Soriano, biographie

Transcription

Soriano, biographie
1
Sur quelques illusions sur "l'illusion biographique"
À propos d'un texte de Pierre Bourdieu1
Eric SORIANO
Publié dans Frédéric Rousseau & Antoine Coppolani, Le genre biographique en histoire. Jeux
et enjeux d’écriture, Paris, Edit. Houdiard, 2007.
Le statut de grand auteur prête souvent le flanc aux exégèses. Expliquer
"l'illusion biographique" comporte le risque de faire parler l'auteur pour lui faire dire
ce qu'il n'a pas dit. Ce ne sont d'ailleurs pas les qualités intrinsèques de ce texte qui
nous poussent à cet exercice, mais l'importance symbolique que ses adversaires et ses
partisans lui ont accordée. Il n'est pourtant compréhensible que placé dans le cadre
d'un travail de plusieurs décennies dont la mise en perspective a déjà été faite avec
clarté2. Que dire donc à ceux qui ont retenu de "l'illusion biographique" une sorte de
charge contre le biographique ? L'objectif de cette contribution est assez simplement
de revenir sur cette erreur manifeste, en montrant l'apport de travaux inspirés par
Pierre Bourdieu et utilisant la ressource du biographique pour analyser un phénomène
social. L'objectif est aussi de livrer quelques éléments susceptibles d'aider à mieux
faire comprendre ce sociologue à un public d'historien en formation.
Il existe en effet plusieurs obstacles à la compréhension et à la mesure de la
portée de ce texte volontiers polémique3. Il est vrai que Pierre Bourdieu n'y va pas de
main morte lorsqu'il souligne l'inanité de certaines approches. Mais c'est bien du
"genre" biographique dont il s'agit, tel que certains historiens, politologues, essayistes
et hommes politiques l'ont investi. C'est bien la vision de l'histoire que recouvrent
souvent les biographies à succès (puisque c'est en partie le champ éditorial qui a
consacré cette pratique intellectuelle) qui est visé. À l'évidence, il s'agit néanmoins
d'un texte difficile. Nombreuses sont les références implicites et les remarques
allusives que la culture disciplinaire historienne ne porte pas spontanément à connaître
et sur lesquelles nous ne reviendrons que partiellement.
Pierre Bourdieu, « L'illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°62-63,
1986, pp. 69-72. Le texte est également repris dans Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Sur la théorie
de l'action, Paris, Le Seuil, 1994.
2
Par exemple, Louis Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Albin Michel, 1998 ;
Patrick Champagne et Olivier Christin, Mouvements d'une pensée. Pierre Bourdieu, Paris, Bordas,
2004.
3
On ne peut que conseiller la lecture parallèle de Jacques Le Goff, "Comment écrire une biographie
historique aujourd'hui ?", Le Débat, n°54, 1989 ou, plus récemment, l'introduction de l'ouvrage de
Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996.
1
2
Mais il serait trompeur de croire que le débat renvoie à une querelle de
disciplines, entre l'histoire et la sociologie1. Les enjeux traduits ici par Pierre Bourdieu
existent dans l'ensemble des sciences sociales, même lorsqu'ils s'expriment en des
termes différents. Nous verrons d'ailleurs que les travaux les plus novateurs dans le
domaine sont le fruit de chercheurs qui ont justement choisi de ne pas choisir entre
histoire et sociologie et de promouvoir les approches interdisciplinaires. D'ailleurs, la
formulation critique de "l'illusion biographique" est en réalité liée au seul contexte de
la sociologie. Lorsqu'il évoque le "récit de vie" comme "entré en contrebande dans
l'univers savant", Pierre Bourdieu fait notamment référence aux publications de
sociologues ayant construit leur analyse au travers de cette technique d'enquête, mais
qui (selon lui) ont succombé à des illusions tenaces2.
Le caractère réactif et concis de "l'illusion biographique" impose d'épaissir le
propos en revenant sur l'un des soubassements de la sociologie de Pierre Bourdieu : le
refus de l'opposition entre individu et société. Dichotomie classique en sociologie,
généralement donnée comme un incontournable de l'apprentissage da la discipline, elle
fonde aussi, selon Roger Chartier, "les modèles traditionnels de la compréhension en
histoire"3. C'est entre l'exaltation de l'individu et sa dissolution qu'il faudrait donc se
situer sur une échelle de progression constante entre les plus et les moins
"individualistes", entre ceux qui considèrent l'individu comme ayant une existence
propre, extérieure à la société, et ceux qui au contraire font de l'individu le simple
produit de la société.
Cette opposition, trop large pour être fructueuse, dominera d'ailleurs les années
de formation philosophique de Pierre Bourdieu. Exprimée à partir de l'après-guerre
dans le contraste entre l'existentialisme de Jean-Paul Sartre et les marxismes du
moment, elle n'a cessé d'irriter le sociologue4. C'est sans doute à l'aune des multiples
contributions qu'il a pu apporter à cette problématique qu'il faut entendre les
accusations d'objectivisme dont sa sociologie fut (et est encore) l'objet. Précisons que
cette imputation en servît une autre dont la réfutation paraît centrale dans le présent
ouvrage : celle de proposer une sociologie peu encline aux profondeurs historiques. À
le lire, les choses ne sont pas si simples et le nombre des historiens ayant fait usage de
sa sociologie en est un premier témoignage5.
1
Pour un aperçu des débats sur l'usage de la biographie en sociologie, voir notamment Heinritz, C., &
Rammstedt, A., "L'approche biographique en France", Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCI,
1991. Becker, H., « Biographie et mosaïque scientifique », ARSS, n°62-63, 1986. Peneff, J., La
méthode biographique, Paris, A. Colin, 1990. Passeron, J-C., "Biographies, flux, itinéraires,
trajectoires", Revue française de sociologie, 31 (1), 1990.
2
Nous pensons aux travaux de Daniel Bertaux publiés depuis les années soixante-dix et notamment
Daniel Bertaux, Destins personnels et structure de classe, Paris, PUF, 1977. Plus récemment, voir
Daniel Bertaux, Les récits de vie, Paris, Nathan, Col. 128, 2003.
3
Roger Chartier, "Avant-propos" à Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991, p. 11.
4
Gisele Sapiro, "Une liberté contrainte. La formation de la théorie de l'habitus", dans Louis Pinto,
Gisèle Sapiro et Patrick Champagne, Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, pp. 49-78. Pierre
Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d'agir éditions, 2004.
5
Pour mémoire, et puisque nous ne ferons pas ici mention de leurs travaux, nous citerons Christophe
Charle, Roger Chartier et Gérard Noiriel.
3
La vie a-t-elle un sens ?
Pierre Bourdieu a le sens de la formule : "la vie a-t-elle un sens ?". Et de
répondre qu'elle n'en a pas. Il y a ici de quoi rebuter les lecteurs épris de morale là où
l'objet est seulement d'expliquer et comprendre, mais le problème n'est pas là. Ce que
dit Bourdieu, c'est que l'on ne peut construire le sens d'une existence à partir de sa fin.
Et c'est, en effet, dans la pratique littéraire que l'on trouve le meilleur exemple de
l'illusion subjectiviste, celle de la vie comme ayant un début, un milieu et une fin, avec
des personnages, une intrigue et un dénouement, celle de la vie comme un roman.
Pierre Bourdieu se réfère alors à un mouvement littéraire apparu dans les années
cinquante et dont le projet général fut notamment exprimé par Alain Robbe-Grillet1.
Celui-ci refuse les présupposés du genre romanesque : la chronologie du récit, la mise
en cohérence d'une chaîne de causalité qui permet de faire exister une intrigue et, plus
généralement, l'existence, la vie et la psychologie des personnages du roman. Son
projet littéraire met en cause le modèle balzacien de l'homogénéité biographique de
personnages opérant des choix, raisonnant à partir de la maîtrise d'informations livrées
au gré de la construction d'une intrigue. C'est ce qui le fait privilégier, pour reprendre
son expression consacrée, "l'aventure de l'écriture plutôt que l'écriture de l'aventure".
Dès lors, si Pierre Bourdieu nous renvoie au Nouveau roman, ce n'est probablement
pas pour remettre en cause l'efficacité du genre romanesque à "transporter" le lecteur.
L'objet est simplement de dire que la réalité sociale est tout autre et que la conscience
de l'individu face à ses actes, à ses choix, est diablement plus circonscrite. L'on ne peut
la rapporter à un "sens" a posteriori de son existence.
Néanmoins, au-delà de ce détour par la théorie littéraire, ce qui intéresse le
sociologue, c'est d'insister sur le "sens commun" que constitue le "sens d'une vie". Ce
n'est pas tant que nous serions tous enferrés dans l'idéologie spontanée de notre
cohérence qui nous intéresse ici et que seul le sociologue pourrait dévoiler. C'est
surtout l'idée que le "sens d'une vie" est pour chacun d'entre nous, une affaire du
quotidien. Nous la fabriquons tous les jours dans la justification de nos actes et dans
les évolutions de ses justifications au gré des situations, de nos changements de
condition et de position, du temps qui passe2. Cette "idéologie pour nous-même" peut
être désignée comme le travail subjectif que chaque individu ne manque de réaliser le
plus souvent de manière inconsciente. Ce que dénonce Bourdieu, c'est la négation des
effets de ce travail, c'est-à-dire l'illusion subjectiviste. C'est cette négation, cette
illusion qui nous permet de voir notre existence, et donc celle des autres, comme un
"cheminement", un "parcours", telle une droite qui va d'un point à l'autre, de la
naissance à la mort. Ce qui explique la résistance que beaucoup peuvent avoir à penser
les autres (et à se penser) en ces termes, c'est que la remise en cause de l'illusion
subjectiviste est insupportable pour celui qui imagine être maître de lui-même, avoir
décidé à partir de choix successifs ce qu'il deviendrait. Le vocabulaire de la
On rassemble traditionnellement sous le label de Nouveau roman les œuvres de sept écrivains : Alain
Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Claude Simon, Michel Butor, Claude Ollier, Robert Pinget et Jean
Ricardou.
2
On touche ici à la dimension psychanalytique de l'œuvre de Pierre Bourdieu sur laquelle nous ne
reviendrons pas.
1
4
"vocation", de la "destinée", du "don" est emblématique de cette illusion. Pierre
Bourdieu a depuis longtemps compris que ses travaux ne contenteraient pas ses
contemporains en ce qu'ils "objectivaient" des phénomènes que beaucoup expriment
sur ces registres-là. Il faut avoir un peu de distance à soi pour accepter de ranger dans
le tiroir des illusions des croyances que l'on pensait certaines.
Mais Pierre Bourdieu va plus loin encore lorsqu'il argumente à partir du
phénomène historiquement situé du "nom propre". C'est en effet dans le nom propre et
son acceptation que le quotidien que nous venons d'évoquer s'incarne le mieux. Si l'on
songe que, dans nombre de sociétés, les dénominations individuelles sont multiples et
changent au cours de la vie, on comprend mieux la nécessité de considérer l'historicité
de ce mode exclusif de désignation qui va de pair avec celle de l'individu sociologique.
Cette histoire est celle de la naissance de l'appareil d'État, de l'invention de l'état-civil,
de la carte d'identité1. Elle renvoie bien à la logique de construction bureaucratique de
l'unité biographique, celle du rattachement à un territoire et à des dispositifs d'exercice
du pouvoir. Elle construit l'idée d'une identité de l'individu, c'est-à-dire l'évidence de
son imperturbable continuité dans le temps, au gré des situations. Mais, comme le
laissait entendre Marx, le citoyen abstrait n'est pas l'individu concret. Il s'agit, encore
une fois, d'une de ses reconstructions abusives qui rejoint bien la "vision positiviste de
l'histoire" dont parle Pierre Bourdieu.
En réalité, l'individu se fabrique dans les clivages, les tensions sociales
inhérentes à toute société et c'est à partir de la connaissance de ces tensions et de ces
clivages qu'une existence doit être comprise2. Pierre Bourdieu aurait sans doute pu
prendre à son compte la métaphore utilisée par Norbert Élias3 : l'individu est une sorte
de concentré actif des contradictions propres à une société. Le constat ne signifie en
rien que des choix, des stratégies, des orientations soient impossibles, un peu comme si
les individus étaient socialement déterminés. Ces choix, ces stratégies sont au contraire
le quotidien de l'existence. Ils sont la mesure de nos anticipations, de ce que nous
imaginons de possible et d'impossible pour nous-même, avec toutes les formes
possibles de déphasages ou de concordances entre valeurs espérées et valeurs réelles
de nos propres ressources pour parvenir à un objectif.
On sait par exemple que les filières scolaires et universitaires manifestent des
différences sociologiques notables. Les Facultés de droit, de médecine, de sociologie
ou d'histoire n'attirent pas les mêmes étudiants sans qu'aucune règle ne leur soit
pourtant imposée. Pourtant, lorsqu'un élève (et ses parents) choisit sa filière, il évalue,
anticipe, repousse, subit ce monde des possibles que sont les chances de réussite. Si on
lui demande pourquoi il a choisi de faire sociologie ou médecine, il y a toutes les
chances qu'il l'exprime sur le registre du libre arbitre, c'est-à-dire du choix pour une
1
Voir, sur ce point, Pierre Piazza, Histoire de la carte nationale d'identité, Paris, Odile Jacob, 2004.
On pourra se référer l'avant-propos de l'historien Roger Chartier à l'ouvrage du sociologue Norbert
Elias, op. cit.
3
Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991. On se saurait conseiller la lecture des
travaux biographiques de l'auteur. Norbert Elias, Mozart, sociologie d'un génie, Paris, Le seuil, 1991 et
Norbert Elias, Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991.
2
5
discipline, un domaine, qu'il affectionne. Mais les séries statistiques ne manquent
d'attester du caractère social de ses choix. L'exercice de sa liberté a une cohérence et
l'analyse précise de ses stratégies successives tout au long de sa scolarité permet de
mesurer la portée sociale d'une "liberté contrainte". L'illusion subjectiviste consiste à
ne pas voir les processus sociaux qui se cache derrière le travail d'autoévaluation de
l'étudiant. La compréhension de ce phénomène nécessite donc de comprendre
pourquoi, dans une société donnée et à un moment donné de son histoire, l'accès aux
Facultés de médecine et de sociologie se distribue aussi mal dans l'espace social. Car il
n'y a pas de relations naturelles entre origines sociales potentiellement plus élevées
pour les étudiants en médecine et potentiellement moins élevés pour les étudiants en
sociologie.
Entre "l'individu" et ses "pesanteurs sociales" :
Il n'y a donc pas de contradictions entre le constat de la discontinuité d'une
existence sociale et la permanence avec laquelle Pierre Bourdieu s'est imposé comme
le sociologue des "pesanteurs sociales". Il ne faut évidemment pas entendre dans l'idée
que "la vie n'a pas de sens", que nous pourrions faire ce que bon nous semble, comme
si la volonté était le moteur de l'existence. L'histoire sociale ne concerne pas seulement
les groupes et les classes sociales. Il faut s'y référer pour comprendre l'enchevêtrement
des logiques qui conduit une trajectoire individuelle : faire l'histoire sociale d'un
individu. La vie a donc un sens, mais ce n'est pas dans l'individu qu'elle s'exprime le
mieux. La discontinuité biographique suit donc une logique générale qui n'est pas sans
raison, mais cette raison est à rechercher dans la construction des espaces de
contraintes expérimentés par un individu. Elle nécessite donc de situer, de comparer,
de travailler sur la formation des groupes sociaux et leurs mécanismes de
fonctionnement, y compris les plus fins. Un individu se fond, s'adapte, se confronte au
quotidien à des groupes sociaux, des institutions (marquées socialement). Il occupe
successivement des positions différentes, même si son existence ne se réduit pas à ces
positions dont la seule prise en compte nous conduirait immanquablement à une
illusion objectiviste, celle dont Bourdieu parle si peu dans "l'illusion biographique".
Ce qui permet à Bourdieu d'échapper à l'illusion objectiviste, c'est l'usage du
concept d'habitus et de sens pratique : une sorte de matrice de compréhension d'un
individu, un principe unificateur permettant de rendre compte des pratiques des
individus. Si l'on s'en tient à sa définition stricte, l'habitus est "un système de
dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à
fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes
générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être
objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la
maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement 'réglées'
et 'régulières' sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles, et, étant tout cela,
collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef
d'orchestre"1. La définition est laborieuse, mais c'est paradoxalement presque du bon
sens qu'il faut mobiliser pour la comprendre. L'existence sociale d'un individu est au
1
Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, p. 88-89.
6
principe de ces actions, ce qui ne veut pas dire qu'il soit socialement déterminé, mais
que son passé social soit la seule référence à laquelle nous ayons accès pour
comprendre son présent. En des temps où l'ethnicité est régulièrement mobilisé pour
expliquer les comportements sociaux, il est de bon ton de rappeler un axiome aussi
simple.
Pour Bourdieu, l'habitus est "ce qui va transformer l'héritage collectif en
inconscient dans une infinité de contextes". C'est une histoire intériorisée sous forme
de dispositions durables. Comment alors ne pas céder à la tentation d'une sorte de
déterminisme de classe, un peu comme si nous ne pouvions sortir de notre condition ?
Le concept d'habitus est justement ce qui sert à sortir des seules logiques statistiques
pour comprendre comment évolue l'histoire d'un individu lorsqu'il change de monde
social de référence, ou lorsqu'il s'adapte aux changements de son monde social. Pierre
Bourdieu propose notamment de décrire en détail les situations d'hystérésis, c'est-àdire ces situations d'ajustements, de désajustements, d'accordements que l'on met en
œuvre avec plus ou moins de succès lorsque l'on se trouve soudainement projeté dans
un monde social inconnu. Il explique alors deux choses. Tout d'abord, que le passé
individuel fait histoire et que cette histoire fait écho à d'autres histoires sociales et
collectives. La mobilité sociale, c'est ce processus d'adaptation permanent, possible ou
non qui définit un monde des possibles. Ensuite, qu'il existe des dispositions plus ou
moins fortes à agir sur nos dispositions. Certains passés prédisposent plus que d'autres
à la faculté d'adaptation et de mutation personnelle.
Pourtant, s'il est absurde "d'essayer de rendre raison d'un trajet dans le métro
sans prendre en compte la structure du réseau", reconstituer la "matrice des relations
objectives" oblige à la connaissance fine d'une société et d'un milieu (que Bourdieu
nomme des champs) plus ou moins constitués. Mais ce qui pose le plus de difficultés,
c'est sans doute de savoir comment faire fonctionner ce concept en pratique.
L'historien a probablement moins que d'autres spécialistes de sciences sociales accès
au travail subjectif réalisés quotidiennement par un individu1. Rares sont en effet les
sources écrites permettant d'approcher l'activité subjective : carnets de bord, courriers
intimes, enregistrements audio… et encore. L'exercice biographique, là où l'objet
semble particulièrement circonscrit, est d'une réelle difficulté. Les multiples
préventions de Pierre Bourdieu peuvent paraître sclérosantes lorsqu'on les ajoute aux
autres difficultés, plus classiques. Comment échapper à l'épreuve de la rétrospection ?
Faire avec les pièges continus des mots contemporains pour penser le passé est le
quotidien de l'historien, mais lorsqu'il s'agit d'explorer une vie, les erreurs manifestes
prennent des proportions sans égale. Comment par ailleurs échapper au risque des
réceptions ? Lorsque Didier Eribon propose la biographie de Michel Foucault, il
s'interroge sur la place à accorder à son homosexualité2 sachant que certains seront
prompts à y voir le schème explicatif de toute sa philosophie. Michel Foucault était
homosexuel, on peut certes y attacher peu d'importance, mais il est difficile d'ignorer
1
On pourrait sans doute épiloguer, pour prendre l'exemple d'un historien qui force notre admiration,
sur le décalage entre les déclarations d'intention de la belle introduction de Jacques Le Goff à son
Saint Louis et la biographie qu'il propose ensuite. Jacques Le Goff, op. cit.
2
Didier Eribon, Michel Foucault et ses contemporains, Paris, Fayard, 1994.
7
ses effets sur la biographie d'un individu né en 1926 dans une bourgeoisie catholique
de province. Si, avec Bourdieu, on consent à une certaine méfiance à l'égard du
psychologisme (c'est-à-dire une psychologie dissociée de ses conditions sociales
d'existence), il n'en reste pas moins qu'entre occulter et proposer une analyse sérieuse,
l'exercice est étroit et non dépourvu d'enjeux. Nous le voyons, entre les préconisations
et les réalisations concrètes, le pas n'est pas simple à franchir.
Bernard Pudal est sans doute de ceux qui ont le mieux compris et fait usage de
Bourdieu. Son travail contribue largement à renouveler l'historiographie du
communisme français, notamment grâce aux recours systématiques aux biographies
collectives1. Dans Prendre parti, il propose une sociologie historique des dirigeants du
Parti communiste français pour tenter de dénouer les logiques de leur engagement,
mais surtout pour montrer qu'au-delà de leurs origines sociales réelles, c'est leurs
autobiographies d'institution qui fait sens dans l'organisation. Il revient sur ce qui les
différencie des dirigeants des autres partis, ce qui les distingue des militants
communistes, mais également sur la façon dont vont s'imposer des biographies
officielles (celles qui seront commandées par le pouvoir soviétique) qui les légitiment
à l'intérieur du Parti. Se construit l'image du dirigeant, prolétaire autodidacte,
franchissant un à un les paliers de l'échelle sociale grâce à des ressources politiques et
grâce au Parti. Le travail de Bernard Pudal (ici particulièrement simplifié) permet
d'entrevoir le communisme français, et son organisation, au travers des mécanismes
sociologiques de la croyance stalinienne. Il s'oppose ainsi à une historiographie qui
faisait jusqu'ici prévaloir les idées et les représentations sur les pratiques, en
considérant le PCF comme un collectif réifié, une sorte d'église faite de croyants et
d'idéologues. On sent combien, au-delà de la personnalité de Staline, les mécanismes
de construction et d'adhésion à la figure charismatique du chef ont des fondements
sociologiques qu'il faut décrypter pour en comprendre les logiques.
Des usages scientifiques du "charisme" en biographie
À ce titre, nous voudrions revenir sur l'une des questions que la biographie
permet de poser et qui pourtant est rarement posée dans les biographies : celle du
charisme. On est en droit ici de se référer à la réflexion classique de Max Weber à
propos de la légitimité charismatique, pour revenir ensuite sur deux exemples de
travail biographique où la question du charisme est d'autant mieux posée que l'on se
dégage de l'obsession du sujet. Car, en effet, ce que les biographies des
"charismatiques" présupposent souvent, c'est le caractère psychologique du charisme,
cet ensemble de propriétés personnelles qui font d'un individu une exception parmi les
autres et qu'il reconvertit bien naturellement dans une ascendance à l'égard des autres.
Que nous dit Max Weber ? La question du charisme doit, pour Weber, être incluse
dans une réflexion plus large sur le phénomène de la domination : pourquoi, comment,
1
Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du parti communiste français, Paris,
Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1989. Et, plus récemment, Claude Pennetier
et Bernard Pudal, Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin,
2002.
8
les dominés obéissent-ils aux ordres, aux injonctions, des dominants1 ? Contre toute
perception simpliste du ce phénomène, Max Weber opère une distinction entre la
légitimité légale rationnelle, traditionnelle et charismatique. Mais il propose aussi
d'entrevoir ces trois idéaux-types au regard de deux critères : le caractère personnel ou
impersonnel, routinier ou non routinier de la domination2. C'est sur cette base qu'il
insiste sur le processus de "quotidianisation" du charisme. Mais il explique surtout
combien le charisme ne peut perdurer que dans le cadre durable d'institutions, de
routines, qu'elles soient traditionnelles ou légale-rationnelles. On ne peut comprendre
le charisme sans saisir le mode de fonctionnement des institutions qui le sous-tendent
et la logique des discours qu'elles produisent sur la personnalité charismatique. Je
voudrais revenir sur deux textes qui tentent justement de montrer combien une
biographie est toujours traversée par des enjeux du présent, combien elle sert une
thèse, plus large, sur le monde social par l'intermédiaire de schémas narratifs à
découvrir.
Dans de Gaulle, prophète de la Cinquième République3, Brigitte Gaiti s'attaque
ainsi à un des récits mythiques les plus évidents pour le jeune apprenti historien : le
"coup d'éclat de 1958" résulte d'un régime antérieur instable, dans l'incapacité à faire
face aux défis démocratiques et politiques contemporains. Cette incapacité est
irrémédiablement associée au parlementarisme comme pour mieux valorisée un
régime présent. Le diagnostic est trop classique pour qu'on l'entérine sans la soumettre
à un examen sérieux même si cela contrevient à une version officielle, nationale,
héroïque. C'est justement ce que tente de faire l'ouvrage en décrivant les mécanismes
concrets de changement de régime qui rende possible une personnalisation du pouvoir
aux mépris des pratiques parlementaires de la Quatrième république. Cette
problématique est une manière de nous éloigner du paradigme charismatique de
compréhension de la naissance de la Cinquième république. Celui qui consiste à
interpréter ce nouveau régime autour de la geste gaullienne et comme
l'accomplissement d'un destin amorcé en juin 1940. Avec une attention particulière à
l'historiographie de la Cinquième, elle montre bien que le recours à la prophétie
gaullienne par les historiens n'est jamais qu'une manière de se ranger au discours
gaulliste de célébration de ce régime, comme la voie vers la rationalité et la modernité
politique. L'affirmation tient, à l'évidence, au récit mythique de la Cinquième
république comme il en a existé à propos de toutes les périodes constitutionnelles, et la
France en a connu de nombreuses depuis la Révolution française. Plusieurs éléments
retiennent alors l'attention de Brigitte Gaiti pour interroger ce consensus mythique.
Elle fait, dans un premier temps, l'histoire de la production et de la consolidation du
discours qui fait de la biographie du Général et de la Cinquième république un même
récit. La cohérence de celui-ci passe alors par des oublis, des occultations, ceux qui
contreviennent à la vision du moment. Elle montre ensuite que si le fonctionnement de
la Quatrième a été si mal étudié, c'est qu'il sort de la temporalité gaullienne.
Max Weber, "Les types de domination", in Max Weber, Économie et société (tome 1), Paris, Plon,
1995, pp. 285 et svt.
2
Voir, à ce propos, la belle synthèse de Florence Weber, Max Weber, Paris, Hachette, 2001.
3
Brigitte Gaiti, De Gaulle, prophète de la République, Paris, Presses de la Fondationa nationale des
sciences politiques,
1
9
L'autre exemple sur lequel nous voudrions revenir est la magistrale (le mot n'est
pas trop fort) biographie d'Hitler proposée par Ian Kershaw1. Ce qui le fait notamment
retenir la question du charisme, c'est qu'elle permet de renvoyer dos-à-dos (ou de faire
tenir ensemble) les deux grands courants d'analyse du nazisme : les intentionnalistes et
les fonctionnalistes. Disons rapidement que les premiers insistent sur le caractère
conscient des comportements humains et l'autre sur les effets de structure. Le projet de
Ian Kershaw est justement de dépasser cette opposition entre subjectivisme et
objectivisme2. Mais pour cela, Kershaw subvertit le genre biographique en passant par
la question du charisme. Il garde en effet à l'esprit que le charisme n'est pas seulement
le fait de qualités intrinsèques, mais ne peut être pensé en dehors des conditions de sa
réception. Car Hitler est d'abord une figure doublement façonnée : par les attentes et le
regard d'une population et par le travail de propagande de son parti. Hitler donne ainsi
lieu à tous les récits possibles pour ceux qui s'autorisent de lui pour agir, pour donner
libre cours à leurs pulsions. Le système politique qui se met alors progressivement en
œuvre sanctionne l'aptitude des uns et des autres à se réclamer de la légitimité du
Fürher. C'est une sorte de machine qui s'emballe bien au-delà de la seule personnalité
d'Hitler sans pour autant que l'on doive sous-évaluer l'importance de ce dernier. Mais
on perçoit ici combien le questionnement rejoint celui de Brigitte Gaiti sur les
multiples enjeux à donner du sens à la biographie d'un grand homme pour en faire
l'incarnation d'un régime.
Conclusion
On pourrait sans doute trouver dans le texte de Pierre Bourdieu quelques pistes
d'interprétation sur ce qu'il est de coutume de définir comme le "renouveau
biographique". La compréhension de ce mouvement qui, depuis les années quatrevingt, a vu se multiplier la parution de biographies à succès, nécessite néanmoins
quelque attention sur les impensés d'une réflexion sur ce que nombre d'historiens, de
politologues ou autres… trouvent dans un genre longtemps dénié. On pourrait à juste
titre marquer de la défiance à l'égard de ce que Bernard Pudal définissait en 1989
comme une vision héroïque de ce renouveau3. La compréhension de ce-dernier,
comme de l'usage biographique en sciences sociales, après l'effondrement de l'histoire
sociale, économique et des mentalités au profit de l'histoire culturelle, mais aussi en un
temps où la thématique de la "fin de l'histoire" ou de la "fin des idéologies"
manifestent la volonté de montrer que le libéralisme est une affaire de "bon sens" et de
pragmatisme.
La compréhension des logiques ici à l'œuvre dans le champ des sciences
sociales ne peut pourtant se réaliser qu'à deux conditions. En premier lieu, comprendre
l'évolution des sciences sociales, c'est partir du principe que ces disciplines marquent
1
Nous ferons ici référence à deux ouvrages. Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme, Paris,
Gallimard, 1995 et Ian Kershaw, Hitler 1936-1945. Nemesis, Paris, Flamarion, 2000.
2
Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1984.
3
Bernard Pudal, "Du biographique entre ‘science’ et ‘fiction’. Quelques remarques programmatiques",
Politix, Année 1994, Volume 7, n°27, pp. 5-24.
10
une porosité à l'égard du reste du monde social. Les enjeux qui traversent ces
disciplines ne peuvent être dissociés d'autres enjeux sociaux et politiques, même si
ceux-ci se traduisent en des termes et des formes d'exigences intellectuelles
particulières. Au même titre que proposer une véritable histoire politique passe par la
défiance à l'égard des analyses "du politique par le politique", il faut se garder de
croire que l'on trouvera des éléments explicatifs par la seule analyse interne du monde
des spécialistes en sciences sociales. En second lieu, et nous touchons là au caractère
"héroïque" de certaines interprétations de l'histoire des sciences sociales, celle-ci ne
fonctionne pas comme par une série d'étapes assurant inéluctablement la progression
des connaissances et convergeant vers une histoire actuelle fatalement valorisée. Faire
une histoire de l'investissement biographique, c'est faire l'histoire des enjeux, des
controverses qui animent un milieu, qui traduisent les intérêts croisés d'historiens, de
journalistes, de sociologues. C'est aussi constater que l'héroïsme en biographie, s'il
prend des formes nouvelles, est un sport toujours pratiqué.