Portrait de Claude-Henri Watelet de Jean

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Portrait de Claude-Henri Watelet de Jean
Département des Peintures
Le tableau du mois n° 121 :
Portrait de Claude-Henri Watelet de Jean-Baptiste Greuze
Un amateur en costume de soie
Le tableau a été choisi pour faire écho à l'exposition Modes en miroir, la France et
la Hollande au temps des Lumières, Galliera, musée de la Mode de la ville de Paris,
30 avril - 21 août 2005.
Il a également été proposé comme source d'inspiration aux élèves de l'école
supérieure des arts appliqués Duperré à Paris, classe «Design de mode et environnement»,
dont les travaux de l'année sont exposés à Galliera à l'occasion de «La Nuit des musées»,
le samedi 14 et le dimanche 15 mai 2005.
Des portraits évoquant les riches amateurs du XVIIIe siècle, celui que Greuze a
consacré à Watelet est l'un des plus emblématiques. Le tableau, acquis par le Louvre en
1982 grâce à la procédure de la dation en paiement de droits de succession, a fait l'objet
d'études diverses. C'est aujourd'hui au costume si vanté pour son exécution que
l'attention sera portée, en écho à l'exposition que le musée de la Mode de la ville de Paris
au palais Galliera consacre en ce moment à la France et à la Hollande des Lumières.
Un amateur éclairé
Fils d'un receveur général des Finances de la généralité d'Orléans, Claude-Henri
Watelet (1718-1786), représenté ici à l'âge d'environ 45 ans, avait hérité de la charge de
son père en 1741. Profitant de l'aisance et du loisir qu'elle lui assurait, cet enfant des
Lumières cultiva les arts en pédagogue et en philanthrope autant qu'en esthète.
Admirateur et collectionneur des eaux-fortes de Rembrandt, il pratiquait lui-même la
gravure (près de 300 pièces) et siégeait depuis 1747 à l'Académie royale de peinture et
de sculpture dans le rang des Associés libres. Ami intime de d'Alembert, il fut le principal
collaborateur de l'Encyclopédie pour les beaux-arts avant que la publication ne fût
censurée en 1759. Homme de plume, il mit en vers ses préceptes dans L'Art de peindre,
poème qui lui ouvrit les portes de l'Académie française en 1760. Watelet poursuivit toute
sa vie ses travaux didactiques, qui prirent en 1788 la forme d'un Dictionnaire des arts de
peinture, sculpture et gravure, ouvrage posthume repris et développé par Lévesque en
1792 et toujours réimprimé. Mais sa véritable création, qui lui acquit une réputation
universelle, fut un jardin à Colombes, hélas disparu, le Moulin Joli, l'un des prototypes en
France du «jardin pittoresque». Avec sa maîtresse Marguerite Le Comte, Watelet, «ange
de la paix» au caractère doux et généreux, y recevait amis et curieux venus goûter au
bord de la Seine la fraîcheur des eaux et la simplicité des moeurs campagnardes.
C'est à L'Art de peindre que le portrait de Greuze fait allusion. On y voit Watelet
dans son cabinet de travail, un compas à la main, observant une réduction en bronze de
la Vénus Médicis, statue antique célèbre pour ses proportions (les deux bras étendus
étaient réputés d'une longueur égale à celle du corps). Dans son poème, et plus tard dans
son Dictionnaire, Watelet préconise d'en vérifier, à titre d'exercice, les mesures
consignées dans les anciens ouvrages. C'est la raison d'être du livre à dessiner posé sur
la table, où se devine, ainsi que dans L'Art de peindre, mais inversé, un croquis d'après la
statue de Florence.
Le portrait au Salon
L'exécution du portrait suit de quelques années cette parution. Annoncé dans le
livret du Salon de 1763, le tableau ne fut pas présenté, faute pour Greuze d'avoir achevé
la tête. Entre-temps en effet, Watelet avait quitté Paris pour l'Italie. On peut imaginer que
le tableau fut terminé un an plus tard, dès le retour du voyageur (novembre 1764), sans
attendre le Salon du Louvre de 1765 où, cette fois, il fut exposé.
Chaque envoi de Jean-Baptiste Greuze au Salon, depuis le succès en 1759 de
L'Accordée de village (Louvre), était attendu comme un événement. Exposé en bonne
place dans le Salon carré du Louvre, le portrait de Watelet remporta des suffrages, moins
toutefois que La jeune fille pleurant son oiseau mort (Édimbourg). Diderot, qui méprisait
Watelet et son Art de peindre, condamna le portrait, ou plutôt le modèle, d'une phrase
sèche et sans appel : «Il est terne ; il a l'air d'être imbu, il est maussade. C'est l'homme ;
retournez la toile.» Grimm tempéra l'humeur du philosophe en «demandant grâce pour la
robe de chambre de satin gris».
Le «négligé» de l'artiste
Le costume, magnifique d'exécution, est également significatif dans son choix.
Watelet est en effet vêtu «en négligé», d'une robe de chambre avec gilet et culotte
assortis. D'origine orientale, la robe de chambre est un vêtement d'intérieur que les
classes fortunées européennes portent dès le XVIe siècle. Sa diffusion suit l'expansion
des compagnies aux Indes. La Hollande, seul pays à avoir gardé des relations
commerciales avec le Japon, joue un rôle important dans sa commercialisation. Plusieurs
tableaux de cette école au Louvre témoignent de son usage (Johannes Vermeer (16321675), L'Astronome, Paris, musée du Louvre).
Habit de cabinet par excellence, la robe de chambre est, dans le portrait français,
l'apanage des artistes, des écrivains et des savants. Chardin en affuble son Singe
antiquaire, caricature de l'amateur (Jean-Baptiste Siméon Chardin (1699-1779), Le singe
antiquaire, Paris, musée du Louvre Louvre). Elle peut être en damas somptueux chez
Pierre Mignard (Pierre Mignard (1612-1695), Autoportrait, Paris, musée du Louvre) ou
chez l'amateur Jean de Jullienne (François de Troy (1645-1730), Portrait de Jean de
Jullienne, 1722, Valenciennes, musée des Beaux-Arts). Elle peut être en simple taffetas
chez les peintres La Joue (La famille de l'artiste, Louvre), Dumont le Romain (pastel de La
Tour, Louvre) ou Vien (Joseph-Siffred Duplessis (1725-1802), Portrait de Joseph-Marie
Vien, 1784, Morceau de réception à l'Académie, Paris, musée du Louvre). Les
philosophes la portent sans perruque, Marmontel avec un foulard sur la tête (Alexandre
Roslin (1718-1793), Portrait de Jean-François Marmontel, 1767, Paris, musée du Louvre,
legs A. Marmontel, 1908), Diderot «en cheveux». Mais on sait que pour celui-ci, la robe de
taffetas bleu, pourtant relativement simple, dont Louis-Michel Van Loo l'avait drapé le
temps de la pose, était déjà d'une ostentation insupportable (Louis-Michel Van Loo (17071771), Portrait de Denis Diderot, 1767, Paris, musée du Louvre, don de la famille de
Vandeul, 1911).
La préciosité du satin
En regard de ces derniers exemples, la tenue de Watelet, complétée par une
perruque bien poudrée, frappe par la beauté du tissu de satin gris qui, d'une densité
exceptionnelle, brille au point de paraître argenté. L'armure de cette étoffe, qui ne
présente au regard que les fils de chaîne -d'où son aspect lisse et brillant -, est une
armure recherchée au XVIIIe siècle car, plus sophistiquée que le taffetas, elle permet des
effets de lumières et de profondeur optique. L'Encyclopédie lui consacre plusieurs
planches techniques. En outre, la robe de chambre de Watelet est doublée, ce qui
témoigne du soin qu'il porte à son vêtement.
La coupe de la robe de chambre, matelassée, à petit col droit, ne correspond pas
complètement à des exemples connus. Elle semble de forme «kimono», comme la moitié
des robes de chambre du XVIIIe siècle qui nous sont parvenues. Mais les manches sont
montées assez haut sur le bras, ce qui est inusité. La présence d'une couture dans le dos
est curieuse. Peut-être s'explique-t-elle si l'on imagine qu'elle se trouvait en fait sur le haut
des épaules et qu'elle a glissé quand Watelet s'est assis ? Ce détail diffère des robes de
chambre «kimonos», dont le dos et le devant sont habituellement coupés dans une seule
pièce d'étoffe. La fente d'une poche se distingue dans une couture latérale. Par ailleurs,
Watelet arbore un ensemble complet, à trois pièces assorties, ce qui est rare, surtout avec
la culotte. Il y a là encore l'indice d'un grand raffinement confirmé par la boucle en argent
ouvragé qui ajuste la jambe de la culotte sous le genou, sur des bas de jersey de soie
blanche soigneusement étirés sur la jambe. Cette tenue est complétée par une chemise
de toile fine (linon ?) garnie à l'encolure et aux poignets de dentelles (soie ou lin ?). La
largeur des manchettes cousues à la chemise ajoute au luxe de la tenue, comme le
mouchoir en taffetas de soie rayée négligemment noué autour du cou.
Là encore, cet accessoire rappelle les mouchoirs de cou en toile de coton rayé ou
quadrillé des artistes, mais il s'en démarque par la préciosité du tissu. S'affirmant comme
un penseur, Watelet travaille «en négligé», mais un négligé qui équivaut à l'apparat d'un
riche habit à la française et souligne paradoxalement chez le modèle une volonté
indéniable d'ostentation. Greuze a su parfaitement rendre, par le jeu subtil des plis et des
reflets, le raffinement du costume et surtout de sa matière, à une époque où le langage
des étoffes prédomine encore largement sur celui de la coupe.
Sous les traits de Watelet, Greuze a su exprimer de la figure de l'amateur – figure
clé de l'histoire des arts -, ce juste mélange de fortune, de labeur et de bon goût. Il n'en a
pas pour autant oublié l'individu, dont le visage aux chairs transparentes, bien dégagé sur
un fond nu, tend son regard dans la contemplation de la Vénus Médicis. évitons de laisser
croire, parce que nous nous y sommes attardées, que le peintre aurait sacrifié l'homme au
rendu méticuleux de son vêtement : une dérive contre laquelle Lévesque met en garde les
artistes dans l'article «Portrait» du Dictionnaire des arts de peinture.
Texte de Pascale Gorguet-Balesteros et Marie-Catherine Sahut.