Le discours orwellien de Barrick Gold
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Le discours orwellien de Barrick Gold
A 8 L E D E V O I R , L E L U N D I 2 9 S E P T E M B R E ÉDITORIAL 2 0 0 8 L’ÉCONOMIE AU QUÉBEC Que feront nos gouvernements? FONDÉ PAR HENRI BOURASSA LE 10 JANVIER 1910. FAIS CE QUE DOIS Directeur BERNARD DESCÔTEAUX Rédacteur en chef JEAN-ROBERT SANSFAÇON Vice-présidente, finances et administration CATHERINE LABERGE Directrice de l’information JOSÉE BOILEAU Directeurs adjoints de l’information PIERRE BEAULIEU, LOUIS LAPIERRE, JEAN-FRANÇOIS NADEAU Directeur artistique CHRISTIAN TIFFET Directrice, ventes publicitaires MANON BÉLAND Le Québec échappe à la récession, titraient les journaux de fin de semaine en rapportant les données publiées vendredi par l’Institut de la statistique. Pour être exact, il aurait fallu lire «échappait» puisqu’il s’agit des résultats du trimestre clos en juin dernier, soit quelques mois avant la crise financière américaine. Est-il encore possible de faire durer le beau temps? E n lisant les résultats du printemps dernier, on constate que c’est surtout grâce aux consommateurs et aux gouvernements si le Québec a gardé la tête hors de l’eau au cours du printemps dernier. Quand on sait que les dépenses des ménages, qui comptent pour 65 % du PIB, n’ont crû que de 0,7 % en termes réels, on comprend que le résultat global ait été si faible à 0,9 % en rythme annuel. Sans un taux de chômage très bas, un niveau de confiance étonnamment élevé et les riches programmes d’infrastructures des gouvernements, il est probable que le Québec aurait connu la récession. Ces brèves remarques permettent de comprendre que les prochains mois seront bien différents. D’ores et déjà, la crise financière américaine très médiatisée fait souffler un vent de méfiance, parfois même de panique sur la scène canadienne. Les cycles sont chose normale en économie de marché. Ce qui l’est moins cette fois, c’est que le ralentissement en cours est aggravé par la crise financière la plus profonde que nous ayons connue depuis les années trente. Il est donc à prévoir qu’au lieu de diminuer, comme c’est le cas en période de ralentissement, les taux d’intérêt et les conditions de crédit risquent de rendre l’accès aux capitaux plus difficile pour les entreprises et JEAN-ROBERT pour les ménages. SANSFAÇON Chômage à la hausse, épargne nulle, endettement élevé, consommation et investissements à la baisse... il ne reste plus que l’État pour jouer son rôle classique de régulateur de l’activité économique. Pour autant, bien sûr, que les gouvernements acceptent cette responsabilité. De façon prémonitoire, Québec investit cette année 7,6 milliards dans les infrastructures. Il faut maintenir ce rythme l’an prochain même si les revenus fiscaux ne sont pas au rendez-vous. Du côté d’Ottawa, libéraux et conservateurs promettent de garder le cap sur l’équilibre budgétaire. Or, si le prix du pétrole diminue au moment même où l’activité manufacturière ralentit, le chômage augmentera et les revenus fiscaux diminueront. La tentation sera forte de lancer une nouvelle série de compressions au pire moment du cycle économique. Il est trop tôt pour crier au loup, et on peut souhaiter qu’il ne soit pas nécessaire d’en arriver là. Mais il vaut mieux s’y préparer mentalement, car il serait ridicule de faire un dogme du budget équilibré si la situation économique requiert l’injection rapide de fonds pour relancer la machine. Grâce à la discipline budgétaire que Canadiens et Québécois se sont imposée depuis treize ans, nous avons retrouvé la marge de manœuvre indispensable à une intervention stratégique en cas de crise. N’oublions pas qu’il suffirait d’une chute de 1 % ou 2 % du PIB pendant quelques trimestres seulement pour faire grimper le chômage à des taux de plus de 10 % au Québec, puis au moins cinq ou six ans de reprise économique pour récupérer le terrain perdu. C’est là le pire scénario imaginable, celui que nous avons connu deux fois en moins de vingt ans et que personne ne veut revivre. PAUVRETÉ Le prix de l’inaction I l n’y en avait la semaine dernière, à l’occasion de l’Assemblée générale annuelle des Nations unies, que pour une certaine Sarah Palin, candidate républicaine à la vice-présidence des États-Unis, serrant des mains de chefs d’État pour se donner l’envergure internationale. En marge de cette infopub politicienne se tenait pourtant une réunion autrement plus importante sur les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) que les pays riches se sont fixés dans l’espoir de réduire de moitié, d’ici à 2015, la pauvreté dans le monde. Les OMD ont été adoptés en grande pompe en 2000: rendre universel l’accès à l’éducation primaire, éliminer la faim, faire reculer les grandes pandémies et la mortalité infantile… Des progrès ont bien été accomplis au cours des dernières années, mais ils demeurent bien trop inégaux d’une région à l’autre et bien trop fragiles pour que l’on puisse s’en féliciter. Pendant que la pauvreté recule en Asie, l’Afrique subsaharienne, épicentre de l’indigence, continue de sombrer. Pourquoi les progrès ne sont-ils pas plus soGUY lides et substantiels? D’abord, les montants de TAILLEFER l’aide au développement stagnent toujours à des niveaux nettement insuffisants au regard des besoins, malgré les belles promesses que font, sommet après sommet, les membres du G8. Facteur aggravant: certains pays, comme le fait le Canada en Afghanistan, n’ont pas de scrupules à faire passer des dépenses militaires pour de l’aide au développement. Ensuite, si la pratique de «l’aide liée» tend à diminuer, il reste que les pays riches continuent d’enrober leur altruisme de conditions qui rendent souvent moins service aux économies destinataires qu’aux gouvernements et aux industries donateurs. Enfin, la tendance est lourde dans le «système» de l’aide internationale de ne réagir qu’aux urgences et, donc, de démissionner devant les défis de la prévention et du développement à long terme. Témoin la crise alimentaire qui a mis en évidence l’état d’abandon dans lequel se trouve l’agriculture dans les pays pauvres. La semaine dernière, l’ONU a récolté 16 milliards de dollars en promesses d’aide, notamment pour lutter contre le paludisme, une maladie qui fait au moins un million de morts par année. «Ces engagements sont d’autant plus remarquables qu’ils sont donnés sur fond de crise financière internationale», s’est réjoui — béatement — le secrétaire général Ban Ki-moon. Sûr que la crise économique va rendre l’Occident encore plus pingre, Bernard Kouchner, ministre français des Affaires étrangères, a douché cet enthousiasme en déclarant carrément: «Nous mentons. Ces promesses de nouveaux fonds pour le développement, ce n’est pas vrai.» Comment ne pas faire le parallèle? Washington est en train de mettre au point un plan de sauvetage financier de 700 milliards, alors qu’il suffirait que l’ensemble des pays riches investisse une somme supplémentaire de 35 milliards par année dans l’aide au développement pour que l’atteinte des OMD devienne possible. gt a ille fer @ ledevoir.com L E T T R E S Un pays déshonoré C’est M. Vic Toews, ex-ministre de la «Justice» (ô ironie) dans le cabinet Harper, qui se permettait l’été dernier de dire de Louise Arbour qu’elle était une «honte» pour le Canada. Jeter ainsi l’opprobre sur cette femme qui a mené un combat incessant pour la justice et qui mérite toute notre admiration en dit aussi long sur l’entourage du premier ministre que sur Stephen Harper lui-même. Nous voici devant un gouvernement qui est le seul, parmi tous les pays occidentaux impliqués, à ne pas avoir rapatrié son ressortissant enfermé dans le camp de concentration de Guantánamo. Un gouvernement qui ne tient aucunement compte du fait qu’Omar Khadr était un tout jeune adolescent au moment des faits qui lui sont reprochés. Le seul gouvernement qui, en dépit du fait que le Canada a signé la Convention de Genève, renie sa parole et laisse croupir dans des conditions inhumaines un enfant-soldat. Le seul qui s’en remet à une parodie de justice pour évaluer la culpabilité de l’accusé. Rappelons, pour mémoire, que l’UNICEF, Amnistie internationale et l’Association du Barreau canadien, notamment, plaident pour le rapatriement d’Omar Khadr afin qu’il bénéficie d’un procès équitable au Canada. C’est ce même gouvernement qui ferme les yeux sur la torture: peu lui importe qu’un jeune adulte soit désormais psychologiquement détruit, sans doute à jamais après tant d’années d’exactions. On ne s’en rend pas encore compte, mais nous assistons en ce moment à une insidieuse érosion de nos droits, de notre liberté et de notre «démocratie», ce mot que Harper ne cesse de brandir et qui sonne si creux dans sa bouche. Voici venu le temps où aucune morale n’existe plus: on peut malmener, torturer, emprisonner arbitrairement un citoyen canadien selon le bon vouloir d’un chef de gouvernement jusqu’ici minoritaire (qu’en sera-t-il donc après le 14 octobre…). Nombre d’électeurs croient qu’ils trouveront le salut dans un parti qui prône la Vertu, la Loi et l’Ordre: ils ne voient pas que ce gouverne- ment a renoncé à ce qui faisait la réputation et la dignité de notre pays. La honte, M. Toews, elle est là, dans ce renoncement, et pas ailleurs. Louise Nepveu Roxboro, le 25 septembre 2008 Augmentons les subventions à la culture ! À ceux qui croient que les ar tistes sont trop gâtés, je dis que c’est votre âme que vous hypothéquez. Quand M. Harper ose dire (en anglais seulement): «Lorsque les gens ordinaires rentrent à la maison, allument la télévision et voient un groupe se plaindre que leurs subventions ne sont pas assez élevées, au cours d’un riche gala subventionné par les impôts des contribuables, je ne crois pas que cela les interpelle», il fait de la désinformation et s’amuse à titiller le gorille en nous. Moi, j’affirme qu’il faudrait plutôt augmenter les subventions à la culture. Ce qui ne m’interpelle pas: les défilés militaires (je préfère les galas subventionnés), les avantages fiscaux pour les plus riches, les sables bitumineux dont le coût d’exploitation en environnement est catastrophique, le nivellement par le bas que propose le discours harperien. Les artistes, par la pratique de leur art et grâce à leur rayonnement, contribuent à l’élévation des êtres humains. Ouverture et tolérance, autres visions du monde, solutions créatives aux problèmes quotidiens, humour et gravité nous permettent de prendre du recul et de prendre notre place dans un monde qui nous en laisse bien peu, où chacun a le sentiment que tout est joué et qu’il n’y a qu’à suivre le courant.. Ne soyons pas dupes! La culture n’est pas trop subventionnée, au contraire. Triste monde que celui proposé par les conservateurs, un monde gris, kaki et sable, sans rien qui dépasse, un monde simplifié pour un peuple qui aurait besoin qu’on lui mâche sa pensée. Jean-Marc Lefebvre Le 24 septembre 2008 L I B R E La majorité silencieuse de la culture Un débat sur le financement de la culture fait les manchettes et occupe la présente campagne électorale. Tant mieux. Mais un secteur de notre vie culturelle demeure toujours oublié. Qui se lèvera pour dénoncer les sommes de misère qu’on accorde aux petits musées, aux archives, aux fouilles archéologiques ou aux lieux historiques nationaux qui crèvent de faim? Quel politicien osera rappeler au gouvernement fédéral qu’il néglige ses monuments et ses bâtiments patrimoniaux? Qu’au Québec, comme au Canada, nous n’avons pas de véritables lois préservant effectivement notre patrimoine? Saviez-vous que le gouvernement français consacre trois millions et demi d’euros à la restauration du seul château de Chinon dans la vallée de la Loire? Chez nos voisins américains, il est écrit dans la Constitution de leur pays que la protection du patrimoine fait partie de la culture des Américains et que ce patrimoine doit être protégé par tous les citoyens, tous les élus et tous les départements gouver nementaux, et cela, en concertation. Au Québec, à la Fédération des sociétés d’histoire du Québec, au moins 40 000 personnes bénévoles regroupées dans 211 sociétés d’histoire, de patrimoine, d’archives et de généalogie se préoccupent de fouiller l’histoire, de préser ver avec trois sous des monceaux d’archives privées et de préserver des vestiges archéologiques. Ce sont elles, souvent, qui sont les chiens de garde de notre patrimoine, qui protestent avec l’énergie du désespoir lorsque promoteurs et décideurs lancent leurs bulldozers contre nos vieilles pierres et nos cimetières oubliés. À quand, une tribune pour l’histoire et le patrimoine? Louise Chevrier Société d’histoire de la seigneurie de Chambly et administratrice à la Fédération des sociétés d’histoire du Québec Le 25 septembre 2008 O P I N I O N Le discours orwellien de Barrick Gold COLLECTIF D’AUTEURS D ans son édition du 17 septembre, Le Devoir a publié une lettre de M. Patrick J. Garver, vice-président directeur de la minière canadienne Barrick Gold. Poursuivant une logique orwellienne, celui-ci affirme que la plus grande compagnie aurifère du monde a intenté une poursuite en diffamation de six millions contre trois auteurs et une petite maison d’édition sans le sou dans le but de lancer un «débat public transparent». S’il est vrai que les juges sont indépendants et impartiaux, ce n’est pas la vérité qu’ils jugent, surtout dans le cas de poursuites en diffamation, mais la loi. Sans surprise, cette différence fondamentale est complètement occultée par M. Garver. Car, pour Barrick Gold, la meilleure façon de mener un débat public serait-elle de mener à la ruine quiconque ose soutenir une position contraire à la sienne? Peu importe l’issue du procès, les auteurs et l’éditeur du livre Noir Canada devront dépenser des sommes considérables afin de préparer leur défense et de lutter, à armes très inégales, contre une armée d’avocats soutenus par les poches presque sans fond de la minière. La tactique, dans ces luttes inégales, est d’ailleurs souvent de ruiner les défendeurs afin d’imposer un règlement à l’amiable qui bâillonnera l’opposition en plus d’effrayer quiconque osera se pencher à nouveau sur la question. Si Barrick Gold voulait vraiment un débat public, c’est devant l’opinion publique qu’elle aurait dû présenter sa vision des faits. Contrairement à ce qui se fait dans plusieurs des pays où travaille Barrick Gold, les débats au Canada se font normalement par l’échange d’idées et non à coups de matraque. Il suffisait donc à la minière d’ouvrir ses livres, ses dossiers et d’établir un vrai débat, à travers les journaux, les médias, les publications et le financement d’équipes de recherche indépendantes qui auraient pu faire la lumière sur la question. Mais Barrick Gold semble ne pas faire confiance à l’opinion publique et rejette du revers de la main les pétitions et lettres de soutien aux auteurs de Noir Canada. Peut-être M. Garver pourrait-il expliquer comment il peut à la fois demander un débat «public» tout en méprisant les opinions de ce même public? Dans le monde du vice-président, il semble que ce mot désigne seulement les avocats grassement payés et non l’ensemble des Canadiens; voilà une vue plutôt étroite du concept. En démocratie, même les détracteurs ont droit à la parole. Ce que ne comprend pas — ou ne veut pas comprendre — Barrick Gold, c’est que le public qui soutient les auteurs et éditeurs de Noir Canada le fait avant tout parce qu’il rejette la manière brutale de la minière. Ce public est prêt à entendre Barrick et à juger, mais sur la base d’échanges civilisés d’arguments, et non dans le cadre de ce que plusieurs perçoivent comme une poursuite-bâillon (poursuivant le «débat public», Barrick Gold vient d’ailleurs de déposer une mise en demeure à l’endroit des auteurs de Noir Canada leur intimant de cesser l’utilisation de ce terme…). Le Devoir, 29 septembre 2008 p. A8 Au-delà du discours surréel de M. Garver, la poursuite de Barrick Gold est une attaque directe contre la liberté de recherche universitaire et la quête de vérité, essentielles à toute société démocratique. Elle nie, en bloc, le droit à la citation de sources crédibles et au débat sur les faits et les interprétations, qui représentent la base même du travail intellectuel. S’il est impossible d’étudier et de discuter de sujets qui déplaisent aux riches entreprises de ce monde dans un pays comme le Canada, sous peine de poursuites à répétition, qui pourra le faire? Si Barrick Gold voulait vraiment un débat public et transparent, elle pourrait le faire en suivant les normes scientifiques utilisées par les auteurs de Noir Canada. Elle a un droit de réplique. Le milieu universitaire, auquel nous appartenons, sait depuis longtemps gérer les débats et les désaccords et résoudre les conflits. La poursuite démesurée de Barrick Gold montre clairement que, contrairement à ce qu’elle prétend, elle n’a aucune envie d’un débat transparent. C’est une perte pour le monde universitaire, tout comme pour le débat public au Canada, et il est temps que les gouvernements mettent en place des dispositifs limitant ce genre de poursuites abusives. Ont signé ce texte: Pascale Dufour, Denis Monière, Normand Mousseau, Christian Nadeau et Michel Seymour, tous professeurs à l’Université de Montréal, de même qu’Isabelle Baez, chargée de cours à l’UQAM.