entre modèle atomiste et modèle holistique. Dans cette perspective, la réalisation des
politiques publiques est associée à un phénomène complexe faisant en sorte que des idées
inspirent des actions, actions qui inspirent à leur tour des idées, en un cycle sans fin.
L’approche cognitive repose sur le postulat selon lequel les politiques publiques sont le fruit
d’interactions sociales qui donnent lieu à la production d’idées, de représentations et de valeurs
communes. Surel (1995) indique que les politiques sont liées à leur paradigme sociétal, une
expression de Merrien, ou encore à leur référentiel, selon cette fois l’expression de Muller. Le
référentiel trouve sa source dans les travaux de la planification française. Il ne s’agit plus de
vérifier dans quelle mesure un plan est exécuté, il faut plutôt savoir quels sont les impacts du plan
et de l’exercice de planification (Jobert, 1995). Du coup, ces travaux mettent au jour les fonctions
latentes de la planification (simulation, apprentissage, légitimation), notamment la plus
importante : la production de normes. Le plan est analysé comme le lieu de construction et de
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diffusion d’une « vision du monde ». Muller (1995) précise que le référentiel articule quatre
niveaux de perception du monde : les valeurs, les normes, les algorithmes et les images. Son
modèle cherche à répondre à une double ambition : intégrer la dimension du global et mettre au
jour le rôle des acteurs. Il est ainsi possible de préserver les acquis des modèles privilégiant le jeu
des acteurs tout en intégrant la dimension globale (Muller, 2000). D’ailleurs, « le référentiel
n’exclut pas l’idée de conflit, au contraire. Cette vision du monde produite dans le cadre d’une
politique publique n’est pas un consensus […] mais un espace de sens où vont se cristalliser les
conflits » (Muller, 1995, p. 160). Le référentiel est inséparable de la notion de « médiateurs »
(Faure & al., 1995), ces porteurs de valeurs structurant les politiques. Les conflits « sur » le
référentiel naissent au moment des transitions entre deux visions du monde, révélant des
dissensions entre les tenants du système de sens traditionnel et les partisans du changement. Les
conflits « dans » le référentiel portent sur la répartition des ressources entre les acteurs, à
l’intérieur d’un même système de référence.
Lemieux (2002) a recours à la gouvernétique, branche politique de la systémique, pour
conceptualiser les politiques publiques comme des tentatives de régulation des affaires publiques.
La gouvernétique postule un écart à combler entre une situation et une norme. Les politiques se
présentent comme des efforts de régulation des environnements par le système politique. La
gouverne se déroule en différents processus récurrents (Jones, 1970). Lemieux s’inspire de
Kingdon (1984) pour regrouper les acteurs en quatre catégories : (1) les responsables sont les élus
et leur entourage ; (2) les agents regroupent les autres personnes associées à l’appareil
gouvernemental ; (3) les intéressés sont les groupes patronaux et professionnels, syndicats,
médias, spécialistes ; (4) les particuliers regroupent l’opinion publique, ceux qui sont intéressés
aux décisions sans être organisés formellement. Les entrepreneurs sont ceux de ces catégories qui
deviennent actifs lorsque s’ouvre une fenêtre politique leur permettant de faire valoir leur point
de vue. Les acteurs ambitionnent de maîtriser les décisions concernant les ressources, qui sont
des atouts mais aussi des enjeux. Les acteurs cherchent à valoriser leurs ressources et celles de
leurs alliés, et à dévaloriser les ressources de leurs rivaux. Ces ressources sont diverses, entre
autres normatives (les normes), statutaires (les postes), relationnelles (les liens), matérielles (les
supports), humaines (les effectifs) et informationnelles (les informations). Le couplage de trois
courants (problèmes, solutions, priorités) permet d’établir si la politique se réalise ou non.
Au plan opératoire, les modes d’investigation et de récolte des matériaux prennent en
considération huit paramètres. Les quatre premiers permettent de cerner les référentiels (valeurs,
normes, lois et images) et les quatre autres, les dynamiques (courants, acteurs, instruments et
environnements). La figure 1 illustre le cycle ininterrompu de la réalisation des politiques
publiques, considérant que des idées inspirent les actions, qui inspirent à leur tour les idées…
FIGURE 1
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Cadre conceptuel
(1)
Les valeurs sont les principes qui orientent l’action. Sabatier et Jenkins-Smith (1993)
proposent une hiérarchisation en trois strates. Je retiens la première strate, la plus stable
dans le temps, celle des valeurs fondamentales. Elle est conceptualisée par Majone (1989).
Hall (1993) illustre ces valeurs fondamentales dans son analyse des politiques britanniques
où il oppose le keynésianisme au monétarisme. Sabatier et Jenkins-Smith travaillent sur les
politiques environnementales et opposent plutôt l’idée du progrès à celle de préservation de
la biosphère. Sabatier et Schlager (2000) font référence à l’échelle gauche-droite. Muller
(2008) oppose les référentiels modernisateur et marchand dans ses analyses des politiques
agricoles et des politiques aéronautiques françaises. Pour ma part, j’oppose les référentiels
globaux de l’État providence et de l’État facilitateur et les référentiels sectoriels de la
république de la science et de l’économie du savoir.
(2)
Les normes correspondent à ce qui doit être, au sens philosophique du terme. Au plan du
référentiel, c’est ce degré d’abstraction qui est pertinent même si on peut tenir compte aussi
des normes d’ordre technique (Borraz, 2004). Par exemple, « l’université québécoise doit
être plus performante » est une norme de l’ordre du référentiel. Muller (2008) illustre que
l’on peut repérer la norme en complétant cette phrase : « Il faut… ».
(3)
Les lois sont des formules conditionnelles énonçant une corrélation entre des phénomènes.
Muller (1995) utilise plutôt le terme « algorithme ». Comme le fait Muller, j’associe la loi à
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la formule : « Si… alors... ». Par exemple, « si l’université valorise commercialement ses
réalisations de recherche, alors l’économie s’en portera mieux ». Surel (1995) observe que
les lois s’apparentent à des hypothèses qui relèvent des valeurs et les rendent opératoires.
L’application des lois passe par une étude des méthodes qui révèle les types de rapport entre
l’État et le secteur concerné (Nutt, 1986).
(4)
Les images sont des représentations d'ordre intellectuel ou affectif fondées sur une
juxtaposition d'impressions, de connaissances et de préjugés » (OQLF, 2010). Muller
(1995) souligne leur importance en tant que vecteurs de valeurs et de normes qui font sens
sans passer par le détour discursif.
(5)
Le couplage de trois courants (problèmes, solutions, priorités) permet de rendre compte de
la réalisation d’une politique (Lemieux, 2002). La formulation d’un problème est souvent la
source d’une politique : un problème est un écart perçu entre une situation actuelle et une
situation souhaitée. La détermination de solutions consacre le rôle d’expert de certains
acteurs. Pour qu’une solution soit retenue, il faut qu’elle réponde à des conditions de
faisabilité et d’acceptation. Le courant des priorités renvoie aux relations de pouvoir.
Certaines actions sont plus prioritaires en raison du climat politique prédominant.
(6)
Lemieux regroupe les acteurs en quatre catégories : les responsables, les agents, les
intéressés et les particuliers. Les entrepreneurs sont ceux de ces catégories qui deviennent
actifs lorsque s’ouvre une fenêtre politique. Le concept renvoie partiellement à ce que sont
les médiateurs dans le cadre du modèle cognitif. Les médiateurs doivent cependant transiger
avec d’autres acteurs dans une joute complexe visant à ce que la « vision du monde » dont
ils font la promotion soit retenue par le plus grand nombre.
(7)
Les instruments permettant de rendre opératoire l’action gouvernementale sont de nature
législative ou réglementaire, économique ou fiscale, conventionnelle ou incitative,
informative ou communicationnelle, entre autres. Il est possible d’associer aux instruments
d’autres types de ressources, entre autres les ressources normatives, statutaires,
relationnelles, matérielles et humaines (Lemieux, 2002). Il est exceptionnel qu’une politique
soit mono-instrumentale (Lascoumes & LeGalès, 2004).
(8)
Les environnements font référence au temps et à l’espace. Il faut privilégier le temps long
afin d’apprécier les continuités et les ruptures. Les espaces sont des lieux géographiques
(régions, pays) et des sous-systèmes pertinents (économique, social, culturel). Le chercheur
définit les environnements en fonction des objectifs et des contraintes de sa recherche.
Les matériaux de recherche sont récoltés grâce à trois méthodes : (1) l’analyse documentaire,
incluant celle d’un important corpus de littérature grise ; (2) l’enquête, au travers principalement
des entrevues semi-dirigées avec les détenteurs d’enjeux (stakeholders) ; (3) l’observation. Les
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matériaux logent dans un tableau reprenant les huit paramètres. Au moment de livrer les résultats,
le tableau devient un aide-mémoire facilitant la rédaction d’un récit de politiques publiques
organisé à partir de ces huit paramètres. « La fonction d’un récit de politique publique est de […]
stabiliser les hypothèses nécessaires à la prise de décision par rapport à ce qui est […] incertain et
complexe. » (Radaelli, 2000, p. 257) En conclusion du récit, un tableau présente la synthèse des
caractéristiques des politiques publiques étudiées. Il est alors possible d’associer à chacun des
paramètres les événements et les phénomènes qui s’y rattachent.
Le référentiel est le principe organisateur du récit de politique. Il se décompose en deux
éléments : le référentiel global et le référentiel sectoriel. « Le référentiel global est une
représentation générale autour de laquelle vont s’ordonner et se hiérarchiser les différentes
représentations sectorielles. [Il] n’est pas un consensus mais il balise le champ intellectuel au sein
duquel vont s’organiser les conflits sociaux » (Muller, 2006, p. 65). Le référentiel sectoriel est
une représentation du secteur. « Comme le référentiel global, le référentiel d’un secteur est un
construit social dont la cohérence n’est jamais parfaite. Au sein d’un secteur donné coexistent
toujours plusieurs conceptions […], l’une d’entre elles étant en général dominante, souvent parce
que c’est elle qui est conforme à la hiérarchie globale des normes existant dans le référentiel
global » (Muller, 2006, p. 68). Les médiateurs sont les agents qui font le lien entre ces deux
espaces d’idées et d’actions : le global et le sectoriel.
Analyse du récit de politiques publiques
Ma perspective est empirique, considérant la typologie de Dunn (1994) : il s’agit de décrire et de
comprendre les politiques concernées. Je construis au fil de la recherche le tableau qui sert
d’aide-mémoire pendant la rédaction du récit. Chaque case constitue un espace qui génère des
hypothèses. Chacune des affirmations peut faire l’objet d’une étude particulière. Les politiques
publiques de la recherche universitaire au Québec sont un chantier qui se réinvente
continuellement, conformément à la logique récursive qui caractérise la pensée complexe.
L’environnement d’une politique publique est un construit théorique qui renvoie aux variables les
plus signifiantes de temps et d’espace. J’y inscris les deux référentiels globaux qui conditionnent
la nature des deux référentiels sectoriels (et vice-versa, selon la logique récursive) : celui de l’État
providence et celui de l’État facilitateur. Deux vecteurs de changement marquent aussi chacune
des périodes : la Révolution tranquille, vaste mouvement de réforme amorcé au début des années
1960 et qui conduira à la modernité québécoise, et la globalisation.
Lors de la Révolution tranquille, la primauté de la perspective locale incite l’État à se distinguer
avec des politiques originales servant d’outils d’émancipation nationale. À l’ère de la
globalisation, la primauté de la perspective globale pousse plutôt à l’uniformisation des pratiques,
avec des politiques éprouvées ailleurs qui agissent comme instruments d’ajustement structurel.
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La généralisation de l’étalonnage avec des indicateurs uniformes souvent définis par l’OCDE (où
l’impact économique devient le résultat attendu), couplée aux palmarès nationaux et mondiaux
qui incitent au mimétisme, activent la dynamique d’uniformisation.
En ce qui a trait aux instruments qui rendent opératoire l’action gouvernementale, l’État
providence québécois privilégie les institutions générales à dimension politique avec des missions
étendues. Les principes de l’administration publique classique, de type wébérien, les
caractérisent. L’État facilitateur se définit plutôt par les principes du nouveau management public
(NMP) inscrits dans la Loi québécoise sur l’administration publique de 2000, mais présents
depuis plus longtemps dans la culture de l’administration publique. Ses partisans présentent le
NMP comme une délégation de pouvoirs encadrée par des règles strictes de reddition de comptes.
Ses détracteurs soutiennent que les citoyens sont considérés comme des consommateurs de
services publics. Le NMP favorise le recours à des organismes spécialisés et à des objectifs
opératoires. C’est le cas de la panoplie de sociétés créées dans le but d’assurer le financement
public de la recherche universitaire au Québec. Dans les conseils d’administration de ces sociétés,
les gens du secteur privé sont de plus en plus présents, au détriment des professeurs.
Pour les autres paramètres, il est utile de mettre en contexte la recherche universitaire dans le
cadre de l’espace socioculturel qu’est l’université québécoise. L’université de la Révolution
tranquille est marquée du sceau de la solidarité sociale. Le savoir se veut accessible à tous. Le
slogan Qui s’instruit s’enrichit traduit une préoccupation humaniste dont l’objectif
d’émancipation des Québécois francophones n’est qu’une des incarnations. Cela passe par une
accessibilité plus grande au système. La volonté de démocratisation préside au développement de
l’université et elle est aussi le vecteur des réformes qui visent à permettre au plus grand nombre
de bénéficier de la prospérité annoncée. Du côté de la recherche universitaire, la valeur phare est
celle de l’autonomie de la communauté scientifique. La recherche s’inscrit dans le contexte
d’intérêts universitaires. L’autorégulation de la communauté scientifique se traduit, au plan de la
recherche, par l’évaluation par des pairs à partir de critères où prime la qualité scientifique. Le
référentiel sectoriel se traduit par l’image du professeur vu comme un intellectuel « savant »
membre d’une communauté scientifique autonome : la république de la science.
L’université québécoise de l’ère de l’économie du savoir est marquée par l’utilitarisme et la
liberté individuelle. Le savoir doit être profitable à chacun, ce qui ne contredit pas l’idée qu’il
puisse aussi être accessible à tous. L’image est cependant différente. À compter des années 1990,
l’accessibilité au système universitaire devient une accessibilité au diplôme, ce qui interpelle la
variable d’efficience organisationnelle devenue, selon Freitag (1995), la finalité justificative
suffisante de l’institution universitaire, qui tend à devenir une organisation comme les autres. La
performance est la norme recherchée. Cela crée une pression sur les individus. La société du
loisir annoncée est celle du travail qui se prolonge. L’emploi s’immisce dans les espaces privés,
soutenu par les progrès de la téléphonie mobile et de la télématique.
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L’instrumentalisation de la formation, traduite par la professionnalisation des programmes
universitaires, est la caractéristique du référentiel sectoriel qui s’actualise au plan de la recherche
universitaire par sa contextualisation, énonçant la volonté de résolution de problèmes dans le
contexte d’intérêts variés et reposant sur le partenariat entre l’université et les entreprises. Ce
partenariat est érigé en valeur, considérant la volonté de rompre avec l’image de l’université
comme tour d’ivoire. Le mot « contextualisation » est le terme positif utilisé pour désigner
l’instrumentalisation de la recherche, un mot auquel certains attribuent une connotation plus
neutre, tandis que le mot « marchandisation » est utilisé pour dénoncer le phénomène. La loi de la
contextualisation de la recherche universitaire est celle de l’imputabilité et de l’évaluation selon
des considérations variées : qualité scientifique, pertinence sociale et efficience organisationnelle.
Savoir changer le monde pour développer un Québec prospère, amalgame des titres des deux
plus récentes politiques québécoises de l’innovation, peut être le slogan adapté au Québec du
référentiel sectoriel de l’économie du savoir. S’impose alors l’image du professeur-chercheur vu
comme un agent socioéconomique « expert » au service du système national d’innovation.
Le couplage des courants rend compte de la réalisation d’une politique. Dans le cadre du
référentiel de la république de la science, la sous-scolarisation de la population est le problème,
démocratiser l’accès au système est la solution et inscrire le Québec dans la modernité constitue
la priorité. Au plan de la recherche, son sous-développement est associé au problème, organiser le
système de façon à ce qu’il soit comparable à ceux des pays industrialisés s’impose comme
solution, cela toujours dans la perspective d’inscrire le Québec dans la modernité. Dans le cadre
du référentiel de l’économie du savoir, la sous-qualification des personnes est le problème de
l’université québécoise, professionnaliser la formation se veut la solution et rendre le Québec
plus concurrentiel sur le marché mondial constitue la priorité. Au plan de la recherche, la sousutilisation du savoir est le problème, instrumentaliser la recherche est la solution, toujours dans la
perspective de rendre le Québec plus compétitif sur le marché mondial.
Les noms de certains médiateurs s’imposent, ces acteurs qui disposent de la légitimité d’agir sur
le secteur de façon à proposer un ordre adapté aux caractéristiques du référentiel global. Au plan
de la recherche universitaire, la communauté scientifique est la grande médiatrice du référentiel
sectoriel de la république de la science, ce qui est conforme au principe d’autonomie sous-jacent.
Conclusion
Le tableau général qu’il est possible de dresser au terme de l’analyse du récit de politiques
publiques de la recherche universitaire au Québec entre 1960 et 2010 est tributaire des valeurs
que chaque individu associe à la recherche universitaire, à ses finalités et à la place qu’il juge
utile qu’elle occupe dans les espaces universitaires et sociaux. De ce point de vue, le recours au
modèle par le référentiel est utile afin de saisir les valeurs qui sous-tendent l’organisation de la
recherche universitaire. Nul doute que le système actuel est performant, eu égard à l’impact des
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programmes publics de financement de la recherche, un impact mesuré de plus en plus finement.
Cependant, les professeurs et les universités perdent au fil du temps une part appréciable de
l’autonomie qui caractérisait jadis l’institution universitaire. Il n’y a toutefois pas un âge d’or de
la recherche universitaire, que l’on pourrait avec nostalgie associer au référentiel de la république
de la science. L’université québécoise et la recherche qui s’y inscrit ont toujours été de leur
temps, ce qui n’implique pas toutefois d’adhérer chaque fois aux changements proposés sous
prétexte qu’ils sont présentés comme des nécessités. Il ne s’agit pas de condamner ou d’encenser
l’orientation prise en recherche universitaire au cours des dernières décennies, mais de mettre au
jour les idées et les actions qui l’inspirent et la légitiment, et ce afin de nourrir le débat, de
faciliter la décision et de favoriser l’action. Dans cette perspective, la pensée complexe, rendue
opératoire dans le champ de l’analyse des politiques grâce au cadre conceptuel proposé, contribue
à rendre mieux compréhensibles les politiques publiques concernées.
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TABLEAU 1
Caractéristiques, aux plans des référentiels et des dynamiques,
des deux référentiels sectoriels associés aux politiques publiques
de la recherche universitaire au Québec (1960-2010)
RÉPUBLIQUE DE LA SCIENCE
(1960-1980)
Valeurs
RÉFÉRENTIEL
Normes
Lois
Images
UNIVERSITÉ QUÉBÉCOISE : humanisme et
solidarité sociale
UNIVERSITÉ QUÉBÉCOISE : utilitarisme et
liberté individuelle
RECHERCHE UNIVERSITAIRE : autonomie de
la communauté scientifique universitaire
RECHERCHE UNIVERSITAIRE : partenariat
entre l’université et les autres organisations
UNIVERSITÉ QUÉBÉCOISE : accessibilité
UNIVERSITÉ QUÉBÉCOISE : performance
RECHERCHE UNIVERSITAIRE : recherche
disciplinaire effectuée dans le contexte
d’intérêts essentiellement universitaires
RECHERCHE UNIVERSITAIRE : recherche
contextualisée effectuée selon des intérêts
variés
UNIVERSITÉ QUÉBÉCOISE : démocratisation
UNIVERSITÉ QUÉBÉCOISE : instrumentalisation
RECHERCHE UNIVERSITAIRE : autorégulation,
évaluation par les pairs, primauté de la qualité
scientifique
RECHERCHE UNIVERSITAIRE : imputabilité,
évaluation selon des considérations variées
(qualité scientifique, pertinence socioéconomique, efficience organisationnelle)
UNIVERSITÉ QUÉBÉCOISE : Qui s’instruit
s’enrichit, savoir accessible à tous
UNIVERSITÉ QUÉBÉCOISE : Savoir changer le
monde pour développer un Québec prospère,
savoir profitable à chacun
RECHERCHE UNIVERSITAIRE : le professeur
comme un intellectuel savant membre d’une
communauté scientifique autonome
(la république de la science)
DYNAMIQUE
ÉCONOMIE DU SAVOIR
(1990-)
RECHERCHE UNIVERSITAIRE : le professeurchercheur comme agent socio-économique
expert au service des finalités d’un système
(le système national d’innovation )
Courants
(problèmes,
solutions,
priorités)
UNIVERSITÉ QUÉBÉCOISE : sous-scolarisation
de la population (problème) ; démocratiser
l’accès au système (solution) ; inscrire le
Québec dans la modernité (priorité)
UNIVERSITÉ QUÉBÉCOISE : sous-qualification
des personnes (problème) ; professionnaliser la
formation (solution) ; rendre le Québec plus
concurrentiel sur le marché mondial (priorité)
RECHERCHE UNIVERSITAIRE : sousdéveloppement de la recherche (problème) ;
organiser le système de façon à ce qu’il soit de
même niveau que ceux des pays industrialisés
(solution) ; inscrire le Québec dans la
modernité (priorité)
RECHERCHE UNIVERSITAIRE : sous-utilisation
du savoir (problème) ; instrumentaliser la
recherche (solution) ; rendre le Québec plus
compétitif sur le marché mondial (priorité)
Acteurs
(médiateurs)
UNIVERSITÉ QUÉBÉCOISE : Parent, de la
commission du même nom, Tremblay et
Gérin-Lajoie, du MEQ
UNIVERSITÉ QUÉBÉCOISE : Garon (reddition de
comptes) et Legault (politique des universités)
du MEQ
RECHERCHE UNIVERSITAIRE : la communauté
scientifique universitaire
RECHERCHE UNIVERSITAIRE : Berlinguet et
Limoges du CST ; Limoges et Rochon du
MRST (PQSI) ; Bachand du MDEIE (SQRI)
Instruments
instruments de type macro (institutions
générales) à dimension politique (missions
étendues) ; gestion hiérarchique et
bureaucratique de type wébérien
instruments de type micro (organismes
spécialisés) à dimension gestionnaire
(objectifs opératoires) ; gestion selon des
modes variés ; nouveau management public
Environnements
État providence (modèle universaliste
modéré) ; Révolution tranquille ; primauté de
la perspective locale incitant à la distinction
avec des politiques publiques comme outils
d’émancipation nationale
État facilitateur (modèle actif-providence) ;
globalisation ; primauté de la perspective
globale incitant à l’uniformisation des
pratiques avec des politiques publiques comme
outils d’ajustement structurel
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Ouvrages cités
Borraz, Olivier (2004). « Les normes. Instruments dépolitisés de l’action publique ». Dans Pierre Lascoumes &
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esquisse d’un parcours de recherche ». Dans Alain Faure, Gilles Pollet & Philippe Warin. La construction
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Kingdon, John W. (1984). Agendas, Alternatives, and Public Policy. Boston : Little Brown.
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Muller, Pierre (1995). « Les politiques publiques comme construction d’un rapport au monde ». Dans Alain Faure,
Gilles Pollet et Philippe Warin. La construction du sens dans les politiques publiques. Débat autour de la
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Sabatier, Paul & Edella Schlager (2000). « Les approches cognitives des politiques publiques : perspectives
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Sabatier, Paul & Hank C. Jenkins-Smith (1993). Policy Change and Learning. An Advocacy Coalition Approach.
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