L`anorexie,maladie aucœurd`undélit?
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L`anorexie,maladie aucœurd`undélit?
• EVENEMENT ÉDITORIAL Par ALEXANDRA SCHWARTZBROD Fléau Faut-il légiférer pour lutter contre l’anorexie, comme le propose un amendement adopté mercredi à l’Assemblée nationale ? Cet amendement a, en tout cas, le grand mérite d’ouvrir le débat sur un fléau trop grave pour être laissé à la seule responsabilité des personnes concernées et de leur entourage. Mais par quoi commencer ? Qui et que faut-il cibler ? Faut-il s’en prendre aux sites «pro-anorexie» ? C’est une autre histoire et il y a là matière à débattre. Spontanément, empêcher que des sites encouragent des personnes souvent fragiles à s’affamer semble être une bonne idée. On sait que l’anorexie touche majoritairement des jeunes filles en pleine crise d’adolescence, donc mal à l’aise avec leur corps, et influençables. Mais la tribune que nous publions dans ces pages, sous la plume de sociologues, est troublante. En s’attaquant à ces sites, on ferme peut-être la seule fenêtre que ces jeunes acceptent d’ouvrir sur l’extérieur et donc le seul accès que l’on peut avoir à eux. Les causes de l’anorexie, qui témoigne d’un grand mal-être, sont diverses, souvent liées à l’environnement familial, mais il est évident que l’apologie de la maigreur faite par les magazines et les milieux de la mode est un «un agent accélérateur de névrose», comme l’explique une ex-mannequin dans ces pages. D’où l’intérêt d’un autre amendement, discuté ce vendredi, qui vise à interdire l’embauche de mannequins dénutris. LIBÉRATION VENDREDI 3 AVRIL 2015 Adopté à l’Assemblée, un amendement à la loi santé entend pénaliser l’incitation à la maigreur sur Internet. Un autre, en discussion, pointe le milieu de la mode. L’anorexie, maladie au cœur d’un délit? Par VIRGINIE BALLET, CATHERINE MALLAVAL et EMMANUÈLE PEYRET L’ESSENTIEL LE CONTEXTE ais regarde-toi, le miroir Un amendement a été adopté ne reflète qu’un corps dédans la nuit de mercredi à jeudi formé par tes rondeurs visant à pénaliser l’incitation immondes ! Comment à l’anorexie. Un deuxième, oses-tu prétendre rêver à la minceur elfidiscuté ce vendredi, envisage que si tu n’es qu’un tas de graisse?» Enl’interdiction des mannequins core une? «Mange des glaçons quand tu trop maigres. as faim, ça fait croire au corps que tu as mangé.» A frémir? A vomir? A légiférer L’ENJEU dans l’espoir que ces conseils distillés sur les sites pro-anorexiques abondamComment lutter contre ment consultés par des bandes d’ados l’anorexie, un mal qui touche (du sexe féminin, mais pas seulement) beaucoup de familles ? ferment enfin leur bouche? Le débat est là. Mais un amendement à la loi santé actuellement débattue dans l’hémicycle ceux qui prônent une extrême maigreur, a déjà été adopté. Ce texte, que dit-il ? dangereuse pour la santé, voire morEst-il à la hauteur ou à côté de la plaque telle, sur des sites internet. Ce nouveau de ce problème de santé grandissant délit sera puni d’un an de prison et de qu’est l’anorexie ? Les sites pro-ana 10000 euros d’amende. Selon les signasont-ils vraiment incitatifs ? Le milieu taires de cet amendement, Maud Olivier de la mode, grand exhibitionniste de et Catherine Coutelle (de la délégation corps fins comme des feuilles de ciga- au droit des femmes), rien jusque-là rettes, devrait-il lui aussi n’était prévu dans le code retrousser ses manches ? DÉCRYPTAGE pénal sur ce sujet. Pourtant, Décryptage en cinq points, en 2008, un amendement alors que d’autres amendements sur ce du même tonneau, porté par l’UMP Vamême sujet font leur retour ce vendredi lérie Boyer, avait déjà été adopté à l’Asdevant les députés. semblée. Plus sévère, il prévoyait deux ans d’emprisonnement et 30000 euros QUE CONTIENT CET AMENDEMENT ? d’amende. Tombé dans un trou noir du Entre discussions sur le paquet de ciga- calendrier législatif, il n’a jamais été rettes neutre et sur le tiers payant, dans soumis aux sénateurs. la nuit de mercredi à jeudi, les députés Outre la lutte contre les sites pro-ana, ont adopté un amendement socialiste d’autres mesures sont dans les tuyaux. destiné à pénaliser l’incitation à la mai- D’abord retoquée en commission migreur excessive. Dans le collimateur : mars, l’interdiction d’embaucher des mannequins dénutris, portée par le député PS de l’Isère Olivier Véran, fait son retour dans l’hémicycle ce vendredi. Mi-mars, un autre amendement avait déjà pointé l’importance de la «préven- «M REPÈRES A. PELLASCHIAR . AP 2 tion et du diagnostic précoce de l’anorexie mentale et des troubles des conduites alimentaires». QU’EST CE QUE L’ANOREXIE ? L’anorexie mentale, selon la définition de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) est un trouble du comportement alimentaire entraînant une privation alimentaire stricte et volontaire pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. Cette pathologie, très souvent associée à des troubles psychologiques, touche, environ 1,5% des femmes de 15 à 35 ans. Mais, selon la professeure Marie-Rose Moro, psychiatre directrice de la Maison de Solenn à Paris, ces troubles apparaissent de plus en plus tôt. Parfois dès la fin de la primaire ou le début du collège. Autre évolution: ils touchent davantage les jeunes garçons depuis cinq à six ans. «Ils étaient auparavant 5% à être concernés, contre 10% aujourd’hui». Un problème français ? A l’étranger, les données sont comparables. En outre, ce trouble affecte toutes les catégories sociales et non pas seulement les plus aisées. COMMENT L’ANOREXIE SE MANIFESTETELLE ? L’anorexie est diagnostiquée à partir de critères cliniques très précis : façon de s’alimenter (restriction ou éviction de certains aliments, refus de se nourrir, phases boulimiques), pratiques (vomissements provoqués, prise de laxatifs), poids (IMC inférieur à 18,5, selon la Haute autorité de santé, soit par exemple 52 kilos pour 1,70 m), absence de règles depuis au moins trois mois. La perception de soi est également affectée, le malade refuse de reconnaître sa maigreur, pense qu’il contrôle son corps, est parfois hyperactif, Suite page 4 Image issue de 24 septembre 2007. En pleine fashion week milanaise, une photo d’Oliviero Toscani, starisé par ses pubs pour Benetton, choque le monde entier: elle montre une femme nue, cadavre ambulant à escarres. Il s’agit d’Isabelle Caro, «mannequinactrice» française de 25 ans, qui pèse 32 kilos pour 1,65 mètre. L’affolant cliché fait partie d’une campagne antianorexie de la marque de vêtements Nolita, soutenue par le ministère de la Santé italien. Une polémique s’ensuit, sur la pertinence de ce «coup» récupéré par les sites «proana» et bientôt déploré par Toscani luimême. Rencontrée alors en vue d’un portrait (Libération du 1er octobre 2007), Isabelle Caro se dit en voie de guérison mais rentre les joues pour la photo. Elle meurt trois ans plus tard d’un arrêt cardiaque lié à sa pathologie. • LIBÉRATION VENDREDI 3 AVRIL 2015 3 Géraldine Maillet a été mannequin pendant huit ans. Elle raconte: «Certaines filles sont si affamées qu’elles perdent leurs cheveux» G M. BUREAU . AFP éraldine Maillet a été qu’il vaudrait mieux se fonder mannequin pendant sur l’aspect général de quelhuit ans dans les années qu’un, ses mensurations, que 1990. Devenue écrivaine, elle sur son IMC, qui est un critère a raconté dans plusieurs livres, un peu faussé. Et par ailleurs, dont Presque Top Model (Flam- je ne suis pas sûre que ce secmarion, 2006), le milieu de la teur ait envie de participer à mode et ses travers, dont cela. Ça n’intéresse personne, l’anorexie, dont elle a souffert, ce n’est ni branché, ni hype. avant de s’en sortir. Qui plus est, il faudrait que la «La mode considère qu’elle législation soit harmonisée. Si doit faire rêver, être un objet on légifère en France, mais pas de fantasmes, à travers des dans les autres endroits phares critères inaccessibles pour (New York, Milan), cela n’a Madame tout le monde. pas de sens. Il faut aussi aller Quand j’étais mannequin, ce plus loin que les défilés, et qui faisait rêver s’attaquer à la pub, mes copines, c’était à la presse… Mais il d e vo i r m o n faudrait pour cela 1,80 mètre et mes faire face à un cer50 kilos, et d’imacle de pouvoir, qui giner que j’avais regroupe les agenune hygiène de vie ces, les couturiers normale. Quand et les rédactrices. Inès de la Fressange Les agences proassure qu’elle adore la junk meuvent les mannequins qui food et les bonbons, cela parti- peuvent rentrer dans les robes cipe de cette idée d’une “race de couturiers. Les couturiers, à part”, d’une élite. Je me suis eux, disent aux modèles: “Soit fait taper sur les vous rentrez dans doigts dans ce TÉMOIGNAGE la robe, soit vous milieu parce que dégagez.” Et il y j’ai raconté ce que j’avais vu : aura toujours une “taille des filles qui arrêtent de man- zéro”, un spectre famélique ger le soir une ou deux semai- pour rentrer dedans. Quant nes avant les défilés, qui ne aux rédactrices, se pose la mangent qu’une pomme par question du financement des jour, se bourrent de cafés ou magazines féminins, qui rene font que cloper pour couper pose beaucoup sur les annonla faim. Ça peut aller jusqu’aux ceurs, donc les grandes marlaxatifs ou la coke. Certaines ques de mode. C’est un peu filles sont si affamées qu’elles consanguin. perdent leurs cheveux, ont des «Sur le principe, ce serait bien problèmes de dents ou de que tous ces acteurs se metpeau. La mode, elle, préfère tent autour d’une table, mais faire croire que ce physique à mes yeux, ça n’intéresse pas découle de leur constitution, les grands manitous, ça n’est qu’elles peuvent manger tout pas dans leurs gènes. Certes, ce qu’elles veulent. J’ai fait on voit émerger de nouvelles partie de ce milieu, je sais icônes de beauté, plus en forcomment ça se passe. La mode mes, comme Christina Henest un agent accélérateur de dricks ou Kim Kardashian, névrose. mais elles sont magnifiées par «C’est une bonne initiative des photographes. Et on ne les d’essayer de légiférer. Pour ce fait pas défiler.» qui est de la mode, je pense Recueilli par V.B. la série «Thinspiration», un travail de la photographe Laia Abril sur les sites «proana». PHOTO LAIA ABRIL . INSTITUTE LE THIGH GAP C’est cet écart entre les cuisses qu’ont certai nes femmes quand elles se tiennent droites, pieds serrés. Alors que l’ossature de certaines forme naturellement ce «gap», d’autres usent de stratégies et de régimes drastiques pour agrandir cet écart, quitte à frôler la maigreur morbide. IMC L’indice de masse corporelle, ou indice de corpulence, se calcule en divisant le poids par la taille au carré. C’est sur cet indice (qui ne doit pas être inférieur à 18,5) que se base l’Organisation mondiale de la santé pour définir les états de maigreur, de surpoids ou d’obésité. SCANNEZ ET DÉCOUVREZ ! RADIO Catherine Mallaval vous en dit plus au micro de Florent Chatain www.liberation.fr 4 • LIBÉRATION VENDREDI 3 AVRIL 2015 EVENEMENT fait du sport de manière obsessionnelle. Les troubles des conduites alimentaires, et notamment l’anorexie mentale, sont plurifactoriels: causes génétiques et psychologiques individuelles, environnementales, familiales… L’anorexie, dans sa phase la plus aiguë, débute toujours par une restriction alimentaire et dure en moyenne un an et demi à trois ans. Les pathologies qui en découlent sont multiples : chute de cheveux, perte de dents, problèmes rénaux et neurologiques, atteintes cardio vasculaires. A terme, la moitié des personnes soignées pour une anorexie mentale à l’adolescence guérissent, un tiers se maintient, 21% souffrent de troubles chroniques et 5% décèdent (suicides et arrêts cardiaques en majorité). «Une ado en IMC de 17 est mince, on hospitalise à partir de 15, on a aussi des patientes à 11…», explique le docteur Pommereau, psychiatre, chef de service du pôle Adolescent au CHU de Bordeaux : «Il faut procéder à une prise en charge globale, de l’image du corps, de l’alimentation. Je dirais qu’il faut assouplir ces patientes qui s’assèchent la tête et le corps pour ne plus avoir d’émotions. On tente de les remettre du côté de la vie, de remettre de la rondeur, de la souplesse, de l’humour, là où il n’y a qu’obsessions et calculs.» Suite de la page 2 «VOIS COMME TU ES UNE GROSSE COCHONNE…» L’anorexie en quelques effroyables diktats, glanés au fil des multiples sites de thinspiration, où les jeunes ana s’échangent leurs «conseils» et astuces. w «Mange devant un miroir. Vois comment tu es une grosse cochonne sans volonté…» w «Fais ton lunch mais ne le mange pas, salis la vaisselle et jette les restes là où personne ne va les trouver, comme ça ton entourage croira que tu as mangé.» w «Manger 4 repas de 100 calories est mieux qu’un seul de 400.» w «Le gros est une personne paresseuse, dégoûtante, avide de nourriture et stupide. Le mince est intelligent, vif, qui contrôle sa vie.» w «Un aliment est à calories négatives lorsque le corps dépense plus de calories pour le digérer qu’il n’en a apporté.» w «J’en ai marre des connasses qui viennent polluer mon blog avec leurs commentaires: “Ouais t’es pas une vraie anorexique, les vrais ano veulent un corps d’ano, pas de mannequin.”» w «Si je remplace le jus d’orange à chaque fois par le thé, je gagne encore 92 calories.» w «Je me rappelle les heures passées enfermée aux toilettes pour rattraper les crises. Je me rappelle quand j’étais affalée au sol, hurlant de douleur. Je me rappelle l’angoisse de ne pas savoir se débarrasser de toutes les calories.» w «Commencez entre 800 et 1000 calories par jour, puis diminuez après deux semaines à 600. Un bon palier quand on a diminué est 400 calories par jour.» E.P. COMMENT LUTTER ? «Les sites pro-ana n’ont jamais séduit de filles pas anorexiques: l’anorexie ne s’attrape pas sur Internet, pas plus qu’en regardant les mannequins sur les podiums», assure le psychiatre Xavier Pommereau, avant d’ajouter : «Les filles qui vont sur ces sites sont déjà malades. Elles souffrent déjà d’une obsession de saisir le regard de l’autre, d’exhiber leur incroyable maigreur.» Alors à quoi bon légiférer? «Ça redit que montrer des images mortifères, de suicide ou autre, c’est mal, explique le psychiatre. Mais nous sommes dans un monde totalement internationalisé, et ces sites et images ne restent pas confinés à nos frontières.» Pour sa consœur MarieRose Moro, un amendement ne réglera rien : «Il vaudrait mieux fournir plus de moyens à la politique de soins des patients anorexiques.» Et plus encore, développer la formation de tous les professionnels de santé, en particulier en milieu scolaire, pour un dépistage précoce. Ensuite, pour elle, «davantage de sensibilisation de la société aux troubles du comportement alimentaire» ne serait pas du luxe. «Dans les familles, ce qui doit alerter, outre une perte de poids, c’est notamment un profond changement des habitudes d’un adolescent. C’est là qu’il faut consulter», insiste-t-elle. Autre regard sur cette question, celui de Nicolas Godart. Pour ce sociologue de la mode, «légiférer est une bonne idée puisque nous sommes devant un problème de santé publique avéré et que l’industrie de la mode elle-même n’arrive pas à régler le problème. L’exemple new-yorkais est intéressant : les professionnels de la mode ont essayé de s’organiser pour lutter contre ce fléau en informant les mannequins et les acteurs du secteur, mais cela a été un échec». En deux mots, il est pour une loi. Même s’il redoute que légiférer sur l’IMC, puisse être considéré comme une forme de discrimination. Image issue de la série «Thinspiration», un travail de la photographe Laia Abril sur les sites «proana». LA MODE ESTELLE LE DIABLE ? 2006: Ana Carolina Reston, mannequin brésilien de 18 ans, 40 kilos pour 1,74 m, meurt d’anorexie. 2007 : Isabelle Caro, mannequin français apparaît effroyablement maigre dans une campagne contre l’anorexie, elle décède trois ans plus tard. 2013: une ex-directrice de l’édition australienne de Vogue Kirstie Clements, révèle dans un livre (The Vogue factor) comment des mannequins affamées tentent de tromper leur faim en avalant des mouchoirs en papier… Ce milieu, ses icônes, ses rites sont-ils pour autant responsables de l’anorexie ? «On aimerait que le monde de la mode se montre plus responsable», lance le psychiatre Xavier Pommereau. «De nombreuses études ont établi un lien causal entre la représentation du corps dans les médias et les troubles alimentaires», affirme le sociologue Nicolas Godard. Las, comme chaque fois que l’on cherche des certitudes, d’autres études (comme celle publiée en 2006 dans Archives of General Psychiatry et rapportée par le magazine féminin Terrafemina) expliquent que les facteurs environnementaux, incluant la maigreur des mannequins dans les médias, «n’expliqueraient que 5% des risques d’être victime d’anorexie». A chacun ses références? Dans ce débat délicat, l’imperator Karl Lagerfeld s’en sort par une pirouette: «Parlez-moi des 25% de jeunes filles en surpoids, ensuite on parlera des 2% d’anorexiques.» • Lois, chartes, accords… De nombreux pays ont tenté de réglementer l’ultramaigreur dans les défilés ou les magazines. Avec plus ou moins de succès. Israël à la pointe du combat pour les formes P révenir, lutter. Au moins essayer. Certains pays ont déjà pris des mesures contre l’ultramaigreur qui s’affiche dans certains défilés et, plus globalement l’apologie des tailles mini-mini. Israël est sans conteste le pays à avoir adopté la législation la plus vaste. Pour commencer, il interdit formellement le recrutement de mannequins trop maigres, que ce soit pour un défilé ou pour des photos de mode. Entrée en vigueur au 1er janvier 2013, cette loi (adoptée à l’unanimité) interdit la présence dans les médias israéliens ou dans les défilés organisés dans le pays, de femmes et d’hommes dont l’IMC (indice de masse corporelle) est inférieur à 18,5. Les recruteurs doivent dans ce cadre demander une attestation d’IMC de moins de trois mois à l’embauche d’un mannequin. Surnommé «loi la lutte contre l’anorexie dans la mode revient cependant à l’Espagne. Dès 2006, la ville de Madrid a interdit aux mannequins au-dessous d’un certain IMC de défiler lors du Pasarela Cibeles, événement phare de la mode dans la capitale. En 2007, les grandes marques L’étau se resserre quand, l’année espagnoles s’engagent à ne suivante, le goupas exposer des mannequins vernement signe d’une taille inférieure au 38. un accord avec des grandes Photoshop», le texte ne s’ar- marques de prêt-à-porter rête pas là : toute retouche espagnoles qui s’engagent à d’une image (de pub ou de ne pas exposer dans leurs vipresse) en vue d’amaigrir trines des mannequins d’une encore la silhouette du man- taille inférieure au 38 et à ne nequin doit être mentionnée. pas planquer les grandes La palme du précurseur dans tailles à l’arrière du magasin. LIBÉRATION VENDREDI 3 AVRIL 2015 EVENEMENT • 5 Un amendement qui met en danger les malades Par L’ÉQUIPE ANAMIA: ANTONIO A. CASILLI sociologue, PIERREANTOINE CHARDEL philosophe, LISE MOUNIER sociologue, FRED PAILLER ethnographe et PAOLA TUBARO sociologue Mais, à le regarder de plus près, il s’avère être une mesure populiste et dangereuse. On lit dans la motivation de cet amendement qu’il y aurait entre 30 000 et 40 000 personnes souffrant d’anorexie en France, mais ce chiffrage n’est pas à jour. Il ignore les troubles autres ls ont osé, à nouveau: les dépu- que l’anorexie, de la boulimie et tés ont adopté, dans la nuit l’hyperphagie. En les prenant en du 1er avril 2015, un «amende- compte, le nombre de personnes ment anti-anorexiques» (1) à la concernées s’avère bien plus imporloi Santé. Malgré nos réserves et les tant: presque 600000 selon une rérecommandations contenues dans le cente étude de l’association de prorapport «Les jeunes et le Web des fessionnels AFDAS-TCA. troubles alimentaires», publié l’an- Et d’où vient cette idée que la rénée dernière (2), les élus PS ont in- pression de ces sites serait efficace? sisté pour créer un nouveau délit Les promoteurs de l’amendement dans le code pénal, celui de l’incita- citent, en reproduisant presque mot tion à la maigreur excessive à mot la page «pro-ana» du sur Internet. Cet amendeTRIBUNE Wikipédia anglophone, une ment ambitionne de cométude menée à l’université battre les troubles alimentaires. Mais Stanford il y a presque dix ans. Il est en fait, il finit par mettre en danger dommage qu’ils n’aient pas pris des milliers de malades et par empê- la peine de se documenter sur des cher le travail de professionnels de recherches plus récentes. Entrela santé et d’associations de lutte temps, la connaissance a progressé, contre les troubles des comporte- d’ailleurs avec des études réalisées ments alimentaires (TCA). en France. En particulier, l’étude Initialement présentée par l’élue Anamia, que notre équipe interUMP Valérie Boyer, en 2008, cette disciplinaire a menée entre 2010 mesure n’avait jamais dépassé le et 2014, a enquêté sur les réseaux stade de proposition de loi. Repré- sociaux des personnes vivant avec sentée le 16 mars comme amende- des troubles alimentaires. Avec des ment à la loi Touraine sur la santé, Dans les sites visés par l’amendement, elle avait été retiles contenus jugés «pro-ana» rée précipitamment à la suite de se mélangent à des discours d’entraide nombreuses cri- et de l’accompagnement au soin. tiques. Elle est revenue pour la troisième fois, seule- questionnaires en ligne, des entrement quinze jours plus tard, plus tiens, et une cartographie des sites absurde et mal renseignée que ja- web existants, elle a pu étudier de mais. Cette sorte de «zombie légis- près les comportements, les motivalatif» propose un an de prison et tions et les attitudes de ses mem10 000 euros d’amende pour toute bres. Entre janvier et mars 2013, elle personne incitant à la maigreur ex- a fait l’objet de quatre questions cessive. Dans le climat actuel de adressées au ministre de la Santé, diabolisation de l’information sur qui a préféré en ignorer les résultats. Internet, elle se concentre spécifi- La conclusion principale de l’étude quement sur les auteurs de sites dits est que toute tentative de censure et «pro-anorexiques». Depuis plu- de répression est non seulement sieurs années, on connaît ces blogs, inefficace (car elle n’arrive pas à forums, groupes de discussion. Ils freiner la prolifération de contenus sont conçus et gérés par les inter- controversés) mais aussi nuisible nautes pour parler de leurs troubles (car les auteurs et utilisateurs de ces alimentaires. Des femmes (et quel- contenus tendent de plus en plus à ques jeunes hommes) apportent se cacher – échappant à tout effort leurs témoignages, mais le font avec des professionnels de santé de les un ton souvent provocateur, signal joindre, de faire passer des campade leur détresse. Leur obsession gnes d’information, de leur offrir du pour la perfection physique, leur as- soutien (3). piration à maigrir à tout prix sont Un deuxième résultat est que ces sides symptômes de leur condition. tes web sont, pour leurs utilisateurs, Sauf que pour les médias à sensation des espaces d’entraide, qu’une pure et pour les décideurs politiques, ils et simple logique de répression finiprônent l’anorexie («pro-ana» dans rait par neutraliser. Les participants le jargon d’Internet). ne rejettent pas systématiquement Ainsi présenté, l’amendement pour- les institutions médicales, et se serrait sembler tout à fait recevable. vent parfois de liens et de recom- I PHOTO LAIA ABRIL . INSTITUTE Toujours en 2007, l’Italie suit. Suite à l’adoption d’un manifeste anti-anorexie, les jeunes filles de moins de 16 ans sont interdites de défilés. Au-delà de cet âge, les mannequins doivent présenter un certificat médical faisant foi qu’elles ne souffrent d’aucun trouble alimentaire. Depuis? Une proposition de loi invitant à sanctionner les gérants de sites pro-anorexie somnole dans des cartons. Passons outre-Manche. Après avoir joué le coup de la charte de bonne conduite, la Gran deBretagne exige un IMC minimum pour participer à des défilés. Et une jeune fille atteinte de désordres alimentaires ne peut défiler que si sa pathologie est «sous contrôle». Scénario comparable en Belgique, où après s’être contentés d’une charte censément observée par les professionnels de la mode, des politiques sont intervenus en 2013. Mais seulement au parlement wallon. Le Dane mark s’apprête, lui aussi, à entrer dans la danse : plusieurs associations, le Danish Fashion Institute et plus de 300 entreprises viennent d’apporter leur soutien à une réglementation plus stricte, garantissant aux modèles, bien-être et une image plus saine de leur corps. Peut-on, au vu de cet état des lieux se féliciter d’un bel élan planétaire destiné à raisonner un milieu justement très mondialisé ? Euh… Aux EtatsUnis, seule une charte recommande un meilleur repérage des (éventuels) troubles alimentaires des tops. Plusieurs projets de loi ont été défendus. En vain. Mais quand la marque Abercrombie & Fitch a cru fin en 2014 de lancer une ligne extramince à base de vêtements «triple 0», autrement dit XXXS («extra extra extra small») permettant schématiquement à une jeune femme d’entrer dans du 8 ans, le tollé a été tel que la clientèle a fait la loi. Le PDG Michael Jeffries qui s’était vanté de ne pas faire une marque «pour les grosses» mais pour «les beaux et les minces» a tout simplement été prié d’aller se… rhabiller. Viré. C.Ma. mandations pour entrer en contact avec les médecins. En effet, dans les sites visés par l’amendement en discussion, les contenus jugés «proana» se mélangent parfois de manière indissociable avec des discours d’entraide ainsi que de l’accompagnement au soin. De surcroît, ces communautés web ne se radicalisent pas nécessairement vers des positions ouvertement pro-anorexie. Au contraire, les modérateurs s’activent pour que la communauté reste un endroit ouvert à tous, en effaçant des messages qui paraissent extrêmes. En revanche, la répression peut engager des réactions défensives, et rendre impossible le dialogue et la modération. C’est un tel effet pervers qu’il s’agit d’éviter aujourd’hui. Il convient donc de fédérer malades, familles, associations et professionnels de la santé pour les sensibiliser contre ces mesures législatives dangereuses, maintes fois enterrées mais maintes fois ressuscitées. Criminaliser ces sites, qui constituent des lieux de parole tout à fait inédits et complexes, revient en fait à lutter contre les malades, non pas contre la maladie. Cela signifie faire risquer des poursuites judiciaires à des filles et des garçons qui se servent de ces sites pour trouver ce que notre système de santé en mal de moyens ne peut leur assurer. Les participants à notre enquête refusent rarement les soins. Ils recherchent une complémentarité avec le système médical surtout lorsque ce dernier est mal équipé pour les prendre en charge (dans le cas des «déserts médicaux»). Les personnes souffrant de troubles alimentaires méritent plus que des interdictions. Il faut un plan national de diagnostic précoce et de développement des filières de soins. Nos élus feraient bien de prendre la mesure de la complexité des pratiques numériques émergentes et de l’ampleur du problème que ces dernières recouvrent, avant de légiférer. Anamia [www.anamia.fr] est un projet de recherche financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR). Il a été réalisé par une équipe de chercheurs: EHESS, CNRS, Institut MinesTélécom, université de Bretagne occidentale, AixMarseille Université. (1) http://www.assembleenationale.fr/ 14/amendements/2673/AN/1052.asp (2) http://www.anamia.fr/rapportles jeunesetlewebdestroubles alimentairesdepasserlanotiondepro ana/ (3) http://internetactu.blog.lemonde.fr/ 2012/11/16/pourquoilacensureetle filtragenemarchentpaslexempledes reseauxliesauxtroublesde lalimentation/