« Les constructions corporelles dans les Académies. »

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« Les constructions corporelles dans les Académies. »
« Les constructions corporelles dans les Académies. »
de Stéphane Malysse.
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Malysse S., Corps à Corps: regards dans les coulisses
de la corpolatrie brésilienne, Tese de doutorado,
E.H.E.S.S, Paris, 1999.
“Ce que l’on sculpte dans la chair humaine, c’est une image de la société.”
Mary Douglas, 1973.
En abordant les images médiatiques du corps, j’ai essayé de montrer comment
circulaient les normes de sens commun et les idéaux corporels de la corpolâtrie et à
comprendre la transformation des images, des sensibilités, des usages du corps dans les
classes moyennes de la société brésilienne. Le corps “virtuel”, présenté par les médias, est
un corps simulacre, mesuré, calculé et artificiellement préparé avant d’être mis en images et
de devenir un puissant message de corpolâtrie. Ces images-normes s’adressent à tous ceux
qui les voient, et à travers un incessant dialogue entre ce qu’ils voient et ce qu’ils sont, les
individus insatisfaits par leur apparence (en particulier les femmes) sont cordialement
invités à considérer leur corps comme défectueux. Même s’ils sont en parfaite santé, leur
corps n’est pas parfait et “doit être corrigé” par de nombreux rituels d’auto-transformation,
en suivant toujours les conseils des images-normes véhiculées par les médias. Les pratiques
de malhação ont un caractère symptomatique en relation avec le sens commun corporel
brésilien dans ses aspects modaux. Elles constituent le stéréotype idéal d’une culture de
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masse de l’apparence physique en banalisant l’idée d’une métamorphose, d’une conversion
corporelle normale, d’un simple entretien du corps : “Changes ton corps, changes ta vie” ou
“Vous pouvez avoir le corps que vous voulez” .Les médias constituent le corps comme un
objet à reconstruire dans ses contours, comme dans son genre. A travers des mécanismes
complexes d’incorporation des stéréotypes corporels, le corps devient alors une surface
virtuelle, un terrain de culture des identités sexuelles et sociales. Saturé de stéréotypes, il
apparaît comme un tableau inachevé et se transforme en image du corps: le corps devient
un objet d’auto-plastie.
Que peut le corps ? De la maîtrise de soi à la maîtrise de son corps, les activités
corporelles qui se déroulent au sein des académies ou clubs de gymnastiques copient
indéniablement les mises en jeu du corps dans les médias. Dans cette logique imitative, les
corps réels sont morcelés et traités par les nombreuses techniques du corps que les revues
ont décrit et sur-valorisées en stimulant une frénésie collective de l’exhibition du corps. En
montrant la manière dont la démarcation entre l’art et le vie quotidienne a été rompue par
l’exhibition esthétique du corps, Henri-Pierre Jeudy montre que “l’exhibition implique
toujours une surenchère. Elle fait sauter les limites de le représentation qui se transforme
rapidement en stéréotypes.” (1998) A partir d’une description de cette surenchère des corps
cariocas dans les académies de musculation, j’ai essayé de montrer à quel point le corps qui
se donne à voir semble se présenter comme un objet d’art.
Comme en Grèce antique, où l’Académie était le lieux d’un apprentissage tant corporel
que civil, les académies brésiliennes semblent constituer de véritables institutions
pédagogiques du corps. L’académie est souvent présentée comme un lieu d’apprentissage,
voire une université du corps: en y entrant, ma première impression fut de pénétrer dans
une grande usine de corps. Les noms donnés aux Académies montrent toute la corporéité
modale sous-entendue et font apparaître à quel point la corpolâtrie est une culture du corps
importée des USA: les noms des académies, dont la majorité est en anglais (Power,
Physical center, Rio Sport Center) expriment littéralement les principes idéologiques qui
entrent en jeu dans ces constructions corporelles. Et d’abord, la science et le savoir
(Universidade do Corpo), la beauté (Corpo belo, Xarme e estética, Gym estetica, Slim
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center, New corpus) et le pouvoir social qui y est associé (Conexão, Power, Podium, Alto
astral) et enfin l’idée d’un équilibre corps/esprit qui vise le mieux-être (Alto astral,
Equilibrio, Corpo e Alma, Corpo livre). En entrant dans ces académies, j’ai découvert un
univers qui semblait n’être que la parfaite copie de celui que les médias (telenovelas et
revues féminines en particuliers) mettaient en scène. La décoration d’abord, ressemblait à
celle des plateaux de télévision (TV Gravado, Malhação de la TV Globo), avec des efforts
très nets consacrés à la lumière et aux couleurs afin de créer des ambiances comme à la
télévision . Les décorations des académies, un peu comme celles des salle de bains, révèlent
une grande homogénéité dans l’imitation d’un même modèle (si l’on exclut celles qui sont
apparues récemment dans les favelas) et codifient toutes visuellement une relation avant
tout fonctionnelle et esthétisante au corps.
Toutes les académies se ressemblent et, ce qui est révélateur dans leur décor, c’est
l’omniprésence des miroirs: “la corpolâtrie dote ses temples de nombreux miroirs, pour que
se fondent dans une même image les adeptes et les saints, chacun devenant son propre
saint .” (Coddo;Senne,1985). L’espace de l’académie est un espace réfléchissant: le miroir
est l’objet central des salles de gymnastique, il permet un autocontrôle permanent des
apparences et surtout une invasion des formes corporelles à l’infini et invite à un
comportement réfléchi à l’égard de son propre corps. L’intérêt porté au miroir trahit la
nécessité de fournir un perpétuel effort de construction pour élaborer l’image de son corps
et en contrôler la fabrication, la malhação. L’académie est un univers composé de couleurs
vives, contrastées, voire fluorescentes, couleurs qui disent l’action, l’énergie et qui
exposent les corps dans des espaces colorés identiques aux plateaux de télévision et aux
annonces publicitaires. Au Rio Sport Center, les couleurs vives dominent (rouge, jaune,
bleu électrique) et ces couleurs de la plage, de l’été, rappellent sans cesse, comme d’ailleurs
les tenues vestimentaires utilisées, que la plage n’est pas loin et qu’il faut s’y préparer
activement. L’architecture intérieure et la décoration des académies n’est pas sans rappeler
le Pop art de Warhol et de Lichtenstein : des couleurs électriques, des copies de corps
commercialisés, des images de corps célèbres. Dans le cours d’aérobic d’Edson (Rio Sport
Center) dont le public est essentiellement féminin, le professeur plonge parfois ses élèves
dans une ambiance et un décor de discothèque, dans une obscurité faite de lumières
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clignotantes et de lumière blanche, pour libérer les mouvements et détendre l’atmosphère:
pour en quelque sorte libérer les élèves du pouvoir fascinant des miroirs et rendre moins
consciente l’active malhação de leur corps. L’académie est donc un univers étroitement lié
à la société de consommation et les éléments de sa décoration ne sont pas sans rappeler les
supermarchés et autres surfaces commerciales, dans lesquels on fait ses achats en musique
et en se laissant séduire par les différents emballages, et ici le corps devient “le plus bel
objet de consommation” (Baudrillard,1979). Comme celles de la Californie, les académies
brésiliennes sont faites pour le spectacle et laissent souvent voir à l’extérieur ce qui se
déroule à l’intérieur, annulant ainsi au niveau du regard la distinction entre lieu privé du
corps et espace visuel public: de larges baies vitrées remplacent les murs et les cloisons,
alors que des miroirs agrandissent plus encore l’espace du visible. L’idée centrale de ces
marketings corporels est que le physique épanoui et la forme des clients constituent la
meilleure des publicités pour l’académie: l’exposition des corps reste au centre de
l’architecture intérieure des académies.
Dans toutes les académies que j’ai visitées, le mobilier et les équipements sont
semblables, et les exercices sont rythmés par une musique syncopée, répétitive, qui sert de
base aux différents exercices aérobics. Au Rio sport Center, l’équipe des fonctionnaires de
l’académie est composée de femmes jeunes, blanches, au corps travaillé quotidiennement,
qui sont toutes habillées en fitness outfits et qui semblent donc, elles aussi, faire partie du
décor. Mais l’essentiel du décor de l’académie est surtout constitué par de nombreuses
machines qui instrumentalisent la relation de chaque individu avec son corps et fondent le
paradigme du “corps comme machine”. Les nombreuses stratégies de (re)modelage et
d’auto-surveillance par des moyens technologiques sont assistées par ordinateur: de
nombreuses scènes de musculation dans les académies montrent des corps bioniques, qui
répètent inlassablement les mêmes mouvements sans que rien d’autre que les muscles ne
semblent réagir. Les “machines” de musculation sont comme les corps auxquels leurs
utilisateurs aspirent, des copies de copies... importées des USA. Ouvertes toute l’année, ces
académies du corps se remplissent surtout avant l’été, ce qui correspond également à
l’avant-Carnaval (de novembre à février): c’est alors la saison des muscles et les adeptes du
corps parfait envahissent les académies. Cette normativité corporelle climatique n’est pas
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spécifique au Brésil. En France, même si de par leur nombre, les clubs de gymnastique et
de musculation ne concernent qu’un public spécialisé et réduit, le printemps est l’époque du
retour au corps et les cours d’activités para-sportives se remplissent alors notablement. La
motivation centrale consiste à préparer son corps pour l’été, pour qu’il puisse être vu dans
sa semi-nudité sur les plages: “Fatalement, l’été, tu as le corps plus exposé et donc ton
corps exige plus de soins, de crèmes, d’attention... l’hiver tu es plein de vêtements, c’est
différent!” (Graça, 30 ans ,serveuse, Rio, Centre).
Il y a aujourd’hui plus de cinq cent académies à Rio de Janeiro, et ces académies
semblent constituer des réseaux institutionnels, qui normalisent le mieux-vivre corporel,
économiquement, socialement, intellectuellement. Pourtant, le culte du corps sous sa forme
actuelle n’a pas toujours existé dans cette ville, et ce n’est que dans les années 70 que les
nouvelles normes de minceur apparaissent à Rio de Janeiro. Cette période correspond au
grand boum immobilier et à la phase terminale de l’urbanisation de la zone balnéaire de
Rio, où la première Académie est inaugurée en 1972. Dans ces mêmes années, les poupées
Barbie commencent à être commercialisées dans les magasins des Shopping-centers de la
zona sul. Avec ce premier objet symbolique, débarquent des USA de nombreuses machines
et techniques du corps qui sont les instruments d’un véritable marketing des vécus
corporels: le Body Business peut commencer… et les prémisses de la corpolâtrie semblent
se profiler dans une nouvelle valorisation du corps, traduite par l’émergence et le succès
des pratiques para-sportives, de régimes de masse et des thérapies corporelles. Dans les
années 80, la gymnastique aérobic et les nouvelles techniques de musculation conquièrent
finalement les adeptes du physique parfait: c’est l’ère dite du culte du corps qui commence.
A l’heure actuelle, le Brésil est devenu le plus grand importateur d’appareils sportifs,
fabriqués aux USA (en 1996, 200 millions de dollars de machines ont passé la frontière).
Cette nouvelle culture du corps, ce style de vie est désormais entré dans sa phase de
banalisation: “Aujourd’hui, la préoccupation du corps est beaucoup plus forte qu’il y a
vingt ans, c’est devenu une véritable obsession!” (Maria, psychologue, RJ).
Dans des activités physiques comme le Fitness et la musculation par exemple,
nouvelles par leur inspiration, leur contenu et leur public, l’objectif n’est pas la production
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d’une performance sportive, la socialisation à travers un esprit d’équipe, mais la recherche
du bien-être physique et psychique, de la forme et de la ligne afin de bien présenter son
corps aux autres, et donc de se socialiser à travers une performance plus esthétique que
sportive. Ici, il n’est pas question d’envisager la malhação comme un sport et il s’agit
moins d’entraînement sportif que d’entretien et de résistance à toute forme d’empâtement
physique. Cette recherche de la forme idéale conditionne le développement significatif d’un
vaste ensemble de gymnastiques d’entretien et de techniques de re-mise en forme, très
prisées par les femmes cariocas. Cette forme désigne à la fois un modèle de corps et un état
de bien-être psychique très convoité, cette recherche de la forme souligne la double
dimension hygiénique et esthétique du terme. En modifiant la forme de son corps, le sujet
tente de se rendre maître de tout ce qui lui échappe dans la vie sociale, il choisit une forme
physique “nouvelle” en suivant un modèle qu’il va personnifier en s’y identifiant. Mais, ce
modèle corporel n’est pas seulement formel, car le sujet incorpore également les valeurs
morales (corporéité modale) impliquées par sa constante re-fabrication.
Dans l’Académie Leblon, par exemple, une programmation d’une semaine Day by day,
a été spécialement conçue pour les femmes qui travaillent. Le “programme corporel” est le
suivant: le premier jour, un dimanche, les élèves passent devant un médecin nutritionniste
pour faire des examens généraux et recevoir une prescription de régimes personnalisés. Le
lendemain matin, le groupe de femmes se dirige en minibus climatisé vers la plage et une
fois arrivé, chacune a droit à un accompagnement personnalisé avec un moniteur
cardiologue pendant toute la promenade, afin d’identifier l’entraînement idéal pour
chacune. Ensuite, le lundi matin, elles vont à l’académie faire de l’hydro-gymnastique, de
la gymnastique localisée, des élongations et du yoga. Les élèves ont terminé le programme
vers 10 heures et peuvent accomplir leur routine. A 17 h 30, elles ont droit à de nouvelles
séances et sont de retour chez elles vers 20 heures. Ce planning est strictement respecté
jusqu’au vendredi soir. Stella Torro (36 ans, Rio, Ipanema), entraîneuse et organisatrice de
ce programme m’explique: “ Je crée ainsi de nouvelles habitudes pour mes élèves”. Celle
qui suit ce stage est engagée dans un processus de changement de style de vie, un
changement de routine dans lequel le corps interne est investi au même titre que le corps
externe, la diététique étant une autre facette de cette intervention plastique sur soi.
L’académie fonctionne un peu comme une institution scolarisante dont l’objectif est
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d’apprendre aux élèves à mieux entretenir leur corps et à incorporer graduellement un autocontrôle personnalisé. Les femmes de ce groupe sont invitées à abandonner la possession et
la gestion privée de leur corps, pour le confier à des experts qui leur garantiront “la seule
véritable jouissance sans risque”. Cette prise en charge conduit rapidement à un état de
dépendance, car on ne “bat” (malhar) pas son corps impunément, c’est à dire sans modifier
son équilibre hormonal, sexuel, psychique et même social.
Après avoir été défini en opposition au travail, le loisir “physique” semble réintégrer
les valeurs même de celui-ci et devient, dans un mouvement tautologique, un travail sur
soi-même, pour soi-même. Les exercices qui (re)mettent en forme obligent à faire de
l’exercice pour l’exercice, l’exercice pour la forme . Le plaisir du “pendant l’exercice” est
rarement évoqué, seul prime celui du résultat dans un futur proche ou lointain, car la
malhação est la préparation du corps dans les coulisses de la vie sociale. Ce travail sur son
corps est organisé dans les académies par un véritable marketing sportif et corporel, qui fait
écho au corps virtuel présenté par les médias et propose de nombreuses activités pour
forger son corps. L’académie Rio Sport Center est composée essentiellement de deux
salles, séparées par une cloison vitrée qui laisse voir le déroulement des activités - l’une est
consacrée à la gymnastique localisée, avec des séances d’une heure et 15 minutes et dans
l’autre des activités plus spécialisées se déroulent d’heures en heures. Ce qui étonne dans
ces académies, c’est la grande diversité des activités physiques proposées : Aerolodum
(Aérobic+musique bahianaise du groupe Olodum), Aeroritimo, Aeropower, Diet funk,
Capoeira, danse de salon, Iogaérobique (Yoga+Aérobic)... chaque nouveau trimestre voit
apparaître une nouvelle activité “hybride”, qui convertit astucieusement des musiques, des
activités traditionnelles (le yoga par exemple) et populaires (musique et danses à la mode)
en les transformant en de véritables techniques de malhação. Consommés dans les
académies, ces nouveaux exercices sont avant tout affaire de mode, les participants
changent fréquemment de cours, ce qui pousse les académies à toujours élargir et
réactualiser les activités qu’elles proposent. La dernière mode semble être le Body Pump,
importé une fois encore de USA, qui combine le Step avec des haltères.
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Les pratiques para-sportives aux propriétés symboliques spécifiques apparaissent
comme autant de produits concurrents sur le marché de la consommation. Mais finalement,
bien que vendues et proposées sous différentes formes, les activités académiques sont
surtout des exercices de traction de poids réalisées à partir d’une relation spéculaire à
l’image de son propre corps. L’académie a tendance à réduire le corps à une pure machine,
normalisée et contrôlée par des spécialistes. Dans ces centres, les technologies sont mises
au service du corps. De nombreuses machines sont directement connectées au rythme
cardiaque des élèves et s’adaptent ainsi au rythme de leurs utilisatrices: les élèves mettent
donc leur corps sous le double contrôle de l’entraîneur (personal trainer) et des machines.
Les plus utilisées par les femmes sont les bicyclettes ergométriques, et pour celles qui
n’aiment pas pédaler seules, des cours de power bike proposent de pédaler en groupe, sous
les encouragements d’un animateur qui leur propose alors des simulations de promenades
avec montées et descentes. Le life rower est un tapis roulant qui a la particularité d’être
conçu comme un jeu vidéo, dans lequel l’élève s’amuse à courir avec ou contre
l’ordinateur. Enfin, nous retrouvons les appareils plus classiques de musculations et les
marches sur ressorts ou steps. Le mannequin de l’agence Ford, Carla Ceccato “aime utiliser
la technologie pour rester en forme” et ajoute qu’elle a ainsi “moins de risques de se blesser
et que ces machines augmentent la productivité: les résultats sont bien plus rapides !”. Ce
qui fait la différence d’une académie à une autre, c’est moins le décor que la modernité du
matériel: plus les machines sont modernes, plus l’adhésion est chère et le public privilégié
socialement. Chaque académie semble se distinguer par un public spécifique, par un certain
type de clientèle ou corps social, elle se constitue comme un lieu identitaire, une sorte de
club social dans lequel se réunit presque exclusivement un certain type de personnalité
corporelle modale. Il y a les académies de gays, surtout fréquentées par des Barbies
(Power à Ipanema et Radar à Copacabana), les académies de femmes (Rio Sport Center),
les académies de la jeunesse dorée de Rio (Julião Castello), les académies de gardes du
corps et d’agents de sécurité (Scorpion Power)... Le public des académies varie également
selon les horaires: si jusqu’à 16 heures la clientèle est presque exclusivement constituée de
femmes inactives, ensuite un grand nombre d’adolescents (toujours plus de filles que de
garçons) apparaissent et il n’est pas rare de les voir faire leurs devoirs scolaires entre deux
séries d’exercices. Dans l’académie Rio Sport Center, il y avait au 23 septembre 1997, 761
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femmes et 416 hommes inscrits, dont 90% ont entre 16 et 50 ans. Pour ces femmes, la
recherche de la forme corporelle est l’objet d’activités quotidiennes qui correspondent à une
construction physique du sujet, à une (re)conquête de soi, bref à une quête d’identité qui au
niveau social s’accompagne de l’incorporation d’une culture, celle du groupe social dans
lequel elles évoluent. La féminité apparaît alors comme un ensemble de caractéristiques qui
relèvent à la fois de l’anatomie et de la représentations de rôles sociaux propres au sexe
féminin.
C’est souvent à partir d’une première observation de terrain, parfois même d’une banale
constatation, que des hypothèses se forgent: le corps des femmes de Rio de Janeiro est très
différent du corps des Françaises. Cette différence anatomique m’oblige à me demander
comment chaque société cherche à façonner le corps des femmes: quel corps féminin par et
pour quelle société ? En suivant cette première piste, j’ai cherché à mettre en évidence
quelques stéréotypes ou possibles sociaux qui constituent les signes du féminin, et en
particulier ceux qui me semblent spécifiques à la zone privilégiée de la ville de Rio: la zona
sul. J’ai abordé les pratiques d’entretien quotidien du corps à partir des techniques du corps
mises en œuvre dans les académies afin de montrer comment la production du corps
féminin ritualisé et de son apparence culturellement marquée envahit ces pratiques
d’entretien. Cet aspect de ma recherche se fonde sur des observations audiovisuelles et des
interviews réalisées auprès de membres féminins d’académies et d’animateurs de trois
Académies situées dans le quartier de Leblon. Elle repose également sur une participationobservante dans les espaces publics et au sein de ces académies, ainsi que sur l’examen des
représentations du corps féminin dans la presse lue par ce milieu. C’est essentiellement à
partir du discours des femmes rencontrées dans les académies que j’ai tenté de reconstituer
cette culture corporelle originale. En délimitant cette culture féminine du corps à
l’ensemble de ce qu’il faut savoir pour en être membre, j’ai cherché à comprendre de
quelle façon les femmes qui fréquentent les académies perçoivent, pensent et utilisent leur
corps, et d’identifier les représentations qu’elles se font de la féminité.
Pour ces femmes, la recherche d’un corps plus sculpté, mieux défini, plus beau à la
vue est une pratique sociale concrétisée. La presse féminine a décomposé pour celles-ci la
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représentation sociale de la féminité et du corps féminin en différents signes qu’elles
cherchent à s’approprier. Les techniques du corps, mises en œuvre dans les académies,
invitent à penser le processus de la construction sociale de la féminité comme un
phénomène essentiellement corporel, alors qu’il ne s’agit vraisemblablement que d’une
confusion entre corps naturel et corps artificiel. Contrairement à ce qui se passe en Europe,
où les revues féminines (Elle, Marie-Claire, Biba… ) proposent d’acquérir la ligne de
manière assez passive (crèmes amaigrissantes, hydromassages, régimes et produits
lights… ), au Brésil, les femmes qui veulent garder la ligne doivent fournir de nombreux
efforts physiques et cette construction corporelle de la féminité demande donc une
participation active des corps. Si les Académies sont actuellement fréquentées par de
nombreuses femmes, c’est que, paradoxalement, la construction corporelle de cette
nouvelle féminité utilise des techniques du corps et des signes physiques qui appartenaient
traditionnellement à la masculinité. Même au Brésil, la femme devait autrefois paraître au
travers de son corps naturel, et dire d’une femme qu’elle était sportive était un peu péjoratif
; musclée, on la comparait à un homme. Actuellement, nous assistons à un renversement
des valeurs entre ce qui est traditionnellement réservé aux hommes (les activités sportives,
la recherche d’une musculature définie artificiellement) et l’apparition de nouvelles normes
de minceur et de fermeté féminine. Les femmes qui fréquentent les académies sont amenées
à se comporter “comme des hommes” pour redéfinir et redessiner leurs silhouettes de
femmes. Au sein des ces Académies, certaines femmes font l’usage d’hormones masculines
afin de dépasser les limites imposées par leur propre morphologie. Le sociologue américain
Alan Klein (1993) explique que cet usage de stéroïdes par les femmes est une “acceptation
sans critique du standard masculin pour le corps, avancé pour la beauté au prix d’un risque
important contre la santé”, et note que “de nombreuses femmes ont noté un espacement,
voire une disparition des règles après les débuts de leur traitement académique”.
Mais si les femmes dont le sexe semble se camoufler derrière une cape de muscles
sont encore rares, les femmes “fortes” sont de plus en plus nombreuses à envahir les plages,
tout comme l’espace médiatique qui fonctionne alors comme une antenne des nouvelles
modes corporelles. Ces femmes “modernes” essayent de prendre leur destin en main en
formant leurs corps elles-mêmes, elles voient leur corps comme une simple matière à
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modeler, à sculpter. Et, s’il est possible d’opposer cette tyrannie du miroir à l’attitude
occidentale qui reste fondamentalement attachée à l’idéal du corps naturel, il reste difficile
de l’associer directement à la corpolâtrie: les membres des académies accordent en fait
beaucoup plus d’importance aux résultats de leurs activités physiques et aux valeurs
narcissiques qui leurs sont associées qu’au sentiment d’appartenance à un groupe social.
Etroitement lié à l’individualisme contemporain, c’est un néo-narcissisme qui est ici au
centre de ces constructions corporelles: “Chez nous, le corps se referme sur ses signes, se
valorise par un calcul de signes, celui-ci ne s’abolit plus dans l’échange: il spécule. C’est
lui, et non le sauvage, qui est en plein fétichisme, à travers le faire-valoir de son corps, c’est
lui qui est fétichisé par la loi de la valeur” (Baudrillard,1976).
Dans ces écoles corporelles, le corps est considéré comme une œuvre inachevée, qu’il
faut donc travailler, façonner, afin de lui (re)donner la forme désirée. Pour changer la forme
de son corps, et donc être en forme, il faut le battre. En portugais, le verbe malhar est
utilisé pour définir l’ensemble des activités physiques qui travaillent le corps dans un but
esthétique et hygiénique. A l’origine, ce verbe était réservé à l’exercice du forgeron qui bat
le fer. Aujourd’hui, les individus qui s’adonnent à la malhação, travaillent leur corps
comme le forgeron travaillait le fer, ils le chauffent, en pratiquant des exercices physiques
plus ou moins violents, afin de le former/déformer. Dans les Académies, les femmes
interrogées conçoivent toutes leur corps de manière très morcelée, elles le découpent en
parties dont elles s’occupent plus particulièrement. Bien des exercices qu’elles pratiquent
ne cherchent à renforcer, muscler, transformer, qu’une partie du corps. L’entraînement
féminin de base, tel qu’il se déroule dans l’Académie Leblon (Rio de Janeiro) se divise en
deux: l’entraînement (A) travaille les membres inférieurs du corps, il a lieu les lundis,
mercredis et vendredis. L’entraînement (B) travaille les membres supérieurs, les mardis et
jeudis. L’autonomie du corps féminin vient donc paradoxalement de sa fragmentation et du
fait de concevoir chacun de ces fragments comme autonome. Que ce soit au niveau de la
musculation, comme d’ailleurs en chirurgie plastique, cette tendance est évidente: dans la
musculation, chacun des appareils est destiné à faire travailler quelques muscles
spécifiques, alors que dans la chirurgie, le corps est refait, retouché par endroits. Le corps
féminin est scindé en deux, et si un jour supplémentaire est consacré aux membres
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inférieurs, c’est que pour ces femmes, les zones prioritaires sont: les cuisses, le ventre et les
fesses. Ce sont ces parties de leur corps qui préoccupent le plus les femmes interrogées, car
c’est bien à ce niveau là que se concentre l’essentiel des regards masculins. Le culte du
bumbum, de la bunda, consacré par de nombreuses chansons populaires, c’est-à-dire,
comme le laissent deviner ces signifiants, le culte des fesses bien rebondies et fermes,
fonctionne comme un véritable leitmotiv corporel. Le corps féminin se super-féminise: la
partie considérée comme la plus sexuelle du corps féminin (les fesses) se retrouve au centre
des musculations, dirigées par l’idéologie du genre. Cette incorporation du regard masculin,
dans la fabrication du corps féminin montre bien quelle est la médiation du corps dans la
construction des identités sexuelles, et dans ce cas précis, nous pouvons bien parler d’un
“sexe social” (Mathieu,1997), pour lequel c’est le genre qui redéfinit et construit le sexe.
Cette construction corporelle, qui participe d’une pseudo-libération du corps féminin est à
mettre en rapport avec une sexualisation de la société : la sexualité est ainsi étroitement
rattachée aux activités physiques par l’idée d’un faire-voir, qui est un faire-valoir corporel.
Extrêmement changeante selon les cultures et les époques, la carte du désir peut
investir chacune des parties du corps et même parfois inverser les tendances esthétiques. Au
XIXe, en France, seuls les hommes étaient invités à réaliser des prouesses physique, des
métamorphoses musculaires et cela connotait chez eux une loyauté, une virilité, une force
toute masculine. A cette époque, une femme forte, musclée aurait été considérée comme un
monstre, voire exposée dans une foire. Aujourd’hui, au Brésil, des femmes dites
expressément “fortes” font la une des plus grands quotidiens brésiliens et ce qui semble
anormal, c’est maintenant de ne pas s’occuper de son corps. J’ai rencontré Patricia (41 ans,
secrétaire, Rio, Ipanema) à l’académie Rio Sport Center, elle venait (un mois et demi
auparavant) d’avoir une deuxième petite fille, mais elle a repris l’académie dès que possible
pour se remettre en forme après son accouchement. Elle vient à l’académie avec sa petite
fille de deux mois, qu’elle allaite entre les exercices et si elle vient avec son autre petite
fille, elle emmène sa babá (nourrice) à l’Académie. Pour cette femme, la priorité est de
retrouver son corps et de faire disparaître rapidement toute traces physiques de sa grossesse.
“Le corps semble devenir l’unique guide et la principale finalité du processus
embellisseur”(Bernizzi de Sant’Anna, 1995:136) et les femmes fréquentent de plus en plus
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assidûment l’académie. “Je viens à l’académie, le lundi, mardi, jeudi et vendredi, avant je
ne faisais que de la gymnastique localisée, mais depuis trois ans je fais aussi de la
musculation” (Rita, retraitée, 56 ans, Rio, Ipanema) ; “Je viens à l’académie tous les jours,
j’aime l’ambiance, les gens et j’adore m’occuper de mon corps, car je crois que pour toutes
les femmes, c’est très important !” (Lea, retraitée, 62 ans, Rio, Ipanema). Dans les
transformations du rapport au corps qu’entraîne la malhação, ces femmes cherchent à
découvrir un autre corps, un corps pour se sentir mieux dans leur peau, un corps pour être
satisfaites d’elles-mêmes. Cette nouvelle conscience corporelle ne s’affranchit pas
complètement du regard masculin: dans les académies, les regards masculins dominent les
échanges sociaux significatifs entre membres.
Les hommes n’échappent pas à cette recherche de modes de vie et de techniques du
corps, propres à les rapprocher de l’idéal esthétique corporel que Rio de Janeiro exhibe sur
leurs plages et sur les panneaux publicitaires. Les muscles deviennent les signes
d’appartenance à un groupe social et expriment l’adhésion à ses principes moraux. Dans les
académies de Rio de Janeiro, alors que je cherchais à étudier les constructions corporelles
de la virilité, j’ai surtout rencontré des homosexuels qui, dans une sorte de détournement
esthétique de la masculinité, sculptent eux aussi leurs corps dans un but tant esthétique
qu’érotique. Le corps social qui se dénomme lui-même, avec ironie, Barbie ( le nom
masculin pourrait être Bill, poupée plastique homosexuelle lancée aux USA en 1996)
apparaît à Rio de Janeiro dans les années 80, et cette obsession du stéréotype de supermacho est à mettre en relation avec une certaine homophobie interne. L’individu tente de
paraître très masculin, physiquement, parce qu’il a peur de paraître moins homme que
l’homme hétérosexuel et parce que son apparence physique va lui donner une sensation de
supériorité virile, tout au moins physique. Ce culte de la sur-masculinité ne serait pas si
répandu s’il ne reposait pas sur une série de rituels de perpétuation qui deviennent des
nouveaux signes de l’homosexualité: malhar, utiliser des drogues (stéroïdes qui accélèrent
le processus de métamorphose corporelle) pour modeler son corps. Dans les académies,
personne n’avoue prendre des stéroïdes, pourtant leur consommation semble s’être
généralisée et ceci malgré leurs effets secondaires (rétrécissement des testicules, problèmes
de peau (acné), dérèglements hormonaux et une forte charge d’agressivité). A travers la
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consommation de ces “drogues corporelles”, ceux qui les utilisent influencent dans leur
recherche du corps idéal ceux qui n’en font pas usage, en exposant des corps musclés et
gonflés, dans les fêtes, sur la plage qui créent un sentiment de frustration, d’anxiété chez
ceux qui n’ont pas encore atteint les mêmes résultats.
C’est dans une académie presque exclusivement homosexuelle (Académie Power, RJ)
que j’ai rencontré Fédérico: “Je vais à l’académie très tôt le matin vers 6 heures, c’est plus
tranquille, je fais une heure d’exercice avec mon personal trainer, puis je rentre chez moi
pour me doucher et prendre un petit-déjeuner”(Federico). D’après lui, “plus que les
hétérosexuels, les homosexuels sont obsédés par leur apparence physique” (Federico), ce
qui m’est confirmé par le gérant d’une des boutiques de suppléments alimentaires: “Les
homosexuels sont narcissiques, ils ont de l’argent et sont nos plus gros clients ici à
Ipanema... il y même une académie exclusivement gay, l’académie Power.”(Fred, gérant de
Bodylab, 32 ans, Rio, Ipanema). Cette surenchère du muscle est surtout spécifique aux
réseaux homosexuels de Rio de Janeiro: “J’ai un ami qui ne s’occupait pas du tout de son
corps, puis il a commencé à fréquenter le milieu homosexuel dans lequel le souci du corps
est très important, il s’est senti obligé de changer son corps, c’est un milieu très cruel, très
exigeant avec le corps et si on ne s’adapte pas, on se sent exclu, car pour en être membre, il
faut avoir un corps qui corresponde aux critères de cette tribu.” (Jorio, chirurgien
esthétique, 34 ans, Rio, Ipanema). Cet ami, je l’ai revu à plusieurs reprises dans l’académie
qu’il fréquentait, l’académie Power. Federico, ne reste jamais plus d’une heure à
l’académie, il n’aime pas son aspect social qui consiste à discuter avec les autres gays
pendant les intervalles des exercices: “l’académie n’est pas un lieu de drague !” (Féderico).
Les interactions entre membres d’académies, qu’elles soient de fréquentations homo ou
hétérosexuelles se limitent généralement au rituel de salutation, car “on va à l’académie
pour soi... non pour discuter ou rencontrer qui que ce soit” (Féderico). Les moments de
malhação sont vécus comme des moments de retour sur soi, moments dans lesquels le
temps semble s’écouler plus rapidement, l’esprit étant entièrement incorporé dans les
activités physiques, qui sont autant de sous-routines corporelles. C’est avec beaucoup de
rigueur que Federico entretient quotidiennement son corps: l’académie Power est déjà
pleine à 6 heures du matin et ne se videra pas avant une heure du matin. Fédérico consacre
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plus des trois quarts de son programme corporel individualisé aux parties supérieures de
son corps (bras, épaules, torse et ventre), sous le regard attentif de son personal trainer, car
les hommes travaillent essentiellement le haut du corps (pectoraux, bras, épaules) ; alors
que les femmes se concentrent sur le bas (fesses, cuisses, ventre). Certaines machines sont
donc réservées à l’un des deux sexes. Dans les académies, les activités sont scindées en
deux : il y a celles qui concernent la préparation de la série (réglages de la machine,
installation, attente entre les séries, rapides conversations..) et celles qui constituent
l’exercice (répétitions d’efforts musculaires), suivies d’une pause. Son hygiène alimentaire
et corporelle sont réglées en fonction de ses séances de musculation: avant la musculation,
il ne boit qu’un jus de fruit pour ne pas faire d’exercices le ventre plein, puis, une fois de
retour chez lui, il prend une douche et un petit déjeuner complet à base de céréales et de
fruits. Il fait ensuite une séance de relaxation, en particulier des jambes, partie la plus
douloureuse, avant de se mettre au piano. Cette routine stricte montre comment le style de
vie corporel enseigné dans les Académies, ainsi que l’instrumentalisation des techniques du
corps qu’on y pratique, constituent une véritable “bureaucratisation des usages du corps”
(Goffman,1969) qui s’inscrit pleinement dans la tertiarisation des sociétés contemporaines,
liée à la précarisation des usages productifs du corps. Mais ce type de relation au corps ne
doit pas pour autant être vu comme spécifiquement homosexuel, car au Brésil, de
nombreux hétérosexuels fréquentent également les salles de musculation et se soucient
aussi beaucoup de leur apparence physique. Pourtant, si j’ai ici insisté sur ce corps social,
c’est parce que les Barbies de Rio de Janeiro constituent un groupe dont l’identité est avant
tout corporelle, et que dans cette figure de l’excès, la reproduction du même corps est
impressionnante. Sur la plage gay d’Ipanema, des centaines de corps semblent être sortis
des même fabriques, tant ils sont identiques, comme clonés.
L’une des idoles médiatiques de la corpolâtrie, Giovanna Antonelli, déclare dans une
revue spécialisée: “Mon personal trainer et mon nutritionniste orthomoléculaire sont ma
rédemption - j’ai appris avec eux que le corps est comme un réfrigérateur. Si l’on ne s’en
occupe pas il s’oxyde !” A la fois guide spirituel et ingénieur du corps, le personal
trainer apparaît comme le véritable cerveau de la corpolâtrie, celui qui doit penser et
définir le corps de ses élèves. Le personal trainer est un professeur d’éducation physique
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particulier qui donne des cours à ses élèves, à domicile, dans une Académie ou dans un
espace public (plage, parc… ). A l’origine, ce professionnel du corps était vu aux côtés des
acteurs, athlètes professionnels et autres stars, mais depuis quelques années, leur usage s’est
complètement démocratisé dans la zone balnéaire de Rio. De plus en plus de femmes
actives préfèrent désormais confier leur corps à un spécialiste, bien que les services d’un
personal trainer reviennent quatre fois plus cher que l’inscription à une Académie (un
personal trainer deux fois par semaine coûte de 1 500 à 2 000 F par mois). Le personal
trainer prend complètement en charge le corps de son élève (alimentation et condition
physique) et lui impose ainsi un changement de mode de vie: à l’académie, chaque élève est
muni de sa fiche de musculation individualisée, qui lui permet de suivre un programme
constitué de différents exercices, que les répétitions et les poids transforment en séries. De
nombreux professeurs d’académies sont allés suivre des stages aux USA et ont réimplanté
ce système clientéliste au Brésil. Cette nouvelle pratique correspond à l’actuelle phase de
personnalisation des usages du corps et, à partir de la relation privée avec son élève, le
personal trainer met au point des exercices adaptés à son corps, en suivant ses déficiences
esthétiques, pour obtenir une définition concrète de ses muscles, une stylisation adéquate de
son apparence. Celui ou celle qui en a les moyens s’offre ainsi une conscience corporelle
particulière, une sorte de second self , en reprenant l’expression de Turkle (1984) ; car, il ne
faut pas oublier que l’ensemble des techniques du corps utilisées pendants ces séances sont
également des techniques de soi. Cette relation privilégiée demande d’ailleurs une certaine
psychologie féminine aux personal trainers, de par l’intimité que les rencontres facilitent et
surtout de par l’écrasante majorité du public féminin: Celso Cunihiro, personal trainer
rattaché à l’Académie Leblon, m’expliquait qu’il suivait justement une thérapie à cause de
cet aspect psychologique de sa profession… Il n’est donc pas rare de voir, dans les parcs,
sur les plages de Rio, ces couples sportifs, formés d’une femme suivie de près par son
personal trainer, celle-ci se pliant à d’exigeants rituels d’exercices corporels sous l’œil
attentif de cet artisan de la forme: “Mon personal est super rigoureux, quand je fais mes
exercices, je dois me concentrer, je ne dois pas ouvrir la bouche !” me confie une élève
(Sabrina, 29 ans, gérante de bar, Rio, Ipanema). Parfois, c’est le personal trainer lui-même
qui fournit à ses élèves des “recettes de la forme”, préparées à partir d’anabolisants, de
suppléments alimentaires et d’autres drogues corporelles, devenant ainsi une sorte de
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personal dealer . Dans ce domaine, que les médias français qualifieraient de dopage ce
sont les homosexuels qui sont les plus consommateurs. Le dopage se lit bien souvent sur les
corps caricaturés des body-builders, qui sont devenus personal trainer en étant rapidement
intégrés, de par leur physique, au personnel des académies.
En suivant la même mode corporelle, les académies les plus pauvres, celles des favelas,
imitent aujourd’hui les plus modernes en proposant à leurs élèves les plus expérimentés de
devenir, eux aussi, personal trainer, un soutien physique d’un autre type néanmoins,
puisqu’il n’est pas rémunéré par les élèves dont il s’occupe, mais seulement exempté des
droits d’inscription (de l’ordre de 100 F par mois dans l’académie Scorpion Power, située
dans la favela Nova Brasilia).Le personal trainer est donc comme l’ombre du corpolâtre,
son guide corporel, il l’aide à faire un programme individualisé, calcule les poids et séries,
corrige ses postures et surtout surveille et stimule sa motivation, et sa forme. Sa présence
pendant les exercices donne non seulement à l’élève un modèle de corps idéal et apporte un
soutient psychologique, par l’intermédiaire de la voix, comme un entraîneur. Le personal
trainer, qui comme l’empregada, entre dans le réseau des obligés, apparaît souvent comme
une sorte de thérapeute corporel, thérapeute qui ne cherche pas comme dans les thérapies
corporelles d’inspiration reichiennes à libérer le corps de son élève de la société, mais au
contraire à l’y incorporer complètement, en travaillant son apparence physique pour la
rendre plus efficace socialement, pour ne pas dire sexuellement...
L’ère consumériste semble donc avoir donné naissance à un désir de concrétude
corporelle quasi-international: l’importation au Brésil de l’American way of life, de type
californien, a débouché sur une nouvelle culture du corps. Il est vrai que Rio de Janeiro, de
par sa situation géographique, climatique et sa grande hiérarchisation sociale constituait un
terrain propice à l’importation de ce modèle culturel et culturiste. Cette hybridation de la
culture somatique carioca semble parfaitement illustrer la thèse de Baudrillard, qui fait de la
consommation le passage contemporain de la nature à la culture, du corps naturel au corps
artificiel .Les médias ont banalisé à tel point cette idée que le corps est remodelable par
l’action de la volonté que dans l’ensemble de la société brésilienne, des classes sociales les
plus défavorisées aux classes moyennes et supérieures, circule ce paradigme d’un corps
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auto-plastique. Mais entre la volonté et la possibilité de changer de corps, il existe une
marge sociale liée au fait que ces pratiques de malhação sont avant tout des pratiques de
consommation du corps. Toutes les femmes cariocas n’ont pas accès aux portes de
l’académie, car seules celles qui peuvent payer entre 400 et 600 F par mois, peuvent
essayer de transformer leurs corps pour s’approprier les différents traits corporels
socialement valorisés. L’équivalent du SMIC étant justement de l’ordre de 600 francs par
mois, nombreuses sont celles qui doivent se contenter de leur balai et de leur imagination
pour modeler leur “corps de classe”. C’est le cas par exemple d’Héloisa qui ne peut même
pas se payer quelques machines pour faire sa gymnastique chez elle et qui se rassure en se
disant que les trajets qu’elle fait tous les jours pour se rendre à son travail constituent déjà
une petite malhação: “Moi, si je pouvais aller à l’académie pour travailler mon corps,
j’irais... mais c’est ma condition qui l’interdit... car je pense que si quelqu’un a la condition
pour s’occuper de son corps, il doit le faire... moi, j’aimerais m’acheter une bicyclette
ergonomique.” (Heloisa, 43 ans, femme de ménage, zone nord, Rio). Si les revues que nous
venons de citer ne défendent que le modèle de vie des classes dominantes et un modèle de
comportement corporel qui renvoie aux strates supérieures de la hiérarchie sociale
brésilienne, elles n’en sont pas pour autant moins lues par les femmes des classes
populaires: “Bon, si quelqu’un me donne ou me demande de jeter une revue, je la garde
toujours pour y jeter un coup d’œil” (Heloisa) et c’est ainsi que les représentations de la
corpolâtrie circulent dans l’ensemble de la société brésilienne.
Les femmes interrogées, dans les académies de la zone sud de Rio de Janeiro, qui sont
presque toutes dans la vie active, avouent avoir un planning un peu trop serré mais
s’attachent à utiliser tout le temps disponible pour le rentabiliser au niveau du corps. C’est
presque un discours capitalisant qu’elles ont à propos de leur corps, de leur capital
beauté comme disent les revues et les publicités. Outre celles dont le corps est un outil de
travail (mannequins, actrices, danseuses… ), la majorité des femmes qui fréquentent les
Académies appartiennent aux classes sociales supérieures (cadres et professions libérales).
Ces femmes actives, qui vont à l’Académie à l’heure du déjeuner ou avant et après leur
travail, deviennent les managers de leur propre corps en veillant à le garder beau et
compétitif, ce qu’elles résument souvent par l’expression gostosa, que l’on peut traduire
18
dans ce cas par “sexy”. Les fonctions hygiéniques, tendent de plus en plus à se subordonner
à des fonctions esthétiques surtout pour les femmes qui subissent plus de pression à se
soumettre à des normes qui définissent comment le corps doit être et comment il doit se
tenir, et pour ces femmes, l’anatomie n’est plus un destin, mais un capital, donc un projet à
long terme. Aussi ont-elles développé une telle conscience de leur corps qu’il leur semble
impensable de ne pas y consacrer temps et argent. De plus, seules les femmes appartenant
aux couches dominantes, davantage axées sur la distinction et ayant les moyens matériels
d’imiter, les premières, les nouvelles images-normes , peuvent s’inscrire dans les
Académies pour y incorporer le stock de nouvelles habitudes corporelles made in USA.
C’est grâce à l’imitation qu’apparaît l’innovation dans la construction corporelle de la
féminité et que l’habitus corporel se métamorphose. Pour avoir un corps parfait, il suffit
d’en avoir la volonté. La morphologie est considérée comme le résultat d’un travail, le
signe d’une distinction corporelle. Les revues féminines disent toutes qu’il faut de la
volonté pour changer de corps, mais elles ne précisent jamais qu’il faut aussi la culture
adéquate et l’argent nécessaire. Car, contre le hasard biologique, riches et pauvres tendent à
se répartir sur une échelle sociale de beauté, et cette réalité est observable dans tous les
lieux publics de Rio de Janeiro. Progressivement, les comportements corporels de ces
femmes se sont éloignés des comportements de celles des couches populaires. Les femmes
cariocas sont de plus en plus condamnées à porter leur corps de classes et celles qui ne
peuvent s’offrir le style de corps que procurent les académies se sentent stigmatisées. Les
contradictions de cette société sont presque résumées là au niveau du corps féminin, car le
corps “naturel” est devenu synonyme de corps social pauvre et populaire. Le corps
metaphorise le social, en incarnant les inégalités sociales d’accès aux constructions
corporelles de la féminité. Et, dans un tel contexte esthético-social, rien ne marche mieux
que le vieux modèle de réussite à l’américaine ; la presse féminine brésilienne regorge en
effet d’exemples de ces self made women, qui ont réussi socialement en se modelant un
nouveau corps, comme Luiza Ambiel par exemple . Alors d’autres rêvent, elles aussi, de
changer de corps pour changer de classe. Les pratiques psychologisées pratiquées dans les
Académies relèvent de différenciations qui sont également d’ordre social et, même si des
Académies sont récemment apparues dans les favelas (l’académie Scorpion Power par
19
exemple), elles restent encore majoritairement fréquentées par des hommes, même si
parfois quelques rares femmes apparaissent, mais exclusivement accompagnées par leur
homme .Car, comme me l’explique Alfredo, propriétaire de cette académie, “dans les
favelas, les relations entre les hommes et les femmes ne sont pas aussi modernes que dans
les classes plus privilégiées, et de nombreuses femmes ne sont pas autorisées par leurs mari
à abandonner la maison et les enfants pour venir entretenir leur corps” et il ajoute que ces
maris posent souvent des problèmes sérieux de jalousie, quand ils découvrent que
l’académie dans les favelas reste encore un univers essentiellement masculin.
Erika, 30 ans, responsable marketing de Rio Sport Center, qui affirme pourtant qu’on
ne peut pas vivre à Rio sans faire de sport, m’explique: “ il n’y a pas de femmes noires ici
parce qu’elles ne pensent qu’à baiser... Il suffit de les voir dans la rue, leur façon de
marcher, de s’habiller... avec la bunda empinada (les fesses en l’air)... pour exciter les
hommes.”. L’exclusion raciste est claire, et en effet, les seuls noirs présents dans
l’académie Rio Sport Center, dans un quartier chic, sont employés de service et se
plaignent dans les coulisses du manque de cordialité des membres de l’académie qui ne les
regardent même pas. Dans ce contexte de racisme à la brésilienne, Fulano, 31 ans, un
employé noir chargé de l’entretien des sol et du nettoyage des vestiaires, qui travaille dans
cette académie depuis deux ans, m’explique que l’académie est un système d’exploitation à
l’américaine, que les académies ont copié les Mac Donald’s dans leur gestion du personnel!
Je lui demande alors ce qu’il pense personnellement de la malhação: “Moi, je n’ai jamais
eu envie de faire de la musculation, de toute façon je gagne 200 reais (1 100F) par mois, en
travaillant cinq jours par semaine... mais ce qui m’amuse, c’est que les gens qui viennent ici
pour changer leur apparence corporelle, sont identiques six mois plus tard... sauf qu’ils ont
dépensé beaucoup de calories pour rien et beaucoup d’argent !... les gros restent gros et les
maigres maigres.., l’académie c’est que du psychologique et les gens exagèrent en restant
trop longtemps.. .à ne faire que ça (sous-entendu, sans travailler ! et en laissant les
machines déformer leurs corps..”. Dans cette critique amère de la corpolâtrie, Fulano
montre à quel point cette culture du corps lui est totalement étrangère, à la fois exclu et
révolté, il perçoit à quel point cette culture somatique, qu’il qualifie de “psychologique “ est
socialement discriminante.
20
Pourtant, la culture corporelle n’est pas une entité indépendante de celles et ceux qui la
représentent, une force autonome qui s’exercerait sur l’esprit de ses membres, elle relève en
fait bien davantage d’une pratique sociale que d’un état mental. C’est pourquoi, les classes
populaires semblent vouloir imiter de plus en plus les classes privilégiées dans leur
recherche du corps idéal: “Nous, dans les banlieues, nous copions les gens de la zona sul
que nous voyons dans la rue et les telenovelas” (Heloisa), et des académies de musculations
apparaissent en effet dans la Zone Nord de Rio et jusque dans les favelas (elles y sont
moins chères, et récupèrent les anciens équipements...). Pourtant, ces académies ne
ressemblent pas aux académies que fréquentent les classes moyennes et privilégiées : déjà,
dans les favelas, le public est essentiellement constitué d’hommes dont la couleur de peau
est majoritairement noire, et qui font de ces rituels d’entretien physique un mode de
production du corps, c’est-à -dire un entraînement, qui leur permettra ensuite, par exemple,
de travailler comme agents de sécurité dans une entreprise ou même pendant les défilés du
Carnaval, par exemple. Alors que dans les académies de la zone sud de Rio par exemple, le
public est essentiellement féminin et les entretiens physiques visent surtout une ritualisation
de l’apparence. La mise en valeur d’un style de vie para-sportif, jusque là réservé aux
hommes, aux riches, semble donc être devenue dans les milieux aisés une contrainte de
masse qui concerne également les femmes. Et, cette version musclée du quotidien passe par
une ré-éducation du regard: une fois que vous avez vu des dizaines de fois le même type de
corps, puis encore, et encore, l’image est mise en relation directe avec l’inconscient présent
dans la constitution de représentations individuelles du corps, qui sont alimentées plus par
ce que l’on voit, que ce que l’on sait. C’est ce qu’exprime Mauss lorsqu’il parle de “gestes
réussis” (1950) et, en développant une conscience du corps, réactivée et alimentée par la
vision du corps des autres, un mécanisme social d’autocontrôle de l’apparence se met en
marche et “on réintègre ainsi le sensible dans un jeu social, le corps propre, que l’on fait,
fonde alors communauté” (Maffesoli, 1990:65).
Dans cet esprit de corps, la question du genre est primordiale pour comprendre les
usages sociaux du corps au Brésil: situés dans un contexte d’ordre social profondément
patriarcal, les concepts de masculinité et de féminité fournissent les fondements
21
idéologiques sur lesquels le monde des significations sexuelles et corporelles s’est
traditionnellement construit au Brésil. A travers une série de formes et d’actions
symboliques, qui modèlent le corps et ses pratiques quotidiennes, les distinctions entre
deux types anatomiques opposés ou complémentaires furent ainsi transformées en notions
de féminité et de masculinité qui codifient un système particulier de valeurs culturelles.
L’idéologie du genre au Brésil, indissociable de celle de l’érotisme, semble aujourd’hui
creuser encore plus visiblement l’écart anatomique entre les genres, en favorisant le
passage d’une éthique à une esthétique par l’incorporation de signes distinctifs sexués. En
abordant les constructions corporelles de la féminité et de la masculinité, j'ai montré
comment cette esthétisation de l’idéologie du genre divise le corps en deux: les parties
supérieures (bras, épaules, pectoraux...) représentent les attributs de la virilité, tandis que
les parties inférieures (hanches, fesses, jambes) incarnent ceux de la féminité. Cette
division corporelle renvoie directement à l’idée de “sexe social” (Mathieu,1998) et plus
spécifiquement aux relations entre le corps érotique et les identités sexuelles. Dans son
analyse du corps masculin érotique et psychique à Athènes et au Pirée de nos jours,
Yannakopoulos démontre que la vision locale du corps masculin comme clivé entre le haut
(le moi psychique) et le bas (l’instinct érotique, sexuel) permet aux (vrais) hommes, les
andres, d’annuler à leur profit un autre clivage: la distinction officielle entre homo- et
hétérosexualité. Pour Yannakopoulos, “le haut étant considéré comme le siège du moi
rationnel, cette division de corps masculin signifie aussi l’opposition logique / instincts
sexuels.” (1998). C’est cette même opposition que l’on retrouve dans la division du corps
en deux réalisée dans les académies: Les Barbies, en concentrant leurs efforts de
musculation sur le haut du corps substituent leur moi sexuel par leur moi corporel, en se
fabriquant une image virile et hétérosexuelle du corps masculin ; alors que les femmes qui
ne sont pas “censées posséder le clivage entre haut et bas” (Yannakopoulos,1998)
construisent laborieusement leur sexe social à travers la mise en forme de ce que les
hommes considèrent comme la partie la plus sexuelle du corps de la femme: les fesses.
Dans cette logique différentielle, N.C. Mathieu se demande si “au lieu de simplement
traduire ou symboliser le sexe, le genre ne construirait pas le sexe, en effet, la division
hiérarchique des fonctions sociales et des attitudes corporelles et mentales (le genre) semble
provoquer des modifications corporelles et mentales du sexe.” (1997) La construction d’une
22
identité sociale féminine met en jeu la façon dont les marques sociales s’expriment à travers
différentes valeurs esthétiques et s’incorporent en de nombreuses significations qui
articulent l’image de soi avec la relation à l’autre Par nature, les corps ne sont pas les
garants d’un véritable ordre sexuel. Nos corps sont les théâtres d’auto-représentations et
d’auto-constructions d’ordre sexuel et la (re)construction de sa propre apparence met en
jeu les caractéristiques d’une culture et d’une histoire spécifiques à chaque individu, parce
que toute différence d’identité offre une superficie visible au regard social.
Dans le Brésil d’aujourd’hui, le muscle est devenu un élément central de la culture de
l’apparence physique. Il n’est plus le privilège d’un sexe ni le signe de sa domination sur le
sexe dit faible. L’arrivée des femmes sur le marché du muscle représente des changements,
au niveau tant de la conception du corps féminin que des pratiques de musculation.
Différente de la musculation du passé, réservée aux hommes, la musculation des corps
féminins se pratique en musique, devant le miroir et en compagnie d’autres femmes qui
font elles aussi du culte à la forme, un style de vie. Le corps féminin perd de son “naturel”
dans la zone balnéaire de Rio de Janeiro, et ces femmes renoncent à leur corps actuel pour
acquérir un corps artificiel qui se rapproche toujours du modèle de la Garota d’Ipanema:
cette jeune Barbie blonde (Elo Pinheiro), aux cheveux longs, au corps bronzé et onduleux,
à la démarche souple et sensuelle, que les regards séduits d’Antonio Carlos Jobim ont
immortalisé à travers un des plus grands standards de le Bossa Nova. Le mythe de la beauté
féminine brésilienne, d’Elo Pinheiro à Xuxa, en passant par Vera Fisher est invariablement
incarné par des femmes blondes.
Ce nouveau culte d’un “corps allo-plastique, façonné et contraint selon des canons
externes” (Featherstone,1987) ne semble pas effrayer celles qui y consacrent leur temps.
Les propos de certaines femmes, qui ne sont absolument pas culpabilisées par le caractère
construit de leur féminité, me renvoient directement aux libertés carnavalesques qui
autorisent à se déguiser, à changer de sexe, alors, changer de corps… D’ailleurs, le carnaval
carioca est un véritable culte rendu au corps, et au corps de la femme en particulier. Dans
les retransmissions télévisuelles du défilé du sambodrome, la priorité est souvent donnée
23
aux corps féminins dénudés, images zoomées et accompagnées du commentaire pra vôce,
c’est à dire “pour toi”, sous entendu: l’homme. Le corps vécu des femmes semble être
façonné par le corps féminin, perçu, regardé et jugé socialement par les hommes : “en se
présentant esthétiquement comme femme, à travers des modes qui accentuent
esthétiquement sa féminité pour l’enchantement des regards masculins” (Freyre,1987), et
c’est à travers cette idée qu’il est possible de comprendre le passage d’un culte au corps
féminin à un culte féminin du corps. Nous assistons donc, à Rio de Janeiro, à une
innovation dans les stéréotypes sociaux et sexuels à travers la mise en place d’une surritualisation du genre: non seulement de plus en plus de femmes deviennent fortes et
sculptent leurs corps sur des machines spécialisées, mais également, certains hommes
bronzés, épilés et huilés font du muscle un spectacle dans les rues, sur les plages, dans les
fêtes. Le nouvel idéal corporel homosexuel détourne en effet l’image d’une sur-virilité. Il
semble donc que cette quête du corps parfait soit en train de passer de sa phase initiale,
celle où un groupe minoritaire tente d’imposer de nouvelles normes corporelles, à sa phase
de banalisation, dans laquelle l’imitation devient passive, poussée par la pression extérieure
(Kaufmann,1998). Cette recherche de la forme féminine est à mettre en relation avec une
(re)découverte du corps dans la foulée des mouvements de libération des femmes, mais
aussi des homosexuels. Car ce sont ces Barbie là qui ont, à Rio de Janeiro, favorisé
l’éclosion de cette culture dionysiaque en s’adonnant les premiers à un culte “exagéré” du
corps. Néanmoins, alors même que le point de départ des techniques postmodernes du
corps est présenté comme un refus de la tension, refus de l’ascèse athlétique, cette
aliénation du corps féminin, qui culmine dans le masochisme triangulaire (Machine,
personal trainer, femme) montre que cette libération du corps n’en est pas une. Le corps
féminin, ainsi pétri et battu n’est devenu qu’un simple instrument grâce auquel les femmes
cherchent à s’intégrer dans une société profondément masculine. Simone de Beauvoir aurait
certainement identifié dans ce paradigme d’une Vénus plastique, dans ces comportements
féminins, quelques traces d’hystérisation de la femme par l’homme. Et, en ce qui concerne
l’apparence corporelle, la tension du masculin/féminin semble elle-même s’abolir dans un
permanent bricolage des représentations du genre et des contours du corps: la nouvelle
idéologie du genre au Brésil est en train de devenir une harmonie de traits contraires et
complémentaires, remettant en cause le dualisme même de cette idéologie.
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Orientés avant tout par des représentations sociales concernant la santé et la forme
physique (alors qu’en France se serait plutôt celles de la combinaison du goût et de la
force), les régimes alimentaires sont souvent, au Brésil, adaptés, en ce qui concerne les
horaires, les quantités et les qualités, aux activités quotidiennes des acteurs et en particulier
à leurs activités para-sportives. L’irruption d’un discours diététique, prenant appui sur
l’émergence de nouveaux rapports au corps et sur les progrès de la connaissance
scientifique en matière de nutrition est ainsi contemporain de l’apparition de la corpolâtrie
au Brésil et s’inscrit, comme cette dernière, dans une forte américanisation des modes de
vie des classes moyennes. Alors qu’en France, les régimes sont souvent associés dans
l’esprit des gens à des idées de minceur et entièrement consacrés à la perte de poids, c’est,
au Brésil, une préoccupation qui me semble beaucoup plus générale: l’attention à ce que
l’on mange est la base (alimentaire) de l’entretien quotidien du corps. En participant au
séminaire de physiculturisme en septembre 1997, j’ai été frappé par l’importance que
prenait la nutrition dans les processus de construction corporelle. Marcelo Pelaïo, habillé de
lycra blanc, les muscles ainsi bien mis en valeur, a commencé son exposé théorique en se
présentant : il a été élu Monsieur Brasil en 1996 et il est considéré par le public masculin
présent ici, qui regroupe essentiellement des personal trainer, des responsables d’Académie
et des étudiant en Activités physiques, comme un modèle corporel... et donc ce qui
intéresse les participants à ce séminaire c’est son mode de vie, son alimentation et son
entraînement... ses “recettes” et ses “secrets” en matière de construction corporelle. Dès le
début, il affirme que “l’alimentation constitue 70% de la compétition” pour avoir un corps
parfait et que “l’idéal pour bien préparer son corps est donc de faire entre cinq et six repas
par jour dont deux constitués par des suppléments alimentaires (protéines animales ou
végétales et hydrates de carbone)”. Il présente ensuite son régime personnel, composé
essentiellement à base de céréales et de produits intégraux, régime qui n’est pas sans
rappeler ceux prônés par la macrobiotique. Il insiste ensuite sur le fait que le régime doit
être strictement respecté et que chacun doit savoir dès lors se discipliner ; comme
l’explique João, dans la force humaine: “Tout est dans le dosage, il faut se contrôler, se
discipliner. Regarde Nelson, la bouffe l’a détruit, il faisait de longues séries et a créé de la
masse, ça oui... mais il mangeait comme un porc... et il a fini avec un corps de porc... le
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pauvre!” (Fonseca,1995). Ainsi, à ma grande surprise, alors que j’attendais de longs
discours sur les muscles et leurs développements, Monsieur Brésil n’a parlé que de régimes
et de suppléments alimentaires, en ayant recours à un large éventail d’analyses paramédicales
portants sur les processus chimiques d’hypertrophie musculaire et en
réemployant l’essentiel du vocabulaire de cette nouvelle science de l’alimentation,
le nutritionnisme orthomoléculaire.
Les représentations sociales de l’alimentation qui circulent dans les réseaux sociaux de
la corpolâtrie utilisent fréquemment des métaphores techniques, scientifiques et
informatiques qui réduisent le corps à une simple machine, dont les besoins en énergie sont
calculés, dosés, pesés. Après un exposé de plus de deux heures, qui ressemblait davantage à
un cours de médecine appliquée qu’à une introduction au culturisme, il en conclut: “J’ai
pratiqué et pratiqué la musculation, et finalement, je me suis rendu compte que la théorie
n’est pas très utile dans la pratique. L’important reste d’expérimenter, de tester les produits,
régimes et exercices et de voir les résultats sur son propre corps.” Il invite donc les
participants du séminaire à, comme lui, faire de son propre corps un cobaye, sur lequel il
faut tester différents régimes alimentaires et exercices afin de découvrir celui qui apporte
les meilleurs résultats physiques. Cet enseignement de Monsieur Muscle montre bien à quel
point le corps est considéré ici comme un objet à tester, à façonner, à construire par la force
de la volonté associée à une science vulgarisée du corps. En outre, l’idée de prendre son
corps comme un cobaye rejoint directement “l’imaginaire du clone qui se réalise dans la
promotion du corps au titre d’alter-ego... et à travers lequel l’individu devient sa propre
copie” (Le Breton, 1991:164). Mais revenons sur les suppléments alimentaires, défendus et
vendus à travers un marketing direct (distribution d’échantillons d’essai) au cours de ce
séminaire. Les suppléments alimentaires sont en fait des substituts de repas qui ont été mis
au point par des nutritionnistes, au cours des années 60, afin de permettre aux astronautes
d’emmagasiner de la nourriture riche en calories, sous forme compacte, et donc facile à
comme des suppléments de force physique... qui ne sont pas sans procurer une sorte de
puissance sociale. Ces suppléments alimentaires sont souvent vendus par l’intermédiaire
d’un texte en anglais du type suivant: “Get built. Animalize your body with the raw
explosive force of Universal’animal pack. Power your body with a ferocious combination
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of scientifically-formulated nutrients. Design for muscle. Precision balanced for awesome
growth. Unleash the animal within you. Feed your hunger for monstruous muscle and size.
Push your body to the limit. Pump up with animal pack and watch your workout sizzle.
Nothing comes close to the pure power of animal pak, it’s only choice for serious
bodybuilder” Si le texte reste en anglais, c’est d’abord parce que les Brésiliens sont très
enclins à consommer des produits importés des USA et qu’il est donc préférable d’avoir ici
une stratégie marketing en langue originale: “Le Brésil copie beaucoup les USA et dans
cette boutique, on ne vend que des produits importés alors que nos propres produits sont
deux fois moins chers.”(Fred, gérant du Bodylab d’Ipanema, Rio ). Ce laboratoire du corps
garde un nom en anglais afin d’attirer les consommateurs et connaisseurs de doses et de
cocktails à l’américaine. A travers la consommation de ces produits, la corpolâtrie semble
participer d’une véritable recherche de l’animalité humaine: "animalisez votre corps ".
Cette même rhétorique considère que le corps est la partie animale de l’homme et qu’il faut
donc la traiter comme telle en lui donnant, comme on fait aussi pour les animaux
domestiques, une alimentation “équilibrée” et “riche en protéines”, scientifiquement dosée,
qui permettra au corps de retrouver sa “force et sa vitalité animale”. Ces suppléments
alimentaires, accessoires diététiques de la corpolâtrie, ont pour objectif commun de
prétendre aider des individus à retrouver leur nature “primaire”, leur force, leurs instincts
mais également leur beauté et leur liberté, qui sont présentés comme les “attributs naturels
de l’animal qui veille en chacun de nous”.
Paradoxalement, l’homme est invité à reconstruire artificiellement sa forme animale,
alors même que les moindres signes de sa condition animale, comme ses poils ( forte
tendance à l’épilation intégrale parmi les Barbies) et ses odeurs corporelles par exemple,
sont au centre des stratégies de dissimulations mises en jeu dans son hygiène corporelle.
Ces nouveaux aliments restent néanmoins largement banalisés au Brésil (il est même
possible de se les procurer en pharmacie ), pourtant leur usage individuel reste souvent
mystérieux: jamais revendiqué par les corpolâtres la consommation de ces produits semble
faire partie des petits secrets de la recette de réussite d’un corps... Ainsi, j’ai demandé à
Maria si son fils n’avait pas utilisé ces suppléments pour réaliser sa métamorphose
corporelle en adulte ; devant sa négation, j’ai insisté sur le fait qu’il avait doublé de volume
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en moins de six mois... depuis qu’il avait quitté la France en somme. Trois jours plus tard,
elle m’annonce qu’elle a finalement découvert trois pots vides de suppléments dans la
chambre de son fils, qu’il lui à dit qu’il n’en prendrait plus et qu’il ne faut surtout pas que je
lui en parle. Cette petite anecdote familiale montre néanmoins clairement que l’utilisation
de ces aides alimentaires n’est pas socialement valorisée et que les suppléments sont
souvent considérés comme des drogues corporelles et utilisée discrètement comme si leur
consommation était interdite. Chaque fois que je posais cette question, à la plage ou dans
une académie: “Tu prends quelque chose ?”, la réponse était: “Non, non, pas moi, mais
beaucoup de gens utilisent des suppléments alimentaires, des anabolisants... dans les
académies”. J’obtenais ces réponses spontanées alors même que le corps des personnes
interrogées m’exposait le contraire; certains corps, même nus, restent habillés et son
comme des mensonges d’identités musculaires: évidemment, il n’est pas stratégique
d’avouer au premier venu, et encore moins à un anthropologue, que ce corps dont on est
fier, n’est pas seulement dû à notre généreuse nature génétique ou à notre hygiène de vie,
mais que la science de l’alimentation fait aussi des miracles... Et, si ce sont visiblement les
homosexuels qui sont, à Rio de Janeiro, les plus friands de ces “appuis musculaires”, ce
dopage démocratisé n’est déjà plus réservé qu’aux athlètes professionnels mais s’est
constitué en deux décennies comme une véritable autoplastie alimentaire. Marcelo Pelaio le
dit lui-même dans une interview qu’il m’a accordée: “la vie d’un physi-culturiste peut
parfois paraître monotone, car elle est composée de séries de routines et de l’inlassable
répétition: manger-malhar-manger-malhar”. Cette culture physique semble être dominée
par les cycles d’absorption et d’élimination, tant organique qu’économique, qui fondent le
statut du corps dans les sociétés de consommation. Pourtant, “changer de corps, c’est
difficile si l’on n'a pas la force de volonté pour changer ses habitudes alimentaires,
beaucoup de gens veulent un corps parfait et pensent que la chirurgie plastique va résoudre
leur problème, mais en vérité, elle ne constitue qu’une aide si vous avez déjà une bonne
base physique… car si quelqu’un n’a pas un beau corps, ni la chirurgie ni la malhação ne
vont le changer.”(Jorio, chirurgien plastique,34,Rio). Pourtant, les nouveaux adeptes du
corps parfait se laissent souvent séduire, dans le sens de détourner, par les mises en scène
marketing, tant des produits que de leurs lieux de vente. Ainsi, une fois encore, le décor de
ces lieux du corps en dit long sur les représentations qui entrent en jeu dans ces stratégies
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de management des vécus corporels, et, comme dans les académies, cette corporéité modale
est très souvent lié à l’imagerie de la Grèce antique qui représente le thème du culte du
corps et qui incarne visuellement les représentations du corps parfait: “Dans la Grèce
antique, la sculpture dominait la reproduction du corps humain avant la première moitié du
Vème siècle avant Jesus Christ. Dans le discobole (450 av JC) est à jamais inscrite, la
faculté d’exprimer, dans du bronze, l’essence de l’homme vibrant dans l’action. Le miracle
de la sculpture grecque classique s’éclaire alors: elle transmet le message des muscles et
des articulations d’un corps à ceux d’autres corps.” (Hall,1971)
La corpolâtrie semble bien être une religion du désir pratiquée au nom du corps, et
comme toute religion, il y a ceux qui y croient et ceux qui n’y croient pas. Les entretiens
réalisés à Rio soulignent en effet le caractère idéologique des réponses: ceux qui pratiquent
la malhação discriminent ceux qui ne s’occupent pas de leur corps, et vice-versa. Il y a dans
les réponses que j’ai obtenues au cours de cette recherche, une forte opposition entre les
adeptes du corps naturel et ceux qui vouent un culte au corps artificiel . En cherchant à
préciser ce que ces Brésiliens entendaient par naturel versus artificiel , c’est sur la plage
que j’ai rencontré les réponses les plus complètes: “Je pense que l’académie déforme les
corps, en les atrophiant ou hypertrophiant... elle sèche les muscles et les enlaidit... de toute
façon, toute cette souffrance pour ça! moi, je préfère le football!”(Linderberg, 22 ans,
cuisinier, RJ). Au cours de notre conversation, un de ses amis arrive sur la plage, à ce
moment il me dit: “Olha, o Daniel quem era secão e virou Barbie !” (Voila Daniel qui était
tout maigre mais qui est devenu Barbie). Daniel (25 ans, agent de sécurité, RJ) m’explique
qu’en changeant de corps, il a aussi changé de vie et a trouvé un travail de sécurité dans un
magasin du centre. Je lui explique que j’ai du mal à croire qu’il était très maigre, et il me
répond: “Oui, c’est vrai, mais il y a déjà quatre ans que je fréquente l’Académie et pour
moi, ma nouvelle apparence est très importante, c’est pourquoi je travaille mon corps
pendant huit mois et ensuite j’arrête l’académie pendant les quatre mois qui correspondent
à l’été, c’est alors que je vais à la plage tous les jours... là, je suis très fier de mon corps et
j’aime que les autres l’admirent.” En entendant ces propos mon ami Linderberg commence
à rire et lui dit: “Ouais, t’es plus du tout comme avant... depuis que t’es rentré à l’académie,
on ne te voit plus... toujours avec des musclés... t’es pas devenu homo ?” Cette
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interprétation de l’apparence corporelle met fin à notre conversation et montre à quel point
les identités sexuelles sont lues sur les formes corporelles et sont exprimées par une
esthétisation croissante de la surface du corps. En outre, elle montre que comme une
religion (dans son double sens étymologique, religare: lier les hommes entre eux et lier
chacun à une transcendance), la corpolâtrie rassemble ceux qui se ressemblent en se vouant
au même culte. En ce qui concerne la distinction corps naturel/artificiel, d’autres rencontres
m’ont permit d’établir que les activités sportives traditionnelles (natation, course, football,
le volley-ball mais aussi la capoeira et la danse), pratiquées dans des espaces naturels
(plages, parcs...) étaient considérées comme naturelles alors que les malhação dans les
Académies et dans les installations publiques de musculation participaient d’une
construction corporelle artificielle. En fait, cette opposition n’apparaît pas de façon aussi
tranchée et la socialisation du corps semble passer inévitablement par une rationalisation
des pratiques corporelles, par “un curieux syncrétisme de deux paradigmes: celui du corps
naturel, auto-plastique et déterminé selon un principe de production et le corps artefact,
allo-plastique,
façonné
et
contraint
selon
des
canons
esthétiques
externes”
(Featherstone,1987). En se construisant un corps, en incorporant des modes esthétiques,
l’individu corpolâtre entre dans un nouveau rôle social. Ce désir de changer de peau
dépasse largement les frontières de l’individu qui s’élargit non seulement physiquement
(l’idée de masse musculaire est au centre des pratiques de malhação) mais aussi
socialement en entrant dans de nouveaux réseaux sociaux.
A Rio de Janeiro, de nouveaux corps sociaux se construisent, se constituent, se regroupent, en reproduisant, à travers différentes techniques du corps, des corps identiques.
Dans ces groupes, les individus subissent volontairement un marquage corporel (muscles,
tatouages, bronzage, coupe de cheveux, épilation, vêtements...gestuelle..), qui sont autant
de signes distinctifs du groupe. Ces tribus corporelles fonctionnent selon le principe
socialisant du qui se ressemble, s’assemble. Ce qui m’intéresse ici, c’est que chaque groupe
met en pratique des techniques du corps différentes autant dans leur éthique que dans leur
esthétique mais que le résultat est parfois bien similaire. La corpolâtrie définit ainsi un
rapport original, présenté comme originel, naturel, entre le corps et l’esprit dans lequel
l’idéologie du bien-être devient inséparable de celle du bien-paraître. “La corpolâtrie est la
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religion catholique inversée: la recherche du bonheur éternel exigeait une destruction du
plaisir, aujourd’hui elle implique son culte; avant la raison était le paradis et le corps
l’enfer, c’est dorénavant l’inverse qui semble vrai.”(Coddo;Senne,1985). Filant ainsi la
métaphore religieuse, qui leur permettra d’affirmer que comme la religion, la corpolâtrie
est un opium du peuple, ils comparent les académies à des temples dans lesquels les saintes
divinités sont les reflets des adeptes dans les miroirs. Pour ces deux chercheurs, il est
impossible de comprendre la corpolâtrie sans la mettre en relation avec le monde du travail
; les modes de production et de perpétuation du corps leur semblent liés au corps par une
logique capitaliste: “Qu’est-ce que la corpolâtrie sinon la fantastique traduction de
l’individualisme que le capitalisme a engendré, de la futilité de la culture de consommation
actuelle, de l’espérance de salut de l’homme qui est aliéné par son travail? Que cherche la
corpolâtrie si ce n’est la redécouverte d’une essence humaine concrète qui a été délaissée
par le système capitaliste ?” (Coddo;Senne,1985). Comme une formule magique appliquée
à son propre corps, ce culte renvoie à des métamorphoses corporelles miraculeuses, mais
les miracles, pour se réaliser, exigent toujours des sacrifices, des pénitences, voire des
châtiments corporels: “transpirer pendant des heures devant le miroir, faire travailler ses
muscles sans gémir de douleur, mastiquer cent fois un riz intégral dur et insipide.”
(Coddo;Senne,1985). Pourtant, s’il met en jeu des mécanismes pratiques et symboliques
qui l’apparentent à une religion, ce mouvement de redécouverte de son corps reste
essentiellement matérialiste, puisqu’il parvient à transformer le connais-toi toi-même de
Socrate en un fabrique-toi toi-même: le culte de la forme est une obsession qui donne lieu à
toutes sortes de conduites sacrificielles d’auto-sollicitude et de conjuration maligne, de
gratifications et de répressions.”(Baudrillard,1979).
Cet aspect souligne finalement la dimension extrêmement psychologique de ce culte de
l’apparence qui se fonde sur un rapprochement entre le corps et l’esprit; la notion carioca
de personne devenant littéralement incarnée et superficiellement visible à fleur de peau. A
l’instar du matérialisme de Descartes, le matérialisme corporel observé à Rio de Janeiro
transforme le corps en personnalité concrète, en un je suis ce que les autres voient et
pensent de moi. Etrangement, au moment même où apparaît la corpolâtrie à Rio de Janeiro,
les idées développées par Wilhem Reich connaissent justement un immense succès et sont
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re-découvertes dans ce contexte particulier : curieux mélange de scientisme et de
mysticisme, ses thèses cherchent à reconstruire l’utopie d’une société dans laquelle la
sexualité naturelle ne serait pas réprimée. Pour Reich, l’individu existe en opposition à la
société répressive et frustrante. Les thérapies d’inspiration reichienne qui dominent par leur
nombre l’ensemble des nouvelles thérapies psychanalytiques dites corporelles de la zona
sul de Rio, s’appuient sur la possibilité de se libérer des contraintes sociales à travers le
corps. Elles vont nettement influencer les classes moyennes, qui ont, de façon générale, une
connaissance psychologique liée à la culture psychanalytique, dans leur recherche du corps
parfait et valider psychanalitiquement l’ensemble des nouvelles normes corporelles importé
des USA : une culture somatique matérialiste, un rapport au corps très pratique, presque
mécanique parvient ainsi à s’implanter. Cette révolution sexuelle, qui est surtout corporelle,
va désormais passer par une révolution des identités sexuelles et l’émergence du culte
féminin du corps à Rio est donc intimement lié à l’américanisation des comportements dans
les classes moyennes et supérieures de la zone sud de Rio. Comme le Carnaval, la
construction corporelle dans les académies est un excès physique et comme le Carnaval, la
malhação ne résiste pas aux règles de contrôle social et renforce, souligne, exagère les
conventions du genre. Les pratiques d’entretien du corps mises en œuvre dans les
académies visent à travailler le moi, devenu essentiellement physique, en remodelant le
corps conformément aux normes de l’apparence physique partagées par l’ensemble de la
société brésilienne. Le corps devient ainsi académique, auréolé du prestige social propre à
ces signes physiques et cette idée du salut de l’individu par la manipulation de son corps
fait qu’il devient l’incarnation de l’âme.
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