L`anorexie,maladie aucœurd`undélit?

Transcription

L`anorexie,maladie aucœurd`undélit?
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EVENEMENT
ÉDITORIAL
Par ALEXANDRA
SCHWARTZBROD
Fléau
Faut-il légiférer pour lutter
contre l’anorexie, comme
le propose un amendement
adopté mercredi
à l’Assemblée nationale ?
Cet amendement a, en
tout cas, le grand mérite
d’ouvrir le débat sur
un fléau trop grave pour
être laissé à la seule
responsabilité des
personnes concernées
et de leur entourage. Mais
par quoi commencer ?
Qui et que faut-il cibler ?
Faut-il s’en prendre aux
sites «pro-anorexie» ?
C’est une autre histoire et
il y a là matière à débattre.
Spontanément, empêcher
que des sites encouragent
des personnes souvent
fragiles à s’affamer semble
être une bonne idée.
On sait que l’anorexie
touche majoritairement
des jeunes filles en pleine
crise d’adolescence,
donc mal à l’aise avec
leur corps, et
influençables. Mais la
tribune que nous publions
dans ces pages, sous la
plume de sociologues, est
troublante. En s’attaquant
à ces sites, on ferme
peut-être la seule fenêtre
que ces jeunes acceptent
d’ouvrir sur l’extérieur
et donc le seul accès que
l’on peut avoir à eux.
Les causes de l’anorexie,
qui témoigne d’un grand
mal-être, sont diverses,
souvent liées à
l’environnement familial,
mais il est évident que
l’apologie de la maigreur
faite par les magazines et
les milieux de la mode est
un «un agent accélérateur
de névrose»,
comme l’explique une
ex-mannequin dans
ces pages. D’où l’intérêt
d’un autre amendement,
discuté ce vendredi, qui
vise à interdire l’embauche
de mannequins dénutris.
LIBÉRATION VENDREDI 3 AVRIL 2015
Adopté à l’Assemblée, un amendement à la loi santé
entend pénaliser l’incitation à la maigreur sur Internet.
Un autre, en discussion, pointe le milieu de la mode.
L’anorexie, maladie
au cœur d’un délit?
Par VIRGINIE BALLET,
CATHERINE MALLAVAL
et EMMANUÈLE PEYRET
L’ESSENTIEL
LE CONTEXTE
ais regarde-toi, le miroir
Un amendement a été adopté
ne reflète qu’un corps dédans la nuit de mercredi à jeudi
formé par tes rondeurs
visant à pénaliser l’incitation
immondes ! Comment
à l’anorexie. Un deuxième,
oses-tu prétendre rêver à la minceur elfidiscuté ce vendredi, envisage
que si tu n’es qu’un tas de graisse?» Enl’interdiction des mannequins
core une? «Mange des glaçons quand tu
trop maigres.
as faim, ça fait croire au corps que tu as
mangé.» A frémir? A vomir? A légiférer
L’ENJEU
dans l’espoir que ces conseils distillés
sur les sites pro-anorexiques abondamComment lutter contre
ment consultés par des bandes d’ados
l’anorexie, un mal qui touche
(du sexe féminin, mais pas seulement)
beaucoup de familles ?
ferment enfin leur bouche? Le débat est
là. Mais un amendement à la loi santé
actuellement débattue dans l’hémicycle ceux qui prônent une extrême maigreur,
a déjà été adopté. Ce texte, que dit-il ? dangereuse pour la santé, voire morEst-il à la hauteur ou à côté de la plaque telle, sur des sites internet. Ce nouveau
de ce problème de santé grandissant délit sera puni d’un an de prison et de
qu’est l’anorexie ? Les sites pro-ana 10000 euros d’amende. Selon les signasont-ils vraiment incitatifs ? Le milieu taires de cet amendement, Maud Olivier
de la mode, grand exhibitionniste de et Catherine Coutelle (de la délégation
corps fins comme des feuilles de ciga- au droit des femmes), rien jusque-là
rettes, devrait-il lui aussi
n’était prévu dans le code
retrousser ses manches ?
DÉCRYPTAGE pénal sur ce sujet. Pourtant,
Décryptage en cinq points,
en 2008, un amendement
alors que d’autres amendements sur ce du même tonneau, porté par l’UMP Vamême sujet font leur retour ce vendredi lérie Boyer, avait déjà été adopté à l’Asdevant les députés.
semblée. Plus sévère, il prévoyait deux
ans d’emprisonnement et 30000 euros
QUE CONTIENT CET AMENDEMENT ? d’amende. Tombé dans un trou noir du
Entre discussions sur le paquet de ciga- calendrier législatif, il n’a jamais été
rettes neutre et sur le tiers payant, dans soumis aux sénateurs.
la nuit de mercredi à jeudi, les députés Outre la lutte contre les sites pro-ana,
ont adopté un amendement socialiste d’autres mesures sont dans les tuyaux.
destiné à pénaliser l’incitation à la mai- D’abord retoquée en commission migreur excessive. Dans le collimateur : mars, l’interdiction d’embaucher des
mannequins dénutris, portée par le député PS de l’Isère Olivier Véran, fait son
retour dans l’hémicycle ce vendredi.
Mi-mars, un autre amendement avait
déjà pointé l’importance de la «préven-
«M
REPÈRES
A. PELLASCHIAR . AP
2
tion et du diagnostic précoce de l’anorexie mentale et des troubles des conduites
alimentaires».
QU’EST CE QUE L’ANOREXIE ?
L’anorexie mentale, selon la définition
de l’Inserm (Institut national de la santé
et de la recherche médicale) est un
trouble du comportement alimentaire
entraînant une privation alimentaire
stricte et volontaire pendant plusieurs
mois, voire plusieurs années. Cette pathologie, très souvent associée à des
troubles psychologiques, touche, environ 1,5% des femmes de 15 à 35 ans.
Mais, selon la professeure Marie-Rose
Moro, psychiatre directrice de la Maison
de Solenn à Paris, ces troubles apparaissent de plus en plus tôt. Parfois dès la fin
de la primaire ou le début du collège.
Autre évolution: ils touchent davantage
les jeunes garçons depuis cinq à six ans.
«Ils étaient auparavant 5% à être concernés, contre 10% aujourd’hui». Un problème français ? A l’étranger, les données sont comparables.
En outre, ce trouble affecte toutes les
catégories sociales et non pas seulement
les plus aisées.
COMMENT L’ANOREXIE
SE MANIFESTE­T­ELLE ?
L’anorexie est diagnostiquée à partir de
critères cliniques très précis : façon de
s’alimenter (restriction ou éviction de
certains aliments, refus de se nourrir,
phases boulimiques), pratiques (vomissements provoqués, prise de laxatifs),
poids (IMC inférieur à 18,5, selon la
Haute autorité de santé, soit par exemple 52 kilos pour 1,70 m), absence de règles depuis au moins trois mois. La perception de soi est également affectée, le
malade refuse de reconnaître sa maigreur, pense qu’il contrôle son corps,
est parfois hyperactif, Suite page 4
Image issue de
24 septembre 2007. En pleine fashion week milanaise, une photo d’Oliviero Toscani,
starisé par ses pubs pour Benetton, choque le monde entier: elle montre une femme
nue, cadavre ambulant à escarres. Il s’agit d’Isabelle Caro, «mannequin­actrice» française
de 25 ans, qui pèse 32 kilos pour 1,65 mètre. L’affolant cliché fait partie d’une campagne
antianorexie de la marque de vêtements No­l­ita, soutenue par le ministère de la Santé
italien. Une polémique s’ensuit, sur la pertinence de ce «coup» récupéré par les sites
«pro­ana» et bientôt déploré par Toscani lui­même. Rencontrée alors en vue d’un portrait
(Libération du 1er octobre 2007), Isabelle Caro se dit en voie de guérison mais rentre les
joues pour la photo. Elle meurt trois ans plus tard d’un arrêt cardiaque lié à sa pathologie.
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LIBÉRATION VENDREDI 3 AVRIL 2015
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Géraldine Maillet a été mannequin
pendant huit ans. Elle raconte:
«Certaines filles
sont si affamées
qu’elles perdent
leurs cheveux»
G
M. BUREAU . AFP
éraldine Maillet a été qu’il vaudrait mieux se fonder
mannequin pendant sur l’aspect général de quelhuit ans dans les années qu’un, ses mensurations, que
1990. Devenue écrivaine, elle sur son IMC, qui est un critère
a raconté dans plusieurs livres, un peu faussé. Et par ailleurs,
dont Presque Top Model (Flam- je ne suis pas sûre que ce secmarion, 2006), le milieu de la teur ait envie de participer à
mode et ses travers, dont cela. Ça n’intéresse personne,
l’anorexie, dont elle a souffert, ce n’est ni branché, ni hype.
avant de s’en sortir.
Qui plus est, il faudrait que la
«La mode considère qu’elle législation soit harmonisée. Si
doit faire rêver, être un objet on légifère en France, mais pas
de fantasmes, à travers des dans les autres endroits phares
critères inaccessibles pour (New York, Milan), cela n’a
Madame tout le monde. pas de sens. Il faut aussi aller
Quand j’étais mannequin, ce plus loin que les défilés, et
qui faisait rêver
s’attaquer à la pub,
mes copines, c’était
à la presse… Mais il
d e vo i r m o n
faudrait pour cela
1,80 mètre et mes
faire face à un cer50 kilos, et d’imacle de pouvoir, qui
giner que j’avais
regroupe les agenune hygiène de vie
ces, les couturiers
normale. Quand
et les rédactrices.
Inès de la Fressange
Les agences proassure qu’elle adore la junk meuvent les mannequins qui
food et les bonbons, cela parti- peuvent rentrer dans les robes
cipe de cette idée d’une “race de couturiers. Les couturiers,
à part”, d’une élite. Je me suis eux, disent aux modèles: “Soit
fait taper sur les
vous rentrez dans
doigts dans ce
TÉMOIGNAGE la robe, soit vous
milieu parce que
dégagez.” Et il y
j’ai raconté ce que j’avais vu : aura toujours une “taille
des filles qui arrêtent de man- zéro”, un spectre famélique
ger le soir une ou deux semai- pour rentrer dedans. Quant
nes avant les défilés, qui ne aux rédactrices, se pose la
mangent qu’une pomme par question du financement des
jour, se bourrent de cafés ou magazines féminins, qui rene font que cloper pour couper pose beaucoup sur les annonla faim. Ça peut aller jusqu’aux ceurs, donc les grandes marlaxatifs ou la coke. Certaines ques de mode. C’est un peu
filles sont si affamées qu’elles consanguin.
perdent leurs cheveux, ont des «Sur le principe, ce serait bien
problèmes de dents ou de que tous ces acteurs se metpeau. La mode, elle, préfère tent autour d’une table, mais
faire croire que ce physique à mes yeux, ça n’intéresse pas
découle de leur constitution, les grands manitous, ça n’est
qu’elles peuvent manger tout pas dans leurs gènes. Certes,
ce qu’elles veulent. J’ai fait on voit émerger de nouvelles
partie de ce milieu, je sais icônes de beauté, plus en forcomment ça se passe. La mode mes, comme Christina Henest un agent accélérateur de dricks ou Kim Kardashian,
névrose.
mais elles sont magnifiées par
«C’est une bonne initiative des photographes. Et on ne les
d’essayer de légiférer. Pour ce fait pas défiler.»
qui est de la mode, je pense
Recueilli par V.B.
la série «Thinspiration», un travail de la photographe Laia Abril sur les sites «pro­ana». PHOTO LAIA ABRIL . INSTITUTE
LE THIGH GAP
C’est cet écart entre les cuisses qu’ont certai­
nes femmes quand elles se tiennent droites,
pieds serrés. Alors que l’ossature de certaines
forme naturellement ce «gap», d’autres usent
de stratégies et de régimes drastiques pour
agrandir cet écart, quitte à frôler la maigreur
morbide.
IMC
L’indice de masse corporelle, ou indice de corpulence,
se calcule en divisant le poids par la taille au carré.
C’est sur cet indice (qui ne doit pas être inférieur à 18,5)
que se base l’Organisation mondiale de la santé pour
définir les états de maigreur, de surpoids ou d’obésité.
SCANNEZ ET
DÉCOUVREZ !
RADIO
Catherine Mallaval vous en dit
plus au micro de Florent Chatain
www.liberation.fr
4
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LIBÉRATION VENDREDI 3 AVRIL 2015
EVENEMENT
fait du sport de manière obsessionnelle. Les troubles des
conduites alimentaires, et notamment
l’anorexie mentale, sont plurifactoriels:
causes génétiques et psychologiques individuelles, environnementales, familiales… L’anorexie, dans sa phase la plus
aiguë, débute toujours par une restriction alimentaire et dure en moyenne
un an et demi à trois ans. Les pathologies qui en découlent sont multiples :
chute de cheveux, perte de dents, problèmes rénaux et neurologiques, atteintes cardio vasculaires. A terme, la moitié des personnes soignées pour une
anorexie mentale à l’adolescence guérissent, un tiers se maintient, 21% souffrent de troubles chroniques et 5% décèdent (suicides et arrêts cardiaques en
majorité). «Une ado en IMC de 17 est
mince, on hospitalise à partir de 15, on a
aussi des patientes à 11…», explique le
docteur Pommereau, psychiatre, chef
de service du pôle Adolescent au CHU
de Bordeaux : «Il faut procéder à une
prise en charge globale, de l’image du
corps, de l’alimentation. Je dirais qu’il faut
assouplir ces patientes qui s’assèchent la
tête et le corps pour ne plus avoir d’émotions. On tente de les remettre du côté de
la vie, de remettre de la rondeur, de la souplesse, de l’humour, là où il n’y a qu’obsessions et calculs.»
Suite de la page 2
«VOIS COMME
TU ES UNE GROSSE
COCHONNE…»
L’anorexie en quelques effroyables
diktats, glanés au fil des multiples
sites de thinspiration, où les jeunes
ana s’échangent leurs «conseils» et
astuces.
w «Mange devant un miroir.
Vois comment tu es une grosse
cochonne sans volonté…»
w «Fais ton lunch mais ne le mange
pas, salis la vaisselle et jette les
restes là où personne ne va les
trouver, comme ça ton entourage
croira que tu as mangé.»
w «Manger 4 repas de 100 calories
est mieux qu’un seul de 400.»
w «Le gros est une personne
paresseuse, dégoûtante, avide de
nourriture et stupide. Le mince est
intelligent, vif, qui contrôle sa vie.»
w «Un aliment est à calories
négatives lorsque le corps dépense
plus de calories pour le digérer
qu’il n’en a apporté.»
w «J’en ai marre des connasses
qui viennent polluer mon blog avec
leurs commentaires: “Ouais t’es pas
une vraie anorexique, les vrais ano
veulent un corps d’ano, pas de
mannequin.”»
w «Si je remplace le jus d’orange
à chaque fois par le thé, je gagne
encore 92 calories.»
w «Je me rappelle les heures
passées enfermée aux toilettes
pour rattraper les crises. Je me
rappelle quand j’étais affalée au sol,
hurlant de douleur. Je me rappelle
l’angoisse de ne pas savoir se
débarrasser de toutes les calories.»
w «Commencez entre 800 et
1000 calories par jour, puis diminuez
après deux semaines à 600.
Un bon palier quand on a diminué
est 400 calories par jour.»
E.P.
COMMENT LUTTER ?
«Les sites pro-ana n’ont jamais séduit de
filles pas anorexiques: l’anorexie ne s’attrape pas sur Internet, pas plus qu’en regardant les mannequins sur les podiums»,
assure le psychiatre Xavier Pommereau,
avant d’ajouter : «Les filles qui vont sur
ces sites sont déjà malades. Elles souffrent
déjà d’une obsession de saisir le regard de
l’autre, d’exhiber leur incroyable maigreur.» Alors à quoi bon légiférer? «Ça
redit que montrer des images mortifères,
de suicide ou autre, c’est mal, explique le
psychiatre. Mais nous sommes dans un
monde totalement internationalisé, et ces
sites et images ne restent pas confinés à
nos frontières.» Pour sa consœur MarieRose Moro, un amendement ne réglera
rien : «Il vaudrait mieux fournir plus de
moyens à la politique de soins des patients
anorexiques.» Et plus encore, développer la formation de tous les professionnels de santé, en particulier en milieu
scolaire, pour un dépistage précoce.
Ensuite, pour elle, «davantage de sensibilisation de la société aux troubles du
comportement alimentaire» ne serait pas
du luxe. «Dans les familles, ce qui doit
alerter, outre une perte de poids, c’est notamment un profond changement des habitudes d’un adolescent. C’est là qu’il faut
consulter», insiste-t-elle.
Autre regard sur cette question, celui de
Nicolas Godart. Pour ce sociologue de
la mode, «légiférer est une bonne idée
puisque nous sommes devant un problème
de santé publique avéré et que l’industrie
de la mode elle-même n’arrive pas à régler le problème. L’exemple new-yorkais
est intéressant : les professionnels de la
mode ont essayé de s’organiser pour lutter
contre ce fléau en informant les mannequins et les acteurs du secteur, mais cela
a été un échec». En deux mots, il est
pour une loi. Même s’il redoute que légiférer sur l’IMC, puisse être considéré
comme une forme de discrimination.
Image issue de la série «Thinspiration», un travail de la photographe Laia Abril sur les sites «pro­ana».
LA MODE EST­ELLE LE DIABLE ?
2006: Ana Carolina Reston, mannequin
brésilien de 18 ans, 40 kilos pour
1,74 m, meurt d’anorexie. 2007 : Isabelle Caro, mannequin français apparaît
effroyablement maigre dans une campagne contre l’anorexie, elle décède
trois ans plus tard. 2013: une ex-directrice de l’édition australienne de Vogue
Kirstie Clements, révèle dans un livre
(The Vogue factor) comment des mannequins affamées tentent de tromper
leur faim en avalant des mouchoirs en
papier… Ce milieu, ses icônes, ses rites
sont-ils pour autant responsables de
l’anorexie ? «On aimerait que le monde
de la mode se montre plus responsable»,
lance le psychiatre Xavier Pommereau.
«De nombreuses études ont établi un lien
causal entre la représentation du corps
dans les médias et les troubles alimentaires», affirme le sociologue Nicolas
Godard. Las, comme chaque fois que
l’on cherche des certitudes, d’autres
études (comme celle publiée en 2006
dans Archives of General Psychiatry et
rapportée par le magazine féminin Terrafemina) expliquent que les facteurs
environnementaux, incluant la maigreur des mannequins dans les médias,
«n’expliqueraient que 5% des risques
d’être victime d’anorexie». A chacun ses
références? Dans ce débat délicat, l’imperator Karl Lagerfeld s’en sort par une
pirouette: «Parlez-moi des 25% de jeunes filles en surpoids, ensuite on parlera
des 2% d’anorexiques.» •
Lois, chartes, accords… De nombreux pays ont
tenté de réglementer l’ultramaigreur dans les défilés
ou les magazines. Avec plus ou moins de succès.
Israël à la pointe du
combat pour les formes
P
révenir, lutter. Au
moins essayer. Certains pays ont déjà pris
des mesures contre l’ultramaigreur qui s’affiche dans
certains défilés et, plus globalement l’apologie des
tailles mini-mini.
Israël est sans conteste le
pays à avoir adopté la législation la plus vaste. Pour
commencer, il interdit formellement le recrutement de
mannequins trop maigres,
que ce soit pour un défilé ou
pour des photos de mode.
Entrée en vigueur au 1er janvier 2013, cette loi (adoptée
à l’unanimité) interdit la
présence dans les médias
israéliens ou dans les défilés
organisés dans le pays, de
femmes et d’hommes dont
l’IMC (indice de masse corporelle) est inférieur à 18,5.
Les recruteurs doivent dans
ce cadre demander une attestation d’IMC de moins de
trois mois à l’embauche d’un
mannequin. Surnommé «loi
la lutte contre l’anorexie
dans la mode revient cependant à l’Espagne. Dès 2006,
la ville de Madrid a interdit
aux mannequins au-dessous
d’un certain IMC de défiler
lors du Pasarela Cibeles, événement phare de la mode
dans la capitale.
En 2007, les grandes marques L’étau se resserre
quand, l’année
espagnoles s’engagent à ne
suivante, le goupas exposer des mannequins vernement signe
d’une taille inférieure au 38.
un accord avec
des grandes
Photoshop», le texte ne s’ar- marques de prêt-à-porter
rête pas là : toute retouche espagnoles qui s’engagent à
d’une image (de pub ou de ne pas exposer dans leurs vipresse) en vue d’amaigrir trines des mannequins d’une
encore la silhouette du man- taille inférieure au 38 et à ne
nequin doit être mentionnée. pas planquer les grandes
La palme du précurseur dans tailles à l’arrière du magasin.
LIBÉRATION VENDREDI 3 AVRIL 2015
EVENEMENT
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5
Un amendement
qui met en danger
les malades
Par L’ÉQUIPE ANAMIA:
ANTONIO A. CASILLI sociologue,
PIERRE­ANTOINE CHARDEL
philosophe, LISE MOUNIER
sociologue, FRED PAILLER
ethnographe et PAOLA TUBARO
sociologue
Mais, à le regarder de plus près, il
s’avère être une mesure populiste et
dangereuse. On lit dans la motivation de cet amendement qu’il y
aurait entre 30 000 et 40 000 personnes souffrant d’anorexie en
France, mais ce chiffrage n’est pas
à jour. Il ignore les troubles autres
ls ont osé, à nouveau: les dépu- que l’anorexie, de la boulimie et
tés ont adopté, dans la nuit l’hyperphagie. En les prenant en
du 1er avril 2015, un «amende- compte, le nombre de personnes
ment anti-anorexiques» (1) à la concernées s’avère bien plus imporloi Santé. Malgré nos réserves et les tant: presque 600000 selon une rérecommandations contenues dans le cente étude de l’association de prorapport «Les jeunes et le Web des fessionnels AFDAS-TCA.
troubles alimentaires», publié l’an- Et d’où vient cette idée que la rénée dernière (2), les élus PS ont in- pression de ces sites serait efficace?
sisté pour créer un nouveau délit Les promoteurs de l’amendement
dans le code pénal, celui de l’incita- citent, en reproduisant presque mot
tion à la maigreur excessive
à mot la page «pro-ana» du
sur Internet. Cet amendeTRIBUNE Wikipédia anglophone, une
ment ambitionne de cométude menée à l’université
battre les troubles alimentaires. Mais Stanford il y a presque dix ans. Il est
en fait, il finit par mettre en danger dommage qu’ils n’aient pas pris
des milliers de malades et par empê- la peine de se documenter sur des
cher le travail de professionnels de recherches plus récentes. Entrela santé et d’associations de lutte temps, la connaissance a progressé,
contre les troubles des comporte- d’ailleurs avec des études réalisées
ments alimentaires (TCA).
en France. En particulier, l’étude
Initialement présentée par l’élue Anamia, que notre équipe interUMP Valérie Boyer, en 2008, cette disciplinaire a menée entre 2010
mesure n’avait jamais dépassé le et 2014, a enquêté sur les réseaux
stade de proposition de loi. Repré- sociaux des personnes vivant avec
sentée le 16 mars comme amende- des troubles alimentaires. Avec des
ment à la loi Touraine sur la santé, Dans les sites visés par l’amendement,
elle avait été retiles contenus jugés «pro-ana»
rée précipitamment à la suite de se mélangent à des discours d’entraide
nombreuses cri- et de l’accompagnement au soin.
tiques. Elle est revenue pour la troisième fois, seule- questionnaires en ligne, des entrement quinze jours plus tard, plus tiens, et une cartographie des sites
absurde et mal renseignée que ja- web existants, elle a pu étudier de
mais. Cette sorte de «zombie légis- près les comportements, les motivalatif» propose un an de prison et tions et les attitudes de ses mem10 000 euros d’amende pour toute bres. Entre janvier et mars 2013, elle
personne incitant à la maigreur ex- a fait l’objet de quatre questions
cessive. Dans le climat actuel de adressées au ministre de la Santé,
diabolisation de l’information sur qui a préféré en ignorer les résultats.
Internet, elle se concentre spécifi- La conclusion principale de l’étude
quement sur les auteurs de sites dits est que toute tentative de censure et
«pro-anorexiques». Depuis plu- de répression est non seulement
sieurs années, on connaît ces blogs, inefficace (car elle n’arrive pas à
forums, groupes de discussion. Ils freiner la prolifération de contenus
sont conçus et gérés par les inter- controversés) mais aussi nuisible
nautes pour parler de leurs troubles (car les auteurs et utilisateurs de ces
alimentaires. Des femmes (et quel- contenus tendent de plus en plus à
ques jeunes hommes) apportent se cacher – échappant à tout effort
leurs témoignages, mais le font avec des professionnels de santé de les
un ton souvent provocateur, signal joindre, de faire passer des campade leur détresse. Leur obsession gnes d’information, de leur offrir du
pour la perfection physique, leur as- soutien (3).
piration à maigrir à tout prix sont Un deuxième résultat est que ces sides symptômes de leur condition. tes web sont, pour leurs utilisateurs,
Sauf que pour les médias à sensation des espaces d’entraide, qu’une pure
et pour les décideurs politiques, ils et simple logique de répression finiprônent l’anorexie («pro-ana» dans rait par neutraliser. Les participants
le jargon d’Internet).
ne rejettent pas systématiquement
Ainsi présenté, l’amendement pour- les institutions médicales, et se serrait sembler tout à fait recevable. vent parfois de liens et de recom-
I
PHOTO LAIA ABRIL . INSTITUTE
Toujours en 2007, l’Italie
suit. Suite à l’adoption d’un
manifeste anti-anorexie, les
jeunes filles de moins de
16 ans sont interdites de défilés. Au-delà de cet âge, les
mannequins doivent présenter un certificat médical faisant foi qu’elles ne souffrent
d’aucun trouble alimentaire.
Depuis? Une proposition de
loi invitant à sanctionner les
gérants de sites pro-anorexie
somnole dans des cartons.
Passons outre-Manche. Après
avoir joué le coup de la charte
de bonne conduite, la Gran­
de­Bretagne exige un IMC
minimum pour participer à
des défilés. Et une jeune fille
atteinte de désordres alimentaires ne peut défiler que si sa
pathologie est «sous contrôle». Scénario comparable
en Belgique, où après s’être
contentés d’une charte censément observée par les professionnels de la mode, des
politiques sont intervenus en
2013. Mais seulement au parlement wallon. Le Dane­
mark s’apprête, lui aussi, à
entrer dans la danse : plusieurs associations, le Danish
Fashion Institute et plus de
300 entreprises viennent
d’apporter leur soutien à une
réglementation plus stricte,
garantissant aux modèles,
bien-être et une image plus
saine de leur corps.
Peut-on, au vu de cet état
des lieux se féliciter d’un bel
élan planétaire destiné à raisonner un milieu justement
très mondialisé ? Euh… Aux
Etats­Unis, seule une charte
recommande un meilleur repérage des (éventuels) troubles alimentaires des tops.
Plusieurs projets de loi ont
été défendus. En vain. Mais
quand la marque Abercrombie & Fitch a cru fin en 2014
de lancer une ligne extramince à base de vêtements
«triple 0», autrement dit
XXXS («extra extra extra
small») permettant schématiquement à une jeune femme d’entrer dans du 8 ans, le
tollé a été tel que la clientèle
a fait la loi. Le PDG Michael
Jeffries qui s’était vanté de
ne pas faire une marque
«pour les grosses» mais pour
«les beaux et les minces» a
tout simplement été prié
d’aller se… rhabiller. Viré.
C.Ma.
mandations pour entrer en contact
avec les médecins. En effet, dans les
sites visés par l’amendement en discussion, les contenus jugés «proana» se mélangent parfois de manière indissociable avec des discours
d’entraide ainsi que de l’accompagnement au soin. De surcroît, ces
communautés web ne se radicalisent pas nécessairement vers des
positions ouvertement pro-anorexie. Au contraire, les modérateurs
s’activent pour que la communauté
reste un endroit ouvert à tous, en effaçant des messages qui paraissent
extrêmes. En revanche, la répression peut engager des réactions défensives, et rendre impossible le
dialogue et la modération.
C’est un tel effet pervers qu’il s’agit
d’éviter aujourd’hui. Il convient
donc de fédérer malades, familles,
associations et professionnels de la
santé pour les sensibiliser contre ces
mesures législatives dangereuses,
maintes fois enterrées mais maintes
fois ressuscitées. Criminaliser ces sites, qui constituent des lieux de parole tout à fait inédits et complexes,
revient en fait à lutter contre les malades, non pas contre la maladie.
Cela signifie faire risquer des poursuites judiciaires à des filles et des
garçons qui se servent de ces sites
pour trouver ce que notre système
de santé en mal de moyens ne peut
leur assurer.
Les participants à notre enquête refusent rarement les soins. Ils recherchent une complémentarité avec le
système médical surtout lorsque ce
dernier est mal équipé pour les
prendre en charge (dans le cas des
«déserts médicaux»). Les personnes souffrant de troubles alimentaires méritent plus que des interdictions. Il faut un plan national de
diagnostic précoce et de développement des filières de soins. Nos élus
feraient bien de prendre la mesure
de la complexité des pratiques numériques émergentes et de l’ampleur du problème que ces dernières
recouvrent, avant de légiférer.
Anamia [www.anamia.fr] est un projet
de recherche financé par l’Agence
nationale de la recherche (ANR).
Il a été réalisé par une équipe de
chercheurs: EHESS, CNRS, Institut
Mines­Télécom, université de Bretagne
occidentale, Aix­Marseille Université.
(1) http://www.assemblee­nationale.fr/
14/amendements/2673/AN/1052.asp
(2) http://www.anamia.fr/rapport­les­
jeunes­et­le­web­des­troubles­
alimentaires­depasser­la­notion­de­pro­
ana/
(3) http://internetactu.blog.lemonde.fr/
2012/11/16/pourquoi­la­censure­et­le­
filtrage­ne­marchent­pas­lexemple­des­
reseaux­lies­aux­troubles­de­
lalimentation/