Madame Dominique Bourdin

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Madame Dominique Bourdin
Madame Dominique Bourdin
2 Ter rue des Lyonnais, 75005 Paris. 01 43 37 19 36
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Professeur agrégée de philosophie
Docteur en psychapathologie fondamentale (Universté Paris VII Diderot)
Psychanalyste membre de la Société psychanalytique de Paris (SPP)
Psychologue clinicienne
Titulaire d’une maîtrise de lettres Classiques, d’une maîtrise de théologie et d’une licence de
linguistique générale
Diplômée en santé publique (DU)
A La Haute Autorité de Santé (HAS)
Objet : « recommandations de bonne pratique sur l'autisme et les
troubles envahissants du développement chez l'enfant et
l'adolescent ».
Paris, le 16 février 2012,
Messieurs,
Un ensemble de faits m’amène à m’adresser à vous de façon urgente et insistante : le
montage tendancieux et malhonnête du film « Le Mur » consacré à l’autisme, aujourd’hui
interdit ; la mise en cause de Pierre Delion devant le Conseil de l’ordre des médecins pour sa
pratique des packs ; et la démarche du député UMP Daniel Fasquelle qui, selon l’AFP, va
« saisir le président du Conseil National des Universités (CNU) et, à travers lui, l’ensemble
des présidents d’université, afin que l’enseignement et la recherche sur les causes et les prises
en charge de l’autisme ne fassent pas référence à la psychanalyse ».
Puisque l’HAS et L’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des
établissements et services sociaux et médicaux sociaux (ANESM) doivent rendre le 6 mars
prochain des « recommandations de bonne pratique sur l’autisme et les troubles envahissants
du développement chez l’enfant et l’adolescent », il me semble nécessaire de vous alerter sur
les enjeux d’une intervention qui irait dans le sens de cette campagne de dénigrement et de
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disqualification de la psychanalyse dans la prise en charge des enfants entravés dans leur
développement.
En effet, cette campagne est diffamatoire. Non seulement, elle attaque
nominalement des praticiens et des chercheurs reconnus dont on ne peut mettre en cause la
cosncience professionnelle et l’implication dans leur travail, mais elle serine que la
psychanalyse « culpabiliserait les mères » et refuserait les étiologies génétiques et les
démarches éducatives.
Pour le premier point, s’il y a pu avoir ambiguïté dans les années soixante, notamment
autour de Bettelheim marqué par la déportation et transposant trop aisément les expériences
de violences sociales et politiques radicales dans sa compréhension de l’autisme, on sait que
ce n’est plus du tout aujourd’hui la position psychanalytique, dont l’essence est d’écouter
pour comprendre, jamais de juger ! Quant à l’existence éventuelle de mouvements de
culpabilité, il n’est pas besoin de supposer une induction par les soignants, ce qui est une
projection – car il est difficile aux humains de ne pas penser qu’ils sont pour quelque chose
dans les malheurs qui les frappent. C’est une première façon élémentaire de chercher du sens
à ce qui est injuste ou absurde. Une bonne partie de notre travail de psychanalystes vise
précisément à comprendre ces mécanismes de culpabilité primaire (non liés à des « fautes »)
pour en libérer la patients et leur permettre une vie plus légère et plus sereine. Traiter la
culpabilité qui peut être présente, c’est le contraire de l’induire !
Sur le plan étiologique, les psychanalystes actuels soulignent le caractère plurifactoriel
des causes à envisager, et n’excluent absolument pas les déterminations biologiques. Il suffit
de lire tous les ouvrages français récents sur l’autisme (Geneviève Haag, Denys Ribas, Pierre
Delion, Laurent Danon-Boileau, Martin Joubert, H. Rey-Flaud, etc.) pour s’en convaincre.
Enfin les psychanalystes ne réclament absolument pas une prise en charge
exlusivement psychanalytique ni centrée sur le seul soin. Ce qu’ils demandent, c’est la
coexistence et l’articulation des différents modes d’intervention, les méthodes éducatives et
rééducatives ayant toute leur place, mais au sein d’équipes pluridisciplinaires qui ne nient pas
la nécessité du soin psychique et de l’écoute de ce que l’enfant autiste donne à voir et à
entendre.
D’autre part, les partisans du tout éducatif sont dans une démarche délibérément
totalitaire, puisque c’est précisément cette pluridisciplinarité et cette réflexion collective
menée dans la diversité des approches qu’ils refusent. On ne peut s’empêcher de penser que
cette volonté d’exclure l’autre pour prendre toute la place ne soit commandée par l’envie
destructrice qu’a décrite Mélanie Klein, et ultimement par une difficulté à se situer dans des
débats qui interrogent les pratiques sans se contenter de les mettre en œuvre. Si les enfants
autistes ont des difficultés dans la relation et l’approche de l’autre, il importe au plus haut
point que ceux qui s’occupent d’eux ne refusent pas l’altérité et leur en montrent la fécondité !
Sinon, on est en deçà de l’éducatif même, au profit d’un dressage qui relève du seul
conditionnement et du formatage, afin de conformer ces enfants aux attentes des adultes, qui
ont, on le comprend, un besoin évident de calmer leurs angoisses et de se rassurer : il importe
que l’éveil des enfants soit pensé en fonction de ceux-ci, et pas seulement ou d’abord
comme restauration narcissique des parents. C’est tout à fait possible avec TEACH et
d’autres méthodes, mais à la condition que les prises en charge ne soient pas unilatérales
et exclusives, sans discussions et réflexions entre intervenants divers.
La notion de soin psychique est niée par ceux qui veulent exclure les psychanalystes
de la prise en charge des enfants autistes. Comme si proposer une écoute et un soin était
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Commentaire [u1]: Cette partie que je
te souligne me paraît un peu maladroite. On
pourrait te dire que tu penses à leur place.
Peut être un conditionnel sournois… ?
prendre parti de façon unilatérale sur une origine psychogène de l’autisme ! Cette
interprétation ne peut être qualifiée que de mauvaise foi. Si quelqu’un a des douleurs
physiques chroniques, ou un cancer, ou vit un deuil ou une séparation difficile, lui proposer
un lieu d’écoute et de parole n’est pas le stigmatiser ni définir pour sa souffrance une cause
psychique culpabilisant ses parents ! Simplement, la souffrance psychique et l’angoisse font
partie de la vie, et lorsqu’elle sont intenses, il est nécessaire ou fécond de se donner les formes
et les moyens d’une relation hors vie quotidienne (un « cadre ») où elles puissent se dire, se
soulager par l’expression et l’écoute, s’élaborer et s’intégrer à la conception de la vie et à
l’expérience de la personne (du « sujet »), par le dialogue et l’interprétation. C’est parce que
les psychanalystes considèrent les enfants autistes comme des sujets à part entière, qu’ils
tiennent à ce que ces enfants aient accès aussi (mais pas seulement) à des lieux de soin et
d’écoute).
La disqualification des professionnels de l’écoute en dit long sur le refus d’une
réflexion sur la subjectivation, et sur la négligence de la dimension relationnelle dans la
conception même de l’ éveil à soi, de l’apprentissage et de l’éducation. Il y va de savoir si
nous considérons que l’apprentissage doit passer par l’emprise et le seul dressage, comme
dans les méthodes autoritaires d’autrefois (même lorsque l’on en a exclu les châtiments
corporels), ou si c’est une relation complexe entre sujets, dissymétrique sans exclure
l’échange, dans laquelle se mettra aussi en place la différence des positions, des générations,
des sexes, et l’éveil du désir. Les autistes dits de « haut niveau » qui ont écrit (D. Williams, C.
Temple, etc) plaident pour que leur différence de sensibilité et de perception – dont rien ne dit
qu’elle soit la même d’un jeune à un autre – soit reconnue, entendue, respectée, prise en
compte. Ce n’est que le refus de l’étrangeté en nous qui rend si difficile, sans renoncer à
l’enrichissement par le rencontre, l’accueil et une vraie reconnaissance de l’étrangeté de
l’autre. Sans doute beaucoup d’entre nous sont-ils d’ailleurs socialement plutôt « bien »
formatés, tout en ayant dû étouffer ou nier une bonne part de leur étrangeté voire de leur
folie : c’est toute la compréhension que les individus et l’humanité peuvent avoir d’euxmêmes qui est en jeu lorsque l’on accepte de reconnaître les besoins de soin psychique et
d’écoute…
Même dans une logique centrée sur l’éducation, la réflexion sur la relation est
incontournable. Pour avoir enseigné en collège et en lycée de banlieue (ZEP), pendant plus
de trente et un ans, d’abord les lettres classiques, puis la philosophie, je suis bien placée pour
savoir que la transmission s’effectue sur le fond de la relation et de processus identificatoires
et transférentiels complexes. Il faut souvent comme se faire pardonner de transmettre, car
certains jeunes ressentent comme une violence que l’on sache des choses qu’ils ignorent : la
relation d’apprentissage les met face à leurs manques, leurs frustrations, leur peur de ne pas y
arriver. Il est essentiel qu’ils sentent combien nous reconnaissons la valeur de leur expérience
et combien nous avons autant le désir d’apprendre d’eux que de partager avec eux des choses
qui nous font vivre et penser. Sans être spécialiste de l’autisme, et avant même ma formation
d’analyste, comme voisine, j’avais été amenée à intervenir certains soirs auprès d’un enfant
autiste : je me rappelle sa joie excitée devant un dessin fait à l’hôpital de jour et reproduit en
ma présence : un rond avec des filaments qu’il appelait avec excitation « crab, crab » – lui qui
ne disposait alors que d’une trentaine de mots. Dans cette façon de se reconnaître dans
l’animal qui marche de travers, il exprimait très clairement une découverte de la spécularité et
du miroir, une possibilité de nommer sa personne, et d’y reconnaître la dimension agressive si
sensible dans ses défis agis dès que les parents revenaient. D’ailleurs, son langage, après cette
expérience, ne tarda pas à se développer, y compris l’usage du « je ». Ce jour-là ; il m’a fait
découvrir une dimension essentielle de la subjectivation, l’auto-investissement, l’attachement
de quelqu’un à sa forme, même distordue ou difficile, de subjectivation et l’importance de la
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Commentaire [u2]: Il manque quelque
chose à cette phrase…
possibilité de le dire à quelqu’un qui le reconnaît. C’est une leçon que je n’ai jamais
oubliée…
On comprend l’angoisse des parents. Mais la volonté de maîtrise sans
questionnement ne peut l’apaiser que transitoirement. Je ne peux comprendre comment les
parents pourraient redouter de regarder et de penser les réactions de leur enfant, et à partir de
là, enrichir la relation et la compréhension qu’ils ont de ceux-ci. Je crois que c’est Françoise
Lefèvre qui décrit comment elle a compris que son « petit prince cannibale » avait peur
d’exploser quand il déféquait. Voulons-nous vraiment laisser les parents seuls avec de telles
expériences et de telles terreurs, plutôt que d’accompagner enfants et parents pour en faire
quelque chose ? Ne pas vouloir savoir, ou compter magiquement sur l’éducatif (devenu une
« technique magique moderne »), c’est à terme, entretenir l’angoisse plutôt que de l’apaiser
puisque cela interdit d’essayer de penser ce qui se passe. Même s’il est vrai que les vérités de
la souffrance psychique sont rudes, le maintien des tabous et des interdits de penser est
extrêmement mutilant pour tous.
La question n’est pas tant celle de l’éducatif, auquel nous reconnaissons tous sa place
et son importance que celle de la logique d’emprise – tant politique que psychologique – et
d’exclusion que mettent en œuvre certains de ses partisans.
Si de telles conceptions de l’accompagnement social et éducatif devaient se
développer et réussir à exclure le débat pluridisciplinaire, on pourrait être très inquiet sur
l’avenir de la démocratie dans les secteurs de la recherche scintifique, de l’université et de la
santé, et finalement sur la possibilité même d’une pensée scientifique qui ne se réduise pas à
des techniques empiriques, sans réflexion pluraliste et critique sur la constitution du
fonctionnement psychique et sur l’humanisation.
Sans pouvoir préciser quelle place prennent dans de telles campagnes la volonté de
disposer pour les méthodes « élues » de l’ensemble des budgets disponibles, on ne peut que
s’inquiéter de la façon dont cette pratique de lobbying use de la disqualification plutôt que
du débat honnête et ouvert, et veut prendre appui sur la force politique pour imposer ses
diktats. Vers quelle société allons-nous ?
Dans l’espoir que l’HAS pourra pratiquer un discernement démocratique et ouvert au
débat et à la diversité, je m’adresse à vous en confiance, comptant que les recommandations
du 6 mars puissent apporter une saine régulation dans ce débat délibérément faussé.
Recevez l’assurance de mes salutations respectueuses et de mon attachement à la vie
démocratique dans les universités, les institutions de santé, les Hautes Autorités mises en
place par l’Etat, et dans l’ensemble de la vie socio-politique de notre pays,
Dominique Bourdin
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