`innovation du produit est fortement liée à l`innovation du procédé

Transcription

`innovation du produit est fortement liée à l`innovation du procédé
Serge Soudoplatoff – codesign
Le codesign comme nouvelle approche de la
relation client à l’ère du web 2.0
Serge Soudoplatoff
Fondateur & Président, Almatropie
Dans cet article, nous illustrerons comment le double phénomène des communautés d'intérêt,
et d'Internet, supporte un changement radical de la relation entre les entreprises et leurs
clients. Ceux-ci s'échangent beaucoup plus d'information, et, représentés par leur frange la
plus techniquement qualifiée, veulent de plus en plus faire partie du processus de conception
des services, voire même des produits, afin de les transformer en usages. Après une phase de
techno-push, puis de market-pull, nous rentrons maintenant dans une ère de codesign, ou des
entreprises délivrent des produits non finis à des communautés qui se chargent de les finir
elles-mêmes, allant de simple adaptation à du "tuning" très approfondi. La montée en
puissance du rôle du client dans la phase de conception, amplifiée par leur mise en relation
en « peer to peer » est la vision marketing de ce qu’on nomme le web 2.0.
Nous proposerons une méthode de codesign, qui permet de prendre en compte toutes les
ruptures que ce nouveau modèle comporte, y compris celle, difficile, du changement de
culture que cela impose dans les entreprises.
La traversée du gouffre ..................................................................................................2
Le cycle de vie des entreprises...................................................................................2
Le cycle de vie des produits.......................................................................................2
La segmentation du marché .......................................................................................3
Vers le codesign.............................................................................................................4
Du techno-push ..........................................................................................................4
Au market-pull ...........................................................................................................5
Le codesign ................................................................................................................6
Le rôle d'Internet ............................................................................................................7
Internet & les communautés ......................................................................................7
Eléments méthodologiques du codesign......................................................................10
Le projet en mode codesign : les 7 principes...........................................................11
Mise en œuvre dans le temps ...................................................................................12
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Serge Soudoplatoff – codesign
La traversée du gouffre
Que l'on analyse le cycle de vie d'une entreprise, le cycle de vie d'un produit, ou bien
la segmentation d'un marché, nous rencontrons toujours un même passage délicat, un
même gouffre à franchir, une même rupture à aborder. Nous allons la détailler en
fonction de ces trois modèles d'une entreprise.
Le cycle de vie des entreprises
Les entreprises vivent un cycle que l'on peut schématiser en quatre phases. La
première phase peut être qualifiée de "technologique", la naissance d'une entreprise
étant souvent liée à une idée de produit nouveau, ou bien à la création d'une
innovation dans la manière de réaliser des services. Les grands noms de l'Internet, tels
cisco, ebay, amazon, ou bien google, sont des exemples de telles entreprises qui
vivent cette première étape. Lorsque l'entreprise souhaite agrandir son marché, elle
doit alors abandonner sa culture technologique pour mettre en place des stratégies
plus orientées marketing, c'est sa seconde phase. Le monde de la micro-informatique
est typiquement dans la fin de cette phase. Ensuite, l'entreprise entre dans une
troisième phase dite "plateau" dans laquelle le pilotage primordial est purement
financier. Il s'agit alors de contrôler les coûts, de gagner de l'argent sur la trésorerie.
Dell, et aussi la grande distribution, rentrent dans cette catégorie. Enfin, dernière
phase, l'entreprise soit meurt, soit change de métier, comme par exemple IBM qui,
d'une entreprise qui en 1912 vendait des horloges pointeuses, s'est tournée vers
l'informatique main-frame, puis a abordé l'informatique personnelle, pour finalement
devenir une très grande société de services, en revendant quasiment toutes ses
activités dans le matériel informatique.
Le point délicat se situe dans le passage entre la première phase technologique et la
seconde phase marketing. Cette transformation n'est pas facile, car elle nécessite un
changement radical de la culture de l'entreprise. On constate d'ailleurs une forte
mortalité de petites entreprises lors de ce passage, qui n'est d'ailleurs pas spécifique
aux entreprises de taille modeste: le PDG de France Telecom vient de déclarer, lors
du congrès de l'Idate de fin 2005, qu'il allait transformer son entreprise d'une culture
techno-push à une culture market-pull.
Le cycle de vie des produits
Les produits connaissent également un cycle de vie, qui peut être modélisé de
plusieurs manières. Nous avons repris le modèle du Gartner Group, qui est
suffisamment générique. Tout d'abord, à la naissance d'un nouveau produit ou concept,
il y a une période d'enthousiasme, ce que les anglo-saxons appellent le hype: tout le
monde en parle, il est de bon ton d'être un des premiers à le posséder, ou d'imaginer
les grandes innovations qu'il va engendrer. Cette phase aboutit à un pic de l'espoir,
suivi alors d'une chute de popularité, qui conduit à un creux de la désillusion. Le wifi
devait supplanter le téléphone 3G, mais ne l'a pas encore fait. Le produit est alors
rejeté, la mode passe, le marché change, et puis, alors que tout le monde croyait la
technologie terminée, celle-ci s'efface devant les usages nouveaux qui supplante la
technologie pure. Le e-commerce est un exemple de service qui, après avoir parcouru
toutes les premières étapes, aborde maintenant une phase de maturité. Ceci est vrai
aussi pour les moteurs de comparaison de prix: après avoir magnifié, puis jeté aux
orties le "bargain finder" qu'Accenture avait inventé en 1995, on voit maintenant des
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entreprises comme kelkoo devenir suffisamment intéressantes et profitables pour être
rachetées à prix d'or.
Le laser est une parfaite illustration de cette courbe. Le laser a été inventé en 1958,
générant tout d'abord plein d'espoirs, puis des désillusions; en 1972, le mot d'esprit
"laser à rien" devient populaire. Depuis le début des années 1990 il est maintenant
devenu un objet banalisé dans le grand public, et on le trouve dans de multiples
usages allant de la chirurgie de l'œil jusque dans le lecteur de compact-disc.
Visibilité
Plateau de
Productivité
Pente de
l'illumination
Pic de l'espoir
Déclenchement d'une
technologie
Plancher de la
Désillusion
Maturité
Figure 1 : cycle de vie d'un produit, Gartner Group
La segmentation du marché
Si l'on quitte ce modèle centré sur le produit, et que l'on se tourne maintenant vers le
marché, nous pouvons remarquer que nous avons une vision spatiale qui est
l'analogue de la vision temporelle précédent. Nous nous sommes basés sur la
segmentation de Moore, issue de "crossing the chasm". En premier sont les
technophiles, ceux qui achètent les produits sur des valeurs techniques, puis les
visionnaires, qui sont des innovateurs, et qui achètent des produits parce qu'ils
perçoivent l'avantage compétitif qu'ils en tireront eux-mêmes, puis le grand public,
plus ou moins ouvert à la nouveauté, et enfin les sceptiques, et puis ceux qui sont antiprogrès par principe. Ce que Geoffrey Moore a montré, c'est qu'entre le marché des
visionnaires, et celui du grand public, il y a un gouffre. Les deux marchés ne sont pas
les mêmes, il n'y a pas de simple facteur d'échelle entre les deux. Ils ne doivent donc
pas être appréhendés avec les mêmes outils, avec les mêmes méthodes.
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Grand public Grand public
pragmatique conservateur
Innovateurs
GOUFFRE
Visionnaires
Technophiles
Sceptiques
Anti-progrès
Figure 2 : D'après Geoffrey Moore "Crossing the Chasm"
Il est intéressant de noter que cette segmentation constitue la version synchronique de
la courbe du cycle de vie d'un produit, qui en est la version diachronique: la première
phase, la montée de l'espoir, correspond aux premiers marchés situés avant le gouffre,
la redescente correspond à la traversée du gouffre, et la remontée, lorsqu'elle a lieu
bien sûr, correspond aux ventes dans le marché du grand public.
Le mérite de ces trois modèles, c'est qu'ils mettent l'accent sur la rupture importante
qui a lieu entre la phase technologique et la phase marketing.
Vers le codesign
Beaucoup d'entreprises ont du mal à traverser le "gouffre" qui existe entre les deux
premières phases. Elles le font au prix d'un changement radical de culture, qui se
caractérise par la transformation du mode "techno-push" en mode "market-pull". Nous
allons passer en revue ces deux modes.
Du techno-push
Dans le mode techno-push, ce sont les valeurs technologiques qui guident la création
de produits, ou de services. Ceux-ci sont décidés par des ingénieurs, qui le font
généralement sur la base de la combinaison entre leur propre analyse, et la
disponibilité de technologies nouvelles, permettant de réaliser des innovations au sens
technique du terme. Les chaînes de création de ces nouveaux produits ou services sont
souvent linéaires: la R&D effectue les études préliminaires, puis passe le résultat à
l'ingénierie, qui lui-même le transmet à la fabrication, enfin au marketing, et in fine à
la vente.
Ce modèle, basé sur le monde industriel, est encore présent dans de grands pans
entiers de l'économie, comme la banque, l'assurance. D'autres grands secteurs, comme
l'automobile, sont tout juste en train de le quitter. S'il est à la base de grands
programmes technologiques, comme le spatial ou les grandes infrastructures de réseau,
il présente néanmoins l'inconvénient d'être très long, les cycles pouvant durer parfois
plusieurs années. Les dirigeants sont souvent des ingénieurs, et lorsque les ventes ne
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sont pas à la hauteur, il est d'usage de blâmer les vendeurs pour leur incompétence,
sans se soucier de l'adéquation entre la demande du marché et l'offre technologique.
Or, avec les trente glorieuses, nous avons basculé d'une économie de rareté à une
économie d'abondance. Nous avons décrit dans un livre les caractéristiques de cette
nouvelle économie, mais nous pouvons en rappeler ici les grands principes. La
première économie est matérielle, la valeur est basée sur la production, et l'achat se
fait sur des critères technologiques; tandis que la deuxième est immatérielle, la valeur
est basée sur la transaction, et l'achat se fait sur des critères intangibles dans lesquels
le rôle de l'information est prépondérant.
Ce basculement dans une économie d'abondance a entraîné, entre autres, une plus
grande versatilité des consommateurs. L'offre étant maintenant supérieure à la
demande, la charge de la preuve de la transaction revient au vendeur, et les acheteurs,
du coup, n'ont devant l'abondance de l'offre aucun problème à "zapper" d'un produit à
un autre. Une autre manière de présenter cet état consiste à dire qu'une économie
immatérielle favorise les services par rapport aux produits. Il devient alors plus facile
de louer que d'acheter. La versatilité dans les services est forcément plus forte, donc la
question de la rétention des acheteurs devient primordiale. C'est ainsi qu'est née l'idée
de market-pull.
Au market-pull
Dans le mode market-pull, c'est le marketing qui guide la définition des produits et
des services. Le client est étudié, ausculté, analysé. Il l'est tout d'abord dans ses
grandes masses, puis petit à petit dans son individualité avec l'ethno-marketing. De
ces études de marché sont déduits des tendances de modes, des désirs plus ou moins
latents, qui sont alors transformés en des produits ou services. Le marketing ayant le
pouvoir, les ingénieurs deviennent des exécutants, et ne sont là essentiellement que
pour répondre le mieux possible à la demande. L'entreprise doit alors s'éclater, la
production se décorrèle de la distribution, et les entreprises en réseau ont
structurellement plus de succès que les autres, comme l'a montré le modèle Dell.
Ce modèle, basé sur le monde des médias de masse, est celui sous-jacent de grands
pans entiers de l'économie, comme la grande distribution, les services informatiques.
S'il a permis de belles réalisations, comme la diffusion rapide de l'informatique, il
présente néanmoins l'inconvénient d'être insensible à l'innovation, la technologie ne
venant "qu'après" l'étude de marché. Les dirigeants sont essentiellement issus du
marketing, et lorsque les ventes ne sont pas au rendez-vous, il est d'usage de pratiquer
du matraquage publicitaire, afin de "convaincre" le client d'acheter, sans se soucier de
l'innovation d'usage qui pourrait exister.
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Pour synthétiser les grandes caractéristiques de ces deux modèles, nous proposons le
tableau ci-dessous.
Techno-push
Market-pull
Définition des produits:
Par la R&D
Par le marketing
Les exécutants sont:
Les vendeurs
Les techniciens
Cycles:
Longs, basés sur la
technologie
Courts, basés sur les
études de marché
Inconvénient:
Insensible à la demande
Insensible aux usages
Le client:
Est en bout de chaîne
Est au centre
Figure 3 : techno-push & market-pull
Ce qui est particulièrement frappant dans ce tableau, c'est la posture du client. Car
celle-ci n'est pas particulièrement confortable ni dans un cas, ni dans l'autre. Le client
en bout de chaîne se sent bien évidemment rejeté, déconsidéré. Mais le client au
centre se sent un peu trop ausculté, observé. Quelle que soit l'approche marketing:
traditionnelle, tribale, néo-, post-moderne, ethnographique, elle considère que
l'interaction avec le client est de l'ordre d'une observation scientifique, le ramenant au
niveau d'un lépidoptère moyen.
Le codesign
Or, ce qui se passe actuellement, c'est que le client souhaite de plus en plus faire
partie du processus même de fabrication des produits ou services. La relation entre
l'entreprise et le client s'oriente alors vers une expérience cognitive conjointe, où des
entreprises qui possèdent des technologies ou des savoir-faire, et des clients qui
souhaitent essentiellement découvrir de nouveaux usages, travaillent de plus en plus
ensemble dans une nouvelle forme de codesign. La nouvelle relation client est de
l'ordre du laboratoire où plusieurs personnes opèrent cette magique transformation
d'une technologie en un usage.
Or, les usages ne sont liés ni à des masses, ni à des individus. Si l'on suit les tendances
modernes du marketing, telles qu'on les trouve dans les travaux de Maffésoli, Badot et
Cova, ce qui importe de plus en plus est le rituel, et les usages sont alors au service de
ces rituels. Mais le rituel est fortement communautaire, et c'est donc plutôt dans la
communauté que l'on trouve le bon niveau de transformation des technologies en
usages, la communauté qui est un niveau intermédiaire entre les deux précédents.
Ce qu’a popularisé le web 2.0 est justement cette montée en puissance des clients qui,
depuis qu’ils sont en réseau, voient la zone de chalandise de leur puissance créatrice
augmenter, et cette puissance créatrice augmenter par un mécanisme de renforcement.
Pour le dire autrement, l'important, face à un problème, n'est pas tant de le résoudre,
que de le dissoudre. Un objet technologique fini, mis directement dans les mains des
utilisateurs, a beaucoup moins de chance de se dissoudre en usage qu'un objet pour
lequel et les utilisateurs et les créateurs auront effectué un travail cognitif conjoint,
dont le but est, justement, de dissoudre la technologie pour en faire un usage. Il faut
donc créer des nouveaux lieux pour ce faire, comme des laboratoires de
transformation où cette dissolution s'opère, et les entreprises qui sauront créer ces
lieux, où les clients sont des membres à part entières, sauront traverser les gouffres.
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Comme tous les clients ne peuvent faire partie du laboratoire, ils sont quelque part
amenés à déléguer, de plus en plus consciemment, cette fonction de création à leur
frange la plus experte. Ce qui favorise, voire amplifie l'existence de ces communautés,
et fait émerger cette délégation, c'est Internet. Pour comprendre comment, nous allons
maintenant dégager les quelques idées fondamentales qui montrent pourquoi Internet
est une aventure unique, moderne, et constructrice d'une nouvelle société.
Le rôle d'Internet
L'innovation d'Internet vient de son processus de construction même: Internet n'aurait
jamais pu être fabriqué et surtout rentrer dans nos vies avec une telle rapidité ni dans
un mode techno-push – Internet aurait alors été un ensemble de systèmes fermés
construits à petite vitesse – ni dans un mode market-pull – imaginerait-on une étude
de marché qui aurait dégagée l'extraordinaire diversité des usages actuels. C'est parce
que Internet s'est construit en codesign qu'il a rempli si vite une telle importance pour
le public.
Nous avons détaillé dans d'autres ouvrages en quoi Internet est bien plus qu'une
technologie, et qu'il s'agit bien de l'outil indispensable accompagnant une rupture
sociétale, vers ce que je nomme "la société de l'interaction et de la complexité". Dans
une telle société, il y a un déplacement de la valeur dans les relations entre les
individus, qu'ils soient clients ou bien citoyens.
La grande mutation que nous vivons actuellement est la gestion des nombreuses
interactions que nous vivons au quotidien. Nous sommes un collectif de plus de 6
milliards d'individus, vivant dans un univers dont, hélas, nous connaissons, du moins
pour suffisamment longtemps, les limites, et que en plus nous sommes environnés de
machines qui elles-mêmes interagissent avec nous, et aussi entre elles. S'il est des
constantes de l'humanité là où on ne les imagine pas, il est sûr que la croissance de la
taille de l'humanité, la densification des villes, et les moyens de transports moderne
ont totalement changé notre vie. Le temps que passe un citadin dans les transports non
seulement est le même à Paris, Londres, Los Angeles, ou Tokyo, mais c'est le même
depuis le Moyen-Âge: une heure et trente minutes. En revanche, la quantité
d'interactions que nous avons pendant ce temps est beaucoup plus grande.
C'est justement le rôle d'Internet que de favoriser, et de réguler ces interactions, qui
deviennent en plus porteuses de sens. Là où le sens était habituellement porté par des
absolus: les experts, les patrons, les chefs, les professeurs, il descend pour se nicher
maintenant dans ces interactions entre les individus, générant ainsi de nouvelles
polarités, dont le phénomène communautaire en est l'expression la plus visible.
Internet & les communautés
Une bonne manière de le comprendre consiste à regarder ce qui se passe dans les
communautés virtuelles, ces forums de discussions où des internautes s'échangent de
l'information, du savoir, de l'expertise, des opinions, des points de vue. Analyser ces
forums montre une très grande richesse, que je voudrais illustrer sur trois cas.
Le premier cas concerne les malades atteints du SIDA qui, aux USA, ont été parmi les
premiers à créer un forum de discussion. Ce forum a été très actif, et a totalement
changé la relation entre les malades et les médecins. Ceux-ci ont vu venir des patients
d'un type nouveau, qui n'étaient pas forcément plus compétents, mais qui avaient bien
plus d'informations. Là où le médecin partageait son expérience avec d'autres avec
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une fréquence de l'ordre de quelques mois, les malades se connectaient plusieurs fois
par jours, et étaient à même de donner des tendances de guérison ou de décès par
rapport à des nouveaux médicaments.
Le deuxième cas concerne le fameux bug du tout premier Pentium. Lors de sa sortie
dans le marché, un ingénieur s'est rendu compte que, dans certains cas heureusement
assez rares, le processeur donnait un faux résultat. Intel a bien sûr nié, mais l'ingénieur
a publié son expérience dans un forum de discussion, expérience qui a été confirmée
par beaucoup d'autres internautes, et du coup Intel a du faire face à des milliers de
personnes qui non seulement savaient qu'il y avait un problème, mais, et c'est bien
différent, qui savaient que les autres savaient. Cette histoire est fondamentale: Internet
a permis de gérer des interactions entre des centaines d'individus qui contribuaient,
avec des dizaines de milliers d'individus qui lisaient ces interactions. Une forme, sous
la forme d'un savoir autour du Pentium, a ainsi émergée C'est un modèle bien
différent des médias traditionnels, organisés pour diffuser de la connaissance, mais
pas vraiment pour la partager, au sens d'une interaction; seul le courrier des lecteurs
remplissait le même rôle, mais avec une interactivité bien moindre.
Le troisième cas est celui de Leroy-Merlin, qui a décidé de mettre sur son site
marchand des forums de discussion, centrés non pas sur les produits de Leroy-Merlon
(ce qui aurait été une erreur), mais sur les usages de produits de Leroy-Merlin. Un
forum portait sur l'électricité, un autre sur la plomberie, un troisième sur "comment
retaper une maison de campagne", etc… Il est important de noter qu'il ne s'agissait
pas discuter des produits, mais bien de partager des pratiques autour des usages. Il
s'est produit alors sur ces forums quelque chose d'assez courant: des bricoleurs de haut
niveau se sont mis à répondre à beaucoup de questions, par pure solidarité,
contribuant ainsi à la vie de la communauté virtuelle. Ces forums sont devenus
populaires, et Leroy-Merlin y a beaucoup gagné en termes d'image de marque.
Ce dernier cas est intéressant à plusieurs titres. Tout d'abord, il montre bien le
basculement du produit et du service vers la valeur d'usage. Ensuite, même s'il est
évident qu'Internet n'a pas créé ex-nihilo ces bricoleurs de génie (nous avons tous
autour de nous un ami qui a la chance d'habiter à côté d'une de ces perles rares),
Internet a agrandi leur zone de connaissance, de communication, créant une partie
d'un vrai village virtuel. Enfin, ces bricoleurs sont des personnalités clés dans le cadre
d'une nouvelle relation client: elles sont à la fois suffisamment compétentes pour
parler à égalité avec la boutique, mais elles sont aussi du côté des clients, elles ne sont
pas des vendeurs, et donc peuvent être considérés comme des représentants privilégiés
de ces clients.
On voit donc bien le monde se structurer autour de nouvelles polarités: bien sûr les
experts existent et existeront toujours, l'entreprise possédera toujours un capital de
savoir-faire qui sera sa valeur fondamentale – d'ailleurs il serait bien qu'elle le
comprenne – mais entre les experts, les entreprises, et le public, il y a maintenant des
intermédiaires totalement spontanés, détectés et validés grâce à Internet par les clients,
les citoyens, les individus, donc, pour faire simple, par le terrain et plus du tout par
des institutions.
Nous sommes maintenant dans un monde de complexité, au sens de multiplicité des
liens, et d'interaction, au sens d'une dynamique qui parcourt ces liens. En d'autres
termes, Internet est l'outil de renforcement du "peer to peer", c'est-à-dire des relations
directes entre les individus.
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Ceci a un effet fondamental sur la relation client, ou, ce qui revient au même, à la
relation citoyen: de plus en plus, l'innovation venant du terrain va être renforcée, et le
client va de plus en plus réclamer sa participation dès la conception. Il le fera d'autant
plus qu'au travers des liens qu'Internet crée avec d'autres "alter-ego", d'autres pairs
(mot qui se traduit justement par "peer" en Anglais), il se sentira renforcé dans ses
jugements et dans ses désirs, qu'auparavant il avait plutôt tendance à refouler sous
l'influence de diverses formes de bourrages de cerveaux, dont la télévision nous offre
l'exemple le plus caricatural, publiquement avoué.
L'entreprise qui aura compris que la valeur s'est maintenant déplacée vers les relations
entre les individus (le sens du mot "commerce" est d'ailleurs, depuis le XVIème siècle,
lié au concept d'échanges, de relations sociales), et qui saura habilement surfer sur ces
nouvelles relations, capter cette nouvelle valeur, sera une entreprise moderne qui
résistera aux tempêtes qui s'annoncent avec le post-modernisme. Les grands de
l'Internet d'aujourd'hui, tel Ebay ou Skype, l'ont parfaitement assimilé. Les autres
entreprises, tel l'industrie du disque, qui, au-delà de ne rien comprendre, combat
violemment ce modèle, sont en train de creuser leur propre tombe.
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Eléments méthodologiques du codesign
Cette partie contient des éléments prospectifs dont seulement une partie a été validée par le
terrain.
Mettre en œuvre une stratégie de codesign n'est pas facile pour une entreprise. Le
changement culturel nécessaire va bien au-delà du basculement entre le techno-pull et
le market-push, car le pré requis est que l'entreprise qui souhaite le faire admette déjà
une certaine forme de parité entre son savoir-faire et ses clients. Même si parité n'est
pas synonyme d'égalité, nous entrons dans une période où le "politically correct"
prend un peu trop de puissance, et que parité renvoie à "peer to peer", expression qui
est devenue synonyme de piraterie. De plus, il est difficile pour un manageur est
d'admettre que la validation de ses idées puisse venir d'une autre source que lui-même
ou ses propres manageurs.
C'est donc en plongeant le codesign dans une vraie démarche d'innovation que sa
puissance s'exprimera. Cette démarche se doit d'être "paradoxale" au sens
étymologique, c'est-à-dire aller au-delà de la "doxa", qui est la pensée unique, l'ordre
établi; il faut éviter les pièges de la "médiocrité de la médiocratie" pour reprendre
l'expression de Michel Maffesoli.
Il faut donc abandonner moult principes de l'orthodoxie managériale, et proposer des
approches alternatives. Elles seront inspirées par l'image de l'innovation comme une
chaise à trois pieds: "structure – outils – comportements", c'est-à-dire une systémique
qui comprend à la fois de la sociologie des organisations, de la technologie, et du
coaching comportemental.
Une démarche de codesign commence en amont par une analyse de ce qui se passe
sur les forums Internet. Il est nécessaire de se débarrasser de quelques préjugés
fréquents, du genre "sur Internet seuls les hargneux parlent", en général les hargneux
ne font que répondre au mutisme et à la surdité des entreprises, mais lorsque
l'entreprise écoute, les forums sont des lieux extraordinaires de création d'idée, et sont
souvent bien plus autorégulés qu'on ne le pense.
Il est généralement recommandé de créer une cellule qui a pour mission de regarder
au quotidien ce qui se passe sur les forums Internet (le nombre de messages
quotidiens peut atteindre la centaine), et d'en faire un digest mensuel, qui comporte
trois parties : les tendances lourdes, les signaux faibles, et des verbatim.
Ensuite, lorsque l'entreprise est convaincue de la nécessité de faire un projet en mode
codesign, il est important de comprendre le message qu'apporte le monde Internet:
l'innovation du produit est fortement liée à l'innovation du procédé.
Autrement dit: pour faire un produit vraiment innovant, il faut des méthodes
innovantes.
Nous allons détailler la méthode pour réaliser un projet de manière innovante. Cette
méthode s’appuie sur 7 principes, et une boucle à 6 étapes.
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Le projet en mode codesign : les 7 principes
1. Partir d'une question (au lieu d'un cahier des charges)
Il est d'usage, lorsqu'un projet est lancé, de commencer par un lourd cahier des
charges. Nous proposons à l'inverse de partir d'une simple question. Lorsque Tim
Berners Lee a créé la norme du world wide web au CERN, il est parti d'une simple
question: "comment aider les équipes projet distribuées dans le monde entier à partage
de l'information en utilisant Internet". Pourquoi effectivement dépenser du temps et de
l'énergie pour créer un document décrivant dans le détail ce qui est souhaité, sachant
que non seulement la réalisation de ce qui est décrit demandera déjà un lourd effort de
compréhension, mais que l'on découvre toujours que ce qui est demandé n'est pas
forcément ce qui est faisable ou souhaitable.
2. Mettre ensemble toutes les fonctions (en se débarrassant de la logique maîtrise
d'ouvrage – maîtrise d'œuvre)
La dialectique habituelle entre une maîtrise d'ouvrage, qui en théorie décide de ce
qu'elle souhaite, et une maîtrise d'œuvre, qui exécute les désirs, ne résiste pas aux
contraintes de la "fractalisation" du monde moderne. Les processus de type technopush ne peuvent plus fonctionner. Il faut donc découvrir en même temps la création
technologique, le marketing associé, les usages qui en découlent, les aspects
financiers, afin d'éviter les retours en arrière toujours consommateurs d'énergie inutile.
3. Repérer et associer les communautés de clients (sans les écarter ni les mettre
au centre)
La cartographie des communautés de clients sur Internet est indispensable pour mener
à bien un projet en codesign. Il faut les cartographier, en détecter les tendances
lourdes et les signaux faibles, et en repérer les éléments moteurs, qui seront associés
au projet. Bien souvent, on constate que des employés de l'entreprise sont des
participants plus ou moins actifs de ces forums. Une fois ces communautés
cartographiées, il est important de repérer en leur sein les passionnés. Le passionné se
reconnaît sur trois critères: il écrit beaucoup de messages, il apporte toujours du
contenu de qualité, et il joue le rôle d'un régulateur.
4. Fonctionner en mode plateau (en complément des hiérarchies verticales)
La "verticalisation" des fonctions dans l'entreprise est préjudiciable à une réflexion
systémique. Il faut donc sortir le projet de l'entreprise, le mettre en condition pour
qu'il puisse vivre sa propre vie, respirer et innover au-delà des regards pas toujours
forcément bienveillants de directeurs de départements qui souhaitent récupérer la
valeur générée par un collectif qui leur échappe.
5. Créer un centre de contrôle (plutôt qu'un comité de pilotage)
Dans tout projet innovant, il est important de donner à la fois une autonomie à
l'équipe chargée de réaliser le projet, mais aussi de prévoir l'intégration des résultats
dans l'entreprise. La formule habituelle d'un comité de pilotage présente un
inconvénient: c'est le chef de projet qui doit piloter. Une meilleure image est un centre
de contrôle qui, lorsqu'il envoie une mission dans l'espace, a comme objectif principal
son retour dans l'atmosphère, laissant le soin du pilotage justement au pilote.
6. Une synthèse entre les objets et les usages (au-delà du techno-push et du
market-pull)
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Bien au-delà du techno-push et du market-pull, c'est ici où le codesign prend tout son
sens. Il vaut mieux proposer le plus vite possible des objets certes imparfaits, mais qui
serviront de point d'accroche à des utilisateurs chevronnés qui pourront ainsi effectuer
la première alchimie entre le projet et l'usage, puis effectuer un retour vers la création
technologique. C'est ainsi qu'Internet été construit, et le résultat est suffisamment de
qualité pour être illustratif.
7. Un modèle biologique "essai erreur" (plutôt que de la planification)
La planification, dans son excès, est un des grands freins à l'innovation. Dans un
monde chaotique, l'environnement n'est plus suffisamment stable pour que l'on puisse
utiliser des théories datant de Newton, à savoir, en caricaturant, que l'équation et les
conditions initiales sont suffisantes pour prédire l'avenir. A l'inverse, ce sont les
théories issues du monde de la complexité qu'il faut utiliser, il faut raisonner en
termes d'interactions dans un système, et entre le système et son environnement. Le
modèle essai erreur répond bien à ce souci.
Mise en œuvre dans le temps
Pour mettre en œuvre cette démarche dans le temps, nous utilisons un schéma en
boucle, qui passe par un certain nombre d'étapes importantes. La boucle est très
importante, car elle permet de transformer une démarche qui ne peut pas être linéaire
dans un temps qui lui ne peut qu'être linéaire.
Ce schéma en boucle aide aussi à synthétiser ce qui est de l'ordre du cerveau droit
avec ce qui est de l'ordre du cerveau gauche, à faire fonctionner ensemble
correctement l'intuition et la rationalisation, sans compromis ni impasse.
Rêver
Observer
Apprendre
Oser
Essayer
Créer
Figure 4 : La boucle du codesign
Pour chaque étape, nous décrirons le but, la transformation qu'elle opère, et un
exemple pris dans le domaine du voyage.
Rêver
Il s'agit de se mettre en situation pour abandonner des a priori, des préconçus, et de
pouvoir créer de la nouveauté.
C'est la création d'un rêve.
Pour le voyageur, c'est le rêve préparatif du voyage.
Observer
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Serge Soudoplatoff – codesign
Il s'agit de regarder l'environnement, le monde extérieur, d'être à l'écoute de ce qu'il
nous dit.
C'est la transformation du rêve en possibilités.
Pour le voyageur, c'est la lecture des cartes.
Oser
C'est l'étape des choix. Parmi toutes les possibilités qui s'offrent, il faut élaguer, et ne
garder qu'un seul chemin.
C'est la transformation des possibilités en décisions.
Pour le voyageur, c'est le choix de la route.
Créer
C'est l'étape de la fabrication, de la création d'objets qui aideront à résoudre, puis à
dissoudre la question initiale.
C'est la transformation des idées en objets.
Pour le voyageur, c'est la réalisation du voyage.
Essayer
C'est la mise à disposition de l'objet ainsi créé à des utilisateurs.
C'est la transformation de l'objet en usage, la première alchimie.
Pour le voyageur, c'est l'atteinte du but du voyage et l'exploration de la "terra
incognita".
Apprendre
C'est le retour, l'analyse, la réflexion après l'action.
C'est la transformation de l'analyse de la boucle en apprentissage.
Pour le voyageur, c'est le retour au port d'origine, enrichi d'une belle expérience, prêt
à recommencer.
Et tout peux recommencer.
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