Femme, mère, fille, etc.,Où sont les hommes ? Du - L`HEBDO-BLOG

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Femme, mère, fille, etc.,Où sont les hommes ? Du - L`HEBDO-BLOG
Femme, mère, fille, etc.
Femme, mère, fille, épouse, amante, maîtresse, lolita, cougar,
maman, putain… De jour en jour de nouvelles appellations
fleurissent pour tenter de cerner ce soi-disant éternel
féminin qui ne cesse d’échapper. Qu’elle soit réduite à une
fonction, ou toujours reliée à un autre qu’elle viendrait
compléter, grammaticalement, « existentiellement »,
intrinsèquement, aucune de ces étiquettes n’a jamais valeur de
nomination. Pour tous les êtres parlants en général, mais pour
celles qu’on dit femmes en particulier.
Aujourd’hui que les noms du père et ses repères se
pluralisent, se complexifient, à une époque où par conséquent
la position féminine ne cesserait de gagner du terrain, il est
notable que les actes misogynes, la violence faite aux femmes,
ou leur inégalité de traitement non seulement n’ont pas
disparu, mais connaissent un retour de flamme, notamment dans
leur association avec les formes les plus extrêmes de la
religion, mais pas seulement.
Cette semaine, l’Hebdo blog se penche sur un tel paradoxe : le
retour du viril aurait-il à voir avec un monde que le sans
limite du pas tout effraierait, insupporterait ? Et quel lien
entre la femme-objet qui peuple nos magazines justement
féminins, et le consentement à se faire l’objet d’un homme, ou
le symptôme d’un autre corps ? C’est sans doute le pari d’une
analyse dont Lacan disait qu’elle hystérise, et que les hommes
aussi étaient soumis à l’hystorisation de la mise en forme :
c’est le lot de chaque parlêtre que de construire son propre
accès au féminin, loin des clichés, par les mots certes, mais
bien au-delà.
Où sont les hommes ? Du
fantasme à l’heure du déclin
de la virilité
Pour interroger le nouveau de cette affaire, je suis revenue à
la façon dont Lacan, avec la passe tente de résoudre
l’obstacle majeur à la fin de l’analyse mentionnée par Freud,
à savoir l’aspiration à la virilité pour les deux sexes. La
thèse de Lacan est que cet obstacle se joue sur la scène du
fantasme. J.-A. Miller[1] donne tout son poids à celle-ci :
l’aspiration à la virilité est d’ordre fantasmatique, elle
repose sur le comblement de moins phi par a, elle tient à
l’élévation fantasmatique du phallus (c’est à ce titre
d’ailleurs que l’obstacle fantasmatique peut être surmonté,
dépassé, traversé) et il précise ceci : « C’est cela même
l’institution du sujet cernée par Freud, soit le caractère
radical de l’institution phallique du sujet par le biais d’un
fantasme lequel est toujours phallique ». La virilité est par
excellence de l’ordre du fantasme. Le fantasme est donc
machine à viriliser les êtres parlants mâles ou les femelles.
Dès lors, il s’agit de destituer le sujet de son fantasme
phallique. Or qu’en est il aujourd’hui si on lit les grandes
fractures « comme l’ordre viril reculant devant l’aspiration à
la féminité » (J.-A. Miller) ?
Dans sa conférence « Kojève, la sagesse du siècle », du 27
juin 94, J.-A. Miller revient sur ce petit article de Kojève,
« Le Dernier Monde Nouveau » dont Lacan recommande la lecture
à la fin du séminaire IV pour s’instruire des profonds
changements dans le rapport entre les sexes. Kojève, non sans
ironie, inscrit les deux premiers romans de Françoise Sagan[2]
dans l’époque du savoir absolu et de la démocratie : la fin du
processus historique datant des conquêtes napoléoniennes. Il
rend hommage à Sagan d’avoir fait éclater la vérité de cette
période : celle « d’un monde (vu par une jeune fille) qui est
nouveau parce complètement et définitivement privé d’hommes »
: le monde du tous pareils, sans héroïsme mâle où les jeunes
filles ne peuvent plus « être données ni prises, mais doivent
se contenter de se laisser faire ». L’époque du savoir absolu
est donc « corrélative du déclin et même de la disparition du
viril » : où sont les hommes ? Au déclin du père, Kojève
ajoute la crise du viril[3]. Celle ci remonte selon J.-A.
Miller à une période bien antérieure, depuis ce traité du XVIème
siècle de Baldassar Castiglione où à l’idéal du chevalier doit
s’ajouter l’esprit, la grâce, la musique, les bonnes manières
de l’homme de cour.
Dans un tel contexte discursif, notre époque n’est-elle pas à
lire comme une réponse à la dévirilisation ? Nous sommes à
l’ère de l’omnivirilisation des semblants, où tout se met à
fonctionner comme l’organe viril. La figure de Terminator
(squelette de fer à l’apparence humaine) donnerait en quelque
sorte le principe du fantasme à l’époque « pornographique » :
les héros/ hardeurs du porno sont en somme des body buildés
pris au piège d’une surenchère de virilité, machines à bander,
condamnées à la jouissance perpétuelle, défaites de leur
prestige viril.
De façon dialectique, le féminin gagne du terrain sur
l’inconscient mâle. Mais toujours pas de fantasme féminin.
Bénédicte Jullien et Serge Cottet relèvent dans un article sur
le libertinage aujourd’hui[4], que les pratiques dites de «
débauche » plutôt soft comparées à l’idéologie sadienne qui
défiait les lois de la République, se caractérisent par des
fictions égalitaires et autres contrats politiquement corrects
auxquels elles sont associées. De fait, il n’y a qu’un seul
fantasme, celui de l’homme auquel une femme veut bien
consentir. Mais existe-t-il des libertines auteures de
scénarios indépendants de la médiation de l’homme, c’est-àdire du phallus ? La question mérite d’être explorée à partir
de la pratique.
Pour conclure je relèverai que le fantasme ne suit pas les
variations des discours et leurs mutations : il persiste
identique à lui-même, c’est ce qui en fait son paradoxe. En
tant que fiction il s’apparente à une vérité mais il occupe la
place d’un réel. La psychanalyse ne produit pas de nouveau
fantasme, au sens où elle n’est pas arrivée à produire de
nouvelle perversion[5]. Le fantasme semble fixe, inerte dans
son dispositif, en raison de son enracinement dans le corps
jouissant.
Dans l’expérience analytique, il se découvre une autre voie
pour atteindre la jouissance que le fantasme. Au-delà du
fantasme phallique, un fois atteint « l’horizon déshabité de
l’être »[6], demeurent les restes symptomatiques qui attestent
de la jouissance comme telle. Elle est appareillée dans un
réseau encore plus fondamental que le fantasme que Lacan a
appelé sinthome. Si le sujet barré se soutient d’un fantasme
compensant son manque à être, fiction qui s’abandonne,
s’oublie ou se désactive, le parlêtre se supporte d’un
sinthome, qui s’avère plus fort que tout. Cela n’implique à
priori aucun cynisme à l’endroit des semblants.
Quelle est dans cette perspective, la place et la fonction du
phallus ? Ce n’est plus le phallus de la signification
commune, celle de la castration, mais un semblant très
spécifique, signifiant de la jouissance une la plus
singulière, impossible à négativer, sans commune mesure, à qui
il revient de « vérifier le réel »[7]. En tant que signifiant
qui manque à l’Autre, il est indépassable. Il ne désigne
aucune singularité triomphante. A cet égard, le psychanalyste
reste à part, non pas à partir d’une identification, ni d’un
trait d’exception, mais de la destitution de sa virilité.
Ce texte est extrait de l’intervention faite par Christiane
Alberti au Congrès de l’AMP à Rio le 25 avril 2016.
[1] Miller J.-A., L’orientation lacanienne. De la nature des
semblants », cours du 9/2/11, inédit.
[2] Cf. Sagan F., Bonjour tristesse, Un certain sourire.
[3] Le spectre de la dévirilisation hante les sociétés
européennes depuis la fin du XIXème siècle jusqu’aux grandes
guerres : affaiblissement des énergies mâles, déperdition de
la force. Dés la fin du XVIIe, montée en puissance de l’homme
du marché. Corbin a très bien décrit cet archétype, de « sexe
en deuil » après Baudelaire, de l’homme triste à mourir, de ce
rôle de même viril auquel il est contraint, qu’il porte comme
le fardeau de l’image antique de la virilité guerrière.
L’éthique matrimoniale notamment induit cette disparition du
viril : l’idéal du bon mari.
[4] Cf. Du Tac au Tac 22 Duos de psychanalystes. Faire couple.
Liaisons inconscientes, ebook à télécharger sur le site ECF
échoppe,
à
l’adresse
http://www.ecf-echoppe.com/index.php/pourquoi-veux-tu-te-marie
r.html
Serge Cottet y questionne notamment le libertinage au féminin,
dans son article « Couples pervers : libertins et autres
échangistes ».
[5] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome,
Paris, Seuil, 2005.
[6] Lacan J., « La direction de la cure », Écrits, Paris,
Seuil, 1966, p. 641.[6]
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op.
cit., p. 118.
De la haine des femmes,
Approches logique et clinique
Partons du Séminaire XX, Encore, où Lacan énonce ceci, « Ce
qui de plus fameux dans l’histoire est resté des femmes, c’est
à proprement parler ce qu’on peut en dire d’infamant »[1]
comme si les dire femmes était déjà suspecter leur réputation,
était déjà les diffamer. Qu’est-ce qui explique, pour suivre
Lacan, que les traces que l’on a gardées des femmes dans
l’histoire soient de l’ordre de l’infamie ? Selon Le Robert,
l’infamie[2], mot emprunté au latin infamia, signifie mauvaise
renommée, déshonneur, honte.
Quelle est la racine de cette misogynie[3] ? Notons que le
terme, emprunté lui, au grec misogunès « qui hait les femmes »
est très rare avant le XIXe siècle, moment où il devient usuel.
Est-elle l’effet de l’effroi de la castration féminine ? De
leur jouissance qui horrifie ? Des menstrues qui les rendent
impures ? De leur volonté qu’il faudrait briser ? D’un droit
de possession revendiqué des mâles ? Quels arguments sont
convoqués pour justifier les conduites haineuses pendant que
27% des Français, d’après une récente étude, considèrent par
exemple que l’auteur d’un viol est moins responsable si la
victime portait une tenue sexy ?
La misogynie résulte-t-elle d’une brutalité naturelle du mâle
?
Sous la plume de Françoise Héritier, l’anthropologie corrobore
autrement ce que la psychanalyse formule. Pour Françoise
Héritier la culture, l’intelligence, la conscience constituent
le socle sur lequel se fondent les idées dominatrices exercées
contre les femmes.
Le titre d’un article que donne Françoise Héritier, en réponse
à la question « Qu’est-ce que l’homme ? », posée en 2012 par
le magazine Sciences et avenir à 100 personnalités
scientifiques[4] est celui-ci : « L’homme, la seule espèce
dont les mâles tuent les femelles ». Elle soutient que : « le
comportement d’agression des hommes à l’égard des femmes n’est
pas un effet de la nature animale et féroce de l’homme, mais
de ce qui fait sa différence, qu’on l’appelle conscience,
intelligence ou culture. C’est parce que l’homme pense, érige
des systèmes de pensée intelligibles et transmissibles, qu’il
a construit le système validant la violence jusqu’au meurtre à
l’égard des femelles de son espèce […]. Les femelles ne sont
pas tuées par leurs congénères dans les autres espèces… » On
voit poindre ici, sur ce sujet de la violence meurtrière des
hommes, la question rebattue de la nature et de la culture…
Françoise Héritier poursuit « Ce n’est pas une « nature »
animale de l’Homme qui fonde la violence des représentants
d’un sexe sur l’autre, et on ne peut en déduire l’existence
d’une « nature » masculine et violente, jalouse et possessive,
ni d’une « nature » féminine douce, acceptante et
soumise. »[5] Françoise Héritier situe la valeur des femmes du
fait de leur rôle de génitrices pour des hommes obligés d’en
passer par elles pour se reproduire. Elle souligne ainsi la
dépendance des hommes vis à vis des femmes pour faire des
enfants, ce qui les rendait nécessaires. Pour l’anthropologie,
pas plus que pour la psychanalyse comme on le verra, mais à
partir de causes référées autrement, la nature ne peut être
appelée à la rescousse pour expliquer la misogynie.
Quel réel est en jeu dans ce traitement et cette réputation
faite aux femmes ? Quels outils fourbis par la psychanalyse,
nous permettent-ils de trouver quelques lumières pour éclairer
notre lanterne ?
L’honneur de Cornélie
Cornélie est la première référence citée par Lacan dans la
suite immédiate de son propos sur la dite-femme, : « Il est
vrai qu’il lui reste l’honneur de Cornélie, mère des Gracques.
Pas besoin de parler de Cornélie aux analystes, qui n’y
songent guère, mais parlez-leur d’une Cornélie quelconque, et
ils vous diront que ça ne réussira pas très bien à ses
enfants, les Gracques – ils feront des craques jusqu’à la fin
de leur existence. »[6] fin de citation. En somme Cornélie
n’est pas un exemple à suivre. Que vient faire ici l’honneur
de Cornélie ? Posons que Lacan s’y réfère ici en contrepoint
de l’infâmie.
L’honneur de Cornélie proposé comme reste dans l’énoncé de
Lacan, c’est de s’être montrée à la hauteur du signifiant
« mère des Gracques » qui la représentait et la représente
encore pour la postérité. Cornélie était toute mère, tout
entière consacrée à sa jouissance de mère, à la jouissance de
ses objets, ses « bijoux » qu’étaient ses enfants. Lacan
souligne dans la même page la disjonction entre femme et mère,
entre qui a bonne réputation ou pas, entre qui est honorable
ou pas. À la mère l’honneur, à la femme l’infamie. Disjonction
déjà posée par Freud, comme on sait, entre la femme aimée,
trouvée à partir de traits maternels, et la femme désirée,
entre la maman et la putain.[7]
En opérant la disjonction femme/mère, Lacan complexifie et
clarifie à la fois la question de Freud « Que veut une
femme ? ». Cornélie en refusant de se remarier renonce à son
désir de femme dans son lien à un partenaire sexuel, tout en
sauvant l’honneur par sa fidélité à la mémoire de son mari.
Elle ne reste plus, dès lors, que « la mère des Gracques ».
Toute occupée de sa fonction maternelle, Cornélie nous
présente la figure d’une mère complète qu’aucun au-delà ne
tempère et d’une femme dont la position est le refus de la
castration. Elle supprime la moindre possibilité de suspecter
sa réputation. Lacan remarque dans la même phrase
que ce
dévouement sans limites de la mère ne réussit pas aux enfants.
Ils « font des craques » et finissent mal. Rien ne leur permet
de s’extraire de l’exigence maternelle, de s’en distancier,
sauf en mettant leur vie en jeu par leur propre disparition,
soit en se faisant eux-mêmes opérateurs de la castration
maternelle.
On peut donc y lire une note sur l’éducation : qu’une femme se
réduise à n’être qu’une mère, qu’elle se consacre au devenir
de ses enfants n’est supportable pour eux que si et seulement
s’ils ne l’occupent pas tout entière, que la femme qui est
leur mère se détourne pour un au-delà d’eux, vers un ou une
partenaire, ou vers Dieu, ou vers une cause quelle qu’elle
soit, dès lors que son désir est orienté ailleurs. Que les
soins dispensés à son enfant ne la détournent pas de désirer
en tant que femme et de se conduire comme telle.
Un petit tour chez Freud et Lacan
Freud dans sa « Psychologie de la vie amoureuse »[8] a
répertorié ce qu’il a recueilli chez des névrosés masculins :
les conditions qui leur rendent possibles les relations
amoureuses avec une femme. Ces conditions sont instructives
concernant la misogynie. Avec la condition dite du tiers-lésé,
un homme ne peut tomber amoureux d’une femme que si et
seulement si elle n’est pas libre. L’attrait est causé par la
triangulation avec autre homme auquel est raptée une femme
marquée par le trait de l’infidélité. Avec la deuxième
condition, qui met en jeu la jalousie, seule est attrayante
une femme qui a quelque chose d’une putain, indigne de
confiance. La femme chaste et insoupçonnable, comme Cornelia,
ne devient jamais objet de désir.[9] Troisièmement, des hommes
ne peuvent aimer que des femmes qui portent quelque chose de
la putain mais les traitent comme des objets hautement
estimables. De ce type de relations qui font série, Freud
remarque le caractère compulsif et la tendance manifeste à
vouloir sauver la femme aimée qui aurait besoin d’un homme
pour ne pas tomber dans le ruisseau.
Freud situe l’origine psychique de ces comportements
masculins dans la fixation de la tendresse de l’enfant à sa
mère. Le choix de femmes non respectables représente une issue
à cette fixation. Pour Freud un interdit pèse sur l’objet
originaire et d’autres objets lui sont substitués. La
dépréciation de l’objet maternel survient avec la découverte
que la mère est une femme. Le garçon dégrade la mère au rang
de putain ce qui alimente ses fantasmes sexuels. Il observe
cette dissociation des deux courants, le tendre et le sensuel
qui ne peuvent se conjoindre sur le même objet. Il écrit « Là
où ils aiment, ils ne désirent pas et là où ils désirent ils
ne peuvent aimer ».[10] C’est à la fois le principal moyen de
protection contre les désirs incestueux qui sont en même temps
condition du désir pour un objet substitué. Cette formulation
freudienne du rabaissement n’éclaire-t-elle pas la voie de la
misogynie ?
On découvre, me semble-t-il, la condition d’amour freudienne
reprise sous une autre forme dans Encore, en tout cas je
propose de lire ainsi le « signe de la jouissance ». Pour
Lacan, ce qu’il propose dans Encore, clairement, est que « Ce
qui supplée au rapport sexuel, c’est précisément
l’amour. »[11] Il ajoute un peu plus loin dans le séminaire «
Un sujet comme tel, n’a pas grand-chose à faire avec la
jouissance. Mais, par contre, son signe est susceptible de
provoquer le désir. C’est là le ressort de l’amour. » [12] La
mauvaise réputation, l’infamie d’une femme peut-être entendue
comme signe de sa jouissance et susciter le désir en
provoquant l’amour. Mais il s’agit chez Freud, comme chez
Lacan, d’une disposition inconsciente et non d’une règle de
conduite. La misogynie manifestée, ne révèle donc rien d’autre
que des hommes marionnettes de leur inconscient.
De nos jours, la désorientation étant manifeste, d’avoir à
suppléer au rapport sexuel qu’il n’y a pas, permet d’autant
moins de faire appel aux conventions et traditions pour
contraindre à un formatage standard d’un destin féminin. Pas
plus que la nature, la tradition, c’est-à-dire l’ordre ancien,
et encore moins aujourd’hui qu’hier, ne permettent d’admettre
la haine, l’hostilité, le mépris des femmes. La réversion de
l’amour en haine étant toujours possible du fait de leur
proximité, peut-on considérer la manifestation de la haine des
femmes comme une suppléance à la difficulté pour les hommes de
se classer eux-mêmes du côté masculin ? La haine assure-t-elle
un homme d’appartenir à l’ensemble des hommes, à se protéger
et se prémunir de l’altérité, d’une autre jouissance
inquiétante ?
Lacan présente deux façons de s’en débrouiller, de cette
impossibilité d’écrire homme/rapport/femme parce que chaque
terme ne renvoie à aucune existence, on ne sait ce qu’ils
sont, ni l’un ni l’autre. Il indique deux façons de le rater.
« Il ne s’agit pas d’analyser comment ça réussit, dit Lacan,
il s’agit de répéter jusqu’à plus soif pourquoi ça rate ».[13]
Le ratage c’est d’abord l’objet. « L’essence de l’objet c’est
le ratage ».[14]C’est la thèse de Freud, l’objet est perdu, on
ne peut que le retrouver. La première façon, de rater il la
qualifie de mâle, et l’autre façon qu’il élabore dans ce
séminaire Encore, il l’appelle pas-tout. La façon mâle et le
pas-tout se répartissent entre gauche et droite. C’est un
tableau. La gauche pour le mâle, pour le tout, et la droite
pour le pas-tout. Cette partition, comme on l’a dit, est
indépendante de l’anatomie, on peut être femme et choisir de
se positionner à gauche et inversement, on peut être homme et
à droite. C’est le rapport à la castration par le langage qui
permet à Lacan d’opérer cette distinction.
Et pour illustrer, concrétiser cette partition, je vous invite
à nouveau à vous rendre au cinéma et même à y courir, pour y
voir un documentaire qui vient de sortir : « No land’s song ».
C’est un film émouvant, drôle et puissant à la fois d’Ayat
Najafi qui relate le combat des femmes en Iran pour faire
entendre leurs chants. Il est très enseignant sur le registre
de la jouissance, du désir et de la volonté côté pas-tout. Il
montre comment des chanteuses, accompagnées par des musiciens
et avec l’aide d’artistes français, parviennent à obtenir du
Ministère de la Culture et de la Guidance islamiste
l’autorisation d’organiser un concert devant un public mixte.
En Iran, il est interdit aux femmes de chanter en solo devant
des hommes, à cause du trouble jeté sur eux par leurs chants.
Ce mot : trouble, tente de dire l’effet réel, l’attrait, d’une
jouissance non localisée, illimitée, énigmatique. Un mollah
explique à la réalisatrice que « la voix chantée de la femme
se transforme pour donner du plaisir et aucun homme décent ne
devrait ressentir d’excitation sexuelle ». La volonté sans
faille de ces artistes, de ces femmes leur permet de réaliser
leur projet. JA. Miller a fait du vouloir, de l’acte de
volonté, une jouissance, spécialement détachée dans la
féminité, qu’il s’agisse du propre vouloir du sujet ou du
vouloir de l’Autre. « C’est du côté femme que la volonté se
détache avec un caractère absolu, infini, inconditionné ». À
la fameuse question de Freud « Que veut la femme ? », JAM
répond ainsi « elle veut vouloir ».[15]Ce qui n’est pas sans
évoquer le résultat d’une psychanalyse quand il s’agit de
vouloir ce que l’on désire. Alors n’est-ce pas cette autre
satisfaction dont une femme ne peut rien dire, ainsi que cette
volonté remarquable que la misogynie aimerait détruire ?
Ce texte est constitué d’extraits d’une conférence de l’ACFCAPA prononcée à Amiens le 23 mars 2016.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil,
1975, p. 79.
[2] Le Robert, dictionnaire historique de la langue française,
p. 1021
[3] Ibidem
[4] Cf. Héritier F., Science et avenir, hors-série, janvier
février 2012. Françoise Héritier est professeure émérite au
Collège de France. Elle travaille notamment sur la parenté,
les systèmes d’alliances et la question du genre. Elle est
l’auteure de nombreux ouvrages.
[5]
Héritier F., Ibid.
[6]
Lacan J., Encore, op. cit., p. 79.
[7] Freud S., « Psychologie de la vie amoureuse », in La vie
sexuelle, Paris, PUF, 1977, p. 55.
[8] Ibid, p. 48.
[9] Freud S., « Psychologie de la vie amoureuse », La vie
sexuelle, PUF, p. 48.
[10] Freud S. « Psychologie de la vie amoureuse », La vie
sexuelle, PUF, p. 59.
[11] Lacan J., Encore, op. cit., p. 44.
[12] Ibid., p. 48.
[13]
Ibid., p. 55
[14] Ibid., p. 55.
[15] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps
», enseignement prononcé dans le cadre du département de
psychanalyse de l’université Paris VIII, leçons des 12 et 16
janvier 2000.
L’Œ-deep, À propos du livre «
L’enfant et la féminité de sa
mère ».
Ce livre[1], paru dans l’ombre de la fin 2015, n’a pas fini de
faire parler de lui. François Leguil ne s’y trompe pas en
faisant le pari qu’il est bien plus qu’un « travail de
laboratoire » et « qu’il prendra peut-être parmi nous la place
d’un classique »[2].
Au delà d’être un livre rigoureux, articulé par la clinique,
il réalise ce tour de force de donner tout son poids de réel à
l’Œdipe. Quand certains enterrent l’Œdipe en le
psychologisant, Elisabeth Leclerc-Razavet, Georges Haberberg
et Dominique Wintrebert lui rendent son tranchant en révélant
son scandale : la découverte par l’enfant que sa mère est une
femme. Ce trou-matisme auquel se confronte l’enfant est
abyssal. C’est l’Œ-deep.
La féminité a minima, avance Élisabeth Leclerc-Razavet,
« c’est le manque phallique »[3]. Voilà de quoi faire bondir
les féministes ! Et pourtant sous l’apparence d’un phallocentrisme, et d’une essentialisation de la féminité, c’est
bien le réel qui « prend la parole ». Dur à croire si l’on
regarde cette Autre scène qu’est l’inconscient à partir du
ciel des idées. Pour preuve du réel en jeu, vous lirez le cas
de Frédérique Bouvet commenté avec précision par Dominique
Wintrebert à propos d’un symptôme d’énurésie secondaire qui
est « une réponse dans le réel à la problématique inconsciente
de la mère », à savoir un penisneid : « Le flot urinaire prend
ici une valeur phallique et vient ainsi démentir la castration
féminine »[4].
Ainsi « l’Œdipe c’est un mythe tandis que le complexe de
castration c’est à proprement parler la structure »[5].
Seulement, le complexe de castration, considéré comme « nœud
dans la structuration dynamique des symptômes »[6]
névrotiques, pervers et psychotiques « ne prend de fait […] sa
portée efficiente qu’à partir de sa découverte comme
castration de la mère »[7].
Le roc de la castration, maternelle donc, exige une réponse du
sujet : accepter ou non qu’il n’y ait « rien plutôt que
quelque chose »[8]. Ce choix du sujet dépend de la relation
qu’entretient la mère à son manque. Ce que résume cette
phrase-clef de Georges Haberberg qui jalonne le livre : « Ce
qui doit orienter notre acte, c’est la castration de la mère
et la forme de son manque, car c’est là que se produit le
sujet »[9]. De là, tous les cas sont permis : cas comme autant
de pépites, dans ce livre, qui tordent le cou aux clichés du
type « Papa pique et Maman coud ».
L’Œ-deep nouvelle génération donne aussi paradoxalement toute
sa place au père réel, qui a pour fonction de s’occuper de la
féminité de la mère et de « consentir au pas-tout qui fait la
structure du désir féminin »[10].
Ce n’est pas une mince affaire car le pas-tout désigne tout
autant une logique phallique que son au-delà. En effet, d’une
part la mère en tant que femme, manque, ce qui l’introduit à
un commerce phallique avec l’homme ; d’autre part, sa
jouissance n’est pas-toute phallique, toujours Autre,
insondable. Il importe, pour l’enfant, que ce dédoublement de
la jouissance féminine soit à la charge du père. Ne vous
inquiétez pas, le livre vous aidera à savoir lire les
embrouilles entre les pères et les mères à travers un usage
pratique du tableau de la sexuation de Lacan !
[1]
L’enfant et la féminité de sa mère, Sous la direction
d’E. Leclerc-Razavet, G.
L’Harmattan, Paris, 2015.
[2]
Haberberg
et
D.
Wintrebert,
Voir Lacan Quotidien n°560.
[3]
Leclerc-Razavet E., « Une femme, ma mère ? », L’enfant
et la féminité de sa mère, p. 18.
[4]
Bouvet F., L’enfant et la féminité de sa mère, p. 60.
[5] Miller J.-A., Discours de clôture à PIPOL, voir site de
l’Euro-fédération
de
psychanalyse
:
http://www.europsychoanalysis.eu/index.php/site/page/fr/7/fr/b
ulletin/
[6]
Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, tome
II, Seuil, Coll. Points, p. 163.
[7]
Lacan J., ibid. p. 164.
[8]
Miller J.-A., « De la nature des semblants », 1991-1992,
inédit.
[9]
Haberberg G., « Points de repères », L’enfant et la
féminité de sa mère, p. 35.
[10] Miller J.-A., « L’enfant et l’objet », La petite Girafe
n°18, p. 10.
« Back Home » de Joachim
Trier, ou le hors-sens du
féminin
Hélène Le Guével : La grande originalité de ce film, je crois,
c’est d’avoir réussi, à travers une narration très fragmentée,
à mettre en images la pensée mémorielle de chacun des trois
hommes de cette histoire (Le père et ses deux fils). Joachim
Trier nous donne à voir trois mémoires différentes sans aucun
didactisme, sans aucune lourdeur. Tous les registres d’images
sont conviés : Photos, internet, jeux vidéo, Smartphone… On
est tenu par l’action jusqu’au bout, les personnages évoluent
en se dévoilant petit à petit. La construction est très bien
faite. Au centre une mère absente et pourtant omniprésente.
Omniprésence d’une mère absente
Cette mère, jouée par Isabelle Huppert, n’est connue du
spectateur qu’à travers les images mémorielles livrées par les
deux fils et le mari. Joachim Trier fait une utilisation peu
habituelle du flash back, images croisées qui vont petit à
petit donner existence à cette mère.
La construction de ce personnage se fait de manière non
chronologique, par une juxtaposition de ressentis
contradictoires exprimés par des personnes différentes et
malgré tout, on peut en tirer une synthèse relativement
cohérente qui serait donc le personnage voulu par Joachim
Trier.
On mesure là le travail d’écriture scénaristique
particulièrement réussi. Cette mémoire de la mère, mise en
images, va également révéler l’impact traumatique provoqué par
sa disparition, et on va découvrir que malgré les apparences
données par le comportement des deux garçons, c’est le fils
ainé qui est le plus en difficulté. La construction du film
place la mère au centre, toutes les images mentales produites
se ramènent à elle. Le père et les deux fils ne communiquent
pas, l’espace est occupé par la morte, une absence qui va leur
donner bien des difficultés pour affronter la vie.
Rémi Lestien : Le personnage central de ce film est une femme
contemporaine, une active qui ne craint pas d’affronter des
situations de guerre en se postant au plus près de ce qui fait
le réel de l’actualité mondiale. Au début du film on apprend
qu’elle s’est tuée accidentellement et son collègue de
reportage soupçonne un suicide et souhaite l’annoncer au cours
d’un hommage qui doit lui être rendu.
À sa mort, cette femme, prête à tout pour des photos qui ont
fait le tour du monde et obtenu de très belles récompenses, a
laissé ses deux grands enfants ainsi que son mari aux prises
avec leur solitude. La caméra se glisse dans leurs souvenirs,
dans leurs rêves et même dans leurs fantasmes avec délicatesse
et précision. Tous les trois ont eu, depuis longtemps, affaire
à ce déjà là de la pulsion de mort et ont dû composer
avec cette volonté de s’approcher au plus près de la mort et
d’y risquer sa vie.
L’amour d’une mère est en effet toujours mêlé à un versant du
désir féminin qui s’enracine dans ce qui ne peut être dit et
qui n’a pas non plus d’image. Cet au-delà des limites du
langage a fasciné la mère du film – elle lui a voué une partie
de sa vie en l’imposant plus ou moins brutalement à sa famille
et plus particulièrement à ses enfants. Le cinéaste montre
avec délicatesse comment chacun d’eux y a répondu.
Un père sacrificiel
HLG : Joachim Trier nous montre d’un autre côté un père actuel
très « papa poule » avec ses fils. L’attention qu’il leur
porte, parfois de manière trop intrusive et maladroite,
compense sans doute pour une part la disparition de la mère.
Il fait des erreurs, notamment quand, face à la colère de son
fils qui vient de découvrir la liaison amoureuse de son père
avec sa prof, au lieu de lui expliquer la situation en
affirmant son droit à une vie amoureuse, il lui promet de ne
plus revoir cette femme. Faiblesse et sacrifice idiot qui ne
peut aider l’adolescent à se construire mais il n’est pas que
faible et inexistant.
Quand sa femme Isabelle parcourait le monde en reporter de
guerre c’est déjà lui qui assurait le quotidien et la gestion
des enfants, et de ce point de vue, la mort de la mère n’a
rien changé. Les images mémorielles qu’il nous donne à voir de
sa femme morte sont ou d’ordre sexuel (elle lui raconte un
rêve où elle se fait violer et où lui regarde sans agir) ou
d’ordre conflictuel. Pour moi ce n’est pas le père le nœud du
problème mais bien la mère. On pourrait dire que c’est un père
qui aime mais que cela ne suffit pas.
RL : Joachim Trier décrit chaleureusement un père qui se
soucie avec générosité du devenir de chacun de ses enfants.
L’on pourrait dire que c’est un bon père tout tourné vers le
bien de ses responsabilités. Mais voulant faire le bien, il
ignore le véritable enjeu de la fonction paternelle qui est
d’assumer pour lui le sans limite de sa femme. L’on pourrait
dire : « aux enfants la mère, au père la femme et son rapport
à la pulsion de mort ». C’est moins ses maladresses qui
laissent en plan les deux enfants, que son incapacité à
affronter le hors sens de la vie et du féminin.
Ce texte est issu d’une interview croisée d’Hélène Le Guével
et Rémi Lestien, à la suite d’une soirée Cinéma-psychanalyse
qui s’est tenue le vendredi 5 février à Nantes.
Girl = Phallus, Les lolitas
de Balthus
L’œuvre picturale de Balthazar Klossowski, dit « Balthus »,
reste encore méconnue du grand public, cataloguée à maintes
reprises comme « érotique, voire perverse » en raison de la
dureté des scènes, notamment dans la série de portraits de
jeunes filles dont on voit le sexe qui dérange tant il est
visible. De ces enfants, le peintre dira: « Certains ont voulu
voir de l’érotisme… Ce sont des anges! »[1].
Cette vision si particulière de l’enfance ainsi que certains
propos tenus par l’artiste comme: « Je voudrais toujours
rester un enfant » et « n’avoir jamais cessé de voir les
choses telles qu’il les voyait dans son enfance », ainsi que
ses nombreuses sources d’inspiration venant de la littérature
et l’art, nous ont servi de fil conducteur pour aborder
l’œuvre picturale à la lumière de la théorie freudienne sur la
création artistique et l’orientation lacanienne sur l’art.
Mais c’est sans doute le « personnage mythique qui incarne
l’archétype de ce personnage éternel de la petite fille, Alice
», qui a été pour nous le point de départ d’un rapprochement
entre Balthus et Lewis Carroll, et qui par ailleurs est
amplement expliqué par le fait que Balthus à son tour se
retrouve « aux côtés de Carroll et Nabokov, qu’ils soient
pervers ou non », comme le souligne Sophie Marret à leur
sujet. Le peintre, quant à lui, « est devenu également
indissociable de la figure de la petite fille à plusieurs
égards » [2].
Photographie
d’
Irene McDonald « It won’t come smoooth », 1863, Lewis Caroll /
«Alice dans le miroir », Balthus, 1933.
De plus, et c’est notre parti pris, l’œuvre photographique de
Lewis Carroll, bien qu’également longtemps méconnue du grand
public, aurait, d’après nous, pu marquer l’œuvre picturale de
Balthus. En effet, il nous a été possible d’établir pour la
première fois un parallèle frappant entre les tableaux de
Balthus et l’œuvre photographique de Lewis Carroll, la série
d’images de celles qu’il appelait ses « amies enfants » en
particulier. De cette série, il y a lieu de distinguer les
photos de studio de celles prises en extérieur d’une part,
ainsi que d’autre part les photos des petites filles
« déshabillées » des photos de « nus » où les fillettes
restent, à l’instar de celles des tableaux de Balthus, fixées
à jamais et semblent n’avoir que pour seul objectif de
conjurer « l’énigme inquiétante de l’enfance qui se
métamorphose ». Dans ces portraits, qu’ils soient peints par
Balthus ou photographiés par Lewis Carroll, l’évocation de la
nymphette réapparaît dans ces corps aux formes esquissées et
se dévoile l’équivalence Girl=Phallus, abordée ici et mise en
exergue dans les Lolitas de Balthus : figures idéales de
l’objet du désir, chrysalides fragiles, « descendantes
scandaleuses de la petite fille, modèle carrollien ou doubles
cyniques d’Alice ».
Ce texte est extrait de la thèse de doctorat de l’auteur,
Érotisme et perversion dans l’œuvre picturale de Balthazar
KLOSSOWSKI ou Balthus de l’autre côté du miroir, Étude
psychanalytique sur la peinture[3].
[1]
BELILOS M., « La cérémonie du thé : rencontre avec
Balthus », La Cause Freudienne, N° 46, Navarin, Paris, Octobre
2000, p. 90-92.
[2]
Marret-Maleval Sophie, « Les petites filles de
l’inconscient au mythe » , Lewis Carroll et les mythologies de
l’enfance, (ouvrage collectif) sous la direction de Sophie
Marret- Maleval, Presses Universitaires de Rennes, 1995, p.
66.
[3] MUÑOZ – TRUJILLO DE SHIVER Ana-Maria, Doctorat en Théorie
Psychanalytique (Université de Paris VIII Saint-Denis en 2014
) .