Extrait

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Extrait
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Le cercle
Parler pour ne pas écrire !
Un ami écrivain, devant l’incompréhension des éditeurs pour son œuvre et déçu par
tant d’années consacrées à la solitude et à
l’écriture, s’était écrié devant moi : « maintenant je ne veux plus que parler ! »
Ma première sagesse aurait été de « parler » ce livre. Aux oreilles attentionnées de
quelques interlocuteurs, j’aurais pu glisser
avec exaltation ce que les contes m’avaient
appris au cours de ces vingt-cinq années
passées en leur compagnie, sans difficulté.
Mais dès qu’il s’agissait d’écrire, semblable à
Pénélope, je défaisais sans cesse la trame des
idées, en bifurquant sur tel ou tel chemin, ou
je me réfugiais dans les histoires mêmes.
Comme si l’écriture jouait contre la parole.
Ce qui est commode quand on raconte,
c’est qu’on avance sans se retourner, tandis
qu’avec l’écriture, j’ai toujours l’impression
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de revenir en arrière. Longtemps, la peur de
finir m’a éloignée de l’écrit au profit de l’oralité buissonnière. «J’étais déjà si mauvais poète
que je ne savais pas aller jusqu’au bout», disait
Blaise Cendrars.
Dans une prison chinoise, un dissident
racontait si bien Alexandre Dumas à ses geôliers, qu’il eut la vie sauve.
Jadis, le calife de Bagdad, face à l’insolence de son conteur attitré, perdit patience
et décida de le faire mettre à mort. Mais
comme l’homme lui avait fait passer des
moments de grand bonheur grâce à ses
contes, il lui laissa le choix de sa mort.
— Merci Calife, je choisis de mourir de
mort naturelle, lui répondit le condamné.
Racontons-nous des histoires pour vivre,
ou vivons-nous pour raconter des histoires?
Lorsque l’écrivain Elias Canetti découvre
Marrakech dans les années 1960, il écrit:
« Ce sont les conteurs qui attirent le plus de
monde. Autour d’eux se forment les cercles d’auditeurs les plus nombreux et les plus fidèles.
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Leurs récits durent longtemps. Les auditeurs
s’accroupissent en un premier cercle sur le sol et
ne se relèvent pas de sitôt. D’autres, debout, forment un deuxième cercle. Ils bougent à peine,
fascinés, suspendus aux mots et aux gestes du
conteur (…) Leurs paroles viennent de plus loin
et restent plus longtemps suspendues dans l’air
que celles des hommes ordinaires. Je ne comprenais rien, et cependant je restais debout, à portée
de leur voix, toujours également ensorcelé.
Ces mots dits avec véhémence, avec flamme et
qui, pour moi, n’avaient pas la moindre signification, étaient précieux pour l’homme qui les
déclamait. Il en était fier. Il les psalmodiait suivant un rythme qui me paraissait toujours très
personnel. Quand il s’interrompait, ce qui suivait
en paraissait d’autant plus vigoureux et animé.
(…) Tout était plein de maîtrise, les mots les plus
puissants volaient exactement aussi loin que le
conteur le désirait. L’air, au-dessus des auditeurs,
était plein d’agitation et moi qui comprenais si
peu, je sentais la vie sur la tête des assistants. »1
J’étais encore en mon adolescence quand
ma mère m’emmena pour la première fois au
Maroc dans la ville de Marrakech. Et tous les
jours je me rendais, comme aimantée, au
cœur de la ville, sur la fameuse place Jamaa el
fna. J’aimais y observer en particulier un
homme qui, au centre d’un cercle, gesticulait,
1. Les voix de Marrakech, Elias Canetti, Albin Michel, 1980.
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haranguait son public, le prenant volontiers à
partie. Cet homme dont je ne comprenais
pas les paroles racontait en réalité l’histoire
coloniale du pays. Je ne l’ai jamais oublié. Je
l’avais surnommé « l’homme-cinéma » et lorsqu’à mon tour, bien des années plus tard, je
me mis à raconter des histoires, je pensais à
lui et à sa fougue. De temps en temps, m’arrivait une carte postale d’ami, en provenance
de Marrakech : « J’ai pensé à toi sur la grandplace, il y avait des conteurs non loin du café
de France. »
En l’an 2000, pour les besoins d’un film
sur les conteurs dans le monde, le retour à
Marrakech s’imposait. Tout de suite, je
recherchai l’homme du cercle. Était-il toujours vivant ? Racontait-il encore? Le souvenir si précis que j’avais gardé de lui, et surtout
la nature de son répertoire, particulièrement
exceptionnel, me permirent de retrouver sa
trace. L’homme croupissait, quasiment invalide et aveugle, mendiant au coin d’une rue
du Mellah, l’ancien quartier juif. Un enfant le
conduisit jusqu’à moi et le vieillard fut bien
étonné d’apprendre l’importance qu’il avait
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eue dans mon existence, lui qui n’avait pas
souhaité transmettre son art à ses enfants
pour qu’ils ne meurent pas de faim.
D’ailleurs aucun des conteurs rencontrés pour les besoins du film ne souhaitait
« faire école ». À quoi bon ? L’un d’eux me
montra le livre unique qu’il possédait, enveloppé d’un sac en plastique et enfoui sur une
étagère : une édition déchiquetée des Mille et
une nuits, son répertoire préféré. Aucun de
ses enfants ne l’avait réclamé.
Ailleurs, dans un jardin public hors des
murs de la Médina, un homme assis sur un
bidon d’huile, tenant un livre à la main, captivait par sa scansion incantatoire et sa
fougue, un auditoire de miséreux, âgés, couchés sur des cartons, certains vieux fumeurs
de kif, d’autres malades ou invalides. Un vendeur de thé passait entre eux.
Le lecteur enflammé offrait à cette cour
des miracles, chaque jour à la même heure,
juste après la dernière prière, un moment de
bonheur intense grâce aux aventures de Saladin qu’il traduisait instantanément de l’arabe
classique en arabe dialectal… C’est à peine si
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l’homme reprenait son souffle. Quelques
mois plus tard, cet homme remarquable
mourait et, à ma connaissance, personne ne
le remplace. Jamais il ne fut reconnu par les
autorités locales malgré le bonheur évident
qu’il procurait à son auditoire.
On m’avait parlé d’un autre artiste du
verbe, plus jeune, Mohamed Bariz, né dans
les quartiers populaires de Marrakech, mais
sollicité ailleurs dans le pays et même à
l’étranger. Je lui avais donné rendez-vous au
Café de France, non loin de la fameuse place,
et je vis arriver un homme portant une casquette Nike vissée sur la tête, un blue-jean
déchiré. Ses yeux disparaissaient derrière les
hublots de ses lunettes. J’étais un peu déçue ;
il ne parlait guère français, mais il m’invita à
le suivre chez lui, non sans avoir sorti de la
poche de son jean une liste impressionnante
de tous les contes qu’il connaissait. Une fois
arrivé dans la cour de la modeste maison
familiale, l’homme disparut le temps de se
métamorphoser en prince des mille et une
nuits : enturbanné, chaussé de babouches
dorées, ganté de blanc, avec une cape jetée
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sur ses épaules, brandissant une sorte de
canne, il avait une élégance extraordinaire et
j’entendais, même sans comprendre les mots,
combien sa langue était ciselée. Contre l’avis
de ses parents, il s’était formé tout seul
auprès des maîtres de la place, et contrairement à ses pairs plus âgés, il était plus
confiant en l’avenir.
Il fut donc choisi pour participer au Festival d’Automne à Paris, en septembre 2000,
dans le cadre de l’événement Babel Contes,
parmi quinze conteurs qui racontaient chacun dans leur langue. L’humour, la profondeur de propos et l’élégance de Mohamed
Bariz firent mouche.
Inoubliable également fut la performance d’Ostad Torabi, grand maître à Téhéran dans l’art de conter sans relâche, depuis
cinquante ans, une seule œuvre : Le livre des
rois du poète Ferdowsi2. Je le découvris grâce
à une cassette vidéo rapportée d’Iran. Dès les
premières images, son regard pétillant, sa
voix profonde, l’intensité de ses mots même
2. Le livre des rois, Ferdowsi, Actes Sud, 2002.
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sans en comprendre le sens, l’ampleur de ses
gestes étaient saisissants. L’homme crevait
l’écran et c’est ainsi qu’il fut invité au festival
d’Automne à Paris ! Une fois arrivé, l’artiste
s’excusa auprès de la traductrice, mais il était
impossible pour lui de raconter cinq soirs de
suite le même épisode tragique, celui où
Sorhab apprend, en plein combat, que son
vainqueur, le roi Rostam est son père. Hélas
trop tard, il meurt. Le conteur iranien vivait
une telle empathie avec ses personnages que
c’était au-dessus de ses forces de raconter
cinq soirs de suite comment Sorhab est tué
par son père. Des larmes lui montaient aux
yeux !
Je me souviens aussi de cette conteuse
indienne entendue par hasard à Paris, une
quinzaine d’années plus tôt, à la Maison des
Cultures du Monde, une rebelle qui restituait
des fragments du Mahabharata, épopée habituellement contée par les hommes. Comment
oublier les postures traditionnelles de cette
jeune femme, véritable conteuse épique, sa
façon de s’agenouiller pour nous donner à
voir la force des combattants armés d’arcs et
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de flèches ? Je remarquai son changement
d’inflexion de voix et de débit de paroles,
permettant à l’auditoire, même ignorant la
langue, de comprendre que la conteuse se
risquait à sortir de la narration traditionnelle
pour évoquer l’Inde contemporaine et la
situation difficile des femmes, et en particulier la sienne. Grâce à la traduction de mon
voisin, je sus qu’elle-même avait été bannie
de son village du Nord de l’Inde pour avoir
osé raconter le Mahabharata, et chercher à
transmettre son art aussi bien aux filles
qu’aux garçons.
Dans un théâtre parisien, un autre soir,
je fus conquise par l’énergie verbale et l’irrévérence jubilatoire de Dario Fo. L’acteur italien, avec une force physique époustouflante,
racontait les voyages du Pape à la manière
des Fabulatori, ces conteurs-menteurs du lac
Trasimène, en Ombrie, sa région natale. Cet
art de l’exagération m’apparut alors comme
inhérent au conteur, un passage obligé où le
corps et les mots devaient transpirer et gonfler pour approcher une vérité.
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Dans le Tennessee, j’avais déjà entendu,
lors d’un Festival de conteurs américains, un
homme très très très grand (il mesurait plus
de deux mètres), très très très maigre et vêtu
d’une salopette de travail en jean. Sa femme,
qui lui arrivait à la taille, ne lui lâchait pas la
main. Il racontait à toute vitesse, avalant ses
mots avec beaucoup de sérieux, des histoires
totalement improbables de pêcheur dans les
bayous. Son dialecte du Sud profond paraissait incompréhensible, même pour l’auditoire
qui cependant se tordait de rire tandis que lui
restait imperturbable. Ce pêcheur géant,
diseur de « craques », pratiquait ce qu’on
appelle en anglais les Tall Tales ! J’avais l’impression que plus il « balivernait » et plus il
grandissait, tel le nez de Pinocchio, jusqu’à
en devenir totalement irréel !
La génération des nouveaux conteurs à
laquelle j’appartiens est née en France à la fin
des années 1980. À cette époque nous raffolions des concours de menteries, parfois
même sur des sujets d’actualité. Une année, le
vainqueur fut un Vénézuélien qui avait totalement réinventé la découverte de l’Amérique
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par Christophe Colomb. Sous l’habit du mensonge, il rappelait bien des exactions commises là-bas par les conquérants espagnols.
Vivait à cette époque-là, du côté de Paris,
Mohamed Belhalfaoui. Ce fin lettré algérien
martelait
inlassablement
« Apprendre !
Apprendre! Apprendre du berceau jusqu’à la
tombe!». Il tenait de sa mère les histoires qu’il
racontait. L’homme jonglait admirablement
entre le français et des formulations traditionnelles en arabe. Il nous avait confié que
pendant la guerre d’Algérie, les conteurs
étaient interdits dans les cafés, car on les
soupçonnait de transmettre des informations
sous couvert de raconter les Mille et une
nuits. Je crois bien que c’est de lui que je tiens
cette légende, selon laquelle Staline aurait
invité les plus grands conteurs géorgiens
dans sa ville natale de Gori et sitôt le rituel du
toast terminé, les aurait tous fait abattre…
Mohamed m’encouragea à faire mes premières armes lors d’un festival d’été en Tunisie, à Tabarka, où les vacanciers ne devaient
pas bronzer idiot, vue la quantité d’activités
culturelles qui leur étaient proposées: débats,
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films, spectacles en tous genres, dont le conte!
J’étais ainsi gracieusement invitée à la seule
condition de raconter chaque fin de journée à
heure fixe. Ce furent des débuts cuisants. En
effet, dès le deuxième jour, me sentant sans
doute en confiance, je me laissais aller à
improviser une comparaison entre le palais
du héros du conte et celui du président Bourguiba à Hammamet, histoire de montrer que
j’étais au fait des réalités du pays… Pas vraiment, car deux policiers en civil m’attendaient à la sortie pour me conduire au
commissariat de la ville. Là, je fus dépossédée
de mon passeport, et malgré mes protestations, je dus signer une déposition écrite en
arabe à laquelle je ne comprenais rien. Et ni
Gisèle Halimi, l’avocate vedette du festival,
jugeant que j’avais fait preuve d’une naïveté
politique affligeante, ni les étudiants présents
dans le public, trouvant ma provocation
petite-bourgeoise et inutile, ne voulurent
m’aider.
J’eus la chance d’être invitée à Bamako à
la fin des années 1980, pour un événement
qui réunissait des conteurs venus de France
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et de tout le Mali. Comment oublier la présence d’un homme originaire de Cikasso
dont on murmurait qu’il avait passé vingt
années à trimer dans les mines de sel près de
Tombouctou, condamné pour un crime passionnel ? En lui, je voyais un frère de Shéhérazade : cet homme avait survécu à un enfer
salé grâce à ses histoires. Quelle ne fut pas
ma surprise de découvrir, de retour en
France, sa photo illustrant le mot conteur
dans un dictionnaire célèbre !
Dix ans plus tard, de retour au Mali, je
décidai de retrouver la trace de celui que j’appelais « le conteur de Tombouctou ». Mais
j’ignorais son nom, je ne me souvenais que de
sa région d’origine: Cikasso. Un jeune étudiant en théâtre, rencontré par hasard au
centre culturel français de Bamako et originaire de cette région, le connaissait. Il proposa
très simplement de m’accompagner en bus
jusqu’à son village. Je reconnus immédiatement l’homme, grâce à sa haute stature et à
ses mains larges et calleuses: au village, il était
consulté pour ses compétences de guérisseur,
mais plus guère sollicité en qualité de conteur.
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Le temps d’une longue soirée, et grâce à l’étudiant qui traduisait, nous échangeâmes librement des contes, entourés par les habitants du
village, très surpris de ma venue. La nuit
même, en car, le jeune étudiant en théâtre et
moi reprenions le chemin de Bamako. Je n’ai
plus jamais eu de nouvelles du conteur de
Cikasso, ce frère de Shéhérazade.
Tous ces héros de la parole, ces «hautparleurs» entendus, m’ont marquée pour toujours. Mais d’autres, des raconteurs du
quotidien, m’ont également impressionnée. Je
repense en particulier à Jeanne, bretonne, originaire de Lamballe, qui s’occupa longtemps
de mon frère et de moi en l’absence de nos
parents. Lorsqu’elle commençait à évoquer
son «chez nous», nous en redemandions, tellement ce « chez nous » de Bretagne nous
emballait. Nous l’attendions avec impatience,
savourant par avance les crêpes au sarrasin ou
la chipolata qu’elle nous rapportait en cadeau
de chaque vacance passée «chez nous». Ces
histoires bretonnes avaient le goût du beurre
salé et nous vivions les épisodes familiaux de
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Jeanne mieux que les feuilletons de la télévision de l’époque, Thierry la Fronde ou Janick
aimée, mieux que les contes de korrigans ou
de monstres marins.
Ces quelques moments parmi tant
d’autres tatoués dans ma mémoire me donnèrent envie d’entrer dans le cercle. À petit
pas. Me promettant de ne jamais ressembler
au conteur solitaire de la ville de Prague qui,
selon la légende, racontait sans public. À l’enfant qui lui faisait remarquer qu’il parlait tout
seul, l’homme répondit :
— Autrefois je racontais pour changer le
monde, aujourd’hui je raconte pour que le
monde ne me change pas.
Mon amie Praline Gay Para, conteuse
iconoclaste, me dit un jour « Quand je perds
mon humanité, je ne peux plus raconter… »
C’est elle aussi qui me fit découvrir ces mots
de Toni Cade Bambara :
« Les histoires sont importantes. Elles nous
maintiennent en vie. Dans les bateaux, dans les
camps, les quartiers d’esclaves, les champs, les prisons, sur la route, en cavale, dans la clandestinité,
dans la bataille, dans l’angoisse ou au bord du
drame, le conteur nous rattrape et nous retient, car
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nous voulons entendre le prochain chapitre.
Dont nous sommes les personnages. (…)
Comme c’était ; comme ce sera. Passer le relais. »3
3. Les mangeurs de sel, Toni Cade Bambara, Christian Bourgois,
1994.
1.i