Soriano, biographie
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Soriano, biographie
1 Sur quelques illusions sur "l'illusion biographique" À propos d'un texte de Pierre Bourdieu1 Eric SORIANO Publié dans Frédéric Rousseau & Antoine Coppolani, Le genre biographique en histoire. Jeux et enjeux d’écriture, Paris, Edit. Houdiard, 2007. Le statut de grand auteur prête souvent le flanc aux exégèses. Expliquer "l'illusion biographique" comporte le risque de faire parler l'auteur pour lui faire dire ce qu'il n'a pas dit. Ce ne sont d'ailleurs pas les qualités intrinsèques de ce texte qui nous poussent à cet exercice, mais l'importance symbolique que ses adversaires et ses partisans lui ont accordée. Il n'est pourtant compréhensible que placé dans le cadre d'un travail de plusieurs décennies dont la mise en perspective a déjà été faite avec clarté2. Que dire donc à ceux qui ont retenu de "l'illusion biographique" une sorte de charge contre le biographique ? L'objectif de cette contribution est assez simplement de revenir sur cette erreur manifeste, en montrant l'apport de travaux inspirés par Pierre Bourdieu et utilisant la ressource du biographique pour analyser un phénomène social. L'objectif est aussi de livrer quelques éléments susceptibles d'aider à mieux faire comprendre ce sociologue à un public d'historien en formation. Il existe en effet plusieurs obstacles à la compréhension et à la mesure de la portée de ce texte volontiers polémique3. Il est vrai que Pierre Bourdieu n'y va pas de main morte lorsqu'il souligne l'inanité de certaines approches. Mais c'est bien du "genre" biographique dont il s'agit, tel que certains historiens, politologues, essayistes et hommes politiques l'ont investi. C'est bien la vision de l'histoire que recouvrent souvent les biographies à succès (puisque c'est en partie le champ éditorial qui a consacré cette pratique intellectuelle) qui est visé. À l'évidence, il s'agit néanmoins d'un texte difficile. Nombreuses sont les références implicites et les remarques allusives que la culture disciplinaire historienne ne porte pas spontanément à connaître et sur lesquelles nous ne reviendrons que partiellement. Pierre Bourdieu, « L'illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°62-63, 1986, pp. 69-72. Le texte est également repris dans Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Sur la théorie de l'action, Paris, Le Seuil, 1994. 2 Par exemple, Louis Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Albin Michel, 1998 ; Patrick Champagne et Olivier Christin, Mouvements d'une pensée. Pierre Bourdieu, Paris, Bordas, 2004. 3 On ne peut que conseiller la lecture parallèle de Jacques Le Goff, "Comment écrire une biographie historique aujourd'hui ?", Le Débat, n°54, 1989 ou, plus récemment, l'introduction de l'ouvrage de Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996. 1 2 Mais il serait trompeur de croire que le débat renvoie à une querelle de disciplines, entre l'histoire et la sociologie1. Les enjeux traduits ici par Pierre Bourdieu existent dans l'ensemble des sciences sociales, même lorsqu'ils s'expriment en des termes différents. Nous verrons d'ailleurs que les travaux les plus novateurs dans le domaine sont le fruit de chercheurs qui ont justement choisi de ne pas choisir entre histoire et sociologie et de promouvoir les approches interdisciplinaires. D'ailleurs, la formulation critique de "l'illusion biographique" est en réalité liée au seul contexte de la sociologie. Lorsqu'il évoque le "récit de vie" comme "entré en contrebande dans l'univers savant", Pierre Bourdieu fait notamment référence aux publications de sociologues ayant construit leur analyse au travers de cette technique d'enquête, mais qui (selon lui) ont succombé à des illusions tenaces2. Le caractère réactif et concis de "l'illusion biographique" impose d'épaissir le propos en revenant sur l'un des soubassements de la sociologie de Pierre Bourdieu : le refus de l'opposition entre individu et société. Dichotomie classique en sociologie, généralement donnée comme un incontournable de l'apprentissage da la discipline, elle fonde aussi, selon Roger Chartier, "les modèles traditionnels de la compréhension en histoire"3. C'est entre l'exaltation de l'individu et sa dissolution qu'il faudrait donc se situer sur une échelle de progression constante entre les plus et les moins "individualistes", entre ceux qui considèrent l'individu comme ayant une existence propre, extérieure à la société, et ceux qui au contraire font de l'individu le simple produit de la société. Cette opposition, trop large pour être fructueuse, dominera d'ailleurs les années de formation philosophique de Pierre Bourdieu. Exprimée à partir de l'après-guerre dans le contraste entre l'existentialisme de Jean-Paul Sartre et les marxismes du moment, elle n'a cessé d'irriter le sociologue4. C'est sans doute à l'aune des multiples contributions qu'il a pu apporter à cette problématique qu'il faut entendre les accusations d'objectivisme dont sa sociologie fut (et est encore) l'objet. Précisons que cette imputation en servît une autre dont la réfutation paraît centrale dans le présent ouvrage : celle de proposer une sociologie peu encline aux profondeurs historiques. À le lire, les choses ne sont pas si simples et le nombre des historiens ayant fait usage de sa sociologie en est un premier témoignage5. 1 Pour un aperçu des débats sur l'usage de la biographie en sociologie, voir notamment Heinritz, C., & Rammstedt, A., "L'approche biographique en France", Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCI, 1991. Becker, H., « Biographie et mosaïque scientifique », ARSS, n°62-63, 1986. Peneff, J., La méthode biographique, Paris, A. Colin, 1990. Passeron, J-C., "Biographies, flux, itinéraires, trajectoires", Revue française de sociologie, 31 (1), 1990. 2 Nous pensons aux travaux de Daniel Bertaux publiés depuis les années soixante-dix et notamment Daniel Bertaux, Destins personnels et structure de classe, Paris, PUF, 1977. Plus récemment, voir Daniel Bertaux, Les récits de vie, Paris, Nathan, Col. 128, 2003. 3 Roger Chartier, "Avant-propos" à Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991, p. 11. 4 Gisele Sapiro, "Une liberté contrainte. La formation de la théorie de l'habitus", dans Louis Pinto, Gisèle Sapiro et Patrick Champagne, Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, pp. 49-78. Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d'agir éditions, 2004. 5 Pour mémoire, et puisque nous ne ferons pas ici mention de leurs travaux, nous citerons Christophe Charle, Roger Chartier et Gérard Noiriel. 3 La vie a-t-elle un sens ? Pierre Bourdieu a le sens de la formule : "la vie a-t-elle un sens ?". Et de répondre qu'elle n'en a pas. Il y a ici de quoi rebuter les lecteurs épris de morale là où l'objet est seulement d'expliquer et comprendre, mais le problème n'est pas là. Ce que dit Bourdieu, c'est que l'on ne peut construire le sens d'une existence à partir de sa fin. Et c'est, en effet, dans la pratique littéraire que l'on trouve le meilleur exemple de l'illusion subjectiviste, celle de la vie comme ayant un début, un milieu et une fin, avec des personnages, une intrigue et un dénouement, celle de la vie comme un roman. Pierre Bourdieu se réfère alors à un mouvement littéraire apparu dans les années cinquante et dont le projet général fut notamment exprimé par Alain Robbe-Grillet1. Celui-ci refuse les présupposés du genre romanesque : la chronologie du récit, la mise en cohérence d'une chaîne de causalité qui permet de faire exister une intrigue et, plus généralement, l'existence, la vie et la psychologie des personnages du roman. Son projet littéraire met en cause le modèle balzacien de l'homogénéité biographique de personnages opérant des choix, raisonnant à partir de la maîtrise d'informations livrées au gré de la construction d'une intrigue. C'est ce qui le fait privilégier, pour reprendre son expression consacrée, "l'aventure de l'écriture plutôt que l'écriture de l'aventure". Dès lors, si Pierre Bourdieu nous renvoie au Nouveau roman, ce n'est probablement pas pour remettre en cause l'efficacité du genre romanesque à "transporter" le lecteur. L'objet est simplement de dire que la réalité sociale est tout autre et que la conscience de l'individu face à ses actes, à ses choix, est diablement plus circonscrite. L'on ne peut la rapporter à un "sens" a posteriori de son existence. Néanmoins, au-delà de ce détour par la théorie littéraire, ce qui intéresse le sociologue, c'est d'insister sur le "sens commun" que constitue le "sens d'une vie". Ce n'est pas tant que nous serions tous enferrés dans l'idéologie spontanée de notre cohérence qui nous intéresse ici et que seul le sociologue pourrait dévoiler. C'est surtout l'idée que le "sens d'une vie" est pour chacun d'entre nous, une affaire du quotidien. Nous la fabriquons tous les jours dans la justification de nos actes et dans les évolutions de ses justifications au gré des situations, de nos changements de condition et de position, du temps qui passe2. Cette "idéologie pour nous-même" peut être désignée comme le travail subjectif que chaque individu ne manque de réaliser le plus souvent de manière inconsciente. Ce que dénonce Bourdieu, c'est la négation des effets de ce travail, c'est-à-dire l'illusion subjectiviste. C'est cette négation, cette illusion qui nous permet de voir notre existence, et donc celle des autres, comme un "cheminement", un "parcours", telle une droite qui va d'un point à l'autre, de la naissance à la mort. Ce qui explique la résistance que beaucoup peuvent avoir à penser les autres (et à se penser) en ces termes, c'est que la remise en cause de l'illusion subjectiviste est insupportable pour celui qui imagine être maître de lui-même, avoir décidé à partir de choix successifs ce qu'il deviendrait. Le vocabulaire de la On rassemble traditionnellement sous le label de Nouveau roman les œuvres de sept écrivains : Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Claude Simon, Michel Butor, Claude Ollier, Robert Pinget et Jean Ricardou. 2 On touche ici à la dimension psychanalytique de l'œuvre de Pierre Bourdieu sur laquelle nous ne reviendrons pas. 1 4 "vocation", de la "destinée", du "don" est emblématique de cette illusion. Pierre Bourdieu a depuis longtemps compris que ses travaux ne contenteraient pas ses contemporains en ce qu'ils "objectivaient" des phénomènes que beaucoup expriment sur ces registres-là. Il faut avoir un peu de distance à soi pour accepter de ranger dans le tiroir des illusions des croyances que l'on pensait certaines. Mais Pierre Bourdieu va plus loin encore lorsqu'il argumente à partir du phénomène historiquement situé du "nom propre". C'est en effet dans le nom propre et son acceptation que le quotidien que nous venons d'évoquer s'incarne le mieux. Si l'on songe que, dans nombre de sociétés, les dénominations individuelles sont multiples et changent au cours de la vie, on comprend mieux la nécessité de considérer l'historicité de ce mode exclusif de désignation qui va de pair avec celle de l'individu sociologique. Cette histoire est celle de la naissance de l'appareil d'État, de l'invention de l'état-civil, de la carte d'identité1. Elle renvoie bien à la logique de construction bureaucratique de l'unité biographique, celle du rattachement à un territoire et à des dispositifs d'exercice du pouvoir. Elle construit l'idée d'une identité de l'individu, c'est-à-dire l'évidence de son imperturbable continuité dans le temps, au gré des situations. Mais, comme le laissait entendre Marx, le citoyen abstrait n'est pas l'individu concret. Il s'agit, encore une fois, d'une de ses reconstructions abusives qui rejoint bien la "vision positiviste de l'histoire" dont parle Pierre Bourdieu. En réalité, l'individu se fabrique dans les clivages, les tensions sociales inhérentes à toute société et c'est à partir de la connaissance de ces tensions et de ces clivages qu'une existence doit être comprise2. Pierre Bourdieu aurait sans doute pu prendre à son compte la métaphore utilisée par Norbert Élias3 : l'individu est une sorte de concentré actif des contradictions propres à une société. Le constat ne signifie en rien que des choix, des stratégies, des orientations soient impossibles, un peu comme si les individus étaient socialement déterminés. Ces choix, ces stratégies sont au contraire le quotidien de l'existence. Ils sont la mesure de nos anticipations, de ce que nous imaginons de possible et d'impossible pour nous-même, avec toutes les formes possibles de déphasages ou de concordances entre valeurs espérées et valeurs réelles de nos propres ressources pour parvenir à un objectif. On sait par exemple que les filières scolaires et universitaires manifestent des différences sociologiques notables. Les Facultés de droit, de médecine, de sociologie ou d'histoire n'attirent pas les mêmes étudiants sans qu'aucune règle ne leur soit pourtant imposée. Pourtant, lorsqu'un élève (et ses parents) choisit sa filière, il évalue, anticipe, repousse, subit ce monde des possibles que sont les chances de réussite. Si on lui demande pourquoi il a choisi de faire sociologie ou médecine, il y a toutes les chances qu'il l'exprime sur le registre du libre arbitre, c'est-à-dire du choix pour une 1 Voir, sur ce point, Pierre Piazza, Histoire de la carte nationale d'identité, Paris, Odile Jacob, 2004. On pourra se référer l'avant-propos de l'historien Roger Chartier à l'ouvrage du sociologue Norbert Elias, op. cit. 3 Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991. On se saurait conseiller la lecture des travaux biographiques de l'auteur. Norbert Elias, Mozart, sociologie d'un génie, Paris, Le seuil, 1991 et Norbert Elias, Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991. 2 5 discipline, un domaine, qu'il affectionne. Mais les séries statistiques ne manquent d'attester du caractère social de ses choix. L'exercice de sa liberté a une cohérence et l'analyse précise de ses stratégies successives tout au long de sa scolarité permet de mesurer la portée sociale d'une "liberté contrainte". L'illusion subjectiviste consiste à ne pas voir les processus sociaux qui se cache derrière le travail d'autoévaluation de l'étudiant. La compréhension de ce phénomène nécessite donc de comprendre pourquoi, dans une société donnée et à un moment donné de son histoire, l'accès aux Facultés de médecine et de sociologie se distribue aussi mal dans l'espace social. Car il n'y a pas de relations naturelles entre origines sociales potentiellement plus élevées pour les étudiants en médecine et potentiellement moins élevés pour les étudiants en sociologie. Entre "l'individu" et ses "pesanteurs sociales" : Il n'y a donc pas de contradictions entre le constat de la discontinuité d'une existence sociale et la permanence avec laquelle Pierre Bourdieu s'est imposé comme le sociologue des "pesanteurs sociales". Il ne faut évidemment pas entendre dans l'idée que "la vie n'a pas de sens", que nous pourrions faire ce que bon nous semble, comme si la volonté était le moteur de l'existence. L'histoire sociale ne concerne pas seulement les groupes et les classes sociales. Il faut s'y référer pour comprendre l'enchevêtrement des logiques qui conduit une trajectoire individuelle : faire l'histoire sociale d'un individu. La vie a donc un sens, mais ce n'est pas dans l'individu qu'elle s'exprime le mieux. La discontinuité biographique suit donc une logique générale qui n'est pas sans raison, mais cette raison est à rechercher dans la construction des espaces de contraintes expérimentés par un individu. Elle nécessite donc de situer, de comparer, de travailler sur la formation des groupes sociaux et leurs mécanismes de fonctionnement, y compris les plus fins. Un individu se fond, s'adapte, se confronte au quotidien à des groupes sociaux, des institutions (marquées socialement). Il occupe successivement des positions différentes, même si son existence ne se réduit pas à ces positions dont la seule prise en compte nous conduirait immanquablement à une illusion objectiviste, celle dont Bourdieu parle si peu dans "l'illusion biographique". Ce qui permet à Bourdieu d'échapper à l'illusion objectiviste, c'est l'usage du concept d'habitus et de sens pratique : une sorte de matrice de compréhension d'un individu, un principe unificateur permettant de rendre compte des pratiques des individus. Si l'on s'en tient à sa définition stricte, l'habitus est "un système de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement 'réglées' et 'régulières' sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre"1. La définition est laborieuse, mais c'est paradoxalement presque du bon sens qu'il faut mobiliser pour la comprendre. L'existence sociale d'un individu est au 1 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, p. 88-89. 6 principe de ces actions, ce qui ne veut pas dire qu'il soit socialement déterminé, mais que son passé social soit la seule référence à laquelle nous ayons accès pour comprendre son présent. En des temps où l'ethnicité est régulièrement mobilisé pour expliquer les comportements sociaux, il est de bon ton de rappeler un axiome aussi simple. Pour Bourdieu, l'habitus est "ce qui va transformer l'héritage collectif en inconscient dans une infinité de contextes". C'est une histoire intériorisée sous forme de dispositions durables. Comment alors ne pas céder à la tentation d'une sorte de déterminisme de classe, un peu comme si nous ne pouvions sortir de notre condition ? Le concept d'habitus est justement ce qui sert à sortir des seules logiques statistiques pour comprendre comment évolue l'histoire d'un individu lorsqu'il change de monde social de référence, ou lorsqu'il s'adapte aux changements de son monde social. Pierre Bourdieu propose notamment de décrire en détail les situations d'hystérésis, c'est-àdire ces situations d'ajustements, de désajustements, d'accordements que l'on met en œuvre avec plus ou moins de succès lorsque l'on se trouve soudainement projeté dans un monde social inconnu. Il explique alors deux choses. Tout d'abord, que le passé individuel fait histoire et que cette histoire fait écho à d'autres histoires sociales et collectives. La mobilité sociale, c'est ce processus d'adaptation permanent, possible ou non qui définit un monde des possibles. Ensuite, qu'il existe des dispositions plus ou moins fortes à agir sur nos dispositions. Certains passés prédisposent plus que d'autres à la faculté d'adaptation et de mutation personnelle. Pourtant, s'il est absurde "d'essayer de rendre raison d'un trajet dans le métro sans prendre en compte la structure du réseau", reconstituer la "matrice des relations objectives" oblige à la connaissance fine d'une société et d'un milieu (que Bourdieu nomme des champs) plus ou moins constitués. Mais ce qui pose le plus de difficultés, c'est sans doute de savoir comment faire fonctionner ce concept en pratique. L'historien a probablement moins que d'autres spécialistes de sciences sociales accès au travail subjectif réalisés quotidiennement par un individu1. Rares sont en effet les sources écrites permettant d'approcher l'activité subjective : carnets de bord, courriers intimes, enregistrements audio… et encore. L'exercice biographique, là où l'objet semble particulièrement circonscrit, est d'une réelle difficulté. Les multiples préventions de Pierre Bourdieu peuvent paraître sclérosantes lorsqu'on les ajoute aux autres difficultés, plus classiques. Comment échapper à l'épreuve de la rétrospection ? Faire avec les pièges continus des mots contemporains pour penser le passé est le quotidien de l'historien, mais lorsqu'il s'agit d'explorer une vie, les erreurs manifestes prennent des proportions sans égale. Comment par ailleurs échapper au risque des réceptions ? Lorsque Didier Eribon propose la biographie de Michel Foucault, il s'interroge sur la place à accorder à son homosexualité2 sachant que certains seront prompts à y voir le schème explicatif de toute sa philosophie. Michel Foucault était homosexuel, on peut certes y attacher peu d'importance, mais il est difficile d'ignorer 1 On pourrait sans doute épiloguer, pour prendre l'exemple d'un historien qui force notre admiration, sur le décalage entre les déclarations d'intention de la belle introduction de Jacques Le Goff à son Saint Louis et la biographie qu'il propose ensuite. Jacques Le Goff, op. cit. 2 Didier Eribon, Michel Foucault et ses contemporains, Paris, Fayard, 1994. 7 ses effets sur la biographie d'un individu né en 1926 dans une bourgeoisie catholique de province. Si, avec Bourdieu, on consent à une certaine méfiance à l'égard du psychologisme (c'est-à-dire une psychologie dissociée de ses conditions sociales d'existence), il n'en reste pas moins qu'entre occulter et proposer une analyse sérieuse, l'exercice est étroit et non dépourvu d'enjeux. Nous le voyons, entre les préconisations et les réalisations concrètes, le pas n'est pas simple à franchir. Bernard Pudal est sans doute de ceux qui ont le mieux compris et fait usage de Bourdieu. Son travail contribue largement à renouveler l'historiographie du communisme français, notamment grâce aux recours systématiques aux biographies collectives1. Dans Prendre parti, il propose une sociologie historique des dirigeants du Parti communiste français pour tenter de dénouer les logiques de leur engagement, mais surtout pour montrer qu'au-delà de leurs origines sociales réelles, c'est leurs autobiographies d'institution qui fait sens dans l'organisation. Il revient sur ce qui les différencie des dirigeants des autres partis, ce qui les distingue des militants communistes, mais également sur la façon dont vont s'imposer des biographies officielles (celles qui seront commandées par le pouvoir soviétique) qui les légitiment à l'intérieur du Parti. Se construit l'image du dirigeant, prolétaire autodidacte, franchissant un à un les paliers de l'échelle sociale grâce à des ressources politiques et grâce au Parti. Le travail de Bernard Pudal (ici particulièrement simplifié) permet d'entrevoir le communisme français, et son organisation, au travers des mécanismes sociologiques de la croyance stalinienne. Il s'oppose ainsi à une historiographie qui faisait jusqu'ici prévaloir les idées et les représentations sur les pratiques, en considérant le PCF comme un collectif réifié, une sorte d'église faite de croyants et d'idéologues. On sent combien, au-delà de la personnalité de Staline, les mécanismes de construction et d'adhésion à la figure charismatique du chef ont des fondements sociologiques qu'il faut décrypter pour en comprendre les logiques. Des usages scientifiques du "charisme" en biographie À ce titre, nous voudrions revenir sur l'une des questions que la biographie permet de poser et qui pourtant est rarement posée dans les biographies : celle du charisme. On est en droit ici de se référer à la réflexion classique de Max Weber à propos de la légitimité charismatique, pour revenir ensuite sur deux exemples de travail biographique où la question du charisme est d'autant mieux posée que l'on se dégage de l'obsession du sujet. Car, en effet, ce que les biographies des "charismatiques" présupposent souvent, c'est le caractère psychologique du charisme, cet ensemble de propriétés personnelles qui font d'un individu une exception parmi les autres et qu'il reconvertit bien naturellement dans une ascendance à l'égard des autres. Que nous dit Max Weber ? La question du charisme doit, pour Weber, être incluse dans une réflexion plus large sur le phénomène de la domination : pourquoi, comment, 1 Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du parti communiste français, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1989. Et, plus récemment, Claude Pennetier et Bernard Pudal, Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin, 2002. 8 les dominés obéissent-ils aux ordres, aux injonctions, des dominants1 ? Contre toute perception simpliste du ce phénomène, Max Weber opère une distinction entre la légitimité légale rationnelle, traditionnelle et charismatique. Mais il propose aussi d'entrevoir ces trois idéaux-types au regard de deux critères : le caractère personnel ou impersonnel, routinier ou non routinier de la domination2. C'est sur cette base qu'il insiste sur le processus de "quotidianisation" du charisme. Mais il explique surtout combien le charisme ne peut perdurer que dans le cadre durable d'institutions, de routines, qu'elles soient traditionnelles ou légale-rationnelles. On ne peut comprendre le charisme sans saisir le mode de fonctionnement des institutions qui le sous-tendent et la logique des discours qu'elles produisent sur la personnalité charismatique. Je voudrais revenir sur deux textes qui tentent justement de montrer combien une biographie est toujours traversée par des enjeux du présent, combien elle sert une thèse, plus large, sur le monde social par l'intermédiaire de schémas narratifs à découvrir. Dans de Gaulle, prophète de la Cinquième République3, Brigitte Gaiti s'attaque ainsi à un des récits mythiques les plus évidents pour le jeune apprenti historien : le "coup d'éclat de 1958" résulte d'un régime antérieur instable, dans l'incapacité à faire face aux défis démocratiques et politiques contemporains. Cette incapacité est irrémédiablement associée au parlementarisme comme pour mieux valorisée un régime présent. Le diagnostic est trop classique pour qu'on l'entérine sans la soumettre à un examen sérieux même si cela contrevient à une version officielle, nationale, héroïque. C'est justement ce que tente de faire l'ouvrage en décrivant les mécanismes concrets de changement de régime qui rende possible une personnalisation du pouvoir aux mépris des pratiques parlementaires de la Quatrième république. Cette problématique est une manière de nous éloigner du paradigme charismatique de compréhension de la naissance de la Cinquième république. Celui qui consiste à interpréter ce nouveau régime autour de la geste gaullienne et comme l'accomplissement d'un destin amorcé en juin 1940. Avec une attention particulière à l'historiographie de la Cinquième, elle montre bien que le recours à la prophétie gaullienne par les historiens n'est jamais qu'une manière de se ranger au discours gaulliste de célébration de ce régime, comme la voie vers la rationalité et la modernité politique. L'affirmation tient, à l'évidence, au récit mythique de la Cinquième république comme il en a existé à propos de toutes les périodes constitutionnelles, et la France en a connu de nombreuses depuis la Révolution française. Plusieurs éléments retiennent alors l'attention de Brigitte Gaiti pour interroger ce consensus mythique. Elle fait, dans un premier temps, l'histoire de la production et de la consolidation du discours qui fait de la biographie du Général et de la Cinquième république un même récit. La cohérence de celui-ci passe alors par des oublis, des occultations, ceux qui contreviennent à la vision du moment. Elle montre ensuite que si le fonctionnement de la Quatrième a été si mal étudié, c'est qu'il sort de la temporalité gaullienne. Max Weber, "Les types de domination", in Max Weber, Économie et société (tome 1), Paris, Plon, 1995, pp. 285 et svt. 2 Voir, à ce propos, la belle synthèse de Florence Weber, Max Weber, Paris, Hachette, 2001. 3 Brigitte Gaiti, De Gaulle, prophète de la République, Paris, Presses de la Fondationa nationale des sciences politiques, 1 9 L'autre exemple sur lequel nous voudrions revenir est la magistrale (le mot n'est pas trop fort) biographie d'Hitler proposée par Ian Kershaw1. Ce qui le fait notamment retenir la question du charisme, c'est qu'elle permet de renvoyer dos-à-dos (ou de faire tenir ensemble) les deux grands courants d'analyse du nazisme : les intentionnalistes et les fonctionnalistes. Disons rapidement que les premiers insistent sur le caractère conscient des comportements humains et l'autre sur les effets de structure. Le projet de Ian Kershaw est justement de dépasser cette opposition entre subjectivisme et objectivisme2. Mais pour cela, Kershaw subvertit le genre biographique en passant par la question du charisme. Il garde en effet à l'esprit que le charisme n'est pas seulement le fait de qualités intrinsèques, mais ne peut être pensé en dehors des conditions de sa réception. Car Hitler est d'abord une figure doublement façonnée : par les attentes et le regard d'une population et par le travail de propagande de son parti. Hitler donne ainsi lieu à tous les récits possibles pour ceux qui s'autorisent de lui pour agir, pour donner libre cours à leurs pulsions. Le système politique qui se met alors progressivement en œuvre sanctionne l'aptitude des uns et des autres à se réclamer de la légitimité du Fürher. C'est une sorte de machine qui s'emballe bien au-delà de la seule personnalité d'Hitler sans pour autant que l'on doive sous-évaluer l'importance de ce dernier. Mais on perçoit ici combien le questionnement rejoint celui de Brigitte Gaiti sur les multiples enjeux à donner du sens à la biographie d'un grand homme pour en faire l'incarnation d'un régime. Conclusion On pourrait sans doute trouver dans le texte de Pierre Bourdieu quelques pistes d'interprétation sur ce qu'il est de coutume de définir comme le "renouveau biographique". La compréhension de ce mouvement qui, depuis les années quatrevingt, a vu se multiplier la parution de biographies à succès, nécessite néanmoins quelque attention sur les impensés d'une réflexion sur ce que nombre d'historiens, de politologues ou autres… trouvent dans un genre longtemps dénié. On pourrait à juste titre marquer de la défiance à l'égard de ce que Bernard Pudal définissait en 1989 comme une vision héroïque de ce renouveau3. La compréhension de ce-dernier, comme de l'usage biographique en sciences sociales, après l'effondrement de l'histoire sociale, économique et des mentalités au profit de l'histoire culturelle, mais aussi en un temps où la thématique de la "fin de l'histoire" ou de la "fin des idéologies" manifestent la volonté de montrer que le libéralisme est une affaire de "bon sens" et de pragmatisme. La compréhension des logiques ici à l'œuvre dans le champ des sciences sociales ne peut pourtant se réaliser qu'à deux conditions. En premier lieu, comprendre l'évolution des sciences sociales, c'est partir du principe que ces disciplines marquent 1 Nous ferons ici référence à deux ouvrages. Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme, Paris, Gallimard, 1995 et Ian Kershaw, Hitler 1936-1945. Nemesis, Paris, Flamarion, 2000. 2 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1984. 3 Bernard Pudal, "Du biographique entre ‘science’ et ‘fiction’. Quelques remarques programmatiques", Politix, Année 1994, Volume 7, n°27, pp. 5-24. 10 une porosité à l'égard du reste du monde social. Les enjeux qui traversent ces disciplines ne peuvent être dissociés d'autres enjeux sociaux et politiques, même si ceux-ci se traduisent en des termes et des formes d'exigences intellectuelles particulières. Au même titre que proposer une véritable histoire politique passe par la défiance à l'égard des analyses "du politique par le politique", il faut se garder de croire que l'on trouvera des éléments explicatifs par la seule analyse interne du monde des spécialistes en sciences sociales. En second lieu, et nous touchons là au caractère "héroïque" de certaines interprétations de l'histoire des sciences sociales, celle-ci ne fonctionne pas comme par une série d'étapes assurant inéluctablement la progression des connaissances et convergeant vers une histoire actuelle fatalement valorisée. Faire une histoire de l'investissement biographique, c'est faire l'histoire des enjeux, des controverses qui animent un milieu, qui traduisent les intérêts croisés d'historiens, de journalistes, de sociologues. C'est aussi constater que l'héroïsme en biographie, s'il prend des formes nouvelles, est un sport toujours pratiqué.