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« L’AUTRE » PIERO CALAMANDREI.
PERFECTO ANDRÉS IBÁÑEZ.
eut quelques occasions, déjà, de rencontrer
l’œuvre de Piero Calamandrei, soit dans Conférence, soit dans
l’un des volumes de cet auteur qu’ont publiés les Éditions de la
revue, Inventaire d’une maison de campagne, Parler de Florence,
ou encore Éduquer, résister. Il nous a paru fécond de reprendre ici la
préface à la récente traduction en castillan de l’Inventario della casa
di campagna, non seulement pour marquer notre fidélité à une grande
œuvre, mais aussi pour mesurer combien les « réceptions » varient d’un
pays à l’autre et se jouent comme à fronts renversés — l’Espagne ayant
déjà une connaissance approfondie du versant juridique des œuvres de
Calamandrei, que l’aire francophone, hélas, est loin de posséder.
L
E LECTEUR FRANÇAIS
*
Dans le monde hispanophone, la figure et l’œuvre de Piero
Calamandrei ont en général fait l’objet de deux types d’approche qui se développent toutes deux, selon moi, sur un
registre objectivement réducteur. D’un côté, en effet, les personnes cultivées l’ont considéré, à très juste titre, comme le
grand juriste qu’il fut, mais seulement comme un juriste ; pendant que, de l’autre, les professionnels du droit ont vu en lui —
de manière tout aussi fondée — le très brillant avocat civiliste, le
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plus grand parmi ses contemporains, devenu un classique de
notre temps, mais seulement un civiliste. On ne peut cependant
reprocher à ce second jugement d’être le moins du monde arbitraire, parce qu’il se fonde sur les données d’une imposante
projection bibliographique en castillan. Heureuse projection
d’ailleurs, car il est certain que la persévérance de Santiago
Sentís Melendo en tant que traducteur vaillant et éditeur exemplaire a rendu possible une diffusion extraordinaire des apports
de notre auteur (dans le remarquable versant de son œuvre
auquel on vient de faire allusion) dans le monde académique et
le tribunal hispano-américains, ouvrant ainsi le formalisme dogmatique régnant dans ces deux milieux à une culture judiciaire
vouée à la protection des droits civils et d’une grande richesse
en implications matérielles. La culture d’un homme qui —
comme l’écrivait Cappellettti en toute connaissance de cause —
considérait le procès comme l’instrument de la « tutelle exercée
par le droit de l’homme, et le droit […] comme la couverture
protectrice de la liberté », et qui fut l’auteur d’« une œuvre de
cohérence, de passion, de compromis et d’ingéniosité qui n’aurait pu et ne pourra manquer de fasciner tous les amoureux de
cette liberté qu’il aimait tant lui-même »1.
Et en effet — comme je l’ai dit ailleurs2 —, l’adjectif « fascinant » est celui qui convient le mieux pour parler de Piero Calamandrei en tant qu’être humain doté d’une personnalité très
riche, aux profils très divers. Car chez lui se trouvèrent confluer,
en une harmonie exemplaire, l’immense juriste, qui cultivait avec
génie le droit des tribunaux, mais aussi l’éminent constitutionnaliste qui fut un protagoniste décisif d’une expérience consti1
Cf. « Piero Calamandrei e la difesa giuridica della libertà », in M. Cappelletti, In memoria di Piero Calamandrei, Cedam, Padoue, 1957, p. 43.
2
Cf. P. Andrés Ibañez, « Calamandrei fascinant et polémique », préface
à la traduction de P. Calamandrei, Fe en el derecho, avec des essais de
Guido Alpa, Pietro Rescigno et Gustavo Zagrebelsky, Marcial Pons,
Madrid 2009, p. 11.
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tuante3 passionnante ; le citoyen en acte, politique à l’occasion ;
l’enseignant, le maître dévoué ; l’avocat pénétré d’une « sévère religion du juste »4 ; l’auteur d’une œuvre picturale d’une grande délicatesse5 ; l’infatigable animateur culturel6, au talent proverbial ;
l’écrivain subtil et brillant7 ; l’homme qui vouait un culte à l’amitié8. Cheli a fort bien exprimé cela en faisant référence à Calaman3
P. Calamandrei sera l’un des membres les plus notables de la « Commission des 75 » chargée de rédiger l’ensemble des articles de la constitution italienne en vigueur. Ses apports concernant le pouvoir judiciaire et, concrètement, la motivation des décisions judiciaires, la
nature juridictionnelle du procureur, etc., furent essentiels. À propos
de ce versant de l’activité de Piero Calamandrei, voir les travaux de A.
Pizzorusso, P. Barile, P. Caretti, S. Fois,V. Denti, S. Merlini, F. Lanchester,
S. Lariccia et S. Grassi, in P. Barile (éd.), Piero Calamandrei, Veintidue
saggi su un grande maestro, Giuffré, Milan, 1990. Voir aussi, de Calamandrei lui-même, Costruire la democrazia. Premesse a la Costituente, avec un
essai introductif de P. Barile, Editrice Le Balze, Montepulciano, 2003.
4
Formule de Calamandrei lui-même lors de son intervention du 12 janvier 1920 à l’Université de Sienne, « L’avvocatura e la riforma del processo civile », in Studi senesi, vol. 35, pp. 165 ss. Je tire la citation de A.
Galante Garrone, Piero Calamandrei, Garzanti, Milano, 1987, p. 66.
5
Sur cette facette de Piero Calamandrei, cf. F. Montuori, « Calamandrei
pittore », in S. Calamandrei e S. Montuori, La Toscana di Piero Clamandrei.
Dipinti, racconti, fotografie, Editrice Le Balze, Montepulciano, 2002, pp. 12 ss.
6
Parmi ses initiatives, on compte la fondation de la revue Il Ponte. On peut
sur ce point voir Il Ponte di Piero Calamandrei, 2 vols., éd. M. Rossi, avec les
préfaces de E. Colloti, J. Mrázková, et M. Rossi, Il Ponte Editore, Firenze, 2005.
7
Cf. G. Luti, « Piero Calamandrei letterato », in P. Barile (éd.), Piero
Calamandrei.Ventidue saggi, op. cit., pp. 49 ss.
8
Sa magnifique maison du Poveromo, à Marina di Rochi (Massa Carrara),
fut le lieu habituel de rencontre avec ses amis, avec qui les passeggiate
domenicali en divers lieux de Toscane devinrent également célèbres. Calamandrei lui-même raconte ces promenades dans « Passeggiate con Pancrazi », dans L’oro di noi poveri e altri scritti letterari (éd. de Claudia Forti),
Ponte alle Grazie, Firenze, 1994, pp. 55 ss. Le très vaste recueil de lettres
conservé dans les archives familiales rend compte de l’univers de relations
de l’auteur, sur le registre auquel on fait ici référence, et de sa qualité affective.Voir également P. Calamandrei, Lettere 1915-1956, 2 vols., éd. G. Agosti et
A. Galante Garrone, La Nuova Italia, Firenze, 1966.
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drei comme à un personnage typique « de la Renaissance, chez
qui la culture du juriste était parvenue à se fondre avec la sensibilité de l’homme de lettres, la réflexion du moraliste avec la capacité d’anticipation du politique, sans qu’aucune de ces vocations
ne parvînt à prévaloir sur l’autre »9.
Piero Calamandrei naquit à Florence le 21 avril 1889, au sein
d’une famille de la bourgeoisie aisée. Son père, Rodolfo, fut un
avocat prestigieux exerçant dans cette ville. Il était lui-même le fils
du juriste Agostino Calamandrei, pretore à Montepulciano pendant de nombreuses années qui exerça l’enseignement universitaire, écrivit plusieurs œuvres de droit commercial et fit quelques
incursions dans le genre narratif, en particulier avec un délicieux
petit livre d’évocations toscanes, Le balze di San Lazzaro10, où l’on
peut facilement identifier certaines tonalités cordiales et des affinités qui seront présentes dans l’œuvre qui justifie cette préface.
Le grand-père maternel, Giacomo, s’était également distingué
comme grand avocat civiliste. Et tous, Agostino, Giacomo,
Rodolfo, précédèrent ainsi Piero dans l’identification spirituelle
profonde avec leur si belle région. S’immerger en elle, en son
inégalable campagna, fut toujours, pour eux quatre, une authentique source de bonheur.
Ce genre d’évasion simple atteint l’expressivité esthétique et
sensible la plus grande dans l’expérience personnelle de Piero,
magistralement recréée dans l’Inventaire. Le lecteur trouvera aussi
dans cette œuvre (« Le lac ») une description précise de l’incroyable, du fabuleux et si personnel lieu de retrait et d’échappée
créé par son grand-père Giacomo dans sa propriété. On y trouve
9
E. Cheli, dans « Piero Calamandrei e la ricerca dei valori fundamentali della nuova democrazia reppublicana », in S. Merlini (éd.), Piero
Calamandrei e la costruzionee dello Stato democratico, 1944-1948, Laterza,
Roma-Bari, 2007, p.18.
10
R. Calamandrei, Le balze di San Lazzaro, édité par la famille en 1932,
« In memoria nel primo aniversario della morte », comme on le lit sur la
page de garde.
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également le témoignage (« Câpriers », « Eau de miel ») de la
manière dont Agostino, qui choisit Montepulciano pour y passer
placidement le temps de sa retraite, vivait, dans sa « casetta colonica riattata ad uso padronale »11, les retrouvailles estivales avec les
choses et les produits des champs, avec une ferveur qu’il transmit
avec tendresse à son petit-fils. Il y a, enfin, dans cette œuvre, le
même ravissement que celui avec lequel Rodolfo parle, dans Le
balze di San Lazzaro, de la villeta familiale, et de son acharnement
à transformer en jardin un terrain aride de tuf qui se trouvait être,
en plus, en pente raide : « Un jour je me mis en tête de transformer ce désert inhospitalier en une espèce de — disons-le ainsi…
— bosquet à l’anglaise ». Ce qui fut obtenu au prix d’efforts
pénibles et obstinés, au bout de vingt ans, à ce moment où, nous
dit-il, « les sentiers, soutenus par une trame de racines, ne se
déplacent plus, les eaux coulent de manière réglée, les chardonnerets chantent au sommet des cyprès, et où le fantastique bosquet à l’anglaise, quoique encore adolescent, promet de devenir
avec le temps un respectable refuge ombreux »12.
Piero Calamandrei vécut les étés de son enfance et de son
adolescence dans ces espaces si intensément vécus et caressés par
ses prédécesseurs. Et dans le cas d’Agostino, en sa compagnie, et
en recevant son empreinte de la manière la plus directe : dans le
vieux palais, où il l’initiait « à l’art magique de l’écriture » ; par des
rituels amusants, des promenades dans les rues escarpées de
Montepulciano ; dans le villino, en soignant les ruches ou en
semant des câpriers. Dans le cas de Giacomo, en suivant sa trace
de créateur controversé du « Lac » (avec majuscule, dans l’imaginaire du petit-fils), à travers les allusions égrenées dans les
conversations familiales que l’enfant s’efforçait de provoquer en
raison du halo de mystère qui entourait le nonno et son œuvre si
11
La formule très visuelle est de A. Galante Garrone, dans Calamandrei,
op. cit., p. 13.
12
Op. cit., pp. 10 et 12.
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personnelle (dans l’art des jardins, l’architecture et même le génie
technique), mystère dévoilé au terme d’une passionnante enquête
enfantine, désormais magnifiquement inventoriée par l’adulte.
Eh bien, c’est dans de chaleureuses péripéties de cette sorte
que s’enracine l’éducation sentimentale et esthétique de Calamandrei. Sa formation éthique aussi, constituée en référence à des
modèles humains de qualité, incarnés par de si belles personnes,
des professionnels remarquables et intègres, libéraux, cultivés et
austères ; et, en même temps, des êtres dotés d’une généreuse prédisposition à se perdre en d’inutiles et improductives entreprises
comme celles de Giacomo ou de Rodolfo, ou à se consacrer, comme
Agostino, à la pratique de métiers simples et anciens intensément
accrochés à la terre. Dans le cadre sans pareil des lieux qui se trouvent magnifiquement recréés dans l’Inventario, ces hommes, en
parlant avec Piero dans une riche diversité de registres rivalisant
d’expressivité, imprimèrent en lui leur noble trace indélébile.
Celui qui, déjà familier de l’œuvre de Calamandrei juriste,
découvre un jour — comme ce fut mon cas parmi bien d’autres —
celle de l’homme de lettres, ne peut manquer de s’étonner, non
seulement de son existence en tant que telle, mais aussi ou surtout
de sa variété et de sa richesse. Mais plus grande encore est la surprise lorsqu’on apprend que la seconde est en réalité la dimension
originelle, la première et pour cela, peut-être, la plus authentique
de notre auteur. Car les fables qui furent ensuite recueillies dans le
volume La burla di Primavera 13 avaient été écrites très tôt, entre 1906
et 1912, dans des publications pour les ragazzi, comme Il giornalino
della domenica : une époque où Calamandrei écrivit aussi des
poèmes, regroupés ensuite dans un volume intitulé I poemetti della
bontà14 ; alors qu’il ne publia sa première étude juridique qu’en 1912.
Giorgio Luti, qui a si bien étudié ces œuvres d’enfance, dit
qu’elles font apparaître une connaissance fine de la psychologie
13
14
Alpes, Milano, 1920.
Bemporad, Firenze, 1925.
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de leurs destinataires ; que leur récit possède la capacité rare de
se transformer en une expérience vécue et de se projeter dans un
espace réel où la libre fantaisie et la tension éthique coïncident
parfaitement. Il va plus loin : il dit que dans ces mêmes œuvres —
« fables toscanes sans nul doute impensables en l’absence des
racines profondes qui lient le narrateur à sa terre perçue comme
le lieu de la rêverie, de la joie et de la tristesse » — la mémoire
joue un rôle privilégié et nous achemine vers les proses évocatrices de la maturité15. D’où il s’ensuit, en effet, que le jeune poète
et narrateur présente déjà, plus que in nuce, les traits de l’homme
et de l’écrivain parvenu à la maturité et que dès cet âge tendre il
faisait ainsi la preuve d’une cohérence édifiante, notamment sur
le terrain des valeurs. Et, je le répète, des valeurs éthiques et
esthétiques.
Ces faits permettent de bien comprendre que, comme l’écrit
Luti lui-même16, il soit « impossible de tracer une ligne de démarcation nette entre l’activité du juriste et celle de l’homme de lettres »,
activités entre lesquelles, remarque-t-il, on trouve même une correspondance chronologique. Ainsi faut-il signaler, « par exemple, que
La burla di Primavera e altre fiabe (1920) coïncide avec les deux tomes
de La cassazione civile, que Inventario della casa di campagna (1941)
correspond à la publication de Istituzioni di diritto processuale civile
secondo il nuovo codice, et, enfin, que l’écrit qui célèbre la première
sentence de la Cour Constitutionnelle, Corte Costituzionale e autorità
giudiziaria (1956), paraît l’année où Calamandrei publie dans la revue
Il Ponte le texte de la célèbre conférence Parlare di Firenze, prononcée en mai 1955 à Locarno, Zurich, Genève et Berne »17.
G. Luti, « Tra favola e memoria », épilogue de P. Calamandrei, La burla
di Primavera con altre fiabe, e prose sparse (éd. G. Luti), Sellerio, Palermo,
2006, pp. 143-145.
16
Cf. op. cit., p. 132.
17
Cf. op. cit., p. 134. [Parler de Florence / Parlare di Firenze, édition
bilingue avec des illustrations de Piero Calamandrei et de Gérard de
Palézieux, Éditions de la revue Conférence, 2010, 128 p. (NDLR)]
15
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Il faut donc le souligner : ces deux versants de l’œuvre de
Calamandrei, celui qui fut strictement littéraire et celui qui fut
juridique et juridico-politique, ne se contentèrent pas de se
développer en parallèle, car l’artiste véritable qu’il fut transparaît de la même manière dans le discours professionnel, écrit et
oral18. La prose de ses essais et de ses traités, pure et rigoureuse,
possède en même temps une plasticité et une richesse d’images
extraordinaires qui lui donnent un pouvoir de séduction parti-
Piero Calamandrei lui-même offre une bonne piste graphique de
cette attitude, qui exprime un intense attachement de fond, dans
l’ex libris, illustration récurrente de son œuvre Elogio dei giudici
scritto da un avvocato (Le Monnier, Firenze, 1935). Je me réfère à
celle qui représente une balance dont l’un des plateaux porte —
selon la version — un ou deux gros volumes reliés (des codes, sans
aucun doute), dont le poids cède devant celui de la rose gracile
déposée sur l’autre plateau. Dans la préface à laquelle je ferai référence dans un instant, E. J. Couture parle de cette image, dont il
constate, dit-il, qu’elle est reçue par de nombreux professeurs et
par lui-même comme un symbole de la « substance dépourvue de
pesanteur de l’âme humaine vainquant les âpres puissances de la
loi ». De toute évidence, le langage métaphorique s’ouvre à un pluralisme inévitable des interprétations qui, tout aussi évidemment,
légitime une telle option. Mais si l’on prend en compte le contexte
biographique, je trouve plus pertinente celle que suggère Luti (cf.
op. cit., p. 132), pour qui la balance rendrait compte de la tension
entre les deux vocations, mieux peut-être : entre les deux âmes (de
juriste et d’artiste), vécue mais également, je le crois, arbitrée de
manière très heureuse et positive par l’auteur. (Il y a une première
traduction en castillan du livre de référence, Elogio de los jueces
escrito pour un abogado, de S. Sentís et I. J. Medina, avec une préface
de D. Medina, Góngora, Madrid, 1936. Et une traduction ultérieure
[faite à partir de la troisième édition italienne, de 1955, densément
augmentée], dans ce cas-ci menée par S. Sentís Melendo, C. Finzi et
N. Alcalá Zamora, avec une préface de E. J. Couture, EJEA, Buenos
Aires, 1956, qui inclut une nécrologie de l’auteur par S. Sentís
Melendo, et la préface de la première traduction mentionnée cidessus.)
18
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culier19. Sa maîtrise de l’art oratoire fut toujours extrêmement
brillante et efficace20 ; et de même pour ses interventions au tribunal, dont on possède un exemple paradigmatique dans la très justement célèbre arringa en défense de Danilo Dolci21. Mais il se trouve
que même ses meetings22 brisèrent les codes étroits et éculés du
genre pour devenir d’authentiques œuvres oratoires : une affaire
non simplement de style, mais de conscience morale, de respect de
l’auditoire, pris profondément au sérieux en tant qu’interlocuteur.
19
A. Galante Garrone a mentionné « son amour sans limite pour la simplicité, et la clarté solaire de son écriture » dans Piero Calamandrei, op.
cit., p. 195. C’est également lui qui formule ce jugement : « Dans la
parole comme dans l’écriture, il brillait par la clarté, la vivacité, la passion, l’élégance : et en cela il était assisté par ce goût tellement toscan
de l’expressionÅc _ (In Préface à P. Calamandrei, Journal 1939-1945, tome
I, 1939-1945, avec des écrits de F. Calamandrei et E. Enriquez Agnoletti,
éd. G. Agosti, La Nuova Italia, Firenze, 1997, p. CXLVIII).
20
Santiago Sentís Melendo, qui assista à ses cours, dit de manière
significative qu’« écouter la langue toscane de Calamandrei » était « une
fête pour l’esprit » (dans la nécrologie citée dans la note 18). M. Cappelletti parle du « charme d’un art oratoire cicéronien par sa clarté limpide
et démosthénien par sa rigueur logique et l’ardeur de ses idéaux » (op.
cit., p. 48).
21
On peut aujourd’hui voir la transcription de ce rapport, prononcé
devant le tribunal de Palerme le 30 mars 1956, dans P. Calamandrei, Costituzione et leggi di Antigone. Scritti et discorsi politici, avec une préface de
A. Galante Garrone et une notice biographique de M. Cappelletti, La
Nuova Italia, Firenze, 1996, pp. 53 ss. [Texte repris dans Piero Calamandrei, Éduquer, résister, Éditions de la revue Conférence, 2011 (NDLR).]
22
Rien d’étrange à cela, si l’on considère l’attention et l’intérêt qu’il
portait à leur préparation. Précisément, à ce propos, je dois à l’inoubliable Carlo Galante Garrone, témoin d’exception, une anecdote très
significative. À l’occasion d’un meeting de Calamandrei à Turin, en
grand ami qu’il était, il vint le saluer à son hôtel quelques heures avant.
Ils parlèrent, mais arriva un moment où, bien qu’il restât encore assez
de temps, notre auteur s’excusa de devoir se retirer dans sa chambre
parce qu’il devait, dit-il, préparer son intervention, qui n’en était
qu’une de plus parmi toutes celles de la campagne en cours.
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Enfin, cette heureuse symbiose entre le juriste d’exception et
l’homme à la sensibilité artistique que j’ai déjà évoquée donne
une preuve privilégiée de son existence dans la compilation de
ses Scritti e inediti celliniani23, rédigés et collectés au fil des ans, à
partir de la découverte d’un contrat d’édition des Trattati d’orfèvrerie et de sculpture de Benvenuto Cellini. Dans ses études sur
celui-ci, Calamandrei dit s’être occupé exclusivement des vicissitudes judiciaires dans lesquelles il s’était trouvé pris ; mais c’est
faux, car ces textes dont, par ailleurs, la forme s’accorde avec la
densité de leur texture culturelle, débordent amplement les
limites du juridique.
Piero Calamandrei commença la rédaction de son Inventario
della casa di campagna en août 1939. Des temps très durs, une véritable ambiance de tragédie, car aux atrocités du fascisme au pouvoir semblait devoir s’ajouter l’implication prochaine de l’Italie
dans le projet hitlérien, avec la guerre comme dénouement prévisible. Telle est la situation dans laquelle notre auteur, dans sa maison du Poveromo, sous les pins, face à la mer, cherche, lorsqu’il le
peut, un refuge dans l’écriture et plonge, avec une nostalgie profonde, dans le monde intérieur des souvenirs dorés de l’enfance.
Ainsi va-t-il tissant les pages de ce livre, jusqu’en août 1941 où il
en conclura l’écriture, des pages qui constituent un authentique
contrepoint à celles de son Journal, commencé presque en même
temps dans un même climat oppressant mais qui, lui, se penche
au contraire avec lucidité sur le quotidien des vicissitudes présentes, vécues avec un pessimisme prémonitoire des horreurs qui
attendent au seuil du présent, plus terribles encore. Malgré cette
synchronie, une différence aussi essentielle entre les contenus
des deux œuvres, toutes deux également personnelles, exprime
quelque chose de plus que ce qui relève de la seule différence
23
P. Calamandrei, Scritti e inediti celliniani, édités par Carlos Cordié qui
est également l’auteur d’une longue Préface au volume (La Nuova Italia, Firenze, 1971, 405 pp.).
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entre les genres littéraires concernés. Elle suggère l’existence du
projet de préserver les expériences qu’il était en train d’inventorier
de si belle manière et d’empêcher leur contamination par les événements contemporains ; quand bien même il est certain que la
volonté, la nécessité d’une telle immersion mélancolique dans le
monde rêvé des évocations du passé constitue aussi, justement
dans les déprimantes circonstances auxquelles on a fait allusion,
une certaine forme de présence réelle de celles-ci.
Traduction authentique de l’intimité de l’auteur, l’Inventario
della casa di campagna eut pour destin original d’être partagé
avec les amis, qui avaient probablement en commun avec l’auteur la même sensibilité et l’angoisse spirituelle qui l’envahissaient lorsqu’il l’écrivait. C’est ce qui fait que, comme l’explique
Silvia Calamandrei, le tirage fut limité à seulement trois cents
exemplaires — illustrés de très belles xylographies de Pietro
Parigi — diffusés dans ce milieu de relations proches, à l’occasion de Noël 194124. On possède le témoignage de l’ampleur du
plaisir des lecteurs grâce aux expressives lettres de remerciement25 qui, selon le jugement sûr de Barzanti, « dessinent
dans leur ensemble un réseau de relations et de rencontres qui
donne des noms et des visages à une Italie clandestine, libérale,
antifasciste, lettrée par passion personnelle plus que par fonction académique […], un cénacle humaniste invité à se promener — et à apprendre — dans un pays où le cœur des vivants bat
Dans « Nota della curatrice » » (p. XV), qui précède l’édition fac simile
de Le Balze (Montepulciano, 2002), qui intègre également un texte
introductif, « L’umidità dei ricordi », de Roberto Barzanti.
25
L’édition fac simile — grâce à l’heureuse initiative de Silvia Calamandrei — comprend une intéressante sélection des lettres de P. Pancrazi,
écrivain et critique littéraire ; de S. Satta, avocat et écrivain ; de D.
Valeri, poète ; de A. Jemolo, juriste insigne ; de A. Momigliano, critique
littéraire et professeur de littérature, renvoyé de sa chaire par les lois
raciales ; de R. Bianchi Bandinelli, professeur d’histoire ancienne ; de
A. Ruiz, juriste et homme politique ; de M. Praz, écrivain et professeur
de langue et de littérature anglaises, entre autres.
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intensément à l’ombre chérie des morts, et à résister en des
heures obscures et néfastes »26.
Après cette première et singulière édition, l’Inventario della
casa di campagna en connut une seconde, révisée et augmentée27,
dont le texte allait devenir définitif. En suivit une autre, avec une
préface de G. Luti28, qui fut ensuite rééditée. Il compte aujourd’hui une excellente traduction française — que l’on doit à Christophe Carraud, également l’auteur d’une très estimable préface —
dans une édition qui le met en page et l’illustre de manière charmante29.
L’Inventario della casa di campagna est un récit autobiographique d’une très haute qualité littéraire. L’auteur y collectionne,
ou, mieux, y assemble comme en un trésor, avec une extraordinaire délicatesse et, malgré l’élaboration très soignée, une authenticité singulière, un bouquet d’expériences enfantines précieuses
sur lesquelles se projette le regard nostalgique de l’adulte.
Il convient de dire que l’œuvre se déroule sur plusieurs plans.
L’un d’eux, le plus évident, descriptif, relevant par moments de la
peinture de mœurs, informe sur les aspects de la vie et de l’activité
des paysans avec lesquels l’auteur et sa famille développèrent des
relations pendant les mois de congé d’été. Ainsi en est-il lorsqu’il
évoque les réunions nocturnes autour du « grand pin », avec l’inévitable orientation des conversations vers les craintes superstitieuses qui préoccupent les petites gens. Ou lorsqu’il décrit le
débroussaillage des bois, la castration des ruches, le séchage des
R. Barzanti, op. cit., p. X.
Tumminelli, Roma, 1945. Cette édition se distingue de la première par
l’inclusion de quatre nouveaux chapitres rédigés entre septembre 1941
et le printemps 1944. Ce sont les chapitres intitulés « Procession » et
« Le Lac », qui forment aujourd’hui la partie II, et « En bateau » et
« Bœufs », qui furent ajoutés à l’actuelle partie IV.
28
Vallecchi, Firenze, 1989.
29
Inventaire d’une maison de campagne, traduction et préface de Christophe Carraud, Éditions de la revue Conférence, Paris, 2009, 320 p.
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fruits, le rituel de la cueillette des champignons, les conversations
que celle-ci provoque chez ceux qui reviennent au village avec le
baluchon de leur récolte, les foires au hameau, la chasse avec les
appeaux… Ou, enfin, lorsqu’il s’arrête sur la charmante description des particularités de la charrette typique de la région…
Il y a aussi, dans l’Inventario, toute une recréation picturale et
jusqu’à une théorie du paysage toscan. Appartiennent à la première des moments aussi délicieux que celui de l’interprétation
du chromatisme des champignons, une des passions de Calamandrei depuis la fascination qu’exerça sur lui, dans sa petite enfance,
la trouvaille du premier bolet. Pour ne rien dire de l’observation
du travail des bœufs et de la manière dont, aux différents étages
de terrasses de Montepulciano, les paires de bœufs s’acquittent de
la belle tâche de renouveler les couleurs de la campagna, les
retouchant par le labour. (Seul un excellent peintre, comme l’était
également Piero Calamandrei, pouvait percevoir quelque chose
d’à la fois aussi réel que subtil et évanescent, « la nuance bleutée
de l’argile remuée par la charrue », et remarquer que, à la suite de
cette action élémentaire, les terres labourées se revêtent de
« teintes » qui, « comme certains vernis de céramique, ont besoin
de la chaleur pour se manifester »). Enfin — ce serait la théorie du
paysage —, le contexte (spirituel et physique : dans cet ordre) et
l’objet récurrent de contemplation, ce sont les formes de la campagne de Toscane à laquelle, dit-il, « le dessin suffit pour être ellemême ». C’est pour cette raison que, faisant abstraction des
mythiques tonalités vertes et ocres qui ont fait la juste réputation
de beauté de cette région — c’est encore en artiste qu’il parle —,
il penche pour la gravure de la vision hivernale : quand les « stries
noires des cyprès se détachent, comme tracées au burin sur les
courbes des collines ou sur la cendre aride des oliviers », là où
« les choses ont acquis le don de la simplicité et de la mesure », où
il semble que « la nature aussi se surveille en refusant toute véhémence ». Sur la « terre discrète et songeuse », capable de concilier,
en un admirable équilibre, les extrêmes opposés de l’existence,
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mettant sur un pied d’égalité, « pour qui les regarde depuis les
coteaux […] les allées de cyprès qui mènent aux villas et celles qui
mènent aux cimetières ».
Mais dans l’Inventario della casa di campagna, aux côtés de
Piero Calamandrei enfant et adulte qui se répartissent les rôles
du souvenir de ce qui a été vécu et de la réflexion actuelle, se tient
un autre protagoniste essentiel, omniprésent et diffus. Il s’agit du
temps, dont l’auteur fait l’expérience angoissée, blessé comme il
l’est par « le sentiment d’adieu continué qu’il y a dans la hâte des
saisons, chaque fois plus inexorable »30. C’est lui le responsable,
dira-t-il, de « l’angoisse […] dont est fait chaque instant de notre
vie » ; la même angoisse lorsqu’il écrit, qu’à l’époque des
Étrusques qui le précédèrent dans sa contemplation de la mer
depuis le promontoire qui constitue l’un des derniers décors du
livre. Tout cela parce que « la naissance est une condamnation à
mort »31.
Nul doute que Calamandrei s’accorde avec le Quevedo des
Sueños pour penser que « mourir, c’est achever de mourir, […]
naître, commencer de mourir, et […] vivre, mourir en vivant »32. Son
observation — recueillie dans l’Inventario — selon laquelle l’enviable « et sûre sérénité, libre de lamentations et d’impatiences [est
seulement un privilège des] créatures innocentes [comme les
bœufs], vouées à vivre sans s’apercevoir qu’elles vivent et sans
conscience de ce qu’elles vont mourir », le confirme.
Dans son dialogue avec le gamin protagoniste des expériences qu’il rapporte, Piero Calamandrei adulte se montre
nostalgique de ce qui fut le temps de cet enfant, « lorsque
Maintenant in Piero Calamandrei, L’oro dei poveri e altri scritti letterari
(éd. De Claudi Forti), Ponte alle Grazie, Montepulciano, 1994, p. 58.
31
Cit. par A. Galante Garrone, Piero Calamandrei, op. cit., p. 24.
32
F. de Quevedo, Sueños y discursos de verdades soñadas, descubridoras de
abusos, vicios y engaños en todos los oficios y estados del mundo. Sueño de la
muerte, (éd. De Arellano), dans Obras completas en prosa, vol. I, tome I,
Castalia, Madrid, 2003, p. 404.
30
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n’était pas encore née cette lutte déchirante entre la conscience
angoissée de la vie qui se consume et l’impitoyable plaisir de la
voir brûler jusqu’au bout ». Un conflit supporté dans le déchirement, mais sublimé, vécu par un homme qui, se sachant créature éphémère, montra clairement aussi qu’il se savait capable,
en même temps, de transcender une telle condition grâce à son
propre effort créateur. Ce qu’il fit en effet, mû par l’aspiration
et nourrissant la tension vers un modeste au-delà du genre de
celui qu’avait conçu comme un idéal à usage personnel son
grand-père Giacomo lorsqu’il décida que ses rêves allaient l’attendre là où il les avait rêvés : comme les libellules argentées,
suspendues en l’air, attendaient le retour de l’eau à l’endroit
même qui avait jadis été celui du « Lac ». Dans le cas de l’auteur
de l’Inventario, j’imagine cet espace virtuel situé au point de
rencontre pluriel avec les lecteurs qui peuvent (en castillan
aussi, à présent) continuer d’être en communauté de sentiment
avec lui, grâce à la profonde qualité humaine et à l’intemporalité concrète de ses expériences qui, dans une forme aussi
généreuse que belle, constituent une partie de ce qu’il nous
lègue. C’est certain, ces expériences leur seront utiles, comme
elles le furent à cet inoubliable toscan, pour porter le regard au
loin dans l’horizon qui est le nôtre, horizon limité qui peut
aussi, comme il le montra admirablement, échapper à notre
étreinte.
L’Inventario della casa di campagna est caractérisé par toutes
ces choses, mais certainement aussi par beaucoup d’autres,
selon le plan où se situe chaque approche personnelle de ses
pages, pages, comme on l’a vu, d’une étonnante richesse en
implications éthiques et esthétiques. Jana Mrázková, à qui l’on
doit une étude minutieuse et pénétrante de l’œuvre, défend en
s’appuyant sur de solides raisons la thèse selon laquelle cette
œuvre « anticipe la poétique politique de Calamandrei et
occupe une place légitime dans la généalogie de sa rhétorique
publique »33. C’est une manière de voir tout à fait plausible, qui
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va dans le sens de la cohérence essentielle de l’auteur que l’on
souligne si souvent. Auteur qui, ne l’oublions pas, vécut les événements dramatiques qui se déroulaient au moment de la
rédaction du livre avec l’intensité et la tension morale et
civique que manifeste son impressionnant Journal — celui-ci
étant certainement le revers, et peut-être le meilleur complément de l’Inventario —, et qui fit irruption dans la vie publique
de l’Italie post-fasciste avec la vaillance et le bagage accrédité
par ses apports ultérieurs fondamentaux, qui se poursuivent
jusqu’au moment de sa mort, le 27 septembre 195634.
Perfecto ANDRÉS IBÁÑEZ.
(Traduit de l’espagnol par Sophie Iturralde.)
33
J. Mrázková, « L’“Inventario della casa di campagna” alle origini del
linguaggio dellà libertà », traduit et avec une introduction de Silvia
Calamandrei, Il Ponte, décembre 1997, pp. 69 ss ; la citation se trouve
p. 72. [Trad. fr. dans Conférence, nº 29, pp. xxx (NDLR)]
34
Sa bibliographie pour cette année-là compte vingt-cinq entrées en
tout (« Bibliographie », in Capelletti In memoria, op. cit., pp. 29 et 39).