alfred de vigny ((la colére de samson))
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alfred de vigny ((la colére de samson))
A L F R E D DE VIGNY ET ((LA C O L É R E D E S AMS ON) ) PAIl HANS S Ø R E N S E N I Le caractére re strein t de l’æ uvre poétique d ’Alfred de Vigny nous renseigne su r u n tra it fon d am en tal de son tem peram ent. II était peu productif, sans l ’im agination créatrice d ’un V ictor H ugo; il n ’avait pas n o n plus la faculté d ’un L am a rtin e de fa ire un n o m bre illim ité de vers fluides et beaux. D ans la vie m ilitaire il devait ap p o rter une santé débile et u ne constitution peu robuste, et de m ém e la carriére littéraire ne le tro u v ait pas m ieux équipé. D ans les deux dom aines il devait faire u n effort exceptionnel p o u r s’im poser; toutefois il y d éployait u ne p assion obstinée, a y a n t to u jo u rs cette attitu d e noble å laquelle l’av ait destiné sa naissance et son éducation. Les idées q u ’il a essayé d ’exprim er dans sa poésie ne lui sont pas, en général, personnelles. II fu t u n lecteur in fatig ab le de la jeune littéra tu re frangaise et anglaise, sac h an t B yron p a r cæ ur, p u isan t chez lui et chez C h ateau b rian d beaucoup de ses sujets. Ainsi les m otifs de ses poem es sont presque p a rto u t d ’origine littéraire, et n o n seulem ent les m otifs lui viennent d ’au tru i, m ais encore les élém ents principaux de la stylisation de ces m otifs: sym boles, m étaphores, comparaisons. On p eu t expliquer cette p artic u la rité du tem p éram en t artistiq u e de Vigny p a r le fa it q u ’il n ’a jam ais, dans son enfance et dans sa p re m iere jeunesse, vécu dans l ’intim ité de la n a tu re ; c ’est l ’explication que donne E d m o n d E stéve dans son livre sur la pensée et l ’a rt de Orbis Li tterarum 1 2 HANS SØRENSEN V ig n y 1). Nous ne contestons pas que le. fa it d ’étre am ené de Loches å P aris å dix-liuit mois, et d ’avoir vécu dans la capitale les années decisives de son développem ent, dans line fam ille d ont la vie, réunie a u to u r du foyer, fu t quelque chose d ’intim e et de significatif, eut une rép ercu ssio n dans la fo rm atio n et su r la destinée de Vigny. P o u rtan t, rin flu en c e du m ilieu ne sau rait jam ais, å elle seule, d onner å une destinée h u m ain e sa direction principale. II fa u t bien re co u rir aux élém ents in tim em ent individuels de 1’au teiir en question p o u r exp liq u er son visage dans la littératu re, c ’est le genotype qui est le p o in t de d ép a rt ou le centre de tous les élém ents apportés p a r le m ilieu, p a r les „influences“ . II est b ien vrai que l ’o rien tatio n générale d ’u n e époque se retro u v e presque to u jo u rs chez l’individu qui particip e aux m ouvem ents littéraires de son tem ps; ainsi A lfred de Vigny est qualifié com m e l ’ém ule le plus ca ractéristiq u e du b yronism e en F ran c e (voir en particu lier le livre de Louis R eynaud sur le ro m an tism e)2). Cette opinion du critiq u e est tres juste, et elle ne sau rait étre réfutée. P o u rtan t, il faut défm ir l’a p p o rt personnel de Vigny, sa facon å lui de tran sm ettre l’h éritag e littéraire incontestable. Le sen tim ent de la n a tu re était fo rt peu développé chez lui; si la vie citad in e de ses jeunes années ne suffit pas p o u r expliquer son aversion m anifeste co n tre la n atu re , il fa u t re g a rd e r les élém ents les plus intim es de son étre, sa „faculté m aitresse". Celle-ci est le penc h a n t vers l ’app ro fo n d issem en t de la vie in térieure, la tendance å développer les forces du caractére. II est vrai que Vigny sentit de bo n n e h eu re la vocation m ilitaire, il réva de devenir u n bom m e d ’action. II est bien vrai encore, que les circonstances ne lui p erm ire n t pas de réaliser ce réve. Mais ce qui im porte, c ’est que Vigny, de santé chétive, av a it la faculté de m obiliser sa ferm eté d ’åm e p o u r faire face au x fatigues de la vie m ilitaire, ce q u ’il fit toujours avec courage. E d m on d E steve: Alfred de Vigny. Sa p ensée ct son art. P aris 1923. 2) L ouis R eynaud: Le R o m a n tis m e des origines Anglo-Germ aniques. Inftuenees étrangéres ct tra d itio n s nationales. Le ré veil du génie frangais. P aris 1926. p. 225, 236 („chez V igny le b yron ism e est entré dans les m o e lle s“), 253. Cf. aussi E d m ond E steve: Ihjron et le R o m a n tis m e frangais. Essai sur la fo rtu n e et l’influence de B y ro n en F rance de 1812 å 1850. P aris 1907. v ig n y : la colére de 3 sam son Ainsi il cra c h a it le sang aprés avoir com m andé son peloton d ’instr u c tio n 1), et il p re n a it soin que personne ne le sut. P o u r se déten d re des odieuses journées de garn iso n il s’enferm ait, lisait, m éditait, c’était lå une atm osphére qui lui convenait, car å vrai d ire il n ’était pas fa it p o u r vivre p arm i les hom m es rudes de l ’arm ée: . J ’étais né doué d ’une sensibilité fem inine. J u s q u ’å quinze ans je p leurais, je versais des fleuves de larm es p a r am itié, p a r sym pathie, p o u r un e fro id e u r de m a m ere, u n ch ag rin d ’u n aini, je m e prenais å tout et p a rto u t j ’étais repoussé. Je m e ren ferm ais com m e une sensi tive. L a vie, 1’arm ée rude et forte achevérent de clore le cercle de fer d o n t j ’en to u ra i m on cæ ur. — Je serrai dans ce cercle inexorable la sensibilité qui était en m oi et l’orgueil d oubla m a volonté. L a puissance de m a volonté est im m ense. Elle dom ple m es organes com m e des roseaux, leu r 6te et leur ren d la vie å son g r é ........ L ’im agination m ém e, je m e suis ap p ris å la ferm er d ’une écluse im m uable lorsque je le veux et å ro u v rir ses flots q u an d j ’ai décidé q u ’elle pouvait s’écouler 2). Cette citation nous renseigne largem ent su r le tem péram en t de l ’au teu r. II ne se connaissait pas 1'h u m o r lib érateu r, il était de n a tu re „in trospective“ , et le pessim ism e —- avec l’orgueil qui en est in sép arab le — ne ta rd a it pas å se m an ifester dans son attitu d e envers ses contem porains com m e dans son æ u v re littéraire. Ce pessi m ism e n ’est pas quelque chose d ’acquis, il est ap p o rté en naissant, et Vigny lui-m ém e en parle å plusieurs reprises („Je suis né pessim iste“ )3). C’est ce p en c h an t inné qui lui fa it éviter a u ta n t que possible les soirées des villes de garnison. II était d an seu r distrait, n ’a y a n t pas le don de la conversation sans b u t; il était p lu to t tacitu rn e, il ne cau sait que p a r boutades souvent m alicieuses. Ainsi il 1) voir F ern an d B aldensperger: Alfrccl de Vic/nij. P aris 1929, p. 24— 25. Cf. Journal d ’un P o e te (éd. B aldensperger) p. 201: J’etais m alade en 1819. Je crachais le sang. Mais com m e, å force clc jeu n esse et de courage, je m e tenais debout, m arch ais et sortais, il fallu t continuer le service ju sq u ’å la m ort.“ — .,Je m arch ai une fo is d ’A m iens å P aris par la pluie avec m on B ataillon, crachant le sang sur toute la route et dem and ant du lait å toutes les chaum iéres, m ais ne disan t rien de ce que je souffrais. Je m e la issa is dévorer par le vautour intérieur.“ 2) Journal d ’un P oete, p. 254s. 3) Cf. „L’ennu i est la m aladie de la v ie “. Journal d ’un P o e te , p. 255 et 326. 1* 4 HANS SØRENSEN n ’eut pas de g ran d s succes fém inins dans sa je u n e s se 1), et il ne fau t pas s ’éto n n er q u ’il ait pu écrire: „Je fus h eu reu x d ’etre dans u n regi m en t qui souvent m ’éloignait de P aris dans la saison des bals et des plaisirs les plus couteux . . . “ ") Nous ne doutons pas que la question arg en t a joué u n tres g ran d role p o u r le jeune gentilhom m e qui app a rte n a it å une fam ille peu fortunée, m ais la raiso n la plus authentique de sa reserve fu t son p ro p re caractere contem platif. II y a bien des traits å relever sur ce tem p eram en t co n tem p latif de Vigny. R appelons d ’ab o rd ses ra p p o rts avec V ictor Hugo. Com me toutes les åm es nobles et introspectives, Vigny avait le besoin d ’une am itié in tim e et exaltée. Ainsi, des le début, ses relations avec Victor H ugo fu re n t des plus chaleureuses, tém oin plusieurs lettres de Vigny destinées å H u g o 3). P o u rtan t, nous y distinguons déja 1’åm e susceptible de Vigny. P eu å peu leurs relations se refroidissent, H ugo est bien to t le chef de la nouvelle école littéraire, et å p a rtir de 1827, l’année de C rom w cll, l ’am itié devient de plus en plus distante, ré m u la tio n am icale se tran sfo rm e en rivalité, voire jalousie et rancune, su rto u t de la p a rt de Vigny qui, en secret, avait révé d ’étre le chef de l ’école rom antique. II est vrai que Vigny fut un in itiateu r, ses Poem es (1822) tém oignaient de plus de revolution littéraire et stylistique que les Odes de V ictor H ugo, publiées la m ém e année, et qui regurent les louanges de la critiq u e officielle, ju stem en t å cause de leu r style tra d itio n n e l4). Mais la p ro ductivité de Victor llu g o fu t aussi grande que sa perfectibilité littéraire; bien to t il av ait fa it des poém es „ro m an tiq u es“ , d o n t le su jet était tiré du Moyen Age (tout com m e dans Le Cor ou dans La Neige d ’A lfred de Vigny). ]) La belle D elp h in e Gay s ’était épris du jeune officier (1822), et il parait que V igny a été charm e par cette „Muse de la patrie". D even ue Mme Girardin, elle note å l ’o ccasion du poém e N a polin e qui racon te cet episode: „Alfred n’osait parler de m oi a sa m ere parce que jétais pauvre et qu’elle m ’aurait refu sée.“ Voir C o rresp on d an ce I‘“r volum e (éd. B aldensperger), p. 25. 2) Cit. F ernand B aldensperger: A lfred de V igny, p. 31. 3) V oir p. ex. une lettre datant de fevrier 1823, C o rresp o n d a n ce I, p. 32. „Bonjour, m on cher et bon Victor. Que de ch o ses n ’ai-je pas å vou s dire?“ „Adieu, em b rassez-m oi. B ien tot ce sera pour tout de bon que vous le ferez.“ p. 34. 4) Cf. P aul V. Rubow: V ictor H ugos L yrik. Stu d ie r over de ældre D ig tsa m lin ger. C openhague 1943, p. 8. v ig n y : la colére DE SAMSON 5 L a p réface å C rom w ell m it Ilugo å la tete de la jeune littératu re, et des ce m om ent, Hugo p u b lia sans in terru p tio n s une série d ’æ uvres qui le plaga dans une classe å p art. Le succes d ’H ernani (1830) assu ra définitivem ent la victoire littéraire de Victor Hugo, en m ém e tem ps que la révolution de 1830 acheva la brouille entre lui et A lfred de Vigny. Bien que celui-ci o b tin t u n g ra n d succes auprés du public avec son C hatterton, joué le 12 février 1835, il recom m enga b ien to t de sen tir son isolation. 11 n ’avait pas en lui les élém enls nécessaires p o u r u tiliser ce succes, et il ne savait pas appeler et re te n ir l’ap p ro b atio n du public å laquelle il aspirait. II s’isolait de p lus en plus d an s sa „to u r d ’ivoire“ , ou il pouvait lire et réfléchir, inv en ter et re p re n d re de m ultiples projets de poém es, de rom ans, de piéces de tliéåtre. U n a u tre exem ple du tem p éram en t co n tem p latif de Vigny est ses ra p p o rts avec M arie Dorval. On sait que le poete connaissait cette actrice depuis longtem ps, q u an d il se décida enfin å se déclarer; il av a it regu des in vitations å diner, il avait eu bien des rendez-vous avec l’actrice chez elle et dans sa loge: to u t le m onde savait q u ’il était sous le ch arm e de Mme Dorval. P o u rta n t, ce fu t elle qui lui d o n n a la réplique: „Q uand done les p aren ts de M. le com te viendrontils en cérém onie dem an d er m a m ain p o u r M onsieur leur fils?“ L a cru d ité de ce propos n ’était pas atténuée p a r le ton u n peu vulgaire de cette actrice que Vigny ap p elait en octobre 1830, å l’époque de L a M aréchale d ’Ancre, „La prem iere trag'édienne ex istan te“ ! II est v rai que Vigny ne ta rd a pas å la p ren d re au m ot, m ais il est bien ca ractéristiq u e q u ’il n ’a pas pu se résigner å ro m p re la glace luim ém e. Bien que byronien convaincu, il ne fu t pas u n Don J u a n ; il n ’av ait rien du viveur cynique p ro p re å l ’époque, type qui s’épanouissait p leinem ent d ans les ro m an s senlim entaux. Chez Balzac, nous trouvons égalem ent u n g ran d n om bre de Don Ju a n , type qui s’accorde bien å l ’ironie de la Comédie H um aine; toutefois, B alzac, g ra n d connaisseur d ’åm es, a aussi peint le type co n tem p latif qui s’a ttard e dans les prélim inaires et qui ne se risque p as en dehors du cercle m agique de sa p ro p re åm e, sans l’aide d ’un c a m a rad e de jeu, plus ro b u ste que lui. D ans Illusions Perdues com m e dans M ém oires de deux Jeune s m ariés, le ro m an cier présente l ’a u teu r 6 HANS SØRENSEN D aniel d ’A rthez, qui, dans Les Secrets de la Princesse de Cadignan, est p o rtra ité d ’une m aniére m agistrale. Le p o rtra it m o n tre ta n t de ressem blances avec A lfred de Vigny q u ’il fau t croire que B alzac a em ployé celui-ci com m e m odéle: . il esl de ces au teu rs qui, tot ou tard , sont m is å leu r vraie place.“ „Sa m aison est un couvent, ou il m ene la vie d ’u n B énédictin“ . „D ’Artliez est u n de ces étres privilégié chez lesquels la finesse de l’esprit, l’étendue des qualités du cerveau, n ’excluent ni la force ni la g ra n d eu r des sen tim en ts.“ „P en d an t longtem ps les trav a u x écrasan ts p a r lesquels il p ré p are le te rra in solide de ses glorieux ouvrages, et le froid de la m isere fu re n t u n m erveilleux p ré se rv a tif“ 1). O n ne sa u ra it pas définir le type de Vigny d ’une m an iére plus fine et plus précise. D ans le m ém e rom an, le récit de la stratégie am oureuse de la p rin cesse D iane et de la naiveté rav issan te du célébre auteur, qui se débat dans les réseaux fins que lui tisse la rusée princesse, nous présente le type m ém e de fh o m m e contem platif. Vigny ne se résigne å p re n d re ce que M arie D orval lui avait o llert que q u an d elle lui donne la réplique elle-m ém e; de son coté, D aniel d ’A rthez n ’ose pas se déclarer, av a n t que la princesse Diane, elle-m ém e prise dans ses propres filets, doucem ent et en tu to y a n t son am an t, lui avoue q u ’elle l ’aim e. II est ca ractéristiq u e p o u r le contem platif, p o u r le schizothijm e com m e disent les psychiåtres, q u ’il n ’a pas to u jo u rs la faculté de ju g er å sa juste v aleu r l’im pression q u ’il fait lui-m ém e su r son entourage. Ainsi, å l ’occasion de sa réception å l’Academ ie, Vigny ne co m p rit pas tout de suite rim p ressio n que fit su r l’auditoire son long discours, lu Irés lentem ent et d ’une m an iére o stentatoire; il ne com p rit pas n o n plus to u t de suite la réactio n de l ’assem blée au discours du com te de Molé qui fut, selon le tém oignage de S ain te-B eu v e2), une sorte de vendetta, p a r le ton m ém e d ont il fu t prononcé, p a r les inflexions de voix qui créaient une entente p a rfa ite en tre l’o ra te u r et l’assistance, lassée p a r le discours guindé et trop long d ’A lfred de Vigny. Ce ne fu t q u ’aprés la seance que Vigny se re n d it com pte de ce 1) V oir B alzac: CEuvres C o m p lé tes (éd. Conard) XVI (1913), p. 317 ss. 2) Voir: Les Grands Écrivtuns Francais p a r Saintc-Bcuve. É tu d e s d e s Lundis ct de s P o rtra its classé es selun un ordre n o u veau et ann otées par Mau rice Allem. X IX c siecle, L es P o e t es I (1926) p. 229— 238. v ig n y : la colére DE SAMSON 7 qui s’était passé. Gomme tous les introspectifs susceptibles, Vigny n ’av ait p as la faeulté d ’étab lir un contact im m édiat avec son public. Tous les traits que nous venons de relever s’orientent vers cette co n statatio n que Vigny, com m e type psychologique, est nettem ent schizothym e, introspectif. 11 va sans dire que ce traits fo n d am en tal de son caractére se révélera, si nous étudions son trav a il littéraire. R appelons que D aniel d ’Artliez p ré p a ra p en d a n t longtem ps ses „glorieux ouv rag es“ . C’est la m ém e m éthode de trav a il que nous révéle la lecture du Journal d ’un Poete. De projet en pro jet, de sym bole en sym bole, le dessin d ’une æ uvre se précise p a r étapes lentes et laborieuses. L ’exem ple le plus fra p p a n t est le poém e qui tra n sc rit l ’expérience douloureuse de Vignv dans le dom aine de 1’am oiir: La Colere de Sam son. II Le 24 octobre 1829 le T h éåtre F rangais jo u a p o u r la prem iere fois Le More de Venise, Othello, a d a p ta tio n de S hakespeare p a r A lfred de Vigny. Le role de D esdem ona était in terp rété p a r Mile M ars. II a du étre joué plus ta rd p a r M arie Dorval, å qui, en jan v ier 1830, å l’occasion de la publication en lib rairie de la piéce, A lfred de Vigny av ait écrit quelques vers en tete de l’exem plaire q u ’il lui adressa: Q u el fu t ja d is S h a k e s p e a r e ? — O n n e r é p o n d r a p a s. Ce liv r e e s t å m e s y e u x l ’o m b r e d ’u n d e se s p a s, R ie n d e p lu s. — Je le fis e n c h e r c h a n t su r sa tr a ce Q u e l fa n to m e il s u iv a it d e c e u x q u e l ’h o m m e e m b r a sse , G lo ire — fo r tu n e — a m o u r —- p o u v o ir o u v o lu p té ! R ie n n e tr a h it s o n c æ u r , lio r m is u n e b e a n té Q ui to u jo u r s p a s s e e n p le u r s p a r m i d ’a u tr e s fig u r e s C o m m e u n p å le r a y o n d a n s le s fo r e ts o b s c u r e s, T r is te , s im p le et te r r ib le , a in s i q u e v o u s p a s se z , L e d é d a in su r la b o u c h e et v o s g r a n d s y e u x b a is s e s 1). C’est le p rem ier p o rtra it, tracé p a r A lfred de Vigny, de l ’actrice qui d evait jo u er un si g ran d role dans la vie du poete com m e dans l’his*) P oem es, CEuvres C om pletes I (éd. B aldensperger), p. 352. 8 HANS SØRENSEN toire du th é a tre ro m an tiq u e en F rance. Au cours de l’été 1830 x), Vigny écrivit une piéce originale, La M aréchale d ’Ancre, q u ’il destinait a M arie D orval. L a piéce fu t lue le 5 octobre, dans l ’aprés-m idi, chez Mmc Dorval, et encore le 9 o c to b re 2); p o u rta n t le d ra m a ne fu t term iné q u ’å la fin du m ois d ’octobre, tém oin une note du Journal, datée le 12 n ovem bre 1830: L e 30 o c to b r e , j ’ai te r m in é u n d r a m e e n c in q a c te s: la M a r é c l u d e d ’A n c r e , c o m m e n c é le 2 a o u t d e c e tte a n n é e . J ’y tr a v a illa is p a r b o u ffé e s et p a r cap r ic e s. J e 1 a i fa it p o u r M m e D o r v a l; je la c r o is la p r e m ie r e tr a g e d ie n n e e x is ta n te . C’e st u n e fe m m e d e v in g t-n e u f a n s, p a s s io n n é e et s p ir i t u e ll e 3). L a prem iere lecture de la piéce chez Mmc D orval n ’a été pour le poéte qu une „éphém éride litté ra ire “ 4). m ais au cours du m ois d ’octobre, il a cap itu lé devant le ch arm e de l ’actrice: .. passionnée et spiritu elle“ . C’est encore l’au teiir d ra m a tiq u e qui voit en elle l’in terp réte idéale de ses æ uvres théåtrales, p o u rtan t, nous sentons déja que le poéte co n tem p latif s ’était épris du ch arm e fém inin de l’a c tr ic e 5); n ’oublions pas 11011 plus que l ’état de santé de sa fem m e devenait de plus en plus grave, et q u ’il avait noté dans son Journal le projet d ’une „tragedie su r l ’a d u lté re “ b). 11 avait le besoin d ’éch ap p er å la tristesse d un m ariag e qui n ’avait pas réalisé ses espérances. A la fin de 1830, Vigny envoie å Mme D orval un petit album , richem en t relie, co n ten a n t les deux „élévations“ Paris et Les A m a n ts de M o n tm o ren cy, et, de plus, u n poém e qui est adressé å l ’a c tric e 7) A v o u s le s c lia n ts d ’a m o u r , le s r é c its d ’a v e n tu r e s, L e s ta b te a u x a u x v iv e s c o u le u r s . *) „D epuis le l er aout ju sq u ’au 27 septem bre, j ’ai fait La Maréchale d ’Ancre, dram e en p rose.“ Journal d ’un P oéte, CEuvres C om pletes VI, p. 118 (.30 se p tem bre). 2) Voir T h é atre II, (E uvres C om pletes IV2 p. 355. Cf. lettre å A ugustin Soulié, le 4 octobre 1830: „D em ain å 1 h. apres-m idi, je lirai le D ram e entier chez Mme D orval.“ Correspo n da n ce I, (E uvres C om pletes V II1, p. 232. 3) Journal d ’un P o éte I, CEuvres C om pletes V I1, p. 121. 4) F. B aldensperger, dans C o rresp o n d a n ce I, CEuvres C om pletes V II1, p. 232. 5) V igny écrit que M">e D orval avait 29 ans; en réalité, elle avait 31 ans. Né le 27 m ars 1797, V igny lui-m ém e avait 33 ans. 6) V oir Journal d ’un P o é te I, CEuvres C om pletes V I1, octobre 1829.) 7) Voir P o ém es , CEuvres C om pletes I, p. 352. p. 70 (septem bre— v ig n y : la colére de sam son 9 L a piéce est écrite dans u n style fo rt soutenu, avec des elegances m étaphoriques: R e in e d e s p a s s io n s , q u i d e u x f o is sa v e z v iv re , P o u r v o u s le jo u r , p o u r to u s le so ir. D éjå le poete s’est ren d u com pte d ’u n tra it essentiel de la psychologie de M arie D orval: R ia n t c h a q u e m a tin d e s la r m e s q u e la v e ille V o u s f ite s to m b e r d e n o s y e u x . Com m e 011 le voit, Vigny n ’est pas aveugle, il s’est bien re n d u com pte de la versatilité extrem e du tem p eram en t de M arie Dorval. P o u rtan t, tout cela n ’est dit que p o u r la com bler d ’éloges: V iv e z d a n s l ’art d iv in et d a n s la p o é s ie C o m m e u n p h é n ix s o u s u n c r ista l. „Un ph én ix sous u n cristal!“ — c ’est le prem ier sym bole que trouve le poete p o u r p eindre la fem m e qui devait lui faire vivre u n épisode tem pétueux, p o u r ne pas dire q u ’elle fu t sa destinée. Ce ne fu t pas å M arie D orval q u ’échut le role de la M aréchale d ’Ancre. Le poete n ’av ait pas pu im poser sa volonté å la direction de l’Odéon; ce fu t Ml,e Georges qui in te rp ré ta le role. P o u rtan t, dans le sonnet qui accom pagne l’exem plaire envoyé å M arie Dorval, Alfred de Vignv l ’assu re de sa fidélité: x) S i d e s s ié c le s m o n n o m p e r c e la n u it o b s c u r e , Ce liv r e , é c r it p o u r v o u s , so u s v o tr e n o m v iv ra . II reg rette q u ’elle ne soit pas devenue la prin cip ale in terp réte de la piéce: D ’a u tr e s y e u x o n t v e r s é v o s p le u r s. — U n e a u tr e b o u c h e D it d e s m o ts q u e j ’a v a is su r v o s lé v r e s r a n g é s. L ’in sp iratio n poétique est exprim ée p a r la m étap h o re de la source, et d ’un e m an iére élégante, Vigny ch an te sa m use: . . . M a is to u jo u r s å la so u r c e , V o tr e n o m b ie n g r a v é se lir a s o u s le s e a u x . *) V oir P o em es , CEuvres C om pletes I, p. 353 (26 ju illet 1831). 10 HANS SØKENSEN Ce sonnet est congu com m e 1111 poem e g alan t adressé p a r u n co u rtisan å sa d am e de cæ ur. L a fro id eu r élégante et officielle de Vigny se laisse m esu rer si nous en rap p ro ch o n s la fra ic h e u r å la fois naive et consciente du sonnet de R onsard: Q u a n d v o u s se r ez b ie n v ie ille , a u so ir , å la c h a n d e lle , A s s is e a u p r é s d u fe u , d é v id a n t et fd a n t, D ir e z c h a n ta n t m e s v e rs, e n v o u s e sm e r v e illa n t: R o n sa r d m e c é lé b r o it d u te m p s q u e j ’e s to is b e lle . D ans le sonnet de Vigny, l ’attitu d e conventionnelle ne p erm et pas 1’ép anouissem ent des im ages; celle de la source se développe avec une rh é to riq u e assez terne: L a s o u r c e e n ja illis s a n t e s t b e lle , e t p u is a r r o s e U n d é se r t, d e g r a n d s b o is, u n é ta n g , d e s r o se a u x ; A in si j u s q u ’å la m e r o u v a m o u r ir sa c o u r se . Ic i d e s tin p a r e il. — M a is to u jo u r s å la so u r c e V o tr e n o m b ie n g r a v é se lir a s o u s le s e a u x . „Ici d estin p a re il“ ! L a lo u rd eu r didactique com binée avec l ’élégance de rh o m m a g e est déroutante. Vigny ne savait pas, com m e B audelaire, co nférer au x m étaphores et aux com paraisons de la dédicace u n a ir de m ystique am ere et de poésie: J e te d o n n e c e s v e rs a lin q u e si m o n n o m A b o rd e h e u r e u s e m e n t a u x é p o q u e s lo in t a in e s E t f a it r e v e r u n so ir le s c e r v e lle s h u m a in e s , V a is s e a u fa v o r is é p a r u n g r a n d a q u ilo n , T a m é m o ir e , p a r e ille a u x fa b le s in c e r ta in e s , F a tig u e le le c te u r a in s i q u ’u n ty m p a n o n , E t p a r u n fr a te r n e l et m y s t iq u e c h a in o n R e ste c o m m e p e n d u e å m e s r im e s h a u ta in e s . Les vers de Vigny trahissent l ’em pressem ent de l ’a u te u r qui veut s’excuser cofite que coute, devant la belle actrice de talent. Aussi Vigny est-il u n peu vexé d ’avoir eu å céder å Mlle Georges le role de la M aréchale; il p a ra it q u ’il a du écouter les avis d ’A lexandre D um as v ig n y : la colére de sam son 11 ain si que ceux de S ain teB eu v ex). Bien q u ’il ad m ire M arie D orval actrice, il n ’est pas encore le so u p iran t qui fa it to u t ce que sa m a i tresse lui dem ande. N ous pouvons en ra p p ro c h e r le style du petit billet qui accom pagne la b ro c h u re et le m an u scrit de La M aréchale cVAncre, envoyés å Mme D orval: „ J ’irai a u jo u rd ’hui diner avec vous, selon votre gracieuse invitation, et vous suis m ille fois dévoué“ 2). Ce n ’est encore que de la politesse chevaleresque. P o u rta n t, ses ra p p o rts avec l ’actrice ne ta rd e pas å devenir plus intim es. D ans u ne lettre å A uguste B rizeux å l ’occasion du „ro m a n “ Marie que celui-ci avait publié en septem bre 1831, Vigny observe: „II y a au m onde une de vos com patriotes que j ’ai fa it p leu re r de vos pleurs, qui se noinm e aussi M arie el qui m e sem ble aussi digne d ’ad o ratio n que d ’ad m ira tio n “ 3). Gette observation nous laisse deviner u n e intim ité croissante: le poéte fait des leetures a l’actrice; notons en p assa n t la diserétion de Vigny, qui ne veut pas prononcer son nom , m ais se contente de la ra p p eler au souvenir de B rizeux p a r un e p érip h rase ch arm an te, qui nous révéle aussi l ’atm osphére de sensibilité qui convenait au m ilieu rom antique. De la m ém e époque date u n poém e a M arie Dorval, intitulé Le L iv r e 4), qui, d ’une m an iére plus précise, tém oigne du role que le poéte est arriv é å jo u er dans l ’existence de l ’actrice; il est encore „l’é tra n g e r“ , il est J a visite“, il se sent géné p a r les assistants. Comme S aint-P reux, il a senti q u ’une assem blée n ’est pas l ’am biance qui convient au x am an ts; il se risque å u n e déclaration: P u is q u ’o n n o u s e n v ir o n n e , S u r u n to n m o n o to n e J e v a is to u jo u r s p a r ler , J ’a u r a i l ’a ir d e p o u r s u iv r e , M ais d ’e u x je m e d é liv r e . E t c ’e st u n a u tr e liv r e Q ue je v a is d e r o u te r. C’e st m o n c æ u r , c ’e st m o n å m e, C’e st l ’a m o u r d ’u n e fe m m e D a n s u n h o m m e a llu m é . 1) 2) 3) 4) V oir T liéåtre II, CEuvres C om pletes IV2, p. 355. C o rresp ondan ce I, CEuvres C om pletes VII1, p. 289 (15 aout 1831). ib. p. 292 (21 septem bre 1831). ib. p. 294— 96. 12 HANS SØRENSEN L episode que peint le poem e est p o u rta n t feint; c’est u n episode co n n n e celui de F ran cesca et P a o lo 1) ou com m e celui d ’Héloise et A bailard. Le passage du vous au tu fixe stylistiquem ent le progres q u ’av a it fa it A lfred de Vigny dans l ’intim ité de M arie D orval; au début du poem e, il dit: E t (|u a n d m a v o ix e x p ir e V o u s f r é m is s e z p o u r n o u s. L a sensualité est déjå présente; elle se précisera dans l ’im agination du poete: A h! tes c h e v e u x fr é m is s e n t E t m a lg r é to i s ’u n is s e n t A u x c h e v e u x d e m o n fr o n t; A li! ta jo u e esl b r illa n te S u r m a le v r e tr e m b la n te ; A h! d e m a lié v r e le n te Q ue l ’in c e n d ie est p r o m p t. P o u rta n t, les fam iliers du m énage des M erle est lå qui em péchent l’éclosion de l ’a m o u r im p alien t du poete: M ais v a in e e st la c o n tr a in te , T o n c æ u r a m o n e m p r e in te , E t m a lg r é n o tr e c r a in te l e t’ai d it to u t cela . C’est u n e av en tu re am oureuse com m e elle convenait å l’époque, et d ont le m odele se tro u v ait dans les ro m an s de Fielding, de R ichardson, de R ousseau, dans W erther de Goethe; toute 1’atm ospliere exaltée du sensualism e p ré-ro m an tiq u e cst dans ce p elit poem e qui s’inscrit en m arg e de la destinée du poete celebre. Le poem e L ’H eure ou tu pleures 2) m arq u e u n nouveau progres des ra p p o rts des deux am ants. II porte, dn reste, l’e m p re in te d u ro m a n tism e des réveries nocturnes; Vigny s’im agine que, accom pagné de M arie D orval, il se prom ene su r le th éatre („ou l’on t ’ad o re “ ): ]) F ernan d B aldensperger, C o rresp ondan ce I, QEuvres C om plétes V II1, p. 297. 2) ih. p. 298 s. v ig n y : la colére DE SAMSON 13 La c o lo n n a d e illu m in é e S e p e r d d a n s l ’o m b r e et n o u s p a r a it U n e s o m b r e et n o ir e fo r e t S o r ta n t d ’u n e te rr e m in é e N o s p a s é b r a n le n t e n p a s sa n t L e so u r d p la n c h e r r e te n tis s a n t Q ui r é s is te å to n p ie d g lis s a n t. D ans la suite, M arie D orval (qui est fran ch e m e n t tutoyée m ain ten an t) est com parée å u n oiseau: M ais d a n s so n n id le d o u x o is e a u D o r t m o lle m e n t su r sa c o u v é e E t su r sa c o u c h e in a c h e v é e S ’a r r o n d it c o m m e e n u n b e r c e a u ; II m e t sa te te so u s sa p lu m e , B a ig n é d e s v a p e u r s d e la b r u m e Q ui m o n te å l ’a str e d u r u isse a u . E t to i, tu p e n s e s et tu p te u r e s . . . Ces vers sem blent étre écrits au m ois de décem bre 18311), et ils tém oignent de ra p p o rts intim es et assez paisibles en tre M arie D orval et A lfred de Vigny; les deux am an ts ne sont pas encore sortis de l ’en voutem ent sensuel des prem iers jours. Aussi Vigny a-t-il pu écrire le 31 décem bre, å m inuit, q u ’il n ’a fait de m al å personne, q u ’il n ’a écrit un e ligne contre sa conscience ni contre au cun étre vivant: „Cette année a été inoffensive com m e les au tres années de m a vie“ 2). Fern a n d B aldensperger renvoie ici å D aniel d ’A rthez qui dans Un grand h o m m e de province å Paris de B alzac en tre p ren d le m ém e exam en de conscience et qui s’exprim e d ’une m aniére ra p p e la n t celle de Vigny. 11 est évident que Vigny n ’a pas encore vécu les événem ents qui le bouleverseront; il est, ou fait sem blant d ’étre, l’épicurien détaché. L ’année 1832 devait a p p o rte r un nouveau ch angem ent des ra p p o rts des deux am an ts. E ncore au m ois de jan vier, Vigny exprim e, dans V oir la note de F ernan d B aldensperger dans C orrespo nd an ce I, CEuvres C om pletes VII1, p. 299 s. 2) Journal d ’un P oete I, CEuvres C om pletes V I1, p. 159. 14 HANS SØRENSEN 1111 petit poem e å M arie D o rv a l1), son reg ret de ce que l’actrice „aux yeux gran d s et b leu s“ est entourée d ’une „foule ad o ra tric e “ ; il est encore l ’a m a n t qui s ’exprim e en tours galants: Q u e se s lé v r e s p u r e s N ’o n t eu de m o r s u r e s C h a n g e a n t e n b le s s u r e s M es b a ise r s a r d e n ts, L o r s q u ’e lle so u p ir e E t lo r s q u e j ’e x p ir e , B a is a n t s o n so u r ir e S u r se s b e lle s d e n ts. C ependant, il a tracé le p lan d ’un ro m an qui a u ra p o u r titre U A c trice. L ’esquisse, qui se trouve dans le J o u r n a l2) , annonce q u ’il y a d ’au tres sentim ents entre Vigny et M arie D orval que des sentim ents d ’am o u r p aisible quoique extatique: „U n oflicier s’em poisonne dans les coulisses p o u r elle.“ — ,.Je voyais sans cesse devant m oi les h o m ilies q u ’elle av ait aim és, je les avais en h o rre u r.“ La prem iere personne, qui a p p a ra it tout d ’u n coup dans ce p ro jet de rom an, nous av ertit que c ’est bien A lfred de Vigny lui-m ém e qui est en cause, et nous voyons que ses ra p p o rts avec M arie D orval ont com m encé å lui p o rter su r les nerfs. II a u ra it aim é de pouvoir s ’isoler avec sa m aitresse (com m e les héros des rom ans de R ic h a rd so n !), m ais il doit la voir dans son m ilieu, qui lui sem ble vulgaire. D ans u n a u tre projet (de ro m a n ou de piéce?), il parle de l ’a m o u r d ’Héloise et d ’A bailard: „Cet a m o u r savant, b ru lan t, pédantesque, théologique et dialecticien est un e chose belle, g rande et encore toute neuve å p e in d re “ 3). II sem ble q u ’il s’agisse d ’une écliappée dans rim a g in a tio n ; assurém ent, M arie D orval ne fut pas une H éloise capable d ’u n a m o u r théologique et dialecticien, elle devait s’astre in d re å l’am o u r b ru lan t, ressem blant plus å la nouvelle H éloise de Rousseau. C’est d ’u n e telle déficience de l’åm e fém inine que p arle une note du Jo urnal qui date de cette époque: „Ce qui m ’a souvent lassé dans les fem m es, c ’est q u ’å chaque m aitresse que j ’eus (valant la peine de 1) C o rresponda n ce I, GEuvres C om plétes VII1, p. 307. 2) Journal d ’un P o e te I, GEuvres C om plétes V I1, p. 165 s. (février 1832). 3) ib. p. 167. v ig n y : la colére de sam son 15 s’ap p eler ainsi) ce fu t une éducation å faire p o u r q u ’elle fu t en état de p a rle r avec m o i“ 1). Cette citation prouve que Vigny regrette „l’a m o u r théologique et dialecticien“ de ta vraie Héloise, et bien que M arie D orval a it avoué une fois, sans ironie, q u ’elle devait beaucoup å M. de Vigny („il m e fa it lire . . .“ )2), nous voyons q u ’elle n ’a pas pu a ttein d re å l ’idéal dont avait révé le poéte. M arie D orval n ’avait pas seulem ent le don d ’aim er avec ard eu r, m ais elle sav ait égaleinent l ’a rt d ’évoquer la jalousie, com m e en tém o ig n en t déjå plusieurs des citations ci-dessus relevées. Bien que Vigny m it assez longtem ps å découvrir ses infidélités, il a du sentir de b o nne h eu re ses coquetteries constantes. E t q u an d il s’est rendu com pte du d an g er qui m enagait son am our, il n ’a pas tard é d ’en p a r ler å M arie D orval elle-m ém e. P uis ce fu ren t des tiraillem ents perpétuels en tre eux, to u jo u rs em preints de cette sensualité qui sem ble in sép arab le de l ’am o u r exalté. D ans la Correspondance de Vigny nous lisons toute u n e série de lettres qui tém oignent de son expérience douloureuse. III Ce qui nous intéresse en p artic u lier ici, c ’est que, désorm ais, Vigny se préoccupe de d onner une expression littéraire de cet épisode sen tim ental. D ans le poém e intitulé Le Livre, ci-dessus relevé, nous trouvons déjå u n e in carn atio n „littéraire" de ses ra p p o rts avec Mme D or val; l’épisode de F ran c esca et P aolo (ou d ’HéloIse et A bailard) lui semble, å cette époque lå, l ’équivalent le plus justifié de son expérience am oureuse: a m o u r exalté, sans am ertum e. Le pro jet de ro m an qui s’appelle L ’Actrice, d até de février 1832, nous prouve que les ra p p o rts des deux am an ts ont du étre parfois assez tem pétueux: „A h! s ’il y a u n D ie u , m ’é c r ia i-je , c a r j ’a v a is le m a lh e u r d ’e n d o u te r , q u ’il te c o m b le d e b é n é d ic tio n s . . . — F a is -m o i u n e n fa n t, s ’é c r ia it-e lle d a n s le d é lir e “. Bien que ce passage soit „ litté ra tu re “ , nous ne doutons pas q u ’il nous révéle le carac té re exalté et douloureux de F am our d ’A lfred de Vigny, Journal d ’un P o ete I, CEuvres C om pletes V I 1, p. 211. 2) V oir la note de F ernan d B aldensperger dans C o rresp ondan ce I, CEuvres C om pletes V II1, p. 297. 16 HANS SØRENSEN et les p h rases qui term in en t le projet en question nous fa it voir que le poete reg rette „les prem iers tem p s“ : D a n s le s p r e m ie r s te m p s q u e je la c o n n u s e lle é ta it to u jo u r s e n d e u il et ja m a is j e n e p u s r é u s s ir a lu i fa ir e q u itte r ee c o s tu m e . Je l ’a p p e la is m a b e a u t é , e lle m e n o m m a it: m a b o n t é 1). C’est p o u r la prem iere fois que nous trouvons sous la plum e de Vigny l’expression dont il ho n o re Sam son. II p a ra it q u ’au début de 1832 il a d éjå ap p ris que la ruse aussi bien que la beauté com pte parm i les a ttrib u ts de la fem m e. Du d éb u t d ’octobre, m ém e année, date un petit m orceau du Journal qui se p lait å évoquer la beauté de la fem m e, conjointem ent avec la v ersatilité c h a rm a n te de l’actrice. Ce n ’est p eut-étre pas u n projet littéraire, c’est plu to t une sorte de reportage inspiré; aussi Vigny a-t-il écrit dans la m arge: Bien. U n e a c tr ic e v r a im e n t in sp ir é e est c h a r m a n te å v o ir å sa to ile tte a v a n t d ’e n tr e r e n s c e n e . E lle p a r le a v e c u n e e x a g é r a tio n r a v is s a n te d e to u t, e lle se m o n te la te te su r d e p e t ite s c h o s e s , c rie, g é m it, rit, so u p ir e , se få c h e , c a r e sse e n u n e m in u te . E lle se dit m a la d e , s o u flr a n te , g u é r ie , b ie n p o r ta n te , f a ih le , fo r te , g a ie , m é la n c o liq u e , e n c o lé r e ; et e lle n ’e st r ie n d e tou t ce la , e lle e st im p a t ie n te c o m m e u n p e tit c h e v a l d e c o u r se q u i a tte n d q u ’o n le v e la b a r r ie r e , e lle p ia ffe å sa m a n ié r e . E lle se r e g a r d e d a n s la g la c e , m e t so n r o u g e , l ’o te e n s u ite , e lle e s s a y e sa p liy s io n o m ie et l ’a ig u is e , e lle e s s a ie sa v o i x en p a r l a n t h a u t , e lle e s s a ie s o n å m c e n p a s s a n t p a r to u s le s to n s et to u s le s s e n tim e n ts . rille s ’é to u r d it d e l ’art et d e la s c e n e p a r a v a n c e , e lle s ’e n iv r e . . . C’est un e esquisse ravissante, et on a rim p re ssio n q u ’elle a été prise su r le vif. L a com paraison qui su rv ien t tout d ’u n coup est m erveilleusem ent précise et am usante, toute la piéce est d ’u n réalism e allégre qui fait h o n n e u r å A lfred de Vignv, qui, en général, se sent en tra in é vers la d escription hésitan te et p o n d é ré e 2). Le thém e: l’entourage qui gene l ’a m a n t em pressé (cf. plus h a u t), revient dans quelques vers de la m ém e époque: J) Journal d ’un P o ete I, CEuvres C om plétes V I1, p. 106. 2) V oir Journal d ’un P oete I, CEuvres C om plétes V I1, p. 213, ou la note de F ernan d B aldensperger n ou s signale que V igny a pu se sou ven ir d’un m odéle, une fan tasie de H. de L atouche, datant de janvier 1832. 17 VIGNY: LA COLÉRE DE SAMSON Je v o u d r a is b ie n s a v o ir q u e l e st c e lu i d e v o u s Q ui, d o n n a n t å sa b e lle u n p r e m ie r r e n d e z -v o u s N ’a p a s m a u d it c e n t f o is c e tte é tr a n g e to r tu r e D e l ’a tte n d r e la n u it r o d a n t a l ’a v e n tu r e . O n a c o u r u lo n g te m p s d a n s P a r is, p o u r tr o u v e r U n e c h a m b r e b ie n so m b r e ou l ’o n v ie n d r a r e v e r E n su r e té , sa n s b r u it, sa n s a m is , sa n s fa m ille , S a n s g r o s g a r e o n q u i p le u r e et sa n s p e tite (ille Q ui to m b e e n tr e le s p ie d s . . . C’est lå du ro m antism e de convention, d ’u n ton faible et bien litté ra ire; retenons p o u rta n t le réalism e a m u sa n t qui évoque le foyer de M arie Dorval, d ont la vie est com pliquée p a r la présence de ses en fan ts; p o u rta n t le poéte déguise un peu la réalité: il y avait deux filles, G abrielle et Louise, et celles-ci étaient å cette époque-lå 11011 pas de toutes petites filles, m ais de grandes gaillardes, précoces com m e av ait été leu r m ere. Com me Vigny souffrait de la présence des fam iliers du foyer de M arie D orval, il souffrait aussi du „duel avec le p u b lic“ 2) q u ’elle devait liv rer p o u r défendre sa renom m ée d ’actrice, tém oin quelques vers dans le J o u r n a l3): O li! l ’e n c e n s du th é a tr e est u n e n c e n s im p u r . E n h a u t l ’a c te u r b r illa n t, e n b a s le p e u p le o b s c u r . . . II est bien vrai q u ’il so u h aitait la victoire de sa m aitresse, m ais il lui fa lla it se ren d re com ple que cette victoire devait l'ellacer, lui. Tous ses p ro jets de piéces de th éatre sem blent étre des essais de gagner du te rra in dans cette lu tte obscure avec le public. D ans ces projets de dram es nous retrouvons le problém e qui occupait le poéte; ainsi dans S ylvia qui serait une com édie en cinq actes et en v e r s 4): L e c lie v a lie r d e M a lte l ’a im a it p e u . E lle lu i a v a it d ’a b o r d d é p lu . — - II se d isa it: „C’e st u n e c o q u e t t e ! “ ta n t q u ’e lle n e se d o n n a p a s. II la fo u la it a u x p ie d s. *) Journal d ’un P o e te I, (E uvres C om plétes V I 1, p. 213— 14. 2) P ierre F lottes: Alfre d de Vigny. N o m b r e u x d o c u m e n ts inédits. P aris 1925 p. 120. 3) Journal d ’un P o e te , I, CEuvres C om plétes VI1, p. 222. «) ib. p. 222— 23. Orbis Li t t e r ar um 2 18 HANS SØRENSEN Ce „p rétre m ilitaire“ est bien Vigny lui-m ém e, et ce passage nous p résente en raccourci les debuts des ra p p o rts avec M arie Dorval. La jeune fem m e du p ro jet est une actrice, et la vie de th é å tre devait jo u er un g ra n d role dans le développem ent de la piéce. L a fin du p ro jet nous révéle l ’espoir irréalisable de Vigny: II v o u d r a it n étre q u ’u n a m i p o u r e lle et se s e p a r e r de l ’a m o u r p o u r q u e 1 in fid é lité , q u a n d e lle v ie n d r a , n e la fo r c e p a s å l ’a b a n d o n n e r . Ma Sapho. Le possessif de la prem iere personne, dans la derniére ligne, nous laisse d ev in er toule la détresse am oureuse de Vigny. L a piéce de S ylvia ne fu t pas te rm in é e 1), aussi peu que Rachel, dram e en cinq actes en prose, a u tre p ro jet dont p arle le Journal'-), et qui devait développer égalem ent les péripéties d ’une „histoire com ique“ . V igny av ait bien senti l’abim e qui le sép arait de M arie D orval; ce fu t p o u r lui une expérience bouleversante de voir en lui-m ém e la scission in éluctable en tre „l’am o u r p h y siq u e“ et „l’am o u r de l ’å m e“ : „M ais toi, A m our de l’am e, A m our passionné, tu ne peux rien pard o n n e r“ 3). P o u rta n t, il devait aussi se ren d re com pte q u ’il était en proie a cet am o u r tout physique, tém oin une note p o u r Stello, intitulée L ’A m e et le C o rp s4); l’am e de Stello s’est séparée de son corps qui l ’a com prom ise, et p o u rta n t ce corps a raison de l ’åm e: L o r sq u e v in t le jo u r , le c o r p s se le v a a v e c e lle p o u r p a r tir et lu i dit: „ A llo n s - n o u s ? “ E t ils a llé r e n t r e jo in d r e la b e lle m a itr e s s e . Enfin, V igny s ’était re n d u p a rfa ite m e n t com pte du danger. Cependant, il con tinue to u jo u rs å ex p rim er son expérience sous une form e sym bolique. D ans L a F ornarina („Idée de poém e“ )5), R apbaél m eurt dans les b ras de sa m aitresse. O bservons que ce p ro jet de poém e p ré sente u ne m ise en scéne qui rappelle celle de La Colere de Sam son *) Seulem en t qu elq ues scen es ont du étre étaborées; cf. une note de 1835: „D im anche. —- J ’ai écrit ce soir tes m eilteu rs vers dram atiques de m a vie. Sylvia, au prem ier acle, scéne avec le Grand In qu isiteu r.“ Journal d ’un P o ete I, CEuvres C om plétes V I1, p. 350. 2) ib. p. 228. 3) ib. p. 226. 4) ib. p. 241. ib. p. 268. v ig n y : la colére de 19 sam son („Elle s’en d o rt dans les b ras de R ap h ae l“ ). O bservons aussi que l ’idée de la m o rt n ’est q u ’une possibilité chez A lfred de V igny; il est v rai q u ’il a réfléchi longuem ent su r le problém e du suicide, m ais en théoricien, q u o iq u ’en théoricien qui en trevoyait la possibilité de la realisation. II fa u t p o u rta n t avouer que, m algré la sincérité de Vigny, c’est lå p lu to t u n trib u t q u ’il paye å la litté ra tu re de son tem ps. Mais il av ait senti l ’avilissem ent de rh o in m e p a r la fem m e q u ’il aim e: L ’A M O U R , d r a m e . U n h o m m e d é s e s p é r é , c o n d n it å to u te s le s b a s s e s s e s p a r u n e f e m m e q u i l ’a im e , q u i lu i e st (id ele, qu i n ’e st p o in t v ile , m a is q u e l ’a m o u r -p r o p r e entr a in e å fa ir e d e s s a c r ific e s p o u r lu tte r a v e c u n e a u tr e fe m m e . C ette a u tr e v e n t se v e n g e r 1). II av ait encore senti la sensualité effrénée de l’am o u r de cette fem m e („Le tem p eram en t ardent, c ’est l’im agination des co rp s“ )2), en repren a n t le thém e de Sém élé qui l’av ait occupé en m ars 1833 3). II le développe m a in te n a n t p o u r en tirer u n sym bole de l ’asp iratio n hum ain e vers l’intelligence divine: .. tu l ’as regne dans ton sein et elle t ’a dévorée“ 4). P o u rtan t, le sym bole de Sémélé regoit son interp rétatio n la plus sincére q u an d Vigny l ’applique å „l’insatiable a m a n te “ : S é m é lé , S é m é lé , l ’in s a tia b le a m a n te , L e d é sir e st e n to i, le d é sir te to u r m e n te ; S u r to n lit a u x p ie d s d ’or, tu to u r n e s n u it et jo u r T e s lla n c s v o lu p tu e u x q u e fa it tr e m b le r l ’a m o u r , T e s lo n g s b r a s n u s et b la n c s q u i v o n t to r d a n t ta c o u c h e , T o u t m o r d u s , to u t m e u r tr is d u c o u r r o u x d e ta b o u c lie , . . . T e s é p a u le s d ’iv o ir e et ta la r g e p o itr in e E t te s p ie d s to u r m e n té s d ’u n e v ig u e u r c lia g r in e , S é m é lé , q u ’e s-tu d o n e ? . . . 5) Le realism e et l ’im agination se com binent ici de la m aniére la plus curieuse; il y a u n co n traste evident en tre la description des ébats de cette fem m e lascive et l ’évocation trad itio n n elle du „courroux de ta *) 2) 3) 4) 5) Journal d ’un P oete I, CEuvres C om pletes V I1, p. 278 s. (18 janvier 1834). ib. p. 311. ib. p. 242. ib. p. 309. ib. p. 310. 2* 20 HANS SØRENSEN b o u ch e“ et des „épaules d ’ivoire“ ; p o u rta n t ce p etit frag m en t de poem e an n once d éjå le tab leau m ag istral de D alila, l’esclave. L ’a m o u r de Vigny est devenu une passion, une souffrance. II n ’hésite m ém e pas å le ra p p ro c h e r de la passion du Christ: P A S S IO N . — O m y s té r ie u s e r e s s e m b la n c e (les m o ts! O ui, a m o u r , tu es u n e p a s s io n , m a is p a s s io n d ’u n m a r ty r , p a s s io n c o m m e c e lle d u C h rist. P a s s io n c o u r r o n n é e d ’é p in e s o u n u lle p o in te n e m a n q u e 1). Cette nole est écrite en octobre ou novem bre 1834, et elle nous renseigne p leinem ent sur la souffrance de Vigny; il sem ble que tout soit dit, m ais p o u rta n t il y m an q u e encore l ’expérience suprém e: M arie D orval n ’est pas encore devenue Dalila. E n 1835, A lfred de Vigny détache le récit de C hatterton de son Stcllo p o u r en faire une piéce de th éatre avec un role destiné å M arie D orval: K itty Bell. Avec K itty Bell, Vigny a encore une fois évoqué le m irag e de l ’a in o u r selon son cæ ur. P eut-étre a-t-il cru q u ’il pourra it s’a tta c h e r M arie D orval de nouveau, m ais ce ne fut lå q u ’une nouvelle victoire p o u r elle, devant ce public qui connnencait å se re n d re com pte des ap titu d es particuliéres de l ’actrice. C’est p en d an t l’année de C hatterton (qui fu t joué en février 1835) que M arie D orval est devenue „D alila“ ; en revenant de ses tournées en province, elle re p rit ses relations avec Vigny; il était de plus en plus exaspéré des trom peries de sa m aitresse. Le 27 novem bre il le note dans son Jo u r n a l 2): D a lila . . . O s y m b o le r e d o u ta b le d e la f e m m e , m a itr e s s e p e r fid e q u i liv r e å se s e n n e m is c e lu i q u i l ’a im a it, liv r e le s se c r e ts d e sa c o n s c ie n c e s o n g é n ie , le v e n d å se s a d v e r sa ir e s, lu i si g r a n d , si fo r t q u ’il 11 011 de e st v u ln é - r a b le q u e p a r elle! M arie D orval av ait déjå plusieurs lois livré å d ’au tres („a ses ennem is“ ) les secrets de leu r intim ité. 11 n ’a pas, cependant, pu rom pre avec elle, m algré ses trom peries, tém oin cette note du J o u r n a l3): C o m m e n t n e p a s é p r o u v e r le b e s o in d ’a im e r ? Q ui n ’a se n ti m a n q u e r la te rr e s o u s se s p ie d s s ito t q u e l ’a m o u r s e m b le m e n a c e r d e se r o m p r e ? P o u rta n t, la citatio n révéle la crise de leurs relations. !) Journal d'un P oete I, CEuvres C om pletes V I1, p. 316. 2) ib. p. 356. ») ib. p. 372. VIGNY: LA COLÉRE DE SAMSON 21 Les attaq u es de Vigny co n tre les fem m es se fo n t de plus en plus aigres, il les classe b ru tale m e n t en n o ta n t que „M ahom et seul les a com prises en les p a rq u a n t com m e des a n im a u x “ . C’est la liberté des m æ u rs qui p o u r Vigny est la cause de cette perversion des fem m es: „Elles ne cessent d ’atten d re l ’am o u r dévoué, q u an d elles l ’ont, elles le b ris e n t“ x). G’est déjå la psychologie de D alila qui „se fait aim er sans aim er elle-m ém e“. A p a rtir du 19 ju in 1838 il se trouve dans le Journal d ’un Poete des notes et des „lettres“ qui p o rten t le n om d 'Eva. Du 10 juillet date u n e note qui s’appelle É va d ’E ste 2); ce nom p a ra it étre celui que le poete avait clioisi com m e ti tre d ’u n ro m an contem porain, ou au m oins com m e le nom du personnage prin cip al d ’u n tel rom an. Ce rom an n ’est jam ais sorti des lim bes, com m e ta n t d ’au tres pro jets d ’Alfred de Vigny. II est hors de doute que ce sont ses propres expériences qui a u ra ie n t co nstitué le sujet de ce rom an, qui a du etre p rojeté com m e u n ro m an „réaliste“ , ainsi que ceux de B alzac 011 de S tendhal. II avait, en elTet, concn le p lan en tier de cette æ uvre, tém oin la rem arq u e que nous lisons en tete d ’une lettre su r Eva, datée du 16 juillet: „Vue su r ce livre. T rois ans . . . T rois p a rtie s“ 3). Nous croyons y voir u ne sorte d ’échelonnem ent de la tragedie q u ’il a vécue, com m e il l ’av ait d éjå esquissé dans le p ro jet de Sylvia. Vigny n ’a pas pu exécuter ce projet; il p a ra it q u ’il ne s'est pas senti p arfaitem en t å l ’aise dans le realism e, au sens littéraire du m ot. II av ait en lui le besoin de m asq u er la réalité, en l ’e n to u ra n t d ’u n cad re qui lui p e rm e ttra it de se déguiser 011 d ’esquiver sa p ro p re personne en se c a ch an t derriére des personnages inventés (com m e Stello et le D octeur N oir dans Stello) 011 d erriére des personnages historiques (com m e M. Cinq-M ars et M. de T hou dans Cinq-M ars, qui sont des in carn atio n s de l ’im pétuosité et du caractére fidele de Vigny luim ém e), ou en tro u v a n t u n sym bole qui lui p e rm e ttra it d ’étre sincére sans p ein d re la réalité d ’une m aniére im m édiate (cf. le poém e Moise). Une seule fois, il s’est exprim é 011 ne peut plus directem ent en comp o san t Servitu d e et Grandeur m ilitaires, petit clief-d’æ uvre de l ’auteur, 1) Journal d ’un P oete I, CEuvres C om plétes VI1, p. .374. 2) ib. p. 493. 3) ib. p. 494. 22 HANS SØRENSEN qui y a réussi å presenter la religion de la caste m ilitaire: Vhonneur, qui fu t en fin de com pte sa p ro p re religion pratique. Les prem ieres notes su r Éva nous révélent que M arie D orval est en cause; nous y discernons d éjå les jugem ents développés dans La Colére de Sam son: „O, fatale vanité des fe m m e s" 1), ef. ces vers du poém e: A u m ilie u d e se s s æ u r s e lle a tte n d et se v a n te D e n e r ie n é p r o u v e r d e s a tt e in te s d u fe u . Nous y sentons le désespoir poignant du poéte contem platif: „On peut tro p aim er. Je ne l ’avais pas su “ 2). L ’attitu d e détachée de M arie D or val a du exaspérér souvent le poéte, en m ém e tem ps cju’il se sent a ttiré p a r la douceur sensuelle. É va se présente m ollem ent accroupie com m e l ’esclave D alila: „Elle était paisiblem ent assise . . 3), elle est „accroupie com m e une fem m e de l’O rien ta 4). Le poéte se rend com pte de l'ab im e qui sépare leurs tem péram ents: „Son m asque est gai, le m ien est g rave“ ’) (cf. 1 antithése en tre le „m aitre jeune et g rav e“ et l’esclave qui „s’en d o rt sans force et ria n te “ ). II a m ém e im aginé l’exécution finale de La Colére de Sam son, toutefois sans l’entreprendre: „Je pense que je l ’assassine et je m ’a rré te “ G). Nous suivons les péripéties de leu r am o u r; voir ainsi Journal d un Poéte I p. 488— 91, ou une discussion entre les deux am an ts est esquissee; nous y voyons que le poéte liésite en tre son am o u r et sa h ain e envers cette fem m e; rapproclions aussi deux passages des L et tres CII et C lII: „Elle a pris toute m on åm e p e n d a n t sept années. Elle a b u tout m on sang com m e u n v am p ire.“ — „Alors il veut se retirer, elle reste seule avec lui et se jette å genoux, l ’adore et pleure a ses p ied s“ 8). T an d is que la derniére de ces citations nous révéle la v ersatilité des h u m eu rs de M arie Dorval, la prem iére nous renseigne sur l ’énerv ation totale du poéte: vers la fin de 1830, le style galant de l ’a u te u r se servit de la co m paraison scintillante d ’„un phénix sous J) 2) 3) 4) 5) 6) 7) 8) Journal d ’un P o e te I, CEuvres C om pletes V I1, p. 485. ib. p. 485. ib. p. 488. ib. p. 494. ib. p. 504. ib. p. 503. ib. p. 504. ib. p. 505. VIGNY: LA COLÉRE 1)E SAMSON 23 u n c risla l“ — sept années plus tard , au cours de l’été 1838, cette fem m e est „com m e u n v am p ire“ . Elle est de n a tu re foncierem ent traitresse: É c o u te z -la et a v a n c e z v e r s e lle , v o u s s e n tir e z b ie n to t q u ’e lle s ’est jo u é e d e v o u s et q u e to u t c e q u ’e lle a v o u lu a é té d e v o u s a r r a c h e r d e s é lo g e s p lu s e n th o u s ia s te s , d e s a p p la u d is s e m e n ts p lu s p a s s io n n é s . S e s p r o v o c a tio n s in d é c e n t e s n ’o n t p a s d ’a u tr e b u t. C’e st u n fr o id c a lc u l q u i a llu m e to u te s c e s fla m m e s e n v o u s et si v o u s lu i e te s in u tile , l ’e n n u i d e v o u s v o ir, la p e in e d e v o u s é c r ir e se f e r o n t b ie n to t s e n tir e n e l l e 1). Vigny n ’av ait pas l’effronterie nécessaire p o u r écrire u n ro m an co n tem p o rain su r ses expériences am oureuses et le livrer au public com m e A lfred de Musset, qui, dans la Confession d ’un en fa n t du siécle (1836), a conté l’histoire frém issante de ses relations avec George Sand, laquelle, å son tour, l ’a contée dans Elle et lui (1859). II lui fa lla it u n sym bole qui put sau v eg ard er sa sincérité. II l ’avait déjå trouvé, å la fin de l ’année 1835, lors de la rentrée de M arie D orval d ’u ne to urnée en province: „D alila . . . 6 sym bole redoutable de la fem m e, m aitresse perfide .. .“ (cf. plus h a u t). 11 ne l ’avait p o u rta n t pas encore em ployé dans une com position poétique de gran d e envergure, se co n ten ta n t d ’expérim enter su r la personne m i-inventée, m i-réelle d ’Éva, ou su r des projets de poém es. Citons ainsi ces vers désespérés qui datent de la m ém e periode que les lettres su r Eva: A b! d e n o s le n ts a m o u r s b ie n s o m b r e e st l ’a g o n ie , Ap res s’étre épuisés dans des com bats jaloux . . . M ais q u e ls g é m is s e m e n ts so r te n t d e la p o itr in e Q u a n d o n v o it q u ’u n g r a n d b o m m e e n est to u t p o s s é d é ? Q u ’il s e n t q u e c ’e n est fa it, et q u ’il est d é g r a d é ? H éla s! q u i n ’a g é m i d e s e n tir d a n s so n å m e P r e s d u f e u d e l ’a m o u r b r u le r u n e a u tr e fla m m e ? . . .2) Ce sont lå des vers qui a u raien t p u étre rep ris dans La Coler e de Sam son. R appelons encore le sym bole de M ilon de Crotone qui a p p a ra it J) Journal d ’un P o ete I, CEuvres C om plétes VI *, p. 505. 2) ib. p. 487. 24 HANS SØRENSEN dan s le Jo urnal en septem bre 1838 1): Milon essaye d ’a rra c h e r les b ra n ch es d ’u n g ra n d chéne, m ais l ’a rb re le saisit et le tien t „com m e des tenailles inflexibles 4, tan d is que les lions et les loups le dévorent; aprés cette description, Vigny s écrie: „O fem m e m échante! ton esprit est p areil å ce M ilon.u II est evident que ce sym bole ne se p réte pas å u n développem ent poétique de la destinée am oureuse d ’A lfred de ^ d est au m oins trop incom m ode, puisque l ’u n des personnages n est pas u n étre vivant qui d une m an iére n atu re lle p eu t devenir la c o n tre-p artie active de Milon, et, de plus, il est trés peu connnode que le sym bole de la fem m e soit u n liom m e. L a constellation qui conv en ait au poéte était bien Sam son-D alila, qui avait, de plus, l’avantage d ’étre u n e constellation „ litté raire44, s’ap p u y a n t su r un récit biblique qui fo u rn issa it d ’em blée le ton sensuel qui convenait au sujet. II p a ra it que, d éjå a la fin de 1838, im m éd iatem en t aprés la brouille défm itive avec M arie Dorval, A lfred de Vigny a esquissé le poém e, p e n d a n t q u ’il s ’isolait dans son m an o ir du M aine-G iraud. II y fait allu sio n d an s une note du Journal, inscrite le 7 avril 1839 å Shavington en A ngleterre aprés la com position de La Colére de Sam son: L es c o m p o s it io n s com m e le s m ie n n e s so n t d ’u n e e x tr é m e d iffic u tté . D e p u is lo n g te m p s j a v a is le s e n tim e n t d e la c o n c e p tio n d e ce p o é m e d a n s la te te , m a is le d e s s in n e m e s a tis fa is a it p a s. E n v o y a g e a n t et e n p a s sa n t a T ours j a i é c r it d a n s u n e a u b e r g e , au m o is d e d é c e m b r e , u n e e s q u is s e en p r o s e d o n t le m o u v e m e n t é ta it b ie n je té . Je l ’a i c r a y o n n é e et je l ’ai o u b lié e e n p o r t e fe u ille . U n jo u r å L o n d r e s je l ’ai r e g a r d é e c o m m e u n p e in tr e r e g a r d e l ’e s q u is s e d ’u n a u tr e p e in tr e , et, la ju g e a n t c o m m e æ u v r e d ’a r t je t’a i a p p r o u v é e et m e su is d o n n é t’a u to r is a t io n d e p e in d r e le ta b le a u . H ie r ic i j a i p r is la t o ile et je l ’ai p e in t e n d e u x jo u r s. C’e st u n e b o n n e m a n ié r e d e f a i r e 2). Cette note nous peint la détente aprés la revanche, elle nous révéle la p réo ccu p atio n p u re m e n t esthétique de l’artiste qui regarde tranquillem en t les étapes com positrices de l’æ u v re en question. D ans La Colére de S a m so n il s’est déchargé de sa bile, la „som bre agonie44 de ses „lents am o u rs est accoinplie; le poéte peut se vouer å une destinée qui s’an n o n ce to u jo u rs sévére, m ais rem plie d ’une noble fierté, qui est celle de l ’artiste conscient com m e celle de l’hom m e. *) Journal d ’un P o e te I, CEuvres C om plétes VI i , p. 495. *) ib. p. 522— 23. v ig n y : la colére de sam son 25 IV Les m otifs d an s le Poem es philosophiques de Vigny sont, il fa u t en convenir, d ’u n e m onotonie extrém e. Chez lui, il n ’y a point de lyrism e p erso n n el; lå ou le point de d ép a rt d ’u n poem e est une expérience du poete, la m atiere poétique se dispose d ’elle-m ém e dans u ne in ten tio n de généralité. Vignv a défini, d ’une m an iére fo rt précise, cette ten d an ce de son art, en p a rla n t de ces „élévations“ q u ’il av ait annoncées apres l ’édition revue des Poem es de 1829, et dont il n ’a p u b lié que deux: Les A m a n ts de M ontm orency et Paris: „ J ’ai nom m é ces poém es É lévations, parce que tous doivent p a rtir d une im age to u te terrestre p o u r s’élever å des vues d ’une n a tu re plus divine et laisser (a u ta n t que je puis le faire) l ’åm e qui m e su iv ra dans ces regions supérieures: la p re n d re sur terre et la déposer aux pieds de D ieuu l ). A v rai dire, les poem es philosophiques sont des „élévations", en ce sens que des élém ents de n a tu re terrestre sont em ployés p o u r désigner des „idées“ . A lfred de Vigny fu t to u jo u rs en quéte de sym boles. P o u r tan t, son „sym bolism e44 n ’a pas le caractere vaguem ent psychologique ou p an th éiste du Sym bolism e de 1885. Si, dans ce d ern ier „sym bolism e", u n paysage est u n état de l ’åm e (Amiel) — c ’est-å-dire q u ’il y a u ra it identité entre la n a tu re et l ’åm e h u m ain e — le sym bolism e de Vigny est plus „h u m a in “ et plus „ a b stra it“ : les sym boles sont cherchés p arto u t, dans la n atu re, dans la vie h u m ain e, ils sont appelés å désigner des idées philosophiques. Le p rem ier en date des poém es qui ont été adm is dans le recueil des D estinées, est La Colére de Sam son. Ce poém e qui a été term iné le 7 av ril 1839, cinq m ois aprés la brouille définitive avec M arie D orval, est une „élévation“, com m e le p ré te n d F e m a n d B aldensperger d ans son edition des Poém es d ’A lfred de V ig n y 2). P o u rta n t, il fa u t ad m ettre que le p oint de d épart „réel“ a été m asqué p a r le recit biblique tiré du livre des Juges, ch a p itreX V I; ainsi Vigny s’est servi d ’un exem ple-type qui est c o u ran t dans la litté ra tu re ; le point de départ *) P o e m e s , CEuvres C om plétes I, p. 359. 2) ib. p. 365. 26 HANS SØRENSEN est déjå „élevé“ . D ans Les A m a n ts de M ontm orency et dans Paris, Vigny s’est directem ent servi de la réalité concréte; les am an ts désespérés ), la g rande ville, lieu de concentration de la civilisation européenne, d eviennent sym boles de la condition h u m ain e et sont utilisés avec u n e intention „philosophique“ . Sam son et D alila sont déjå des sym boles, Vigny les connaissait intim ernent p o u r les avoir ren co n trés dans les poém es de M ilton, n o n seulem ent dans Sam son Agonistes, m ais aussi dans le neuviém e et dixiém e ch a n t de Paradise L ost, dans lesquels le poéte évoque l ’im age de la „påle p ro stitu ée“ p h ilistine, ou l ’hom m e séduit et décu m au d it la fem m e perverse et faible. Sans doute, Vigny se ressouvenait-il de ces æ uvres de M ilton, en cho isissan t Sam son et D alila com m e sym boles; toutefois, il faut signaler que le récit biblique lui-m ém e l a inspiré aussi; lå, il tro u v ait d éjå cet orientalism e am er qui pouvait lui servir dans ses intentions. Bien que le poém e soit m asqué p a r le récit biblique, il est p o u rta n t l’æ u v re la plus „personnelle“ de Vigny. Nulle au tre p a rt il n ’a déch arg é son c æ u r com m e dans cette sourde accusation contre la fem m e qui 1 avait trahi. T oujours est-il que le poém e a ce ton v ib ran t qui révéle 1 ém otion profonde, et c ’est lå certainem ent la raison p o u r laquelle Sainte-B euve le trouve „la piéce . . . la plus belle du recu eil.“ —■„ .. . le vase porte, cette fois, les m arques de la flam m e.“ L ’opinion de Sainte-B euve est difficile å ré fu ter; avouons avec ce connaisseur dont le célébre critique se réclam e que c’est „une belle chose“, q u ’il y a „la g riffe “ “). P o u rtan t, n ’oublions pas n o n plus que la violence de 1 attaq u e contre la fem m e, „enfant m alade et douze fois im p u r“ est exagérée; je ne dis pas que Vigny ne soit pas sincére, il l ’est ta n t q u ’il suit les souvenirs cuisants de l ’épisode M arie Dorval. Mais il paye sa dette au satanism e å la B v ro n q u a n d il s’im agine lav en g ean ce de Sam son: T e r r e et C iel! a v e z -v o u s tr e s s a illi d ’a llé g r e s s e L o r sq u e v o u s a v e z v u la m e n t e u s e m a itr e s s e *) II s’agit d ’un fait-d ivers assez banal dont V igny a tiré parti, cf. P oem es, CEuvres C om plétes I, p. 362. 2) V oir Sainte-B euve: Les Grands É crivains F ran gais. XIX siecle, Les poetes I, p. 246. v ig n y : la colére de sam son 27 S u iv r e d ’u n æ il lia g a r d le s y e u x ta c lié s d e sa n g Q u i c h e r c lia ie n t le s o le il d ’u n r e g a r d im p u is s a n t, T e rr e et C iel! p u n is s e z p a r d e te lle s ju s tic e s L a tr a h is o n o u r d ie e n d e s a m o u r s fa c tic e s . C’est lå un e exéeution p a r contum ace; A lfred de Vigny s’écliappe ici de la vérité, nous sentons l ’om bre du g ra n d A nglais qui se dessine au fo n d du poem e de Vigny. Selon nous, cette échappée vers la m orbidité sadique n u it å la beauté générale de la piéce, m algré la conséquence in fern ale du dénouem ent. P o u r By ron u n tel dénouem ent ne serait pas em p rein t de fausseté, p o u r A lfred de Vigny, c’est „ litté ra tu re “ . Le m o tif de La Colére de Sam son est done de caractére nettem ent personnel, c’est la déception am ére de l’hom m e qui s’est rendu com pte de l ’im p u reté de la fem m e; c ’est le com te A lfred de Vigny qui, exaspére de la trah iso n de l ’actrice M arie Dorval, dit la vérité su r la n a tu re fém inine: . m aitresse perfide qui livre å ses ennem is celui qui l’aim ait . . Ce n ’est p o u rta n t pas toute la vérité, tém oin É va d an s La M aison du Berger: A n g e d o u x e t p la in tif q u i p a r le e n so u p ir a n t. Je veux bien que le p o rtra it d ’É va dans La M aison du Bcrger (connne celle des esquisses du Journal d ’un Poete) ait quelque ressem blance avec M arie D orval: Q ui n a itr a c o m m e to i p o r ta n t u n e c a r e sse D a n s c h a q u e e c la ir to m b é d e to n r e g a r d m o u r a n t, D a n s le s b a la n c e m e n ts d e ta te te p e n c lié e , D a n s ta ia ille d o le n te et m o lle m e n t c o u c h é e E t d a n s to n p u r so u r ir e a m o u r e u x et so u ffr a n t? *) Mais ce n ’est pas l ’actrice perfide qui est peinte dans ces vers, c ’est p lu to t un e M arie D orval com m e Vigny a u ra it voulu q u ’elle fut, une K itty Bell, ce m irage de la fem m e idéale selon Vignv. Je veux bien que Mme d ’IIolm és et peut-étre sa fille A ugusta lui aient fo u rn i des J) P o em es , CEuvres com p létes 1, p. 190. Sur le problém e d ’Éva, voir J. Hank iss dans B ulletin of Ihe International C om m ittee of Ilisto rica l Scien ces No 19, P aris 1933, p. 144. 28 HANS SØRENSEN traits p o u r cette p ein tu re ideale de la fem m e. A dm ettons aussi q u ’un souvenir lo in tain de la douce et rieuse D elphine Gay se m ele å la vision du poéte. Mais É va n ’est pas une fem m e, elle est la fem m e telle que le poéte cin q u an ten aire la voit, telle q u ’il l ’a révée. D ans La Colére de S a m so n , il n ’y a po in t de douceur 011 de m élancolique réverie, c ’est la réalité toute crue qui b a t su r les n erfs du poéle, et qui lui fa it tro u v er les tons n ettem en t persuasifs. II fau t a d m ire r encore la sureté avec laquelle il a com posé la piéce. Le m onologue de S am son est encadré dans une description qui développe le récit biblique: d ’a b o rd la p ein tu re å la fois langoureuse et nette des deux p ersonnages du conflit, et å la fin du poém e la description de la vengeance de Sam son. De ces deux p arties du cad re l’introduction est la m eilleure. D ans le livre des Juges, la scéne est la ch a m b re de D alila. Vigny a choisi la tente solitaire au m ilieu du désert com m e la scéne des tragiques événem ents, sans doute p o u r m ieux exprim er la solitude que ch erch en t les a m a n ts 1). Le thém e de la solitude est en tonné dés le début du poém e, se co m b in an t avec celui du danger: Q u el p a s te u r c o u r a g e u x la d r e s s a su r la terre D u s a b le et d e s lio n s ? P o u rta n t l’im pression générale du début est la tranquilité, adm irablem en t exprim ée p a r l ’accuinulation d ’adjectifs dérivés qui désignent la m olle douceur de l ’intérieur: L e lin b la n c d e la te n te e st b e r c é m o l l e m e n t ; L ’æ u f d ’a u tr u c h e a llu m é v e ille p a i s i b l e m e n t , D e s v o y a g e u r s v o ilé s in té r ie u r e é to ile , E t je tte l o n g u e m e n t d e u x o m b r e s su r la to ile . L a p érip h rase de l ’av a n t-d ern ier vers du passage ne sem ble pas trés heureuse: les „voyageurs voilés“ sont les deux personnages de la piéce, ils sont „voilés“ p a r la toile de la tente; c ’est une préciosité incontestable. P o u rta n t, p a r ce procédé, le poéte nous fa it voir d ’abord !) D es 1828, V igny s ’est occupé d ’un rom an orien tal L ’Alméh, dont un frag m ent (S c e n e s du d é se rt) a été publié dans la Revue des D eu x M ondes d ’avril et m ai 1831. D ans ce fragm ent, il y a une descrip tion du désert et d ’une scéne de tente, don t V igny s’est sans doute sou ven u en com p osan t La Colére de S a m v ig n y : la colére de sam son 29 les co n tours des personnages („deux o m b res“ ), ce n ’est que dans le passage su iv an t q u ’il se m et å les peindre; la technique est celle d ’un visuel: com m e l’ap p areil pliotographique „m o u v an t“ du film nous nous approclions lentem ent de la scene des événem ents. P lus fåcheuse est p eut-étre la p érip h rase suivante: „intérieure étoile“ ; évidem m ent, c/est l’æ u f d ’au tru c h e qui allum e l ’in térieu r de la tente, m ais cette „intérieure étoile des voyageurs“ m e sem ble d ’une h ard iesse de co n struction qui trah it les difficultés du versificateur; de plus, l ’inversion com plique le vers, qui sem ble une trouvaille peu h eureuse du poete. Le passage su iv an t est com m e dessiné d ’u n seul trait. D ans le prem ier vers se profilent, d une m an iere heureuse, les deux form es dont nous n ’avons fait q u ’entrevoir su r la toile. L ’u n e e st g r a n d e et su p e r b e , et l ’a u tr e e st a se s p ie d s 1). Cette antithése, qui est plus q u ’une figure rhétorique, nous font voir déjå les ra p p o rts su r lesquels la piéce sera båtie; m ais ce n ’est q u ’ap rés le ren v ersem ent de l ’antithése que nous som m es pleinem ent renseignés su r le caractére précis de ces rap p o rts: C’e s t D a lila , l ’e s c la v e , et se s b r a s s o n t lié s A u x g e n o u x r é u n is d u m a itr e j e u n e et g r a v e D o n t la f o r c e d iv in e o b é it å l ’e sc la v e . *) P lu sieu rs critiq ues ren voien t au tableau d’A ndrea M antegna que V igny a pu voir chez lad y B lessin gton en 1839 (et en m ém e tem p s il a pu voir le tableau du M ont des Oliviers par M antegna); nou s adm ettons que la douceur volup tu eu se de ce Sam son ct Dalila ait pu attirer son atten tion. P ourtant, la m ise en scéne de M antegna est toute différente de celle de Vigny. M antegna s’est rep résenté le couple prés de la source de Sorek (qui est figurée par un tuyau duquel l ’eau tom be dans une cuve oblon gue placée par terre); Sam son est couché, la tete posée dans le giron de D alila qui est en train de lui couper les ch eveu x avec une paire de ciseau x. Cette d isp osition des form es est bien propre å évoquer l ’aban don fatal du géant israélite, m ais il faut avouer qu’il y a assez lo in de la m o llesse du tableau de M antegna å la d isp osition sculptu rale du poém e d ’Alfred de V igny, qui n ’exclut pas la volup té et m ém e pas l ’ardente sensualité. D an s son livre Les D estinées d ’Alfred de V ign y (Paris 1937), P ierre M oreau sign ale (p. 50) que, dés 1827, on pou vait voir, dans la Galerie égyptien ne du Louvre, deux statu es en granit, d on nan t rim p ressio n p lastiq ue qu’u tilisa Alfred de V igny dans sa Colere d e S a m so n et déjå dans VAlméh. Sur le rapport du p oém e avec le tableau de M antegna, voir encore Bertrand de la Salle: Alfre d de Vigny, P aris 1939, p. 278. 30 HANS SØRENSEN Cette repetition, a deux vers d ’intervalle, d ’u n m ot em p h atiq u e est bien efficace: c ’est le m aitre qui est le veritable esclave. Ici, le thém e fo n d am en tal du poém e est précisé, et nous n ’avons q u ’å suivre le poéte, qui va directem ent vers son but, p o u rta n t avec une lenteur réfléchie qui finit p a r nous oppresser. L a description de D alila avec ses com paraisons voluptueuses est d ’u n oriental ism e ard en t qui nous av ertit que l’a u teu r de La F em m e adultére n ’a pas oublié la lecon du com te B ruguiére der Sorsum , trad u cteu r de Parisina de B y ro n 1). Si M ilton a m o n tré å Vigny l ’applicabilité du m y th e de Sam son, B yron lui a ap p ris l’intensité de la sensualité volupteuse. L a poésie classique ne savait pas p arle r de S e s g r a n d s y e u x , e n tr ’o u v e r ts c o m m e s ’o u v r c l’c im a n d e . Elle ne co n n aissait pas ce réalism e: S e s b r a s fin s t o u t m o u i l l é s d e t i e d e s s u e u r s 2). Les com paraisons du passage sont significatives: D alila est souple „com m e u n doux léopard“, ses yeux sont e n tr’ouverts „com m e s ’ouvre Y a m a n d e“, ses flanes sont „plus élancés que ceux de la ga zelle", elle est vétue „com m e il sied aux fdles de H atsor 3); ces im ages s’ab reu v en t d ’u n oriental isme un peu vague, m ais qui s’accorde parfaitem en t å d ’au tres élém ents: ces bracelets, ces a nneaux, ces boucles d ’or, ces am ulettes anciennes, ces étoffes sijriennes. T out cela fournit u n e „couleur locale“ — assez indécise — qui est co n fo n n e au sen sualism e des qualificatifs: „cheveux dénoués“, „Ses grands yeux . . . sont b ru la n ts“, „leurs m obiles lu e u rs“ , „ses pieds v o lu p tu e u x “. P a r u n co n traste subtil, l’idée de la pureté, com binée avec cette pein tu re sensuelle, en reléve l’ardeur: S e s d e u x s e in s , to u t c h a r g e s d ’a m u le t te s a n c ie n n e s , S o n t c h a s t e m c n t p r e s s e s d ’é to ffe s s y r ie n n e s . ') Voir égalem en t L e Bain (F ragm ent d’un poem e de Suzanne) et Le Bain d ’une d a m e rom aine. Sur l’infiuence de Bruguiere de Sorsum , voir F ernan d Bald ensperger: Alfred de V igny, con tribu tion å sa b io gra ph ie intellectuelle, P aris 1912, chapitre II. 2) La p oésie classiq u e ne tolérerait ni non plus la d iérése ti-edes. 3) H atsor est un pays situé pres de P alestine; le livre des Juges (IV, 17) le nom m e en parlant de l ’histoire de Sisera, qui, au reste, n’est pas sans ressem hlan ce avec l ’histoire de Sam son. VIGNY: LA COLÉRE DE SAMSON 31 B ien q u ’il y ait répétition, å trois vers d ’intervalle, d ’u n m ot aussi oiseux que pressés, nous n ’hésitons pas å dire que cette présen tatio n de la fem m e, „étre im p u r de corps et d ’a m e“ , est celle d ’u n m aitre. D éjå, n o tre ad m iratio n , com m e celle de Sainte-Beuve, est parfaitem en t justifiée. L a p ein tu re voluplueuse de D alila co n traste avec la description scu lp tu rale de Sam son: Les genoux de Samson fortem ent sont unis Comme les deux genoux du colosse Anubis. Ici, la rép étitio n (genoux) n ’est pas o ise u se 1), et la com paraison fait re sso rtir d ’un e m an iére nette la m o n u m en talité de cette figure d ’hom m e: ainsi se sentait A lfred de Vigny, le poete déjå célébre, en face de M arie Dorval, l’actrice ingénieuse qui av ait le don d ’in carn er le type de fem m e que divinisait toute une génération, m ais qui fu t en m ém e tem ps un e coquette qui savait faire soulfrire rh o m m e qui l ’aim ait; elle n ’était pas belle, m ais pire, com m e elle l ’a dit ellem é m e 2) . D ans le passage qui nous occupe, l ’an tith ése entre les deux p e r sonnages est su b tilem ent soulignée: Etle s’endort sans force et riante et bercée Par la puissante m ain sous sa téte placée. Nous savons d éjå que „le m aitre jeune et g rav e“ obéit å l ’esclave, nous avons aussi senti le danger de la sensualité orientale, et dans les deux vers que nous venons de citer, il y a to u jo u rs u n e rém iniscence de ce danger. D alila rit. Ce n ’est pas lå le rire innocent et p u r que Vigny lui-m ém e a su évoquer dans u n petit poém e å D elphine Gay, devenue Mme de G irardin: Lorsque sur ton beau front riait l’adolescence . . . Quand des rires d’enfant vibraient dans ta poitrine . .. 3) *) Le fa c-sim ile rep rod uit dans l ’éd ition des P o em es , CEuvres C om plétes I, p. 361 présente une prem iere rédaction du secon d vers: „Com me ceu x des grands D ieux d ’Égypte d ’A n ub is“. La rédaction definitive, avec rép étition du m ot genoux, fournit une solu tion adm irable du problém e qu’ont posé ces deux vers. 2) voir L éon Séché: A lfred de Vigmj II, p. 111. 3) Voir P o em es , CEuvres C om plétes I, p. 354. 32 HANS SØRENSEN A plu sieu rs reprises, Vigny a été exaspéré p a r le tem peram ent enjoué de M arie D orval, il lui a dit directem ent q u ’elle ria it trop. L a distance en tre les deux étres l'ut trop grande; cela n ’était pas seulem ent du au fait que le poete fut le com te de Vigny, et que M arie D orval fu t un e n fa n t de la balle, tres peuple en som m e, m ais encore au fait q u ’ils fu re n t de tem p éram en ts contraires: le poete fu t grave, p lu to t taciturn e, il av ait le gout de la solitude, de la réflexion; l ’actrice fu t rieuse, hableuse, tres sociable. De fait, ils p a rle re n t des langues parfaitem en t contraires, ainsi que dit le poem e: Lui, m urmure le chant funebre et douloureux Pronocés dans la gorge avec des m ots liébreux. Elle ne com prend pas la parole étrangére, Mais le chant verse un som m e en sa tete legere. D’une m aniere ingénieuse, Vigny utilise le sujet biblique: Sam son et D alila sont de deux trib u s différentes: la P b ilistin e ne co m prend pas le Ju if. Vigny avait espéré élever M arie D orval å son niveau intellectuel, il lui avait fait lire des livres, il lui avait écrit une lettre-poem e su r l ’a rt de lire; — plus tard , il devait se re n d re com pte de l’im possibilité de son projet: ils ap p a rten aie n t å deux trib u s distinctes. D ans le m onologue qui suit, Vigny nous ap p ren d , p a r „le ch an t fu n eb re et d o u lo u reu x “ de Sam son, son expérience poignante. Les ra p p o rts en tre l ’hom m e et la fem m e sont concus sous les espéces d ’une lutte, livrée en présence de Dieu. Dieu, chez A lfred de Vigny, est le plus souvent le Dieu de l ’Ancien T estam ent; ainsi dans Moise, dans L a Fille de Jephté, dans Le Déluc/e, c’est le Dieu im passible, le Dieutv ra n qui n ’entend jam ais les priéres des m alheureux, ce D ieu contre qui A lfred de Vigny oppose une h ain e sourde, „le divin P é re “ qui, d ans Le M ont des Oliviers, n ’écoute pas l’angoisse infinie de Jésus p ria n t p o u r les liom m es, et celui qui, dans Les Destinées em plit les p ro fo n d eu rs de sa voix inflexible. Ce Dieu ne sem ble pas to u t a fait celui de La Colére de Sam son. 11 est vrai que Sam son s’adresse å Dieu, m ais ce D ieu n ’a pas de tra its aussi sévéres. C’est p lu to t u n „dieu de con v en tio n “ qui a la fonction d ’écouter les paroles de S am son, d ’étre l ’in terlo cu teu r m uet du héros. C’est tout au plus si l ’on sent d an s le passage qui nous occupe, une n u ance d ’irrita tio n contre v ig n y : la colére de 33 sam son ce Dieu qui n ’ignore pas la lutte entre les sexes, m ais qui n ’y intervient pas. A l’époque des Poém es philosophiques, Vigny se sentait peu å peu guéri de sa haine contre le Dieu im passible du C bristianism e. II s ’était form é une religion personnelle, le culte des idées: Le vrai Dieu, le Dieu fort est le Dieu des id é e s 1). II a rriv a enfin å croire que le régne de l’E sp rit p u r était venu: Ton régne est arrivé, PUR ESPRIT, roi du m onde! 2) P o u rta n t, nous sentons encore dans La Colere de Sam son que Vigny suppose que le Dieu å qui il adresse sa p lainte ne s’occupe pas des h u m ain s: „Dieu, s’il le veut, peut h alay e r m a ce n d re“, dit S am son å la fin de son m onologue. E n présence de ce Dieu, indifférent en ce qui concerne les souffrances hu m ain es, S am son fait entendre sa plainte. L a lu tte entre l’hom m e et la fem m e est une lu tte inégale, qui selon le poém e de Vigny se livre „entre la bonté d ’H o m m e et la ruse de F e m m e “. D ans cette lu tte 1’hom m e ne sa u ra it jam ais trio m p h er, car la fem m e au ra to u jo u rs une arm e contre lui, elle se sert de la ruse, et fh o m m e n ’est que bonté! II fa u t ad m ettre que Vigny n ’a pas essayé d ’étre juste envers l’a u tre sexe; il n ’a vu que son p ropre m alheur, et c ’est ce m a lh e u r q u ’il présente com m e régle universelle. A n o tre sens, cela dim inue la portée générale de l’æ uvre entiére; p o u rtan t, le ton v ib ran t qui est la conséquence de cette „injustice“ fonciére ca rac té risan t le point de vue du poéte, com m unique au texte une véracité qui ne m an q u e pas de nous en tra in er; ce poém e est u n docum ent h u m ain de prem ier ordre. A dm irons la finesse psychologique de la description de l ’adolescent. Cent années av an t F reud, Vigny a pesé les m otifs de l ’insuffisance érotique; il y voit la conséquence d ’un attacliem ent tro p intim e å la m ére; l ’atm o sphére sensuelle de l ’a m o u r m aternelle suivra to u jo u rs le jeu n e hom m e: II révera partout å la chateur du sein, Aux chansons de la nuit, aux baisers de l’aurore, A la le v r e d e fe u q u e sa té v re d é v o r e , *) La Bouteille å la m e r XXVI, P o e m e s p. 239. 2) L ’E sp r it p u r VIII, P o em es, p. 257. Orbis Li t t e r ar um 3 34 HANS SØRENSEN A u x c h e v e u x d é n o u é s q u i r o u le n t su r s o n fr o n t, E t le s r e g r e ts d u lit. e n m a r c h a n t, le s u iv r o n t. II ne fa u t pas s’en étonner, car sa m ere l’a to u jo u rs abreuvé de caresses et d ’am our. D ans ce passage, Vigny a pris soin d ’accu m u ler des expressions qui se ra p p o rte n t å cette atm o sp h ere de sensualité: „caresse“ , „ a m o u r“, „en g o u rd it“ , „b alan ce“ , „désir d ’a m o u r et d ’in d o len ce“, „la ch aleu r du sein“, „chansons de la n u it“ , „baisers de l ’a u ro re “, „levre de feu que sa levre dévore“ , „cheveux dénoués qui ro u len t su r son fro n t'4, „les regrets du lit“ . G’est une description bien ard en te de l ’am o u r m atern el en g e n d ran t l ’attach em en t du fils. A lfred de Vigny fut, des sa p rem iere enfance, élevé p a r sa m ere; et m ém e plus ta rd ce fut to u jo u rs elle qui s’occupa de son éducation m o rale et physique. II fa u t se rap p eler que Mmc Léon de Vigny avait p erd u trois fils en bas age, et le d ern ier né, le poéte, fut u n en fan t chétif. II s’ensuit que Mme tle Vigny a du p re n d re des précautions p articu liéres p o u r g ard er cet enfant, d ernier rejeto n de la fam ille. P o u rta n t M'ne de Vigny, quelque peu janséniste, a été assez prév oyante avec son fils. Elle essavait d ’a g u e rrir sa santé cliétive p a r une hygiéne saine, elle s’occupait de son éducation m orale. Q uand Alfred de Vigny q u itta le foyer m aternel p o u r s’engager dans les G endarm es du Roi, Mme de Vigny lui d o n n a une lettre qui contenait ses conseils de m ere. P arm i les préceptes q u ’elle lui donnait, il y avait celui-ci, ou elle le m ettait en garde contre les com édiennes: „ J ’espére bien que tu ne les verras jam ais q u ’au b out de la lunette de spectacle, et que jam ais tu n e leu r p a rle ra s.“ Ce passage est to u jo u rs cité en bonne place p a r les critiques, et non sans raison, car il tém oigne des craintes des fam illes å l ’h eu re des prem ieres tental ions, et plus précisém ent encore de l’aversion instinctive des m éres contre les fem m es qui leur ra v iro n t leurs fils. A lfred de Vigny aim ait bien sa m ere. II négligeait m ém e parfois sa m aitresse p o u r veiller sa m ere, m alade depuis bien des années, P o u rta n t, il av ait péché contre un des préceptes les plus sévéres de celte m ere ta n t aim ée! La Colere de Sam son nous fo u rn it l’explicatio n de celte trah iso n ; avec une lucidité ex trao rd in aire, Vigny a vu que l’a m o u r m ém e de sa m ere l ’avait p ré p aré å ce qui survint: v ig n y : la colére de sam son 35 Quand le com bat que Dieu iit pour la créature Et contre son sem blable et contre la Nature Force l’hom m e å chercher un sein ou reposer, Quand ses yeux sont en pleurs, il lui faut un baiser. Le co m b at de 1’hom m e p o u r s’im poser p arm i ses contem porains, son co m b at co n tre la n atu re , ne sont rien au p rés de la lu tte entre les deux sexes: Vient un autre combat plus secret, traitre et låche. A ju ste titre, A lfred de Vigny est célébre å cause de ces vers-sentences qui bien souvent résu m en t u n aspect p o ig n an t de l ’existence h u m ain e; il y en a m ém e qui sont devenus une sorte de proverbes; rap p elo n s ainsi les deux vers suivants de La M ort du Loup: „Seul le silence est g ran d ; to u t le reste est faiblesse44, „Gémir, pleurer, prier est égalem ent låch e“ f D ans le poém e qui nous occupe, nous trouvons aussi quelques-uns de ces vers å portée générale qui viennent couronn e r u n développem ent poétique. Ainsi le d ern ier vers du passage que nous venons de citer exprim e u n tel racco u rci de la pensée de Vigny: Et, plus ou m oins, la fem m e est toujours DALILA. O bservons que cette fois la p h ra se de Vigny n ’est pas p arfaitem en t heureu se; m alg ré le „to u jo u rs44 catégorique du d ernier hém istiche, l’h ésitatio n du p rem ier en attén u e l’effet. C’est la seule fois, dans ce poém e, que Vigny hésite p o u r fo rm e r son jugem ent, Déjå, au début du m onologue de Sam son, il a déclaré: Car la fem m e est un étre im pur de corps et d’åme. C’est cette accu sation sans adoucissem ents qui esl la note fondam entale du poém e, et qui se tra h it non seulem ent dans le dénouem ent de la piéce, m ais encore dans d ’autres vers-sentences: Toujours ce com pagnon dont le cæur n ’est pas sur, La Fem m e, enfant m alade et douze fois impur! Elle se fait aim er sans aimer elle-m ém e. Un m aitre lui fait peur, G’est le plaisir qu’elle aime. 3* 36 HANS SØRENSEN Ici, il s’agit de la seule fem m e, „étre faible et m e n te u r“ , que l’hom m e p ard o n n e, ju sq u ’å ce q u ’il devienne exaspéré p a r les éternelles trah isons. P o u rta n t, Vigny a bien senti que l ’hom m e, m algré sa „bonté“ , doit p ay e r aussi sa dette å la loi universelle qui lie les deux sexes: L a F e m m e a u ra G o m o rrlie et V H o m c aura S o d o m e , Et, se jetant de loin un regard irrité, L e s d e u x s e x e s m o u r r o n t c li a c u n d e s o n c o té . Ce pessim ism e absolu n'est pas le d ern ier m ot d ’A lfred de Vigny. P o u rta n t, l ’accent en est bien sincére; il avait connu la perversité sans frein de la n a tu re fem inine: Elle rit et triomphe; en sa froideur sa vante, Au m ilieu de ses sceurs elle attend et se vante De ne rien éprouver des atteintes du feu. 11 av ait m ém e eu l ’expérience de sa p ro p re insuffisance et n ’hésite pas å l ’exprim er: . . . C’est le plaisir qu’elle aime, L’H om m e est rude et le prend sans savoir le donner. C’est lå u n aveu des plus intim es, et il ne fa u t pas en douter: c ’est bien la stricte vérité. 11 avait révé une fem m e com m e K itty Bell, une „B éatrice au voile de lu m iére“, et la „bonne fille rieuse, im pulsive et sp o n ta n é e “ q u ’était au fond M arie D o rv a l1), devenait p o u r lui Dalila, „la m aitresse perfide qui livre å ses ennem is celui qui l’a im a it“ . II est v rai que M arie D orval n ’avait pas la délicatesse de g ard er p o u r elle-m ém e les secrets d ’A lfred de Vigny et de leur vie en comm u n , elle av ait m ém e livré å un tiers la fam euse lettre „pour lire au Iit“ 2). II av a it bien raiso n de dire que La Fem m e est å présent pire que dans ces temps Oii, voyant les hum ains, Dieu dit: „Je me repens!“ J) F ernan d B aldensperger, dans la préface a P o e m e s , CEuvres G om plétes I, p. XIX. 2) V oir la note de F ern an d B aldensperger dans C o rresp ondan ce I, CEuvres C o m p le tes VII1, p. 315. v ig n y : la colére de sam son 37 IL av ait vu de pres le resso rt caché du com bat que la fem m e livre co n tre l’hom m e: Celle-la, par orgueil, se fait notre ennem i. Vigny ne dépasse pas la vérité dans le passage de la priere å l ’E ternel, au „D ieu des l‘o rts“ . II av ait été tres indulgent avec M arie Dorval, d o n t les tro m p eries devenaient de plus en plus effrontées, tém oin les lettres q u ’ils éch angeaient aux époques des tournées en province de l’actrice. E nfin, n ’en pouvant plus, et aprés une ren co n tre bien orageuse avec sa m aitresse, en l’été de 1838, il se décida å rom pre définitivem ent avec elle; le 6 octobre il écrivit å la danseuse P au lin e D ucham bge, l’am ie intim e de M arie D orval: „T out est fm i“ x): Mais enfin je suis las. —- J’ai l’ame si pesante Que m on corps gigantesque el ma tete puissante Qui soutiennent le poids des colonnes d’airain Ne la peuvent porter avec tout son chagrin. G’est å peine si Vigny, dans les vers du m onologue désespéré de S am son, a fait allusion au récit du livre des Jugcs. Sam son et D alila sont devenues sym boles p o u r lui, et m ém e plus: ces sym boles lui ont perm is d ’étre sincére sans réticences. (Seulem ent au vers 60, le nom de D alila in tervient, et aux vers 86— 87, Vigny fait allusion aux trois trah iso n s de D alila; dans les vers que nous venons de citer, Vigny se p lait égalem ent å nous rap p eler le sym bolique de son poém e, en fa isa n t allusion au x exploits de Sam son å Gaza). D ans le d ern ier passage du m onologue de Sam son, Vigny éclaire son exposé p a r deux im ages successives, celle de la vipere qui devient le sym bole de Dalila, de la fem m e rusée et perverse: Toujours voir serpenter la vipere dorée Qui se traine en sa fange et se croit ignorée! 2) *) V oir P o e m e s , CEuvres C om plétes I, p. 365. 2) Cf. M ilton: S a m so n Agonistes, vers 999— 1002: So let her go, God sent her to debase me, And aggravate m y fo lly w ho com m itted To such a viper his m ost sacred trust Of secresie, m y safety, and m y life. Cf. ib. vers 763: E n tan gl’d w ith a p oysn ou s b osom snake. 38 HANS SØRENSEN E t puis celle du sanctuaire, co m p araiso n qui illustre le c æ u r offensé de l ’hom m e: Toujours mettre sa force å garder sa colere Dans son cæur offensé, com m e en un sanctuaire D ’on le feu s’échappant irait tout dévorer. T an d is que la prem iere de ces im ages sem ble bien p ro p re å designer la fem m e traitresse, p a r l ’allusion voilée au S erpent d ’É den qui fit d ’Éve sa co llab o ratrice séduisante, la deuxiém e im age sem ble u n peu tro p recherchée, en ce sens qu elle suppose u n e sorte de sanctification de l ’hom m e (il suffit de p arle r de la bonté d ’H om m e!). P o u rtan t, 1 idée du feu qui se ra p p o rte å l’im age du sanctuaire, évoque la m étap h o re tres suggestive du vers 105: C’est trop! —- Dieu, s’il le vent, peut balayer ma cendre. C est lå u ne expression bien placée p o u r désigner le dénuem ent com plet de Thom m e trah i. L a conclusion du poém e ad ap te le m ythe biblique, et non sans re n ch érir su r les elfets, tém oin les hyperboles qui foisonnent: Payant au poids de l’or cliacun de ses cheveux. . . . chargé d’une chaine Que douze grands taureaux ne tiraient qu’avec peine. Devant Dagon, leur Dieu, qui gém it sourdem ent Et deux fois, en tournant, recula sur sa base Et fit palir deux fois ses prétres en extase. Ces d ern iers effets rifiq u e“ . Ainsi ils qualifié plus h au t: dit, il im ite, et il m odéles. su rto u t relévent directem ent du ro m an tism e „hors’accordent bien au dénouem ent, que nous avons ici, Vigny est en pleine „ litté ra tu re “ ; sans contrene p a ra it pas avoir été difficile su r le choix des L ’in v ocation de la T erre et du Ciel qui se présente å la fin du poém e sem ble étre une rém iniscence de leetures. Elle rappelle p lu to t les ap o stro p hes véhém entes des ch æ u rs de B yron (voir p. ex. H eaven and E a rth ) que les paroles plus graves du c h æ u r dans le Sam son VIGNY: LA. COLÉRE DE SAMSON 39 A gonistes de M ilton, ce qui nous laisse deviner que dans la finale de La Colére de S a m so n , Vignv byronise plus q u ’il n ’écrit sous l ’influence de M ilton. P o u rta n t, Vignv n ’a ni la prolixité d ébordante de M ilton ni la fougue cosm ique de B yron. 11 est u n rep résen ta n t de l ’a rt laborieux; m ais p a r les difficultés m ém e, il est arrivé å donner l’exem ple d ’u n a rt concis. S’il im ite les grands m odeles anglais, il ne les suit pas d ’u ne m an iére servile; il choisit et il condense. Bien que la d erniere p a rtie de La Colére de Sam son porte l’em preinte d ’une cru au té exagérée, ce poém e n ’en reste pas m oins une „belle chose“ . V II est bien v rai que Vigny est un des plus au th en tiq u es byroniens en F rance. Nous retrouvons chez lui le sensualism e de B yron, et m ém e nous pouvons l ’accuser de p ren d re tour å to u r des attitudes co n traires com m e le fit B yron. Ainsi, Vignv s’oppose å la société, a la civilisation occidentale, en p re n an t le Loup com m e sym bole du génie solitaire qui „m eurt en silence“ ; et presque en m ém e tem ps, il écrit La Sauvage, ou la civilisation européenne est glorifiée au dépens des trib u s sauvages de L ’A m érique du N ord. II est im possible de ne pas sentir ces con trastes de sentim ents. Q u an t å la fem m e, Vigny sait l ’invectiver (L a Colére de Sa m so n ) com m e il sait la p o rter aux nues L a M aison du Berger); et la n ature, qui dans La M aison du Berger est qualifiée de „tom be“, de „l’im passible théåtre, que ne peut re m u e r le pied de ses ac te u rs“ , est, dans les prem ieres strophes du m ém e poém e, peinte avec sym pathie, au m oins avec com plaisance: L e c r é p u s c u le a m i s ’e n d o r t d a n s la v a llé e S u r l ’h e r b e d ’é m e r a u d e et su r l ’or d u g a z o n . II fa u t b ien y voir l ’influence de B yron, de m ém e que le satanism e de celui-ci se tro u v ait d éjå dans les poém es de jeunesse de son ém ule francais, en p artic u lier dans Éloa. Com me B yron, Vigny est un révolté, il „se leve a rm é “ p o u r co m b attre la Destinée, p o u r jeter son an ath ém e aux pieds du T o u t-P u issan t (L e Déluge). 40 HANS SØRENSEN P o u ita n t, il ne fa u t pas y voir u n asservissem ent com plet au m odéle d ’outre-M anche. N’oublions pas que B yron ne s’a rré ta pas å l’esprit de revolte et d ’opposition. II est le type de l ’individualiste effréné, p o u r qui la révolte est faite p o u r le p laisir de se révolter. B yron est le poseur p a r excellence de la litté ra tu re européenne. II se m o q u ait de tout, m ém e de la litté ra tu re rom antique, dont il fu t un des adeptes les plus caractéristiques, il se ra illait lui-m ém e. P o u r lui, rien ne fu t sacré, excepté son p ro p re individualism e. Bien que son influence su r la litté ra tu re ro m an tiq u e en F ran c e ait été tres grande, il ne fa u t pas oublier que son type m ém e d u t étre etra n g er au tem p eram en t francais. M algre le co u ran t d ’individualism e et de sensualism e, qui avait été p ré p aré p a r quelques au teu rs de X \ II siécle, su rto u t p a r R ousseau, et qui avait été préclié et vécu avec ta n t de succés p a r C h ateau b rian d et p a r Mme de Staél, 1 åm e fran^aise ne se laissa pas en tiérem ent déborder p a r l ’esprit nouveau, qui, sans c.ontredit, avait des origines germ aniques, anglaises su rtout. A lfred de Vigny, si byronien dés sa prim e jeunesse, ne devait pas, å l ’age m u r, s’a tta rd e r dans u n esprit de révolte stérile. Et, qui plus est, ses æ uvres les plus rem arq u ab les p o rten t l ’em preinte d ’u n sp iri tu alism e prononcé; et p a r ses tendances artistiques m ém es, il fu t un ad h é ren t å 1 a rt qui choisit et qui sauvegarde le respect de la form e. Cet „E sp iit p u r dont Vigny se réclam e est bien le guide des F rangais, celui qui avait inspiré u n R acine ct un Bossuet, dans cet age d ’o r q u ’on appelle „classique“ . II est vrai que Vigny n ’est pas cath o liq u e com m e les grands classiques, il n ’est m ém e pas chrétien — bien q u ’il se soit inspiré d ’idées chrétiennes — et ce ne fu t q u ’imm éd iatem en t av an t la m o rt q u ’il consentit å recevoir la consolation de 1 église. P o u rta n t, son attitu d e dans la vie, com m e dans la litté ra ture, tém oigne d ’une noblesse p a rfa ite — souvent u n peu m éticuleuse m ém e —- d ’une sobriété de jugem ent qui ne fléchissait pas m algré l’av en tu re sentim entale dans laquelle il s’était fourvoyé. II avait vu d ’une m an iére nette que la cause de l ’ém ancipation de la fem m e, qui sem ble étre 1’événem ent le plus im p o rtan t de la vie sociale de l ’Europe p o st-révolutionnaire, est la liberté accordée aux sentim ents. Ainsi u n critique com m e Louis R eynaud a u ra it pu étre plus juste v ig n y : la colére de sam son 41 d an s son ju g em en t su r A lfred de Vigny, qui p a r son E sprit P ur et p a r L a M ort du L o u p a fo u rn i å l ’h u m an ité les plus belles m anifestations de cette aristo cratie qui n ’est pas due å une noblesse héréditaire, m ais qui est fondée su r la pu relé de la pensée. A lfred de Vigny est un solitaire qui dans u n siécle d ’instabilité et de bouleversem ents a m o n tre cette stoique ficrte, dont il p arle lui-m ém e dans La M ort du L oup. Lå, il eut la force de repousser toute faiblesse, m ém e celle de déplorer sa p ro p re destinée: Gémir, pleurer, prier est égalem ent lache. Fais énergiquem ent ta tongue et tourde taclie, Dans la \o ie oii le Sort a voulu t’appeler. Puis apres, com m e moi, souffre et meurt sans parler. Sans n u l doute, il condam ne ici les gém issem ents que lui avait arrac h és son expérience douloureuse. E n fin de com pte il n ’est pas l ’ho m m e qui d an s u n individualism e sans frein ne fait que satisfa ire ses pro p res besoins. D ans La M aison du Berger, la fe m m e n ’est plus „l’étre faible et m e n te u r“ ; elle est devenue la grande in sp iratrice du poete, sa m use enthousiaste: C’est pour qu’il se regarde au m iroir d’une autre åme Qu’il entende ce chant qui ne vient que de toi: L’Enthousiasm e pur dans une voix suave. II voit m ieux, m ain ten an t, les ra p p o rts qui doivent exister entre l’hom m e et la fem m e: C’est atin que tu sois son juge et son esclave Et regnes sur sa vie en vivant sous sa loi. Ni la civilisation et la technique, ni la n a tu re doivent étre les m esures de l ’hom m e. A lfred de Vigny se défait de toute croyance au progres com m e de toute superstition de la n atu re , il reto u rn e å /’hu m anit é en in v o q u an t la fem m e: Aimez ce que jam ais on ne verra deux fois. 42 HANS SØRENSEN P a r son p ro p re caraetére contem platif, qui le co n traig n it å chercher l ’ép anouissem ent de son énergie dans une vie in térieu re d ’une intensité dont peu ap p ro ch en t, p a r sa figure noble et tourm entée, A lfred de Vigny est u n des prem iers rep résen ta n t de la civilisation occiden tale. II a passé p a r le feu de la sensibilité ard en te qui to u rm en te son époque p o u r a ttein d re l ’équilibre d ’un classique. P lus q u ’au c u n autre, il est le classique du R om antism e.