l`usurpation des astroturfs

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l`usurpation des astroturfs
L’USURPATION DES ASTROTURFS
Une menace au « vivre ensemble »
SOPHIE BOULAY
À l’instar d’autres chercheurs (Wolton, 1992, 1997; Garhnam, 1990), nous sommes d’avis qu’une
large proportion de l’espace public est médiatisée. Dans le cadre de notre analyse, nous
considérerons que le sujet est citoyen et que le discours médiatique dominant, véhiculé par les
médias traditionnels, peut représenter une forme partielle d’assujettissement. Les citoyens
définissent leur système de valeurs en relation et en comparaison avec le discours médiatique.
Pour la plupart des citoyens, ce sont les médias qui fournissent un aperçu de cette société dans
laquelle ils évoluent. Ainsi, vivre ensemble implique une participation des médias, à la fois
comme outils d’information, générateur de tissu social en agissant comme référence commune. Si
leur pouvoir incontournable d’assujettissement a été rejeté par les études portant sur la réception
active, les médias ont néanmoins une influence sur les citoyens. Il est maintenant reconnu que les
médias, par leur fonction d’agenda setting (Mc Combs, 2004), parviennent à orienter l’opinion
publique sur l’importance de certains enjeux. Les études sur la fonction de cadrage (Mc Combs et
Ghanem, 2001 ; Ashley et Olson, 1998) ont démontré que les choix faits par les artisans des
médias, tant sur le plan structurel que sémantique de la nouvelle, peuvent influencer les
perceptions qu’ont les citoyens des rôles et responsabilités des protagonistes impliqués dans ladite
nouvelle.
Le sujet qui nous intéresse est l’iniquité entre les grassroots et les Astroturfs1. En effet, les deux
types de groupes évoluent dans un espace public commun et s’adressent aux mêmes
interlocuteurs, mais leur accès à des ressources financières et matérielles est diamétralement
opposé. Nous présentons brièvement les types de groupes d’intérêts, définirons les groupes
citoyens et en exposerons les avancées et avantages. Ayant cadré les groupes légitimes, nous
révélerons ensuite l’identité des usurpateurs. Pour en saisir l’impact, nous formulerons une
1
Le mot « astroturf » représente une marque de commerce. Or, comme nous utilisons le terme pour
désigner un phénomène autre que le produit en lui-même, nous n’adjoindrons pas le caractère signifiant
« marque déposée » à chaque fois que nous utilisons le mot.
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2
définition et divulguerons l’état de la situation. Enfin, nous émettrons des hypothèses sur les
causes de leur émergence.
Les grassroots : porte-voix des citoyens
Considérant le pouvoir de diffusion des médias, plusieurs groupes à caractère social voulant
exposer leur position au plus grand nombre, qu’elle soit politique, commerciale ou
environnementale, tentent de le faire via les médias. Toutefois, l’accès aux médias est restreint.
Le citoyen désirant se faire entendre doit connaître les rouages des médias. Ceci inclut la
sélection du média qui est le plus susceptible de tendre l’oreille à son message, la maîtrise d’un
langage approprié à la diffusion via les médias de masse (excluant à la fois l’utilisation de termes
trop spécialisés ou à l’inverse, un langage trop coloré), et même une connaissance les routines de
production afin de maximiser ses chances de diffusion.
Devant ces nombreuses contingences, les citoyens se regroupent, s’organisent et mettent leurs
ressources en commun2. Les groupes citoyens, appelés grassroots dans la littérature académique
anglophone ( Wilson, 1990 ; Berry, 1996 ; 2007) sont créés, financés et gérés par des citoyens,
qui défendent des objectifs citoyens, c’est-à-dire des enjeux directement liés aux intérêts des
citoyens. Ils sont habituellement assez pauvres sur le plan des ressources humaines3 et du
financement. Malgré tout, plusieurs ont réussi à se bâtir une certaine légitimité. Nous sommes
d’avis que trois facteurs ont favorisé leur développement.
D’abord, l’accessibilité aux nouvelles technologies de communication a facilité le réseautage et
diminué les coûts liés aux techniques de recrutement. L’utilisation de banques de données, de
listes de diffusions et de communications numériques ont permis de faire du recrutement massif
De plus, les groupes de citoyens ont embauché des spécialistes en relations publiques et ont
entrepris des actions qui captent l’attention des médias. Ils ont bénéficié de la professionnalisation
des métiers de la communication. Une fois cette première approche réussie, la légitimité du
groupe est facilement gagnée, en raison de son membership et de la noblesse présumée de son
objectif. Le membership est capital à la définition de la légitimité puisqu’il démontre, par son
importance, l’intérêt qu’accorde la population à un enjeu. La puissance des membres citoyens
2
Plusieurs exemples de groupes citoyens sont maintenant médiatisés. Dans l’actualité québécoise, SOS
Mont Orford, est un exemple de groupe de ce type.
3
« Unlike guenine grassroots activism which tends to be money-poor but people-rich, astroturf campaigns
are typically people-poor but cash-rich » www.sourcewatch.org/index.php?titel=astroturf
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3
réside principalement dans le fait qu’ils ont décidé de joindre ce groupe de leur plein gré, qu’ils
font le sacrifice de leur temps et ressources pour faire avancer une cause, et qu’ils ne retirent
aucun autre bénéfice marginal de l’avancement de la cause4. La légitimité est aussi accordée en
raison de la noblesse présumée de l’objectif du groupe citoyen. Ses membres s’impliquent
habituellement dans des groupes qui défendent des causes ou approfondissent des problématiques
qui leur tiennent réellement à cœur et qui n’ont pour seul objectif que de réparer le tort perçu. Ces
groupes ne poursuivent que très rarement de multiples objectifs et se dissolvent une fois le
résultat souhaité atteint. Ainsi, la création d’un groupe de citoyen repose habituellement sur une
problématique réelle et reflète un sincère besoin de changement au sein de la population.
Outre ces justifications pragmatiques, il faut comprendre que cette tendance relève aussi de
considérations théoriques plus larges. Ce préjugé favorable envers les groupes citoyens peut, en
partie, trouver sa source dans les définitions même d’espace public et du rôle normatif qu’y
jouent les médias. Effectivement, un des objectifs de l’espace public d’Habermas est de donner la
parole aux citoyens. Idéalement, les médias publicisent ladite parole, et de ce processus émerge
une saine démocratie. Or, l’espace public est maintenant colonisé par des membres corporatifs
puissants qui laissent peu de place aux citoyens. Cette tendance lourde a d’ailleurs été annoncée
par Habermas (1997) lui-même. Comme la mission originelle des médias est de véhiculer les
positions citoyennes, dès lors qu’une source d’origine citoyenne les sollicite, elle bénéficie d’un
traitement différent d’une source corporative, qui poursuit quant à elle, d’autres buts,
principalement commerciaux.
L’appui des spécialistes des communications leur a assuré plusieurs succès retentissants. Malgré
leurs faibles ressources financières et humaines, les grassroots ont obtenu l’accès aux médias.
L’ingrédient secret de ce succès est la légitimité que les médias leur accordent. Cet avantage fait
l’envie de nombreux groupes d’intérêts d’origine corporative ou politique. En conséquence,
plusieurs groupes d’intérêts tendent la main aux grassroots et leur proposent de former des
coalitions. Dans ces situations, les entreprises bénéficient de la crédibilité du groupe citoyens,
alors que celui-ci profite des ressources financières de l’entreprise. « Citizens groups are
especially attractive as coalition partners because they have such a high level of credibility with
the public and the news media » (Berry, 1993 : 35). D’autres, toutefois, ont choisi une autre
4
À l’opposé, par exemple, d’une entreprise qui pourrait en retirer du capital de sympathie ou une nouvelle
clientèle.
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4
avenue. Ils ont décidé, avec le support de firmes de relations publiques, de créer leur propre
groupe citoyen. Ainsi sont nés les astroturfs.
Définition des astroturfs5
Dans la littérature anglophone, les groupes de citoyens contrefaits sont nommés astroturfs en
opposition aux groupes citoyens légitimes, nommés pour leur part grassroots. Astroturf®6 est une
entreprise américaine qui vend du gazon synthétique. Ce produit est très populaire dans le
domaine sportif, principalement pour le recouvrement des terrains de jeux professionnels. C’est le
sénateur Lloyd Bentsen qui aurait employé le terme pour la première fois, pour décrire une
campagne d’influence qui n’avait de citoyenne, que l’apparence (Lyon & Maxwell, 2004 : 563).
Ces groupes sont dits artificiels parce qu’ils n’émergent pas réellement d’un intérêt citoyen, mais
plutôt d’un intérêt commercial ou politique. Ils tentent de rallier les citoyens pour pouvoir
bénéficier de la crédibilité et de la légitimité qui leur sont habituellement attribuées. Stauber et
Rampton les définissent ainsi : « grassroots program that involves the instant manufacturing of
public support for a point of view in which either uninformed activists are recruited or means of
deception are used to recruit them » (1995 : 23). Les astroturfs sont distincts de tous les autres
types de groupes d’intérêts, non pas en raison de leurs motivations, ni des stratégies qu’ils
emploient, mais bien parce qu’ils laissent sous-entendre qu’ils représentent les citoyens, ou pire,
les recrutent par des moyens malhonnêtes, ou en présentant de remplacer par : des informations
incomplètes ou mensongères.
Il est essentiel de différencier les astroturfs des autres types de groupes, tels que les coalitions,
lobbies, groupes citoyens, etc. N’importe qui peut initier un groupe d’intérêt, avec des objectifs
multiples, comme éduquer, influencer l’opinion publique, influencer les gouvernements, modifier
des lois, etc. Ainsi, le terme « groupe d’intérêt » peut représenter différents groupes. Les
coalitions, pour leur part, ne font que rassembler des groupes, de quelque nature qu’ils soient. Les
5
L’expression « astroturf » étant émergente, et ne faisant l’objet d’aucune définition stricte à ce jour, elle
est utilisée à d’autres escients dans certains articles. Entre autres, des éditeurs de journaux américains
(National Conference of Editorial Writers) utilisent l’expression astroturf, pour représenter un certain type
de lettres à l’éditeur. Certaines organisations rédigent des lettres et demandent à leurs sympathisants de les
envoyer, en leur propre nom, aux médias. L’usurpation réside donc dans le fait que le média croit diffuser
les propos d’un citoyen, et qu’en fait, c’est le propos d’une organisation, camouflé, qui se retrouve dans la
page réservée aux opinions citoyennes.
6
www.astroturf.com
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5
lobbies, quant à eux, sont des groupes d’intérêts, citoyens ou corporatifs, dont l’objectif principal
est d’influencer les politiques et les décideurs du gouvernement. Pour y arriver, ils entreprendront
plusieurs démarches auprès de ces publics spécifiques :
Lobbying is a multifaceted process and ideally involves the communication of valuable
information from the interest group to the policymakers, as well as political pressure applied from
grassroots. […] This can involve public education, advertising, and attemps to change the mix of
values that underpin policy. It can also involve developing policy agendas and attracting attention
through demonstrations and protests. (Berry, 2007 : 129)
Rappelons-nous que les groupes citoyens sont définis par la nature de leurs membres et de leurs
sources de financement, à majorité citoyenne. « Unlike guenine grassroots activism which tends
to be money-poor but people-rich, astroturf campaigns are typically people-poor but cash-rich ».7
En résumé, chacun de ces groupes, coalitions ou lobbies, peut être un astroturf, s’il se présente
comme étant d’origine citoyenne sans que ce ne soit réellement le cas.
Dans les définitions proposées plus haut, une ligne claire est tirée entre les groupes citoyens et les
astroturfs. Il faut cependant reconnaître que certains grassroots sont aussi financés en partie par
les corporations. Dans ces cas, ils basculent dans une certaine mesure, dans l’astroturf et perdent
de leur « essence citoyenne ». « Astroturf groups tend to be portrayed as either willing or
unwitting ventriloquists’ mannequin that speak for industry, and give legitimacy to corporatecontrolled phantom public debates » (O’Donovan, 2005 : 9). Déceler l’authenticité d’un groupe
revient souvent à valider ses sources de financement. Aucun observateur n’a pu, à ce jour, décider
d’une proportion ou d’un taux acceptable de financement émanant de la base citoyenne, pour
qu’un groupe conserve sa légitimité. Considérant qu’aucune étude comparative massive n’a été
faite pour tenter de définir un seuil d’acceptabilité, nous sommes plutôt partisans de l’analyse cas
par cas, d’où émergerait un spectre de possibilités. Nous y trouverions les groupes purement
citoyens à une extrémité et les groupes exclusivement corporatifs à l’autre.
Les motivations des groupes astroturfs sont certainement multiples. Cependant, aucun ne se
définirait délibérément comme un astroturf. Berry explique que « All groups claim to represent
the public interest because they sincerely believe that the course of action they are advocating
would be the most beneficial to the country. » (1993 : 35). Ainsi, les motivations ne peuvent être
le seul critère pour qualifier un groupe d’astroturf ou non. Quoique certains groupes affichent de
7
SourceWatch www.sourcewatch.org/index.php?titel=astroturf
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6
nobles motivations, habituellement, l’objectif réel de tous ces efforts et investissements, est
d’influencer le gouvernement au pouvoir. Force est d’admettre que les gouvernements, par la
réglementation et l’application des lois, contrôlent une certaine partie de la société. Ainsi, les
corporations qui s’engagent dans l’astroturfing ont nécessairement quelque chose à gagner.
« Some firms specialize in coalition building - assembling dozens of hundreds of civic groups on
behalf of lobbying goals… This is democracy and it costs a fortune » (Greider, 1992 : 39, in
Beder, 1998 : 22).
La littérature actuelle faisant surtout état de la situation prévalant aux États-Unis, place donc en
avant-scène les caractéristiques de ce système politique, de nature républicaine. L’influence
directe sur les politiciens revêt plus d’importance qu’au Canada qui évolue dans un système
parlementaire. Or, il importe de mentionner que les visées politiques ne sont pas les seuls
objectifs des astroturfs. La promotion de valeurs (environnement, santé), desquelles découlent
des comportements commerciaux précis ou protégeant les acquis des corporations peuvent aussi
être au cœur de l’astroturfing. Les exemples de www.monchoix.ca, qui promeut les droits des
fumeurs, et qui par la même occasion protège un marché commercial du tabac et de la cigarette,
et de la vague des produits biodégradables et de la nourriture biologique représentent aussi des
cas où une cause semble prévaloir, mais, sans fouiller très loin, des intérêts commerciaux se
dessinent.
Astroturfs : Cas isolés ? Tendance ? Industrie ?
Le système capitaliste basé sur l’offre et la demande a posé les bases pour qu’une industrie
spécialisée dans la création et la gestion des groupes citoyens artificiels se développe rapidement.
« It was almost unheard of in the 1980s, but by the late 1990s had become an 800$ million
industry in the US. » (O’Donovan, 2005 : 6). Cette industrie est décrite comme étant une
spécialité du domaine des relations publiques. Plusieurs grands cabinets américains sont à la tête
des campagnes astroturfs les plus efficaces. Mentionnons, entre autres, Porter/Novelli à
Washington, Burson-Marsteller, créateurs de la National Smokers Alliance et Issue Dynamics
Inc., qui se dit spécialiste du « grassroots PR »8.
8
www.porternovelli.com, www.burson-marsteller.com/pages/home, www.idi.net/.
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7
Dans l’industrie des relations publiques, le positionnement face aux astroturfs est mitigé. D’une
part, certaines publications, telles Public Relations Quaterly, font la promotion des meilleurs
techniques de recrutement de citoyens, pour créer des groupes rapidement. Prenons l’exemple de
Mario Cooper, qui propose un article intitulé « Winning in Washington : From Grasstops to
Grassroots » :
What follows is a guide to creating a grassroots campaign to influence legislation in Washington.
[…] These four elements are the essential building blocks for an effective grassroots campaign.
These are expensive undertakings which requires full support from clients, especially if the clients
is a coalition of disparate companies or organizations united around a public policy issue. (1993 :
13-14)
Citons en deuxième exemple, les premières phrases de l’article « Public Relations’ Role in
Manufacturing Artificial Grass Roots Coalitions », de Sharon Beder :
When a corporation wants to oppose environmental regulations, or support environmentally
damaging developement, it may do so openly and in its own name. But it is far more effective to
have a group of citizens or experts – which can publicly promote the outcomes desired by the
corporation while claiming to represent the public interest. When such group do not already exist,
the modern corporation can pay a public relations firm to create them. (1998 : 20)
Si les astroturfs sont reconnus comme étant une solution d’affaire efficace par certains, d’autres
acteurs, tels les associations professionnelles les dénoncent vertement. C’est le cas de la Public
Relations Institute of Australia.
We urge all our publics to report any instances of suspected astro-turfing in order that the
appropriate action can be taken », Ms Warren said, « It is also noted that such false and misleading
behavior may contravene the Trade Practices Act and other legal codes.9
Les codes d’éthique et de déontologie des associations professionnelles ne font pas directement
référence aux astroturfs. Cependant, ils mentionnent l’obligation d’honnêteté et de loyauté envers
les publics10, et l’importance de « divulguer le nom de l’employeur ou du client au nom de qui il
fait des communications publiques et éviter de s’associer avec quiconque ne respecterait pas ce
principe »11. La définition qu’offre
Wikipedia de l’ astroturfing démontre clairement que ce
phénomène va à l’encontre de l’éthique : « the goal of such a campaign is to disguise the agenda
9
www.pria.com.au/prianews/id/111
Code d’Athènes (code d’éthique international des praticiens de relations publiques)
11
Code de déontologie de la Société Canadienne des Relations Publiques
10
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8
of a client as an independant public reaction to some political entity – a politician, political group,
product, service or event »12
Si une surveillance n’est pas faite par le milieu lui-même13, ni par les instances gouvernementales,
qui réagissent aux actions des astroturfs comme à celles des groupes citoyens, il faut cependant
souligner les efforts certains groupes d’intérêts et de nombreux blogues14 qui tentent de mettre en
lumière les stratégies douteuses de ces corporations. Le Center for media and democracy (CMD)
semble être un des groupes les plus actifs dans la surveillance des astroturfs et l’éducation du
public. Il gère les sites web www.sourcewatch.org et www.prwatch.org. « SourceWatch is an
encyclopedia of people, issues and groups shaping the public agenda. »15 Ces sites proposent des
blogues de type wiki sur les différents enjeux liés aux astroturfs, et invitent les citoyens à les
dénoncer dans leurs propres médias locaux. Toutefois, selon www.activistcash.com, le CMD est
tout simplement un effort de contre-culture de l’industrie des relations publiques, et est classé
comme un groupe d’activistes aux motivations cachées, au même titre que d’autres groupes et
sites, tels Adbusters.org, Greenpeace et Mothers Against Drunk Driving (MADD). De nombreux
autres sites dénoncent les astroturfs et se sont principalement les sites liés au journalisme (FAIR,
Motherjones.com, etc.). Quelle que soit l’échelle retenue pour mesurer l’importance et les succès
des astroturfs, une chose est certaine : ils constituent une tendance lourde et il convient de s’y
intéresser sur le plan analytique.
Causes de l’émergence des astroturfs
Il n’existe pas encore de définition entérinée par tous les observateurs du phénomène
d’astroturf16. Cependant, le fondement sémantique d’usurpation et la forme de matérialisation
des actions, le groupe d’intérêt, font consensus. L’exploration des causes de l’émergence du
phénomène pourrait en faciliter la compréhension. Nous pensons qu’il y a trois causes probables
de cette éclosion.
12
www.en.wikipedia.org/wiki/astroturfing#examples, visité le 01-04-07
À l’exception, peut-être, de http://www.thenewpr.com/wiki/pmwiki.php, un blogue qui semble bénéficier
de l’apport de professionnels.
14
Par exemple : www.mediacitizen.blogspot.com/2006/05mccurry-sells-out-to-att.html
15
www.sourcewatch.org
16
Pour certains observateurs, le «
turfing » est simplement l’envoi de matériel promotionnel ou
informationnel au nom des citoyens, à leur insu. Pour d’autres, il s’agit d’un type de groupe d’intérêts
particulier, et finalement, pour quelques-uns, il s’agit, globalement d’une stratégie d’influence, directement
liée aux relations publiques, aux déclinaisons et possibilités infinies.
13
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9
Selon Berry, c’est le succès fulgurant des groupes de citoyens libéraux, depuis les années 1960,
qui a favorisé l’éclosion des groupes artificiels. « The rise of liberal citizen groups was largely
responsible for catalyzing the explosion of all types of interest groups » (1993 : 31). Dans le
même ordre d’idées, Lipset (1986) ajoute que les grands mouvements de citoyens pour la
protection des droits civils et la vague anti-guerre aux Etats-Unis, ont démontré que la classe
politique pouvait être influencée par les masses. À partir de là, les groupes citoyens se sont
développés et ont connu de nombreux succès. Les exemples, tels, la National Organization for
Women sont d’ailleurs bien documentés (Barker-Plummer, 2002). Ce serait donc en constatant
l’impact réel des pressions des citoyens auprès des politiciens, que certains intérêts corporatifs
auraient commencés à développer des astroturfs.
En deuxième lieu, force est de constater que le phénomène de marchandisation de l’information a
des conséquences sur l’organisation interne des médias. Au cours des 20 dernières années, les
méthodes de travail et les modes de diffusion des médias se sont littéralement réinventés. Ainsi,
selon plusieurs observateurs, le travail des artisans des médias se serait morcelé, laissant peu de
place à la recherche et à la validation. Les récents développements technologiques, la
numérisation et la globalisation des informations ont provoqué une réorganisation du travail et
des salles de presses. Ainsi, le manque de temps, la tyrannie de l’événement, la pression des
chaînes d’information continue, les contraintes éditoriales et commerciales ont fait en sorte que
les métiers de l’information sont maintenant soumis à un rythme infernal, nécessitant une certaine
mécanisation des actions, de manière à livrer dans les temps, le produit demandé.
Les journalistes vivent d’autres pressions liées aux mécanismes de l’économie de marché.
Souvent, le contenu de leurs articles est révisé, voire réorienté. Effectivement, comme les médias
font partie de groupes commerciaux, ils jouent le rôle de soutien à d’autres projets et doivent
prendre des positions précises envers les autres constituantes des groupes. À cela s’ajoute une
loyauté exigée envers les plus importants acheteurs de publicités (Gingras, 1999 : 100). Si la
censure n’est pas toujours explicite, quelques congédiements ont suffi pour faire comprendre le
principe17.
17
Rappelons-nous l’épopée de l’équipe de rédaction de The Gazette qui, en 2002, se voyait imposer des
sujets éditoriaux, ce qui a entraîné la démission de l’éditeur en chef.
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10
La littérature plus récente sur les médias de masse (Yoon 2005; Meyer 2002), plus précisément
sur les structures internes des médias, nous incite à croire qu’il y a une redéfinition et un
déplacement des valeurs de base de l’accès aux médias. Le rôle du gatekeeper, lequel jugeait de
la nouvelle selon les barèmes classiques de : nouveauté, de pertinence, de proximité ou de
crédibilité de la source, a changé du tout au tout. L’accès aux médias est maintenant surtout lié à
la légitimité et la crédibilité de la source, deux critères qui peuvent être bâti par des stratégies de
relations publiques. Des études empiriques portant spécifiquement sur les relations entre les
sources et les journalistes portent à croire qu’elles tendent vers une mécanisation de la production.
Elles favoriseraient l’appropriation de l’espace public par des sources organisées qui, par
exemple, connaissant les mécanismes et possédant un certain pouvoir économique peuvent
s’offrir un accès aux médias.
De cette tendance découle le troisième facteur stimulant l’émergence des astroturfs, soit une
hyper professionnalisation de la communication. Si les recherches des vingt dernières années,
dans le champ de l’économie politique des médias ont mis l’accent sur les industries médiatiques,
depuis les années 2000, quelques auteurs se sont intéressés à une autre industrie très près des
médias : celle des relations publiques. Vraisemblablement, cette industrie vit un développement
exponentiel et a un impact réel sur la création de l’information. Il en est ainsi puisqu’elle est
intimement liée au processus décisionnel, en constante négociation, entre les sources et les
médias. De ces publications émerge un sentiment de domination des professionnels de la
communication sur les artisans des médias.
Au cours des vingt dernières années, les transformations vécues par les médias (instantanéité,
coupure de personnel, augmentation de la performance, nouvelles technologies, etc.) ont rendu
plus difficile l’exercice du métier de journaliste. Parallèlement, les spécialistes des relations
publiques se sont multipliés et ont acquis une meilleure connaissance des processus de création de
l’information, ce qui leur a permis d’augmenter leur influence auprès des journalistes et des
médias. Les journalistes d’information, recevant des avalanches d’information et ayant des
ressources limitées, doivent se fier de plus en plus à ces sources de relations publiques.
Selon Davis (2002), aujourd’hui, toute organisation de taille moyenne ou importante, qui veut se
positionner dans l’espace public, dans les médias ou qui veut se faire entendre auprès des
décideurs, s’adjoint les services de professionnels des relations publiques. Cette spécialité, qui
semblait auparavant réservée aux gouvernements et aux grandes corporation est maintenant
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11
accessible et maîtrisée par tous les types de regroupements. Pour Davis, l’avenir des relations
entre les sources et les médias est clairement défini :
Competition and proliferation in the media industries will result in further efficiency drives and a
weakened media sphere. The obvious consequences will be a rise in the powers of the sources,
owners and advertisers, and a greater reliance on public relations by the national media. At the
same time, PR expansion will continue as journalists consumption rises and source needs increase.
The dividing lines between news, PR, advertising and entertainment, will thus become further
blurred. (2002 : 173)
Ainsi, il semble que les corporations qui investissent dans les opérations d’astroturfing ont
compris cette conjoncture et tentent de tirer leur épingle du jeu!
Nous sommes d’avis que les astroturfs s’inscrivent dans ce nouvel échiquier et représentent un
exemple de conséquence de l’instrumentalisation des médias et de l’appropriation de l’espace
public par des stratégies communicationnelles. «In an era of media-conscious decision-making,
public relations has thus further transformed the media’s role in the democratic process » (Davis,
2002, endos).
Impacts des astroturfs
Les astroturfs, dans leur forme actuelle18, représentent un phénomène relativement émergent
(depuis les années 1980), mais dont la présence et la vitalité ne peuvent être remis en question.
Les astroturfs n’ont été que timidement abordés par les chercheurs en communication19. Nous
sommes d’avis que la montée de ces groupes peut nous donner des indications claires sur l’état de
nos médias et de notre espace public20. Même si peu d’observateurs adhèrent toujours à une
vision des médias défenseurs de la société civile et gardiens de la démocratie, une majorité de
chercheurs acceptent le fait que les médias sont le moyen de communication et le lien privilégié
des citoyens entre eux, et qu’il serait impossible et dommageable de les rayer de l’horizon
18
Certains observateurs pourraient prétendre que les
astroturfs ont toujours existé, et que ce que nous
vivons présentement, n’est qu’une recrudescence du phénomène dû à des circonstances particulières. Nous
ne répondrons pas ici, à cette hypothétique question, mais tenterons dans une démarche future de peaufiner
la définition d’astroturfs de manière à bien en cerner l’origine et les implications.
19
Les astroturfs n’ont pas encore fait l’objet d’une analyse conceptuelle en profondeur, ni n’ont été intégrés
à aucun autre cadre conceptuel19, sauf peut-être la tentative d’ O’Donovan (2005), mais qui reste encore
assez restreinte à un seul champ de pratique.
20
Nous faisons référence à l’espace public au singulier, mais nous ne nions pas qu’il existe une multitude
de sphères, s’entrecroisant et auxquelles les citoyens peuvent participer sans restriction (Keane,1995).
Personnellement, nous considérons qu’il existe un espace public médiatisé « national », lié à l’exercice de
la démocratie dans un pays qui recoupe tous les autres espaces publics. C’est à ce dernier que nous faisons
référence dans le présent texte.
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12
démocratique. Wolton affirme que « […] si les médias n’apportent pas de solution suffisante, ils
constituent néanmoins une solution partielle ». (1997 : 144). Il ajoute que sans les médias, les
citoyens seraient aussi coupés du monde. Les médias ne constituent définitivement pas un espace
public au sens ou Habermas l’entendait. Néanmoins, nous croyons qu’ils doivent faire partie de la
solution à l’érosion de la vie démocratique que nous vivons actuellement. Il semble que les
astroturfs soient de parfaits exemples du dérapage que permettent des transformations
indésirables de notre espace public.
L’étude du « Vivre ensemble » ne peut faire fi de la prépondérance de l’espace public médiatisé.
Il est primordial que les citoyens puissent prendre part à la création de cette réalité. L’usurpation
dont sont coupables les astroturfs met en péril à la fois la crédibilité des médias et la motivation
des groupes citoyens.
_____________________________________________________________________
13
Bibliographie
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15
Pour citer ce texte :
BOULAY, Sophie (2008), L’usurpation des astroturfs. Une menace au « vivre ensemble »: Actes
du colloque « Comment vivre ensemble ? La rencontre des subjectivités dans l’espace
public » (Université du Québec à Montréal, 20-21 octobre 2007), sous la dir. de Charles
Perraton, Fabien Dumais et Gabrielle Trépanier-Jobin [En ligne:
http://www.gerse.uqam.ca].
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