La sultane et sa sœur

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La sultane et sa sœur
Högskolan i Halmstad
Sektionen för Humaniora
Franska 61-90
Ht 2009
« La sultane et sa sœur »
Une étude narratologique à partir de la thématique de la sororité
dans Ombre sultane d’Assia Djebar
Daniela Velcic
Mémoire de 15 hp
Sous la direction de
Tawfik Mekki-Berrada
Table des matières
1. INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2
2. DEVELOPPEMENT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3
2.1 Ombre sultane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3
2.1.1 Les sœurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4
2.2 La narratologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6
2.2.1 La voix narrative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8
2.2.2 La focalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
2.2.3 Le temps narratif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
2.3 Le symbolisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
3. REMARQUES FINALES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
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1. Introduction
Avant d’introduire le roman qui sera le sujet de ce mémoire nous voudrions présenter,
brièvement, son auteur. Assia Djebar, dont le vrai nom est Fatima-Zohra Imalayène, est née le
4 août 1936 à Cherchell, une ville côtière, pas loin d’Alger, la capitale d’Algérie. Elle publie
des œuvres romanesques depuis 1957, où elle a débuté avec La soif. Sa production littéraire
consiste non seulement en romans, mais aussi en poésie et pièces de théâtre ; elle est même
créatrice d’œuvres cinématographiques. Djebar est le premier écrivain venant du Maghreb à
entrer à l’Académie française dont elle a été élue membre en 2005.
Ombre sultane, publié tout d’abord par l’édition Lattès en 1987, est le sixième roman
d’Assia Djebar. Il traite de deux femmes algériennes dans un mariage polygame : Isma et sa
coépouse Hajila, entre lesquelles se développe une sorte de sororité. La manière dont le roman
est écrit et composé est très fascinante et c’est justement la manière dont le roman est écrit
que nous allons étudier.
Notre mémoire sera consacré uniquement au roman Ombre sultane. Ce qui nous
intéresse est l’interaction du contenu et de la forme narrative. Pour délimiter le contenu nous
nous concentrerons sur la thématique des deux « sœurs », Isma et Hajila. Par forme du roman
nous pensons à la voix narrative, la focalisation et le temps narratif, et pour les examiner nous
utiliserons la théorie de la narratologie. Le but du mémoire est, donc, de faire une analyse
narratologique des trois aspects de la forme : la voix, la focalisation et le temps, à partir de la
thématique de la sororité.
Notre analyse des trois aspects de la forme sera réalisée à l’aide de la méthode
narratologique de Gérard Genette, présentée dans sons livre Narrative discourse : an essay in
method (1980). Le livre traite de l’ordre, de la durée, de la fréquence, de la mode et de la voix.
Genette divise donc le temps narratif en ordre, durée et fréquence et traite de la focalisation
sous la rubrique mode. Comme une analyse exhaustive du temps narratif aurait été excessive
compte tenu du temps réparti pour ce travail, nous avons été obligée de délimiter l’analyse.
Nous traiterons des trois aspects l’ordre, la durée et la fréquence d’une manière brève. Quant
à la durée et à la fréquence c’est l’aspect du rythme qui nous intéresse. (Le rythme d’un récit
est obtenu, pour résumer, en mesurant la durée et la fréquence.)
L’étude sera divisée en trois parties : Ombre sultane, La narratologie et Le symbolisme.
Nous commencerons la première partie par présenter l’action du roman, pour, ensuite, passer
à la thématique de la sororité. Pour formuler cette thématique nous partirons du livre Assia
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Djebar : Out of Algeria de Jane Hiddleston. Dans son livre, qui traite de plusieurs œuvres de
Djebar, elle analyse, entre autre, Ombre sultane. Hiddleston s’intéresse à l’identité des
femmes dans Ombre sultane et son analyse du roman se fait, surtout, à partir d’une
perspective féministe, en s’appuyant sur d’autres études.
Au début de la deuxième partie nous expliquerons les termes de la narratologie, qui
seront utilisés dans l’analyse. L’analyse narratologique commencera par la voix narrative,
pour continuer par la focalisation et terminer par le temps narratif. La dernière partie de
l’étude traitera de ce qu’il y a de symbolique dans le roman et qui peut éclairer la thématique
de la sororité.
Finalement, il faut mentionner que tout au long de l’étude nous utiliserons l’abréviation
Os pour indiquer les citations qui viennent du roman Ombre sultane.
2. Développement
2.1 Ombre sultane
Ce livre, dont l’action se déroule principalement à Alger et ses alentours, raconte l’histoire de
deux femmes, ou bien des femmes, d’Algérie : des mères, des sœurs, des voisines, des
cousines. Comme des pièces d’une mosaïque, ces femmes-là trouvent leur place dans le récit
quand Isma, la narratrice, se plonge dans les souvenirs de son enfance. Elle nous fait vivre des
scènes dans des espaces clos ou sous un ciel ouvert, là où elle découvre les limitations et les
conditions des femmes, parfois entendant des confessions inattendues, pas faites pour ses
oreilles trop jeunes. Aussi, fait-elle émerger une autre femme qui d’aucune façon ne constitue
une partie de son passé : Hajila, la femme qui rend possible la séparation entre elle-même et
son mari.
Isma et Hajila, voici les deux femmes qui sont au centre de l’histoire. Le fait d’être
mariées avec le même homme, « l’homme » ou « il », jamais mentionné par son prénom, les
unit, mais Hajila ignore l’existence d’Isma. Voulant se libérer « du passé d’amour et du
présent arrêté » Isma, femme instruite, choisit Hajila pour devenir la seconde épouse de son
mari. Bien qu’elle s’éloigne, se libère de la vie conjugale, elle ne peut pas effacer Hajila de
ses pensées. Dans son récit elle continue à s’adresser à elle et à nous raconter sa vie
quotidienne.
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Hajila, de condition pauvre, se trouve dans la commodité de l’appartement de son mari,
d’où elle peut même voir la mer et une partie de la ville. Pendant les heures solitaires, quand
« l’homme » et ses deux enfants sont partis, Hajila se déplace de chambre en chambre, isolée
du monde. Seuls le vacarme et la lumière du dehors l’atteignent. Un jour elle sort
clandestinement, puis suivent d’autres sorties, alors même qu’elle décide de renoncer à sortir.
Elle sort de nouveau. Elle enlève son voile. Mais le pressentiment est toujours là, dès le début
même il nous est dit qu’il y a un drame qui se prépare.
2.1.1 Les sœurs
Isma et Hajila sont à première vue très différentes. Cependant, leur passé et leurs différences
ne constituent aucun problème pour le rapprochement de leurs vies qui se produit peu à peu :
le rapprochement qui se développe dans une sorte de sororité. Malgré le fait qu’elles ne se
sont pas rencontrées, au moins pas avant la dernière partie du roman, Isma commence à
regarder Hajila comme sa sœur. En racontant l’histoire de Hajila, elle écrit vers la fin de la
première partie : « Dans la métropole tumultueuse, ton histoire se produit, ô ma sœur » (Os, p.
100).
Le titre du roman « Ombre sultane » fait allusion aux deux sœurs : Shéhérazade et
Dinarzade, des Mille et Une Nuits. C’est une allusion qui, au début du roman, n’est pas très
claire. Sans connaître l’histoire des Mille et Une Nuits il est difficile de comprendre les
désignations des protagonistes, Isma et Hajila, par sultane ou ombre. Dans le préambule
d’Ombre sultane, nous pouvons lire : « Isma, Hajila : arabesque des noms entrelacés. Laquelle
des deux, ombre, devient sultane, laquelle, sultane des aubes, se dissipe en ombre d’avant
midi ? » (Os, p. 9).
Dans les Mille et Une Nuits l’une des sœurs, Dinarzade, sauve l’autre, Shéhérazade, en
l’éveillant avant l’aube pour que celle-ci puisse continuer à raconter ses contes, pouvant
survivre ainsi un jour de plus. Shéhérazade, la sultane, est la conteuse que Dinarzade doit
éveiller. Chaque nuit Dinarzade veille sous le lit du sultan et de la sultane, comme une ombre.
En introduisant les caractères de Shéhérazade et de Dinarzade dans la seconde partie d’Ombre
sultane, les désignations « ombre » et « sultane » s’éclairent et nous comprenons qu’il s’agit
d’une identification des protagonistes, Isma et Hajila, aux sœurs des Mille et Une Nuits. Cet
intertexte des Mille et Une Nuits sert, donc, à éclairer la relation entre Isma et Hajila, leur
sororité. Nous pouvons voir la ressemblance entre Isma et Dinarzade : Isma aide sa sœur
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Hajila à la fin du roman. Toutes les deux, Isma et Dinarzade, aident leurs sœurs. En même
temps, Hajila, comme Shéhérazade, est la sœur qui a besoin de l’aide et qui la reçoit.
Cependant, Hiddleston (2006, p. 93-94) fait remarquer que même la détermination, à
l’apparence très simple, du lien entre Isma et Dinarzade ou Hajila et Shéhérazade, n’est pas si
transparente. Isma, en donnant la clef de l’appartement à Hajila, en surveillant ses
mouvements, veille et aide sa sœur, comme le fait Dinarzade. Mais en même temps Isma est
la conteuse, c’est elle qui narre et la narration est son outil de résistance, et il en va de même
pour Shéhérazade (Ibid., p. 94). Isma est donc un miroir des deux sœurs à la fois. En outre, les
protagonistes d’Ombre sultane s’exposent et se dissimulent, rendant les rôles de Shéhérazade
et Dinarzade indistincts, de façon que non seulement Isma mais Hajila aussi se reflètent dans
Shéhérazade et Dinarzade alternativement ou en même temps (Ibid.). Hiddleston voit un signe
de cette idée que toutes les deux peuvent s’identifier aux sœurs des Mille et Une Nuits dans la
phrase déjà citée plus haut : « …arabesque des noms entrelacés. Laquelle des deux, ombre,
devient sultane, laquelle, sultane des aubes, se dissipe en ombre d’avant midi ? » (Os, p. 9).
La sororité qui se produit entre les protagonistes signifie qu’Isma se solidarise avec
Hajila. Hiddleston (2006, p. 85-88) voit dans l’œuvre djebarienne, ce qu’elle appelle le projet
féministe, c’est-à-dire la solidarité et la complicité des femmes fonctionnant comme une
résistance féminine contre l’inégalité sociale (contrastant avec l’égalité entre hommes et
femmes devant Dieu). Dans le roman Ombre sultane c’est la ségrégation des espaces, que
Djebar examine : l’espace public, umma, où les hommes peuvent se mouvoir sans restrictions
et l’espace domestique, l’espace que les femmes ne peuvent pas quitter sans permission (Ibid.,
p. 82). La ségrégation des espaces est surmontée par la solidarité dans le roman Ombre
sultane. C’est une solidarité qui se manifeste par la sororité et qui culmine dans la scène du
hammam quand Isma donne la clef à Hajila, lui donnant ainsi la liberté de mouvement.
Dans une lettre datée de 1985, contenant entre autre le paragraphe suivant, nous
pouvons voir l’importance que Djebar accorde aux questions de l’inégalité et du manque de
solidarité :
J’écris parce que l’enfermement des femmes, dans sa nouvelle manière 1980 (ou 90, ou 2000) est
une mort lente, parce que l’isolement des femmes, analphabètes ou docteurs, est une mort lente,
parce que la non-solidarité présente des femmes du monde arabe se fait dos tourné à un passé peutêtre de silence, mais certainement pas d’entr’aide… (Chikhi, p. 9)
La non-solidarité mentionnée devient plus concrète quand Touma, la mère de Hajila, fait des
reproches à sa fille de ne pas être tombée enceinte, ce qui montre sa complicité avec le
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système patriarcal, en d’autres mots mêmes les femmes soutiennent l’inégalité (Hiddleston,
2006, p. 90).
Le projet féministe dans son œuvre n’est pourtant pas dénué de frictions. Dans un sens
la solidarité entre Isma et Hajila, l’identification comme des sœurs, devient un moyen de
résistance, mais dans un autre sens la solidarité cache les différences existantes entre les deux
femmes, les rendant remplaçables (Ibid., p. 95-96). Ainsi Djebar problématise deux
orientations féministes à la fois : celle qui croit au progrès par solidarité et complicité, et
l’autre qui croit en la variation et la singularité, évitant le risque de faire apparaître les femmes
comme un groupe homogène (Ibid., p. 85-88).
En outre, malgré la solidarité, Hiddleston (Ibid. p. 94) veut dire qu’on peut voir une
interaction inégale entre les deux femmes, puisque quand Isma se trouve dans une position de
contrôle par rapport à Hajila : c’est Isma qui parle et qui décide comment représenter la coépouse Hajila dans le récit.
D’un côté donc, la sororité des deux femmes, Isma et Hajila, montre la solidarité qui se
présente comme un moyen de résistance, de l’autre côté cette solidarité cache leurs
différences et les individus deviennent plus ressemblants. Finalement, c’est la question de
contrôle, qui, malgré la solidarité entre les deux sœurs, se manifeste quand Isma parle pour
Hajila.
2.2 La narratologie
Le mot narratologie est apparenté à l’adjectif « narratif, narrative ». Si nous cherchons
l’adjectif dans le Petit Robert nous trouverons la définition didactique : « qui étudie les
structures du récit ». Étudier les structures du récit est, effectivement, le but de cette analyse.
Nous étudierons plus précisément la structure du narrateur, de la focalisation et du temps.
Cependant, avant de commencer nous éclairerons quelques expressions qui seront utilisées.
La diégèse désigne ce que Holmberg et Ohlsson (p. 12) expliquent comme « la réalité
fictive », donc l’univers où se déroule l’histoire racontée. Avec la définition de la diégèse
nous pouvons distinguer deux types de narrateurs à la première personne. Celui qui fait partie
de la diégèse comme un personnage, le narrateur homodiégétique, et celui qui est absent de la
diégèse, le narrateur hétérodiégétique (Genette, 1980, p. 244-245). Il y a aussi la relation du
narrateur par rapport aux niveaux diégétiques. L’acte narratif qui produit l’histoire se trouve
au premier niveau, le niveau extradiégétique, et le narrateur en tel cas sera extradiégétique,
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tandis que l’histoire racontée est à un niveau supérieur, au niveau diégétique (Ibid., p. 228229). Par conséquent, si un second acte narratif se produit, réalisé au niveau diégétique, ce
narrateur sera intradiégétique.
Le terme focalisation veut dire « point de vue ». Quant à la focalisation interne il y a
trois types discernables : la focalisation fixée, la focalisation variable et la focalisation
multiple (Genette, 1980, p. 189-190). Si, par exemple, nous voulions raconter l’histoire d’un
chat et d’une souris nous pourrions choisir de la raconter uniquement du point de vue du chat,
donc, d’une focalisation interne qui serait fixée. Si, en revanche, nous variions les points de
vue du chat et de la souris, la focalisation interne serait variable. Finalement, si nous ajoutions
au chat et à la souris, par exemple, un chien et un oiseau, et si nous laissions les quatre donner
leurs propres points de vue du même événement, la focalisation interne serait multiple. Mais
nous pourrions aussi choisir de raconter l’histoire sans focalisation, pouvant embrasser la
diégèse du regard. Quand une histoire manque de point de vue et à la place il y a un narrateur
omniscient, l’histoire est de focalisation zéro (Ibid.).
Nous verrons à l’instant comment la focalisation peut différer quant à une écriture à la
première personne. Le narrateur en racontant un épisode, par exemple de l’enfance, peut
adopter le point de vue qu’il avait comme enfant, en tel cas la focalisation est interne, mais il
peut aussi raconter le même épisode avec une certaine distance temporelle, du point de vue du
narrateur écrivant, la focalisation, sera donc, externe (Holmberg & Ohlsson, 2007, p. 86-87).
En comparant la durée de l’histoire fictive, une histoire qui peut durer des heures, des
jours, des semaines ou même des années, avec la longueur du récit, mesurée en pages ou
lignes, nous obtenons la vitesse narrative (Genette, 1980, p. 87-88). La pause, la scène, le
sommaire et l’ellipse font varier la vitesse et cette variation donne naissance au rythme du
récit. La pause, qui peut se composer d’une description, ralentit le rythme ; dans la scène,
composée, par exemple, des dialogues, le temps de l’histoire fictive est approximatif par
rapport au temps du récit ; le sommaire, qui résume les événements d’une période du temps,
fait accélérer le rythme ; l’ellipse, qui omet une partie de l’histoire, accélère le rythme le plus
possible (Ibid., p. 93-94).
Aussi la fréquence, outre la vitesse narrative, marque le rythme. Quant à la fréquence
Genette distingue trois récits différents. D’abord le récit singulatif, qui raconte une fois ce qui
s’est passé une fois. Puis le récit répétitif, qui raconte plus d’une fois ce qui s’est passé une
seule fois. Finalement le récit itératif, qui raconte une fois ce qui s’est passé plus d’une fois
(Ibid., p. 114-116).
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2.2.1 La voix narrative
La première étape de l’analyse narratologique est consacrée à la voix narrative du roman
traité. Nous nous plongeons donc dans le rôle du narrateur : comment est-il construit et quels
sont les liens que nous pouvons trouver entre celui-ci et la thématique des sœurs ?
Pour commencer nous examinerons le préambule d’Ombre sultane qui à notre point de
vue a une construction déconcertante et captivante. À la première page de ce préambule nous
pouvons lire : « Deux femmes : Hajila et Isma. Le récit que j’esquisse cerne un duo étrange
[…]. » (Os, p. 9). Cette phrase contient le seul « je » de la page entière : « j’esquisse ». Si ce
seul « je » ne s’y était pas trouvé, l’introduction de la première page aurait pu nous donner
l’illusion que nous avions devant nous un narrateur à la troisième personne :
L’une d’elle, Isma, a choisi l’autre pour la précipiter dans le lit conjugal. Elle s’est voulue
marieuse de son propre mari ; elle a cru, par naïveté, se libérer ainsi à la fois du passé d’amour et
du présent arrêté. Dans le clair-obscur, sa voix s’élève, s’adressant tour à tour à Hajila présente,
puis à elle-même, l’Isma d’hier… (Os, p. 9)
Le narrateur de cette page est externe, même omniscient, et extradiégétique. Il s’agit de
quelqu’un qui regarde les deux caractères, Isma et Hajila, du haut, d’une distance, quelqu’un
qui est absent de ce qu’il raconte. S’il fallait tirer une conclusion à ce stade nous dirions qu’il
s’agit d’un narrateur hétérodiégétique. Cependant, en tournant la page, nous rencontrons un
narrateur homodiégétique, quelqu’un qui narre du dedans de la diégèse :
Ai-je voulu te donner en offrande à l’homme ? Croyais-je retrouver le geste des reines de sérail ?
Celles-ci, quand elles présenteraient une autre épouse au maître, en fait se libéraient aux dépens
d’une fausse rivale… Réaffirmais-je à mon tour mon pouvoir ? Non, je coupais mes amarres.
Certes, je t’entravais, toi, innocente […]. (Os, p. 10)
La voix qui s’élève à la seconde page du préambule est effectivement celle d’Isma, celle là
même qui a précipité Hajila dans le lit conjugal et qui maintenant se pose des questions,
s’adressant à Hajila présente puis à elle-même.
L’encadrement de l’histoire de la page précédente rend possible un tel lancement
immédiat dans l’action qui se produit. Il sert à donner tous les renseignements nécessaires
pour que le lecteur puisse se concentrer sur l’essentiel : le développement de la relation entre
les deux femmes.
Même si le fonctionnement de l’encadrement nous est clair, une question subsiste : à qui
appartient le « je » de la première page ? Pour nous le narrateur de cette page n’est personne
d’autre qu’Isma. Cela signifie qu’il s’agit du même narrateur qu’à la page suivante, un
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narrateur homodiégétique. En outre, le narrateur unique se retrouve au niveau extradiégétique.
Notre opinion se base sur le fait qu’Isma médite parfois sur elle-même du dehors, comme si
elle faisait un pas en arrière pour mieux se contempler :
Isma, l’impossible rivale tressant au hasard une histoire pour libérer la concubine, tente de
retrouver le passé consumé et ses cendres. Cette parleuse, aux rêves brûlés par le souvenir, est-elle
vraiment moi, ou quelle ombre en moi qui se glisse, les sandales à la main et la bouche
bâillonnée ? Éveilleuse pour quel désenchantement… (Os, p. 185)
Ce paragraphe-ci montre que cela ne lui est pas complètement étranger de faire une
distinction entre Isma, la narratrice, et Isma, le caractère : « est-elle vraiment moi ? ». À ce
moment il est adéquat d’utiliser les termes du « Je narrant » et du « Je narré » que nous
empruntons au livre de Genette (1980, p. 252), séparant ainsi le « Je » du narrateur et le « Je »
du personnage, bien que dans ce cas il s’agisse de « elle » et pas de « je » du personnage.
Le plus souvent le « Je narrant » et le « Je narré » coïncident, de façon qu’on ne puisse
pas les distinguer. Cependant, toutes les anticipations du drame montrent la séparation du « Je
narrant » et du « Je narré ». Voyons un exemple : « Moi, Isma, qui m’apprête à quitter
définitivement la ville, pourquoi n’ai-je pas pressenti le mélodrame ? » (Os, p. 107). Ici la
narratrice se fait visible. Le « Je narrant » est clairement séparé du « Je narré », le premier
sachant plus que le dernier : le drame ne s’est pas encore produit. Isma, la narratrice, raconte
ce qu’elle a déjà vécu tandis que son caractère, Isma, vit pour la première fois ce qui se passe,
ayant une perspective limitée.
En revenant au « je » de « j’esquisse » et à « elle », Isma, de la première page : pourquoi
le « Je narrant » se distancie-t-il tant de son personnage ? Prabhu (p. 72) fait remarquer dans
son article qu’une possible explication serait de vouloir donner au début de l’histoire une
certaine autorité, obtenue par cette apparence objective. En outre, le « je » de « j’esquisse »
essaie de se séparer du pluriel « elles », Hajila et Isma, dont il fait partie, ce qui anticiperait la
difficulté de créer un « nous » (Ibid). L’article de Prabhu traite justement des obstacles qui se
posent pour la création d’un « nous » entre les deux femmes, pour créer une sororité. Ce sont
des obstacles causés par la représentation d’une personne par une autre, en ce cas d’Hajila par
Isma.
Nous avons déjà vu que la voix narrative, la voix d’Isma, s’adresse à Hajila ou à ellemême, « l’Isma d’hier ». Isma raconte donc sa propre histoire ainsi que celle de Hajila.
Examinons pour l’instant le fait que le discours de la narratrice varie entre différents pronoms
personnels. Effectivement le pronom personnel de la première personne du singulier : le
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« je », domine le récit, suivi en fréquence par celui de la deuxième personne du singulier : le
« tu ». Isma, le « je », fait apparaître Hajila en la tutoyant : « Hajila, une douleur sans raison
t’a saisie […]. » (Os, p. 15). Il y a, cependant, une courte partie du chapitre L’homme où Isma
décide de ne pas tutoyer Hajila. Cela se passe quand Isma raconte quelques souvenirs
d’enfance de Hajila, lesquels suivent la scène du viol. En les racontant, Isma commence,
comme toujours, par la tutoyer : « Hajila tu accourais, fillette, puis adolescente. Tu écoutais le
récit maternel […]. » (Os, p. 84). Mais, ce qui n’arrive pas ailleurs dans le roman, Isma finit
par changer « tu » en « elle » : « Hajila, encore engourdie par le sommeil, à l’aube, entendait
confusément le conciliabule des parents : dans son ensommeillement, elle tentait de toutes ses
forces de reconnaître la voix paternelle […]. » (Os, p. 87).
Ce passage de « tu » à « elle », est interprété par Prabhu (2002, p. 72-73) comme une
volonté de la part d’Isma de séparer Hajila, l’enfant, de Hajila, l’adulte, pouvant s’approprier
ainsi de l’image de Hajila, celle de l’adulte, de l’épouse. Une telle interprétation est liable à la
position de contrôle dont Hiddleston a parlé (voir p. 6). Comme la seule narratrice, Isma a tout
le contrôle de l’histoire. Peut-être pouvons-nous voir dans la phrase suivante qu’Isma ellemême est consciente de ce pouvoir qu’elle a quand elle représente Hajila dans le récit,
notamment quand elle utilise le mot « créer » : « C’est toujours moi qui te parle, Hajila.
Comme si, en vérité, je te créais. » (Os, p. 116).
Nous parlons de deux histoires, celle d’Isma et celle de Hajila. Mais nous pourrions
aussi bien parler des histoires qui se rapprochent, paraissant devenir, ou bien devenant une
seule. Au cours de la première partie d’Ombre sultane, l’histoire de Hajila, apparaissant tous
les deux chapitres, se tient séparée de celle d’Isma jusqu’au onzième chapitre intitulé Le
retour. Ce chapitre commence par la phrase : « Hajila, tu ne savais pas que j’étais revenue
dans cette ville après tant d’années d’absence. » (Os, p. 98). Comme nous le voyons, le « je »
et le « tu » des deux histoires, auparavant séparés (à l’exception du préambule), se trouvent
ensemble dans un seul et même chapitre. La rencontre du « je » et du « tu » commence ici
dans l’imagination d’Isma, évidemment causée par son retour. Outre la rencontre des deux
histoires il y en a une autre. Le retour est aussi le chapitre où Hajila rencontre le nom d’Isma
pour la première fois, ce qui arrive quand elle entend le mari dire son nom. Hajila apprend
donc l’existence d’Isma. La rencontre, d’abord abstraite, finira par se développer dans une
rencontre réelle, qui aura lieu dès le début de la dernière partie.
Dans les premiers chapitres les histoires des deux femmes se contrastent et les
différences entre Isma et Hajila se font très apparentes. D’abord nous rencontrons Hajila
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déambulant dans l’appartement clos. Isma écrit : « Les murs nus te cernent. » (Os, p. 16). Cet
enfermement devient encore plus évident puisque le chapitre suivant décrit Isma, dehors,
pouvant se mouvoir librement. Elle se souvient de jours passés : « [J]e flâne dans les rues de
quelque capitale […]. » (Os, p. 20). En outre, Hajila, qui, au contraire d’Isma, n’a pas choisi
son mari elle-même, se trouve dans un mariage qui manque d’amour, de tendresse, tandis
qu’Isma excelle dans les souvenirs amoureux, décrivant sa jouissance, les corps des amants.
Ces souvenirs qu’elle partage avec le mari, qu’elle a quitté, sont écrits au présent, ainsi que les
scènes entre Hajila et le mari. Cette utilisation du présent nous la voyons comme une manière
de renfoncer le contraste entre Isma et Hajila quant à leur relation avec le mari.
À partir du chapitre Le retour il n’est plus question de contraster les deux femmes et
leurs différences. En revanche leurs différences semblent s’atténuer, s’effacer même. Il y a
une recherche de ressemblance quand la narratrice montre que Hajila et elle ont des traits
communs : « Comme moi, Hajila, l’odeur de la bière t’écœure ; tu te forces à la supporter. »
ou qu’elles partagent les mêmes expériences : « Comme, toi, j’ai vécu cinquante débuts,
cinquante instructions de procès, j’ai affronté cinquante chefs d’accusation ! » (Os, p. 119120).
Nous pouvons noter que les souvenirs qu’Isma continue à évoquer après le changement
de la forme narrative, après le mélange du « je » et du « tu », ne concerne plus le mari et leur
passé d’amour. En revanche les réminiscences évoquent son enfance et surtout les femmes
dont elle a été entourée. Cela signifie que le « nous » qu’elle a utilisé en racontant le passé
avec le mari n’est plus actuel. En voici un exemple à la page 94 : « Dans la chambre, la vitre
est témoin de nos enlacements. La nuit qui commence s’insinue contre nos flancs. Nous
sortons. » Ce « nous » du passé se dissipe, s’arrête avec le changement de la forme et lui
permet d’être remplacé par le « nous » des deux coépouses : « Tour à tour […] toi et moi,
fantômes et reflets pour chacune, nous devenons la sultane et sa suivante, la suivante et sa
sœur ! » (Os, p. 210).
Quand la narratrice ne sépare plus le « je » et le « tu » du récit une complicité peut se
développer entre les deux femmes. Peut-être se manifeste-elle même grâce à cette séparation
supprimée. De toute façon, l’un des moments les plus clairs de complicité est celui de la scène
du hammam, où Hajila reçoit la clef de l’appartement. Il y en a d’autres aussi, par exemple
pendant Le drame de la première partie. Dans ce chapitre-ci nous trouvons la phrase : « Le
soleil te regarde, ô Hajila, toi qui me remplaces cette nuit. » (Os, p. 120). Isma continue et
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explique que l’homme ne peut pas priver Hajila de ses sensations du monde, au dehors. Puis
nous lisons ce que Hajila pense, mais qu’elle n’ose pas dire à son mari :
C’est parce qu’il fait nuit, aimerais-tu dire avec douceur, que je ne me trouve pas dehors !
Imaginons des jours sans nuits, ô mes sœurs ! Les crépuscules finiraient par devenir aubes !
L’homme resterait dans cette cuisine, s’abreuvant d’alcools et de philtres, tandis que moi je ne me
lasserais pas du monde !... Et le soleil me regarde ! (Os, p. 120-121)
L’impression de complicité entre les deux femmes n’aurait peut-être pas été aussi forte
sans la variation du « je » et du « tu ». Si l’histoire de Hajila, par exemple, avait été racontée à
la troisième personne par Isma, qui aurait continué à utiliser le « je » en racontant sa propre
histoire, leur complicité nous aurait-elle parue aussi claire ? Remplaçant le pronom personnel
« tu » par « elle », une proximité aurait été perdue, donnant lieu à une distance. Il aurait été
question d’une description plutôt que d’une tentative de se solidariser ou de s’identifier avec
Hajila. Si, en revanche, toutes les deux avaient été décrites à la troisième personne, la position
de contrôle n’aurait pas pu se manifester puisqu’elle se produit quand Isma parle à la place de
Hajila, sans que Hajila puisse parler pour elle-même. Cela veut dire que la voix qui varie entre
les pronoms a une importance par rapport au contenu. Dans le dernier cas, c’est l’utilisation
même du « je » et du « tu » qui rend possible l’interprétation de la position de contrôle.
La première et la dernière partie du livre traitent uniquement de l’histoire d’Isma et de
Hajila. En revanche la partie intermédiaire, le saccage de l’aube, est celle où la présence
d’Isma est moins apparente et où Hajila n’émerge qu’à la dernière page. Si, dans la première
partie, c’est Isma elle-même qui est au centre de ses souvenirs racontés, nous trouvons que
dans la seconde partie le personnage d’Isma se réduit, le plus souvent, à un pur témoin. Ce
n’est donc plus ses propres expériences qui sont au centre, mais celles d’autres femmes de son
enfance. Ici, pour la plupart du temps, la narration a l’air d’être à la troisième personne, mais
ce n’est qu’une apparence, il s’agit toujours d’un narrateur à la première personne, ce qu’Isma
nous fait rappeler en intervenant avec son « je ».
Cette partie intermédiaire commence par la rencontre avec les sœurs des Mille et une
nuits. C’est alors que nous comprenons l’identification qu’Isma fait avec Dinarzade. Mais
avant de continuer sur ce sujet il faut mentionner qu’une intervention claire du narrateur dans
les premières pages de cette partie manque. Presque tout est écrit à la troisième personne.
Malgré cela nous pouvons pressentir la présence de la narratrice dans les questions posées :
Pour le polygame, la consanguine de l’épouse est interdite, tout au moins tant que sa femme est
vivante. Est-ce pourquoi tout sultan, tout mendiant menace de mort celle dont il a joui ? Ou, au
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contraire, cette polygamie hors de sang de l’épouse serait-elle la seule voie imaginable vers une
paix possible avec toute femme désirée ? (Os, p. 129)
Aussi l’exclamation qui suit rend sa présence perceptible : « Éclairer Dinarzade de la nuit ! »
(Os, p. 130).
Le chapitre suivant, L’enfant, ne laisse apparaître la présence d’Isma que par un seul
« nous », tandis que l’écriture du chapitre qui suit est entièrement à la troisième personne. Ce
chapitre-ci, intitulé La sœur, est celui où Isma s’identifie avec Dinarzade. Isma, selon nous,
termine le chapitre par la phrase : « La sultane là-haut invente ; elle combat. Sa sœur sous la
couche, rameute les victimes du passé. » (Os, p. 134). Les chapitres qui suivent celui de La
sœur sont consacrés aux femmes de l’enfance d’Isma. Le narrateur de ceux-ci est
incontestablement Isma, l’acte narratif se fait donc à la première personne. Ce qui est
intéressant est ce placement qui, dans un sens, parle pour soi : d’abord la phrase qui termine
La sœur et puis la cavalcade de souvenirs d’Isma. La phrase explique qu’Isma est Dinarzade,
la sœur qui fait émerger toutes les femmes de son passé, qui les rameute. Femmes ou
victimes.
Mais, pour reprendre l’idée de Hiddleston (voir. p. 5), Isma, outre le fait de rameuter ces
femmes, victimes, du passé, raconte. C’est sa voix qui s’élève. Elle peut aussi s’identifier à
Shéhérazade, puisqu’elle invente son récit. Donc, malgré le fait que La sœur traite, ce qui est
bien clair, le rôle de Dinarzade, nous pouvons conclure que la voix narrative d’Isma rend
ambiguë l’identification de l’une ou de l’autre sœur.
Concluons un peu. Isma est la seule narratrice du récit entier même si elle n’est pas
clairement visible à chaque page. Le fait qu’elle est l’un des deux protagonistes lui rend un
narrateur homodiégétique. Comme elle est la seule à narrer, elle se trouve au niveau
extradiégétique. Finalement les changements narratifs coïncident et renforcent pour la plupart
du temps le contenu et la thématique des sœurs.
2.2.2 La focalisation
Nous commencerons notre analyse de la focalisation par examiner les chapitres qui traitent de
l’histoire d’Isma, pour l’instant, uniquement les chapitres de la première partie. L’histoire
d’Isma commence par un chapitre où elle mélange des fragments de souvenirs. Dans ce
chapitre-ci nous comprenons l’importance des souvenirs et surtout sa manière de pouvoir les
revivre. Voici un extrait du chapitre :
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Ô souvenir, jours d’été ou jours de pluie, je flâne dans les rues de quelque capitale ; tantôt c’est la
mode des robes longues, j’ai l’impression de danser au moindre mouvement, sur mes mollets
battent les pans d’une jupe couleur cuivre, blanche parfois, ou d’un bleu pâle comme les prunelles
de l’homme qui m’attend […] je tourne la tête d’un coup, je surprends ses yeux lents sur mon
profil non fardé […]. (Os, p. 20)
La focalisation est ici interne. Pendant qu’elle se souvient des jours passés il paraît qu’elle
retourne à ces moments-là, qu’elle les revit, comme si elle voyait avec les yeux de la jeune
Isma, comme si elle était là de nouveau. Elle écrit qu’elle a « l‘impression de danser » ou que
les pans d’une jupe « battent sur ses mollets », ce qui renforce la sensation d’un passé qui
devient le présent de l’histoire. Le temps est aussi significatif. Le fait que les fragments sont
écrits au présent contribue à nous donner l’impression que ce que nous lisons est en train de se
passer.
La focalisation interne est de loin la plus apparente pendant toute la première partie.
Quand Isma évoque des souvenirs, elle retourne aux émotions et aux pensées de ces instantslà. Cependant, il arrive que le point de vue devienne celui de la narratrice écrivant, qui regarde
le passé à distance. Dans le chapitre L’autre nous pouvons lire la phrase suivante :
« Longtemps je le cernais de cette manière, je tentais de l’extraire de sa familiarité avec ceux
auxquels il est attaché par les liens du sang. » (Os, p. 71). Ici Isma se distancie du souvenir du
paragraphe précédent qu’elle vient de décrire avec focalisation interne : « Chaque nuit,
j’affine la connaissance de l’autre par degrés imperceptible – éprouver le creux de son cou, la
confiance de ses épaules […]. » (Ibid.). La première phrase citée ci-dessus (Longtemps je le
cernais…) montre qu’elle analyse le souvenir et son comportement. Elle n’est plus dans le
moment, le souvenir, décrit auparavant : la focalisation est externe. À propos de la
focalisation externe, l’exemple le plus évident du livre est celui de la première page du
préambule, cette page que nous avons déjà examinée quant à la voix narrative. Là, comme
nous l’avons constaté, Isma se regarde à distance, parle d’elle-même à la troisième personne,
utilise donc une focalisation externe pour introduire l’histoire.
Le saccage de l’aube, la deuxième partie du roman, où Isma évoque des femmes de son
enfance, est la partie où la focalisation varie le plus entre interne et externe. Le personnage
focalisateur est toujours Isma, mais l’Isma qui voit et qui perçoit varie entre Isma, l’enfant, et
Isma, l’adulte, donc entre le « Je narré » et le « Je narrant ». Parfois la focalisation est externe
puisque Isma, l’enfant, ne comprenait pas la signification d’un certain événement ou d’une
certaine expression de façon qu’Isma, la narratrice, remplisse le sens avec ses connaissances
acquises comme adulte. Il arrive aussi que ce soit une partie du souvenir qui ne lui est pas si
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claire et qu’il faut remplir avec de la logique, ce que l’exemple suivant montre : « J’ai dû
m’évader, un soir, au son du roseau qui halète. » (Os, p. 144). Ne faut-il pas en conclure que
la narratrice a dû s’évader sans garder souvenir de l’évasion. La focalisation de cette phrase
est externe, tandis que la focalisation des phrases qui suivent est interne : « Je me glissai
parmi des groupes d’inconnus […]. D’un coup, je découvris les corps scintillants et mobiles,
les foulards multicolores de trois almées. Je m’oubliais fascinée par ce spectacle de la danse. »
(Ibid.). Ici c’est l’enfant qui perçoit, qui découvre, qui s’oublie et ainsi de suite. Ces souvenirs
d’enfance, au contraire des souvenirs du mariage de la première partie, sont racontés au temps
passé. Pourquoi cette différence du temps ? Elle peut s’expliquer par le fait que les souvenirs
qu’elle partage avec le mari sont beaucoup plus récents et par conséquent plus faciles à
revivre. Il se peut aussi qu’elle ait choisi un temps passé pour distinguer plus précisément les
souvenirs du mariage de ceux de l’enfance. Aussi les souvenirs d’enfance de Hajila sont écrits
au temps passé. En décrivant les scènes du mariage au présent aussi bien les siennes que
celles de Hajila et les souvenirs d’enfance au temps passé, Isma crée l’impression de deux
histoires qui se produisent parallèlement.
Passons maintenant aux chapitres qui traitent de l’histoire de Hajila. Isma, de quel point
de vue raconte-elle cette histoire, à partir de son propre point de vue, ou bien a-t-elle adopté le
point de vue de la coépouse ? En lisant ces chapitres nous remarquons que le personnage
focalisateur n’est plus Isma, mais Hajila. Isma a choisi le point de vue de la coépouse pour
raconter son histoire, ce qui signifie que la focalisation interne est variable, elle varie entre
Isma et Hajila. Nous lirons un extrait du chapitre Les autres :
Un jour, tu t’assois dans un square, torse raide, mains posées sagement sur tes genoux. Quelqu’un
que tu n’as pas vu venir s’est penché pour te parler. Un vieux ou un jeune, un étranger, tu ne sais :
un effroi t’a saisie, tu n’as rien entendu ! Tu as compris qu’une question t’était posée par ce visage
aux yeux verdâtres. […] Ta tête s’est tournée mécaniquement : que dire, que faire ? (Os, p. 61-62)
Nulle part dans le texte il n’y a des renseignements qui éclairent la situation. Qu’a-t-il
demandé à Hajila ? C’était qui ? Nous savons seulement ce que Hajila a vu, ce qu’elle a
perçu. Nous ne savons pas ce que l’inconnu a dit, puisque Hajila n’a rien entendu. L’exemple
montre que la vision est limitée ; la vision est celle de Hajila et par conséquent nous savons
seulement ce qu’elle perçoit. La focalisation interne se voit peut-être de manière plus claire
quand nous comparons la phrase « Touma n’a pas paru impressionnée. » à la page 24
d’Ombre sultane avec la phrase « Tu t’aperçois que tu as froid. » à la page 15. Nous voyons
que la première phrase montre une incertitude, il nous est dit que la mère Touma n’avait pas
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l’air d’être impressionnée mais nous ne savons pas si elle l’était ou pas tandis qu’il n’y a pas
de doute dans la deuxième phrase, nous savons que Hajila a froid.
La focalisation interne se montre aussi par le fait que nous connaissons les pensées de
Hajila en même temps que les pensées des autres personnages restent inconnues, aussi bien
pour nous que pour elle. Parfois les pensées de Hajila nous viennent d’une manière directe :
« Tu te demandes : ‘Y a-t-il des femmes lourdes, y a-t-il des corps chargés qui se meuvent audehors ?’ » (Os, p. 103). Cependant, cela n’est pas toujours le cas. Souvenons-nous de la
phrase déjà citée : « Ta tête s’est tournée mécaniquement : que dire, que faire ? » (Os, p. 6162). Il n’est pas indiqué que c’est Hajila qui pense « que dire, que faire ? », mais nous
pouvons imaginer que c’est justement ce qu’elle pense à cet instant-là. Nous pourrions le voir
comme une manière indirecte de transmettre ses pensées.
Nous rappelons qu’il y avait une partie du chapitre L’homme où Isma racontait l’histoire
de Hajila à la troisième personne, à la place d’utiliser le pronom ordinaire « tu ». Quant à ces
paragraphes-là, l’histoire paraît être presque non focalisée, mais en regardant le texte de plus
près nous pensons que c’est toujours Hajila qui perçoit. Le livre de Genette (1980, p. 193)
décrit un moyen qui permet de déterminer si la focalisation d’un texte à la troisième personne
est interne. Si nous pouvons changer le pronom d’une phrase, échangeant « il » ou « elle »
contre « je », sans que la phrase sonne de manière étrange la focalisation sera interne. En le
faisant nous trouvons que les phrases qui décrivent Hajila ne posent pas de problème :
« Hajila garda longtemps en elle ce souvenir auditif, comme une écharde. » (Os, p. 88). La
traduction, je gardai longtemps en moi…, marche grammaticalement. Les phrases qui
décrivent Touma ou le père se traduisent pour la plupart du temps sans difficulté. Mais une
phrase comme celle qui suit pose un problème : « [D]es femmes, des inconnues, des parentes,
toutes psalmodiantes, gémissantes, […] toutes autour de Touma raidie maintenant,
inconsciente du moins apparemment… » (Ibid.). Il est évident qu’en remplaçant Touma par
moi, la phrase devient impossible. Nous concluions, donc, que le personnage focalisateur est
toujours Hajila, malgré le changement de pronom personnel.
Notons que le mélange du « je » et du « tu », qui commence avec le chapitre Le retour
de la première partie et que nous avons examiné quant à la voix narrative, ne change pas le
fait que toutes les deux, Isma et Hajila, sont des personnages focalisateurs. Nous avons dit que
la rencontre du « je » et du « tu » n’était qu’une rencontre abstraite. Dans la première partie
Isma et Hajila ne se rencontrent pas physiquement, leurs vies ne se mêlent pas d’une façon
réelle et par conséquent les points de vue des deux histoires peuvent rester les mêmes. Ce qui
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distingue les chapitres qui succèdent Le retour de ceux qui les précèdent, c’est la variation de
focalisation dans un seul et même chapitre. Avant Le retour tous les chapitres sont
entièrement écrits ou du point de vue d’Isma ou du point de vue de Hajila tandis qu’après Le
retour les deux points de vue peuvent varier d’un paragraphe à l’autre. À la page 99 d’Ombre
sultane Mériem, la fille d’Isma, lui dit que la femme de son père « commence à avoir un gros
ventre », quand le frère de Mériem arrive Isma les aide à traverser l’avenue, puis elle écrit (à
la même page) : « En m’éloignant, je chantonnais. Périodes où la vie s’étale de nouveau, un
fleuve calme en son cours. ». La focalisation de ce paragraphe écrite à la première personne
est interne. Lisons maintenant le paragraphe qui suit :
Ainsi tu te découvres enceinte, ô Hajila. Dans le bidonville, Touma accueille l’aveu en poussant un
hululement, tu regardes sa gorge vibrant dans le triomphe. Quel triomphe, quelle défaite ?... « Estil possible que je ne sorte plus ? », penses-tu. (Os, p. 99)
Le personnage focalisateur est maintenant Hajila, c’est elle qui perçoit et qui pense. Isma a
donc changé le point de vue. Mais elle refait le même changement rapide dès le paragraphe
qui suit et reprend le point de vue : « Je suis heureuse de la prémonition qui m’a poussée à
éloigner ma fille, à lui épargner le spectacle des cris […]. » (Ibid.). Ici Isma redevient le
personnage focalisateur, mais cette fois la focalisation est externe : Isma, qui connaît la suite,
analyse le passé à distance et tire ses conclusions.
Le drame, l’avant-dernier chapitre de la première partie, est un chapitre où ces
changements de point de vue sont très fréquents. La focalisation variable, qui nous permet de
connaître les pensées des deux femmes, aide à créer l’impression qu’Isma encourage Hajila
pendant le drame. Nous comprenons qu’Isma se solidarise avec la coépouse, nous percevons
aussi, ce que nous avons déjà vu en analysant la voix narrative, une complicité entre les deux
femmes. Cependant, la variation crée une confusion, de façon que, parfois, il devient même
difficile de déterminer laquelle des deux femmes est le personnage focalisateur :
Le soleil te regarde, ô Hajila, toi qui me remplaces cette nuit. En épiant cet homme dans la
pénombre empêtré dans son impuissance, tu commences à percevoir qu’il ne peut rien. Rien !
Quels que soient ses mots, quels que soient ses coups (car il frappera, et le souvenir des misères du
bidonville se lève : brutalité à demi acceptée, la houle des images du passé affleure de nouveau,
voisines révoltées gémissant dans des cours…), quelle que soit son agitation […], rien, l’homme
ne peut rien ! Surtout pas te dépouiller des frémissements du dehors […]. (Os, p. 120)
Les deux premières phrases ne posent pas de problème : le point de vue est d’abord celui
d’Isma, puis celui de Hajila. La troisième phrase est celle qui commence à compliquer la
focalisation. Il est possible d’interpréter la phrase comme une continuation de la phrase
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précédente, donc, comme un développement de ce que Hajila commence à percevoir : Il ne
peut rien. Rien ! Quels que soient ses mots… l’homme ne peut rien. Mais la quatrième phrase,
qui paraît être une continuation de la troisième, donne l’impression d’être un encouragement
prononcé par Isma : L’homme ne peut rien ! Surtout pas te dépouiller des frémissements du
dehors. En même temps « il frappera » est une anticipation faite par la narratrice, ce qui
renforce la dernière interprétation, qu’Isma est le personnage focalisateur. Mais il y a aussi
« le souvenir des misères du bidonville » qui mène les pensées à Hajila.
De toute façon, ces changements de point de vue montrent un peu ce que Hiddleston
voulait dire par le projet féministe dans les œuvres de Djebar : la problématisation des deux
orientations féministes, donc, le progrès par solidarité et la diversité cachée par l’homogénéité
de cette solidarité. D’un côté nous pouvons percevoir la solidarité et la complicité des deux
femmes, de l’autre côté nous avons, parfois, du mal à distinguer Isma de Hajila.
Dans la troisième partie du roman la focalisation ne varie plus. Isma est la seule à
percevoir, ce qui n’est pas si étrange puisque c’est dans cette troisième partie que la rencontre
réelle des deux femmes se produit. Dès le premier chapitre elles se retrouvent face à face et
Isma n’a plus besoin d’imaginer Hajila. Elle l’a aidée : Hajila a reçu la clef et peut sortir de
nouveau. Pendant une de ses sorties, Isma la suit et décrit ce qu’elle voit : « Je t’ai vue alors te
précipiter ; dégringoler un escalier large […]. J’ai compris que tu marchais en hallucinée. »
(Os, p. 210). Comme nous le voyons la voix narrative et la focalisation coïncident.
Finalement nous pouvons conclure que les personnages focalisateurs d’Ombre sultane
sont Isma et Hajila. Le fait que la focalisation est variable, qu’Isma a choisi le point de vue de
Hajila pour raconter son histoire montre qu’Isma se solidarise avec elle, qu’elle veut se
rapprocher d’elle. De plus, la variation de focalisation à la fin de la première partie qui peut
causer un peu de confusion, rappelle l’ambiguïté de l’identification d’Isma et de Hajila aux
sœurs des Mille et Une Nuit.
2.2.3 Le temps narratif
En lisant Ombre sultane nous notons que les événements tels qu’ils sont présentés chapitre
après chapitre ne correspondent pas entièrement à la chronologie de l’histoire, c'est-à-dire le
déroulement des événements dans l’univers fictif. En d’autres mots l’histoire principale est
interrompue par des anticipations (des prolepses) et par des retours en arrière (des analepses).
Les prolepses ne sont pas si nombreuses, elles sont par contre répétitives, au moins la prolepse
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la plus fréquente, celle qui anticipe le drame. En revanche il y a beaucoup d’analepses. Il est
parfois possible de déterminer le temps exact qui s’est écoulé entre l’analepse et le présent de
l’histoire, comme dans le chapitre Au-dehors où nous retournons six mois en arrière. D’autres
fois l’analepse n’est pas mesurable, par exemple dans Patios, où Isma raconte qu’elle s’est
installée chez une tante et que c’est là, chez la tante, qu’elle avait commencé à dire « tu » à
Hajila imaginaire. Là nous ne pouvons pas mesurer le retour en semaines ou en mois,
seulement constater que c’est un retour en arrière puisque Isma tutoie Hajila depuis le premier
chapitre.
Étudions maintenant l’ordre temporel des deux histoires de la première partie, celle
d’Isma et de Hajila. Quant à l’histoire de Hajila nous trouvons des indications temporelles qui
nous permettent d’établir une chronologie des événements. L’histoire commence par un
chapitre où nous suivons Hajila dans l’appartement un jour ordinaire. Dans ce chapitre il n’y a
pas d’indications du temps précis, mais nous comprenons, en continuant à lire, que c’est un
jour qui précède le commencement des sorties. En revanche, les chapitres suivants qui traitent
de son histoire sont pleins d’indications temporelles. Les premières lignes du chapitre Audehors nous informent que Hajila habite l’appartement depuis six mois. À la page 29 du
même chapitre il nous est dit que la première sortie a eu lieu trois mois avant le drame. Le
début du chapitre Au-dehors, nue laisse comprendre que sa seconde sortie a eu lieu quelques
jours après la première et ainsi de suite. Grâce à de telles indications nous pouvons donc créer
une chronologie.
À la différence de cette clarté de l’ordre temporel qui marque l’histoire de Hajila nous
notons une difficulté de mettre les événements de l’histoire d’Isma dans un ordre
chronologique. La difficulté ne tient pas exactement à un manque d’indications temporelles.
Au cours de notre lecture nous trouvons des expressions comme « chaque nuit », « ces
jours », « lors d’une veillée d’été » ou « tout un hiver blanc ». Le problème est de ne pas
savoir quand par rapport à d’autres événements, par rapport à certaines périodes de sa vie.
Est-il arrivé au début du mariage, après la naissance de Mériem, ou quelques temps avant la
séparation ? Surtout les chapitres de la première partie qui traitent du mariage entre Isma et le
mari sont difficiles de mettre en ordre. Ce sont les chapitres La chambre, Voiles, L’autre et
Les mots. Il est impossible de dire lequel des événements décrits dans ces chapitres vient le
premier, lequel suit et ainsi de suite. Dans un cas précis, à la fin du chapitre Voiles, il est
possible de constater que la scène décrite est postérieure à la naissance de la fille Mériem.
Malgré cela nous ne pouvons pas mettre la scène dans une chronologie plus vaste. Le fait que
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la fille Mériem est absente des trois chapitres La chambre, L’autre et Les mots ne nous permet
pas de dire que les événements de ces chapitres sont antérieurs à sa naissance, et par
conséquent antérieurs aux événements du chapitre Voiles. Mériem n’est simplement pas
mentionnée et nous n’en connaissons pas la raison.
La chronologie de l’histoire d’Isma reste donc un peu floue en comparaison de celle de
l’histoire de Hajila. Pourquoi cette différence entre les deux histoires ? Cela peut s’expliquer
par une volonté de la part de l’auteur à rendre plus authentique la narratrice du récit. La
manière dont Isma se souvient de jours passés est la même que dans la réalité. Nous nous
souvenons des événements d’importance personnelle. Un souvenir évoqué mène à un autre
souvenir et les souvenirs évoqués ne viennent pas nécessairement en ordre chronologique.
C’est l’impression qu’Isma donne en racontant son histoire, c'est-à-dire qu’elle raconte ce
dont elle se souvient à l’instant, ce qui pourrait expliquer le manque de chronologie. Il en est
de même pour les souvenirs d’enfance de la deuxième partie. Ces souvenirs paraissent être
racontés sans chronologie précise. Nous ne savons pas, par exemple, si l’épisode de la plainte
vient avant ou après l’épisode de la femme exclue. Quant à la chronologie déchiffrable de
l’histoire de Hajila nous pouvons imaginer que, pour pouvoir embrasser l’histoire d’une autre
personne du regard, de façon à avoir le contrôle de l’histoire, Isma indique l’ordre des
événements. Cette différence entre les deux histoires peut donc manifester la position de
contrôle d’Isma.
Passons maintenant au rythme de la première partie : comment varie-t-il ? Nous notons
tout d’abord une moindre utilisation des pauses et des ellipses. Dans la première partie les
ellipses sont peu nombreuses et presque pas apparentes. Souvent elles abrègent une partie de
scène, ce qui se passe, par exemple, quand Hajila rentre d’une de ses sorties clandestines :
« Une demi-heure plus tard, passant devant le concierge, tu baisses la tête » (Os, p. 52).
Comme nous le voyons il s’agit d’une omission de très peu de temps.
Les pauses descriptives ne couvrent le plus souvent que quelques lignes et les
descriptions semblent être plutôt intégrées dans les scènes ou les sommaires. Nous pouvons
même dire que les vraies pauses descriptives, celles qui interrompent l’action de l’histoire et
par conséquence ralenti le rythme le plus possible, n’existent pas. Par exemple, une scène
comme celle de la première sortie de Hajila commence par la description : « Tu portes tes
babouches de vieille, la laine pèse sur ta tête ; dans ton visage entièrement masqué, un seul
œil est découvert, la trouée juste nécessaire pour que ce regard d’ensevelie puisse te guider »
et elle est directement suivie par une action : « Tu entres dans l’ascenseur, tu vas déboucher
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en pleine rue […]. » (Os, p. 31). Pour ralentir le rythme la narratrice semble utiliser un autre
moyen. Si, par exemple, un certain événement est important et Isma veut le marquer, elle le
fait en insérant un passage de plus qui ralentit le rythme pour ensuite revenir à l’événement
d’importance, un peu comme un détour. La scène du début du chapitre Au-dehors, nue en est
un exemple : d’abord, la scène où Hajila voit la femme aux cheveux roux de henné, sans
voile, puis, le passage où Mériem et Nazim font du progrès dans la langue arabe, ensuite,
Hajila qui pense de nouveau à la femme sans voile et qui décide de sortir une seconde fois.
Comme nous venons de le voir les pauses descriptives et les ellipses ne contribuent pas
beaucoup au rythme de la première partie. Il nous reste donc à analyser les scènes et les
sommaires des deux histoires. Notons d’abord qu’environ 70 pages de la première partie
traitent de l’historie de Hajila tandis qu’environ 30 pages traitent de celle d’Isma. Quant aux
pages qui traitent de l’histoire de Hajila, plus de la moitié des pages sont composées des
scènes et le reste des sommaires. Les scènes et les sommaires déterminent donc le rythme de
l’histoire de Hajila. Le plus souvent le sommaire constitue l’arrière-plan de la scène et couvre
une partie plus petite du chapitre. Les scènes sont normalement écrites au présent tandis que
certains sommaires sont au temps du passé, mais ce n’est pas toujours le cas. Il y a par
exemple la scène qui introduit le chapitre Au-dehors, une analepse au temps passé qui raconte
la première visite à l’appartement que Hajila a faite accompagnée de la mère Touma.
Le rythme de l’histoire d’Isma est marqué plutôt par une variation de passages
singulatifs et itératifs que par une variation des scènes et des sommaires, les chapitres qui
traitent du mariage en particulier. Dans le chapitre L’autre, par exemple, Isma commence un
passage par une phrase itérative en racontant que « durant des vacances passées dans la
maison d’enfance, au petit déjeuner, » le mari, elle-même et sa belle-mère se retrouvaient tous
trois (Os, p. 74). Immédiatement après elle relate une certaine conversation, le passage est en
ce moment singulatif. Après la conversation elle continue en mode itératif : « Elle nous
redevient présente, chacune des nuits suivantes » (Os, p. 75). Pour, de nouveau, revenir au
mode singulatif : « Un matin, se produit un soudain tête-à-tête entre ma belle-mère et moi… »
(Os, p. 76). Comme nous le voyons le rythme accélère et ralentit très souvent en changeant
entre un mode itératif et un mode singulatif. Cette variation du rythme de l’histoire d’Isma est
plus rapide que la variation entre scène et sommaire dans l’histoire de Hajila.
Les deux premiers chapitres sont particulièrement intéressants quant à l’aspect du
rythme. Au lieu de varier la scène et le sommaire, le premier chapitre intitulé Hajila, qui
couvre cinq pages, se compose d’une seule scène. Nous pouvons lire entre autre : « Tu plies la
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nappe, tu essuies le bois clair de la table ; tu poses le chiffon humide, tu regardes tes mains
vides, tes mains de ménagère active. » (Os, p. 15). Avec Isma, le deuxième chapitre, qui
couvre un peu plus de deux pages, le rythme accélère : « Vingt ans, l’adolescence est encore
proche, […] je saute dans un autobus, je surgis devant une gare, je me redresse le long d’un
boulevard, trente ans la même silhouette […]. » (Os, p. 21). Le rythme de la scène du premier
chapitre contraste avec la rapidité du sommaire du deuxième chapitre d’une manière très
apparente. Cette variation de vitesse renforce la différence déjà marquée par le contenu :
Hajila qui se voit enfermée dans l’appartement et Isma qui a la liberté de mouvement. En
même temps, le chapitre Patios, qui traite de l’histoire d’Isma et qui se trouve après Le retour,
où le « je » et le « tu » commencent à se mélanger, est marqué plutôt par une variation de
sommaire et de scène, de la même façon que les chapitres qui traitent de l’histoire de Hajila.
Le chapitre commence par un sommaire des souvenirs d’enfance et se termine par une scène :
une conversation entre Isma et sa tante. Finalement, il semble que le rythme suive le
développement du contenu : la différence du rythme des deux histoires s’atténue quand les
différences des deux femmes ne contrastent plus entre elles et semblent disparaître.
2.3 Le symbolisme
Au cours de l’analyse narratologique nous avons abordé le sujet de l’identification aux sœurs
des Mille et Une Nuits. Nous avons vu, en analysant la voix narrative, qu’Isma s’identifie à
Dinarzade, la sœur sous le lit. Cependant, il y a toujours la possibilité de l’identifier à
Shéhérazade, puisque c’est cette dernière qui raconte. C’est ce sujet de l’identification que
nous voulons maintenant développer avec l’aide du symbolisme.
Tout d’abord nous résumerons ce que nous savons déjà. Dans la troisième partie
d’Ombre sultane Isma donne la clef de l’appartement à Hajila, qui n’a pas pu sortir après le
drame. Grâce à son aide Hajila peut continuer à sortir. La clef, en ce cas, devient un symbole
de la liberté de mouvement. De plus, pendant une des sorties de Hajila, Isma décide de la
suivre. Elle la surveille. Ces actes la lient symboliquement à Dinarzade, qui aide sa sœur en
veillant sur elle la nuit et en la réveillant avant l’aube. Isma écrit même : « Ô ma sœur, j’ai
peur, moi qui ai cru te réveiller », une phrase qui évoque l’image de Dinarzade (Os, p. 214).
Quant aux deux protagonistes djebariens il semble que ce soit seulement Isma qui
s’identifie à Dinarzade. Cependant, nous rappelons l’idée de Hiddleston que Hajila aussi peut
s’identifier aux deux sœurs, puisqu’elle s’expose et se dissimule, par exemple quand elle sort
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voilée ou quand elle se dévoile. Hajila, étant la concubine, nous l’identifions à Shéhérazade.
Mais, y a-t-il quelque chose de symbolique qui nous fait penser à Dinarzade ?
À la page 17 d’Ombre sultane nous apprenons que le nom de Hajila signifie « petite
caille ». Le nom, dans un sens, anticipe son sort. Hajila, l’oiseau, ne restera pas dans sa cage,
dans l’appartement : elle va voler. Souvenons-nous de cette signification du nom quand nous
passons au chapitre suivant, celui qui s’ouvre sur Isma. Ce chapitre commence par la phrase
qui suit : « Ô souvenir, je ferme les yeux en plein soleil, mais du cœur de la pénombre, en
arrière, un bruit d’ailes frissonne dans le pigeonnier. » (Os, p. 20). En tenant compte de la
possibilité de faire une interprétation abusive, particulièrement quand il s’agit du symbolisme,
nous ferons une tentative. Si nous interprétons la signification de la phrase symboliquement
nous pourrons imaginer que le bruit d’ailes du cœur de la pénombre fait allusion à Hajila,
nous nous en souvenons, « petite caille », et par conséquent, nous pourrons interpréter le sens
de manière suivante : Hajila se trouve dans la pénombre, derrière Isma, Hajila est donc dans
l’ombre, ou bien Hajila est l’ombre.
Une telle interprétation renforcerait l’idée de Hiddleston que toutes les deux peuvent se
refléter dans Shéhérazade et Dinarzade, bien que l’identification d’Isma aux deux sœurs soit
beaucoup plus évidente. Les phrases du préambule anticipent donc les rôles qui ne seront pas
constants : « Isma, Hajila : arabesque des noms entrelacés. Laquelle des deux, ombre, devient
sultane, laquelle, sultane des aubes, se dissipe en ombre d’avant midi ? » (Os, p. 9).
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3. Remarques finales
Quelles sont les conclusions que nous pouvons tirer de notre étude ? Rappelons-nous le but du
mémoire : analyser les trois aspects de la forme, c'est-à-dire la voix narrative, la focalisation
et le temps narratif, à partir de la thématique de la sororité.
Toutes les structures du récit, qui ont été analysées, semblent être choisies avec soin, le
tout pour créer un équilibre entre le contenu et la forme. Au fur et à mesure que la relation des
deux femmes se développe la forme paraît changer pour s’adapter au changement du contenu,
ou bien pour le renforcer. Nous avons vu, entre autre, que le « je » et le « tu » ont commencé
par être utilisés dans un seul et même chapitre, après avoir été tenus séparés, comme pour
renforcer le rapprochement des deux protagonistes. Même le rythme, d’abord différent,
qui après Le retour varie entre scène et sommaire dans les deux histoires, semble coïncider
avec ce rapprochement. Nous avons vu aussi que l’utilisation du pronom personnel « tu »
contribue à donner l’impression d’une complicité, renforcée par le fait que toutes les deux,
Isma et Hajila, sont des personnages focalisateurs.
Il est également intéressant de constater que quelques points de départ de la thématique
n’auraient pas paru aussi évidents si les structures avaient été différemment construites : les
identités diverses qui se cachent derrière l’homogénéité de la solidarité et la position de
contrôle. Nous pensons, bien sûr, à la focalisation variable et à la voix qui vient d’une seule
personne, mais qui parle pour deux. Nous rappelons le personnage focalisateur qui, à la fin de
la première partie, en changeant très souvent entre Isma et Hajila, crée une confusion de façon
que nous avons du mal à distinguer les protagonistes les uns des autres. Cette confusion
évoque aussi la double identification d’Isma et de Hajila aux sœurs des Mille et Une Nuits,
une double identification qui est renforcée aussi bien par la forme que par le symbolisme.
Il paraît donc, que ce n’est pas seulement les noms d’Isma et de Hajila qui sont
entrelacés, mais la forme et la thématique des sœurs, elles aussi.
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Bibliographie
Littérature primaire
Djebar, A., Ombre sultane. Paris, Éditions Albin Michel, [1987], 2006.
Littérature secondaire
Bouaissi, Z., Femmes aux frontières de l’interdit : Étude des premières romans d’Assia
Djebar (1957-1968). Göteborgs universitet, 2009.
Chikhi, B., Assia Djebar : Histoires et fantaisies. Paris, PUPS (Presse de l’Université ParisSorbonne), 2007.
Genette, G., Narrative Discourse : An essay in method. Ithaca, Cornell University Press,
1980.
Hiddleston, J., Assia Djebar : Out of Algeria. Liverpool, Liverpool University Press, 2006.
Holmberg, C.-G. & Ohlsson, A., Epikanalys: En introduktion. Studentlitteratur, 2007.
Prabhu, A., « Sisterhood and Rivalry in-between the Shadow and the Sultana: A Problematic
of Representation in Ombre sultane », Research in African Literatures, vol. 33, no. 3, 2002, p.
69-91.
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