Revue des Sciences Sociales de la France de l`Est
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Revue des Sciences Sociales de la France de l`Est
FREDDY RAPHAEL GENEVIEVE HERBERICH-MARX Eléments pour une sociologie du rire et du blasphème Le bailli l'avertit et carrément: «Mr de Voltaire! Mr de Voltaire... on dit que vous avez écrit contre le Bon Dieu, cela est mal mais j'espère qu'il vous pardonnera; on dit que vous avez écrit contre la Religion, cela est mal encore; on dit que vous avez écrit contre N.S.Jésus-Christ, cela est très, très mal, mais il vous pardonnera en sa grande clémence. Mr de Voltaire gardez-vous d'écrire contre Nos Excellences, nos souverains seigneurs, car elles ne vous pardonneraient jamais.» Jean Orieux, Voltaire Livre de Poche, Paris1994, p.585 «Remarquez... il m'arrive aussi de donner raison à des gens qui ont raison. Mais, là encore, c'est un tort. C'est comme si je donnais tort à des gens qui ont tort. Il n'y a pas de raison! En résumé, je crois qu'on a toujours tort d'essayer d'avoir raison devant des gens qui ont toutes les bonnes raisons de croire qu'ils n'ont pas tort». Raymond Devos, Matière à rire O.Orban, Paris1991, p.307 Freddy Raphaël Geneviève Herberich-Marx Laboratoire de sociologie de la culture européenne. Faculté des sciences sociales Steinberg, 1968. Saul Steinberg, Text by Harold Rosenberg. © Whitney Museum of American Art, 1978 Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 4 D (4) e Gargantua à Gavroche, de Falstaff appellations, depuis la difficile sortie du s'entretient » . A la bulle vide, source du au Père Ubu, un rire libérateur ne totalitarisme dans les pays d'Europe de véritable savoir, s'oppose, selon Foucault, cesse de secouer l'Europe. Il met à l'Est jusqu'aux stéréotypes, aux préjugés, à le miroir : au lieu de refléter le réel, il ren- mal toute prétention à l'achèvement et à la la thèse du complot et au culte de l'authen- voit celui qui s'y contemple à la folie de sa suprématie, il fait de tout homme notre frère tique qui s'affirment dans nos sociétés. présomption. en incomplétude et en bâtardise. Il fait éclater la boursouflure des puissants, ces ratés Une lucidité démystificatrice du bonheur, et mine la suffisance des esprits doctes et chagrins. De l'opacité L'humour est une forme de résistance Mais la fête des fous et la farandole du Ce qui caractérise le bouffon, c'est sa contre la pensée opaque, massive, qui se Carnaval peuvent aussi masquer derrière lucidité démystificatrice, et le courage avec contemple avec délectation, et proclame sa une libéralité octroyée la caporalisation et lequel il éveille les autres et les amène à haine à l'encontre de tout ce qui ne lui res- la mise au pas des esprits. L'Europe du blas- prendre conscience. Il est le meilleur con- semble pas. «Si c'est bien sur fond de bêti- phème, c'est celle du «Ministère de la Vé- seiller du roi, car il a l'audace de dire à son ses que nous avons à rire, à rêver, à penser, rité » qui traque impitoyablement toute pen- maître des vérités que tout le monde lui nous ne devons pas oublier un instant que sée distanciée, c'est celle qui «vaporise» cache. Il ne croit pas à l'honneur chevale- la bêtise sans fond qui envahit toute la sur- ceux qui ont la prétention d'ébranler la pen- resque ou militaire, il se moque des paraî- face donne à chaque siècle ses formes les sée captive. tres sociaux et des prétentions des savants. plus hideuses» . C'est cette cruauté, qui n'a que mépris pour l'intelligence, que les <5) Grande est la tentation d'enfermer dans «Il est toujours un peu Sancho Pança, écrit les rets d'un docte discours ce qui est de Robert Klein , le fou glossateur qui accom- dictateurs manipulent. Au « monument de l'ordre de la créativité fantasque, de la provo- pagne le fou naturel Don Quichotte». bêtise», qui a toujours quelque chose de 01 61 En même temps qu'elle inquiète les colossal, Jean-Luc Nancy' oppose la dyna- prétendre analyser l'entreprise inverse de la hommes du Moyen-Age et de la Renais- mique de l'expérience, qui signifie l'ouver- mise au pas de l'esprit qui se cabre, il nous sance, la folie hante leur imagination. Elle ture. A l'adhésion sans faille qu'exige la cation d'un imaginaire démystificateur. Sans est au travail au coeur même de la raison et bêtise totalitaire, il oppose la liberté pour Le «rire» signifie essentiellement la rappelle à chaque homme sa vérité. Dans le l'homme de se distancier de la suffisance capacité, qui définit la seule science valable, grand théâtre de la vie, où chacun s'emploie arrogante. faut suivre le sillage de la «nef des folz». de toujours remettre nos présupposés et nos à tromper autrui et à se duper lui-même, le assertions. Il témoigne du refus de nous réfu- fou, comme le souligne Michel Foucault , gier dans des croyances pour combler nos confronte les vaniteux, les insolents et les maux politiques «ivres de leur propre igno- désirs et apaiser nos angoisses. Il affirme la menteurs avec «la médiocre réalité des rance et de leur propre bêtise»' '. (2) Diogène, le philosophe cynique, fait le fou pour faire éclater la folie des petits ani7 prééminence du concept d'incertitude. Ce choses ». Son attribut par excellence est la Roquentin, dans La Nausée de Jean-Paul sens du relatif et de l'inachevé nous le trou- boule de cristal, qui signifie la sagesse du Sartre, est confronté à la bêtise commune de vons au centre de l'epistemologie des scien- vide, l'épaisseur d'un invisible savoir. l'existence qui, placidement, se contente ces sociales, et comme principe recteur sou- «C'est elle, cette bulle irisée du savoir, qui d'être là; elle «n'est jamais bornée que par vent trahi dans bien des domaines de la créa- se balance, sans se briser jamais- lanterne l'existence» . L'«abondance pâmée» de tivité artistique, politique et sociale. dérisoire mais infiniment précieuse- au bout ceux qui se laissent couler dans le moule de la perche que porte sur l'épaule Margot anesthésiant de la masse les rend passifs et Quant au blasphème, il va de soi que 3 nous avons emprunté ce terme à ce qu'on la Folle»' ». (8) malléables. Cette bêtise obtuse et lisse ne nomme pudiquement, pour mieux masquer Inversement, la folie peut aussi signifier donne pas prise à la réflexion critique, « par- nos lâchetés politiques et intellectuelles, l'excès d'une science dont la prétention n'a ce que replète en soi, un soi qui n'offre pas «l'affaire Rushdie». Nous entendons évo- d'égale que l'inutilité. Tout ce qu'il y avait de visage et se dilue aussitôt dans l'humble quer ces attitudes fondées sur la fanatisme, «de manifestation obscure dans la folie» et bouffie tautologie » . Arrogante et repue, qui s'efforcent de soustraire au libre exa- telle que la voyait Bosch est effacé par ne souffrant d'aucun manque, elle est im- men un domaine qui serait de l'ordre du Erasme pour qui «c'est l'homme qui la perméable à l'esprit «qui n'existe que dans sacré. Il convient de reconnaître que la caté- constitue dans l'attachement qu'il se porte l'inquiétude»' ' et dans le provisoire. Elle gorie du blasphème prolifère sous diverses à lui-même et par les illusions dont il est, comme le souligne Marc Froment- Revue des Sciences Sociales de ia France de l'Est, 1994 5 <9) 10 Meurice dans sa remarquable analyse de la entre deux êtres humains... comme une bêtise, à la fois vaste comme l'océan et bor- erreur»' '. Il refuse de considérer l'adver- 13 née comme celui qui ne voit pas plus loin saire comme un «frère», en tout point sem- que son nez. «C'est que proche et lointain blable, mais il ne rompt pas avec lui : «son lui sont également étrangers, ou mieux seul souci est d'humaniser l'inhumain par indifférents. Elle n'a qu'un horizon: soi- un parler incessant et toujours ranimé sur le 10 même»' . monde et les choses du monde. La vérité ne peut exister que là où elle est humanisée par Le refus du dogmatisme Il n'y a de rire possible que dans la mise le parler, c'est-à-dire relativisée par l'échange. Le monde ne se forme que dans l'intervalle entre les hommes dans leur pluralité » <14) . à distance, dans l'écart par rapport à Comment ne pas évoquer l'humour qui soi-même et par rapport aux autres. Seule a corrodé et fissuré les blocs compacts du cette capacité d'éloignement permet de rela- système totalitaire de l'Europe de l'Est, tiviser les certitudes dont on se réclame, et cette «dérision au bord du gouffre qui d'interroger les prétentions hégémoniaques mélange les extrêmes, farcissant le tragique de ceux qui sont bardés de dogmes. Le tota- de comique, et la grande Histoire de quoti- litarisme au contraire retient l'esprit de dienneté dérisoire » sérieux. Il s'efforce de créer une société tifiée, s'enlise dans une absurdité triviale, fusionnelle, dans laquelle l'espace public tandis que «l'ironie sceptique sape les cer- est occupé par une masse compacte. Les titudes dogmatiques » <l3) . L'idéologie, démys- (16) . hommes, alignés au coude à coude, loin de dialoguer à partir de ce qui les sépare, sont Le salut par l'exclusion soudés par une croyance à maintenir. C'est parce qu'il a une conscience aiguë de «la justesse relative de nos opinions» L'Europe du blasphème, c'est celle de la que Lessing incite les hommes à «parler en- relégation assignée, de l'exclusion, pouvant semble» inlassablement. Le monde, selon aller jusqu'à la mise à mort. lui <12) , reste chaotique tant que leshommes Michel Foucault ' a admirablement étu- n'en débattent pas. Il ne devient pas humain dié l'économie du salut élaborée par la «parce que la voix humaine y résonne, mais Chrétienté seulement lorsqu'il est devenu un objet de Moyen-Age jusqu'au XVII siècle, a enfer- dialogue». L'accusation de blasphème ne mé successivement dans un espace d'exclu- 07 d'Occident qui, depuis le e peut faire sens pour lui; ainsi qu'en témoi- sion le lépreux, le vagabond et le fou. «Les gne la parabole des trois anneaux de Nathan lépreux de Breughel assistent de loin, mais le Sage, nul ne saurait «posséder la vérité». pour toujours, à cette montée du Calvaire où Kafka, plus tard, se réclamera de la même tout un peuple accompagne le Christ. Et, conviction lucide : «Il est difficile de dire la témoins hiératiques du mal, ils font leur vérité, car il n'y en a qu'une, mais elle est salut dans et par cette exclusion elle- mê- vivante, et a donc un visage qui change avec me » sa vie». l'éthique de l'entraide et de la charité, la (18) . Grâce à un renversement pervers de Dans ces temps qui à nouveau s'obscur- main qui ne se tend pas, la porte qui se refer- cissent, il importe de convoquer l'esprit de me et condamne à l'errance, le navire, qui résistance de Lessing, qui démasque avec emporte sa cargaison d'insensés, devien- lucidité et totale liberté «toute doctrine qui nent instruments de salut. Un partage rituel rend principiellement impossible l'amitié s'opère, qui passe outre à l'injonction bibli- Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 6 que adressée à Caïn, l'homme de l'efficace, dera caractérise les temps modernes par té d'articulation rend compte de l'incomplé- de respecter Abel dont le nom évoque le la «dédivinisation» de l'univers (Entgôt- tude du symbolique : le passé des cultures, futile, le non-productif. L'exil au fil du fleu- terung). Celle-ci ne signifie pas l'athéisme, leurs interférences mutuelles, établissent des ve développe, «tout au long d'une géogra- mais le pouvoir reconnu à l'homme de gar- ruptures, des failles, telle qu'«aucune socié- phie mi-réelle, mi-imaginaire, la situation der sa foi ou d'y renoncer, d'interpréter sub- té n'est jamais intégralement et complète- liminaire du fou à l'horizon du souci de jectivement l'histoire et d'y définir sa place. ment symbolique ; ou, plus exactement, elle l'homme médiéval -situation symbolique et D'où la légitimité de la «profanation», ne parvient jamais à offrir à tous ses mem- réalisée à la fois par le privilège qui est entendue comme la possibilité de porter les bres, et au même degré, le moyen de s'utili- donné au fou d'être enfermé aux portes de mythes fondateurs et les textes référentiels ser pleinement à l'édification d'une structu- «hors du temple» (pro fanum), afin de les re symbolique qui, pour la pensée normale, analyser, de les interpréter, de les utiliser n'est réalisable que sur le plan de la vie socia- la ville : son exclusion doit l'enclore » <19) . Se déprendre du charme <22) dans une perspective autre. C'est ainsi que le». Le fou est donc hors structure, hors du Rushdie écrit à un moment où deux univers jeu social; il lui est demandé d'incarner, dit se télescopent : celui de l'Islam iranien qui encore Lévi-Strauss, «des compromis irréa- L'humour pour Octavio Paz est une est passé d'une relative modération «à une lisables sur la plan collectif... des transitions invention de l'esprit moderne. Cette catégo- théocratie combative» et celui de l'Europe imaginaires, des synthèses incompatibles». rie particulière du comique, qui «rend tout de la modernité, dont «l'imagination débri- Le fou du roi, le fou d'amour, le fou à lier, le ce qu'il touche ambigu», est une conquête dée puise à la source redécouverte de fou dangereux, représentent pour le groupe, démystifiante. Il participe du «désenchan- l'humour rabelaisien» tement» (Entzauberung) de l'univers, qui comme le rappelle Kundera, s'est mobilisée lique, une impossible déliaison : mieux, ils est arraché à un ordre où tout fait sens, et se contre Rushdie, ce n'est pas parce qu'il a représentent l'impossible, c'est-à-dire la , attaqué l'Islam, mais parce qu'il s'est situé déliaison. Milan Kundera rappelle la scène où Ma- sur une autre planète, celle du roman fan- dame Grandgousier, ayant mangé trop de tastique, « où la vérité unique est sans pou- tripes, si bien qu'on dut lui administrer un voir et où la satanique ambiguïté tourne astringent, accoucha de Gargantua par toutes les certitudes en énigmes » hiérarchise. Dans un superbe article (20> <23) . Si la théocratie, (24) . Dans l'oreille. Il rapproche ce texte des premières cet univers «où plane le doute», il n'y a pages des Versets Sataniques: après l'ex- nulle haine, et la modernité occidentale est plosion de l'avion en plein vol, les deux observée avec le même scepticisme que héros -le chapeau melon vissé sur la tête- l'archaïsme oriental. Mais c'est «l'inven- tombent dans le vide en devisant agréable- tion ludique» ment. Autour d'eux flottent des sièges à la relativité»™ au cœur des Versets Sata- dossier inclinable, des gobelets en carton, niques qui en font le symbole de la créati- des masques à oxygène... Dans les deux cas vité de l'Europe qu'il importe d'éradiquer. (25) et «l'immense carnaval de lié à lui-même par la structuration symbo- Catherine Backès-Clément (28) poursuit avec beaucoup de finesse cette analyse en soulignant que les «histoires de fous» nous en apprennent encore plus sur leur propre pertinence. Sous condition de déplacer le fou dans son homologue en exclusion, le juif, on se souviendra de l'intérêt porté par Freud au mot d'esprit et aux histoires de fous et de juifs. «Le rire marque le signe de la déliaison du groupe par rapport à lui-même : décomposition instantanée, non durable, contre laquelle le groupe social surgit un «univers superbement hétérocli- défend son intégrité percée». Reprenant te», habité par une «joyeuse liberté», où le Freud sur ce point, Lacan appelle «conven- La déliaison vraisemblable et l'invraisemblable, l'anecdote et la méditation, le réel et le fantastique se mêlent. L'humour est ce «mariage du non-sérieux et du terrible » (21) . S'il a pu apparaître dans l'espace euro- L'esprit de l'homme ne peut s'affirmer tion signifiante » le terrain social sur lequel se déroule le quotidien du langage, terrain que dans le déchirement: ce n'est qu'en auquel échappe le discours de la folie ou du s'arrachant à lui-même qu'il accède à son comique juif: «Ce lieu n'est rien d'autre humanité, celle qui ne va plus de soi. que le lieu de la convention signifiante, comme il se dévoile dans le comique de péen c'est parce que ce dernier est l'héritier Pour Claude Levi-Strauss , toute cultu- à la fois de la culture judéo-chrétienne, qui re peut être considérée comme un ensemble cette plainte douloureuse du juif à son com- <27) a «désenchanté» (Entzauberung) le monde, de systèmes symboliques au premier rang père : Pourquoi me dis-tu que tu vas à Cra- et la culture grecque qui, avec Aristophane, desquels se placent le langage, les règles covie pour que je croie que tu vas à a joué sans restriction avec les mythes, les matrimoniales, les rapports économiques, Lemberg, quand tu vas vraiment à Cra- rites et les croyances établies. Milan Kun- l'art, le science, la religion. Cette complexi- covie?» Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 7 (29) . Cette histoire, souligne Cathe- rine Backès-Clément que nous citons textuellement, est doublement prise dans le Une vision grotesque du monde réseau conventionnel : convention du grand Et parce que l'humour est aussi quelque ensemble à l'intérieur duquel se situe le part affrontement à la limite et à la mort, la sous-ensemble de la convention «juive», culture du rire, qui valorise le trivial, le l'une et l'autre conventions signifiantes, bouffon et le burlesque, participe du jeu par leur décalage, puis leur croisement, avec le sacré . (31) provoquent le rire et la défense contre une La vision impertinente, grotesque et vérité insupportable, celle de l'exclusion. dérisoire de l'univers est, reconnaissons-le, «La convention signifiante de base, c'est foncièrement ambivalente : la transgression celle qui consiste à dire le vrai, à ne pas qu'elle met en oeuvre peut aussi bien con- mentir, la convention "juive", dans cette tester radicalement le désordre des choses histoire, consisterait au contraire à toujours que le conforter. Elle ne saurait se réduire à dire la faux; en disant le vrai, en ne men- l'invective et à l'injure, car comme le sou- tant pas sur la destination de son voyage, le lignent Antoine Compagnon et Jacques compère juif de l'histoire transgresse sa Seebacher propre convention ou du moins celle qu'on monde repose sur la tension entre la fantai- <32) , un regard fantastique sur le lui prête, mais retrouve celle dans laquelle sie et la morale. «La satire combine deux il est un exclu, un marginal. Etre "juif, buts, amuser et réformer, ou atteint le c'est dire que l'on va à Lemberg quand on second par le premier. Le plaisir qu'elle sus- va à Cracovie: être "fou", c'est la même cite -et qu'on retrouve jusque dans les Ver- chose, c'est toujours être en dehors d'une sets Sataniques de Rushdie- est lié à la convention signifiante d'un groupe qui parodie ou à l'inversion du monde réel». exclut». Représenter la sexualité divine peut constiprolonge tuer un outrage, mais signifie en même l'analyse de Lévi-Strauss et définit deux temps une certaine reconnaissance. La vei- ordres différents: l'ordre de la convention ne parodique contemporaine renoue avec signifiante, où se déroule tout discours ins- les mystères du Moyen-Age qui, mêlant le titutionnel, tout discours social de la quoti- rire au drame liturgique, et « glissant le gro- dienneté; c'est le lieu où l'on sait «ce que tesque sous le sacré » parler veut dire», où se transmet l'informa- catégorie du sacrilège. Là où, comme le tion sans ambiguïté, où les ordres se reçoi- souligne N.Frye vent et se donnent. «L'ordre différent, «double foyer de la moralité et de la fantai- Catherine Backès-Clément <34) (33) , invalidaient la , la satire, à partir du qu'on entend souvent situer comme "con- sie», renverse le sérieux et rit du grave, le tre-ordre", est celui de tous les discours qui blasphème se fonde sur une «structure transgressent, selon des modalités diverses, binaire - le haut et le bas-, le plaisant et le la convention signifiante qui marque leur sérieux » (35) . propre culture. Ainsi, les mots d'esprit, les Au-delà du plaidoyer pour la prise de sophismes, les diallèles, tous les jeux de la conscience de notre commune finitude, il y raison qui en dévoilent l'envers, font partie a dans l'irrévérencieuse négativité de l'hu- de l'ambiguïté d'un discours qui raille sa mour une pure dimension ludique. « Avec le propre règle; ainsi encore, tout discours sacré, nous avons perdu le sens du blasphè- d'un groupe marginal à l'intérieur d'une me et du jeu. Nous sommes tous devenus nation -particularités désignées de l'exté- des "agelastes", ces fâcheux qui ne savaient rieur, juifs, tziganes, bohémiens, errants de pas rire d'eux-mêmes, ainsi que Rabelais toute désignait ses adversaires, les boucs-émis- sorte, cismes » Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 (30) proies désignées . des ra- saires désignés du blasphème et de la sati- 8 re, tous ceux qui se prennent au sérieux » (36) . prendre pour un ange ni planer, « car seuls les du virtuel. Rire, selon la belle formule de Le rire du bouffon, du fou du roi jette une doutes planent». Jouant avec les mots en un Jean Duvignaud, témoigne de notre «dispo- lueur fulgurante sur la vanité et la farce de tourbillon infini, il se prend les pieds dans les nibilité au rien » la réalité, sur la prétention creuse et dérisoi- fils qu'il a tissés, il trébuche, mais se redres- chose qui échappe à toute emprise, qui par- re de la scène du monde. Le rieur, souligne (49) . C'est s'ouvrir à quelque se par la force de la parole et par respect pour ticipe du jeu de l'utopie et d'une vitalité Eric Blondel , est alors celui qui en- son public. L'artiste, dit Olivier Mongin en créatrice. Cette percée vers l'inaccessible tr'aperçoit la vérité, et qui retrouve le vrai évoquant deux sketchs de Devos, doit sortir «bouleverse les données du bricolage sérieux, celui «qu'il avait au jeu étant du monde, il doit ouvrir une porte mais il ne patient et sécuritaire des croyances et des enfant» (Nietzsche). doit pas trop l'ouvrir, il doit s'écarter un peu mythes». (37) Le rire est de l'ordre de la gratuité : sa du monde pour mieux le changer, il doit langue est constituée par des mots arrachés raconter des histoires et faire preuve d'ima- à leur fonctionnalité. «Le secret en est la gination. «J'avais de l'eau jusqu'à ma... ser- Croire en l'homme malgré l'homme surprise et la richesse des sens ainsi mis à rure! J'ai pris ma porte. Je l'ai posée sur jour ou fabriqués. Ce jeu suppose l'aisance l'eau. Je suis monté dessus... et je me suis Dans certaines circonstances tragiques, à manipuler le langage d'une façon non uti- laissé emporter par les flots en priant le ciel telles que le Ghetto de Varsovie ou la dic- litaire » (38) . Dédaignant apparemment le que ma porte ne s'ouvre pas » (43) . Il essuie la tature totalitaire, l'humour témoigne de réel, il révèle en fait le mensonge des mots, tempête, brave bien des dangers. «Et c'est le l'effort de celui qui est exclu de l'humanité de la langue de bois et des formules creuses. miracle ! Devant le public médusé, l'artiste pour démystifier les prétentions arrogantes L'humoriste dit la folie du monde, où les transfiguré regagne la rue en marchant sur les de l'oppresseur, pour se distancier de la hommes sont entraînés dans une course flots... et il se noie dans la foule » (44) . bêtise meurtrière. C'est l'affirmation d'une liberté intérieure d'un «quand même» qu'ils ne contrôlent plus. Raymond Devos entre en scène : « Excusez-moi, je suis un peu (Nietzsche), malgré le caractère monstrueu- «La disponibilité au rien» (Jean Duvignaud) essoufflé ! Je viens de traverser une ville où tout le monde courait... A un moment, je courais au coude à coude avec un monsieur... Je sement disproportionné du combat. Le rire est une revanche sur ce qui accable et bles- Contrairement à ce qu'affirme Mikhaïl se l'esprit. Il affirme le refus du désespoir, , le rire n'est pas le propre des une façon de croire en l'homme malgré rent-ils comme des fous ? Il me dit : Parce «classes populaires» opprimées. Il n'est l'homme. Le regard à la fois tendre et naïf, qu'ils le sont ! Il me dit : Vous êtes dans une pas l'expression de la seule culture populai- étonné et douloureux de Chariot est celui de . Refusant de composer re. Ce mythe ontologique méconnaît la l'homme marginal, qui dispose «du privilè- avec les hommes de pouvoir -que celui-ci création de la pensée dans «la richesse infi- ge de révéler la société à elle- même» soit politique, économique, idéologique...- nie d'un imaginaire, dont la circulation Son intelligence vive fait mordre la pous- qui s'efforcent de capter ce flux à leur profit, s'effectue entre les groupes dans la tension lui dis : Dites-moi... pourquoi ces gens cou- ville de fous ici... » (39) Bakhtine (45> <50) . sière à la brute épaisse; elle subvertit l'éco- l'humoriste tente d'échapper à la course qui les oppose entre e u x » ; il s'affirme nomie accaparatrice du monde, par la bonté. folle. Par la force de son imaginaire, aussi à partir du foisonnement sans limite Le rire participe d'une «dénégation éphé- « à mi-chemin de "n'importe où" » (On vient (46) «des matrices d'expériences possibles » (47) . mère» du poids du monde établi, du carcan souligne le fait que que dressent la tyrannie politique et cultu- , il s'embarque sur une frêle esqui- l'imaginaire ne cesse de travailler la trame relle, l'exploitation économique et sociale, ve, il s'exile, mais il ne prend pas congé du de notre vie commune, en un mouvement ou encore la «bêtise». La joie que provoque de passer «n'importe» et on va arriver «où») <40) Jean Duvignaud (48) qui participe à la fois de la reproduction de l'humour se moque du «pédant qui se dur- des choses. Olivier Mongin , analysant la société et de sa déstructuration fictive. cit dans l'exercice de son rôle», et de avec beaucoup de finesse l'art comique de «Le rêve, la fête, le rire, le jeu, l'imaginai- l'esprit de sérieux. Arrachant, pour un bref Raymond Devos, rappelle que le clown ne re sous tous leurs aspects constituent, dans instant, l'homme au poids des contingences, veut nullement encourager «le rire d'en les formes diverses de l'expérience collec- le comique et la dérision lui restituent bas », qui « se nourrit des envies souterraines, tive, la part irrécupérable par toute organi- «l'insoutenable légèreté de l'être». à commencer par celle de ressembler encore sation de quelque importance». Ces figures, monde : il est décalé par rapport au désordre (4l) plus à cet autre que l'on méprise» <42) . Il ajoute-t-il, secouent l'être pour l'ouvrir au entend un ange passer, mais il ne peut pas se champ du possible, à la région immaîtrisée Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 9 Le rire a partie liée avec la mort. Il ne peut s'affirmer que chez l'homme qui, tout en aspirant à la durée, sait bien que sa vie s'inscrit dans l'inachevé, et qui accepte le désir du chien sont aussi les miens, les cette incomplétude. Dans sa réflexion sur nôtres, ceux de tout le monde. Pour l'amour Lessing, Hannah Arendt (51) souligne que le rire de ce dernier veut réconcilier l'homme de Dieu, ouvrez un peu plus l'univers !» (Jean MAMBRINO). avec le monde, afin qu'il y trouve sa place «mais ironiquement, sans se vendre à lui». Notes Il accède au plaisir, qui est une «prise de conscience plus intense du réel », et qui lucidement l'amène à accepter que «la mort est dans ce jardin» (Bunuel). L'une des figures fondatrices de l'histoire du peuple juif est placée à plus d'un titre 1. 2. 3. 4. 5. sous le signe du rire. L'annonce de la naissance future d'Isaac provoque celui de 6. 7. Sarah, qui est très âgée. Expression du doute et du scepticisme, ce rire « impie et de bon sens, à la limite de l'incrédulité... produit un 8. télescopage du tragique et du comique, du trivial et du sublime. Il introduit dans le discours totalisant de la foi, la faille, l'énigme, le trouble » (52) . De plus, le nom même 9. 10. 11. 12. d'Isaac signifie «il rira». Il inscrit celui-ci dans une autre dimension de l'aventure inaugurée par Abraham : la vocation à détruire les idoles, simulacres de Dieu, qui tentent de l'enfermer dans une forme manipulable. Ce travail de sape et de refus du sens compact se déploie dans le futur, comme une tâche jamais achevée. Mais celle-ci n'est pas sans risques, car comme le souligne Cioran, l'iconoclaste est tenté, après avoir brisé les idoles, d'adorer leurs débris. Il y a peut-être dans la vocation d'Isaac, que son père fut prêt à sacrifier, une allusion, plus tragique, au rire comme seul 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26. 27. moyen d'échapper à la folie, comme révolte contre un destin meurtrier et contre l'extrême déréliction. «Dans le dernier livre de S.Bellow, le personnage principal entend un chien qui 28. 29. 30. 31. aboie sauvagement. Il imagine que cet aboiement exprime la révolte du chien contre la limite de sa condition canine. Pour l'amour de Dieu, dit le chien, ouvrez un peu plus l'univers ! «Et parce que Bellow ne parle pas vraiment de chiens, commente Rushdie, j ' a i le sentiment que la fureur et 32. 33. 34. 35. 36. 37. 38. Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 Klein Robert, La forme et l'intelligible, Gallimard, Paris 1970, p. 443. Foucault Michel, Histoire de la Folie à l'Age Classique, Gallimard, Paris 1972, p. 24-25. Ibid., p. 32. Ibid., p. 35. De la bêtise, Le Temps de la Réflexion 9, Gallimard, Paris 1988, p. 12. Ibid., p. 20. Hartog François, «Bêtises grecques», in Le Temps de la Réflexion 9, Gallimard, Paris 1988, p. 68. Voir Froment-Meurice Marc, «Du pareil au Même», in Le Temps de la Réflexion 19, Gallimard, Paris, p. 140 sq. Ibid., p. 143. Ibid. Ibid., p. 148. Arendt Hannah, «De l'humanité dans de sombres temps», in Vies Politiques, Gallimard, Paris 1974, p. 11-41. Ibid., p. 40. Ibid., p. 41. Sarrazin Bernard, Le rire et le sacré, Desclée de Brouwer, Paris 1991, p. 79. Ibid. Foucault Michel, Histoire de la Folie à l'Age Classique, Gallimard, Paris 1972. Ibid., p. 16. Ibid., p. 22. Kundera Milan, «Le jour où Panurge ne fera plus rire», L'infini n*39,1992, p. 33-50. Ibid., p. 34. Ibid., p. 36. Ibid., p. 46. Ibid. Ibid. Ibid., p. 47. Lévi-Strauss Claude, Introduction à Mauss Marcel, Sociologie et Anthropologie, P.U.F., Paris. Backès-Clément Catherine, «La Mauvais Sujet», in L'Arc, Marcel Mauss, n'48,1972, p. 65. Lacan Jacques, Ecrits, Seuil, Paris 1966, p. 525. Backès-Clément Catherine, op. cit., p. 60. Compagnon Antoine, Seebacher Jacques, L'Esprit de l'Europe, Flammarion, Paris 1993, vol. 3, p. 40. Ibid., p. 41. Ibid., p. 44. Ibid., p. 45. Ibid. Ibid., p. 50. Blondel Eric, Le risible et le dérisoire, P.U.F., Paris 1988, p. 83. Ibid., p. 64. 10 39. Devos Raymond, Matière à rire, O. Orban, Paris 1991, p. 36. 40. Ibid., p. 28. 41. Mongin Olivier, «Eloge de la représentation», in Esprit, déc. 1993, p. 99-114. 42. Ibid., p. 112. 43. Devos Raymond, op. cit., p. 30. 44. Ibid., p. 23. 45. Bakhtine Mikhaïl, L'oeuvre de François Rabelais et la Culture Populaire au Moyen-Age et sous la Renaissance, Gallimard, Paris 1970. Duvignaud Jean, Le Don du Rien, Stock, Paris 1977, p. 272. 47. Ibid. 48. Ibid., p. 277. 49. Ibid., p. 281. 50. Duvignaud Jean, Le Propre de l'Homme, Hachette, Paris 1985, p. 203. 51. Arendt Hannah, «De l'humanité dans de sombres temps», in Vies Politiques, Gallimard, Paris 1974, p. 11-41. 52. Sarrazin Bernard, op. cit., p. 19-20. Alsace Terre Rhénane Porte de l'Europe Congrès de l'Association des Professeurs d'Histoire et de géographie du 27 au 31 octobre 1992 © Dessin original de Tomi Ungerer