Aspects Politiques de la Question Mafieuse en Italie. La

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Aspects Politiques de la Question Mafieuse en Italie. La
ECPR – 29th Session of Workshops
Grenoble – 6-11 avril 2001
« Organized Crime and the Challenge to Democracy »
Felia ALLUM – Renate SIEBERT
Aspects politiques de la question mafieuse en Italie
La magistrature antimafia dans la crise italienne
Jean-Louis BRIQUET
Centre d’études et de recherches internationales, CNRS, Paris
Au même titre que les magistrats engagés dans les enquêtes sur la corruption des
milieux dirigeants, ceux qui se sont attaqués aux complicités de certains élus avec la
criminalité organisée ont joué une part active dans le discrédit qui a frappé la classe
politique italienne à partir de 1992 et de l’opération « Mains propres » (Mani pulite).
Les accusations de complicité mafieuse ont été moins nombreuses que celles qui
regardaient directement les faits de corruption (le système généralisé des pots-de-vin ou
tangenti). Mais elles ont pareillement contribué à alimenter les dénonciations de
« l’ancien régime », des hommes et des partis qui l’ont incarné. La magistrature
antimafia – quelles qu’aient été les intentions de ses membres – a ainsi exercé un rôle
immédiatement politique : outre que ses actions ont abouti à exclure de la scène
politique, au moins pour un temps, plusieurs anciens dirigeants (parfois parmi les plus
influents), elle s’est trouvée en position de statuer sur la légitimité d’un « système » et,
au delà, sur celle des entreprises de rupture et de rénovation qui, dans la première moitié
des années 1990, ont participé à l’effondrement de la « première République »1.
La question des connivences politico-mafieuses était jusqu’alors restée à la marge de
l’action pénale. Certes, elle avait fait l’objet de nombreux débats depuis l’après-guerre
et plus encore à partir des années 1970 ; elle constituait l’un des thèmes récurrents des
polémiques contre la « dégradation » de la vie publique dans les régions du Sud, plus
particulièrement contre la Démocratie chrétienne (DC) qui y détenait l’essentiel du
pouvoir. Certes, au sein de la magistrature, notamment depuis le début des années 1980,
des voix s’étaient élevées pour condamner les protections politiques grâce auxquelles la
mafia se perpétuait et pour réclamer une mobilisation accrue des pouvoirs publics contre
« l’urgence [emergenza] mafieuse »2. Au point que le problème de la mafia et de ses
collusions avec le monde politique était devenu un enjeu central du débat politique. Il
était partie prenante des campagnes de dénonciation des aspects « souterrains » de la
gestion du pouvoir en Italie, au même titre que les révélations sur les complicités
1
Le terme est couramment utilisé pour désigner la période qui va de l’instauration de la République au
lendemain de la guerre jusqu’à la crise politique des années 1992-1994.
2
Ce qu’analyse en détail Vauchez (A.), « Parler d’expérience(s). La formation d’un nouveau modèle
d’excellence judiciaire dans la lutte contre la criminalité organisée en Italie », in Briquet (J.-L.), Garraud
(P.), Juger la politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001.
2
secrètes que des représentants légaux de l’Etat auraient tissées avec des organisations
illégales (services secrets « dévoyés », groupes terroristes, centres occultes de pouvoir,
etc.). Mais, à de rares exceptions près, ce problème n’avait pas émergé en tant que tel
sur la scène judiciaire. La répression pénale de la mafia avait surtout constitué, avant le
début des années 1990, dans celle des activités illicites les plus directement liées à
l’existence d’une structure criminelle organisée (homicides, extorsion, trafic de drogue)
et dans l’amélioration des techniques d’enquête adaptées à cette fin (création de
« pools » de magistrats antimafia, investigations patrimoniales et bancaires, utilisation
des « repentis », etc.)3. Et même si, lors des enquêtes et des procès, les compromissions
d’une partie des classes dirigeantes avec la mafia étaient apparues, en Sicile
spécialement4, ce n’était généralement qu’à la marge de procédures centrées sur
l’activité spécifiquement criminelle de l’organisation mafieuse Cosa nostra5.
Dans ce contexte, les mises en examen de plusieurs dirigeants politiques d’envergure
nationale pour complicité avec la mafia ou la camorra (la mafia napolitaine), entre 1992
et 1994, constitue une rupture. Non pas qu’elles valent comme des révélations brutales
d’une réalité jusqu’ici ignorée : le cadre d’analyse que mobilisent les magistrats pour
étayer leurs accusations avait été préalablement élaboré au sein d’instances aussi
diverses que les commissions parlementaires antimafia6, des groupes de magistrats, des
mouvements politiques ou dans le monde savant. Elles manifestent plutôt la capacité
nouvellement acquise par la magistrature de réprimer des comportements auparavant tus
ou tacitement tolérés. L’arène judiciaire devient ainsi un lieu de mise à l’épreuve de la
validité des critiques adressées à l’ancienne classe gouvernante et un instrument actif de
sa délégitimation effective. Ce sont les formes que prend cette mise à l’épreuve ainsi
que les conditions politiques qui déterminent le succès (ou l’échec) des entreprises de
moralisation auxquelles participe la magistrature antimafia que je me propose
d’examiner ici, à travers le cas emblématique du procès Andreotti.
3
L’essentiel de la stratégie judiciaire du pool antimafia de Palerme a consisté dans les années 1980 à
rapporter la criminalité mafieuse dans son ensemble à l’activité coordonnée d’une organisation unifiée et
hiérarchisée (Cosa nostra) dont les juges d’instruction ont, grâce à la collaboration d’anciens mafieux qui
commencent à collaborer avec la justice à partir de 1984 (les « repentis »), très précisément détaillé la
structure et les modes de fonctionnement. Voir par exemple sur ce point le témoignage d’un des plus
célèbres des magistrats du pool antimafia du tribunal de Palerme : Falcone (G.), Cosa nostra, Paris,
Editions n°1, 1991 (entretiens avec M. Padovani).
4
Le « maxiprocès » contre Cosa nostra, qui s’est déroulé à Palerme en 1986 et 1987, met par exemple en
évidence les « contiguïtés » entre le monde politique sicilien et la mafia, à travers son « infiltration dans
les organismes publics » et sa capacité à marchander les « masses considérables de suffrages » qu’elle
contrôle (Tribunal de Palerme, Cour d’assises, Sentenza contro Abbate + 459, 1987, p. 1204). Mais il ne
s’agit pas là d’un élément central du procès et les collusions ainsi dénoncées ne donnent par lieu à
sanctions pénales – sauf dans le cas de deux hommes d’affaires siciliens proches de la DC et clairement
liés à Cosa nostra, les cousins Salvo. Peu d’hommes politiques sont à cette époque inquiétés par les
enquêtes antimafia, si l’on excepte le cas emblématique d’un ancien maire démocrate-chrétien de
Palerme, Vito Ciancimino, arrêté en 1984 mais qui n’a pourtant été condamné définitivement qu’en 1992.
5
Ce qui est évoqué dans ce paragraphe est plus précisément analysé dans Briquet (J.-L.), « Italie. Un
système de pouvoir en procès », Critique internationale, n°3, 1999, p. 141-154 et « Gli aspetti nascoti
della democrazia », Nuovi effemeridi, n°5, 2000, p. 46-57.
6
Sur les commissions parlementaires antimafia, dont la première a été instituée par une loi de 1963 et qui
se sont succédé presque sans interruption jusqu’à aujourd’hui, cf. Tanfaglia (N.), Mafia, politica e affari
(1943-91), Bari, Laterza, 1992, qui publie plusieurs documents de ces commissions. Cf. aussi Renda (F.),
Storia della mafia, Palerme, Sygma, 1997 (chapitres XVI et XVII).
3
Andreotti et la mafia
En mars 1993, celui qui fut l’un des grands leaders de la DC, sept fois président du
Conseil et membre du gouvernement de façon presque ininterrompue entre 1948 et
1992 , est accusé par le parquet de Palerme, à la suite des déclarations de
plusieurs repentis, d’avoir été le « référent national » de la mafia. Plus précisément, les
procureurs reprochent à Giulio Andreotti d’avoir volontairement protégé, directement
ou par l’intermédiaire de ses alliés politiques siciliens, les intérêts de Cosa nostra : en
intervenant pour « ajuster » des procès regardant plusieurs de ses membres ; en
soutenant des hommes d’affaires compromis avec la mafia (en particulier le banquier
affairiste Michele Sindona) ; plus généralement, en transformant le courant andreottien
en Sicile en une « structure de service de Cosa nostra », permettant par là à celle-ci
d’élargir son influence à tous les niveaux de la vie publique régionale. En retour,
Andreotti aurait bénéficié de l’appui électoral apporté par la mafia à ses partenaires
siciliens, appui indispensable selon l’accusation à l’affirmation de son pouvoir à
l’intérieur de la DC et, en conséquence, à sa participation « à la répartition
[spartizzione] et au partage des postes de pouvoir [lotizzazione] dans tout le circuit
politico-institutionnel »7.
Il s’agit, en prouvant l’existence d’un tel « pacte », de chercher à établir la culpabilité
d’un individu singulier, soupçonné de conduites pénalement répréhensibles : la
« participation à l’association mafieuse », qu’une loi de 1982 a constituée en délit
spécifique8. L’enjeu proprement judiciaire du procès réside dans la possibilité de
démontrer la contribution volontaire, effective et durable d’Andreotti à la permanence
de l’association et à la réalisation de son programme criminel. Pour cela, l’accusation
dispose avant tout des déclarations des repentis, nombreux à indiquer qu’Andreotti était
considéré au sein de Cosa nostra comme son « référent politique » aux plus hauts
niveaux de l’appareil d’Etat. Quelques-uns font même le récit des rencontres entre le
leader démocrate-chrétien et des chefs mafieux, auxquelles ils auraient personnellement
assisté. L’essentiel de la stratégie accusatoire consiste à établir la véridicité de ces
déclarations, en appréciant la crédibilité des repentis, en vérifiant leurs témoignages, en
soutenant leur plausibilité par la reconstitution du cadre contextuel dans lequel le pacte
7
Parquet de Palerme, Memoria depositata dal pubblico ministero nel procedimento penale instaurato nei
confronti di Giulio Andreotti, janvier 1995, publié sous le titre La vera storia d’Italia, Tullio Pironti,
1995, p. 939, et dont on trouve un résumé dans Arlacchi (P.), Il processo, Milan, Rizzoli, 1995. Andreotti
est aussi inculpé par le parquet de Rome, à la même époque, pour avoir commandité à la mafia sicilienne
l’assassinat de Mino Pecorelli, un journaliste qui aurait menacé de révéler une affaire de corruption le
concernant et qui aurait détenu une partie des révélations, elles aussi compromettantes pour Andreotti,
faites avant son assassinat par Aldo Moro à ses ravisseurs du groupe terroriste des Brigades rouges en
1978. Le procès, débuté à Pérouse en 1996, s’est conclu en septembre 1999 par l’acquittement de tous les
inculpés. Reprise par le parquet de Palerme, la thèse de l’accusation permettait dans ce cas d’ajouter aux
« services » que la mafia aurait rendus à Andreotti l’élimination physique de certains de ses adversaires.
Pour plus de précisions sur le procès de Pérouse, cf. Allum (P.), « Statesman or Godfather ? The
Andreotti Trials», Italian Politics, 1997, p. 219-232.
8
La loi « Rognoni-La Torre », adoptée en 1982 au lendemain de l’assassinat à Palerme du général des
carabiniers Dalla Chiesa alors qu’il venait d’y être nommé pour coordonner la lutte antimafia en Sicile,
spécifie, parmi les délits d’association, celui d’association mafieuse. En faisant de la seule appartenance à
une organisation criminelle de type mafieux un délit, cette loi améliore le dispositif judiciaire disponible
et, surtout, consolide les appréciations du phénomène en termes « organisationnels ». Sur les dispositifs
juridiques antimafia, cf. Turone (G.), Il delitto di associazione mafiosa, Milan, Giuffrè editore, 1995.
4
dénoncé a pu opérer ; puis à évaluer le caractère délictueux des conduites ainsi attestées
de l’inculpé. C’est d’ailleurs en réaffirmant constamment n’agir que selon le devoir de
contrôle de la légalité qui leur incombe institutionnellement que les magistrats du
parquet de Palerme se sont défendus contre les accusations toujours plus fréquentes de
« politisation », à l’instar du procureur de la République, Giancarlo Caselli, qui déclarait
dans le Corriere della Sera du 12 août 1997 :
« [Le procès Andreotti] n’est pas un procès politique. C’est un procès contre une personne
particulière qui faisait de la politique son métier, pour des faits spécifiques qui regardent
exclusivement cette personne […]. La vraie politique et l’histoire de l’Italie n’ont rien à voir avec
ces faits spécifiques concernant un sujet singulier. »
L’argumentation est très proche de celle des procureurs de Milan, engagés à la même
période dans la lutte contre la corruption, qui, s’ils reconnaissent que leurs actions ont
des effets politiques, rappellent qu’elles ne sont dictées que par les devoirs de leur
fonction : l’application de la loi, le caractère obligatoire de l’action pénale consacré par
la Constitution, la soumission égale de tous (y compris des groupes dominants et des
« intérêts forts ») à la loi9.
Il n’en reste pas moins que les faits évoqués lors du procès touchent à des questions
susceptibles d’un jugement politique et qu’ils sont d’ailleurs interprétés en ce sens par
les participants au débat public : journalistes, hommes politiques, intellectuels, etc. Cela
pour deux raisons principales. D’abord parce que l’accusation mobilise des éléments de
contexte pour appuyer sa démonstration et rencontre par là des phénomènes politiques
d’ordre général (les relations entre la mafia et une partie de la DC, l’usage de la
violence subversive à des fins de gestion occulte du pouvoir). Ensuite parce que l’aspect
emblématique de la personnalité de l’inculpé invite à faire de son procès celui d’un
régime auquel il est fréquemment identifié : celui de la « première République » et de
l’hégémonie démocrate-chrétienne, des « trames obscures » dont, selon ses détracteurs,
elle a été le lieu.
Le parquet propose en effet une reconstruction des relations entre Cosa nostra et le
monde politique sicilien, très proche de celle qu’avaient élaborée les commissions
parlementaires antimafia10, elle-même largement déterminée par les enquêtes judiciaires,
et sur laquelle se sont appuyées les critiques du « système du pouvoir » de la DC en
Sicile. Pour comprendre les raisons qui, selon l’accusation, ont conduit Andreotti à lier
avec la mafia un « pacte d’échange », il faut remonter aux années 1960 et à la
transformation de la mafia rurale en mafia urbaine. Les intérêts de cette dernière se
déplacent progressivement vers les activités liées au développement du commerce et de
la construction, qui offrent des opportunités nouvelles à l’offre de protection violente et
9
Cf. le texte emblématique intitulé « Nous obéissons à la loi, pas à la rue » que ces procureurs publient en
1993 (Colombo (G.), Davigo (P.), Di Pietro (A.), « Noi obbediamo alla legge, non alla piazza »,
MicroMega, n°5, 1993, p. 7-14). Ce type d’argumentation est constant chez la plupart des magistrats
engagés dans les affaires « politiques », à titre d’exemple les contributions de G. Colombo et G. Caselli
dans Bruti Liberati (E.) et alii, dir., Governo dei giudici. La magistratura tra diritto e politica, Milan,
Feltrinelli, 1996.
10
Ce type de reconstruction, historique et politique, sera en quelque sorte consacré dans le rapport que la
commission antimafia instituée en 1992 adopte le 6 avril 1993 et qui porte spécifiquement sur les rapports
entre mafia et politique (Commission parlementaire antimafia, président Luciano Violante, Mafia e
politica, Bari, Laterza, 1993).
5
au racket, qui multiplient les occasions de contrebande et de trafic. Les groupes mafieux
accaparent parfois directement, en agissant par l’intermédiaire des entreprises qu’ils
contrôlent ou auxquelles ils sont associés, une partie des ressources dégagées par la
croissance urbaine ou celle des politiques publiques de l’Etat et des collectivités locales.
Les intérêts mafieux sont donc de plus en plus dépendants des décisions politiques,
qu’elles concernent l’attribution des marchés publics, la distribution des subventions ou,
plus généralement, la régulation des activités économiques11. Cette transformation
oblige Cosa nostra à « entrer dans le grand jeu de la politique, en s’infiltrant dans le
circuit institutionnel et dans ces machines de pouvoir […] que deviennent les courants
des partis de gouvernement »12.
L’accumulation des ressources au sein des institutions publiques, doublée de la
mainmise des structures partisanes sur ces institutions, explique que la mafia ait cherché
dès cette époque à nouer des relations étroites avec des hommes politiques locaux.
Parmi eux, Salvo Lima, qui rejoint en 1969 le courant andreottien et restera jusqu’à son
assassinat en mars 1992 le principal allié d’Andreotti en Sicile et l’un des responsables
les plus influents de la DC insulaire. Pour l’accusation, la carrière de Lima a été suscitée
et encouragée par Cosa nostra. Son association avec Andreotti renforce son pouvoir et
celui de ses alliés mafieux. Quant à Andreotti, l’accord avec Lima lui aurait permis de
s’imposer à l’intérieur de son parti, en dirigeant un courant devenu véritablement
influent grâce aux voix siciliennes. Il aurait de ce fait acquis la « dimension nationale »
qui, jusque-là, lui faisait défaut13. A partir des années 1970, ce pacte se serait maintenu
et consolidé, alors même que Cosa nostra adoptait une stratégie de type terroriste vis-àvis du monde politique et des institutions, en éliminant ceux qui, dans la magistrature,
les médias, les administrations ou les partis, menaçaient son emprise14. De là
« l’hybridation » du pouvoir légal et du pouvoir criminel et l’affirmation conséquente en
Sicile d’un « pouvoir politico-mafieux »15. Un pouvoir qui s’effondre quand ses
partenaires ne sont plus en mesure de « garantir » Cosa nostra contre la répression
judiciaire et que la mafia décide, en 1992, de punir ceux qui l’ont trahie (en exécutant
Lima) et ceux qui l’ont passionnément combattue (en assassinant les juges Giovanni
Falcone et Paolo Borsellino, ainsi que les membres de leurs escortes)16.
Le procès aborde ainsi de front une question qui était déjà constituée politiquement et
qui, à l’époque même du procès, est utilisée par les entreprises de dénonciation et de
moralisation pour discréditer « l’ancien régime » : celle des relations entre la mafia et la
11
Cf. Catanzaro (R.), Il delitto come impresa, Milan, Rizzoli, 1991. Pour une analyse des activités
mafieuses, cf. Gambetta (D.), La mafia siciliana. Un’industria della violenza privata, Turin, Einaudi,
1992 et Sciarrone (R.), Mafie vecchie, mafie nuove, Rome, Donzelli, 1998.
12
Procès Andreotti, Réquisitoire du ministère public, qui s’est déroulé entre janvier et avril 1999, et dont
les conclusions sont publiées dans Segno, n°206, 1999, p. 81.
13
Parquet de Palerme, Memoria…, op. cit., notamment p. 873-886 ; Réquisitoire, op. cit., p. 81.
14
Sur les « meurtres excellents » et l’évolution des stratégies de Cosa nostra vis-à-vis des institutions,
voir essentiellement Lupo (S.), Histoire de la mafia, Paris, Hachette, 1999 (chapitre V).
15
Réquisitoire, op. cit., p. 98.
16
Selon l’accusation, c’est parce que les « référents politiques » de Cosa nostra n’ont pas réussi à éviter
que les condamnations infligées à de nombreux chefs mafieux soient annulées par la Cour de cassation
que l’organisation décide d’éliminer certains de ses anciens alliés et ses principaux adversaires (Parquet
de Palerme, Memoria…, op. cit., notamment p. 771-787 ; Réquisitoire, op. cit., p. 86). La thèse est reprise
dans les procès concernant ces assassinats, par exemple celui de Falcone (Giordano (F. P.), Tescaroli (L.),
Falcone. Inchiesta per una strage, Soveria Mannelli, Rubbettino, 1998).
6
DC en Sicile. La vérification judiciaire de l’existence de ces relations n’y est certes
utilisée que pour décider de la responsabilité pénale d’Andreotti. Mais elle vaut aussi
comme une ratification d’un ensemble de jugements critiques, portant sur les modes
d’exercice du pouvoir de la DC et, au-delà, sur le fonctionnement démocratique des
institutions. A la fin de son réquisitoire, le substitut au procureur Roberto Scarpinato le
reconnaît d’ailleurs explicitement, qui déclare :
« Le pouvoir armé de l’organisation [Cosa nostra] et le pouvoir personnel de l’inculpé ne se sont
pas additionnés occasionnellement en des circonstances contingentes, mais ils se sont hybridés de
façon stable, chacun s’alimentant des ressources de l’autre et donnant vie au gène mutant d’un
nouveau pouvoir : le pouvoir politico-mafieux qui, en se greffant sur un tissu social, politique et
institutionnel déjà fortement désagrégé, a abouti a l’usage systématique de la violence, de
l’intimidation et de la dépendance personnelle pour falsifier les règles du jeu démocratique dans la
compétition politique, pour asservir les fonctions et les pouvoirs publics à des intérêts de parti et
pour occuper des secteurs clés de la vie publique en déplaçant le pouvoir décisionnel en dehors des
secteurs et des procédures institutionnelles. Les épisodes et les événements qui sont apparus lors
de ce procès sont les fragments d’une unique histoire : celle d’une plongée angoissante dans les
enfers de la politique mafieuse, une véritable chambre de mort de la démocratie, qui a englouti
dans ses tentacules les hommes meilleurs des institutions. »17
Les « mystères de l’Italie »
L’accusation portée contre Andreotti rejoint aussi la « grande politique » sous l’aspect
de celle, souterraine, des affaires d’Etat et des scandales qui ont marqué l’Italie
républicaine et qui servent fréquemment à accréditer des versions criminelles de son
histoire récente. Le cas de Michele Sindona est évoqué par l’accusation pour apporter
une preuve supplémentaire du soin qu’aurait pris Andreotti à défendre les intérêts
mafieux. Ce banquier, poursuivi par la justice à la suite d’une faillite frauduleuse,
condamné en 1986 à la prison à perpétuité pour avoir commandité le meurtre d’un
avocat chargé d’administrer cette faillite (Giorgio Ambrosoli, assassiné en juillet 1979),
mort de façon suspecte en prison deux jours après la sentence, aurait été l’un des
financiers de Cosa nostra, chargé de recycler les capitaux mafieux, en particulier ceux
qui provenaient du trafic de drogue. Les tentatives de sauvetage des banques de
Sindona, auxquelles il est démontré qu’Andreotti a participé, s’expliqueraient ainsi, aux
yeux de l’accusation, par le fait qu’il a « défendu un complice » dans l’intérêt de ses
partenaires mafieux18. Les significations politiques de l’affaire Sindona sont néanmoins
beaucoup plus étendues. La commission parlementaire d’enquête créée à son sujet en
1980 avait révélé l’ampleur des illégalités dans certains milieux financiers italiens. Elle
avait démontré l’implication d’organisations secrètes (la loge maçonnique P2
notamment, à laquelle appartenait Sindona, mais aussi la mafia) dans les affaires
économiques et politiques du pays. Elle avait mis en lumière les collusions de ces
milieux et de ces organisations avec une partie du monde politique, faites de corruption
et de financement illicites des partis de gouvernement19. Faites aussi, comme le
17
Réquisitoire, op. cit., p. 98.
Parquet de Palerme, Memoria…, op. cit., p. 463-464. Sur l’affaire Sindona, voir par exemple Silj (A.),
Malpaese. Criminalità, corruzione e politica nell’Italia della prima Repubblica (1943-1994), Rome,
Donzelli, 1994.
19
Le document est en partie reproduit dans Tranfaglia (N.), Mafia, politica e affari…, op. cit., p. 203-250.
18
7
montreront plus tard les enquêtes judiciaires sur la loge P220 ou sur certains attentats
terroristes, d’implication dans des organisations occultes, qui mêlent groupes d’extrême
droite, services secrets italiens et étrangers (la CIA notamment), membres des
institutions comme l’armée ou la police, hommes politiques, etc., dans le but de
combattre la « subversion » et de réagir à une possible prise de pouvoir de la gauche21.
Certes, le rapport de la majorité démocrate-chrétienne de la commission parlementaire,
publié en juin 1984, avait dédouané les hommes politiques impliqués dans les tentatives
de redressement des sociétés de Sindona (Andreotti en premier lieu) au motif que ces
tentatives se sont interrompues dès que la nature criminelle des activités du financier ont
été connues. Mais les complicités mafieuses de Sindona et ses liens avec la loge P2 y
sont amplement prouvées. La minorité communiste de cette même commission va
nettement plus loin en faisant du « cas Sindona » le « symbole d’une réalité » politique
caractérisée par l’interpénétration entre les « pouvoirs légitimes » et les « pouvoirs
occultes », mafieux et maçonniques, dans laquelle « l’intérêt public est constamment
bafoué au profit des intérêts de groupes privés, aventuriers et sans scrupules, qui ont
assujetti des structures de l’Etat pour qu’elles participent à leurs projets équivoques et
parfois criminels »22. Andreotti a été nommément mis en cause par des députés du parti
radical, pour avoir couvert les « trames du pouvoir invisible » et mobilisé les réseaux
dont il dispose dans l’appareil d’Etat afin de « défendre [Sindona] et son système »23.
Certains sont même allés jusqu’à lui imputer la « responsabilité morale » de l’assassinat
d’Ambrosoli, comme le juge Guido Viola qui avait déclaré dans son réquisitoire lors du
procès Sindona, en 1986 : « Sans Andreotti et la protection qu’il a accordée à Sindona
entre 1974 et 1979, le meurtre d’Ambrosoli n’aurait pas eu lieu »24. L’affaire Sindona
avait sérieusement compromis Andreotti, accusé par certains, bien au-delà des seuls
radicaux et de l’extrême gauche, si ce n’est d’être le « Belzébuth » qui se cache derrière
le « Belphégor » Licio Gelli (le grand maître de la loge P2)25, en tout cas l’un des
principaux protagonistes des intrigues et des machinations occultes de la vie politique
italienne.
20
Voir le récit qu’en fait un magistrat qui a participé à ces enquêtes et qui sera plus tard l’un des
substituts du parquet de Milan au moment des grandes enquêtes anti-corruption : Colombo (G.), Il vizio
della memoria, Milan, Feltrinelli, 1996.
21
Parmi une très vaste littérature sur ce sujet, je me contente de renvoyer aux actes de la commission
d’enquête parlementaire sur le terrorisme en Italie et sur les attentats (stragi), créée en 1988, dont de
amples extraits sont reproduits sous le titre « L’Etat parallèle » dans Cucchiarelli (P.), Giannuli (A.), Lo
stato parallelo. L’Italia oscura nei documenti e nelle relazioni della Commissione Stragi, Rome,
Gamberetti, 1997. Voir aussi l’interview de l’actuel président de cette commission, Giovanni Pellegrino,
par Fasanella (G.), Sestieri (C.), Segreto di Stato. La verità da Gladio al caso Moro, Turin, Einaudi, 2000.
22
Cité dans Tranfaglia (N.), Mafia, politica e affari…, op. cit., p. 253.
23
Ibid., p. 286-287.
24
Cité par Galasso (A.), La mafia politica, Milan, Baldini & Castoldi, 1993, p. 139. Les radicaux avaient
déposé, lors du débat à la Chambre des députés sur l’affaire Sindona, le 4 octobre 1984, une motion
demandant la démission d’Andreotti, alors ministre des Affaires étrangères, pour les raisons qui viennent
d’être mentionnées. Cette motion avait été rejetée, malgré le vote de certains démocrates-chrétiens, grâce
à l’abstension des communistes (Silj (A.), Malpaese…, op. cit., p. 256).
25
« Gelli est un homme très habile, mais c’est un renard, pas un chef. Belfagor reste une sorte de
secrétaire général de Belzébuth. Et s’il y a un Belzébuth, chacun pourra se l’imaginer comme il le veut »
avait écrit Bettino Craxi, alors secrétaire général du Parti socialiste italien, dans le journal de ce parti,
Avanti (31 mai 1981) au moment où éclate le scandale de la P2. L’allusion à Andreotti est claire.
8
Lors de son procès, des témoins reviendront sur les relations étroites qu’Andreotti aurait
nouées avec Gelli, quand il s’agira de prouver que le premier est intervenu à la demande
du second dans une affaire impliquant deux représentants de la criminalité calabraise,
accusés de meurtre26. Au-delà de sa signification pénale, l’existence de telles relations,
une fois démontrée, tendrait à conforter des reconstructions de l’histoire de l’Italie
républicaine, qui font de l’existence d’un « Etat parallèle » l’une des « clés
interprétatives appropriées pour décrypter l’histoire d’une démocratie fragile et
inachevée »27. Selon ces reconstructions, une partie de la classe dirigeante nationale
aurait été compromise dans des activités criminelles (utilisation dans des buts
« subversifs » de secteurs « dévoyés » de l’Etat, constitution de sociétés secrètes et de
réseaux clandestins à des fins potentiellement putschistes, complicité avec la criminalité
organisée, corruption), pour assurer sa continuité au pouvoir. Parmi ces activités, celles
de la loge P2, dont la liste des membres, découverte en 1981 par des magistrats qui
enquêtaient sur l’affaire Sindona, fait apparaître qu’elle est profondément infiltrée dans
l’appareil d’Etat (armée, services secrets, partis politiques, magistrature). Pour les
tenants des versions « souterraines » de l’histoire italienne, la loge P2 est plus qu’une
simple « association affairiste ». Elle est un « contre-pouvoir occulte et illégal, qui a agi
à l’extérieur et à l’intérieur des institutions, en les conditionnant, jusqu’à les menacer et
à les frapper par des actions déstabilisantes, afin d’empêcher l’évolution démocratique
de l’équilibre politique du pays vers des positions de gauche »28.
Dans l’argumentaire de l’accusation, le rappel de l’affaire Sindona, comme l’évocation
de la P2, servent simplement à démontrer que le pacte entre Andreotti et Cosa nostra est
ancien et qu’il a favorisé les « intérêts multiformes de l’organisation » : non seulement
« l’arrangement » des procès et la protection des intérêts mafieux en Sicile, mais aussi la
défense du système illégal formé au niveau national et duquel les deux partenaires de
ce pacte sont partie prenante. L’action judiciaire autorise cependant des interprétations
politiques. Elle peut valoir comme une confirmation des versions criminelles de
l’histoire de l’Italie :
« Si l’on est convaincu du bien-fondé de l’acte d’accusation du parquet de Palerme », écrit par
exemple le directeur de MicroMega, une revue très engagée dans la défense de la magistrature et
dans la dénonciation du système de corruption généralisé qu’elle a mis au jour, « nous devons
admettre que l’histoire, je ne dis pas de la politique en général, mais au moins du gouvernement en
Italie, a été une histoire de criminalité […]. Il est évident que l’histoire de l’Italie d’après-guerre
n’est pas l’histoire d’une bande criminelle. Mais il est aussi évident que, à l’intérieur d’une réalité
beaucoup plus complexe et articulée, il y a le fil noir d’un rapport constant des classes dirigeantes
avec tout type d’illégalité. »29
La révélation d’un monde politique souterrain est d’autant plus spectaculaire que le
procès aborde des événements parmi les plus obscurs et les plus controversés de
26
Tribunal de Palerme, Motivations de la sentence d’acquittement de Giulio Andreotti, 16 mai 2000,
chapitre XVIII. Les conclusions de ces motivations sont reproduites dans Segno, n°214-215, 2000, p. 80122.
27
Pellegrino (G.), Introduction à De Lutiis (G.), Il lato oscuro del potere, Rome, Editori riuniti, 1996, p.
IX.
28
Flamigni (S.), « La loggia P2 », in Violante (L.), La criminalità (Storia d’Italia. Annali 12), Turin,
Einaudi, 1997, p. 456.
29
Intervention de Paolo Flores d’Arcais à la table ronde « Il caso Andreotti e la storia d’Italia »,
reproduite dans Meridiana, n°25, 1996, p. 118 et 120.
9
l’histoire italienne, plusieurs à partir desquels les versions criminelles de cette histoire
ont été élaborées30. La scène judiciaire devient ainsi un lieu de validation de jugements
critiques, portant sur la conduite des dirigeants et le système de pouvoir qu’ils
représentent. Non que la justice soit amenée à statuer directement sur ces jugements.
Mais, en décidant de la recevabilité (ou de l’irrecevabilité) des thèses de l’accusation,
elle ne peut toutefois échapper à l’injonction qui lui est faite de sanctionner les opinions
que ces thèses sont à même de soutenir. Plus encore : c’est la possibilité et la légitimité
d’une « expertise judiciaire du politique » qui est en jeu dans le procès. Une expertise
qui repose sur le dévoilement de vérités cachées que le travail d’enquête de la
magistrature est le mieux à même d’opérer et à partir duquel se diffuse dans les milieux
intellectuels et politiques, au cours des années 1980, les répertoires critiques fondés sur
la dénonciation de la « dégradation » du système politique italien31.
L’histoire au tribunal
Le procès n’est donc pas seulement la mise à l’épreuve de la culpabilité d’Andreotti,
mais celle des interprétations de l’histoire que la question de sa culpabilité permet de
valider32. Celle aussi de la légitimité de l’intervention de la magistrature dans l’arène
politique au nom de la défense de légalité et, par conséquent, des entreprises politiques
de rupture avec un « ancien régime » disqualifié. Il s’agit d’ailleurs là des significations
principales qui ont été données au procès Andreotti dans le débat public, dans les
commentaires de la presse ou dans les prises de position des hommes politiques.
Au début de l’affaire, le 27 mars 1993, quand le parquet de Palerme demande au Sénat
la levée de l’immunité parlementaire d’Andreotti afin de pouvoir poursuivre son
enquête, l’événement a un retentissement considérable. Si les principaux soutiens
d’Andreotti parlent d’une « accusation scélérate » et de la volonté politicienne des juges
de « faire terre brûlée d’un système », beaucoup, même au sein de la DC, se contentent
de rappeler leur confiance dans la magistrature et la nécessité de laisser agir la justice en
lui permettant de mener ses investigations à leur terme. Les commentateurs évoquent la
« fin d’une époque » et « l’écroulement d’un système de pouvoir » : l’enquête est non
seulement un nouveau témoignage de la « fin peu glorieuse du régime » mais aussi un
moyen de mettre en lumière les « trous noirs » de l’histoire italienne et d’être en mesure
d’évaluer enfin la véritable nature de « la présence criminelle aux sommets de l’Etat ».
Pour les plus véhéments des dénonciateurs d’Andreotti, l’accusation justifie a posteriori
la « bataille morale » menée depuis longtemps par une « minorité » et confirme les avis
de ceux qui en font le « garant » du système de pouvoir mafieux en Sicile33. Durant
toute la durée de l’enquête, jusqu’au renvoi en jugement de l’inculpé décidé en mars
1995, les réactions reprennent les mêmes motifs. De la part des défenseurs d’Andreotti :
30
Outre le cas Sindona, dont il a été question, l’affaire Moro et l’assassinat du général Dalla Chiesa, qui
sont abordés lors du procès, sont eux aussi fréquemment évoqués à l’appui d’une reconstruction
« criminelle » de l’histoire italienne. L’hypothèse d’un pacte entre Andreotti et Cosa nostra permet à
l’accusation d’avancer des « clés de lecture » pour réinterpréter ces affaires, toujours dans le sens d’un
dévoilement de l’activité souterraine de pouvoirs occultes.
31
Sur la formation d’une telle « expertise judiciaire du politique », cf. Vauchez (A.), « Eléments pour une
analyse de l’activisme judiciaire en Italie », Laboratoire italien, n°2, 2001. La diffusion du « paradigme
de la dégradation » est analysée par Mastropaolo (A.), Antipolitica, Naples, L’Ancora, 2000.
32
Lupo (S.), Andreotti, la mafia, la storia d’Italia, Rome, Donzelli, 1996.
33
Les citations sont reprises du Corriere della Sera, 28 au 30 mars 1993.
10
critique du complot des juges et du « théorème » accusatoire du parquet de Palerme qui
ne se baserait sur aucun fait précis, « manœuvre » contre la DC et « diabolisation » de
l’histoire de la « première République »34. De la part de ses accusateurs : défense du
parquet au nom du nécessaire combat des juges contre l’illégalité ; nécessité de l’action
pénale pour « tourner la page » d’une période révolue et mettre fin au « divorce de la
politique d’avec la légalité […], à la corruption, au transformisme et aux pactes avec la
mafia [qui] ont été des éléments constitutifs de la politique italienne, des pathologies
historiques qui ont ralenti le développement des institutions démocratiques et d’une
éthique publique forte »35. De la part de la grande majorité des commentateurs : attente
d’un procès qui frappe un « symbole de la première République » et déterminera donc
en partie la vérité historique de cette période ; mais aussi requêtes adressées à Andreotti
pour qu’il s’explique enfin sur ses responsabilités politiques et celles de la DC – ce que,
par le passé, il avait toujours éludé et qu’il éludera encore tout au long de l’affaire.
Lorsque le procès débute à Palerme, le 26 septembre 1995, sa signification est
clairement établie. Certains commencent certes à critiquer l’usage de l’action pénale
pour établir des vérités historiques ou affirment que le jugement politique sur le
personnage est déjà prononcé et qu’il n’a pas besoin de confirmation judiciaire. Mais la
presse le présente presque unanimement comme le « procès de l’Italie ». Un procès dont
les implications politiques sont évidentes, malgré les dénégations du parquet : parce
qu’il offre la possibilité de « voir l’histoire en direct » et parce qu’il est une épreuve
pour le ministère public, qui met en jeu sa crédibilité et, avec elle, le bien-fondé de
l’intervention judiciaire sur la scène politique. Il s’agit là d’une question qui va se faire
de plus en plus présente dans les débats autour du procès, au fur et à mesure que les
polémiques contre l’activisme politique de la magistrature se font plus âpres. Ces
polémiques touchent d’abord les magistrats du parquet de Milan, à la suite de la mise en
cause, en novembre 1994, de Silvio Berlusconi, alors président du Conseil, et de
plusieurs de ses associés pour des faits de corruption. Elles sont reprises contre les juges
34
Interview d’Andreotti dans le Corriere della Sera, 22 mai 1994. Sur les arguments défensifs
d’Andreotti, voir l’ouvrage qu’il publie à la veille de son procès (Andreotti (G.), Cosa loro. Mai visti da
vicino, Milan, Rizzoli, 1995), l’interview qu’il accorde au même moment à Nicaso (A.), Io e la mafia. La
verità di Giulio Andreotti, Monteleone, Vibo Valentia, 1995) ainsi que la publication de ses « déclarations
spontanées » à la fin de ce procès (Andreotti (G.), A non domanda rispondo, Milan, Rizzoli, 1999).
L’accusation est selon Andreotti une « invention calomnieuse » avancée sans autres preuves que les
déclarations des repentis, elles-mêmes guidées par l’intérêt et certainement aussi le fruit d’obscures
« suggestions ». Elle aboutit injustement à identifier la DC à la mafia et à « marquer illégitimement du
sceau de l’infamie un parti qui a ses torts mais qui a aussi de nombreux mérites » (Nicaso (A.), Io e la
mafia…, op. cit., p. 36). Andreotti critique en outre « l’activisme du parquet de Palerme » et
« l’enchevêtrement » entre la « procédure pénale » et la « lutte politique » (Andreotti (G.), Cosa loro…,
op. cit., p. 5). Lors de l’enquête puis du procès, il récuse catégoriquement les charges qui pèsent contre lui
et nie toute relation avec des chefs mafieux ou leurs intermédiaires (notamment les cousins Salvo) ainsi
que toute intervention en leur faveur. Il rappelle que, si Lima était bien son principal allié en Sicile, aucun
fait concret contre ce dernier n’a pu être avancé pour démontrer sa « prétendue proximité avec les milieux
mafieux » et que, de toute façon, lui-même ne s’est jamais impliqué directement dans la vie politique
locale. Il ajoute qu’il a été à l’origine de nombreuses mesures favorisant la lutte contre la mafia, en
particulier entre 1989 et 1992, alors qu’il était président du Conseil.
35
Intervention de Pino Arlacchi dans le Corriere della Sera, 4 février 1995. Arlacchi a écrit un ouvrage
sur la « mafia entrepreneuriale » (La mafia imprenditrice, Bologne, Il Mulino, 1983) avant de devenir un
spécialiste de la criminalité organisée en Italie (il a été expert auprès de la commission parlementaire
antimafia puis membre de celle-ci) et dans des organismes internationaux (il est actuellement vicesecrétaire général de l’ONU, président du United Nations Office for Drug and Crime Prevention).
11
antimafia au moment où leurs enquêtes atteignent des dirigeants de la formation que
dirige ce même Berlusconi, Forza Italia. C’est le cas de Francesco Musotto, président
de la province de Palerme, arrêté en novembre 1995 pour complicité avec la mafia et
surtout de Marcello Dell’Utri, haut dirigeant de la Fininvest (une des sociétés
commerciales de Berlusconi) et l’un des principaux animateurs de Forza Italia, mis en
examen sous le même chef d’inculpation en octobre 1996.
Le procureur de la République de Palerme G. Caselli et ses substituts sont de plus en
plus fréquemment accusés d’être à l’origine de procès politiques. Dans un premier
temps contre les représentants de « l’ancien régime » qui auraient été injustement
« effacés » par la voie judiciaire36. Ensuite contre une partie de la nouvelle classe
dirigeante, celle regroupée au sein de Forza Italia et dont la magistrature, en auxiliaire
des partis du centre-gauche, chercherait à interdire l’accès au pouvoir37. Dell’Utri
commente par exemple en ces termes l’annonce de son renvoi en jugement dans un
entretien au Corriere della Sera du 20 mai 1997 :
« [Les procureurs] veulent un procès politique. Ils veulent la continuation du procès Andreotti
[…]. Je paye pour mon activité aux côtés de Berlusconi et pour avoir contribué à mettre sur pieds
un parti. Faire comme ils [les juges] le font, mettre en relation Forza Italia ou la Fininvest avec la
mafia est une absurdité. »
L’attaque vise ceux qui voient dans Forza Italia le nouveau « référent politique » de la
mafia et qui voudraient accréditer cette thèse par l’intermédiaire de la justice. La mise
en cause de Berlusconi et Dell’Utri par des repentis qui les accusent d’avoir composé
avec Cosa nostra dans le but de s’assurer sa protection en Sicile amplifie la controverse
sur le rôle des collaborateurs de justice et l’usage illicite qu’en auraient fait les
magistrats. Le coordinateur de Forza Italia à Palerme, Gianfranco Miccichè, parle à ce
propos de « dégénération de la collaboration des repentis », manipulés par des « juges
partisans »38. Berlusconi dénonce « un système d’élevage des repentis dans lequel on
peut pêcher le bon poisson quand on veut avoir telle ou telle déclaration »39. La critique
est réactivée à plusieurs moments du procès Andreotti, fondé pour l’essentiel sur les
témoignages de repentis et rythmé par des multiples polémiques à leur propos :
soupçons de manipulations dans le but de les inciter à de faux témoignages,
indignations quand la presse révèle l’impunité dont ils bénéficient et l’importance des
sommes d’argent que leur versent les pouvoirs publics – indignation qui est portée à son
36
Ces termes sont fréquemment utilisés notamment par d’anciens démocrates-chrétiens, même au sein du
centre-gauche, par exemple par Franco Marini, le secrétaire général du Parti populaire italien (PPI), le
plus important des héritiers de la DC, allié à l’ancien Parti communiste (devenu Parti des Démocrates de
gauche) au sein de la coalition de « L’Olivier » (Corriere della Sera, 17 mars 1997).
37
L’accusation est sans cesse adressée par Berlusconi aux « parquets excellents » (procure eccellenti)
pour dénoncer leurs tentatives illégitimes de « coup d’Etat » contre les élus réguliers du peuple (cf.
Berlusconi (S.), L’Italia che ho in mente, Milan, Mondadori, 2000, p. 48-51, dans lequel est reproduit son
discours introductif au premier congrès national de Forza Italia, Milan, 16 avril 1998). Rappelons que
Berlusconi a été président du Conseil d’avril à décembre 1994, à la tête d’une coalition de centre-droit qui
perdra les élections législatives de 1996 face à la coalition de centre-gauche dirigée par Romano Prodi.
38
Corriere della Sera, 1er octobre 1997.
39
Corriere della Sera, 9 novembre 1997.
12
comble en octobre 1997 quand un de ces collaborateurs de justice qui est aussi l’un des
principaux accusateurs d’Andreotti est arrêté pour meurtre40.
L’enjeu ne regarde donc plus seulement le jugement sur le passé. Il s’agit aussi, au
moins indirectement, de se prononcer sur la légitimité des forces politiques qui se sont
affirmées après l’écroulement des partis dominants de la « première République ». Sur
Forza Italia, que ses adversaires présentent comme le continuateur d’un système
d’illégalité et d’impunité dont Berlusconi aurait largement bénéficié et qu’il s’agirait
pour lui de préserver41. Sur les partis de gauche, et d’abord les anciens communistes
regroupés dans la nouvelle formation social-démocrate des Démocrates de gauche, dont
le projet de modernisation et de « normalisation » politique se justifie en grande partie
par la rupture avec une histoire nationale présentée comme « anomale »42. Il s’agit
encore d’apprécier le pouvoir d’influence politique de la magistrature, que les partis du
centre-droit lui contestent violemment et dont, au sein de la gauche, la légitimité est de
plus en plus discutée. Les magistrats engagés dans la lutte contre la corruption ou la
criminalité organisée sont accusés de « coup d’Etat judiciaire » par Berlusconi ou ceux
des anciens démocrates-chrétiens qui le soutiennent. La « justice spectacle » est
critiquée au sein même des partis de gauche qui constituaient les principaux soutiens de
ces magistrats, de même que les « distorsions » qu’ont provoquées leur prétention à être
« investis d’un rôle éthique » et de devenir des « juges de la vertu ». Cela au nom du
nécessaire retour au « primat de la politique » dans le cadre normalisé d’une démocratie
« moderne »43.
Ces phénomènes sont interprétées par les procureurs de Palerme comme un signe de
leur isolement grandissant, d’un affaiblissement de la « tension » contre la criminalité et
d’une volonté politique de limiter la capacité d’action de la magistrature 44. Les prises de
distance toujours plus nombreuses vis-à-vis de l’action du parquet et les doutes
exprimés publiquement sur la culpabilité d’Andreotti, à l’intérieur même des groupes
40
Pour un récit détaillé de ces épisodes, à partir d’un point de vue très critique sur l’action parquet de
Palerme, voir Jannuzzi (L.), Il processo del secolo, Milan, Mondadori, 2000.
41
Les accusations adressées à Berlusconi d’avoir construit son empire financier et entrepreneurial grâce à
ses liens avec le monde politique de la « première République » (notamment B. Craxi) se doublent parfois
de celles d’avoir décidé d’entrer en politique pour sauvegarder ses intérêts menacés par l’écroulement du
régime. Cf. la biographie, très polémique, de Ruggeri (G.), Guarino (M.), Inchiesta sul signor TV, Milan,
Kaos, 1996.
42
La criminalité politique est au centre de cette « anomalie », comme on peut le voir, parmi de multiples
autres exemples, dans un texte du président démocrate de gauche de la Chambre des députés depuis 1996,
Luciano Violante, ancien magistrat engagé dans la lutte contre le terrorisme, ancien président de la
commission parlementaire antimafia entre 1992 et 1994 (Violante (L.), « Delinquere, perdonare, punire »,
introduction à Violante (L.), dir., La criminalità…, op. cit., p. XVII-XXXIX).
43
C’est le sens général de certaines prises de position de L. Violante, reproduites dans Violante (L.),
L’Italia dopo il 1999, Milan, Mondadori, 1998. Voir aussi sur le même thème l’ouvrage du responsable
de la justice des Démocrates de gauche, Folena (P.), Il tempo della giustizia, Rome, Editori riuniti, 1996.
44
Volonté qui se traduit à partir de 1995 par des modifications de la procédure pénale et de l’organisation
de la justice, fortement critiquées par certains magistrats pour réduire l’indépendance de la magistrature et
limiter l’efficacité de l’action pénale (notamment en ce qui concerne la répression de la corruption et du
crime organisé). La polémique s’accentue après 1996 et l’arrivée d’une majorité de centre-gauche au
pouvoir, quand certaines de ces décisions apparaissent comme le fruit d’un compromis entre cette
majorité et l’opposition (en particulier Forza Italia) pour régler la « question justice » et mettre fin à
l’ingérence de la magistrature dans la vie politique (cf. Belligni (S.), La guerra dei poteri nel gioco del
consenso. Magistrati e politici nella crisi italiana, Alessandria, Università del Piemonte orientale, 2000).
13
qui avaient activement appuyé l’action de la magistrature, accentuent le sentiment que
le climat autour du procès a changé : si la responsabilité politique d’Andreotti reste une
préoccupation légitime pour beaucoup, la possibilité que le procès puisse en juger est de
plus en plus fréquemment mise en doute. La longueur de la procédure suscite une
certaine lassitude dont la presse se fait l’écho, en insistant sur la confusion des
révélations des repentis, sur les risques d’enlisement du procès, sur le scepticisme
croissant d’une partie de la classe politique. C’est ainsi que le débat porte de moins en
moins sur ce qui est au centre du procès (la responsabilité pénale d’Andreotti et la
question qui s’ensuit des relations entre mafia et politique) et de plus en plus sur le bienfondé l’action du parquet – et, au-delà, sur la possibilité même pour la justice
d’intervenir sur le terrain politique, dans un contexte où le retour à la « normalité
judiciaire » et le dénouement de « l’état d’urgence [emergenza] » contre la mafia et
corruption semble être un objectif partagé par l’ensemble des forces politiques45.
On comprendra par là que l’acquittement d’Andreotti, le 23 octobre 1999, ait pu être
accueilli à la fois comme une réhabilitation de la « première République » et une
condamnation des dérives de l’activisme judiciaire qui aurait été le propre de l’Italie des
années de Tangentopoli. Au lendemain de la sentence de Palerme46, les réactions vont
majoritairement en ce sens. Les anciens démocrates-chrétiens retrouvent leur unité
perdue pour applaudir à la « réhabilitation » de leur parti disparu, à la « fin de la
persécution historique dont [il] a été victime », à la ruine des « versions falsifiées » de
l’histoire qu’auraient tenté d’imposer les juges. L’opposition, Berlusconi en tête, se
félicite que la « révolution judiciaire qui est intervenue comme un cancer dans notre vie
politique » soit enfin terminée et que le démenti apporté aux « théorèmes » de certains
magistrats « politisés » puisse « clôturer le chapitre de Tangentopoli ». Dell’Utri
reprend ses accusations contre la manière dont la magistrature antimafia utilise les
« repentis », dans le cas d’Andreotti pour faire le procès de la « vieille politique », dans
le sien celui de la « nouvelle ». Même du côté de ceux qui avaient soutenu à leurs
débuts les initiatives judiciaires (en particulier chez les Démocrates de gauche), les
réactions sont modérées : certes, défense des magistrats qui n’ont fait que leur devoir et
qui sont soumis à un scandaleux « lynchage » politique ; mais aussi nécessité de mettre
fin à l’interventionnisme des juges, de modifier la loi sur les repentis et de trouver une
solution durable à la « question justice ». Les instrumentalisations politiques de la
sentence sont parfois critiquées, par ceux qui rappellent que « le problème politique
posé par les relations entre la DC et le phénomène mafieux » reste ouvert ou que « le
sénateur [Andreotti] demeure le symbole des années noires » de la « partitocratie ».
L’élévation de la magistrature au rang de juge d’un « système » est toutefois amplement
déplorée, à l’intérieur de la presque totalité des formations politiques. Un ancien
dirigeant de la gauche de la DC, Ciriaco De Mita, affirme que « l’extraordinaire
anomalie de l’Italie est d’avoir transféré sur la scène judiciaire une histoire politique »,
45
Claudio Fava, un journaliste très engagé dans la lutte antimafia et proche des Démocrates de gauche,
décrit, pour le déplorer, ce changement de « climat » qui entoure le procès Andreotti – que l’on retrouve
dans le cas des procès pour corruption – dans un article intitulé « Andreotti, le vent tourne » (Fava (C.),
« Andreotti, il vento cambia », MicroMega, n°2, 1997, p. 214-221).
46
Les réactions avaient été identiques à la suite de l’acquittement d’Andreotti et de ses coïnculpés par le
tribunal de Pérouse, le 24 septembre 1999, dans le cadre de l’affaire du meurtre de Mino Pecorelli. Pour
une analyse de la signification politique de ces acquittements, cf. Briquet (J.-L.), « La storia in tribunale.
La doppia assoluzione di Andreotti », in Gilbert (M.), Pasquino (G.), dir., Politica in Italia. Edizione
2000, Bologne, Il Mulino, 2000, p. 165-182.
14
assez proche en cela d’un ancien secrétaire général du PPI, Mino Martinazzoli, qui
déplore que « quand les juges se sont sentis autorisés à juger un système, le déraillement
était inévitable ». Les Démocrates de gauche sont eux aussi nombreux à soutenir que
« l’histoire ne peut être jugée au tribunal ». Tout en rappelant que les magistrats ont agi
selon les devoirs de leur fonction, tout en remémorant les sacrifices de ceux qui ont lutté
contre la mafia et en appelant à continuer cette lutte, ils dénoncent les « dérives » de
l’action judiciaire et en appellent au nécessaire retour à la « primauté de la politique »47.
Un événement qui avait été à son origine érigé en symbole de la fin d’un régime devient
celui de sa réhabilitation et de la défaite de ceux qui (en premier lieu les magistrats) ont
joué un rôle primordial dans sa disqualification en dévoilant l’étendue de la corruption
d’une grande partie de ses dirigeants48.
Juger la politique
C’est donc que le pouvoir de sanction qui avait été reconnu à la magistrature antimafia
entre les années 1992 et 1994 est notablement amoindri et que la portée politique des
dénonciations dont elle a été le support est considérablement réduite. Les réactions à
l’acquittement d’Andreotti en sont une manifestation exemplaire, comme le peu d’effet
politique des multiples mises en garde des magistrats contre la perpétuation du système
des collusions politico-mafieuses qu’ils combattent. Alors qu’une mise en examen se
traduisait presque inévitablement par le discrédit de celui qui en était l’objet et la perte
de ses soutiens politiques, Berlusconi peut au contraire défendre ses alliés impliqués
pour leurs relations supposées avec la mafia, au motif qu’ils feraient l’objet d’un
« acharnement » de magistrats politisés. En Sicile, Francesco Musotto, acquitté en avril
1998, est immédiatement après candidat victorieux à la présidence de la province de
Palerme. Marcello Dell’Utri, jugé dans cette même ville pour complicité mafieuse
depuis novembre 1997, conduit avec succès une liste de Forza Italia lors des élections
européennes de juin 1999 (il sera, lui, condamné peu après). Plus généralement, les
interprétations que proposent les magistrats pour déchiffrer le nouveau système des
relations politico-mafieuses qui se serait mis en place après le renversement des anciens
« référents politiques » de Cosa nostra ne sont que rarement utilisées dans l’arène
publique pour appuyer des mobilisations politiques ou discréditer des concurrents 49. Si
elles le sont, c’est avec des résultats limités.
Dans le même sens, les invitations à stimuler la « tension civile » contre la menace
mafieuse ne rencontrent plus la même adhésion. Des procureurs de Palerme font part de
47
Les citations sont extraites des numéros du Corriere della Sera parus entre le 23 et le 27 octobre 1999.
Quelques jours après la sentence du procès Andreotti à Palerme, la prescription des poursuites à
l’encontre de Silvio Berlusconi et de l’ancien secrétaire général du Parti socialiste italien, Bettino Craxi,
impliqué dans de nombreuses affaires de corruption et réfugié depuis mai 1994 en Tunisie, vaut elle aussi
comme symbole de la fin de Tangentopoli. Dans une interview au Corriere della Sera du 28 octobre
1999, Luciano Violante paraît entériner cet état de fait en réclamant une « pacification » des forces
politiques, dans le but de « clôturer une phase historico-politique dans la vérité et sans vengeances » et
d’offrir à l’Italie la possibilité de devenir un « pays moderne » sans être « prisonnier de son passé ». Il
propose pour ce faire la création d’une commission parlementaire d’enquête sur Tangentopoli, dont la
création est votée par la Chambre des députés puis par le Sénat au début de l’année 2000.
49
Sur ces interprétations, selon lesquelles Cosa nostra aurait reconstitué après 1992-1994 ses alliances
politiques avec des représentants de la nouvelle classe dirigeante sicilienne, cf. par exemple l’interview
du procurateur adjoint du parquet de Palerme, Guido Lo Forte (« Le strategie politiche di Cosa nostra »,
Segno, n°196, 1998, p. 7-18).
48
15
leurs préoccupations à ce propos dès 1994, quand ils notent « l’irritation diffuse à
l’encontre de l’urgence [emergenza] mafieuse » et alertent des « tentations de retour au
passé » que font courir la baisse de la « vigilance » des pouvoirs publics ainsi que la
« fatigue » de l’opinion50. Le risque d’un « retour à l’illégalité » est de plus en plus
fréquemment dénoncé. Soit que les magistrats antimafia rappellent que la mafia est en
train de se réorganiser et qu’elle cherche à recréer ses « connexions avec les milieux
politiques »51. Soit qu’ils s’alarment de la possibilité d’un nouveau pacte entre « l’Italie
légale » et « l’Italie illégale » du fait du « caractère insupportable des coûts politiques de
la légalité » – un pacte qui « refoule le problème sans le résoudre » et qui se fait aux
dépens de l’indépendance de la magistrature52. Soit qu’ils déplorent « l’intolérance de
vastes aires sociales vis-à-vis du contrôle de la légalité, de la nouvelle force acquise par
la magistrature » et la permanence d’un « taux de moralité publique […] extrêmement
bas » dans une société marquée par le déficit du sens de l’Etat de la « culture des
règles »53. Dans tous les cas, les magistrats manifestent leurs difficultés croissantes à
être acceptés pour ce qu’ils ont été dans la période « glorieuse » de la crise italienne :
des acteurs reconnus de la critique de « l’ancien régime » et, du même coup, de la
légitimité des protagonistes de la « rénovation » politique. Il en ressort le sentiment
désabusé d’une défaite, lié à la dissociation qui s’opère entre la lutte antimafia, la
défense de la légalité et la sauvegarde de la démocratie, selon le processus inverse de
celui qui avait servi à légitimer l’intervention de la magistrature sur la scène politique54.
C’est ainsi, selon la reconstruction qu’en propose Caselli, que le combat contre la mafia,
après la « phase de la libération [riscatto] », qui suit les attentats contre Falcone et
Borsellino en 1992, est entré à partir de 1999 dans la « phase de la confusion (et de la
restauration) » :
« [Après les attentats] notre pays réussit à trouver en lui de solides anticorps. Et il réagit. La peur
et le découragement laissent la place à l’indignation, qui débouchent à la fin sur une véritable
rébellion populaire (des centaines de milliers de jeunes, venant de toutes les parties de l’Italie, se
pressent dans les rues de Palerme pour le deuxième anniversaire de l’attentat de Capaci [dans
lequel le juge Falcone a trouvé la mort]). Les gens comprennent qu’il faut se mobiliser et non plus
accepter passivement – dans un pays moderne – qu’une organisation criminelle fasse de la
politique avec les homicides et les attentats […] en conditionnant le cours régulier de la vie
démocratique. Les institutions trouvent là un extraordinaire moment d’unité […]. Elles
comprennent que, sur le thème de la mafia, on ne peut se diviser (sauf à friser le suicide), puisqu’il
50
Caselli (G.), Gozzo (D.), Ingroia (A.), « La mafia ringrazia », MicroMega, n°5, 1994, p. 19 et p. 23-24.
Déclarations de G. Caselli reprises dans le Corriere della Sera, 16 novembre 1994. Cf. aussi, à propos
de Naples et de la Campanie, le témoignage du procureur Agostino Cordova (« La spada di latta della
giustizia », MicroMega, n°1, 2000, p. 39-48) ou son interview dans le Corriere della Sera du 4 avril
1998, dans lequel il déplore qu’ait été perdue « l’occasion historique de faire revenir le territoire de la
Campanie à des conditions intègres de la coexistence civile ».
52
Scarpinato (R.), « L’anomalia italiana », MicroMega, n°5, 1996, p. 47-48.
53
Interventions, respectivement, de G. Caselli et de R. Scarpinato à un débat sur « la justice et ses
ennemis » (Borelli (F. S.) et alii, « La giustizia e i suoi nemici », MicroMega, n°4, 1995, p. 267-288). Le
thème du déficit de la légalité qui serait un des principaux aspects de « l’anomalie italienne » est plus
spécialement analysé dans l’article de R. Scarpinato cité dans la note précédente.
54
Ce sentiment de défaite est également celui des magistrats anti-corruption, comme en témoigne par
exemple l’interview de G. Colombo au Corriere della Sera du 22 février 1998, dans lequel il dénonce la
culture du « compromis » entre les forces politiques, qui permet à celles-ci d’empêcher la magistrature
d’exercer pleinement la fonction de « contrôle de la légalité » qui lui est dévolue. Cf. aussi une autre
interview du même Colombo, où il déplore l’échec de la lutte contre la corruption et le retour à
« l’impunité » des puissants, du fait du « sacrifice » de la légalité aux intérêts politiques (Corriere della
Sera, 24 mars 2000).
51
16
s’agit d’une menace pour la survie même des institutions […]. [Mais après les succès policiers et
judiciaires de la lutte antimafia] des voix se sont élevées pour vociférer contre les parquet politisés
transformés en centre de pouvoir ; les complots politico-judiciaires ; les procès basés sur du vent
[…]. La vérité de sept ans de libération [riscatto], de pas en avant dans la lutte contre la mafia,
accomplis aux prix de risques et d’efforts qui ne sont pas négligeables et en surmontant des
obstacles de tous genres ; la vérité de succès extraordinaires qui ont abouti à la crise – sur certains
aspects – de l’invincible Cosa nostra ; ces vérités […] ont été niées […]. Après sept ans
d’engagement et de libération, voilà la phase de la confusion : avec les magistrats qui deviennent
des accusés […]. Et il est facile de comprendre que les agressions contre les magistrats ouvrent la
voie à ceux qui voudraient restaurer, dans notre pays, une justice qui aurait deux poids et deux
mesures : impunité pour les délits en cols blancs et tolérance zéro pour tous les autres ; […] prison
pour les “voleurs de poules” et prescription pour qui viole la loi avec des “gants blancs”. N’en
déplaise à l’égalité des citoyens face à la loi. »55
Une telle désillusion est le signe des difficultés à faire des dimensions politiques de la
question mafieuse un enjeu central et durable du débat public. Le procès Andreotti
montre exemplairement comment la tentative de validation judiciaire d’un ensemble de
critiques diffuses sur lesquels s’était en partie fondée la revendication de rupture avec la
« première République » italienne peut conduire au déni collectif de ce que, justement,
la magistrature avait contribué à révéler. Cela pour deux raisons principales. D’abord
parce que la conjoncture de la crise politique italienne a abouti à faire reposer des
jugements politiques sur leur ratification judiciaire. Ce faisant, la responsabilité pénale a
été constituée en mécanisme supplétif de la responsabilité politique : en transposant les
questions politiques dans le domaine judiciaire, l’action de la magistrature « rabat » le
jugement politique sur le jugement pénal et, par là, engendre la confusion entre ces deux
ordres de jugements. Une décision de justice, qui répond formellement à la logique
autonome du droit, peut être ainsi interprétée au regard d’une logique politique qui lui
est pourtant étrangère56.
Ensuite, parce que la reconnaissance accordée à la magistrature comme entreprise de
morale dépend des soutiens qu’elle est à même de mobiliser dans d’autres secteurs
sociaux, notamment dans les secteurs politiques. La dénonciation des pratiques illégales
au sein de la classe politique a été, entre 1992 et 1994, l’instrument principal de
légitimation des nouvelles élites dirigeantes. La « moralisation » est ainsi devenue une
ressource politique déterminante ; la légalité s’est imposée comme la mesure de l’action
politique légitime, même chez ceux qui en ont été les principales victimes57 ; la
prétention de la magistrature à s’ériger en « juge de la vertu » a été globalement admise.
Quand, au contraire, cette prétention a risqué d’entraver la « normalisation » du jeu
politique, elle a été en partie contestée, par ceux-là mêmes qui avaient pu en tirer profit.
Dans les termes de la sociologie des crises politiques élaborée par Michel Dobry58, la
confrontation politique tendant à être progressivement « canalisée » vers les « sites
institutionnels » ordinaires (scène électorale ou arène parlementaire), la revendication
55
Caselli (G.), « Libertà o mafia ? » MicroMega, n°1, 2000, p. 33 et p. 36.
Comme en témoignent les motivations de la sentence d’acquittement d’Andreotti, qui accréditent la
thèse de l’accusation d’une « collaboration durable » entre le courant andreottien en Sicile et Cosa nostra,
à travers notamment Lima et les cousins Salvo, sans pour autant la considérer comme un élément
suffisant pour démontrer la participation d’Andreotti à l’association mafieuse.
57
On trouve une évocation suggestive de ces phénomènes dans le récit que fait le démocrate de gauche
Giorgio Napolitano de son expérience de président de la Chambre des députés entre 1992 et 1994
(Napolitano (G.), Dove va la Repubblica, Milan, Rizzoli, 1994).
58
Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986, notamment p. 211-218.
56
17
de la magistrature à juger en morale la politique, contrariant la recherche de compromis
entre les forces politiques, a été désavouée – ce qui traduisent les critiques de son
« ingérence » et l’exigence d’un « retour au primat de la politique ».
C’est ainsi que la formulation de la question mafieuse dans les termes de la
« dégradation » de la vie publique ou du « défi » à la démocratie s’est trouvée remise en
cause. Elaborée au sein des commissions parlementaires antimafia, soutenue par des
groupes politiques bien au-delà des seuls partis d’opposition, consolidée dans les
enquêtes de la magistrature, diffusée dans la presse et dans le monde académique, cette
formulation proposait de la mafia celle d’un pouvoir subversif de la démocratie capable,
grâce à la violence, d’exercer son autorité concurremment à celle légitime de l’Etat et de
contrôler la majeure partie de la vie publique dans certaines régions, notamment celles
du Sud du pays ; un pouvoir criminel qui se nourrit de ses complicités et de ses
protections politiques pour pervertir le fonctionnement démocratique des institutions59.
Ce n’est plus sous cette forme que la question mafieuse est prioritairement posée dans le
débat politique italien. On la retrouve certes dans les controverses que suscite
l’historiographie de la « première République », à travers notamment les polémiques sur
la pertinence des versions criminelles qui en sont proposées60. Mais la charge critique
dont elle était porteuse a été pour beaucoup neutralisée, laissant la place pour des
interprétations nouvelles qui, comme celles véhiculées par la menace de la « criminalité
organisée transnationale », comportent le risque d’occulter encore une fois les aspects
proprement politiques du phénomène.
Jean-Louis BRIQUET
Chargé de recherches au CNRS
Centre d’études et de recherches internationales (CERI)
56, rue Jacob – 75006 Paris (France)
0033 (0)1.58.71.70.19.
[email protected]
59
Le thème de la mafia comme menace contre la démocratie apparaît dès les premiers débats portant sur
la création d’une commission parlementaire antimafia et dans les travaux de la première de ces
commissions, sous l’aspect il est vrai restreint de la « pénétration mafieuse » dans les organismes publics
et les partis politiques. Il est repris par la commission antimafia instituée en 1982, qui relève dans son
rapport conclusif publié en 1985 le caractère « subversif » de la violence mafieuse et ses liens probables
avec des « lobbies occultes », politiques et financiers (cf. Tranfaglia ( N.), Mafia, politica e affari…, op.
cit., par exemple p. 147 et p. 303). Ce thème est au cœur d’un document que la minorité communiste de la
commission antimafia publie en 1990 (« Il governo dalla mafia », Segno, n°112, 1990), selon lequel la
mafia, dans certaines zones du Sud de l’Italie, est un « gouvernement reconnu, respecté, efficace et
craint » qui « gère le pouvoir institutionnel et politique » (p. 18), ce qui en fait un risque pour « la
substance même de la démocratie » (p. 23). Son expression la plus achevée se trouve dans le rapport sur
les relations entre mafia et politique adopté par la quasi-totalité des commissaires (dont les démocrates
chrétiens) sous la présidence de L. Violante, dix jours après la demande de levée d’immunité
parlementaire contre Andreotti (Mafia e politica, op. cit., par exemple p. 9-11).
60
Sur ces polémiques, voir la critique de la lecture « criminelle » de l’histoire de l’Italie d’après-guerre,
présentée comme un « mythe » par Sabbatucci (G.), « Il golpe in agguato e il doppio stato », in Berardelli
(G.) et alii, Miti e storia dell’Italia unita, Bologne, Il Mulino, 1999, p. 203-221 et la réplique de
Bevilacqua (P.), « Miti, contromiti e vecchi merletti. Sulle malattie infantili della storiografia politica
italiana », Meridiana, n°33, 1998, p. 217-241.
18
Résumé
Aspects politiques de la question mafieuse en Italie
La magistrature antimafia dans la crise italienne
Parmi les enjeux de la procédure judiciaire intentée à Palerme à partir de 1993 contre Giulio Andreotti
pour « participation à l’association mafieuse » Cosa nostra, il y a bien sûr celui de la culpabilité
personnelle de l’inculpé, qui a constitué l’aspect proprement judiciaire de l’affaire. Mais la signification
du procès est allée bien au-delà. A travers la personne d’Andreotti, c’est aussi un jugement politique
global sur la « première République » italienne, sur la Démocratie chrétienne et sur les modes d’exercice
du pouvoir de certains de ses représentants, que ce procès est nécessairement amené à soutenir – qu’elles
qu’aient été d’ailleurs les intentions de ceux qui en ont été les acteurs et les instigateurs, en premier lieu
les procureurs du parquet de Palerme. La manière dont il a été commenté dans le débat public en
témoigne : le procès Andreotti a été constitué comme un moment d’officialisation d’un ensemble de
jugements qui lui étaient antérieurs et qui regardaient les collusions politico-mafieuses en Sicile, le
fonctionnement « souterrain » de l’appareil d’Etat (le « doppio Stato ») ainsi que les complicités actives
d’une partie de la classe dirigeante dans les manifestations les plus graves de la « criminalisation » de la
politique italienne. C’est pourquoi, alors même que de nombreux éléments apparus lors du procès ont
clairement attestés la prégnance des relations entre mafia et politique en Sicile et l’utilisation à des fins
politiques de la criminalité organisée, l’acquittement d’Andreotti, en octobre 1999, a pu être présenté
comme une « réhabilitation » de la Démocratie chrétienne dans son ensemble ; qu’il a été utilisé pour
délégitimer les récits de l’histoire récente de l’Italie qui en soulignent les aspects criminels et « occultes ».
Le procès Andreotti montre bien les difficultés à faire durablement de la question mafieuse, dans les
termes de la « dégénération » des institutions ou du « défi » à la démocratie, un enjeu central du débat
public en Italie. Dans la conjoncture de « crise » politique des années 1992-1994, la prétention des
magistrats antimafia (au même titre que les magistrats anti-corruption) à s’ériger en entrepreneurs de
morale rencontre l’assentiment de la majeure partie classe politique. Quand, au contraire, cette prétention
a risqué d’entraver la « normalisation » du jeu politique, elle lui a été en partie contestée, par ceux-là
mêmes qui avaient pu en tirer profit. On ne comprendrait pas autrement l’affaiblissement actuel de la
tension autour de « l’urgence [emergenza] mafieuse » que dénoncent certains magistrats, qui laisse la
place à des nouvelles interprétations possibles de la mafia qui, comme celles que véhicule la menace de la
« criminalité organisée transnationale », comporte le risque d’occulter encore une fois les aspects
proprement politiques du phénomène.